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Parcours sur Le Malade imaginaire de Molière et sur "Spectacle et comédie"
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Analyse des corpus 

Le programme de français en classe de 1ère pour 2020-21 propose l’étude, pour les séries générales, du Malade imaginaire de Molière.

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À la comédie de Molière est associé un parcours dont l'enjeu est « Spectacle et comédie ». Contrairement à la démarche adoptée dans d'autres cas, où le parcours associé a été étudié, soit après l'œuvre elle-même, soit en parallèle, nous commencerons par le parcours associé, de façon à approfondir le lien entre la notion de "spectacle" et ce genre littéraire, la "comédie", afin de faciliter, ensuite, l'analyse de la pièce de Molière. 

Après une introduction, pour rappeler l'héritage antique et poser une problématique autour du rôle du "spectacle",  est construit un parcours d'étude, avec :

  • quatre explications d'extraits, dont plusieurs sont prolongées par des lectures cursives et des documents vidéo, permettant une approche de l'évolution de la "comédie" en lien avec celle de la mise en scène ; 

  • trois études d'ensemble, afin d'approfondir des formes particulières de "comédie" et leurs spécificités, conduisant ainsi à une synthèse sur les composantes de la mise en scène et sur le lexique du théâtre ; 

  • une conclusion, qui s'ouvre sur un devoir de commentaire ;

  • une proposition de lecture personnelle, la comédie Knock de Jules Romains, créée en 1923.

Le corpus comporte une introduction, nécessaire pour poser une biographie rapide de Molière, le contexte de la pièce, notamment le lien entre le règne de Louis XIV et le théâtre, et la problématique de l'étude.  Puis, vient une présentation d’ensemble de l’œuvre, en deux temps : titre, structure, cadre spatio-temporel, d'abord, avant d'en envisager sa spécificité de comédie-ballet.  Une conclusion conduit à une synthèse sur le comique, sur les enjeux de l'étude, et à un devoir de dissertation.

 

Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :

  • cinq explications d’extraits ;

  • deux études transversales, qui correspondent aux analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits ;

  • des documents complémentaires, prolongeant, soit les études d'ensemble, soit les explications : elles permettent d'aborder l'histoire des arts et l'étude de la mise en scène.

Molière, Le Malade imaginaire, 1673

Introduction : "Spectacle et comédie" - L'héritage de l'antiquité 

Le connecteur « et » qui relie les deux termes invite à étudier les particularités de la relation qui les relie. Le seul fait de les regrouper invite déjà à formuler deux questions :

  • En quoi le spectacle, par ce qu'il lui apporte, est-il indispensable à la comédie, pour en soutenir les spécificités ?

  • Comment la comédie, en raison des évolutions du spectacle, s'est-elle diversifiée et a-t-elle évolué ? 

Ces questions nous amènent à poser la problématique qui va guider le parcours proposé :  en quoi le spectacle, soutien de la comédie, a-t-il aussi permis son évolution ?​

Introduction

Dans sa Poétique (vers 335 av. J.-C.), le philosophe grec Aristote ne voit dans le théâtre que sa particularité littéraire, être un art du dialogue : « qui se sert seulement du discours, soit en prose, soit en vers, que ceux-ci soient de différentes sortes mêlées ou tous du même genre. Pourtant, dès l’antiquité grecque, le théâtre, comédie ou tragédie, a été conçu pour être représenté devant un public, donc se constitue comme un spectacle, étymologiquement du verbe latin « spectare », regarder, « ce qui se regarde » – tout comme le mot « théâtre », du verbe grec « theaomai », lui aussi « regarder » – c’est-à-dire l’incarnation des personnages, joués par des acteurs costumés et masqués, dans un décor signifiant.

Le théâtre : lieu du "spectacle" 

Le théâtre grec d'Epidaure
Le théâtre romain d'Orange

Le théâtre grec d'Epidaure

Le théâtre romain d'Orange

Pour s'offrir en spectacle, un lieu spécifique a été dédié au théâtre, un vaste demi-cercle dont les gradins sont creusés dans le flanc des collines, comme pour le théâtre d’Épidaure. Le théâtre romain a repris cette structure, non plus à partir d’un cadre naturel, où les gradins suivent la pente d’une colline, mais dans une réalisation architecturale.

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Le chœur, douze choreutes, dirigés par le coryphée, accompagne les héros qui, eux, évoluent sur le « proskénion », et commente l’action : il se déplace, chante et danse dans « l’orchestre », lieu circulaire au centre du théâtre, avec, en son centre l’autel consacré au dieu Dionysos. 

La "machine"  : une maquette

Une sorte de balcon sur la skénè, bâtiment qui offre aussi aux pièces leur décor, sert à faire apparaître un personnage : parfois même  l’acteur survole la scène, ou y descend, grâce à une "machine", telle une sorte de grue. Comme c’était souvent le cas d’un dieu, nous en avons tiré l’expression « deus ex machina » pour qualifier toute intervention céleste qui permet de dénouer l’action. Une autre machine, l’eccyclème, plateforme roulante ou pivotante, permet, par la porte principale de la skénè, de faire apparaître aux yeux du public, un personnage – parfois une scène – censé agir à l’intérieur. Le théâtre s’affirme donc, dès l’origine, comme un monde d’illusion, mais destiné à représenter une réalité.

Reconstitution de la "machine"  : une maquette

La comédie aux origines 

Le mot "comédie" vient du grec "komos", le cortège et "odè", le chant : il s'agit sans doute, à l'origine, d'un rituel de fertilité, donnant lieu à une procession en l'honneur du dieu Dionysos. Elle est alors menée par les "phallophores", ainsi nommés parce qu'ils portent un costume rembourré, avec un faux ventre pourvu d'un énorme phallus postiche... Ivres, dans une sorte de transe, ils lancent toutes sortes de plaisanteries, souvent grossières, et leur passage s'accompagne de débats et de combats cocasses. 

Cette origine explique les fondements de la comédie :

  • son langage familier, voire vulgaire, qui abonde en insultes et ne recule pas devant l'obscénité ;

  • le choix de personnages qui appartiennent au peuple, et souvent stéréotypés : le vieillard amoureux, le jeune homme naïf, l'esclave...

  • la place prise par les "débats", supports de la critique sociale, et par les "combats" plaisants ;

  • l'excès dans les gestes et les paroles, donc le rôle de la caricature.

Esclave, masque comique, IIème siècle av. J.-C.. Musée archéologique d"Athènes

Esclave, masque comique, IIème siècle av. J.-C.. Musée archéologique d"Athènes

Ces caractéristiques expliquent les fonctions traditionnelles de la comédie, que résume Molière, dans son premier "Placet au Roi" à propos de Tartuffe : « le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouvais, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules, les vices de mon siècle ». Il lui assigne nettement un double rôle, « corriger les hommes en les divertissant », reprise de la formule latine, « castigat ridendo mores ».

Ainsi l’intitulé du parcours, « Spectacle et comédie », conduit à mettre en relation un genre particulier, la « comédie » avec sa mise en scène. Qu’ajoute donc le « spectacle » aux fonctions traditionnellement assignées à la « comédie » ?

Le "spectacle" dans l'antiquité : de la Grèce à Rome 

La comédie « ancienne », avec le Grec Aristophane, qui ne se prive pas de s’en prendre à ses contemporains en multipliant les attaques politique, privilégie un comique plus direct, fondé sur les gestes et le langage, notamment quand les personnages s’affrontent. Plaute, son héritier à Rome, conserve encore ces formes de comique, mais dans une dimension qui reste familiale, tandis que Térence, héritier, lui, de la comédie « nouvelle » du grec Ménandre, met davantage l’accent sur les caractères avec des personnages, certes toujours stéréotypés, amoureux écervelé, esclave rusé, soldat fanfaron, père avare, courtisane sans scrupules…, mais dont la psychologie est plus élaborée.

Mais, dans tous les cas, le spectacle joue sur l’alternance des passages chantés et dansés, et parlés, monologue ou dialogue. Ajoutons-y déjà une recherche de mise en scène, masques cocasses, costumes évocateurs, accessoires et instruments divers, et un travail d’acteur qui joue sur le mime.

La comédie cherche donc à frapper l’imagination du public, s’adressant autant aux sens, au plaisir que peut provoquer la musique ou la danse, qu’à l’intellect, comme pour anticipe la phrase que Jean Giraudoux, dans L’Impromptu de Paris (1937), prête à son personnage, Jouvet, célèbre metteur en scène : « le théâtre n’est pas un théorème, mais un spectacle ».

Aristophane

Pour lire l'extrait

Explication n°1 : Aristophane, Les Grenouilles, 405 av. J.-C. 

Dans sa comédie, Aristophane prend pour héros le dieu même du théâtre Dionysos, qui, après la mort des grands auteurs tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide, ne parvient plus à en trouver un de valeur parmi les vivants. Il se déguise donc en Héraklès afin de descendre aux Enfers y rechercher un des poètes disparus. Mais il lui faut traverser le Styx, fleuve des Enfers. Le passeur Charon l’oblige à se mettre lui-même à la rame, pour traverser un marais, infesté de grenouilles, qui sont censées l’aider à marquer le rythme. 

La traversée devient alors cocasse... 

Charon et Dionysos (du début à « Oh ! op, op ! ») 

Un dieu ridiculisé

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Dionysos, portant la peau de lion et la massue caractéristiques d’Héraklès, cache, certes, son identité divine, mais la façon dont le traite le passeur Charon est très insultante. Il ne s’adresse à lui que brutalement, « Eh bien, que fais-tu là ? », et sous forme injonctive, « Assieds-toi », « Avance les bras, étends-les », « Rame ferme et du cœur à l’ouvrage ! ». À cela s’ajoute l’insulte, « gros ventru ». Le public, lui, sait que c’est à un dieu qu’il parle ainsi, en lui imposant de faire son travail à sa place : le rapport hiérarchique se trouve alors inversé.

