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Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville, 1775
Acte I, scène 2 : de "LE COMTE, à part. – Cet homme... " à "... l'auteur tombé. "
Pour lire l'extrait
Le Barbier de Séville, acte I, scène 2. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
La première scène du Barbier de Séville, après une rapide présentation du décor, « (Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.), a introduit le Comte Almaviva qui, dans un court monologue, a exprimé tout l’amour qu’il ressent : « Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le cœur de Rosine. » La scène deux s’ouvre sur le personnage de Figaro, plongé dans une composition musicale. C’est alors que se produit la rencontre, qui achève l’exposition, « hasard » souligné par le dramaturge dans sa « Lettre modérée » : « Un matin qu’il se promenait sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchait à s’en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le barbier. »
Ce passage remplit-il son rôle traditionnel, à la fois informer le spectateur, mais aussi le séduire en retenant son attention ?
La fonction d'information
L’extrait poursuit la présentation des deux protagonistes, de leur caractère et, surtout, de la relation qui les unit.
Le comte Almaviva
Nous le découvrons d’abord à travers l’appréciation méliorative de Figaro : « Cet air altier et noble », qui met en avant son statut social, de même que les appellations respectueuses qui suivent, « Monseigneur » ou «Votre Excellence » . Il le nomme alors, « c’est le comte Almaviva ». La signification de ce nom, « âme vive », est confirmée, là encore, par Beaumarchais lui-même dans sa préface : « Son Excellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sa nation, que l’on croit froide, et qui n’est que paresseuse. »
Le jeu de scène vient ensuite confirmer la situation, l’amour qu’il éprouve : « (Pendant sa réplique, le comte regarde avec attention du côté de la jalousie.) » Cet amour explique également son impatience : « Le Comte, l’arrêtant. – Un moment… J’ai cru que c’était elle… » La scène complète ainsi l’information du public, son costume et son nom d’emprunt, « Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ? » Enfin, est déjà introduite l’idée que cet amour rencontre des obstacles, vu la prudence manifestée par cet amoureux qui craint d’être vu : « J’attends ici quelque chose, et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu’un seul qui se promène. Ayons l’air de jaser. »
Le valet Figaro
Nous le découvrons d’abord à travers le regard sans indulgence du Comte : « Cette tournure grotesque », « Te voilà si gros et gras », portrait physique en accord avec l’acteur qui crée le rôle à la Comédie-Française, Préville. C’est aussi le Comte qui mentionne sa fonction de valet, avec un jugement critique habituel dans la comédie : « Je me souviens qu’à mon service tu étais un assez mauvais sujet. », « paresseux, dérangé ».
Jean-Baptiste Massé, Portrait de Préville, XIXème siècle. Metropollitan Museum of Art, New York
Mais Beaumarchais enrichit cette image traditionnelle, en prêtant à son personnage un passé, qui fait découvrir d’autres aspects de son caractère.
Il a été « garçon apothicaire » « dans les haras d’Andalousie », mais il a su exploiter cette activité pour en tirer profit : « Le poste n’était pas mauvais, parce qu’ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval… » Mais ce sens de son propre intérêt lui ôte tout scrupule : il ne se soucie guère du reproche du Comte, « Qui tuaient les sujets du roi », auquel il répond en riant : «Ah ! ah ! il n’y a pas de remède universel ».
Sa seconde activité, la pratique littéraire, le rapproche de son créateur, Beaumarchais, né Pierre-Augustin Caron, tout comme son nom d’ailleurs, souvent interprété comme une contraction de « fils Caro » : « je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, […] j’envoyais des énigmes aux journaux, […] il courait des madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j’étais imprimé tout vif ». Mieux encore, Figaro partage avec Beaumarchais l’amour du théâtre : « De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires ; et le théâtre me parut un champ d’honneur… » Comment ne pas penser même, alors qu’il rappelle « les efforts de la cabale », aux difficultés connues par l'auteur, à commencer lors de la première représentation du Barbier de Séville, ce qui l’obligea à remanier sa pièce en la réduisant à 4 actes au lieu de 5 ?
La relation entre maître et valet
La relation est, elle aussi, enrichie par rapport à la tradition.
Certes, nous retrouvons l’héritage qui oppose ces deux personnages. Le comte, par exemple, ne se prive pas de lancer à son ancien valet les insultes habituelles, « ce coquin de Figaro », et même de le menacer : « Maraud ! si tu dis un mot… » De son côté, Figaro sait répliquer avec une insolente ironie : « voilà les bontés familières dont vous m’avez toujours honoré. », « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? »
Cependant, un autre type de relation est ici mis en place.
