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Molière, Le Malade imaginaire, 1673
Charles Courtry, Molière en 1664. Dessin d’après un tableau de Corneille le Jeune, in L’Illustration, 1880

Charles Courtry, Molière en 1664. Dessin d’après un tableau de Corneille le Jeune, in L’Illustration, 1880

L'auteur (1622-1673) : le bilan d'une vie 

Les apprentissages

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Selon la tradition de son époque, Jean-Baptiste Poquelin devait suivre la voie familiale et devenir tapissier. À l’issue de bonnes études, il reprend effectivement la charge paternelle honorifique de « tapissier du roi » : en 1642, il accompagne dans cette fonction Louis XIII.

Mais, tout jeune, sans doute sous l’influence de son grand-père, il s’est passionné pour le théâtre, découvert notamment à travers les tréteaux des foires. Ainsi, dès son retour sur Paris, sa rencontre avec Madeleine Béjart et sa famille d’acteurs, l’amène à créer, en 1643, une troupe, « l’Illustre Théâtre », qui se produit dans des salles de jeu de paume.

Mais le succès n'est pas au rendez-vous : Molière se trouve même emprisonné quelques jours pour dettes.

D’où la décision de partir en tournée en province avec la troupe de Charles Dufresne : de 1645 à 1658, avec les Béjart et grâce à de puissants protecteurs, le duc d’Épernon, le comte d’Aubijoux et le prince de Conti, Molière y apprend son métier, et crée, en 1655, sa première comédie, L’Étourdi.

Jean-Auguste Ingres, Louis XIV et Molière déjeunant à Versailles. Esquisse pour un tableau, détruit, 1837. La Comédie-Française

Jean-Auguste Ingres, Louis XIV et Molière déjeunant à Versailles. Esquisse pour un tableau, détruit, 1837. La Comédie-Française

Le succès à Paris

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Le tournant de la vie de Molière vient de la protection de Monsieur, frère du roi, obtenue après une représentation en sa présence du Menteur de Corneille à Rouen. Il est présenté à Louis XIV, et, après un spectacle donné au Louvre, le roi lui accorde alors la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec la troupe des comédiens italiens, dirigée par Scaramouche. C’est la salle la plus vaste de Paris, qui sert, depuis le XVIème siècle, aux divertissements royaux, ballets, cérémonies…et cette fréquentation des comédiens italiens va enrichir considérablement les comédies de Molière. Alors que Dufresne se retire et que deux actrices, Marquise et la Du Parc, quittent Molière pour rejoindre le théâtre du Marais, la troupe s’enrichit de trois acteurs, La Grange, Jodelet et Du Croisy, qui donneront d’ailleurs leur nom à trois des personnages des Précieuses ridicules.

La faveur du roi ne se dément pas : il le pensionne et lui offre le théâtre du Palais-Royal, où Molière s’installe dès janvier 1661. Il y crée quatre-vingt-quinze pièces, dont trente-et-une qu’il a écrites, mais propose aussi  des spectacles pour les grands du royaume, Fouquet au château de Vaux-le-Vicomte, mais surtout le roi, notamment à Versailles. En 1665, la troupe devient d’ailleurs « Troupe du Roi ».

Obstacles et difficultés

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Cependant, ses succès lui valent aussi des ennemis, ceux que Boileau nomme les « mille esprits jaloux », pédants, soutenus par le théoricien Chapelain, troupes concurrentes aussi, celles de l’Hôtel de Bourgogne ou du Marais, mais aussi ceux qu’il prend pour cibles de ses critiques, les petits marquis »,  les Précieuses, par exemple à l’occasion des Précieuses ridicules (1659) ou de L’École des femmes (1662), et, plus dangereux, les dévots alors puissants qui l’obligent à de longs combats pour faire jouer son Tartuffe ou Dom Juan.

Extrait d'Ariane Mnouckine, "Molière", 1678

Mais les dernières années de Molière sont plus sombres. Dès 1666, il connaît les premières atteintes de la maladie pulmonaire, qui ne le quittera plus et l’empêchera plusieurs fois de jouer. Le roi, sous l’influence du parti dévot, qui condamne le théâtre, le soutient moins. Il a aussi la douleur de perdre Madeleine Béjard, en 1671, puis un fils âgé de dix jours, en 1672. C’est au cours de la quatrième représentation du Malade imaginaire que Molière est pris de convulsions sur scène, et, ramené chez lui, meurt peu après – et non pas « sur scène » comme on l’a longtemps propagé. Il faudra l’intervention du roi, sur la prière de son épouse Armande Béjart, pour que Molière puisse être enterré, le 21 février 1673, « en bon chrétien », mais sans aucune cérémonie.

Grimarest, "la mort de Molière",  1705

Le contexte : le théâtre sous Louis XIV 

Louis XIV dans le rôle d’Apollon. Ballet de la Nuit, 1653

La monarchie absolue

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Marqué par La Fronde, contestation du pouvoir royal par les grands seigneurs de 1648 à 1652, Louis XIV s'emploie ensuite à affirmer sa toute-puissance. Dès 1661, à la mort de Mazarin, il gouverne seul, et, même si Versailles ne devient la capitale officielle du royaume qu'en 1682, il n'attend pas cette date pour y réunir autour de lui les "courtisans", et y donner des fêtes.

Le roi, aime, en effet, tous les divertissements, musique, théâtre, ballets, tel ce Ballet de la Nuit (1653) de Benserade, où, tout jeune encore, il danse le rôle du dieu du soleil Apollon : il paraît sur scène par une trappe, habillé tout en or, à la fin de la quatrième partie ou « veille », annoncé par le récit de l’Aurore : « Le Soleil qui me suit c’est le jeune LOUIS. » Puis, il danse le « grand ballet » final, accompagné des génies de l’Honneur, de la Grâce, de l’Amour, de la Valeur, de la Victoire, de la Renommée, de la Justice et de la Gloire.

Pour une analyse de l'illustration

Louis XIV dans le rôle d’Apollon. Ballet de la Nuit, 1653

La monarchie absolue met donc en scène sa puissance, affichant ainsi son luxe et sa magnificence. En témoigne la fête somptueuse « Les Plaisirs de l’île enchantée », en 1664, qui associe les plus grands artistes, Benserade, Lully, Vigarini, créateur italien de pièces à machines, et Molière. Le roi lui-même, et de nombreux courtisans prennent part aux spectacles, précisés par le titre officiel : « Les Plaisirs de l’île Enchantée, course de bague, collation ornée de machines, comédie mêlée de danse et de musique, ballet du palais d’Alcine, feu d’artifice ; et autres fêtes galantes et magnifiques. »

Israël Silvestre, Les Plaisirs de l'Ile enchantée : le palais de l'enchanteresse Alcine

Israël Silvestre, Les Plaisirs de l'Ile enchantée : le palais de l'enchanteresse Alcine

Contexte

À cette occasion, Molière fait jouer plusieurs comédies, La Princesse d’Élide, Les Fâcheux, Tartuffe ou l’Hypocrite, première version de la pièce qui marque le point de départ de la lutte menée par les dévots, et Le Mariage forcé. Molière compte donc sur l’appui du roi pour que son Tartuffe échappe à la censure… mais le parti dévot est influent à la cour… de même que Madame de Maintenon, ce qui écarte peu à peu le roi de Molière.

Les conditions des représentations

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À l’époque de « L’Illustre Théâtre », Molière joue, comme la plupart des comédiens, dans des salles de jeu de paume, ou, lors de sa tournée en province, soit sur des tréteaux ou chez de riches particuliers. 