La présentation des grenouilles

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Charon les présente comme des guides, utiles à l'apprentissage du métier de rameur, quand, à la question de Dionysos, « Mais comment pourrai-je, n'étant ni exercé, ni marin, ni Salaminien, me mettre à ramer ? », il répond : « Très simplement : tu entendras, en effet, de très beaux chants, une fois que tu t'y seras mis ! » Cette présentation, méliorative, est confirmée par la comparaison qui suit, suggérant des chants mélodieux : « Des grenouilles à la voix de cygne : c'est ravissant. » Le contraste entre les deux animaux, embellissant les grenouilles en ce majestueux oiseau, prête aussi à sourire. 

Gustave Doré, Charon traversant l’Achéron, 1857. Dessin pour La Divine Comédie de Dante, chant VIII

Gustave Doré, Charon traversant l’Achéron, 1857. Dessin pour La Divine Comédie de Dante, chant VIII

Le chant des grenouilles (de « Brekekekex… » à « … coax ! coax ! »)

Des animaux sacrés

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Dès leur prise de parole, leur chœur se place sous la protection divine, puisqu’elles disent chanter « en l’honneur de Dionysos de Nysa, fils de Zeus », dieu du vin. Aristophane fait ici allusion à la fête des Anthesthéries, d’anciennes « Dionysies », trois jours dont les deux premiers sont consacrés à célébrer le vin nouveau, d’où la « foule enivrée », le troisième, lui, étant « la fête des marmites », hommage rendu aux morts, auxquels étaient alors apportées des offrandes préparées dans ces « marmites ». Ainsi, en lien avec le lieu de cette scène, le Styx, fleuve des Enfers, elles se donnent donc une dimension sacrée, en lien avec ce marais souterrain des Enfers.

Préparatif d’un drame satirique en l’honneur de Dionysos. Cratère à volutes attique à figures rouges, 410 av. J.-C. Musée national de Naples

Préparatif d’un drame satirique en l’honneur de Dionysos. Cratère à volutes attique à figures rouges, 410 av. J.-C. Musée national de Naples

Mais, d’un autre côté, les Dionysies sont aussi une fête joyeuse, car Dionysos est le dieu du vin, donc source de l’ivresse, et la fête marque à la fois la fin de l’hiver et le renouveau de la nature. Le temps fort de la fête, à Athènes, était un cortège : des hommes déguisés en satyres et silènes, compagnons du dieu Pan, transportaient,  au chant du « dithyrambe », la statue du dieu dans l’agora, jusqu’à son temple, au pied de l’Acropole, puis se déroulaient les concours de théâtre, placé sous l’égide de Dionysos. 

C’est ce qui explique l’insistance d’une des grenouilles, soulignant la valeur sacrée de leur « chant harmonieux » : « je suis aimée des Muses à la lyre mélodieuse, de Pan aux pieds de corne, qui se plaît aux sons du chalumeau. Je suis chérie du Dieu de la cithare, Apollon, à cause des roseaux que je nourris dans les marais, pour être les chevalets de la lyre. »

Un chœur cocasse

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Mais nous sommes ici dans une comédie, et le rire vient du décalage entre cette présentation élogieuse, et la réalité mise en scène. Elle est, en effet, bien différente, car leur chant, cette répétition d’une onomatopée imitative, avec l’allitération en [k] et la finale en « x » en écho, n’a rien d’agréable à l’oreille : « Brekekekex coax coax ! » La formule dont les qualifie le malheureux rameur est donc ironique : « Aussi, race musicienne, cessez. » Elles sont d’autant plus ridicules que, se réclamant de Dionysos, c’est à lui que, sans le savoir, elles s’adressent, avec désinvolture en le traitant de « faiseur d’embarras ».

Aristophane, Les Grenouilles. Mise en scène de Philippe Brunet, par la Compagnie Démodocos, 2005. Théâtre du Nord-Ouest

Enfin, nous ignorons ce que pouvait être la mise en scène au temps d’Aristophane, les costumes et les masques choisis pour ce chœur, dont nous savons qu’il alternait chant et danse. Mais les allusions au comportement « dans les marais » de ces « filles marécageuses des eaux » permettent au public de visualiser ces animaux et d’imaginer une danse aussi cocasse que leur chant : « Si jamais, par des journées ensoleillées, nous avons sauté parmi le souchet et le phléos, joyeuses des airs nombreux qu'on chante en nageant ; ou si, fuyant la pluie de Zeus, retirées au fond des eaux, nous avons mêlé nos chœurs variés au bruissement des bulles. »

Aristophane, Les Grenouilles. Mise en scène de Philippe Brunet, 2019, compagnie Démodocosrenouilles-Brunet2.jpg

Un conflit comique (de « Je vous l’interdis. » à la fin) 

Une situation inversée

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Charon a présenté les grenouilles comme une aide : le rythme de leur chant est censé aider le rameur à adopter une bonne cadence. Or, dès le début, celui-ci se plaint, « Moi, je commence à avoir mal aux fesses. », et tente de les faire cesser : « Foin de vous avec votre coax ! Vous n'avez pas autre chose que coax ? » On est loin de la dignité attendue d’un dieu, Aristophane ne reculant pas devant les allusions grossières : « Et moi, j'ai des ampoules, et depuis longtemps le derrière en sueur, et bientôt, à force de remuer, il va dire "Brekekekex coax coax !" »

Dans ces conditions, ce travail infernal imposé à Dionysos, apprenti rameur, la réclamation finale de Charon, « Débarque, et paie ton passage », est particulièrement injustifiée, en rabaissant le dieu à un passager ordinaire.

Le rôle du dialogue

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La fin du texte accentue le rythme du dialogue, en recourant au procédé de la stichomythie, échange rapide de réplique, sorte de duel verbal dont les antagonistes se renvoient les mots. À l’origine, elle s’emploie dans la tragédie, pour souligner le conflit, mais ici Aristophane en  fait une parodie comique

La traduction, cependant, affaiblit l'effet produit, car elle ne permet pas de restituer le rythme et les échos sonores du texte grec, avec la reprise des sons gutturaux, [gu] [k], [kh], et du [x]. Observons-en quelques exemples, visibles typographiquement.

Ce cliquetis verbal devient un véritable combat, chacun essayant de chanter plus fort que l’autre, d’où l’union finale où chacun donne de toute sa voix, « LES GRENOUILLES et DIONYSOS. – Brekekekex coax coax ! », jusqu’au triomphe du dieu, qui s’est ainsi rendu ridicule en s’abaissant au niveau des grenouilles : « Je devais finir par faire cesser votre coax. »

CONCLUSION

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Cet extrait est le seul passage où apparaissent ces animaux, puisqu’un autre chœur les remplace dans la suite de la comédie. Place réduite, donc, mais à laquelle devait tenir Aristophane, pour en faire le titre le titre de sa pièce. Cela nous invite à mesurer la valeur comique de ces choreutes, déguisés en animaux ridicules. Dans la mise en scène, elle découle du mélange du travail sur le dialogue, avec le lexique familier prêté au dieu et la stichomythie, sur le chant avec ses jeux sonores et les allitérations, sur les décalages rythmiques que souligne la description d’une danse disharmonieuse, faite de sauts animaliers. Aristophane rend ainsi dérisoires les formes du rituel en l’honneur de Dionysos, bien connues du public, et surtout, parodie ce qu’il considère comme une décadence de l’art, ce qui va donner sens à la pièce dans laquelle la noblesse solennelle d’Eschyle sera préférée à Euripide, auquel il reproche trop de familiarité. De même que les grenouilles – et Charon – dégradent Dionysos, dieu emblématique du théâtre, aux yeux d’Aristophane Euripide dégrade la tragédie.

VIDÉO : Aristophane, Les Oiseaux. Mise en scène de J.-L. Barrault, 1985. Théâtre Renaud-Barrault

Jean-Louis Barrault, interviewé, rappelle ici le sens même de la comédie d’Aristophane, dont les deux protagonistes, pour échapper aux abus de la cité d’Athènes, partent à la recherche d’un lieu où fonder la cité idéale. Unissant autour d’eux tous les oiseaux, ils fondent « Néphélécoccygie », la cité des nuages, souvent traduite par « Coucouville », et les dieux eux-mêmes reconnaissent leur pouvoir. Barrault insiste sur la dimension satirique de la comédie d’Aristophane, datant de 414 av. J.-C., qui remet en cause à la fois les institutions et les pratiques religieuses.

Pour voir la vidéo, cliquer sur l'image

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Sa mise en scène reproduit les données propres à la comédie d’Aristophane, transmises par les dessins d’un cratère antique, à commencer par les masques qui reproduisent les caractéristiques des différents oiseaux, bec, ailes, long cou du cygne, aigrette de la huppe. Mais, pour figurer le regroupement des oiseaux, il a utilisé des marionnettistes qui animent leur vol. Il prend soin aussi de recourir à la musique et à la danse, comme lors des chœurs antiques, et ses comédiens, par leurs déplacements, tels ceux du paon faisant la roue ou du héron au pas cadencé, ou par leur gestuelle, avec le mouvement de leurs ailes, imitent les différents oiseaux mis en scène.

La liberté de cette mise en scène illustre donc le chant de liberté que lance la comédie d’Aristophane, dont les oiseaux sont le symbole même.

Commedia

Étude transversale : la commedia dell'arte 

Histoire littéraire

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Dans le théâtre occidental, nous retrouvons le masque dans la commedia dell’arte, né en 1545 à Padoue, en Italie, quand une troupe d’acteurs a signé un contrat pour ne plus être des « dilettanti », des amateurs, mais des « professionnels », des comédiens « dell’arte », obtenant officiellement le droit de se faire payer. Peu à peu, les troupes se multiplient, et parcourent l’Europe. En France, ce sont les reines originaires d’Italie, Catherine de Médicis, puis Marie de Médicis, qui leur font donner quelques représentations à Paris. Mais ce n’est qu’en 1639 que Louis XIII installe la troupe de Giuseppe Bianchi à Paris, jusqu’en 1641, puis Mazarin la rappelle en 1644. Enfin, Louis XIV leur accorde, en 1645, une salle de théâtre, le Petit-Bourbon, qu’ils partagent avec Molière, puis, en 1660, le Palais-Royal. Leur influence sur Molière est indéniable, tant pour les intrigues que pour le jeu des acteurs. Cette influence se poursuit d’ailleurs au XVIIIème siècle, puisque, malgré leur expulsion du royaume en 1697 pour avoir fait jouer une pièce, La fausse Prude, qui caricaturait Mme de Maintenon, le Régent les fait revenir à Paris en 1716.