Figaro face au Comte, édition des "Classiques français"
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D’une part, le Comte a accepté de protéger son ancien valet : « Je t’avais autrefois recommandé dans les bureaux pour un emploi. » Même si l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une forme de paternalisme, ce n’est pas si fréquent au XVIIIème siècle, ce que reconnaît volontiers Figaro : « Je l’ai obtenu, monseigneur, et ma reconnaissance… »
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D’autre part, la désinvolture du personnage, les péripéties qu’il raconte, de toute évidence l’amusent, et il lui renvoie plaisamment son ironie : « Pauvre petit ! », quand Figaro « si gros et si gras » accuse « la misère », « Beau début ! » pour sa nomination « dans les haras », ou pour répondre à sa plainte « Oh ! grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? » Devant son insolence, aucune indignation... Il semble même partager de façon plaisante son échec au théâtre : « Ah ! miséricorde ! », « Ah ! la cabale ! monsieur l’auteur tombé ! »
Beaumarchais a donc établi entre eux une forme de complicité familière.
La fonction de séduction
La vivacité comique du dialogue
Une des qualités de cette scène d’exposition est de présenter les personnages et la situation à travers une mise en scène pleine de vivacité qui soutient un dialogue plaisant. La multiplication des points de suspension, qui interrompent de brèves répliques, signale la vivacité de ce dialogue. L’échange est rapide, et reste naturel puisque les interrogations du Comte sont justifiées par le hasard de cette rencontre inattendue à Séville. La vivacité est accentuée par les exclamations du Comte, et ses mouvements alternés, tantôt proche de Figaro pour l’écouter, tantôt occuper à guetter la « jalousie » où il espère voir Rosine.
Le Barbier de Séville, acte I, scène 2. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
Ainsi plusieurs répliques mettent en évidence sa volonté de se dissimuler sous son déguisement et l’alternance des mouvements, inquiétude que le metteur en scène peut choisir d’accentuer pour mieux établir le contraste avec le ton familier et les rires de sa conversation avec Figaro. Les répliques ricochent les unes sur les autres car, finalement, les deux personnages sont capables de rire d’eux-mêmes, Figaro de ses échecs successifs, le Comte des insolences de son ancien valet.
La critique sociale
Le ton est donné dès cette scène d’exposition : la comédie s’accompagne de satire sociale, et s’ouvre ainsi un horizon d’attente, notamment sur la relation qui va pouvoir s’établir entre le Comte, grand seigneur amoureux, et le valet, traditionnellement adjuvant des amours de son maître. Cette scène introduit déjà plusieurs critiques.
Acte I, scène 4 : du début à "... je me charge du reste. "
Pour lire l'extrait
L’exposition du Barbier de Séville, à l’occasion du monologue du Comte, puis de sa rencontre avec Figaro, a déjà appris l’amour du comte pour Rosine, et a annoncé des obstacles puisqu’il éprouve aussi le besoin de se dissimuler. L’entrée en scène de Rosine, dans la scène 3, confirme cette difficulté, en raison de la personnalité jalouse de son tuteur Bartholo. Mais l’action s’est nouée quand Rosine a laissé tomber de la fenêtre un papier, en prétendant que le vent l’a emporté, et elle s’accélère quand le Comte se précipite pour s’en emparer avant que Bartholo ne descende dans la rue.
Le Barbier de Séville, acte I, scène 3. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
L’extrait de la scène 4, articulant exposition et action, se construit en trois temps : après un rapide commentaire de l’action qui vient de se dérouler, la situation des différents personnages est précisée, pour conduire ensuite à l’élaboration du projet qui permettra au comte d’attendre son but.
Le commentaire de la scène 3 : du début à "... l'amour en perspective."