Lors de son retour à Paris, seuls l’Hôtel de Bourgogne, attribué, depuis 1629 aux « Comédiens ordinaires du Roy », l’Hôtel du Marais et l’Hôtel du Petit-Bourbon, que le roi met à disposition de Molière, offrent des salles adaptées aux représentations. La salle du Petit-Bourbon est vaste, décorée de colonnes à l’antique, et est dotée d’une machinerie déjà élaborée. Mais, en 1669, elle est détruite pour agrandir le palais du Louvre, et Molière se trouve relogé au Palais-Royal, ancienne salle réaménagée « à l’italienne », qu’il occupe jusqu’à sa mort. La scène y est cubique, haute et profonde, séparée de la salle par un rideau, et dispose d’une machinerie spectaculaire : trappes, coulisses, poulies qui enrichissent le spectacle, notamment pour les pièces dites « à machines », avec leurs « voleries », personnages transportés dans les airs, les apparitions surnaturelles ou les scènes de tempête… Ajoutons-y, pour les comédies-ballets, l’espace réservé aux musiciens

« Molière joue Le Malade Imaginaire en 1673 au Palais-Royal ». Illustration in Belles images d’histoire (vers 1950) d’H. Geron et A. Rossignol

« Molière joue Le Malade Imaginaire en 1673 au Palais-Royal ». Illustration in Belles images d’histoire (vers 1950) d’H. Geron et A. Rossignol

L’éclairage se fait à la chandelle, une des explications de la division en actes, qui permet de les remplacer régulièrement, ainsi que de l'annonce de l’entrée d’un personnage, invisible tant qu'il n'arrive pas sur l'avant-scène. Le public est réparti selon le statut social, le « peuple » debout au parterre, tandis que les plus riches occupent les galeries et les loges, et même, pour quelques nobles, des bancs placés de part et d’autre de la scène. De grandes toiles peintes forment les panneaux de décor, qui peuvent coulisser à la demande. 

Le métier de metteur en scène n’existant pas, ce sont les auteurs eux-mêmes, tel Molière, qui joue aussi le rôle principal, ou les directeurs de troupe qui dirigent les acteurs.

Les règles du théâtre classique

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La doctrine classique sur le théâtre s'élabore en même temps que Louis XIV fortifie la monarchie  absolue.

Trois théoriciens font autorité : Chapelain avec Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid, en 1637, La Mesnardière, dont la Poétique paraît en 1639, et d'Aubignac avec La Pratique du théâtre, en 1657. À la fin du siècle, les "règles" classiques se sont établies de façon catégorique, comme l'affirme dans sa Préface le traducteur d'Aristote, Dacier, en 1692 : « Pour prévenir les objections de certains esprits ennemis des règles et qui ne veulent que leur caprice pour guide, je crois qu'il est nécessaire d'établir non seulement que la poésie est un art, mais que cet art est trouvé et que ces règles sont si certainement celles qu'Aristote nous donne qu'il est impossible d'y réussir par un autre chemin. » 

Même si l’application des règles est plus souple dans les comédies, elles restent un des critères de jugement des pièces. Trois grandes règles régissent toute pièce de théâtre selon l’esthétique classique : le respect de la vraisemblance, celui des bienséances et celui des « trois unités ».

          En ce qui concerne la vraisemblance, il s’agit essentiellement de lier l’intrigue au respect du caractère des personnages, sans abuser des interventions extérieures, tel le « deus ex machina » venant à point nommé pour le dénouement.

      Les bienséances sont à la fois internes et externes. Internes, c’est-à-dire au sein même de l’intrigue, qui exige une cohérence du  comportement. Toinette, une servante, ne devrait pas prendre le pas sur son maître, qui, de son côté, ne devrait pas s’abaisser à son niveau. Mais les conflits entre maître et valet sont habituels dans la comédie, et ce n’est pas le plus critiquable. Le public du XVII° siècle est plus vigilant sur le respect des bienséances externes, c’est-à-dire des mœurs, de la morale.« 

          La règle des « trois unités », que Boileau reformule de façon absolue dans son Art Poétique : « Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli » (vers 45-46). Elle vise, elle aussi, à renforcer la vraisemblance en resserrant l'intrigue dans une durée (24 heures) aussi proche que possible de celle de la représentation : cela explique que l'action correspond souvent au moment où une crise, latente, explose. De même, le lieu unique - même s'il peut paraître invraisemblable que tous les personnages se rencontrent sur une place, ou dans une même pièce - est plus vraisemblable du point de vue du public, qui n'est pas doté du pouvoir d'ubiquité ! Enfin, l'action ne doit introduire qu'un seul enjeu, par exemple, comme dans Le Malade imaginaire, un mariage à conclure.         

Présentation du Malade imaginaire 

La pièce s’ouvre sur un Prologue, qui confirme le lien entre Molière et Louis XIV, envers lequel il ne ménage pas ses louanges, dans le paragraphe d’ouverture, comme dans « L’Églogue en musique et danse » qui précède la comédie.

Titre

Après les glorieuses fatigues et les exploits victorieux de notre auguste monarque, il est bien juste que tous ceux qui se mêlent d'écrire travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C'est ce qu'ici l'on a voulu faire, et ce prologue est un essai des louanges de ce grand prince, qui donne entrée à la comédie du Malade imaginaire, dont le projet a été fait pour le délasser de ses nobles travaux.

LE TITRE 

Pour lire des extraits de l’églogue

Chacun des trois mots du titre donne des indications sur la comédie, et sur les intentions de Molière, ouvrant ainsi un horizon d’attente.

        L’article défini « le », fréquent dans les titres de Molière, montre la volonté de dépasser la simple peinture d’un personnage pour en faire un « type », qui prend de ce fait une dimension éternelle. Argan devient le modèle de tous les hypocondriaques, dont Étienne Louis Geoffroy, au XVIIème siècle, pose une définition précise : ils souffrent d’« une réunion de tous les maux imaginables, où toutes les parties du corps sont dans un état de souffrance sans lésion manifeste, ni évidente. »

Honoré Daumier, Le Malade imaginaire, 1860-62. Peinture sur bois, 26,7 x 35,2. Philadelphia museum of art

        Le titre met donc l’accent sur le personnage principal, et place la médecine au cœur de l’intrigue. La satire des médecins est traditionnelle, depuis les farces du Moyen Âge comme dans la commedia dell’arte, et Molière l’a déjà abordée, par exemple dans Le médecin volant, où le héros, Sganarelle, se fait passer pour tel, dans L’Amour médecin (1665) ou dans Le Médecin malgré lui (1666). Mais ici Molière inverse la satire traditionnelle : ce n’est plus la médecine qui est la cible principale de la satire, mais l’attitude de l’homme face à elle, c’est-à-dire face à sa propre nature corporelle, mortelle. Peut-être pouvons-nous y voir un écho à l’état de l’auteur, qui, depuis 1664, souffre des premières atteintes d’une maladie pulmonaire ?

Honoré Daumier, Le Malade imaginaire, 1860-62. Peinture sur bois, 26,7 x 35,2. Philadelphia museum of art

UNE COMÉDIE-BALLET ?

Même si Molière désigne sa pièce comme une « « comédie mêlée de musique et de danses », on la rattache, comme onze autres de ses pièces, à ce genre de la « comédie-ballet » qu’il a inventé, depuis Les Fâcheux, en 1661, avec le musicien Jean-Baptiste Lully et le maître de ballet, Pierre Beauchamp. Mais, en raison de la querelle, en 1672, entre l’écrivain et Lully, qui veut réserver la musique à l’opéra, il fait appel à Marc-Antoine Charpentier pour Le Malade imaginaire. En fait, dès l’époque de « L’Illustre Théâtre », Molière faisait intervenir des musiciens et, parfois, un chanteur. Pour lui, il ne s’agit pas seulement d’apporter du rythme, de la fantaisie et de la gaieté au spectacle, ou d'ajouter un "ornement" à une pièce, mais de croiser le texte, inscrit dans le réel, avec le monde irréel mis en place par la musique et la danse, à la fois lors du Prologue, dans les intermèdes qui marquent les trois actes, et dans l’extrait d’opéra chanté par les amants dans la scène 5 de l’acte II.

Comédie-Ballet

La variété musicale est particulièrement frappante, puisqu’à l’églogue, avec ses « bergers » et « bergers » typiques de la pastorale, en ouverture, succèdent la sérénade de Polichinelle, victime de l’amour qui finit roué de coups, l’intermède exotique des Mores, et le ballet des médecins, avec une alternance de récitatifs, de parties chantées, tantôt airs de solistes, tantôt chœur. Mais, si ces moments de musique et de danse animent la comédie, ils ne sont pas gratuits. 

