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Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville, 1775
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Auteur

Jean-Baptiste Nattier, Portrait de Beaumarchais, 1755. Huile sur toile, 83 x 65. Comédie-française, Paris

L'auteur (1732-1799): son "insolence" 

Entrer dans tous les détails de la vie de Beaumarchais, qui a connu tant de péripéties, serait beaucoup trop complexe. Nous n’en dégagerons donc que les principales caractéristiques, qui le rapprochent d’ailleurs de son héros, Figaro, nom souvent interprété comme la contraction de « fils Caro », d’après le patronyme de naissance de son créateur : né dans le Tiers-État, il a voulu entrer, par l'argent qu'il a su acquérir, dans la noblesse... dont il s'est pourtant employé à dénoncer les abus...

Pour une présentation détaillée, se reporter au Mariage de Figaro

Voir Beaumarchais l'insolent, film d'E. Molinaro, 1996 : le procès Goëzman  

Homme du XVIIIème siècle, Beaumarchais représente la principale revendication, le principal idéal de ce "siècle des Lumières", la liberté. C'est ce qui ressort de son autoportrait, paru dans Requête à la Commune de Paris en 1789.

Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments. Mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens. Les gens de l’art me détestaient. 

J’ai inventé quelques bonnes machines ; je n’étais pas des corps mécaniciens. L’on y disait du mal de moi.

Je faisais des vers, des chansons. Mais qui m’eût reconnu poète ? J’étais le fils d’un horloger. 
N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre. Mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Pardieu ! ce n’est pas un auteur ; car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre.
Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés et que l’on peut nommer atroces. Mais on disait : vous voyez bien que ce ne sont point des factums comme les font nos avocats. Inde irae. Il n’est pas ennuyeux à périr ! Souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ?
J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Cet homme n’est point financier !
Luttant contre tous les pouvoirs du clergé et des magistrats, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier. Mais je n’étais point imprimeur. On a dit le diable de moi. […]

J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde. Mais je n’étais point armateur. On m’a dénigré dans nos ports. […]

J’ai traité des affaires de la plus haute politique. Et je n’étais point classé parmi les négociateurs. 
De tous les Français quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté du continent de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne, malgré la France même. Mais j’étais étranger à tous les bureaux des ministres. […]

Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien, que moi, et moi tel que je suis resté, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. N’ayant fait de cour à personne, et partant, repoussé de tous. N’étant membre d’aucun parti et surtout ne voulant rien être, par qui pourrais-je être porté ? Je ne veux l’être par personne. 

Le contexte : le "siècle des Lumières" 

Vie politique et sociale 

Pour en savoir plus sur l'époque 

Contexte

Beaumarchais, par les difficultés qu’il a connues, dans sa vie, par exemple les procès, comme dans son œuvre, qui s’est heurtée à de nombreuses critiques et à la censure, pour Le Mariage de Figaro, illustre les caractéristiques d’un siècle qui voit une importante évolution de la société et du rôle que souhaitent jouer les écrivains.

Ainsi, le goût de la conversation pleine d’esprit, souvent caustique, propre au XVIII° siècle, dans les salons comme dans les cafés, se retrouve dans les dialogues de Beaumarchais, dont le rythme, renonçant aux récits et aux longues tirades, gagne en naturel et en vivacité.

L'évolution du théâtre 

La parade

Ce genre populaire, farce à l’origine jouée lors des foires, qui recourt largement à l’improvisation et ne recule pas devant la grossièreté, trouve un nouvel élan avec le relâchement des mœurs sous la Régence, en réaction contre la morale austère de la fin du règne de Louis XIV. Elle pénètre alors dans les salons mondains, et devient un genre écrit, que Beaumarchais a pratiqué à ses débuts, par exemple avec Colin et Colette, Les Bottes de sept lieues ou Les Députés de la Halle et du Gros-Caillou

Anonyme, "Parades de foire", 1852-1858. Estampe, 300 x 365. Musée du dessin et de l’estampe originale, Gravelines

Anonyme, "Parades de foire", 1852-1858. Estampe, 300 x 365. Musée du dessin et de l’estampe originale, Gravelines

Ses grandes comédies héritent de certaines de ces caractéristiques : les personnages stéréotypés empruntés à la tradition, tels le barbon amoureux, tel Bartholo dans Le Barbier de Séville, ou le valet rusé, Figaro, l’invraisemblance fréquente de l’intrigue, et surtout, le recours à un langage faussement populaire et aux procédés comiques les plus simples, par exemple, à l'acte II, les bâillements de L'Éveillé  et les éternuements de La Jeunesse.

L'opéra-comique

Dans la première moitié du XVIIIème siècle se développe la « comédie à vaudevilles », qui introduit entre les scènes des couplets chantés et des ballets, avec des personnages inspirés de la comédie italienne qui vivent des péripéties cocasses. En 1714 est fondé l’Opéra-comique, issu d’une des troupes de la foire Saint-Germain, mais ses débuts sont difficiles, et il ferme à plusieurs reprises avant de s’imposer dans la seconde moitié du siècle.

Jean-Baptiste Lallemand, La Comédie italienne (Opéra-Comique), fin du XVIII° siècle. Gouache, 16,5 x 23,2. BnF

Or, Beaumarchais, lui-même musicien – en 1755, Louis XV le nomme maître de harpe d’une de ses filles – a composé Le Barbier de Séville, en 1772, sous cette forme d’opéra-comique, avec des airs populaires que Beaumarchais avait entendus à Madrid. Mais, l’œuvre est refusée par les Comédiens Italiens auxquels elle était destinée ; Beaumarchais la transforme alors en comédie pour les Comédiens français, qui la créent en 1775. Cependant, dès la scène d’exposition, la musique y est présente, avec la chanson que compose Figaro en s’accompagnant de la guitare, l’acte I se ferme sur la chanson du comte à Rosine, et tout l’acte III est construit autour de la musique, avec le Comte dans le rôle d’Alonzo censé donner une leçon de musique à Rosine.

Jean-Baptiste Lallemand, La Comédie italienne (Opéra-Comique), fin du XVIII° siècle. Gouache, 16,5 x 23,2. BnF

La remise en cause des règles classiques

Comme l’affirmait déjà Molière, ce qui est jugé important, au XVIII° siècle, est de satisfaire l’intérêt du public, et, pour cela, les règles du classicisme sont peu à peu remises en cause. Ainsi, l’on devient moins exigeant pour la vraisemblance, le hasard intervient davantage, et, si la structure en actes et scènes est conservée, le rythme des scènes s’accélère par un découpage dès qu’un personnage, même secondaire, entre ou sort. C’est le cas dans Le Barbier de Séville avec 16 scènes dans l’acte II et encore 14 dans l’acte III, et Beaumarchais, dans sa Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville, en guise de préface, insiste sur la vivacité du rythme, en rejetant le « devoir » imposé par la « règle » !

Pour lire la "préface" de Beaumarchais 

« Eh ! mes frères, il s'agit bien de devoir ici ! la littérature en est le délassement et la douce récréation. À mon égard au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle : il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, il égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue, et revient encore. Si quelque joueur adroit veut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur ; s'il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les spectateurs qu'elle animerait les acteurs. »

Il n’a d’ailleurs pas hésité, après l’échec de sa comédie en cinq actes le vendredi, à la remanier pour la faire jouer en quatre actes le dimanche, remportant alors un grand succès. Contrevenant ainsi à une règle de composition, Beaumarchais se lance dans cette même Préface, dans un vibrant plaidoyer en réponse à la critique :

« N'a-t-il pas été jusqu'à dire, le cruel ! que, pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l'élaguer, le réduire en quatre actes, et le purger d'un grand nombre de pasquinades, de calembours, de jeux de mots, en un mot, de bas comique ? […] Mais j'ai l'honneur d'assurer ce journaliste, ainsi que le jeune homme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que loin d'avoir purgé la pièce d'aucun des calembours, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l'auteur a fait rentrer dans les actes restés au théâtre tout ce qu'il en a pu reprendre à l'acte au portefeuille : tel un charpentier économe cherche, dans ses copeaux épars sur le chantier, tout ce qui peut servir à cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage. »

Cette explication laisse aisément comprendre qu’il ne sera plus vraiment question de respecter la règle de « l’unité de temps », car bien des péripéties se succèdent en 24 heures, au point que Beaumarchais amène son dernier acte à se dérouler au cœur de la nuit… avec un notaire qui vient conclure alors un contrat de mariage, ce qui est pour le moins bien peu vraisemblable ! Mais peu importe, aux yeux de l’auteur, puisque son « sacrifice » a valu à la pièce un « bravo général »… C’est aussi ce qui lui permet d’ironiser sur un prétendu respect de la « règle » :

« De cet exposé, monsieur, il suit que ma pièce est restée en cinq actes, qui sont le premier, le deuxième, le troisième au théâtre, le quatrième au diable et le cinquième avec les trois premiers. Tel auteur même vous soutiendra que ce quatrième acte, qu'on n'y voit point, n'en est pas moins celui qui fait le plus de bien à la pièce, en ce qu'on ne l'y voit point. Laissons jaser le monde ; il me suffit d'avoir prouvé mon dire ; il me suffit, en faisant mes cinq actes, d'avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, et d'avoir mis ainsi l'honneur de la règle à couvert. Par le second arrangement, le diable a son affaire : mon char n'en roule pas moins bien sans la cinquième roue : le public est content, je le suis aussi. Pourquoi le journal de Bouillon ne l'est-il pas ? »

Il en va de même pour la règle de « l’unité de lieu », avec cette présentation dans la didascalie initiale : « La scène est à Séville, dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier acte ; et le reste de la pièce dans la maison du docteur Bartholo. » Écoutons alors la protestation de Beaumarchais : « Ira-t-on me juger sur des règles qui ne sont pas miennes ? »

La naissance du "drame"

Le drame dérive de la « comédie larmoyante », mise à la mode par Nivelle de la Chaussée. Elle mettait en scène des personnages bourgeois, sérieux, vivant des aventures dangereuses, parfois pathétiques, et leurs infortunes devaient attendrir le public, tout en conduisant au triomphe de la vertu.