L'ironie de Figaro
La didascalie, « Il rit », donne le ton des répliques de Figaro, ironiques. D’abord, il se moque de Bartholo, en reprenant le titre de la chanson « La Précaution inutile ». Son exclamation souligne la stupidité de ce barbon, si facile à duper. Il s’amuse ensuite de l’habileté de la jeune fille, en parodiant sa phrase : « contrefaisant la voix de Rosine ». Son commentaire, sous forme de vérité générale, « Oh ! ces femmes ! voulez-vous donner de l’adresse à la plus ingénue ? enfermez-la. », nous rappelle l’intrigue de L’École des femmes de Molière, mais Rosine est-elle vraiment « la plus ingénue » des femmes ? Nous pouvons en douter car c’est précisément sa ruse qu’admire Figaro. Enfin, c’est du Comte qu’il plaisante. Le choix du mot « mascarade » pour qualifier le déguisement du comte évoque le temps joyeux du carnaval, et sa formule, « vous faites ici l’amour en perspective », traduit son sourire devant ce maître, amoureux sans espoir.
L'amour du Comte
Il se traduit d’abord par son impatience, signalée dans la didascalie : il « lit vivement ». La lettre lui prouve une première réussite, il a su attirer l’attention de Rosine en profitant d’un trait de caractère souvent attribué aux femmes : « Votre empressement excite ma curiosité ». Puis, immédiatement, il se montre attendri par la situation de celle qui se qualifie d’« infortunée Rosine », d’où son exclamation amoureuse : « Ma chère Rosine ! » Le public ne peut alors que partager sa compassion, et se ranger dans son camp.
La situation des personnages : de "LE COMTE. - Te voilà instruit..." à "... serviteur."
Le portrait de Rosine
Présentée par le regard du Comte, ce portrait est mélioratif, d’abord physiquement, ce que mettent en valeur les points de suspension, qui suggèrent qu’aucun terme ne pourrait suffire à son éloge : « une jeune personne d’une beauté… » Le fait qu’elle soit « d’un sang noble » est important dans le contexte du XVIIIème siècle, car cela prouve qu’elle est digne d’être aimée d’un comte. Enfin, il signale sa dépendance : elle est « mariée à un vieux médecin de cette ville », ce qui conduirait alors à un adultère si elle se laissait séduire.
Le Barbier de Séville, acte I, scène 3. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
D’où l’importance du démenti de Figaro : « C’est une histoire qu’il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galants et les écarter ; elle n’est encore que sa pupille, mais bientôt… » L’interruption laisse planer la menace, tout en accélérant le rythme de l’action. C’est Figaro qui complète ce portrait en précisant les sentiments de Rosine envers Bartholo : elle « le hait à la mort. » Il introduit ainsi un élément favorable à l’amour du Comte, dont il complète la phrase : « LE COMTE. – Ainsi ses moyens de plaire sont…. » FIGARO. – Nuls. »
Le portrait de Bartholo
Pour sa quête, le Comte a besoin de mesurer la nature de son rival ; il se livre ainsi à une véritable enquête. Le portrait qu’en brosse Figaro est plaisant : « C’est un beau gros, court, jeune vieillard, gris-pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette, et furète, et gronde, et geint tout à la fois. » Dans cette énumération, les oxymores font sourire, « beau gros court », « jeune vieillard », « gronde et geint », tout comme le qualificatif « gros-pommelé », qui s’applique d’ordinaire à la couleur de la robe d’un cheval. Il joue ensuite sur les sonorités, qui se font écho, comme si elles rimaient, « rusé, rasé, blasé », « guette, et furète ». L’accumulation de la conjonction « et », nommée polysyndète, amplifie encore ce portrait péjoratif.
Pour son portrait psychologique, une nouvelle énumération accentue la critique : « Brutal, avare, amoureux et jaloux à l’excès de sa pupille ». Elle atteint son apogée dans le commentaire qui définit « sa probité » : « Tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu. » Mais déjà un premier commentaire de Figaro à propos de Rosine, « Joli oiseau, ma foi ! difficile à dénicher », avait sous-entendu la difficulté de tromper la vigilance d’un tel jaloux, ce que confirme un dernier échange : LE COMTE. – Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte ? FIGARO. – À tout le monde : s’il pouvait la calfeutrer… »
Bartholo le barbon. Mise en scène du Barbier de Séville en commedia dell’arte par Frédéric Rey. Théâtre de la Semeuse, 2014
Ce portrait a un double intérêt :
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d'une part, il met en avant l’aspect antipathique de l’opposant, entraînant ainsi l’appui du public à toute action contre lui. C’est d’ailleurs ainsi que réagit le Comte : « Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux… »
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d’autre part, il souligne la difficulté de cet amour, donc laisse supposer de multiples péripéties. En même temps, cette image d’un « oiseau […] difficile à dénicher » transforme la situation du Comte en une chasse, et en fait un défi à relever.