        L’ouverture, au rythme solennel et martial, est un moyen, pour l’écrivain, de réaffirmer, par son vibrant éloge, son lien avec le roi, qui a pris ses distances.

Pour écouter le Prologue

Le premier intermède. Mise en scène de Claude Stratz, 2014. Comédie-Française 

Le premier intermède. Mise en scène de Claude Stratz, 2014. Comédie-Française 

         Le premier intermède, l’intervention de Polichinelle est annoncée par Toinette, qui a fait allusion au vieil « usurier Polichinelle, [s]on amant » qui lui obéit en tout. Mais sa sérénade, plainte amoureuse, fait directement écho aux plaintes formulées par Angélique, amoureuse de Cléante, mais que son père veut marier à Thomas Diafoirus. Les attaques des archers du guet contre le malheureux Polichinelle et le rôle de l’argent, qu’il doit leur verser pour échapper aux coups, ne font qu’éclairer les menaces qui pèsent sur l’amour sincère.

Pour écouter le premier intermède

Pour voir "le finale" : mise en scène de Jean-Marie Villéguier, 1990, au théâtre du Châtelet

         Le second intermède est introduit par Béralde, directement relié à son désir de sortir son frère de son obsession : « Je vous amène ici un diverti​ssement, que j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin, et vous rendra l’âme mieux disposée aux choses que nous avons à dire. Ce sont des Égyptiens, vêtus en Mores, qui font des danses mêlées de chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon. » Mais le chant, en unissant le printemps et l’amour, invite la jeunesse à profiter de la joie d’aimer.

         Le dernier intermède répond à un dénouement, qui, s’il permet le mariage d’Angélique et Cléante, ne corrige pas Argan, qui croit de bonne foi qu’il peut devenir médecin, simplement en en prenant l’habit comme le lui assure Béralde : « avec une robe, et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. » D'où ce ballet médical.

LA STRUCTURE DE LA COMÉDIE 

Le schéma actanciel

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Comme traditionnellement dans une comédie, l’enjeu est un mariage, celui d’Angélique, fille d’Argan, avec Cléante dont elle est amoureuse. Mais ce mariage n’est qu’un prétexte à la répartition des rôles, entre adjuvants et opposants, en plus grand nombre et organisés autour du personnage central, Argan, doté de la toute-puissance paternelle et aveuglé par son obsession médicale. Autour de lui gravitent 2 groupes :

Bande-annonce de la mise en scène de Claude Stratz, 2019. Comédie-française

  • sa famille : Béline qui ne pense qu’au testament qu’Argan a décidé d’établir en sa faveur, et souhaite se débarrasser de ses deux belles-filles ; et la petite Louison qui, sous la menace du fouet, trahit sa sœur

  • les représentants de la médecine : M. Purgon, le médecin, assisté de M. Fleurant, l’apothicaire, et surtout, le docteur Diafoirus qui entend bien marier son fils, Thomas, à Angélique.

​Face à eux, quel pouvoir peuvent avoir les adjuvants ? Béralde, frère d’Argan, porte la voix de la raison, mais tous ses arguments restent sans effet. C’est, en fait, la servante Toinette qui va être la plus efficace, par les trois stratagèmes qu’elle élabore :

  • le déguisement de Cléante en maître de musique, afin de lui permettre de parler d’amour avec Angélique ;

  • son propre déguisement en médecin, pour remplacer M. Purgon, qui a abandonné Argan en le menaçant des pires maladies ;

  • le rôle qu’elle attribue à Argan : feindre d’être mort pour mesurer les sentiments réels de sa femme et de sa fille.

J.-M. Moreau le Jeune, « Toinette et Argan », dessin publié avant 1913 in J. Lavergne, Molière. Théâtre choisi 

J.-M. Moreau le Jeune, « Toinette et Argan », dessin publié avant 1913 in J. Lavergne, Molière. Théâtre choisi 

Structure

Le schéma dramatique

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      L’acte I est centré sur le mariage, avec 3 visions : le mariage fondé sur l’amour sincère, celui qu’espèrent conclure Angélique et Cléante, le mariage fondé sur l’intérêt financier, celui d’Argan et Béline, puisque tout ce qu’espère celle-ci est l’héritage, enfin le mariage que souhaite Argan pour sa fille, avec Thomas Diafoirus. Les dialogues mettent en évidence l’opposition entre la force de cette « passion ardente » (I, 4) que décrit Angélique en évoquant Cléante, et qu’elle exprime elle-même, et l’égoïsme qui caractérise tant Béline qu’Argan :

  • Béline n’attend que la réalisation de la promesse d’un époux, dont elle attend avec impatience la mort : « Il faut faire mon testament, mamour, de la façon que Monsieur dit ; mais par précaution je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or, que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par Monsieur Damon, et l’autre par Monsieur Gérante. » (I, 7)

  • Argan ne pense qu’à se choisir un gendre médecin, sans le moindre souci du bonheur de sa fille : « C’est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père. » (I. 5)

        L’acte II poursuit cette opposition : la sincérité exprimée par Cléante, dans son costume de maître de musique, lors du duo amoureux avec Angélique, contraste avec le ridicule des déclarations de Thomas Diafoirus.

      L’acte III, en revanche, place le mariage en arrière-plan, pour se centrer sur l’aveuglement d’Argan, tant à l’égard de la médecine que face à son épouse. Ce n’est que dans la dernière scène que le dénouement nous ramène à l’heureux mariage… mais qui se conclut à nouveau par un stratagème, introduit par les deux adjuvants, introniser solennellement Argan comme médecin : « BÉRALDE.- Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut. » et « TOINETTE.- Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée, que de se jouer à la personne d’un médecin. » (III, 14)

LE CADRE SPATIO-TEMPOREL 

Du fait que la pièce est une comédie-ballet, Molière a pu prendre des libertés avec la règle classique de l’unité de lieu et de temps.

Le décor

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La pièce s’ouvre sur une églogue, qui impose donc le décor traditionnel des pastorales : « La décoration représente un lieu champêtre, et néanmoins fort agréable. »

Maquette de décor pour Le Malade imaginaire. Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, 1974.  Festival dei due mondi
Décor de la mise en scène de Jean Liermier, 2014. Théâtre de Carouge

Maquette de décor pour Le Malade imaginaire. Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, 1974.

Festival dei due mondi

Décor de la mise en scène de Jean Liermier, 2014. Théâtre de Carouge

D’où la nécessité d’un premier changement de cadre, mentionné à l’ouverture de l’acte I, d’abord par une formule vague, « La scène est à Paris », puis plus précisément : « Le théâtre change et représente une chambre. » La chambre d'Argan est bien le lieu principal de la pièce, mais un nouveau changement se produit à la fin de l’acte I : « Le théâtre change, et représente une ville »… et sans doute, en raison du chant de Polichinelle, en Italie. Enfin, le dénouement modifie encore le décor, qui s’élargit bien au-delà des dimensions de la chambre d’Argan : « Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence. Ensuite de quoi toute l’assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs et celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants, entre, et prend ses places, selon les rangs. » 

La durée

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La pièce dépasse le cadre des 24 heures, information apportée par Toinette à la fin de l'acte I : « Pour aujourd’hui il est trop tard ; mais demain du grand matin, je l’enverrai quérir, et il sera ravi de... » C’est d’ailleurs « dans la nuit » que se déroule la sérénade de Polichinelle. De même, l’acte II s’ouvre sur le passage d’un jour à l’autre, quand Argan déclare « Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre ». (I, 1), ce que confirme Toinette : «  Ma foi, Monsieur, je suis pour vous maintenant, et je me dédis de tout ce que je disais hier. Voici Monsieur Diafoirus le père, et Monsieur Diafoirus le fils, qui viennent vous rendre visite. » (II, 4) En revanche, c’est sur cette même journée que se ferme la comédie, comme le précise le souhait de Béralde : « De nous divertir un peu ce soir. »

Le personnage d'Argan 

Argan

Le long monologue d’Argan, qui ouvre la pièce, le situe à la fois socialement et psychologiquement. La didascalie initiale, « seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire avec des jetons », en posant d’emblée le rôle de l’argent, l’inscrit dans cette bourgeoisie enrichie, qui prend de plus en plus d’importance en cette fin du XVIIème siècle. Mais, cette sécurité financière est contrebalancée par l’autre élément introduit dès le début du monologue, la place accordée au corps, qui a supplanté le développement de l’esprit : « un petit clystère insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur » Il nous rappelle alors Monsieur Jourdain, « le bourgeois gentilhomme », puisque, sans culture solide, il se laisse manipuler par tous ceux qui sauront profiter de son idée fixe.