Le jeu des acteurs

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Les canevas sont fort rudimentaires, amours rendus impossibles par l’autorité des pères, vieillards ridiculement amoureux, et souvent avares, trompés par leurs valets, les "zanni", par exemple, auxquels la troupe ajoute des éléments empruntés à l’actualité, tout en jouant aussi à partir des réactions du public, fréquemment interpellé. Dans La Maison des jeux, en 1642, Charles Sorel décrit les comédiens italiens : « comme ils sont fort gestueux et représentent beaucoup de choses par l’action, ceux même qui n’entendent pas le langage comprennent un peu le sujet de la pièce ». Par le terme « action », Sorel désigne la gestuelle, les déplacements, les mimiques exagérées qui soutiennent les sentiments exprimés, notamment lors des « lazzi », ces moments où l’acteur, qui est aussi musicien, acrobate, danseur…, improvise sur le canevas de l’intrigue. 

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Pour en savoir plus : masques et personnages

Personnages de la commedia dell'arte. Mise en scène de la Compagnie "A tout va", 2015

L’intermède à la fin de l’acte I du Malade imaginaire, qui met en scène Polichinelle, donne un exemple de ce que Molière emprunte à la commedia dell’arte : chant en italien, dialogue ridicule avec les « violons », réaction de Polichinelle, « épouvanté » à l’arrivée des archers…

Vidéo : Carlo Goldoni, Arlequin serviteur de deux maîtres, 1745

 

La comédie de Goldoni, construite et rédigée, n’est pas, à proprement parler, une « commedia dell’arte », mais elle en reprend tous les codes, que l’on peut observer dans cette scène, interprétée par la troupe du Piccolo Teatro di Milano, dans une mise en scène de Giorgio Strehler .

Sous le contrôle de l’aubergiste Brighella, Arlequin se retrouve obligé de servir le repas à ses deux maîtres en même temps. Nous notons, dès l’entrée en scène des cuisiniers, leur démarche exagérément cadencée, et comment ne pas rire lorsque le coup de pied au derrière lancé par Arlequin au dernier de la file les fait tous basculer. Dès qu’Arlequin prend la parole, il multiplie les gestes et accélère le rythme de son discours, avant que son service ne l’oblige à courir en tout sens, multipliant les jeux de jambes et les bonds cocasses. Ce double service lui impose aussi un jeu d’équilibriste avec les plats à apporter, et l’acteur se transforme en jongleur quand les assiettes volent de part et d’autre du plateau de scène, et que, bondissant, il s’emploie à les rattraper au vol. 

Explication n°2 : Molière, Dom Juan, 1665 - acte  V, scènes 5 et 6 

Dom Juan

La représentation, en 1665, de Dom Juan ou Le Festin de pierre, que Molière lui-même définit comme une comédie, fait suite à l’interdiction de la pièce précédente, Le Tartuffe (1664), en raison de la « cabale des dévots » qui s’indignent de voir caricaturée sur scène l’hypocrisie religieuse. Leurs attaques menacent aussi Dom Juan car, en reprenant ce personnage de grand seigneur séducteur sans scrupules, déjà mythique, Molière insiste sur le libertinage affiché, et attaque à nouveau l’hypocrisie des faux dévots. C’est pourquoi, dès la deuxième représentation Molière modifie certains passages. C’est l’édition de 1683 qui fait apparaître les variantes, en revenant au texte initial.

Mais le dénouement de sa pièce, la façon dont la mort punit le héros, pose une question : cette mort, à laquelle Molière accorde une dimension spectaculaire, nous permet-elle de considérer cette pièce comme une comédie ? 

Pour lire

l'extrait

François Boucher. illustration pour Dom Juan ou le festin de pierre,  1734

François Boucher. Illustration pour Dom Juan ou Le Festin de pierre,  1734

La place du surnaturel 

Molière n’a pas attendu le dénouement pour recourir aux effets permis par le recours aux "machines". À l’acte III, dans la scène 5, devant le tombeau du Commandeur qu’il a tué, Dom Juan invite irrespectueusement sa statue à souper, et celle-ci « baisse la tête ». Ce souper a lieu dans la scène 8 de l’acte IV, où la statue du commandeur « vient se mettre à table », et provoque à son tour le héros, «  je vous invite à venir demain souper avec moi, en aurez-vous le courage ? », qui accepte l’invitation.

Loin de corriger son comportement, Dom Juan multiplie les provocations dans le dernier acte, d’abord en jouant hypocritement les dévots face à son père ; puis, quand Don Carlos, frère de Done Elvire, le prie d’épouser sa sœur, qu’il a compromise, il invoque hypocritement, à huit reprises, l’ordre du « Ciel » pour refuser. Cette hypocrisie rend irrévocable le châtiment, présenté dans un rapide dénouement, avec trois manifestations du surnaturel, à valeur allégorique.

Le "spectre"

 

La première intervient dans la scène 5 sous la forme d’un « SPECTRE, en femme voilée », qui lance une menace, rendue solennelle par la façon dont il s’adresse au héros. Il ne l’interpelle pas directement, mais à la troisième personne, en le nommant : « Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et, s’il ne se repent ici, sa perte est résolue. » Cela fait de ce « spectre » un intermédiaire de la toute-puissance céleste, chargé d’un double symbolisme, d’abord, bien sûr, celui de la mort, puisqu’un spectre est un fantôme, venu de l’au-delà. Mais son apparence de « femme voilée » représente aussi Done Elvire, séduite et abandonnée, qui a rejoint le couvent d’où Dom Juan l’avait enlevée. Celle-ci lui annonçait d’ailleurs son châtiment dans la scène 3 de l’acte I : « le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie. » Derrière elle, toutes les femmes séduites par le libertin sont ainsi figurées.

Le "temps"

 

Puis, intervient une métamorphose : le « spectre change de figure,  et représente le Temps avec sa faux à la main ». Par ce jeu de scène, Molière introduit l’image traditionnelle de la mort, ce qui illustre la menace initiale de « perte […] résolue ». Tout est fait pour impressionner le héros, notamment le fait que, grâce à l’usage d’une machine, le « spectre s’envole dans le temps que Dom Juan veut le frapper », révélant ainsi sa nature céleste. 

La "statue" du Commandeur

 

Enfin, dans la dernière scène, c’est « la statue » du Commandeur qui réapparaît, pour contraindre le héros à respecter sa « parole » de répondre à son invitation à « venir manger ». Ainsi se justifie le sous-titre de la comédie « Le Festin de pierre ». Il appartient à cette représentation d’un homme, que Dom Juan a tué et envers lequel, face à son tombeau, il a fait preuve d’une cruelle ironie, de poser, cette fois en s’adressant directement au héros, la morale chrétienne de la pièce : « Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre. »

Il ne reste plus alors qu’à mettre en scène la mort de Dom Juan, avec une réplique qui suggère l’image traditionnelle de l’enfer avec ses flammes : « Un feu invisible me brûle, […] et tout mon corps devient un brasier ardent. » Le recours aux effets techniques, propres à ce que l’on nomme, à cette époque, une "pièce à machines", confirme, dans la didascalie, cette vision de l’enfer, mêlant la mythologie du monde antique, avec l’image de Zeus, « Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan », et la vision chrétienne : « la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé. »

​Nous sommes loin de l’exigence du classicisme, qui interdisait de représenter sur scène la mort, mais plutôt encore dans l’esthétique propre au courant baroque, le spectacle prenant le pas sur le langage, et le plaisir du public l’emportant sur le respect des règles.

La mort de Dom Juan, emporté aux enfers.  Mise en scène de Jean-François Sivadier, 2016, Odéon​

La mort de Dom Juan, emporté aux enfers.

Mise en scène de Jean-François Sivadier, 2016, Odéon​

Une comédie ? 

Un grand seigneur libertin

 

Rappelons que les héros appartiennent à la noblesse dans les tragédies, et non dans les comédies : le but de la comédie étant de ridiculiser des défauts, de faire rire des excès, soulignés jusqu’à la caricature, il serait malvenu que le héros s’inscrive dans une noblesse authentique. Or, le personnage de Dom Juan,  emprunté à une comédie espagnole de Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y el Convivado de piedra, datant de 1620-1630, a été inspiré par un grand seigneur du XVIème siècle, Dom Juan Tenorio. De plus, est-il possible de rendre risible sa caractéristique dénoncée, son libertinage, c’est-à-dire le refus de s’assujettir à tout ce qui relève de la religion ?

Alexandre Évariste Fragonard, Dom Juan et la statue du Commandeur, vers 1830. Huile sur toile, 38,5 x 32. Musée des Beaux-Arts, Strasbourg

C’est, en effet, l’orgueil du grand seigneur qui sous-tend le comportement du héros : « Qui ose tenir ces paroles ? » Audace donc de lancer une menace contre un grand seigneur, d’où qu’elle vienne… Pour le libertin, puisqu’il nie la dimension céleste, spirituelle, tout n’est que matière, tout n’est que corps, réactions sensorielles et raisonnement logique, d’où l’affirmation hautaine qui réclame une preuve : « Spectre, fantôme ou diable, je veux voir ce que c’est. » De même, dans la scène 6, face au spectre devenu allégorie du temps, le héros proteste, toujours en adoptant l’attitude du noble outragé : « Non, non, rien n’est capable de m’inspirer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si  c’est un corps ou un esprit. » Tout se passe comme si, envers et contre tout, il défendait d’abord son droit de penser librement.