C’est Diderot qui inaugure le « drame bourgeois » dans Le Fils naturel ou Les épreuves de la vertu, paru en 1757, et il en pose les principes dans les Entretiens sur le fils naturel qui suivent, puis il fait représenter, en 1761, Le Père de famille : il faut que « le sujet en soit important et l’intrigue simple, domestique et voisine de la vie réelle ». C’est aussi avec un drame, Eugénie, joué en 1767, que Beaumarchais débute véritablement sa carrière dramatique, et il pratique ce genre à plusieurs reprises, avec Les deux Amis (1770) et La Mère coupable, en 1792, qui termine la trilogie commencée avec Le Barbier de Séville, en 1775. Or, même si cette pièce reste avant tout une comédie, le personnage de Rosine, l’aspect odieux de son tuteur, les contraintes qu’il lui impose, introduisent des moments qui pourraient figurer dans un drame, tel son monologue désespéré dans la scène 4 de l’acte IV.

« Son amour me dédommagera !… Malheureuse !… (Elle tire son mouchoir et s’abandonne aux larmes.) Que faire ?… Il va venir. Je veux rester et feindre avec lui, pour le contempler un moment dans toute sa noirceur. La bassesse de son procédé sera mon préservatif… Ah ! j’en ai grand besoin. Figure noble ! air doux ! une voix si tendre !… et ce n’est que le vil agent d’un corrupteur ! Ah ! malheureuse, malheureuse !… Ciel ! on ouvre la jalousie ! »

Maurice Berty, illustration, aquarelle. Collection Émeraude

Maurice Berty, illustration, aquarelle. Collection Émeraude

Présentation du Barbier de Séville 

Présentation

Titre et sous-titre 

Pour lire la pièce de Beaumarchais 

Le titre

 

"Le Barbier"

Ici, nous n’avons pas directement son nom, comme dans Le Tartuffe ou Dom Juan de Molière, ni le défaut qu’il va symboliser comme dans L’Avare, Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire, mais son métier. Rappelons qu’à l’époque où écrit Beaumarchais, le « barbier » ne se contente pas de faire la barbe d’un client, mais pratique aussi des actes de chirurgien, ce qu’explique d’ailleurs Figaro au Comte : « De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire ; il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur. » (I, 4)

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Mais le héros a exercé bien d’autres métiers… notamment en lien avec la littérature. Peut-être est-il possible de penser aussi à l’expression « faire la barbe à quelqu’un » qui, dans son sens vieilli, signifie rire de quelqu’un, se moquer, sens qui se retrouve dans l’expression « à la barbe de quelqu’un », avec l’idée de narguer, expression choisie par Beaumarchais lui-même dans sa Préface. 

Pour illustrer Le Barbier de Séville, opéra de Rossini

"de Séville"

Le deuxième terme du titre « de Séville » met immédiatement l’accent sur le déplacement de l’intrigue dans un autre pays :

« à la fin convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid ; et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde ; vous me voyez enfin établi dans Séville, et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner. » (I, 2)

Ce décalage spatial, tout en répondant à la mode hispanisante, offre un double intérêt.

  • D’une part, il permet aux insolences de Beaumarchais d’échapper à une censure directe... même si cela n'empêchera pas la censure du Mariage de Figaro ;

  • D’autre part, le choix de Séville justifie la place prise par la musique, notamment les sérénades données sous le balcon des dames.

Le sous-titre

 

"La Précaution inutile"

Beaumarchais emprunte son sous-titre à une nouvelle de Scarron, parue en 1655, incluse dans ses Nouvelles tragi-comiques traduites de l’espagnol en français (1655-1657), qui, lui-même empruntait ses intrigues au « Precautionado engañado » (« le précautionné trompé ») dans Novelas ejemplares y amorosa (1637) de Maria de Zayas. Ce même récit de « La Précaution inutile » est repris par Antoine Le Métel d’Ouville, un an après Scarron, dans Les Nouvelles amoureuses et exemplaires composées en espagnol par cette merveille de son sexe Doña Maria de Zayas. Ce dernier résumait alors son intrigue : « Il arrive d’ordinaire, Messieurs, que les hommes les plus subtils et les plus avisés, et qui se précautionnent le plus pour se mettre à couvert des malices, et des tromperies des femmes, tombent plus souvent dans leurs pièges que ceux qui n’y songent. »

Jean-Baptiste Le Prince, La Précaution inutile, 1774. Huile sur toile, 73 x 91, Staatsgalerie Ansbach

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Mais avant lui, Molière, dans L’École des femmes, avait traité cette même intrigue, que Beaumarchais résume dans sa Préface : « Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille ; un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme à la barbe et dans la maison du tuteur. »

Cependant, la lecture du Barbier de Séville montre une importante différence entre la pièce de Beaumarchais et ces sources : là où ses inspirateurs mettent en valeur le point de vue du barbon, tel Arnolphe chez Molière, en n’accordant qu’un rôle annexe au jeune amant, Beaumarchais, lui, organise son intrigue autour du jeune homme, aidé de son valet.

Notons enfin que ce sous-titre, repris par Figaro dans la dernière réplique de la pièce, participe à l’intrigue elle-même, dès l’acte I. C’est, en effet, le titre de la prétendue chanson qu’à la scène 3 Rosine laisse tomber de sa fenêtre, en fait une lettre destinée à ce jeune homme qui l’a séduite, action qui entraîne toute la jalousie de son vieux tuteur, Bartholo, dans l’acte II. Cette chanson revient au cœur de l’acte III, pour permettre le duo amoureux entre Rosine et « Alonzo », le Comte déguisé en maître de musique :

                                             Le Comte, prenant un papier de musique sur le pupitre.

Est-ce là ce que vous voulez chanter, madame ?

                                             Rosine.

Oui, c’est un morceau très agréable de la Précaution inutile.

                                             Bartholo.

Toujours la Précaution inutile ?

                                             Le Comte.

C’est ce qu’il y a de plus nouveau aujourd’hui. C’est une image du printemps, d’un genre assez vif. Si madame veut l’essayer…

                                             Rosine, regardant le comte.

Avec grand plaisir : un tableau du printemps me ravit ; c’est la jeunesse de la nature. Au sortir de l’hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité : comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte, avec plus de plaisir, le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.

La didascalie initiale sur les personnages 

Pour voir la présentation des personnages

Costume de Figaro 

Costume de Figaro (1775)

Faire précéder une pièce d’une didascalie initiale pour présenter les personnages est une tradition du théâtre classique. Mais, le plus souvent, cette présentation se limite à les nommer, à préciser leur fonction et les relations entre eux. La présentation de Beaumarchais, elle, va beaucoup plus loin.

         D’une part, il ne se contente pas de la mention « (Les habits des acteurs doivent être dans l’ancien costume espagnol.) », mais détaille le costume porté par chacun, par exemple pour Figaro, jusqu’à la façon de nouer un « fichu de soie » et sans oublier les couleurs.

« FIGARO, barbier de Séville : en habit de major espagnol. La tête couverte d’un rescille, ou filet ; chapeau blanc, ruban de couleur autour de la forme, un fichu de soie attaché fort lâche à son cou, gilet et haut-de-chausses de satin, avec des boutons et boutonnières frangés d’argent ; une grande ceinture de soie, les jarretières nouées avec des glands qui pendent sur chaque jambe ; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet ; bas blancs et souliers gris. » 

Il prouve ainsi son intérêt pour la mise en scène, conscient du rôle qu’elle joue, et tout particulièrement les acteurs, dans le succès que peut remporter une comédie.

       D’autre part, sa présentation introduit déjà une caractérisation des personnages. Parfois, cela souligne le choix des appellations, avec, par exemple, les oppositions cocasses pour « LA JEUNESSE, vieux domestique de Bartholo. » et « L’ÉVEILLÉ, autre valet de Bartholo, garçon niais et endormi. » Le costume de Bartholo indique son statut social et son rôle de barbon, avec sa « grande perruque » et sa « fraise ». Enfin, on note le lien avec l’intrigue, par la mention des costumes du Comte, changeant à chaque acte, selon le rôle qu’il joue, celui de Lindor, puis du « cavalier » et du « bachelier », avec de pouvoir révéler son identité en étant « vêtu superbement ».

Acte III : costumes de Rosine, du Comte et de Bartholo, en 1775

Acte III : costumes de Rosine, du Comte et de Bartholo, en 1775

La structure de la pièce 

Beaumarchais, Le Barbier de Séville : schema actanciel

Le schéma dramatique

ier de Séville : schema narratif

Le schéma actanciel

Il fait apparaître les ressorts qui soutiennent la structure de l’intrigue. Face au Comte, grand seigneur amoureux de Rosine qu’il souhaite épouser, se dresse un opposant, le tuteur de celle-ci, Bartholo, vieux docteur d’une jalousie maladive, persuadé que toutes les femmes incarnent la perfidie. D’où l’enfermement de Rosine, tel un trésor que le vieillard veut conserver : « Mon excuse est dans mon malheur : seule, enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d’esclavage ? »

L’intrigue va prouver la ruine de cette « précaution », car la jeune captive ne peut que haïr celui qui la prive de liberté. Face à cet opposant, acharné, le Comte bénéficie d’un adjuvant, le valet Figaro, et, dans l’acte IV, du changement de « camp » de Basile, convaincu par la bourse offerte. Bartholo se retrouve alors isolé, et la comédie se conclut, comme le veut la tradition, par un heureux mariage.​

                                            Le Comte.