Michel Bouquet dans le rôle d’Argan. Mise en scène de Georges Werler, 2008. Théâtre de la Porte Saint-Martin

Michel Bouquet dans le rôle d’Argan. Mise en scène de Georges Werler, 2008. Théâtre de la Porte Saint-Martin

UNE PATHOLOGIE COMPLEXE 

Le corps omniprésent

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Molière, on le sait, est malade, et l’un de ses ennemis, Boulanger de Chalussay, dont il avait refusé de jouer une pièce, a fait une description satirique de son état, dans un pamphlet au titre sous forme d’anagramme, Élomire hypocondre, paru en 1670. Il  dépeint son personnage avec les poumons atteints (« Le poumon » ne sera-t-il pas d’ailleurs le diagnostic plaisant de Toinette ?), mais surtout tremblant devant la mort qui  l’obsède : « Monsieur, vous vous croyez étique et pulmonaire, / Mais vous vous abusez, vous êtes frénétique. / Autrement hypocondre… ».

Ce verdict sévère, « vous vous croyez », « vous vous abusez », s’applique parfaitement à Argan, qui énumère à Toinette, déguisée en médecin », tous les symptômes qui accablent son corps : « Je sens de temps en temps des douleurs de tête. », « Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux. », « J’ai quelquefois des maux de cœur. », « Je sens parfois des lassitudes par tous les membres. », « Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques. » Pourtant, en réponse aux questions de Toinette, il reconnaît « boire un peu de vin », faire « un petit somme après le repas », et ne souffre d’aucune insomnie, étant « bien aise de dormir. » 

La maladie d'Argan : mise en scène de Georges Werler, 2008

Il n’offre d’ailleurs aucun signe de maladie, si l’on en croit son frère Béralde : « J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme, qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé ; c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre. » Mais son angoisse de la mort, formulée à plusieurs reprises, est plus forte que tous les raisonnements ; il vit donc enfermé dans son fauteuil, ne le quittant que quand agit un lavement, protégé par une barricade de médicaments… mais surtout, enfermé dans sa solitude, avec le sentiment que nul ne le comprend. Son cri, à la fin de son monologue, « ah, mon Dieu ! ils me laisseront ici mourir. », résume sa souffrance qui, elle, est bien réelle.

D’après François Boucher, Le Malade imaginaire, 1734. Gravure de Laurent Cars, BnF

D’après François Boucher, Le Malade imaginaire, 1734. Gravure de Laurent Cars, BnF

La régression infantile

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De plus, cette place prédominante accordée au corps annihile tout esprit, pour preuve son interrogation absurde : « Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre, douze allées, et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander, si c’est en long, ou en large. » (II, 2) Il redevient donc semblable à un petit enfant, dont le seul souci est que l’on s’occupe de lui. Pour cela, bien sûr, il y a les médecins et leurs remèdes, mais cela ne suffit pas. Cela explique ses appels multipliés à Toinette, mais aussi la façon dont sa femme sait exploiter ce désir. Déjà, ses appellations, « mon pauvre mari », « mon petit fils », « pauvre petit mari », l’infantilisent complètement.  

Et le confort qu’elle lui apporte rappelle celui qui serait prodigué par une maman prenant soin d’un petit enfant : « Çà, donnez-moi son manteau fourré, et des oreillers, que je l’accommode dans sa chaise. Vous voilà je ne sais comment. Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles ; il n’y a rien qui enrhume tant, que de prendre l’air par les oreilles. », « Levez-vous que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête. »

Mais, dans ces conditions, aveugle et sourd à tout ce qui n’est pas son état de malade, comment pourrait-il sortir de ce repli égoïste sur lui-même pour remplir de façon équilibrée sa fonction de père ?

LA TOUTE-PUISSANCE D’UN PÈRE 

La pièce montre comment la « maladie » dont dit souffrir Argan le conduit à une division intérieure, sa nature profonde, celle d’un père aimant, étant détruite par son obsession monomaniaque. 

Un père aimant

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Le premier entretien entre Argan et Angélique s’ouvre tout en douceur, apportant la preuve de l’amour de ce père pour sa fille : « On vous demande en mariage. Qu’est-ce que cela ? vous riez. Cela est plaisant, oui, ce mot de mariage. Il n’y a rien de plus drôle pour les jeunes filles. » Dans l’acte I, scène 5, c’est cette corde sensible que cherche à toucher Toinette, qui connaît la nature profonde de son maître.

ARGAN.- Ouais, voici qui est plaisant. Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?

TOINETTE.- Non, vous dis-je.

ARGAN.- Qui m’en empêchera ?

TOINETTE.- Vous-même.

ARGAN.- Moi ?

TOINETTE.- Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.

ARGAN.- Je l’aurai.

TOINETTE.- Vous vous moquez.

ARGAN.- Je ne me moque point.

TOINETTE.- La tendresse paternelle vous prendra.

ARGAN.- Elle ne me prendra point.

TOINETTE.- Une petite larme, ou deux, des bras jetés au cou, un "mon petit papa mignon", prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher. (I, 5)

Argan-Louison.jpg

Le rôle accordé à la petite Louison – et les enfants sont rares dans les œuvres de Molière – confirme cette nature profonde, puisqu’après l’avoir menacée du fouet pour qu’elle avoue avoir vu sa sœur en compagnie de Cléante, celle-ci « contrefait la morte ». Aussitôt, Argan s’affole, et se désespère : « Holà. Qu’est-ce là ? Louison, Louison. Ah ! mon Dieu ! Louison. Ah ! ma fille ! Ah ! malheureux, ma pauvre fille est morte. Qu’ai-je fait, misérable ? Ah ! chiennes de verges. La peste soit des verges ! Ah ! ma pauvre fille ; ma pauvre petite Louison. » (II, 8) Même quand elle révèle sa ruse, loin de l’en punir, ou même de s’en indigner, elle obtient son pardon.

Argan et Louison. Mise en scène de Daniel Auteuil, 2019. Théâtre de Paris

Un père autoritaire

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Mais cet amour paternel n’est pas de force face au désir de protection d’Argan, qui le conduit à vouloir marier sa fille, non pour faire son bonheur, mais dans son intérêt personnel, d’où sa réponse à Toinette qui exprime avec force son opposition : « Ma raison est, que me voyant infirme, et malade comme je suis, je veux me faire un gendre, et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes qui me sont nécessaires, et d’être à même des consultations, et des ordonnances. » Aucun des arguments de Toinette ne le touche donc, ni l’évidente répulsion de sa fille face à Thomas Diafoirus, et pas même ses prières. Il s’entête dans sa décision, prise à son seul profit : « Écoute, il n’y a point de milieu à cela. Choisis d’épouser dans quatre jours, ou Monsieur, ou un couvent. Ne vous mettez pas en peine, je la rangerai bien. » (II, 6) Enfin, même s’il est touché de la réaction de sa fille, pleurant sa mort supposée à la fin de la pièce, jusqu’au bout il résiste aux implorations de Béralde, « Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ? », et de Toinette, « Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ? », pour poser une condition à son acceptation : « Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille. »

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La pathologie d’Argan le détourne donc de son devoir de père, et met en péril l’ordre familial. C’est ce danger que dénonce ouvertement Molière.