C’est d’ailleurs à la dignité du grand seigneur que fait appel la statue : « Arrêtez, Dom Juan. Vous m’avez donné parole de venir manger avec moi. » Elle prend soin aussi de préserver cette liberté qui lui est chère, puisqu’elle ne l’entraîne pas de force, mais que l'ordre lui laisse le choix : « Donnez-moi la main. »

Alexandre Évariste Fragonard, Dom Juan et la statue du Commandeur, vers 1830. Huile sur toile, 38,5 x 32. Musée des Beaux-Arts, Strasbourg

La réponse du héros, « La voilà », est sans hésitation, ultime libre choix affirmé certainement, mais peut-être aussi ultime preuve de ce qui peut animer un libertin : son doute ne masque-t-il pas un désir de savoir si, oui ou non, il existe un Dieu tout-puissant auquel l’homme devrait se soumettre ? Sa dernière réplique montre qu’il a reçu une réponse, puisqu’elle s’ouvre sur une invocation à la puissance divine dont il s’est si souvent moqué : « Ô Ciel ! »

Pouvons-nous donc considérer que nous sommes dans une comédie ? Don Juan ne prête guère à rire… Cependant, dans la mesure où son châtiment paraît largement mérité, il n’entraîne pas vraiment, non plus, les sentiments que la tragédie est censée provoquer, selon le philosophe grec Aristote, la terreur et la pitié

Le rôle du valet

 

Le libertinage de Dom Juan est mis en valeur par les réactions de son valet, Sganarelle, qui tente de le ramener au respect religieux. Avec l’arrivée du spectre, il lance à son tour un avertissement : « rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir. » Mais peut-il vraiment persuader Dom Juan ? Il n’est qu’un valet, et n’est-ce pas davantage la peur qui explique sa réaction qu’une foi sincère ? C’est ce que nous pouvons penser par l’emploi d’exclamations effrayées : « Ah, Monsieur », à deux reprises, « Ô Ciel ! » De plus, s’il incite son maître au repentir, chacune de ses interventions est fortement liée au seul surnaturel. C’est face au spectre qu’il lance son cri d’alarme, en écoutant sa voix, en le voyant se mouvoir, « Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnais au marcher », puis il insiste quand il change de forme : « voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ? »

Sganarelle et son maître. Mise en scène de Louis Jouvet, 1947. Théâtre de l’Athénée

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Le jeu d’acteur, avec les tremblements qu’on imagine, ne peut alors que produire le rire, en décalage complet avec le châtiment représenté. 

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Enfin, c’est à lui que revient la dernière réplique de la pièce, intéressante parce que Molière l’a modifiée dès la seconde représentation, à la fois en supprimant l’exclamation répétée avec insistance, « Ah ! mes gages ! mes gages ! », et en ajoutant à la fin : « qui, après tant d’années de services, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. » Molière cherche ainsi à renforcer le sens moral de sa pièce, en soulignant la faute de son héros, « l’impiété », qui apparaissait moins dans l’énumération précédente, plus centrée sur la séduction immorale, et en amplifiant, par le superlatif, le « châtiment » inexorable.

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Le désespoir de Sganarelle. Mise en scène de Robert Manuel, 1984. Théâtre Marigny

Mais, surtout, la version initiale créait un décalage entre l’horreur de cette mort qui venait de se produire, punition céleste, et ce valet d’abord affligé de la perte de son dû financier. Elle donnait donc l’impression que le plus important n’était pas le salut dans l’au-delà mais la dimension terrestre, matérielle, et avec un "ciel" peu soucieux de la justice à rendre aux plus faibles. Double réduit – et comique – de Dom Juan, Sganarelle prouvait ainsi la persistance du matérialisme à l’échelon du peuple, ce qui atténuait, en fait, la force de la morale qu’il tirait. En ôtant ce cri, Molière montre donc qu’il a bien perçu le danger d’une critique de la part de ses ennemis, les dévots. Cependant il a, de ce fait, supprimé l’effet comique produit par ce décalage.

CONCLUSION

 

Dom Juan est une pièce importante dans l’œuvre de Molière, originale à triple titre. Déjà, la noblesse du héros relève, traditionnellement, de la tragédie. De plus, il fonde sa pièce sur un thème sérieux, qui ne devrait pas trouver sa place dans une comédie, le libertinage, qui s’accompagne de l’athéisme, ou du moins du doute religieux, fortement condamné au XVII° siècle. Enfin, le dénouement montre une mort rendue terrible par les effets techniques, le recours aux "machines", qui l’accompagnent, n'obéissant pas aux règles de la bienséance classique.

Les comédiens italiens avaient déjà repris le thème, en accentuant sa dimension comique, mais surtout, deux contemporains de Molière, Dorimond et Villiers, avec deux tragi-comédies intitulées Le Festin de pierre. La particularité de Molière est d'utiliser le décalage entre le comportement du grand seigneur, hautain et digne, victime d'un châtiment mérité, et celui de son valet, peureux ridicule, pour maintenir la dimension comique.  

ÉTUDE D'IMAGE : Pierre Brissart, Dom Juan ou Le Festin de pierre, frontispice de l'édition de 1682 

Ce dessin de Pierre Brissart, gravé sur cuivre par Jean Sauvé pour l’édition des œuvres complètes de Molière de 1682, correspond à la dernière scène de l’acte IV, alors que la statue du Commandeur, répondant à l’invitation de Dom Juan, arrive pour « se mettre à table » ; elle illustre ainsi le sous-titre repris par Molière à son modèle, Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y el Convivado de piedra.

Pour voir un diaporama d'analyse

P. Brissart, Dom Juan, frontispice, 1682

Étude transversale : la comédie-ballet 

Comédie-ballet

Molière lui-même explique, dans son Avertissement des Fâcheux, en 1661, comment a été créé ce nouveau genre dramatique, en 1661, à l’occasion de la fête fastueuse donnée par le surintendant Fouquet dans son château de Vaux. Nouveau car, s’il existait déjà l’opéra-ballet, intégrant musique et danse à l’intrigue, c’est la première fois que la volonté de faire vraiment une « comédie » s’affirme, et, surtout, d’articuler les intermèdes de danse à l’action, de les « les coudre au sujet du mieux que l'on put et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie », pour reprendre la formulation de Molière. Il y aura donc un défilé d’imposteurs, des « fâcheux parlant » et des « fâcheux dansant ».

Pour lire l'extrait de l'Avertissement des Fâcheux

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Molière, Les Fâcheux. Mise en scène de Jean-Denis Monory, La Fabrique à Théâtre, 2015 

Associé à Jean-Baptiste Lully, musicien apprécié de Louis XIV, Molière présente leur création comme née d’une sorte de malheureux hasard, « un petit nombre choisi de danseurs excellents », qui a rendu donc difficile les changements de costumes :  il fallait « que ces intervalles donnassent le temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits ». Notons que Molière prend soin, cependant, de recourir à l’autorité des anciens, rappelant que le théâtre antique, par les interventions du chœur, avait déjà cherché cette union de la comédie, de la musique et de la danse.

[…] Il n’y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée, et cette fête a fait un tel éclat qu’il n’est pas nécessaire d’en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu’on a mêlés avec la comédie. Le dessein était de donner un ballet aussi ; et comme il n'y avait qu'un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de le jeter dans les entractes de la comédie afin que ces intervalles donnassent le temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits. De sorte que pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie ; mais comme le temps était fort précipité et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoiqu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l’antiquité […].

La mort de Molière met fin à ce genre, mais en six ans, il crée avec Lully neuf comédies-ballets. Toutes révèlent la volonté des deux artistes de créer une véritable unité sur la scène entre le chant, la danse et le discours théâtral, en liant étroitement l’intermède à l’action, comme à la fin de l’acte I du Malade imaginaire – sur une musique de Marc-Antoine Charpentier – où Polichinelle est présenté par Toinette comme son « amant », ou à la fin de l’acte IV du Bourgeois gentilhomme, où le ballet qui transforme Monsieur Jourdain en « mamamouchi » relance l’action en permettant le dénouement.

Le prologue de L’Amour médecin, représentée en 1665, illustre, par l’injonction lancée en chœur, « Unissons-nous », ce désir d’accorder harmonieusement les trois composantes de la pièce, représentées par les trois personnages.

LA COMÉDIE, LA MUSIQUE ET LE BALLET

 

                    LA COMÉDIE

Quittons, quittons notre vaine querelle,

Ne nous disputons point nos talents tour à tour.

Et d'une gloire plus belle,

Piquons-nous en ce jour.

Unissons-nous tous trois d'une ardeur sans seconde,

Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

                    TOUS TROIS

Unissons-nous...

                    LA COMÉDIE

De ses travaux, plus grands qu'on ne peut croire,

Il se vient quelquefois délasser parmi nous.

Est-il de plus grande gloire

Est-il bonheur plus doux?

Unissons-nous tous trois...

                    TOUS TROIS

Unissons-nous...

Pour lire l'extrait

LECTURE CURSIVE : Molière, Les Amants magnifiques, 1670, sixième intermède 

Le sujet de cette comédie-ballet, représenté devant le roi et la cour en février 1670, a été proposé à Molière par Louis XIV lui-même, comme l’explique l’Avant-Propos : « Deux princes rivaux qui dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens , régalent à l’envie une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peu vent aviser. »  Sur ce bref résumé, qui signale déjà le ton héroïque choisi pour cette comédie-ballet galante, Molière développera l’intrigue. Le roi devait danser le rôle de Neptune dans le premier intermède, et celui d’Apollon dans le sixième intermède, mais, sous la pression des dévots qui condamnaient ce genre de divertissement, il y renonça.

Emblème royal, la devise "nec pluribus impar", Dictionnaire de l’Académie Française, 1694

Emblème royal, la devise "nec pluribus impar", Dictionnaire de l’Académie Française, 1694

Le chant

 

L’intermède a pour rôle de célébrer la « gloire » d’Apollon, le dieu du soleil, et rappelons que c’est sous cette appellation de « Roi Soleil » que se proclame la grandeur de Louis XIV qui en a fait son emblème.