Signons toujours. Don Basile voudra bien nous servir de second témoin.

(Ils signent.)

                                                   Basile.

Mais, Votre Excellence… je ne comprends pas…

                                                   Le Comte.

Mon maître Basile, un rien vous embarrasse, et tout vous étonne.

                                                   Basile.

Monseigneur… Mais si le docteur…

                                                   Le Comte, lui jetant une bourse.

Vous faites l’enfant ! Signez donc vite.

                                                   Basile, étonné.

Ah ! ah !

                                                   Figaro.

Où est donc la difficulté de signer ?

                                                   Basile, pesant la bourse.

Il n’y en a plus ; mais c’est que moi, quand j’ai donné ma parole une fois, il faut des motifs d’un grand poids…

(Il signe.)

La comédie suit une organisation traditionnelle, exposition, action, qui se noue puis met en scène des péripéties, et dénouement, suite à un élément de résolution. Mais Beaumarchais y imprime son originalité.

         L’exposition, en général, brève et explicative, parfois au moyen de longues tirades, est ici rendue plus vivante car elle est accélérée par le dialogue de la scène 2. Mais, si nous apprenons que le Comte est amoureux de Rosine, nous ignorons la situation de celle-ci, l’obstacle à lever. Le déguisement du Comte en "Lindor" est introduit mais sa justification n’est pas lié à un quelconque obstacle, mais à une volonté qui nous rappelle les luttes du XVIIIème siècle pour obtenir la reconnaissance du seul mérite et non pas des privilèges nobiliaires : « Je suis las des conquêtes que l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’être aimé pour soi-même ! » En fait, l’exposition s’attache davantage à présenter la personnalité de Figaro, et son insolence critique face au Comte.

       L’action, quant à elle, est extrêmement complexe à partir de la 1ère péripétie, la lettre transmise par Rosine au jeune homme qui l’a séduite. Elle se noue à la fin de l’acte I, grâce à l’appui que Figaro apporte au Comte. Un plan est alors décidé, fondé sur un nouveau déguisement : « Figaro, vivement. – Moi, j’entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d’un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue, et renverser tous les obstacles. Vous, monseigneur, chez moi, l’habit de soldat, le billet de logement, et de l’or dans vos poches. »

Au cœur de la pièce, les deuxième et troisième actes, avec leurs très nombreuses scènes, illustrent ce plan avec de multiples péripéties, selon un mouvement inversé, marqué par l'orientation des flèches dans le schéma.

  • Les premières montrent les obstacles qui entravent le plan de Figaro, fondés à la fois sur le rôle de Basile et la jalousie de Bartholo.

  • Mais, alors que l’échec semble résolu, l’évanouissement feint de Rosine inverse la situation : elle peut conserver librement la lettre transmise par le Comte, déguisé en soldat. Le troisième acte lui, avec le nouveau déguisement du Comte en Alonzo qui permet le duo amoureux lors de la leçon de musique – et malgré la présence vigilante de Bartholo – conduit à un succès : Figaro peut s’emparer de la clé de la jalousie, et le rendez-vous est fixé avec Rosine, à minuit.

Mais, dans l’acte IV, deux nouvelles péripéties inversent à nouveau la situation : Rosine se retrouve prise au piège, décidée, malgré son désespoir, à épouser Bartholo, auquel elle avoue le rendez-vous fixé. Ainsi, durant toute la pièce, Beaumarchais s’emploie à soutenir l’intérêt du public, par des changements brutaux, qui font passer le spectateur par des sentiments contrastés, tantôt réjoui du succès de l’amour, tantôt redoutant l’échec. De plus, il y a très peu de monologues, et ils sont fort courts, alors qu’au contraire, les dialogues sont rapides, ponctués de mouvements vifs.

        L’élément de résolution est introduit dans la scène 6, où le Comte se fait reconnaître, avec un nouveau changement de costume : « Le Comte, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique. – Ô la plus aimée des femmes ! il n’est plus temps de vous abuser : l’heureux homme que vous voyez à vos pieds n’est point Lindor ; je suis le comte Almaviva, qui meurt d’amour, et vous cherche en vain depuis six mois. »

          Il ne reste plus alors que le dénouement, dans les deux dernières scènes, par le mariage, traditionnel dans une comédie. C’est à Figaro que revient la dernière réplique, qui tire la leçon de la pièce, le triomphe de l’amour sincère, rappel évident de L’École des femmes de Molière : « Quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la Précaution inutile. »

Les lieux 

Le lieu général est « Séville », mais Beaumarchais modifie le décor après le premier acte, brisant ainsi l’unité de lieu, règle du théâtre classique.

Le premier acte se déroule à l’extérieur : « (Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.) » Mais le fait que les fenêtres soient « grillées » illustre déjà le thème de l’enfermement, qui sépare Rosine de son amant. C’est ce cadre, typique des rues d’Andalousie, que rappelle le décor des actes suivants : « (Le théâtre représente l’appartement de Rosine. La croisée dans le fond du théâtre est fermée par une jalousie grillée.) » Cette omniprésence de cette fenêtre grillée, et la mention de cet élément architectural, la « jalousie », sorte de store qui permet de voir l’extérieur sans être vu, matérialise le sentiment  du barbon Bartholo, et son pouvoir.

Beaumarchais fait également intervenir dans l’intrigue un troisième lieu, caché aux regards, symbole des précautions prises par Bartholo pour emprisonner Rosine, celui où il range la clé de la « jalousie » : « (À Figaro.) Tenez. (Il lui donne le trousseau.) Dans mon cabinet, sous mon bureau ; mais ne touchez à rien. » Ce troisième lieu permet un jeu de cache-cache entre Bartholo et Figaro, qui laisse alors au Comte la possibilité de s’entretenir avec Rosine.​

Louis Monziès, illustrations du Barbier de Séville, d'après des dessins de Santiago Arcos, éditions de la Librairie des Bibliophiles, 1882 et 1892.

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Le personnage de Figaro 

Désigné dans le titre de la pièce de Beaumarchais par le dernier métier qu’il exerce à Séville, ce personnage n’est nommé que par ce seul nom. Dans la deuxième pièce de sa trilogie, Le Mariage de Figaro, Figaro s’attribue comme prénom « Anonyme » ((acte III, scène 15). On a souvent interprété cette appellation comme une contraction de « Fils Caron », pirouette de son créateur qui en ferait ainsi son descendant, nous incitant à noter les ressemblances entre eux, donc à étudier le portrait du personnage, avant d’observer son rôle dans l’intrigue et, surtout sa relation avec le Comte. 

Figaro

Un type : le valet de comédie ? 

Mise en scène de Gérald Marti, Théâtre royal de Bruxelles,  2016 

Un emploi épisodique

Dans le portrait que Beaumarchais fait de son héros dans sa « Lettre ouverte », en guise de Préface, la fonction de « valet » n’est qu’un moment de son existence, renvoyé au passé : « Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare, et jadis valet de chambre du comte ; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages, y maniant également le fer du phlébotome et le piston du pharmacien ; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l’homme qu’il nous fallait. » Il ressemble en cela au personnage du « picaro » dans le roman espagnol, illustré en France par Lesage dans son Gil Blas, paru en 1715 : le résumé de son parcours, dans la scène 2, fait ressortir, en effet, la caractéristique du picaro, le désir de s’élever dans la société, d’accéder à la fortune, mais soumis aux aléas du sort, « aidant au bon temps, supportant le mauvais ».

Cependant, dans la comédie, il retrouve cet emploi aux côtés du Comte, et, selon la tradition, pour l’aider dans son amour : « prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner. » C’est cet engagement que confirme le Comte : « Monsieur Figaro, je n’ai qu’un mot à vous dire : elle sera ma femme ; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom… tu m’entends, tu me connais… »

Les caractéristiques d'un valet

De cette tradition du théâtre comique, le personnage hérite plusieurs caractéristiques des valets, à commencer par la cupidité, qui ressort immédiatement : « Je me rends. Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils ! » De même, dans le dénouement, il songe surtout à obtenir de Bartholo « quittance » des « cent écus » qu’il lui doit pour ses loyers. Vient ensuite son goût pour le vin. Les paroles de sa chanson, dans la scène 2, le rapprochent ainsi de son ancêtre de la commedia dell’arte, Arlequin, tel que l’avait aussi représenté Marivaux dans L’île des esclaves, en 1725 : « Le vin et la paresse / Se partagent mon cœur… » De même, quand il observe le Comte mimant le soldat aviné, face au reproche de celui-ci, « Fi donc ! tu as l’ivresse du peuple. », sa réplique affiche sa joie de vivre : « C’est la bonne ; c’est celle du peuple. » Il donne ainsi l’impression de ne rien prendre au sérieux, « riant de ma misère », déclare-t-il. Cette même légèreté joyeuse s'exprime dans sa réplique à Bartholo : « les hommes n’ayant guère à choisir qu’entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir ; et vive la joie ! Qui sait si le monde durera encore trois semaines ? »

Luigi Lablache en Figaro, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini en 1884. Estampe

Luigi Lablache en Figaro, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini en 1884. Estampe

Le valet se signale enfin par son indépendance d’esprit : dépendant des puissants par son statut social, il prend sa revanche sur eux par son insolence, gestes et discours qu’ils sont contraints d’entendre, et d’accepter, puisque le valet participe à l’intrigue et qu’ils ont besoin de lui, soit comme adjuvant, soit pour pallier une menace, comme Bartholo dans la scène 5 de l’acte III qui enquête pour savoir si Rosine lui a – ou non – menti. 