LE NAïF EXPLOITÉ 

Par les médecins

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Dès le monologue d’ouverture, à travers les réactions d’Argan – et même s’il diminue systématiquement tous les montants dus à M. Fleurant, son apothicaire – il est évident que son obsession médicale en fait une victime facile : « Le simple homme que vous êtes ! » (III, 7), s’écrie son frère Béralde en constatant la façon dont les menaces de M. Purgon le terrifient. Dépourvu de tout sens critique dès lors qu’il est question de maladie, il est prêt à tout croire : « Monsieur Purgon dit que je succomberais, s’il était seulement trois jours sans prendre soin de moi ». C’est ce que résume Toinette, dans son langage familier : « Ce Monsieur Fleurant-là et ce Monsieur Purgon s’égayent bien sur votre corps ; ils ont en vous un bonne vache à lait ».

Charles Robert Leslie, Le Malade imaginaire,  "La prière d'Argan  à Monsieur Purgon" 1843. Huile sur toile, 61 x 97,7. Victoria and Albert Museum, Londres

 Charles Robert Leslie, Le Malade imaginaire,  "La prière d'Argan  à Monsieur Purgon" 1843. Huile sur toile, 61 x 97,7. Victoria and Albert Museum, Londres

Elle en fera la démonstration lorsqu’elle se déguise en médecin. Déjà son maître, apeuré par l’abandon de Monsieur Purgon, se laisse aisément convaincre que, malgré sa ressemblance avec Toinette, il s’agit bien d’un médecin, et âgé de « quatre-vingt-dix ans », qui plus est, « un effet des secrets de [s]on art. » Le fait que ce médecin contredise à la fois le diagnostic de Purgon et ses recommandations ne l’étonne en rien, et il faut en arriver à l’idée de lui « couper » un bras et de lui « crever » un œil pour qu’il émette une réticence, sans pour autant d’ailleurs rejeter le médecin…  

Au sein de la famille

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Mais le pire est que ce père, qui, obsédé par sa santé, néglige sa famille, s’aveugle complètement sur tous ses proches. Même les plus sincères, tel Béralde ou Angélique, en arrivent à se jouer de lui. Le premier s’associe au stratagème de Toinette, aussi bien quand elle joue le médecin, que dans ce qu’elle a imaginé pour ouvrir les yeux à son maître, qu'il feigne d'être mort ; c’est lui aussi qui lance l’idée de l’introniser médecin pour permettre le mariage de sa fille avec Cléante. Angélique aussi trompe sans scrupules son père quand elle se tait en reconnaissant Cléante dans son rôle de maître de musique, et lui avoue son amour en feignant de chanter un morceau d’opéra. Même la petite Louison sait qu’elle peut tromper son père, et lui ment sans vergogne, jusqu’à jouer la morte pour ne pas être fouettée…

Cependant, si les membres de la famille, y compris la servante, jouent sur la naïveté d’Argan, ils ont du moins l’excuse de lutter pour une cause juste, l’amour sincère entre Angélique et Cléante, et sans vouloir nuire à Argan. Mais ce n’est pas le cas de Béline, dont l’hypocrisie est destinée à priver les filles de son époux de leur héritage pour l’accaparer. Elle a su entrer dans le rôle d’une épouse aimante, soucieuse de la santé de celui dont elle sait parfaitement flatter la passion. Cela ressort pleinement dans la scène 6 de l’acte I quand, devant ses protestations d’amour, Argan tombe complètement dans le piège et lui promet toute sa fortune par testament. Il faudra la ruse de Toinette pour qu’il ouvre enfin les yeux sur « l’amitié » que lui porte sa femme…

Le dernier intermède : Argan médecin. Mise en scène de Claude Stratz, 2001, Comédie-Française

Le dernier intermède : Argan médecin. Mise en scène de Claude Stratz, 2001, Comédie-Française

CONCLUSION

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Un véritable paradoxe que cette dernière comédie de Molière, avec son personnage de « malade imaginaire » joué par un auteur-comédien lui-même malade, conduise le créateur à ce que redoute le plus sa créature, la mort… Autre paradoxe de la comédie, son dénouement : que le personnage ne puisse être guéri de sa passion et rétablir l’harmonie dans sa famille, en mariant sa fille à celui qu’elle aime, qu’en devenant lui-même ce dont toute la pièce se moque et l’image de ce que ridiculise toute l’intrigue, un médecin… , tout aussi « imaginaire » que celui qui entre dans ce rôle. Si le rôle de la comédie est bien de « châtier les mœurs par le rire », Le Malade imaginaire est, en fait, l’échec de la comédie pour soigner la passion excessive dont le héros est la proie : Argan, à la fin, n’est pas soigné, mais devient lui-même le héros-médecin de sa propre folie.

La satire : les médecins, la médecine 

Satire

La satire des médecins est une tradition, tant dans les farces médiévales, les fabliaux tel Le Vilain mire, qu’avec un personnage comme « il dottore Balanzone » dans la commedia dell’arte, et elle parcourt de nombreuses pièces de Molière. Si le ton reste celui de la farce dans Le Médecin volant, ou Le Médecin malgré lui, ou l’attaque atténuée parce qu’elle est confiée au valet Sganarelle dans Dom Juan, la satire est plus violente dans L’Amour médecin, qui dénonce la cupidité et le cynisme de ces gens qui utilisent leur « art » à leur seul profit.

Dans Le Malade imaginaire, la satire s’approfondit, car Molière ne se contente plus d’une caricature plaisante des médecins, mais s’en prend à la médecine elle-même.

Un personnage de la commedia dell'arte : le Docteur

Un personnage de la commedia dell'arte : le Docteur

LE CONTEXTE 

Anonyme École espagnole, L’homme à la seringue, XVIIème siècle. Huile sur toile, 73 x 50. Musée du Louvre, Paris

Anonyme École espagnole, L’homme à la seringue, XVIIème siècle. Huile sur toile, 73 x 50. Musée du Louvre, Paris

La médecine au temps de Molière

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Dans l’éloge qu’il fait de son fils, le docteur Diafoirus avance comme ultime argument : « il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens ». La médecine au XVIIème siècle s’attache encore, en effet, aux théories du grec Gallien (129-201), lui-même héritier d’Hippocrate (vers 460-377 av. J.-C.), notamment fondées sur l’idée que la maladie vient d’un déséquilibre des quatre humeurs : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire (d’où vient le terme de « mélancolie »). Ainsi le mémoire de l’apothicaire d’Argan, Monsieur Fleurant, explique le rôle d’un traitement : « chasser dehors les mauvaises humeurs de Monsieur ». C’est aussi la raison des deux pratiques dominantes, la saignée et le clystère, lavement réalisé à l’aide d’une seringue insérée dans le rectum, celui que vient donner à Argan Monsieur Fleurant, dans la scène 4 de l’acte III. On sait que Fagon, médecin de Louis XIV, lui infligeait jusqu’à dix-huit purges en une seule journée ! Ajoutons-y de rigoureux régimes, qui achèvent d’affaiblir le malade, mêlés à  des potions inefficaces, telle celle « cordiale et roborative, composée avec douze grains de bézoard » (I, 1), composition que rien ne vient justifier ! C’est ce que met plaisamment en scène l’intermède qui ferme Le Malade imaginaire. À toutes les questions posées, quelle que soit la maladie citée, le candidat médecin, Bachelierus, répond invariablement « Clysterium donare, / Postea seignare, / Ensuitta purgare », et s’en trouve dûment félicité : « Bene, bene, bene, bene respondere: / Dignus, dignus est entrare / In nostro docto corpore. »

Médecine-XVII°s.

Pourtant, la médecine progresse, avec la pratique de la dissection, mais surtout avec la découverte de la circulation du sang par William Harvey, au début du siècle, puis celle des vaisseaux lymphatique et de la circulation lymphatique, théories qui commencent à être acceptées depuis qu’une chaire d’anatomie, en 1672, les propage. Mais la médecine refuse encore souvent toute remise en cause, comme le prouve la réaction de Thomas Diafoirus, rapportée par son père : « Jamais il n’a voulu comprendre, ni écouter les raisons, et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine. »

Comment, dans un tel contexte, Molière pourrait-il limiter ses critiques ?