Tous les personnages s’accordent ici pour chanter les mérites du roi, jusqu’à faire de lui un dieu tout puissant : « À ce Dieu plein de force, à ce Dieu plein d’appas, / Il n’est rien qui résiste. » Le chœur va même plus loin dans sa question, en lui accordant une supériorité absolue : « Où voit-on des Dieux / Qui soient faits de même ? » La dernière tirade prêtée au roi est particulièrement éloquente, puisque, dans son rôle d’Apollon, il se présente lui-même orgueilleusement comme « la source des clartés », tel un créateur divin.

Voir une interview de V.Tavernier, metteur en scène, et d’É.Plaza-Cochet, pour les costumes des Amants magnifiques, 2017, Opéra d’Avignon.

La didascalie initiale, qui précise « au son des violons » et mentionne « deux sacrificateurs musiciens » et « une prêtresse musicienne », nous rappelle la place de la musique dans la comédie-ballet.

La mise en scène

 

Molière présente de façon très détaillée, dans de longues didascalies, ses exigences pour la mise en scène, à commencer par le décorIl met d’abord l’accent sur la dimension sacrée, puisque sont censés se dérouler des « jeux pythiens », d’où « un autel pour le sacrifice », qui nous rappelle l’origine religieuse du théâtre dans l’antiquité grecque.

Il précise aussi à la fois les costumes et les accessoires nécessaires, là aussi selon la façon dont le XVIIème siècle imagine l’antiquité : les « ministres du sacrifice » sont « presque nus », « portant chacun une hache sur l’épaule ». La dimension héroïque, également, renvoie à l’antiquité. Bien sûr, la cavalerie est plaisamment illustrée par « des chevaux de bois, qui sont apportés par des esclaves. » Ces esclaves, « qui dansent, en marquant la joie qu’ils ont, d’avoir recouvré leur liberté », apportent la preuve du rôle de Louis XIV, dont les guerres permettraient de libérer des peuples opprimés. Mais Molière ne recule pas devant les anachronismes : à côté du « héraut », des « quatre hommes armés à la grecque », et du « bruit des trompettes », de la mention des « trophées », signes antiques de la victoire, plusieurs éléments relèvent, eux, du contexte du XVIIème siècle, par exemple les « violons » ou « le timbalier ». Enfin, l’emblème porté par les « six jeunes gens »,  « des lauriers entrelacés autour d’un bâton, et un soleil d’or au-dessus avec la devise royale en manière de trophée », mêle l’antiquité à des réalités qui renvoient directement au règne de Louis XIV. 

Un prolongement : Gérard Corbiau, Le Roi danse, 2000

 

Dans son film, Le Roi danse (2000), Gérard Corbiau se souvient de ce passage, dont il reprend quelques vers, ainsi que d’une aquarelle représentant Louis XIV en Apollon dans Le Ballet royal de la nuit. Mais il a choisi de distinguer le danseur, dont la tenue, rehaussée de l’emblème du « roi-soleil », est, cependant, contemporaine, et le récitant, en fonction de "choreute", qui porte lui un costume royal. Le roi, en effet, était un danseur accompli, formé pendant sa jeunesse par le maître à danser Pierre Beauchamps, auteur d’ailleurs des chorégraphies des Amants magnifiques comme de celles du Malade imaginaire.

Le roi pratique tous les pas de la danse, ensuite nommée « classique », et invente même l’"entrechat royal", pas que multiplie le danseur dans le film. La danse, dans un costume richement brodé d’or, est un des moyens de mettre en scène la magnificence de la cour royale, d’autant plus que, comme dans l’extrait de Molière, il est accompagné de nombreux courtisans qui lui rendent ainsi hommage. Le film restitue cette solennité, dans le  décor, les jeux d’eau du parc de Versailles.

Quant au choix de représenter le roi se tordant la cheville, Cormiau adopte ici une des interprétations pour expliquer la décision de ne plus danser. Certains ont, en effet, considéré que le roi avait dansé les rôles prévus lors d’une première représentation le 4 février, avant d’y renoncer à la deuxième, le 7 février…, arrêt dont ils proposent différentes causes, parmi lesquelles, alors qu’il est âgé de 32 ans, une défaillance physique.

Ballet royal de la nuit, Louis XIV en Apollon, 1653. Aquarelle, mine de plomb, lavis, rehaussé d’or. BnF

Ballet royal de la nuit, Louis XIV en Apollon dans le ballet de la nuit. Aquarelle, mine de plomb, lavis, rehaussé d’or. BnF

Explication n°3 : Molière,Le Bourgeois gentilhomme, 1670 - acte IV, scènes 4 et 5, et quatrième intermède 

Pour lire l'extrait

Pierre Brissart, frontispice du Bourgeois gentilhomme, 1682. Gravure sur cuivre par Jean Sauvé, Bibliothèque municipale de Versailles

Monsieur Jourdain, dans son désir de devenir « gentilhomme », refuse d’accepter le mariage entre sa fille, Lucile, et celui qu’elle aime, Cléonte. Le valet de celui-ci, Covielle, qui souhaite lui-même épouser Nicole, la servante des Jourdain, décide alors de l’aider, en flattant la passion du bourgeois : déguisé en interprète, il lui demande la main de Lucile pour « le fils du grand Turc », ce qui exige qu’il soit lui-même anobli en recevant le titre de « mamamouchi »

Les scènes 4 et fin, qui ferment l’acte IV, préparent donc le dénouement, avant la « cérémonie turque », ballet final. Nous observerons les deux versions de ce ballet final, celle initiale, imprimée en 1671, et celle de l’édition de 1682, plus développée, qui donne davantage d’indications sur la mise en scène.

Pierre Brissart, frontispice du Bourgeois gentilhomme, 1682. Gravure sur cuivre par Jean Sauvé, Bibliothèque municipale de Versailles

Le Bourgeois...

La scène 4 

La réception de Soliman Aga par Louis XIV à Versailles,  en 1669 

Molière appuie son dénouement sur un stratagème traditionnel dans la comédie, le déguisement, ici emprunté au contexte, puisque Louis XIV a reçu solennellement à Versailles, en novembre 1669, Soliman Aga Mustapha Raca, émissaire de Mehmed IV, sultan de l’empire ottoman. Le faste alors montré de la part de l’envoyé turc renforce la mode orientaliste déjà existante, et contribue au développement des « turqueries », reprises plaisamment ici par Molière. Comme il le fait ailleurs avec le latin, dans Le Malade imaginaire, ou pour les dialectes imités par Scapin, Molière accentue la gestuelle, qu’on imagine excessivement raffinée, par sa parodie arabisante, le nom du héros, devenu « Iordina », ou la formule « Salamalequi », déformation de la salutation traditionnelle, avec l’insertion de quelques mots turcs, la négation « yoc », par exemple, ou « Bel-men », pour « bilmen », signifiant « je ne sais pas », mais surtout en jouant sur des sonorités censées imiter la langue.

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Cela fait ressortir le ridicule du héros, qui croit, sans la moindre réserve, aux traductions proposées, dans lesquelles Molière reprend les métaphores propres, notamment, à la poésie arabe, celle du « rosier fleuri » ou bien « la force des lions » et « la puissance du serpent », bien peu appropriées à la nature même de monsieur Jourdain… Sa naïveté atteint son apogée quand, après un sursaut d’étonnement, « Tant de choses en deux mots ? », il ne remet pas en cause l’explication de Covielle : « Oui, la langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite. »

La scène 5 

L’entrée en scène de Dorante réunit les deux trompeurs, dont les rires font écho à ceux du public. Dorante exploite lui aussi, en effet, monsieur Jourdain : il lui extorque de l’argent pour séduire lui-même la marquise Célimène, en faisant croire au « bourgeois » qu’il se fait son porte-parole. Covielle est donc sûr que Dorante ne refusera pas de les « aider ». Tout en confirmant le rôle traditionnel du valet de comédie, son art du « stratagème », cette scène sert de transition pour introduire l’intermède final : « Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste. »

Le quatrième intermède 

Dans l'édition de 1671

 

Les personnages sont rapidement présentés au début de l’intermède : « Le Mufti, quatre Dervis, six turcs dansant, six turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments à la turque. » Peu de détails sont donnés sur la mise en scène, à part le rôle de « l’Alcoran », le livre sacré des musulmans, et la mention des turbans, notamment pour introniser le héros « mamamouchi ».

De façon plus prononcée que dans les scènes précédentes, Molière élabore une sorte de jargon, en jouant sur les sonorités, mais qu’il est possible de traduire, par exemple pour le premier chant du Mufti : « Si tu sais / Tu réponds. / Si tu ne sais pas / Tais-toi, tais-toi. / Je suis Mufti / Toi qui es-tu ? / Tu n’entends pas / Tais-toi, tais-toi. » Comme le précise Molière, il s’agit, en fait, de ce que l’on nomme alors "langue franque", langage vernaculaire en Méditerranée qui mêle l’italien, l’espagnol, le portugais, l’arabe…, avec une grammaire rudimentaire, verbes à l’infinitif, pronoms personnels toniques, destinée à faciliter la communication des voyageurs. Mais, à plusieurs reprises, il se contente de résumer d’autres paroles, notamment quand il s’agit de la religion, peut-être par forme de prudence…

L'intermède s’inscrit encore  plus clairement dans la farce, quand le chant du Mufti, répété ensuite par les Turcs, se vide de toute signification en n’étant plus qu’un cliquetis sonore : « Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da. »

Jérôme Deschamp, Mise en scène du Bourgeois gentilhomme, 2020. Théâtre de Caen

Au comique de mots s’ajoute celui de gestes, quand, après le rappel de l’adoubement médiéval, « après son invocation il donne au Bourgeois l’épée », les Turcs « feignent de donner plusieurs coups de sabre », arme encore noble, puis que, pire encore, le bourgeois se retrouve « bâtonn[é] » : ils  « lui donnent plusieurs coups de bâton en cadence. » Cette cérémonie, censée anoblir le héros, le rabaisse donc totalement. Il est particulièrement plaisant qu’il soit demandé à cette victime de fourberie, « Ti non star furba ? », « Tu n’es pas fourbe ? », ou que le Muphti lui affirme : « Ti star nobile, non star fabola. », « Tu es noble, ce n’est pas une fable »…

Jérôme Deschamp, Mise en scène du Bourgeois gentilhomme, 2020. Théâtre de Caen

Dans l'édition de 1682

 

Cette édition donne beaucoup plus de précisions sur la forme prise par les étapes de la cérémonie, avec les cinq « entrées de « ballets », dont les deux premières sont précisément détaillées. Elle développe aussi ce qui était seulement résumé dans l’édition initiale, par exemple tout le questionnement sur la religion du héros.