Samson en Figaro, dans Le Barbier de Séville, à la Comédie-Française, en 1826

Samson en Figaro, dans Le Barbier de Séville, à la Comédie-Française, en 1826

Un double de son créateur

Mais comment ne pas voir aussi, dans ce personnage, l’image de son créateur ? Dès son entrée en scène, grattant sa guitare (Beaumarchais fut lui-même un fin musicien) et cherchant à composer un texte « brillant », nous imaginons presque observer Beaumarchais élaborant son Barbier, pour faire taire les critiques : « Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore, messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis… »

De même la protestation de Figaro, qui a perdu son emploi « sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires », renvoie à la façon dont Beaumarchais, jusqu’à la fin de sa vie, a sans cesse mêlé la pratique des « affaires » à son travail d’écrivain. N’est-ce pas encore le dramaturge qui parle, quand son personnage se plaint des « efforts de la cabale », qui l’« ont sifflé », ce qui se produisit d’ailleurs lors de la première représentation du Barbier, dont il évoque longuement, dans sa Préface, les critiques subies. Ainsi l’élan de la tirade de Figaro sonne juste, parce qu’il reproduit l’opinion même de son créateur : « Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s’attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait ; fatigué d’écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent ». 

Même la réplique du Comte, « Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges ? », qui nous rappelle les démêlés de Beaumarchais avec la justice lors de l’affaire du procès Goëzman, reçoit de Figaro une réponse qui renvoie à la façon dont Beaumarchais a utilisé ses comédies pour régler ses comptes : « On a vingt-quatre ans au théâtre : la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment. » Enfin, n’oublions pas que Beaumarchais a privilégié la comédie, en accord avec le caractère prêté à son héros, une « joyeuse colère », une « philosophie aussi gaie », et, si nous pensons aux obstacles qu’il a rencontrés dans sa vie, ne pourrait-il pas prendre à son compte l’affirmation de son Figaro : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. »

Son rôle dans l'intrigue 

Selon la tradition

Le valet, dans la comédie, exerce une triple fonction, que Beaumarchais accorde à son personnage.

         une fonction d’information : c’est Figaro qui complète l’exposition, en apprenant au Comte qui est Bartholo, son lien avec Rosine, qui n’est encore que sa «  pupille ». Il est aussi celui qui épie, qui surveille, donc qui peut faire circuler les informations ainsi recueillies.

       une fonction de commentaire, quand il se permet de juger, par exemple, son maître, voire de s’en moquer. Ainsi, face à l’enthousiasme du Comte, « Heureux Figaro ! tu vas voir ma Rosine ! tu vas la voir ! conçois-tu ton bonheur ? », sa réplique souligne l’excès comique de cet amoureux : « C’est bien là un propos d’amant ! Est-ce que je l’adore, moi ? » De même, il s’amuse, par ses commentaires, à ridiculiser Basile, ou Bartholo.

        une fonction de régulation dans l’action, car les valets sont des symboles de la lucidité et du bon sens, se rangeant le plus souvent du côté des amoureux, tel Figaro, qui prend un évident plaisir à servir d’intermédiaire entre son maître et Rosine, dans la scène 2 de l’acte II, par exemple. Il se réjouit de voir triompher l’amour : « Ah, ah, ah, ah ! Oh ! ces femmes ! voulez-vous donner de l’adresse à la plus ingénue ? enfermez-la. » C’est aussi ce que soulignent sa réplique, « Oui, une jeune femme, et un grand âge, voilà ce qui trouble la tête d’un vieillard. », et son commentaire final : « quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la Précaution inutile. »

Un meneur de jeu

Son rôle principal est défini par Beaumarchais lui-même, dans sa « Lettre modérée » : « Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu’une pièce amusante et sans fatigue, une espèce d’imbroille, il m’a suffi que le machiniste, au lieu d’être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises, pour que l’ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie ». Dans cette présentation du rôle de Figaro, deux termes sont à retenir :

  • celui d’« imbroille », traduction de l’italien « imbroglio », qui renvoie à une pièce de théâtre dont l’intrigue multiplie les complications, les confusions, avec la volonté d’embrouiller à plaisir la situation.

  • celui de « machiniste », à rattacher à un sens particulier du mot « machine », proche de « machination » : il désigne alors celui dont la fonction est de manier la ruse, de combiner tous les moyens possibles pour arriver au but recherché.

Nous reconnaissons là le rôle joué par Figaro dans la pièce, affirmé dès la scène 4 quand il cherche un moyen de faire triompher l’amour du Comte : « Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens innocents… » Il est alors à la source des deux premières tromperies : «  traiter ensemble » tous les serviteurs de Bartholo pour les mettre hors d’état de surveiller le logis, puis faire jouer au Comte le rôle d’un soldat aviné pour lui permettre d’entrer dans la maison et d’approcher Rosine. L’acte se termine sur sa certitude de réussir, et l’énumération annonce déjà les rebondissements de l’intrigue : « Moi, j’entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d’un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue, et renverser tous les obstacles. » C’est encore lui qui, dans l’acte III, s’emploie à détourner l’attention de Bartholo, et réussit à se procurer la clé de la jalousie qui permettra le rendez-vous nocturne entre le Comte et Rosine.

Figaro en Arlequin. Illustration du Barbier de Séville, opéra de Rossini en 1884

Figaro en Arlequin. Illustration du Barbier de Séville, opéra de Rossini en 1884  ​

Le brio de la parole

Cependant, dès le premier acte une question se pose : est-ce vraiment de Figaro que dépend le triomphe de l’amour ? N’est-ce pas davantage en raison du brio de sa parole que de l’efficacité de ses actes que nous lui reconnaissons ce rôle de « machiniste » ?

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Notons déjà que Rosine n'a nul besoin d’aide pour entrer en communication avec le séduisant jeune homme qui chante sous sa fenêtre, quand elle laisse tomber de sa fenêtre la lettre, prétendu texte d’une chanson : « Que de ruse ! que d’amour ! » admire d’ailleurs Figaro. Son bref monologue montre aussi qu’elle sait parfaitement jouer l’innocence : « Que je l’aime, ce bon Figaro ! c’est un bien honnête homme, un bon parent ! Ah ! voilà mon tyran ; reprenons mon ouvrage. » (II, 3) Elle ne manque pas d’imagination non plus, dans la scène 11, pour trouver des réponses aux accusations jalouses de Bartholo : pour son doigt noirci d’encre, « Je suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie ; et l’on m’a toujours dit qu’il fallait aussitôt tremper dans l’encre ; c’est ce que j’ai fait. », pour la feuille de papier manquante, « La sixième, je l’ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j’ai envoyés à la petite Figaro. », et pour la plume usée, « Elle m’a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour. »

Émile Bayard, Rosine à sa fenêtre (I, 3). Illustration pour l’édition de 1876  du Barbier de Séville

Louis Monziès, illustrations du Barbier de Séville, III, 11, d'après des dessins de Santiago Arcos, éditions de la Librairie des Bibliophiles, 1882 et 1892.

Elle sait parfaitement réagir face à tous les obstacles, par exemple pour récupérer la lettre du conte (acte II, scène 14), pour y substituer une de son cousin, feignant ainsi de céder à Bartholo, « Mettons vite à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu de la prendre. », allant jusqu’à feindre un évanouissement parfaitement imité. Enfin, alors que Bartholo tente de prendre au piège Figaro pour avoir la confirmation du mensonge de Rosine à propos des « bonbons », c’est elle qui vient à son secours et lui souffle sa réponse alors que Bartholo lui demande comment sa fille a trouvé les fameux « bonbons » : « Rosine, l’interrompant. – Avez-vous eu soin au moins de les lui donner de ma part, monsieur Figaro ? Je vous l’avais recommandé. Figaro. – Ah, ah ! les bonbons de ce matin ? Que je suis bête, moi ! j’avais perdu tout cela de vue… Oh ! excellents, madame ! admirables ! (acte III, 4)

Nous constatons également que, quand l’arrivée de Basile, dans la scène 11 de l’acte III, risque de compromettre le plan du Comte, déguisé en Alonzo en se prétendant envoyé par Basile, malade, c’est l’intervention du Comte, et non pas celle de Figaro, qui sauve la situation, en lui mettant « une bourse dans la main », et c’est lui qui lance le premier l’injonction « Allez vous coucher » que tous vont reprendre en cœur. Figaro est alors passé au second plan.

Louis Monziès, illustrations du Barbier de Séville, III, 11, d'après des dessins de Santiago Arcos, éditions de la Librairie des Bibliophiles, 1882 et 1892.

Ainsi Figaro délègue souvent son rôle de meneur de jeu. Face au redoutable adversaire qu'est Bartholo, allié à Basile, son seul art de la "machination" ne suffit pas :  les jeunes amoureux unissent leurs efforts aux siens, s'initiant eux aussi à la ruse. C'est surtout sa promptitude à riposter qui donne l'impression qu'il dirige toute l'action. 

Figaro et le Comte 

La relation entre un maître et son serviteur soutient déjà de nombreuses intrigues des comédies de l’antiquité gréco-romaine. Dans la mesure où le serviteur est le plus souvent en fonction d’adjuvant auprès d’un maître amoureux – et, de ce fait, en opposition avec d’autres personnages puissants dont il dépend aussi, un père par exemple, ou, ici, le vieillard Bartholo – la relation est contradictoire, tantôt complicité, tantôt conflit.