Le "malade" Molière

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Limiter ses attaques est d’autant moins possible que Molière est lui-même touché par une maladie, dont le diagnostic est, encore aujourd’hui, discuté, mais dont on sait qu’un des symptômes est une toux violente. Dès 1664, elle l’a parfois empêché de jouer sur scène, et elle s’aggrave, indépendamment des soins.  Mais cela n’amène pas pour autant l’écrivain à croire en la médecine, pour preuve le ton plaisant du Placet qu’il adresse au roi en 1669, à propos de son médecin Mauvilain :

TROISIÈME PLACET

PRESENTE AU ROI le 5 février 1669.

SIRE,

Un fort honnête médecin, dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet et veut s’obliger par-devant notaire de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de VOTRE MAJESTÉ. Je lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandais pas tant, et que je serais satisfait de lui pourvu qu’il s’obligeât de ne me point tuer. Cette grâce, Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de…

Oserais-je demander encore cette grâce à VOTRE MAJESTÉ le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots ; et je le serais, par cette seconde, avec les médecins. C’est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois ; mais peut-être n’en est-ce pas trop pour Votre Majesté ; et j’attends, avec un peu d’espérance respectueuse, la réponse de mon placet.

Et Grimarest, dans sa biographie de Molière, rapporte une conversation plaisante entre Louis XIV et Molière : « Vous avez un médecin ; que vous fait-il ? — Sire, répondit Molière, nous causons ensemble, il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais point, et je guéris. » 

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La mort de Molière, à l’issue de la quatrième représentation du Malade imaginaire, frappe forcément les esprits. La satire de la médecine apparaît alors, aux yeux de beaucoup, comme une sorte de prescience, d’où ces épitaphes qui suivent L’Oraison funèbre de Molière de Donneau de Visé, parue dans le Mercure galant, en 1673.

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LA CRITIQUE DES MÉDECINS 

Quand le costume fait le médecin

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Pour défendre Molière, Béralde explique : « Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine » (III, 3) Or, même si cela pourrait se dire de bien d’autres critiques de Molière, il faut bien, au théâtre, que la critique s’incarne dans des personnages, et, si l’écrivain s’emploie, par exemple dans Tartuffe, à distinguer les dévots sincères des « faux dévots », à aucun moment il ne suggère qu’il puisse exister de "bons" médecins… car le médecin, par sa fonction même, joue un rôle, symbolisé par son costume qui suffit à lui donner son pouvoir : la longue robe noire et le rabat blanc évoquaient-ils pas une soutane, et la longue barbe blanche la sagesse d’un philosophe ? Tout se passe donc comme si, revêtant son costume, le médecin devenait aussitôt un imposteur, masquant par l’habit son ignorance. Ainsi, il suffit à Toinette de revêtir l’habit pour entraîner la croyance aveugle d’Argan, une foi quasi religieuse, et c’est ce que confirment, au dénouement, Béralde, « En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela, et vous serez après plus habile que vous ne voudrez », puis Toinette : « Tenez, Monsieur, quand il n’y aurait que votre barbe, c’est déjà beaucoup, et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin. »

Des portraits satiriques

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Monsieur Fleurant

C’est sur l’apothicaire que s’ouvre la satire, déjà par son nom, qui évoque la pratique alors courante, consistant à « fleurer », à sentir, l’urine ou les selles du patient pour établir le diagnostic, allusion directe faite par Toinette en réponse à l’inquiétude d’Argan sur l’effet de son lavement : « c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu’il en a le profit. » Le long monologue met l'accent sur l'argent que lui rapportent ses remèdes

Monsieur Purgon

Lui est associé monsieur Purgon, lui aussi avec un nom évocateur du remède essentiel alors, « purger ». Il apparaît tardivement, dans la scène 5 de l’acte III, mais avec des défauts clairement soulignés, à commencer par la prétention de celui qui entend bien exercer son pouvoir face à des malades dociles : « Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d’un malade contre son médecin », « vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin. » Mais Molière pousse la caricature à l’extrême, en représentant, à la fin de cette scène, un médecin qui, en lançant une véritable malédiction après une liste de maladies en gradation, « bradypepsie », « dyspepsie », « apepsie », « lienterie », « dysenterie », « hydropisie », se réjouit de condamner à mort son patient : « Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie. »

Les Diafoirus

Le seul choix du nom Diafoirus, qui associe plaisamment le préfixe grec "dia-", qui signifie "à travers", et un suffixe latin, "-us" appliqué au mot "foire", fait de ce père et de son fils deux personnages dignes des tréteaux de la foire où se jouent les farces.

        Le fils Diafoirus est rendu ridicule par son langage ampoulé, parodie de la « disputatio » qui soutient l’apprentissage à la Faculté. Il s’agit d’argumenter en replaçant la logique rationnelle par la simple habileté du langage, par exemple la métaphore filée où il se compare, face à  Angélique, à « la statue de Memmon », puis à l’« héliotriope ». « Voilà ce que c’est d’étudier, on apprend à dire de belles choses », conclut d’ailleurs Toinette.

Argan et les Diafoirus. Mise en scène de Claude Stratz, 2019.  Comédie-Française

Argan et les Diafoirus. Mise en scène de Claude Stratz, 2019.  Comédie-Française

       Le père, lui, accentue encore le ridicule de son fils, par l’éloge qu’il en fait, grotesque car pour le moins paradoxal. D’abord, il le dépeint comme un élève fort peu doué, se réjouissant pourtant de ce retard : « On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans, qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. » Puis, il s’extasie sur sa principale qualité d’étudiant, une obstination stérile : il « ne démord jamais de son opinion », faisant bon marché de toute rationalité. C’est donc son insertion dans la Faculté qui a rempli, par un formalisme rigide, le vide initial d’un fils stupide.

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Extrait du ballet final : texte et traduction

Un dangereux cynisme

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Mais, au-delà de la dénonciation d’un langage qui masque le vide réel, surtout quand, comme le latin ou les termes savants, il reste incompréhensible aux hommes ordinaires, il y a encore plus grave, le mépris du patient qui devrait pourtant être le premier souci du médecin. C’est ce que traduit la volonté de Diafoirus de « demeurer au public » au lieu de soigner « les grands » : « Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. » Dans sa réponse à Toinette, « Cela est plaisant, et ils sont bien impertinents de vouloir que vous autres Messieurs vous les guérissiez ; vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions, et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent », il fait preuve d’un véritable cynisme : « Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. » 

Mais ne fait-il pas là que respecter le premier article du serment que devait prêter le futur docteur, « Observer les droits, statuts, lois et coutumes respectables de la Faculté » ? Cette même dénonciation ressort du dernier intermède, lors du serment du Bachelier, à peine masquée par le pseudo-latin, où « Le malade dût-il en crever », l'essentiel est le respect de la Faculté.

LA CRITIQUE DE LA MÉDECINE 

Une illusion

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À travers l’obsession d’Argan, Molière dénonce la valeur qu’il accorde à la médecine. Il la présente comme une des illusions de l’homme, face à sa peur de la mort, tellement forte que même l’idée de l’imiter effraie son personnage : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? ». Or, au même titre que cette peur peut conduire à s’en remettre aveuglément à une religion qui promet enfer ou paradis, danger déjà dénoncé dans Tartuffe ou Dom Juan, elle amène Argan à voir son salut dans la puissance de la médecine. Même le vocabulaire choisi dans la discussion entre Argan et Béralde rapproche la médecine de la religion :

ARGAN.- […] Vous ne croyez donc point à la médecine ?

BÉRALDE.- Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.