Le premier ballet est une évidente parodie de la prière des musulmans, mais dont la gestuelle est rendue ridicule par l’exagération : « en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces ».

Voir l'extrait mis en scène par Jean Meyer, 1958, à la Comédie-Française : de 3’22 à 9’10

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son des instruments. Ils portent trois tapis qu’ils lèvent fort haut, après en avoir fait, en dansant, plusieurs figures. Lès Turcs chantants passent par-dessous ces tapis pour s’aller ranger aux deux côtés du théâtre. Le muphti, accompagné des dervis, ferme cette marche.

Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux. Le muphti et les dervis restent debout au milieu d’eux ; et, pendant que le muphti invoque Mahomet, en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces, sans proférer une seule parole, les Turcs assistants se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, lèvent les bras au ciel, en chantant Alla ; ce qu’ils continuent jusqu’à la fin de l’invocation, après laquelle ils se lèvent tous, chantant Alla eckber ; et deux dervis vont chercher monsieur Jourdain.

Là où l’édition initiale mentionne seulement le « turban »  et « l’Alcoran », la didascalie de la « deuxième entrée de ballet » indique plus précisément le rôle de ces objets pour soutenir le comique : ainsi le « turban » est « d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ». Quant au livre sacré, déposé sur le dos de monsieur Jourdain, il le place alors dans une position humiliante : il « sert de pupitre au muphti ». Cette humiliation se prolongera, d’abord par les « coups de sabre », puis, pire encore, par des « coups de bâton », comme un vulgaire serviteur. 

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées.

Les deux autres dervis amènent monsieur Jourdain, et le font mettre à genoux, les mains par terre, de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation ; après quoi, en levant les bras au ciel, le muphti crie à haute voix ; Hou.

Pendant cette seconde invocation, les Turcs assistants, s’inclinant et se relevant alternativement, chantent aussi Hou, hou, hou.

CONCLUSION

 

Cette étude permet de mesurer ce que le spectacle, ici musique et danse, ajoute à la comédie, c’est-à-dire au texte théâtral. Si, en effet, Molière construit ces scènes et l’intermède autour de la situation ridicule de son bourgeois, dupé par le valet qui a su flatter son obsession nobiliaire, c’est par l’alliance du comique de mots et des gestes qu’il la met en évidence encore davantage, et c’est alors que l’intermède, propre à la comédie-ballet, joue pleinement son rôle. La musique de Lully accentue l’orientalisme de cette cérémonie, dont les danseurs rythment plaisamment la fausse solennité.

Étude transversale : les composantes de la mise en scène 

Toute représentation théâtrale s’inscrit dans un espace scénique. Or, il y a loin des simples tréteaux de la foire aux plateaux de scène déjà bien plus élaborés du siècle de Louis XIV. 

la scène

Pour en savoir plus sur le lexique du théâtre

la mise en scène
Mise en scène

Mais, même si les techniques s’améliorent, pour les décors, par exemple, ou pour une machinerie plus complexe, même si le spectacle s’enrichit par l’insertion de la musique et de la danse, il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que débute une véritable réflexion sur le rôle du metteur en scène, qui se poursuit au XXème siècle, alors même que l’essor technologique permet de moduler davantage le plateau de scène ainsi qu’un développement des effets techniques, éclairage, bruitages complexes, insertion de la vidéo… Toute comédie, pour être mise en scène, associe donc aujourd’hui des spécialistes, et être acteur exige une formation, un travail non seulement sur la voix mais sur le corps entier.

Les extraits étudiés permettent de concrétiser cette réflexion sur la mise en scène, en faisant des propositions pour ses diverses composantes, par l'élaboration d'une "note d'intention", ou en réalisant un travail de mise en voix. 

Explication n°4 : Eugène Ionesco,Rhinocéros, 1959 - extrait de l'acte I 

Pour lire l'extrait

Ionesco, Rhinocéros, 1959
Ionesco

Un courant littéraire prend naissance dans la seconde moitié du XXème siècle, l’Absurde, dont Adamov, Beckett et Ionesco sont les principaux représentants, même si, à propos de sa pièce en trois actes et quatre tableaux, Rhinocéros, datant de 1959, celui-ci emploie la formule de "théâtre insolite". La pièce débute, pourtant, dans le cadre bien ordinaire d’« une petite ville de province », paisible, un dimanche matin, par une conversation toute aussi banale entre deux employés de bureau, amis malgré leurs personnalités bien différentes, le premier peu soucieux de son apparence et des convenances, le second très « soigneux » et « qui remplit son devoir ». Soudain, survient un bruit animal… L’élément perturbateur est ainsi introduit, mais de façon particulièrement originale par le jeu des contrastes qui soutient la progression de la scène

Une scène réaliste 

Le cadre

 

Les indications de lieu, données par les didascalies, révèlent la banalité du décor, une terrasse de « café », la « boutique » d’un épicier,  avec sa « fenêtre » et une « porte vitrée »…

Décor de l’acte I. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l’Odéon

Dans ce décor figurent des personnages eux aussi ordinaires, le « patron » du café et une « serveuse », qui pose la question banale attendue, « Bonjour, Messieurs, que désirez-vous boire ? », un « épicier » et son épouse, une « ménagère avec son panier au bras », un « vieux monsieur élégant », dont Ionesco dépeint l’habillement soigné : « a des guêtres blanches, un chapeau mou, une canne à pommeau d’ivoire ». Par le choix du déterminant défini, « le », « la », Ionesco semble d’ailleurs rattacher ses personnages à la vie traditionnelle d’un dimanche sur une petite place d’une « ville de province ». Le seul personnage qui, malgré la banalité de son apparence physique, « une petite moustache grise, des lorgnons » et « un canotier »,  tranche sur la présentation des autres est celui qui est caractérisé, non pas par son statut social, mais par son caractère, « le Logicien ». Ce terme souligne son approche rationnelle des phénomènes, par le rejet de toute dimension affective, émotionnelle, ou relevant de l’imaginaire.

Décor de l’acte I. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l’Odéon

Un dialogue réduit à l'extrême

 

Face à l’événement perturbateur, aucun réel commentaire, mais seulement un étonnement répété, sous forme de question, « Mais qu’est-ce que c’est ? », ou par l’exclamation : « Oh ! un rhinocéros ! » Tout autre discours devient inaudible, et cela met fin à la conversation initiale entre Jean et Bérenger à propos de l’invitation « pour l’anniversaire » : « il remue les lèvres ; on n'entend pas ce qu'il dit ». Ces discours sont d’autant plus dérisoires qu’ils deviennent indistincts, comme le précisent les didascalies, créant une sorte de cacophonie, sur scène mais également dans les coulisses : « Toutes ces répliques, à partir de : "Oh ! un rhinocéros !" dit par Jean, sont presque simultanées. », « En même temps, on a pu entendre en provenance de la gauche des "oh !", des "ah !" », « Les  "oh" et les "ah" des coulisses sont comme un arrière-fond sonore à son "ah" à elle. » De même, à la fin de l’extrait, se multiplie l’exclamation « Ça alors ! », reprise en écho, comme si personne n’avait de pensée propre, ni d’opinion véritablement personnelle à formuler. Ionesco semble illustrer ainsi le vide du langage quotidien.

Un événement extraordinaire 

L'irruption du rhinocéros

 

L’événement est mis en valeur par les didascalies, qui soulignent sa progression, en trois temps.

La vision de l'animal

Alors que le bruit s’efface (« Les bruits produits par l’animal s’éloigneront à la même vitesse »), il est remplacé par les observations qui dépeignent le rhinocéros : « Tous suivent du regard, à gauche, la course du fauve. » Notons aussi la récurrence du verbe « voir ». Mais la vision ne fait que préciser la menace d’une destruction aveugle, « Il fonce droit devant lui, frôle les étalages ! », et qui se rapproche : « Un rhinocéros, à toute allure sur le trottoir d’en face ! » 

Albrecht Dürer, Rhinocerus, 1515. Dessin à la plume, 23,5 x 29,8. British Library, Londres

Le bruit

Dans un premier temps, c’est l’éloignement qui est souligné, « À ce moment, on entend le bruit très éloigné, mais se rapprochant très vite, d’un souffle de fauve et de sa course précipitée, ainsi qu’un long barrissement. » Cependant une menace est déjà suggérée par le superlatif, « se rapprochant très vite », par la comparaison, « un souffle de fauve », et l’adjectif qui amplifie le bruit : « un long barrissement. » Peu à peu, le pluriel et la gradation l’accentuent encore davantage : « Les bruits sont devenus très forts. », « Les bruits sont devenus énormes. », « Les bruits du galop d’un animal puissant et lourd sont tout proches, très accélérés ». La proximité de l’animal se traduit aussi par le passage du mot « souffle » à « halètement ».

Albrecht Dürer, Rhinocerus, 1515. Dessin à la plume, 23,5 x 29,8. British Library, Londres

Après le passage de l'animal

Le metteur en scène peut donc jouer sur le bruitage, sans montrer l’animal, mais un effet technique termine l’extrait, pour illustrer cet événement exceptionnel : « La poussière, soulevée par le fauve, se répand sur le plateau. » Mais tout semble alors s’apaiser, avec un decrescendo nettement marqué par le chiasme : « LE PATRON, regardant toujours vers la gauche, suivant des yeux la course de l’animal, tandis que les bruits produits par celui-ci vont en décroissant : sabots, barrissements, etc. », puis « Les bruits produits par le rhinocéros, son barrissement se sont bien éloignés ; les gens suivent encore du regard l’animal. » Il n’y a alors plus rien à voir, comme si cette scène n’avait été que fugitive, sans réelle importance finalement.