Une forme de complicité

Les retrouvailles entre ces deux personnages, à la scène 2, sont empreintes de cordialité. Certes, le vocabulaire méprisant du Comte, « cette tournure grotesque », « maraud », « ce coquin de Figaro » impose immédiatement sa supériorité, que souligne d’ailleurs le valet : « Oui, je vous reconnais ; voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré. » Cependant, en le quittant, il s’est soucié du sort de son serviteur : il l'a aidé à obtenir un poste. « Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi », rappelle le Comte, et Figaro le reconnaît : « Je l’ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance… » 

Le Comte (André Dussolier) et Figaro (Francis Perrin), Le Barbier de Séville, film de Jean Pignol, 1980 

Le Comte (André Dussolier) et Figaro (Francis Perrin), Le Barbier de Séville, film de Jean Pignol, 1980 

Très vite, c’est l’intérêt qui les unit, car le Comte a besoin de l’aide de son valet : « LE COMTE l’embrasse. – Ah ! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire. » Le valet, lui, y voit immédiatement le profit qu’il peut en tirer : « Je n’emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d’honneur et de dévouement dont on abuse à la journée ; je n’ai qu’un mot : mon intérêt vous répond de moi ». Enfin, alors même que Figaro explique son plan, le Comte ne s’indigne pas de sa machination : « Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux… », approuve-t-il. Et les scènes 8 et 11 de l’acte III montrent que le Comte est tout aussi habile que son valet pour manier le mensonge et les faux-semblants. Ainsi se justifie le pronom « nous » que tous deux emploient dans l’acte IV. Figaro s’écrie « Nous voici enfin arrivés, malgré la pluie, la foudre et les éclairs. », puis « Nous sommes tout percés », tandis que le Comte renchérit « À nous la victoire ! » Il s’est donc construit entre eux, par le partage des difficultés, une complicité cordiale et fraternelle.

L'insolence du valet

Mais cela n’empêche pas la mise en place d’une relation plus traditionnelle, le valet ne se privant pas de critiquer son maître. Lors de sa rencontre avec le Comte, dans la scène 2, Figaro ne recule pas devant l’insolence envers les « grands », se disant « persuadé qu’un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. » De même, face au reproche du Comte, « Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet. », il rétorque « Eh ! mon Dieu ! monseigneur, c’est qu’on veut que le pauvre soit sans défaut », et, quand le Comte confirme sa critique, « Paresseux, dérangé… », l'attaque de Figaro se fait plus violente : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » Cependant, le Comte ne relève pas vraiment cette insolence, dont il semble s'amuser : « LE COMTE, riant. – Pas mal. »

Dans Le Barbier de Séville, il n’y a donc pas vraiment de conflit entre le Comte et Figaro. On est encore loin des revendications qu’exprimera le valet dans Le Mariage de Figaro, de sa remise en cause des privilèges nobiliaires, qui vaudra à cette pièce une longue censure.

CONCLUSION

Beaumarchais a doté son héros de bien des points communs avec lui, à commencer par ses combats contre l’adversité, par rapport au pouvoir, dans ses luttes contre la censure ou avec la justice. Pensons au long procès Goëzman ou aux critiques virulentes – et injustes – qu’il rappelle dans sa « Lettre modérée », préface du Barbier. Mais comme Figaro, Beaumarchais n’a jamais renoncé, stimulé par l’adversité. Comme lui aussi, l’auteur pourrait affirmer « L’esprit seul peut tout changer », et il tire son talent de sa maîtrise du langage, de sa virtuosité dans la construction des « intrigues » en multipliant les péripéties. Et puis, le théâtre n’est-il pas l’art de l’illusion, que Figaro sait si bien créer ?

Cependant, à travers Figaro, Beaumarchais enrichit le type traditionnel du valet. D’une part, il renforce son individualité en le dotant d’un passé, ce qui, d’habitude, est réservé au maître. D’autre part, il l’utilise pour régler ses propres comptes avec ceux qui, même s’il est parvenu à acquérir un titre de noblesse, ne cesseront de lui rappeler ses origines populaires.

La satire dans Le Barbier de Séville 

Satire

La satire est la marque du XVIII° siècle, qui considère que l’homme ne se définit plus, comme au temps du classicisme par sa « nature », mais par son inscription dans son époque. D’où la place prise par la critique, dont le théâtre se fait le reflet. Cependant, dans Le Barbier de Séville, Beaumarchais s’emploie davantage à construire une intrigue soutenue par la satire des caractères, notamment, comme dans la comédie traditionnelle, le ridicule des deux vieillards, le barbon Bartholo et l’organiste Don Basile, qu’à se livrer à une attaque sociale virulente, ou même politique, comme il le fera dans Le Mariage de Figaro

La comédie de caractère 

Bartholo le "barbon"

Bartholo cumule plusieurs défauts, à commencer par son rejet de tout de ce qui est « moderne », qu’il s’agisse du « drame », « quelque sottise d’un nouveau genre selon lui », ou de musique, quand il s’en prend à la chanson de Rosine pour faire l’éloge « de ces petits airs qu’on chantait dans [s]a jeunesse, et que chacun retenait facilement ? », en se lançant dans une interprétation parfaitement ridicule. C’est à tout le « siècle barbare » qu’il s’en prend avec force, en refusant tous les exemples de l’éveil à la liberté : « qu’a-t-il produit pour qu’on le loue ? Sottises de toute espèce : la liberté de penser, l’attraction, l’électricité, le tolérantisme, l’inoculation, le quinquina, l’encyclopédie, et les drames… » (I, 3)

Pour le reste, la critique emprunte à bien des comédies, et même à la farce médiévale, en mettant surtout en valeur sa jalousie excessive. Les scènes 4, 11 et 15 de l'acte II le rendent particulièrement odieux, dans la mesure où il soumet Rosine à une véritable torture, suscitant ses réactions indignées, comme quand il lui annonce « je vais faire sceller cette grille. » : « Faites mieux ; murez les fenêtres tout d’un coup : d’une prison à un cachot, la différence est si peu de chose ! » D’où l’exclamation de Rosine en aparté, « Cet homme a un instinct de jalousie !…(II, 11), et sa colère révoltée quand il prétend lire son courrier : « Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent ? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés ? Si c’est jalousie, elle m’insulte ; s’il s’agit de l’abus d’une autorité usurpée, j’en suis plus révoltée encore. » (II, 15) Ajoutons-y, comme chez Arnolphe dans L'École des femmesla misogynie propre à ces vieillards amoureux : « Nous ne sommes pas ici en France, où  l’on donne toujours raison aux femmes » (II, 14)

François-Édouard Zier, Lucien Fugère dans le rôle de Bartholo du Barbier de Séville de Rossini, 1884. Aquarelle, Bibliothèque-musée de l'Opéra, Paris

François-Édouard Zier, Lucien Fugère dans le rôle de Bartholo du Barbier de Séville de Rossini, 1884. Aquarelle, Bibliothèque-musée de l'Opéra, Paris
Basile et Figaro. Vignette du Figaro. Journal non politique, 16 juin 1827. Gallica/BnF

Basile et Figaro. Vignette du Figaro. Journal non politique, 16 juin 1827. Gallica/BnF

Basile l'"organiste"

Rappelons que Don Basile, par sa profession d’organiste et son costume, une « soutanelle », appartient à l'Église. Il est donc tout à fait choquant de découvrir le rôle qu’il accorde à l’argent, le meilleur moyen de se livrer librement à toutes les injustices, comme il l’explique à Bartholo : « vous avez lésiné sur les frais ; et, dans l’harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu’on doit toujours préparer et sauver par l’accord parfait de l’or. » (II, 8) Il se laisse d’ailleurs facilement acheter, aussi bien par Bartholo, « dans les cas difficiles à juger, une bourse d’or me paraît toujours un argument sans réplique. » (IV, 1), qu’en changeant de camp, par le Comte lors du dénouement. Cette absence de scrupules, qui ne répond en rien à une morale chrétienne, atteint son apogée dans sa tirade d’éloge de l’usage de la « calomnie », présentée comme le meilleur moyen de détruire un adversaire.

                                                                           BASILE.

La calomnie, monsieur ! vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse !… D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? (II, 8)

Mise en scène de Jean Pignol, film de 1980  

Les cibles de la satire sociale 

La justice

Beaumarchais, comme son héros Figaro, s’est lancé dans les affaires avec un financier, Pâris-Duverney. À sa mort, son héritier, le comte de la Blache, refuse de reconnaître le contrat qui  accorde à Beaumarchais une part d’héritage. Un procès a lieu en 1773. Comme il est alors de règle, Beaumarchais verse des « épices » au juge rapporteur de l’affaire, Goëzman, mais son adversaire a dû payer plus cher. « Corruption », tel est le maître mot de cette affaire, qui renvoie les deux parties dos à dos, Beaumarchais se retrouvant condamné tout comme l’épouse du juge, bénéficiaire des « cadeaux »…

Ainsi s’explique la phrase lancée par le Comte dans la scène d’exposition : « Tu jures ! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au palais pour maudire ses juges ? » C’est aussi cette critique que sous-entend l’affirmation adressée à Bartholo en présence de l’alcade, officier représentant la magistrature et investi d’un pouvoir de police : « Elle n’est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l’autorité des lois ; et monsieur, que vous avez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu’on opprime. » (IV, 8) L'écrivain pose ainsi son propre souhait d'une justice corrigée

La médecine

Toute aussi traditionnelle est la satire de la médecine, du danger de tomber entre les mains des médecins. Beaumarchais y consacre d’ailleurs un long passage dans sa « Lettre modérée », dialogue fictif entre lui et un docteur qui lui reproche cette attaque. La conclusion est sans appel : « À l’infatué qui lui dit gravement : « De quatre-vingts fluxions de poitrine que j’ai traitées cet automne, un seul malade a péri dans mes mains ; » mon docteur répond en souriant : « Pour moi, j’ai prêté mes secours à plus de cent cet hiver : hélas ! je n’en ai pu sauver qu’un seul. » Tel est mon aimable médecin. »

C’est ce même reproche que nous reprouvons dès l’exposition du Barbier. Figaro y admet volontiers qu’il « vendai[t] souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval », et, face à la remarque du comte, « Qui tuaient les sujets du roi ! », il plaisante sur son efficacité : « Ah ! ah ! il n’y a point de remède universel ; mais qui n’ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats. » (I, 2) Cette attaque est reprise dans la chanson que le Comte, déguisé en soldat, chante à Bartholo : « Votre savoir, mon camarade, / Est d’un succès plus général ; / Car s’il n’emporte point le mal, / Il emporte au moins le malade. » La critique se prolonge dans l’acte II, scène 13, quand, à l’éloge du « plus grand » et du « plus utile des arts », formulé par Bartholo, répond l’ironie du Comte :

                                                       BARTHOLO.