ARGAN.- Quoi vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

BÉRALDE.- Bien loin de la tenir véritable, je la trouve entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie ; (III, 3)

« Momerie », c’est-à-dire mascarade, donc tromperie, illusion. Béralde ajoute d’ailleurs que cette croyance « est une marque de la faiblesse humaine », et développe longuement ce qu’il nomme « le roman de la médecine », qui berce l’homme de « belles imaginations », lui donne l’espoir « d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années », mais tout cela en vain : « quand vous en venez à la vérité, et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. » 

D’où le dernier mot qui ferme le chœur final, terrible réponse au désir de vivre de l’homme en général, qu’Argan pousse à l’extrême, alors même qu’il félicite ce nouveau docteur : « Mille, milLe annis et manget et bibat / Et seignet et tuat ! » (Que mille et mille ans il mange et boive / Et saigne et tue !) Mais le second Prologue, raccourci donné par le livret de 1674, concluait déjà sur ces mots de la Bergère : « Vains et peu sages médecins ; / Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins / La douleur qui me désespère ; / Votre plus haut savoir n'est que pure chimère. » Mais ces mots n’entrent-ils pas en résonnance avec l’état de Molière lui-même, frappé par la mort alors même qu’il interprète le rôle d’Argan ? 

L'idée de nature

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Au même titre que, dans toutes ses comédies, Molière oppose les artifices au naturel, aussi bien dans la vie sociale que dans l’amour, où triomphe l’attirance « naturelle » des jeunes gens, sa réponse à l’idée fixe d’Argan affirme la primauté de « la nature », sur laquelle insiste longuement Béralde dans son argumentation. Déjà, il considère que cette « nature » même de l’homme est trop obscure pour qu’il soit possible d’agir sur elle : « la nature nous a mis devant les yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose. » En riposte à l’arrogance des Purgon  et des Diafoirus, il invite donc à plus de modestie.  Ainsi, à la question d’Argan, « Que faire donc, quand on est malade ? », sa réponse est directe : « Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. ». Molière, à la suite de bien des philosophes de son temps, notamment de Gassendi, défend donc l’idée que la nature retrouvera son équilibre seule, sans que ne s’en mêlent des remèdes

CONCLUSION

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La satire des médecins dans Le Malade imaginaire n’est donc pas une simple reprise d’une tradition fort ancienne, mais un nouveau règlement de compte contre des imposteurs qui abusent de la crédulité et des peurs humaines, qui usent de leur pouvoir à leur profit. Nouvelle... et ultime attaque – mais Molière en avait-il alors la prescience, alors même qu’il se prend lui-même en exemple dans son argumentation ? La discussion entre son héros, Argan, et son frère, Béralde, reprend l’opposition, si fréquente dans son œuvre, entre la raison et l’imagination… mais le dénouement mène au triomphe de l’irrationnel. Les hommes peuvent-ils donc vraiment être corrigés de leur aveuglement ? Molière semble ici en douter, niant la formule célèbre sur le rôle de la comédie : « Castigat mores ridendo »…

D’après Pierre Antoine A. VAFFLARD, La Mort de Molière, 1806. Huile sur toile, 50 X 59

D’après Pierre Antoine A. VAFFLARD, La Mort de Molière, 1806. Huile sur toile, 50 X 59

En revanche, ce passage du dialogue où Molière évoque son cas explique ce qu’ont pu lui apporter le théâtre et son métier de comédien : « BÉRALDE.- Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours. ARGAN.- Tant pis pour lui s’il n’a point recours aux remèdes. BÉRALDE.- Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui il n’a justement de la force, que pour porter son mal. » Jouer serait donc pour lui le meilleur exorcisme contre la peur de la mort...

Le comique dans Le Malade imaginaire 

Comique

Le but premier de Molière est bien de provoquer le rire, et, pour cela, il dispose d’un double héritage, venu de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque.

  • D’un côté, il y a Plaute, qui, après Aristophane,  privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois. Cette tendance est renforcée, chez Molière, par sa collaboration avec les Comédiens italiens qui mettent en scène la commedia dell’arte.

  • De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

​En unissant ces deux tendances, Molière parvient ainsi à toucher aussi bien le public populaire, celui du « parterre », que les spectateurs plus raffinés, même si certains se montrent  choqués par des effets comiques jugés de « bas niveau ». Mais surtout il s’agit pour lui de critiquer les mœurs de ceux qui ne sont guidés que par une obsession, qu’il ridiculise à plaisir, et de dénoncer certains abus de la société de son temps.

LE COMIQUE DE GESTES 

Le rôle des didascalies

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On reconnaîtra d'abord le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, explicitement signalés dans les didascalies. Comme souvent, il se manifeste à travers le jeu bouffon de la servante Toinette, notamment face à son maître. Son entrée en scène, « faisant semblant de s’être cogné la tête », fait sourire par le contraste entre ses plaintes, ce « Ah ! » répété, et les reproches lancés par Argan. 

Argan face à Toinette. Mise en scène de Claude Stratz, 2019.  Comédie-Française

La dispute entre le maître et la servante provoque le rire quand elle se transforme en une poursuite, « ARGAN court  après Toinette », « TOINETTE se sauve de lui », puis s’accélère encore en un jeu de cache-cache : « ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main. », « TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n’est pas Argan. » (I, 5) Enfin, le public ne peut que rire quand la colère d’Argan se change, dans la scène suivante, en une bataille à coups d’oreillers : « TOINETTE, lui mettant rudement un oreiller sur la tête, et puis fuyant. », « ARGAN, se lève en colère, et jette tous les oreillers à Toinette. »

Argan face à Toinette. Mise en scène de Claude Stratz, 2019.  Comédie-Française

Le jeu d'acteur

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Il faut aussi imaginer les gestes et les mouvements nés du texte, que l'acteur, guidé par son metteur en scène, va créer librement. Ainsi, une seule didascalie présente Thomas Diafoirus, « un grand benêt nouvellement sorti des Écoles, qui fait toutes choses de mauvaise grâce, et à contretemps », permet au comédien de surjouer sa maladresse et ses discours ridicules, jusqu’à la caricature, par exemple lors de la consultation où, tandis que son père attrape un bras pour tâter le pouls d’Argan, il s’empare de l’autre pour exprimer son diagnostic, approuvé par son père. Nous pouvons aisément imaginer les mimiques et les regards d’Argan, alternant de l’un à l’autre. Ce sont aussi ses mimiques d’effroi que suggèrent les menaces lancées par Monsieur Purgon dans la scène 6 de l’acte II et que l’acteur peut mettre en valeur.

LE COMIQUE DE MOTS 

La consultation des Diafoirus. Mise en scène de Daniel Auteuil, 2019. Théâtre de Paris

La consultation des Diafoirus. Mise en scène de Daniel Auteuil, 2019. Théâtre de Paris

Toinette l’insolente. Mise en scène de Stéphanie Moriau, 2014, La Comédie Volter 

Le décalage

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Tout comme le comique de gestes le comique de mots peut reposer sur des procédés simples, hérités du théâtre antique, tels les jeux sonores, les cris et les insultes, surtout quand ils s’enchaînent, comme le fait Argan face à Toinette. Mais l’on rit encore davantage quand le langage de la servante, insolente, vise celui qui est d’un statut social supérieur, ou quand elle joue de l’hypocrisie pour mieux duper son maître.

CLÉANTE.- Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.

TOINETTE, feignant d’être en colère.- Comment "qu’il se porte mieux" ? Cela est faux, Monsieur se porte toujours mal.

CLÉANTE.- J’ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.

TOINETTE.- Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il était mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.

ARGAN.- Elle a raison.

TOINETTE.- Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.

Toinette l’insolente. Mise en scène de Stéphanie Moriau, 2014, La Comédie Volter 

C’est le décalage, en effet, qui provoque le rire du public, comme l’explique Bergson dans Le Rire. On notera, par exemple, le décalage entre le latin, adopté par les Diafoirus, et le langage courant d’Argan, quand, s’opposant aux Diafoirus, « Monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade », il reçoit comme réponse « Eh oui, qui dit parenchyme, dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble, par le moyen du vas breve du pylore, et souvent des méats cholidoques ».