Figaro et son maître
En expliquant sa quête de Rosine, « Je l’ai fait chercher en vain par tout Madrid », le Comte met en avant la force de son amour, non pas celui d’un grand seigneur libertin, recherchant son seul plaisir, mais d’un homme digne et respectueux : « il faut m’en faire aimer, et l’arracher à l’indigne engagement qu’on lui destine ». C’est bien le mariage qu’il souhaite, comme le traduit son exclamation « Jamais ! » face à l’idée du mariage prévu entre Bartholo et Rosine. Mais nous notons, à travers la menace inachevée, « mais si tu jases… », ou la didascalie répétée, « impatienté », qu’il n’oublie pas son statut de grand seigneur, qui détermine son autoritarisme.
Cependant, Figaro, lui, a très vite perçu le profit qu’il pourrait tirer en aidant son maître : « Moi, jaser ! Je n’emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d’honneur et de dévouement dont on abuse à la journée ; je n’ai qu’un mot : mon intérêt vous répond de moi ; pesez tout à cette balance, et… ».
Le comte et Figaro, mise en scène du Barbier de Séville de Rossini par Stefano Viziol, 2011. Theatro Regio, Parme
Il offre ainsi ses services, et le Comte en profite aussitôt : « Tu connais donc ce tuteur ? », « Aurais-tu de l’accès chez lui ? » Le valet met alors en avant l’aide qu’il peut apporter en insistant sur son rôle auprès de Bartholo : il est « son barbier, son chirurgien, son apothicaire », « il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur. » Notons le jeu sur le mot « serviteur », à la fois la réalité de sa fonction de valet, et la formule de politesse qui fait qu’on se met au « service » de quelqu’un.
Tout aussi traditionnel est son irrespect de la morale, par exemple après la réplique du Comte, « Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux », quand il renchérit ironiquement : « C’est faire à la fois le bien public et particulier : chef-d’œuvre de morale, en vérité, monseigneur. » Il reconnaît d’ailleurs aisément son absence de scrupules : « Primo, la maison que j’occupe appartient au docteur, qui m’y loge gratis. […] Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d’or par an, gratis aussi. » Nous sommes donc dans la relation, traditionnelle dans la comédie, du valet en fonction d’adjuvant, mais un valet désinvolte jusqu’à l’insolence, qui prend le pouvoir sur son maître.
Le plan de Figaro : de "LE COMTE l'embrasse..." à la fin
La fin de l’extrait scelle l’accord entre Figaro et son maître, tout en marquant l’inversion des rôles : le Comte se soumet à son valet.
Figaro, un stratège
Dans sa « Lettre modérée » qui sert de préface à la comédie, Beaumarchais qualifie son héros de « machiniste », et, effectivement, c’est ce rôle qu’il endosse ici : « C’est ce à quoi je rêvais », « je cherche dans ma tête », « il me vient une idée ». Son projet repose sur une double stratégie :
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Pour faciliter l’entrée du Comte chez Bartholo, il est essentiel d’éliminer l’obstacle représenté par les domestiques. Les formules détournées, « si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens innocents… » et « il ne s’agit que de les traiter ensemble », sous-entendent que Figaro est prêt à se servir de ses compétences médicales pour les rendre malades.
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Le second moyen est traditionnel dans la comédie, trouver un déguisement qui permettra au Comte de voir Rosine : « Bon ! Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement ; il faudra bien qu’il vous héberge ».
Figaro, à la fin de l’extrait, a imposé son ascendant. À l’objection du comte, « Mais ce médecin peut prendre un soupçon », il répond sans hésiter : « Il faut marcher si vite que le soupçon n’ait pas le temps de naître. » Il détermine ainsi, par avance, le rythme rapide de l’action, et son impératif, « Présentez-vous », comme le futur de certitude, « il faudra bien », affirme sa puissance. Dans sa dernière phrase affirmation, le pronom tonique le pose en maître de ce jeu : « et moi, je me charge du reste… »
L'insolence du valet
Sa certitude que ce rôle d’adjuvant le rend indispensable à son maître permet au valet de se montrer ouvertement insolent. Ainsi, l’élan du Comte, souligné par la didascalie, « l’embrasse », par l’exclamation et l’énumération hyperbolique en gradation : « Ah ! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire. », en montrant qu’il a besoin de l’aide du valet, le conduit à une réplique ironique : « Peste ! comme l’utilité vous a bientôt rapproché les distances ! Parlez-moi des gens passionnés ! » Il démasque ainsi plaisamment la valeur accordée au statut social. Tout aussi ironique est la façon dont il se moque de l’enthousiasme amoureux de son maître, « Heureux Figaro ! tu vas voir ma Rosine ! tu vas la voir ! conçois-tu ton bonheur ? », dans sa riposte : « C’est bien là un propos d’amant ! Est-ce que je l’adore, moi ? Puissiez-vous prendre ma place ! ». Son souhait peut se charger, en effet, d’un double sens, feint soutien de l’amour du Comte auquel il souhaite la réussite, mais aussi insolence que le fait d’imaginer que son maître pourrait occuper sa « place » de serviteur. Enfin, l’affirmation sous forme de vérité générale, « En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l’intérêt d’autrui », révèle la psychologie de ce valet, qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à son comportement vis-à-vis de son maître : servir son amour ne peut qu’être utile au serviteur.