On voit bien, malappris, que vous n’êtes habitué de parler qu’à des chevaux.

                                                       LE COMTE.

Parler à des chevaux ? Ah ! docteur, pour un docteur d’esprit… N’est-il pas de notoriété que le maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler ; au lieu que le médecin parle beaucoup aux siens…

                                                       BARTHOLO.

Sans les guérir, n’est-ce pas ?

                                                       LE COMTE.

C’est vous qui l’avez dit.

Le monde des lettres

Comme avant lui Molière, Beaumarchais utilise le théâtre comme une tribune où il plaide en faveur de son art contre tous ceux qui l’attaquent. Dans sa « Lettre modérée », il invite d’ailleurs son lecteur à ne pas les suivre dans leurs critiques : « je pousserai la voracité jusqu’à vous prier humblement, monsieur, de me juger vous-même, et sans égard aux critiques passés, présents et futurs ; car vous savez que, par état, les gens de feuilles sont souvent ennemis des gens de lettres ». Alors que le Comte ironise sur les prétentions de Figaro à acquérir gloire et honneur par ses écrits, celui-ci se lance dans une longue tirade qui résume les difficultés rencontrées dès lors qu’on entre dans le monde des lettres.

« Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s’attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait ».

Cette longue énumération, avec son lexique emprunté au monde animal, donne une sombre image de ce qui forme alors ce qu’on nomme la « cabale », qui oblige tout auteur à affronter des ennemis de toute nature, et à organiser lui-même son propre succès : « En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès, car j’avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs ; des mains… comme des battoirs ; j’avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds ; et d’honneur, avant la pièce, le café m’avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale… » (I, 2)

Notons d’ailleurs que Beaumarchais s’engagera activement dans ce soutien aux hommes de lettres, par sa lutte pour faire reconnaître le « droit d’auteur » en créant, en 1777, le Bureau de législation dramatique, destiné à organiser un juste paiement des auteurs dramatiques, en rendant transparente la comptabilité des salles de spectacle, recettes et dépenses.

La dénonciation de l'ordre social 

Beaumarchais écrit sous l’Ancien Régime : l’ordre social se fonde alors sur la naissance, et les privilèges qu’elle accorde. Cette donnée initiale construit une société autour de la Cour et des faveurs qu’elle octroie.

Rappelons que l’écrivain, né Pierre-Augustin Caron, entré à 13 ans en apprentissage pour devenir horloger, s’inscrit dans cette société hiérarchisée. Ainsi, son mariage lui offre la possibilité, dès 1757, de se faire nommer « de Beaumarchais », du nom d’une terre possédée par sa riche épouse. La fortune qu’il acquiert avec le financier Pâris-Duverney lui permet de s’acheter une charge de secrétaire du roi, qui lui accorde officiellement un titre de noblesse. En 1759, la faveur de Louis XV lui vaut de devenir maître de harpe de ses quatre filles, puis la protection du prince de Conti lui fait obtenir la charge honorifique de lieutenant général des chasses…

C’est donc de l’intérieur même de cette société où les « grands » affirment leur puissance qu’il peut l’observer, et son regard est sévère sur ce monde où les sentiments sont guidés par le seul intérêt : « Mais quoi ! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles ? — Et c’est cela même que je fuis ! Je suis las des conquêtes que l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’être aimé pour soi-même ! », regrette le Comte dans son premier monologue. (I, 1)

Le Comte face à Figaro, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, mise en scène de Roberta Mattelli, Castres, 2017

Le Comte face à Figaro, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, mise en scène de Roberta Mattelli, Castres, 2017

Bien sûr, la critique est plus directe quand c’est Figaro qui la lance, se disant « persuadé qu’un grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal. » ou interrogeant ironiquement : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » Il dépeint, par exemple, l’abus de puissance : « Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires. (I, 2) De même, après avoir entendu l’éloge de la « calomnie » par Basile, invitant Bartholo à s’en servir contre le Comte, Figaro rappelle d’où vient le véritable pouvoir de nuire : « Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Basile ! il médirait qu’on ne le croirait pas. » (II, 9)

Enfin, même si cela reste lié à l’intrigue amoureuse, en une rapide réplique Beaumarchais confie à Rosine une dénonciation plus nette. Là où le Comte lui déclare, pour vérifier si son amour est sincère, « Vous, Rosine ! la compagne d’un malheureux ! sans fortune, sans naissance !… », sa réplique conteste la valeur de la naissance : « La naissance, la fortune ! Laissons là les jeux du hasard ; et si vous m’assurez que vos intentions sont pures… » (IV, 6) Cependant, si Beaumarchais suggère ainsi que la naissance est arbitraire, due au « hasard », il s’agit moins, en réalité, d’une remise en cause de l’ordre social – ordre dans lequel Beaumarchais a voulu s’inscrire – mais plutôt d’une volonté, de la part d'un homme qui a souhaité s'y intégrer, de rendre à la noblesse la dignité qu’elle a perdue par son libertinage et ses abus de pouvoir. Le Comte Almaviva, lui, reste digne de sa naissance, dans la pièce, et, comme le souhaite Rosine, ses « intentions sont pures » et excusent donc les manœuvres auxquelles il a participé.

CONCLUSION

Dans sa « Lettre ouverte » s’adressant à un futur lecteur, Beaumarchais minimise la dimension critique de sa pièce, dont il fait un simple divertissement, la qualifiant de « production légère » et de « comédie fort gaie », « amusante et sans fatigue ». La seule satire qu’il reconnaît est celle de la médecine… qui ne lui fait pas courir le risque de la censure. Pourtant, nous avons constaté que la critique sociale ne se limitait pas à l’héritage de la farce médiévale ou Molière, et qu’elle était moins innocente qu'il ne cherche à le faire croire. Mais nous sommes encore loin du Mariage de Figaro, dont l’audace a valu à son auteur une longue censure.

Le comique, soutien de la satire 

Comique

Comme son prédécesseur, Molière, Beaumarchais insiste, dans sa « Lettre modérée » adressée à son lecteur, sur sa volonté première, faire rire : « mon but ayant été d’amuser les spectateurs, qu’ils aient ri de ma pièce ou de moi, s’ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli : ce que j’appelle avoir gagné ma cause à l’audience. » Comme Molière aussi, il dispose d’un double héritage, venu de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque. D’un côté, il y a Plaute, qui, après Aristophane,  privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois, genre qui s’est implanté en France dès le moyen-âge sur les tréteaux des foires et qui a été popularisé par la commedia dell’arte mise en scène par les Comédiens italiens. De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

Le comique de gestes 

Le rôle des didascalies

On reconnaîtra d'abord le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, explicitement signalés dans les didascalies, et il s’accentue encore quand la répétition transforme le personnage en une sorte de mécanique, pour reprendre l’analyse de Bergson dans Le Rire (1900). C’est le cas, par exemple dans l’acte II, quand se multiplient, dans la scène 6, les bâillements de L’Éveillé, et, dans la suivante, les éternuements de La Jeunesse. À la scène 12, l’arrivée du Comte, « ayant l’air d’être entre deux vins » laisse imaginer le jeu de l’acteur, titubant sur ses jambes et accentuant ses gestes menaçants face à Bartholo : « (poussant le docteur) », « (Il crache à terre.) ». Beaumarchais joue aussi sur des mises en abyme, puisqu’à plusieurs reprises les personnages se transforment en « acteurs » pour mieux tromper. Ainsi, dans l’acte II, la didascalie « toujours renversée » laisse imaginer la façon dont Rosine feint l’évanouissement : « Infortunée ! ah !… », ou, dans la scène 4 de l’acte III, va faire preuve d’« une colère simulée. » L’effet comique est redoublé quand, alors que Bartholo chante son air ridicule dont il « répète la reprise en dansant », « Figaro, derrière lui, imite ses mouvements. » Ce jeu atteint son apogée lors de la leçon de musique où la présence vigilante de Bartholo oblige Rosine et le Comte, déguisé en Alonzo, à multiplier les feintes et les regards, ce que résume une longue didascalie : « (Pendant toute cette scène, le comte fait ce qu’il peut pour parler à Rosine ; mais l’œil inquiet et vigilant du tuteur l’en empêche toujours, ce qui forme un jeu muet de tous les acteurs étrangers au débat du docteur et de Figaro.) »

Le jeu de l'acteur

Il faut aussi imaginer les gestes et les mouvements nés du texte, et que l'acteur, guidé par son metteur en scène, va créer librement, en les exagérant s'il le souhaite. Ainsi, la gestuelle de Figaro pour empêcher Basile de surveiller les amants en tentant de lui faire la barbe et la résistance du vieillard ne peuvent que provoquer le rire. Le seul adjectif, « stupéfait », par exemple, qui dépeint Basile dans l’acte III, scène 11, suggère la façon dont l’acteur peut accentuer son air ahuri en exagérant ses mimiques, bouche ouverte, roulant des yeux. L’acteur peut aussi donner libre cours à sa gestuelle pour interpréter la ridicule chanson de Bartholo, comme dans la mise en scène de Gérald Marti au Théâtre royal de Bruxelles en 2016.