Vers l'absurde

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Mais le langage se vide alors de sens.  C’est ce que souligne, notamment, le comique de répétition, depuis l’interjection « Ah ! » (I, 2), reprise six fois par Toinette, jusqu’à son diagnostic « Le poumon » ou sa critique de monsieur Purgon, « Ignorant », avec son apogée en latin « Ignorantus, ignoranta, ignorantum ». Comparé par Bergson au « diable à ressort », sortant incessamment de sa boîte, le procédé met en évidence l’insolence de la servante dénonçant ainsi l’obsession de son maître.

Dans de telles conditions, le langage ne peut plus, en effet, jouer son rôle, permettre de communiquer, et touche alors à l’absurde. C’est également le cas quand les personnages s’interrompent, empêchant la parole de circuler, comme lors de l’entrée en scène de Monsieur Diafoirus face à Argan : « Ils parlent tous deux en même temps, s’interrompent et se confondent. »

Langage et mensonge

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Mais, plus grave encore, il se fait mensonge, lorsque ceux-ci s’en servent comme d’un masque. Tout le théâtre de Molière s’emploie ainsi à faire tomber ces masques, à rendre évident aux yeux du public la vérité profonde des êtres. Or, dans la pièce, tous les personnages savent user de ce langage mensonger, depuis les médecins qui, comme Monsieur Diafoirus ou son fils Thomas, masquent sous leur langage appris de l’école leur incompétence, et, pire encore, leur cynisme, ou Angélique, qui invoque un « songe » quand elle reconnaît Cléante dans ce prétendu maître de musique, jusqu’à la petite Louison, niant obstinément avoir « vu » quoi que ce soit… Bien sûr ,Toinette aussi ment à la perfection, en feignant de donner raison à Béline, en présence du notaire, puis en annonçant la mort de son maître, et même Béralde sait mentir pour ne pas heurter de front son frère, affirmant le contraire de sa pensée : « c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt ; qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants, une affection et une bonté, qui n’est pas concevable, cela est certain. » (III, 3) En fait, le comique fait alors rire des mots pour mieux en révéler le dangereux pouvoir

LE COMIQUE DE CARACTÈRE 

Le comique de caractère naît lui aussi d'un décalage, par rapport à la norme sociale, qui exige de « l’honnête homme » modération et équilibre. Chez Argan, l'obsession de ne pas être malade tourne à la monomanie, et le rend ridicule, par exemple quand il tombe dans l'excès en parodiant le tragique : « Venez-vous en ici à mon secours » (I, 6), s’écrie-t-il en implorant son épouse parce qu’on « vient de [l]e mettre en colère », ou gémissant, « Ah, mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m’avez perdu », après les menaces de Monsieur Purgon. (III, 6) Pour ridiculiser son personnage, Molière s’emploie à mettre en évidence le décalage entre son état de malade, affiché, par exemple devant Béralde, « Je n’ai pas seulement la force de pouvoir parler » (II, 9) et la réalité d’un comportement plein d’énergie :« « ARGAN, parlant avec emportement, et se levant de sa chaise ».

Le face à face entre Argan et Toinette. Mise en scène en 2008 au Shakespeare's theater. Washington D.C.

Le face à face entre Argan et Toinette. Mise en scène en 2008 au Shakespeare's theater. Washington D.C.

C’est d’ailleurs ce que souligne avec malice Béralde : « Ah ! voilà qui est bien. Je suis bien aise que la force vous revienne un peu, et que ma visite vous fasse du bien ». (II, 9)Par son obsession caricaturale, le personnage devient alors une marionnette, totalement livrée aux autres qui l’exploitent à plaisir. Les médecins lui font croire n’importe quoi, il est pour eux, comme le lui dit Toinette, « une bonne vache à lait ». Sa naïveté est également exploitée par son épouse, dont il est incapable de démasquer le langage hypocrite. Enfin, cela permet l’inversion, fréquente dans la comédie, de la relation de pouvoir entre lui et sa servante, Toinette, qui, déguisée en prétendu médecin, lui fait, à son tour, accepter un diagnostic ridicule.

LE COMIQUE DE SITUATION 

Le quiproquo

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Dans cette pièce, Molière retrouve tous les procédés habituels du comique de situation, à commencer par le quiproquo, qui souligne le décalage entre deux personnage, chacun enfermé en soi-même, donc une communication impossible. Ainsi, dans la première partie de la scène 5 de l’acte I, tandis qu’Argan s’apprête à annoncer à Angélique sa volonté de la marier à Thomas Diafoirus, celle-ci, certaine que Cléante a demandé sa main à son père, approuve avec enthousiasme l’éloge fait par Argan de son futur gendre. Quand la vérité éclate – ce dont le public se doutait, d’où son rire complice –, la situation s’inverse brusquement, Angélique, « toute ébaubie », ne trouve plus rien à répondre, et c’est Toinette qui s’indigne de « ce dessein burlesque ».

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La consultation d’Argan par Toinette. Mise en scène de Jérôme Jalabert, 2018. Compagnie l’Esquisse 

Le déguisement

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Molière joue aussi sur la connivence du public quand son héros se trouve dupé par un personnage déguisé, qui en profite pour transgresser un interdit.

Ainsi, comme Cléante ne peut rencontrer en son propre nom Angélique, il se dissimule sous les traits de l’« ami de son maître de musique », stratagème qui lui permet de déclarer son amour sous la fiction de la passion amoureuse entre un Berger, Tircis, et une Bergère, Philis : dans la scène 5 de l’acte II, tous deux peuvent alors se livrer à un duo amoureux chanté sous les yeux mêmes d’Argan et des Diafoirus. La réaction finale d’Argan, ironisant contre le père aveugle de la fiction chantée, « Voilà un sot père que ce père-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire », fait forcément rire en soulignant sa naïveté.

Le déguisement joue pleinement son rôle comique quand l’habit de médecin est revêtu par Toinette, qui se joue alors, par ses diagnostics et ses remèdes ridicules, se « couper un bras », « se crever un œil » (III, 10), de la naïveté de son maître.

La feinte

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Enfin, la feinte, qui fait ressortir le ridicule du héros, est également un procédé comique, qui intervient à deux reprises :

  • Dans la scène 8 de l’acte II, la jeune Louison, menacée du « fouet » pour avoir menti, feint de mourir sous les yeux de son père, sûre d’arrêter ainsi sa colère. Celui-ci est-il réellement trompé par ce stratagème ? Ou bien, comprend-il qu’il s’agit d’un jeu, dans lequel il accepte d’entrer afin de ne pas avoir à fouetter l’enfant ? Peu importe, le rire du public est garanti lors du retournement de situation avec l’aveu cocasse de Louison : « je ne suis pas morte tout à fait. »

  • Cette scène est comme l’annonce de la scène 12 de l’acte III, autre jeu de rôle quand Argan, à son tour, sous le prétexte avancé par Toinette de prouver à Béralde l’amour de son épouse pour lui, accepte de contrefaire le mort. Mais c’est lui qui se retrouve pris au piège par sa propre feinte, contraint d’entendre la « belle oraison funèbre » que fait de lui Béline, accumulant les reproches et révélant ainsi son hypocrisie.

CONCLUSION

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Dans la pièce, toutes les formes de comique s’unissent donc dans un seul et même but : mettre en évidence l’aveuglement d’Argan, qui participe lui-même à la mise en valeur de sa propre caricature. Pour cela, tous les tons sont utilisés, du grotesque de la farce, avec sa gestuelle exagérée, à la parodie verbale, de sa satire ironique au sarcasme accusateur et cruel…

De ce fait – et grâce, notamment, au rôle de la servante Toinette, habile en stratagème –, le comique permet de faire tomber les masques. Mais le dernier intermède, qui intronise Argan en médecin, ne corrige pas le héros, conforté dans son illusion. Cependant, peut-être les spectateurs, eux, sortiront-ils du théâtre alertés sur les dangers des passions excessives, et se méfieront-ils davantage des imposteurs ?

Parcours -explications d'extraits 

Parcours

À partir de cette étude d'ensemble du Malade imaginaire, il est possible de construire un parcours littéraire, comportant notamment des explications d’extraits, auquel nous associerons des textes et documents organisés autour de l'enjeu du programme, « Spectacle et comédie ».

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