Émile Bayard, Le valet Figaro (I, 3). Illustration pour l’édition de 1876 du Barbier de Séville
Deux complices
Mais le Comte, en raison précisément de son amour, ne relève pas ces insolences, bien au contraire. C’est lui qui formule clairement son souhait, fort de sa certitude de réussir à séduire Rosine : « Ah ! si l’on pouvait écarter tous les surveillants ! », « Pour douze heures seulement ! » Sa réaction indignée face à la première idée de Figaro, « Scélérat ! », ne dure guère d’ailleurs, et il n’insiste pas pour se démarquer de son valet. S’agit-il même d’une réelle indignation, ou d’une forme d’admiration devant l’audace ingénieuse de son valet ? D’ailleurs, il entre pleinement dans le stratagème dès que Figaro lance sa seconde idée, comme pour la faciliter : « Le colonel est de mes amis ».
CONCLUSION
Cet extrait prolonge la scène d’exposition en précisant les relations entre les personnages, tout en mettant en place l’intrigue de la comédie. Elle est, dans sa composition, tout à fait traditionnelle : un valet va aider son maître à obtenir celle qu’il aime en l’enlevant à un vieux barbon jaloux.
Mais le rythme de la scène, l’échange vif des répliques, et, surtout, la personnalité du valet enrichissent cette tradition. En mettant en valeur les sentiments qui agitent le Comte, jalousie, dépit, colère, autorité impuissante, élans amoureux…, Beaumarchais renforce, en fait, le pouvoir qu’exerce sur lui Figaro, qui le manipule sans risques. De ce fait, il lui prête une insolence que n’avaient pas les valets de Molière, ni même de Marivaux, qui ne s’en prenaient pas au statut social.
Acte II, scène 2
Encouragé et soutenu par Figaro, le Comte Almaviva, amoureux, a répondu au billet que Rosine a laissé tomber de sa fenêtre : elle a usé d’une ruse pour tromper la vigilance de son vieux tuteur, le docteur Bartholo, qui entend bien l’épouser. Ainsi, dans la dernière scène de l’acte I, en chantant et s’accompagnant à la guitare, le Comte lui a adressé un aveu d’amour, mais en se faisant passer pour Lindor, « un simple bachelier », car il souhaite être « aimé pour soi-même ».
Pour lire l'extrait
Le bref monologue de Rosine, qui ouvre l’acte II, montre qu’elle n’est pas restée insensible à cette déclaration puisqu’elle finit d’écrire une lettre destinée à ce mystérieux « Lindor ». Au moment même où il s’interroge sur le moyen de « la lui faire tenir » et envisage l’appui de Figaro, celui-ci se présente.
La scène, menée habilement par Figaro, qui amène peu à peu Rosine à avouer ses sentiments, se déroule en trois temps.
Rosine, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini. Mise en scène de Bartlett Sher, au Metropolitan Opera, 2017
Figaro au service du Comte : du début à "... rester inconnu."
Le rôle de Figaro
Figaro, insolent avec le Comte, se montre ici respectueux, mais sans renoncer à son sens de la répartie plaisante, en répondant, par exemple à la plainte de Rosine, « L’ennui me tue », par une pirouette : « Je le crois ; il n’engraisse que les sots. »
L’acte I s’est terminé en scellant l’accord entre Figaro et son maître, et le début de cette conversation montre clairement qu’il entre dans ce rôle d’adjuvant. Certes, il ne recule pas devant le mensonge, en le présentant comme « un jeune bachelier de [s]est parents », mais le portrait qu’il en brosse, dans une énumération, met en évidence de nombreuses qualités : « de la plus grande espérance ; plein d’esprit, de sentiments, de talents, et d’une figure fort revenante. Il répond aussi au souhait du Comte, qui veut être « aimé pour soi-même » : « il n’a rien ». Il s’agit de vérifier que Rosine, par des sentiments sincères, correspond à ce souhait.