Le comique de mots 

Le barbier en action. Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, 2012. Mise en scène de Coline Serreau à l’Opéra Bastille

Le barbier en action. Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, 2012. Mise en scène de Coline Serreau à l’Opéra Bastille

L'abondance verbale

Beaumarchais prête à son personnage, le valet Figaro, un art de la parole qui est le premier soutien du comique, de cette « gaieté » qu’il revendique, dans sa « Lettre modérée », pour « les caractères » de sa pièce. Dès son entrée en scène, on le voit, composant sa chanson, en train de chercher comment « finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l’air d’une pensée. » Ce plaisir du langage se traduit par son recours fréquents à des énumérations qui soutiennent la satire, par exemple celle de ses adversaires dont la liste cocasse semble sans fin : « tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs ». Écoutons aussi le portrait qu’il fait de Basile, accumulant des oxymores et jouant sur des rimes : « C’est un beau gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois. »

Mais Figaro n’est pas le seul personnage à faire preuve de ce brio. On le retrouve chez Basile, quand il se lance dans son éloge de « la calomnie » qui la personnifie : « vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne ». Le Comte également sait jouer sur les mots, par exemple en inventant toutes une série de noms pour déformer celui de Bartholo, « Balordo », « Barque-à- l’eau »,  « Barbe à l’eau », « Barbaro », et en improvisant un portrait comique du barbon.

« Le chef branlant, la tête chauve,
Les yeux vérons, le regard fauve,
L’air farouche d’un Algonquin,
La taille lourde et déjetée,
L’épaule droite surmontée,
Le teint grenu d’un Maroquin,
Le nez fait comme un baldaquin,
La jambe potte et circonflexe,
Le ton bourru, la voix perplexe,
Tous les appétits destructeurs ;
Enfin la perle des docteurs. »

Le décalage

Le comique se fonde sur la mise en évidence d’un décalage entre un premier degré d’expression et sa reprise, au second degré. Plusieurs procédés permettent ce décalage, à commencer par la parodie. Ainsi, le mensonge de Rosine, qui s’écrie, en transmettant sa lettre au Comte, « Ah ! ma chanson ! ma chanson est tombée en vous écoutant : courez, courez donc, monsieur ! Ma chanson ! elle sera perdue ! », devient encore plus comique quand elle est imitée par Figaro « contrefaisant la voix de Rosine. – Ma chanson ! ma chanson est tombée ; courez, courez donc ; (Il rit.) Ah, ah, ah, ah ! Oh ! ces femmes ! » (I, 3)

Mais, plus simplement, il suffit parfois de jouer sur les mots pour créer ce décalage. Un simple proverbe, déformé par Basile et révélateur de la place que le personnage accorde à l’argent, amène le sourire du spectateur : BASILE. – Et puis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre… BARTHOLO. – J’entends : est bon… BASILE. – À garder. BARTHOLO, surpris. – Ah ! ah ! BASILE. – Oui, j’ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbes avec des variations. »

Le comique de répétition

De même que la répétition mécanique d’un geste fait sourire, Beaumarchais sait également jouer sur la répétition d’un mot, surtout quand elle aussi soutient un décalage. La répétition par Bartholo, en gradation, « Parlez bas, parlez bas », puis « Bas : parlez bas, je vous prie. », « Mon cher ami, parlez plus bas, je vous en conjure ! », enfin « Mais ne vous est-il donc pas possible de parler plus bas ? », est comique, à la fois parce qu’elle révèle cette volonté de « précaution » alors même qu’il est face à son rival, et parce qu’elle est encadrée par la demande initiale, où ce vieillard avoue sa surdité, « Parlez haut, je suis sourd d’une oreille », reprise plaisamment à la fin par le Comte : « Vous êtes sourd d’une oreille, avez-vous dit. »

Alors même que Bartholo comprend, à la fin de l’acte III, la tromperie de cette leçon de musique, donc la vérité, « je les prends sur le fait », c’est à nouveau le décalage qui ressort par la répétition en écho, et qui fait sourire, « FIGARO. – Je me retire, il est fou. LE COMTE. –  Et moi aussi ; d’honneur, il est fou. FIGARO.  – Il est fou, il est fou… », et encore davantage quand c’est Bartholo lui-même qui répéte, au début de la scène 14 : « Je suis fou ! Infâmes suborneurs ! émissaires du diable, dont vous faites ici l’office, et qui puisse vous emporter tous… Je suis fou !… Je les ai vus comme je vois ce pupitre… et me soutenir effrontément !… »

"Allez vous coucher !". Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, 2012. Mise en scène de Coline Serreau à l’Opéra Bastille

Basile, à son tour, est victime du décalage, quand, face à ses dénégations devant les mensonges qu’on lui attribue, sa maladie, l’envoi de son élève Alonzo pour donner une leçon de musique à Rosine, tous se font écho pour lui répéter « Allez vous coucher ». Dans sa « Lettre ouverte », Beaumarchais souligne d’ailleurs l’effet comique de cette scène dans sa réponse ironique à un critique : « Qu’il n’ait pas dit un seul mot de la scène de stupéfaction de Basile au troisième acte, qui a paru si neuve au théâtre, et a tant réjoui les spectateurs, je n’en suis point surpris du tout. »

"Allez vous coucher !". Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, 2012. Mise en scène de Coline Serreau à l’Opéra Bastille

Le comique de caractère 

L'exagération, la caricature

Le comique de caractère naît toujours d'un décalage par rapport à la norme sociale. Or, le barbon amoureux, incarné par Bartholo, est, depuis l’antiquité, un personnage type qui prête à rire car il illustre précisément ce décalage, par le contraste entre son âge, donc son apparence physique, et celle qu'il aime. Dès le XVIIème, les salons ont imposé le code de « l’honnête homme », que n’a fait qu’accentuer le XVIIIème siècle. Explicité dans des œuvres  comme L'Honnête homme ou l'art de plaire (1630) de Nicolas Fouet ou Discours sur la vraie honnêteté (1671-1677) du chevalier de Méré, cet idéal propose le modèle social et culturel qui permettra de s'intégrer au mieux dans "le monde", c'est-à-dire dans une société d'élite. Cultivant l'art de plaire dans cette société, « l’honnête homme »  doit savoir conserver, dans tous les domaines, la mesure et l'équilibre, ce qui implique de combiner harmonieusement trois sortes de qualités, celles du corps, de l’esprit, et de l’âme. L'« l’honnête homme » fuit donc tout excès, dans une recherche permanente d'élégance et de retenue, en mettant un frein à l’amour-propre qui peut conduire aux pires abus.

Autant dire que ce portrait idéal est l’absolu contraire de celui de Bartholo, obsédé par sa jalousie, aussi excessive, par exemple dans les reproches adressés à Rosine dans la scène 4 de l’acte II, que ne le sont, par opposition, ses ridicules protestations d’amour dans la scène 14. À nouveau, c’est dans sa « Lettre modérée » que Beaumarchais lui-même insiste sur l’effet comique recherché dans cette scène : « Qu’il n’ait pas aperçu quelque peu de comédie dans la grande scène du second acte, où, malgré la défiance et la fureur du jaloux, la pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu’il a montré, je le conçois encore aisément. » Ajoutons-y l’excès de ses incessantes explosions de colère jalouse, où il multiplie les insultes : « Ah ! malédiction ! l’enragé, le scélérat corsaire de Figaro ! Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sûr en rentrant… » L'exagération transforme ce personnage en une véritable caricature.

La jalousie de Bartholo, Le Barbier de Séville, Théâtre du Chêne noir, mise en scène de Gérard Gélas  Avignon

La jalousie de Bartholo, Le Barbier de Séville, Théâtre du Chêne noir, mise en scène de Gérard Gélas  Avignon

La mise en évidence des ridicules

Comme chez Molière, c’est le valet qui tient le premier rôle pour démasquer les ridicules. Ainsi, la vivacité des ripostes de Figaro face à Bartholo souligne à plaisir la sottise du personnage : « BARTHOLO. – Vous le prenez bien haut, monsieur ! Sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais. FIGARO lui tourne le dos. – Nous différons en cela, monsieur ; moi, je lui cède toujours. » ou « BARTHOLO. – Me mettre à votre place ! Ah ! parbleu, je dirais de belles sottises ! FIGARO. – Monsieur, vous ne commencez pas trop mal ».

C’est aussi ce maniement du langage par Figaro, la façon dont il pique la curiosité de Rosine, qui rend plaisantes les réactions de la jeune fille cherchant à dissimuler, pour répondre aux convenances, son amour naissant pour le jeune homme aperçu sous sa fenêtre. Mais cette dissimulation, maladroite, conduit à un jeu dans lequel elle se trouve prise au piège, habilement conduite par le rusé valet à avouer son amour : « ROSINE. – Ah ! que c’est charmant… pour monsieur votre parent ! Et cette personne est… FIGARO. – Je ne l’ai pas nommée ? ROSINE, vivement. – C’est la seule chose que vous ayez oubliée, monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vite ; si l’on rentrait, je ne pourrais plus savoir…FIGARO. – Vous le voulez absolument, madame ? Eh bien ! cette personne est… la pupille de votre tuteur. » Le masque a donc eu pour rôle de démasquer, pour le plus grand plaisir du public.

Le comique de situation 

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Le rôle des déguisements

Le comique de situation est la base même de l’intrigue de la pièce, là encore en raison du décalage par rapport à la norme sociale que produit obligatoirement la volonté du Comte de dissimuler son statut social, pour « être aimé pour soi-même. » D’où les deux déguisements, en soldat puis en Alonzo, le jeune « bachelier » venu donner une leçon de musique, qui soutiennent des situations comiques. Ainsi, le dialogue se charge d’un double sens, imperceptible par Bartholo, mais qui réjouit le public, au courant lui : 

ROSINE. – Que puis-je pour votre service, monsieur le soldat ?

LE COMTE. – Une petite bagatelle, mon enfant. Mais s’il y a de l’obscurité dans mes phrases…

ROSINE. – J’en saisirai l’esprit.