Les réactions des assistants

 

Après les premières réactions de surprise, le premier signe de désordre vient de la réaction de Jean : il « se lève d’un bond, fait tomber sa chaise en se levant ». La peur se marque plus fortement à travers la réaction de la Ménagère : « une fois arrivée au milieu du plateau, elle laisse tomber son panier ; ses provisions se répandent sur la scène, une bouteille se brise, mais elle ne lâche pas le chat tenu sous l’autre bras », repris plus loin « les provisions sont répandues par terre autour d’elle. » Les personnages, sous l’effet de la peur, ne maîtrisent plus leurs gestes, et ne pensent alors qu’à protéger ce à quoi ils tiennent. C’est d’ailleurs cette peur qui revient ensuite de façon récurrente, quand la Ménagère applique ce sentiment à son chat, « Pauvre minet, il a eu peur ! », avant d’en faire un aveu direct : « Ce que j’ai eu peur ! »

Bien évidemment, leur premier souci est de se protéger eux–mêmes. C’est ce qui explique le comportement du Vieux Monsieur, qui n’hésite pas, pour se protéger, à faire preuve d’agressivité : il « se précipite dans la boutique des épiciers, les bouscule, entre », puis se cache, « disparaissant derrière les épiciers ». Le Logicien également va « se plaquer contre le mur du fond »… Même les bruits, venus des coulisses, suggèrent cette peur générale : on entend « des pas de gens qui fuient. » Même si, à la fin de l’extrait, le calme semble revenu, le passage de l’animal a bouleversé la petite ville.

Une scène comique ? 

Les formes du comique

 

La situation est tellement inattendue qu’elle devient comique, en raison du contraste entre cet animal, avec l’insistance sur son aspect monstrueux et le danger qu’il représente, et la banalité du cadre et des personnages mis en scène, telle cette Ménagère avec son « pauvre minet » dans les bras. À cela s’ajoute le comique de gestes et de mots. La panique, la bousculade, la réaction triviale à la poussière, en écho, « Il éternue », « Elle éternue », puis Bérenger qui « se mouche », font sourire, tout comme les gestes que nous pouvons imaginer à partir des exclamations répétitives en écho et qui se superposent, au point que le public verra Bérenger parler sans percevoir le moindre discours. La multiplication des verbes d’action, dans des phrases courtes, indique aussi le rythme accéléré de cette scène, sur lequel insiste d’ailleurs la didascalie : « toute cette scène doit être jouée très vite ». Nous avons presque l’impression d’assister à un film en accéléré, comme lors des premiers temps du cinéma…

Une allégorie : une foule confrontée à la violence

 

Cependant, de quoi le public rit-il ? D’une scène qui impose, sur cette « petite place », une forme de violence. Déjà, nous notons que, malgré cette peur, tous les personnages, sauf Bérenger, sont fascinés par cet événement extraordinaire, s’interpellant les uns les autres pour « voir » : « Viens vite voir », crie l’Épicière à son mari, et « Tous suivent du regard » la course de l’animal. Ionesco nous montre donc une foule où chacun fait preuve d’une même curiosité morbide, les différents personnages, tels des moutons, ne se différenciant plus face à cette violence animale. Le pire est que l’écrivain montre qu’ils portent en eux cette même violence, tel ce Vieux Monsieur qui, tout « élégant » qu’il est, ne fait pas preuve de politesse, il « bouscule » les épiciers pour se mettre à l’abri, ce qui induit des comportements agressifs en réponse : « L’ÉPICIÈRE, bousculée et bousculant son mari, au Vieux Monsieur. – Attention, vous, avec votre canne ! / L’ÉPICIER. – Non, mais des fois, attention ! » Ionesco met ainsi en place une image inquiétante, qui ne prête plus à rire, de ce que peut produire la violence sur l’humanité la plus ordinaire.

Les deux protagonistes : Jean et Bérenger

 

L’irruption de l’animal accentue également le décalage entre les deux protagonistes, Jean et Bérenger, déjà annoncé par leur conversation au début de l’extrait. Le sujet en est banal, une « fête » d’anniversaire à laquelle a assisté Bérenger la veille au soir, ce qui explique qu’il soit « un peu vaseux », voire « apathique ». Or, la première phrase de Jean, avec son insistance sur le déterminant possessif, est un évident reproche, né de son orgueil blessé : « Notre ami Auguste ? On ne m’a pas invité, moi, pour l’anniversaire de notre ami Auguste... » Et, alors que Bérenger se défend calmement, « Je n’ai pas pu refuser. Cela n’aurait pas été gentil... », la réponse de Jean, « Y suis-je allé, moi ? », est totalement absurde comme le souligne d’ailleurs l’exclamation de Bérenger : « C’est peut-être, justement, parce que vous n’avez pas été invité ! ... » La communication se vide alors de sens, surtout quand le public voit que Bérenger parle sans être entendu...

Jean et Bérenger au café. Décor de Jacques Noël, mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l’Odéon 

Le caractère de Jean se dessine ainsi, celui de quelqu’un qui cherche à s’imposer, comme lorsque le bruit gêne le dialogue : « criant presque pour se faire entendre ». Face à lui, Bérenger semble rester en marge de ce qui se passe : « Bérenger, toujours indolent, sans avoir l’air d’entendre quoi que ce soit, répond tranquillement à Jean au sujet de l’invitation ». Même son discours est inaudible, ce qui ne le préoccupe guère, et, alors que tous se lèvent pour « voir », il « reste assis », comme s’il refusait de participer à l’hystérie collective

Jean et Bérenger au café. Décor de Jacques Noël, mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l’Odéon 

Il est d’ailleurs le seul à ne pas s’exclamer, à ne manifester aucune peur, et, quand il ne peut plus éviter la poussière, son geste reste très calme, « Bérenger, lui, écarte simplement un peu la tête, à cause de la poussière, un peu endormi, sans rien dire ; il fait simplement une grimace », contrairement à celui de Jean, « écartant lui aussi un peu la tête, mais avec vivacité. » Son commentaire final reste, lui aussi, très modéré : « Il me semble, oui, c’était un rhinocéros ! Ça en fait de la poussière ! » Il minimise ainsi l’importance de cet événement, en le banalisant.

CONCLUSION

 

Entrecroisant les didascalies, qui présentent la situation, et le dialogue entre les divers habitants présents sur cette petite place, le passage introduit de façon originale l’élément perturbateur, en écho au titre de la pièce. Mais celui-ci reste invisible aux yeux des spectateurs, dont l’attention se fixe donc sur les réactions provoquées par l’animal. Celles-ci, selon le jeu des acteurs, sont tellement caricaturales, aussi caricaturales du reste que la situation elle-même, un « rhinocéros » apparaissant ainsi comme venu de nulle part, qu’elles deviennent comiques.

Cependant, ce « fauve » menaçant n’illustre-t-il pas le tragique, qui peut, à chaque instant, faire irruption dans un contexte paisible, le bouleverser, semer la peur et la violence ? Une violence qui, en plus, fascine ceux qui la contemplent, et réveille en eux une agressivité latente. Seul Bérenger fait exception, mais rien ne nous permet encore de savoir si cela vient de son état après sa soirée de « fête », ou si c’est son caractère même qui le différencie de la foule, le renvoyant à sa solitude…

Pour en savoir plus : un site de la BnF

LECTURE CURSIVE : Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes, 1962 

Pour lire l'extrait

Après l’étude de cet extrait de Rhinocéros, il est intéressant de découvrir, à travers quelques passages des réflexions d’Eugène Ionesco sur le théâtre, réunies dans le recueil Notes et Contre-notes, qui a connu deux éditions, en 1962, puis 1966. Il y répond à un double questionnement, sur la « comédie » et sur le « spectacle » qu’offre le théâtre

À propos de la « comédie »

 

Comme s’il reprenait l’étymologie même des mots « théâtre » et « spectacle », Ionesco insiste sur l’importance de donner « à voir », d’où l’exigence qu’il pose comme fondamentale : « Si donc la valeur du théâtre était dans le grossissement des effets, il fallait les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. » Cela implique, explique-t-il alors d’« aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. » Il retrouve ainsi l’origine de la comédie en occident, celle de Plaute ou d’Aristophane : « la farce, la charge parodique extrême ».

Ionesco, Notes et Contre-notes, 1962-66pg

Mais l’originalité d’Ionesco vient surtout du sens qu’il donne à l’idée même de comédie, et qui a fait naître l’expression « théâtre de l’absurde » : « Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique. Le comique étant intuition de l’absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. » Beaumarchais prête à son personnage Figaro, dans Le Barbier de Séville (1775), cette phrase, « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer », et on a l’impression qu’Ionesco lui fait écho : « Le rire n’est que l’aboutissement d’un drame, qu’on voit, sur la scène, ou qu’on ne voit pas quand il s’agit d’une pièce comique, mais alors il est sous-entendu, et le rire vient comme une libération : on rit pour ne pas pleurer… » Ainsi, pour lui, comédie et tragédie finissent par interagir, pour traduire, dans les deux cas, l’idée de « l’impuissance humaine » : « le comique est tragique et la tragédie de l’homme, dérisoire. » C’est ce qui explique les intitulés de ses pièces : « J’ai intitulé mes comédies « anti-pièces », « drames comiques », et mes drames « pseudo-drames », ou « farces tragiques ».

C’est ce qu’a parfaitement illustré Rhinocéros, qui correspond tout à fait à la définition proposée dans le dernier paragraphe de l’extrait : « Tragique et farce, prosaïsme et poétique, réalisme et fantastique, quotidien et insolite, voilà peut-être les principes contradictoires (il n’y a de théâtre que s’il y a des antagonismes) qui constituent les bases d’une construction théâtrale possible. » Tragique, ce rhinocéros qui introduit la violence dans une petite ville jusqu’alors paisible, et la fait resurgir en chacun… Mais comiques les réactions des différents personnages, réunis dans un même bouleversement et s’agitant de façon ridicule.

À propos du « spectacle »

 

La seconde conséquence de sa définition initiale est l’importance accordée à la mise en scène, sur laquelle Ionesco donne des indications précises. Pas de théâtre, pas de « comédie » sans « spectacle », en effet : « le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque représentation, et c’est aussi une histoire que l’on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu’auditif. Il n’est pas une suite d’images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture mouvante d’images scéniques. » Pour construire ces « images », il faut donc « matérialiser des angoisses, des présences intérieures » le texte. Tel est, bien sûr, le rôle de la mise en scène : « Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. » S’y ajoute le jeu de l’acteur qui doit, lui « incarner des personnages » En fait, il souhaite que se crée une interaction entre toutes les composantes de la mise en scène : « De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. »

Cependant, à propos du jeu d’acteur, Ionesco reprend l’idée, vue précédemment, de l’identité entre comique et tragique, dans sa suggestion de « jouer contre le texte » : « Sur un texte insensé, absurde, comique, on peut greffer une mise en scène, une interprétation grave, solennelle, cérémonieuse. Par contre, pour éviter le ridicule des larmes faciles, de la sensiblerie, on peut, sur un texte dramatique, greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d’une pièce. » Son ultime métaphore, « La lumière rend l’ombre plus obscure, l’ombre accentue la lumière. », confirme le rôle primordial du spectacle pour donner tout son sens à une pièce de théâtre.

Conclusion sur la séquence 

Conclusion

Bilan du parcours : "Spectacle et comédie" 

Le parcours, sans être exhaustif, nous a permis de mesurer l’évolution de la comédie et quelques-unes des formes qu’elle a pu prendre, notamment quand les auteurs – et les comédiens pour la commedia dell’arte – ont voulu favoriser la dimension spectaculaire, comme dans les « pièces à machines » ou les comédies-ballets du XVIIème siècle. Dans cette histoire du genre, le « Théâtre de l’Absurde » du XXème siècle, et les réflexions d’Eugène Ionesco, dans Notes et Contre-notes, sur le comique et la façon dont la mise en scène peut le renforcer, sont particulièrement intéressants.

Nous avons pu aussi, grâce aux diverses lectures et aux formes de comique mises en valeur, comprendre comment le texte, à lui seul, permet de provoquer le rire, tout particulièrement par la caricature d’un caractère. Mais, au-delà de cet objectif, nous avons également constaté sa seconde fonction, « castigat ridendo mores », faire la satire des comportements pour tenter de corriger les hommes, en leur renvoyant une image de leurs ridicules. Elle prend donc une valeur valeur sociale et morale.

Réponse à la problématique : "En quoi le spectacle, soutien de la comédie, a-t-il aussi permis son évolution ?"

L’enjeu de ce parcours, « Spectacle et comédie », par la conjonction de coordination « et », unit étroitement les deux termes, rendus ainsi indissociables. Pourtant la « comédie », en tant que genre littéraire, a son auteur – et des lecteurs – avant de donner lieu à un « spectacle », c’est-à-dire à une représentation. 

"Spectacle" et mise en scène

 

Notre étude nous a amené à mesurer l’importance du spectacle, puisque, dès l’antiquité, participent à la pièce des décors, des accessoires, des « machines », et que les personnages sur le papier sont incarnés par des acteurs, des êtres de chair, masqués, grimés, costumés… Or, dans la seconde moitié du XIXème siècle, quand se développe le rôle du metteur en scène, nous pouvons même considérer que celui-ci devient à son tour auteur, car il peut influencer – parfois modifier – le sens même de la pièce. Certains choisiront, par exemple, d’accentuer le comique dans Dom Juan, alors que d’autres représenteront un personnage plus sombre dans sa confrontation aux puissances célestes.

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Jean et Bérenger au café. Décor de Jacques Noël, mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960. Théâtre de l’Odéon 

De même, là où Jean-Louis Barrault, pour Rhinocéros, adopte, en 1959, un décor prosaïque et banal pour faire ressortir l’irruption insolite de l’animal, et matérialise la multiplication des rhinocéros par des têtes accrochées au mur, son autre mise en scène, en 1978, se déroule sur le fond d’un rideau noir, avec des jeux d’ombres chinoises ; Emmanuel Demarcy-Mota, lui, au Théâtre de la ville de Paris, en 2004, fait porter à ses acteurs des masques de cauchemar, et ils jouent dans un décor métallique et suspendu…

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L'irruption du rhinocéros. Mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota,  2004. Théâtre de  la ville de Paris 

Il n’y a donc pas d’unicité : chaque « spectacle » recrée sa « comédie ».

Le public et son rôle

 

À cela s’ajoute le destinataire de la « comédie », bien différent quand il s’agit d’un lecteur ou du public d’un « spectacle ». Le rire étant contagieux, il jaillit plus spontanément dans une salle que dans la solitude d’une chambre, où le lecteur ne dispose que de son imagination pour visualiser déplacements, gestuelle et mimiques... Et, pour un spectacle, les acteurs ne parlent-ils pas aussi de « bon » ou de « mauvais » public ? 

Certes, le destinataire a toujours un rôle : c’est à lui, notamment, que s’adressent le monologue et l’aparté, indiqués par les didascalies. Parfois, il est même davantage impliqué, par une interpellation directe, comme dans la commedia dell’arte ou dans le célèbre monologue d’Harpagon, dans L’Avare : «  Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. »

Théâtre de Tabarin sur la place Dauphine à Paris au 17e siècle, 1850. Gravure. Coll. particulière

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Mais, au XXème siècle, certains metteurs en scène lui accordent un rôle encore plus important, avec des acteurs qui circulent ou sont assis parmi le public, ou, dans ce que l’on nomme le « théâtre participatif », des spectateurs invités à monter sur scène, à  donner leur opinion, à porter un  jugement. On a vu aussi, comme c’est le cas dans 1789, comédie créée par Ariane Mnouchkine avec sa troupe du Théâtre du Soleil, la salle scindée entre plusieurs scènes autour desquelles se répartissent les spectateurs, participant ainsi aux épisodes de la révolution à Paris.

Ainsi, pour répondre à la problématique, nous constatons que la relation entre les deux termes est complexe, qu’il ne s’agit pas d’un simple ajout apporté par le « spectacle » à l’œuvre de l’auteur, mais, en réalité, d'une re-création, dépendant des choix du metteur en scène, des conditions de la représentation et même de la nature et de l’implication du public. De plus, la volonté des auteurs – puis des metteurs en scène – de mettre en valeur la dimension spectaculaire a elle-même eu des conséquences sur le genre de la comédie, qui a su ainsi s’enrichir, évoluer, se transformer

Pour voir un extrait de 1789

DEVOIR : commentaire littéraire 

Pour lire l'extrait

SUJET : Vous proposerez un commentaire de l'extrait de la scène 4 de l'acte II de la comédie de Molière, Le Médecin malgré lui (1666), à partir de la réplique de Sganarelle "Pour revenir donc à notre raisonnement...".

Bernard Becan, affiche pour la reprise de Knock, 1936

Lecture personnelle : Jules Romains, Knock, 1923 

Knock-affiche.jpg

Knock ou le Triomphe de la médecine, titre de la comédie en trois actes de Jules Romains, jouée en 1923, dans une mise en scène de Louis Jouvet qui tient aussi le rôle principal, met l’accent sur le personnage principal… mais s’agit-il vraiment de médecine ? Certes, l’auteur s’inscrit dans une tradition qui remonte au Moyen Âge, la satire des médecins, souvent reprise par Molière. Mais Jules Romains, tout en reprenant l’image du « médecin charlatan », lui donne une force nouvelle par l’emprise qu’il exerce sur les esprits qui, contrairement au « malade imaginaire » de Molière, ne se jugent pas malades. Le héros, en effet, ne pense qu’à exploiter la crédulité et les peurs de ses « patients », pour en tirer un substantiel bénéfice financier, mais surtout pour jouir du pouvoir qu’il exerce sur eux

Proposer, dans ce parcours « Spectacle et comédie », la lecture personnelle de cette pièce est l’occasion de montrer la persistance de ce genre littéraire au XXème siècle tout en mesurant son évolution et en réfléchissant aux choix possibles de mise en scène.

Knock

Le comique de situation

 

Toute l’intrigue repose sur le comique de situation, un stratagème, né de la conviction de Knock que « tout bien portant est un malade qui s’ignore » et qu’il suffit donc d’être assez habile pour l'en persuader.​ Ainsi, à son arrivée dans le village de Saint-Maurice, il n’est guère inquiet que la « clientèle » du docteur Parpalaid soit quasiment inexistante. L’acte II constitue, en six scènes, une démonstration de sa stratégie. Dans un premier temps, il faut se trouver des alliés : le « tambour », chargé de diffuser l’information à la population, puis l’instituteur Bernard, qui doit apporter sa caution intellectuelle par des conférences sur les maladies les plus menaçantes, enfin le pharmacien Mousquet, qui a tout à gagner si le nombre de malades augmente. L'acte III démontre le triomphe du docteur Knock.

Pour lire la pièce

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

"Spectacle et comédie"

 

Les élèves sont donc invités, après une rapide présentation de l’auteur et de la structure de l’intrigue, à mettre à profit les acquis de la séquence pour

-  dresser un portrait du héros, en analysant les relations établies avec ses victimes, naïves : on mettra l’accent sur le comique de caractère.

- mesurer les procédés du comique mis en œuvre pour la réalisation de l’objectif visé par le docteur à l’habileté du langage.

Il sera utile, pour disposer d’exemples précis, de s’appuyer sur l’analyse d’un passage précis, tel la consultation de « la dame en noir », dans la scène 4 de l’acte II.

On distinguera ainsi ce qui relève de la farce – en s’appuyant, le cas échéant, sur des extraits de mise en scène, documents iconographiques ou vidéo – de ce qui constitue une dénonciation plus sérieuse, car le personnage de Knock offre un exemple de cynisme, inquiétant.

Knock et  la dame en noir : mise en scène de Louis Jouvet, 1933

Pour lire l'extrait (acte II, scène 4)

et son explication

Malade imaginaire

Cliquer pour voir le parcours sur Molière

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