LE COMTE, lui montrant la lettre. – Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s’agit seulement… mais je dis en tout bien, tout honneur, que vous me donniez à coucher ce soir. » 

 C’est ce jeu sur le double sens qui sous-tend tout le comique de la leçon de musique, à travers le texte de la chanson. En mesurant la naïveté du personnage pris au piège, le public lui, rit de sa propre supériorité

Les apartés

Chaque précaution prise par Bartholo se retourne donc contre lui, et le public, complice, rit alors des apartés qui mettent en évidence la façon dont il est dupé. Par exemple, suite à l’échange fait par Rosine entre la lettre du Comte et celle du cousin, alors même qu’il croit avoir découvert la vérité, c’est la tromperie qui triomphe : « BARTHOLO, à part. – Ô Ciel ! c’est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude ! Comment l’apaiser maintenant ? Qu’elle ignore au moins que je l’ai lue ! » Il en va de même pour les échanges « à part » entre le Comte et Bartholo, au début des scènes 4 et 8 de l’acte III, où le Comte feint d’être complice avec celui qu’il est précisément en train de tromper.

Le rôle de la musique 

À ces quatre formes traditionnelles du comique, il convient d’en ajouter une autre, le rôle que Beaumarchais, lui-même musicien, accorde à la musique mise au service du comique. D’ailleurs, n’oublions pas que sa pièce était, initialement, destinée aux Comédiens italiens, avec une place plus importante de la musique. Pourtant, dans sa « Lettre modérée », il se montre sévère :

Notre musique dramatique ressemble trop encore à notre musique chansonnière pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. Il faudra commencer à l’employer sérieusement au théâtre quand on sentira bien qu’on ne doit y chanter que pour parler ; quand nos musiciens se rapprocheront de la nature, et surtout cesseront de s’imposer l’absurde loi de toujours revenir à la première partie d’un air après qu’ils en ont dit la seconde. Est-ce qu’il y a des reprises et des rondeaux dans un drame ? Ce cruel radotage est la mort de l’intérêt et dénote un vide insupportable dans les idées. 

De même, dans la deuxième scène, Figaro lance une critique à l’encontre de cet usage de la musique : « Eh ! mon Dieu ! nos faiseurs d’opéras-comiques n’y regardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Mais cela n’empêche pas que Le Barbier de Séville soit ponctué de musique.

Son rôle dans l'intrigue

 

Déjà, elle est au fondement même de l’intrigue, comme l’indique le sous-titre « La Précaution inutile », qui correspond au titre de la chanson que Rosine laisse tomber de sa fenêtre dans la scène 3 de l’acte I, et qui est en réalité un message adressé au jeune homme qui cherche à la séduire. Nous retrouvons ce même titre pour celle qu’elle chante, à l’acte 3, avec le maître de musique, Alonzo, déguisement du Comte. Enfin, ce titre est repris dans la réplique de Figaro qui conclut la comédie.

De plus, dès l’exposition, la relation entre le valet Figaro et son maître est liée à la musique. Figaro entre en scène en composant une chanson sur sa guitare. Il se veut musicien, et c’est d’ailleurs cette idée qu’a retenue Gioachino Rossini, dans son opéra, en 1816, dans l’air d’ouverture, vif et joyeux, « Largo al factotum ».

Émile Bayard, « Dazincourt dans le rôle de Figaro », 1876. Dessin, BnF

C’est cette même guitare qu’il prête au Comte, dans la scène 6, pour qu’il réponde à Rosine. Un échange de rôles se produit alors, entre ce maître, qui déclare « Mais comment chanter sur cette musique ? Je ne sais pas faire de vers, moi », et le valet-musicien, qui, face au regret du Comte, « insiste sur ce nouveau rôle et encourage le Comte : « Est-ce qu’un homme comme vous ignore quelque chose ? Avec le dos de la main ; from, from, from… Chanter sans guitare à Séville ! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté. » Et voilà le Comte devenu musicien, félicité par son valet, « Et comment, diable ! je ne ferais pas mieux, moi qui m’en pique. », qui va jusqu’à s’incliner plaisamment devant lui : « (Il s’approche et baise le bas de l’habit de son maître.) » Le Comte pourra alors jouer son rôle dans les actes II et III.

Émile Bayard, « Le comte Almaviva », 1876. Dessin, BnF

Pour écouter Michel Dens  dans "Largo al factotum"

Pour écouter Javier Camarena dans "Ecco ridente in cielo"

Émile Bayard, « Dazincourt dans le rôle de Figaro » et « Le comte Almaviva », 1876. Dessin, BnF

Sa fonction comique

 

Musique et comique de mots

Dans l’acte II, l’entrée en scène du Comte, déguisé en soldat et ivre, est soutenue par la musique sur l’air d’"Ici en personne", qui accompagne son portrait satirique de Bartholo, puis par le couplet qui accompagne sa satire de la médecine sur l’air vif, nettement scandé, de "Vive le vin", emprunté à Monsigny qui avait mis en musique, en 1769, le livret de Sedaine, Le Déserteur.

D’ailleurs, même quand il n’y a pas véritablement de recours à la musique, Beaumarchais semble ne pas pouvoir s’en abstenir. Ainsi, il peut paraître paradoxal, à première vue, que le seul musicien "reconnu" de la pièce, Basile, « organiste » et « maître à chanter de Rosine », soit celui qui ne chante pas. Cependant, sa tirade d’éloge de « la calomnie » repose sur une métaphore filée, empruntée à la musique, depuis le premier mot qui l’installe, « D’abord un bruit léger », et rythmée par le lexique musical : « pianissimo », « pianon piano », « rinforzando », « crescendo », « un chorus ». C’est ce qui explique qu’à nouveau Rossini ait choisi d’en faire un morceau de bravoure dans son opéra.

Musique et comique de situation

C’est aussi la musique qui permet la situation comique de l’acte III, dans la scène 4, quand la chanson permet à Rosine d’avouer son amour à celui qu’elle croit être Lindor, en fait le Comte déguisé en Alonzo, et son rôle est mis en valeur dans la didascalie : 

En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le comte, pendant la petite reprise, se hasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant de Rosine, l’affaiblit, et finit par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot ‘extrême’. L’orchestre suit le mouvement de la chanteuse, affaiblit son jeu et se tait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo le réveille. Le comte se relève, Rosine et l’orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petite suite se répète, le même jeu recommence, etc.

Ce procédé avait déjà été utilisé par Molière dans Le Malade imaginaire dans la scène 5 de l’acte II où Cléante, déguisé en maître de chant, et Angélique partagent leur aveu amoureux en chantant sous les yeux mêmes du père de celle-ci qui n’y voit que du feu. Une note de Beaumarchais déplore même que La Comédie-Française ait supprimé cette ariette joyeuse, et en réclame avec insistance le maintien « en faveur du genre de la pièce », donc en la liant à l’effet comique de cette scène où les deux amants s’emploient à tromper le barbon et sa vigilance, pour le plus grand « plaisir » du spectateur.

Cette ariette, dans le goût espagnol, fut chantée le premier jour à Paris, malgré les huées, les rumeurs et le train usités au parterre en ces jours de crise et de combat. La timidité de l’actrice l’a depuis empêchée d’oser la redire, et les jeunes rigoristes du théâtre l’ont fort louée de cette réticence. Mais si la dignité de la Comédie-Française y a gagné quelque chose, il faut convenir que le Barbier de Séville y a beaucoup perdu. C’est pourquoi, sur les théâtres où quelque peu de musique ne tirera pas tant à conséquence, nous invitons tous directeurs à la restituer, tous acteurs à la chanter, tous spectateurs à l’écouter, et tous critiques à nous la pardonner, en faveur du genre de la pièce et du plaisir que leur fera le morceau. 

C’est aussi cette ariette qui fait ressortir le ridicule de Bartholo, par le contraste de la ritournelle qu’il déclare préférer, dans la scène suivante.   

Beaumarchais s’est peut-être souvenu ici de la scène 2 de l’acte I du Bourgeois Gentilhomme de Molière dans laquelle Monsieur Jourdain critique l’air de cour à la mode présenté par son maître de musique : « Cette chanson me semble un peu lugubre ; elle endort », effet que produit d’ailleurs la chanson de Rosine sur son tuteur. Par opposition, il se lance dans l’interprétation ridicule d’une chansonnette de même genre que celle chantée par Bartholo.    

BARTHOLO, chante.

Veux-tu, ma Rosinette,
Faire emplette
Du roi des maris ?
Je ne suis point Tircis ;
Mais la nuit, dans l’ombre,
Je vaux encor mon prix ;

Et quand il fait sombre,
Les plus beaux chats sont gris.

Le Barbier de Séville

MONSIEUR JOURDAIN

Je croyais Jeanneton
Aussi douce que belle ;
Je croyais Jeanneton
Plus douce qu’un mouton.
Hélas ! hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle
Que n’est le tigre aux bois.

Le Bourgeois gentilhomme

CONCLUSION

 

Le comique, sous toutes ses formes, y compris à travers les morceaux chantés, a donc bien atteint son but, soutenir la satire. Il démasque les excès, et, de ce fait,  les rapports de force, entre maître et valet, entre la jeunesse amoureuse et la vieillesse qui veut imposer le mariage, entre la faiblesse d’une pupille et son tuteur tout puissant. Dès que l’intrigue introduit une tension, dès qu’une menace pèse, l’auteur ramène le rire, né d’un bon mot, d’un mouvement vif, d’une situation cocasse.

Il appartient alors au metteur en scène d’user de sa liberté pour accentuer cette dimension comique en faisant rire le spectateur, ou, au contraire, pour jouer sur son attendrissement ou sa colère. Souvenons-nous de ce que Musset déclare à propos de Molière dans son poème « Une soirée perdue », en 1840 : « Cette mâle gaieté, si triste et si profonde / Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer. » Mais n’est-ce pas là un écho direct de l’affirmation de Figaro au Comte : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer » ?  

Explications
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