Rosine, une "ingénue"
Dans l’acte I, pour tromper son tuteur, Rosine a été capable de ruse. Mais Figaro, lui, plaisantait en évoquant une « ingénue », et c’est cet aspect qui ressort de ses premières réactions. Elle est incapable de prendre une distance, déjà en voyant arriver Figaro, dont elle venait d’espérer une aide : « Ah ! monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir ! » Elle ne parvient pas non plus à dissimuler sa curiosité : « Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement ? Je n’entendais pas : mais… » Elle trahit naïvement son intérêt en renchérissant, par son exclamation, sur l’éloge de la « figure fort revenante » du Comte que vient de mentionner Figaro : « Oh ! tout à fait bien, je vous assure ! il se nomme… » La didascalie « étourdiment », et la répétition, « il en trouvera », souligne à quel point elle se laisse emporter par ses sentiments, tout en essayant, maladroitement, de les masquer en reprenant la phrase de Figaro : « Un jeune homme tel que vous le dépeignez n’est pas fait pour rester inconnu. »
Une habile stratégie : de "FIGARO, à part..." à "... je vous assure."
Une énigme
Ce début de conversation amène Figaro à constater l’intérêt de Rosine, d’où son aparté, « Fort bien », qui l’encourage à développer sa stratégie, en jouant l’entremetteur du Comte.
Jérôme Savary, mise en scène du Barbier de Séville
de Rossini, Opéra de Marseille, 2008
Habilement, il lui déclare donc que celui-ci « est amoureux », mais en présentant cela comme un « défaut », afin d’obliger Rosine à protester, et, surtout, en piquant sa curiosité. Il l’accentue même en feignant de refuser de lui répondre : « Vous êtes la dernière, madame, à qui je voudrais faire une confidence de cette nature. »
Son portrait de la jeune fille que le Comte est censé aimer repose sur un jeu de scène, un regard indiqué par la didascalie : « la regardant finement ». Ainsi son énumération enthousiaste – qui prouve d’ailleurs que Figaro, valet, n’en reste pas moins sensible aux charmes féminins – vise à faire comprendre à Rosine que c’est d’elle qu’il s’agit : « la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit ; pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rosée, et des mains ! des joues ! des dents ! des yeux !… »
Mais, en ne la nommant pas, il contraint Rosine à poursuivre une véritable enquête, qui rappelle le marivaudage : il n’est guère vraisemblable, en effet, qu’après avoir entendu la chanson sous sa fenêtre de ce jeune homme qui s’est nommé, Lindor, elle puisse véritablement encore avoir des doutes. Mais Figaro se dérobe encore, en jouant la naïveté : « Je ne l’ai pas nommée ? » Il prend un évident plaisir à ce jeu de devinettes, feignant de ne céder qu’à sa demande, et usant d’une ultime pirouette, la périphrase : « Vous le voulez absolument, madame ? Eh bien ! cette personne est… la pupille de votre tuteur. »
L'aveu de Rosine
Chacune des répliques de Rosine traduit le combat qui se livre en elle, entre ses sentiments, le plaisir de découvrir cet amour, et les convenances, qui obligent une jeune fille à ne pas céder à un aveu amoureux.
Ses sentiments ressortent très rapidement, déjà dans le refus d’envisager un « défaut » en ce jeune homme si séduisant, « Un défaut, monsieur Figaro ! un défaut ! En êtes-vous bien sûr ? », puis à s’indigner : « Il est amoureux ! et vous appelez cela un défaut ? » Elle ne parvient plus à masquer son intérêt, quand Figaro évoque la « mauvaise fortune » de cet amoureux : « Ah ! que le sort est injuste ! » La didascalie, « vivement », répétée comme l’impératif pressant, met en valeur son insistance à obtenir plus de « confidence » : « je suis discrète », Dites donc, dites donc vite ». Le rythme accéléré de ses questions souligne son impatience, le plaisir d’être aimée qu’elle savoure… et, à la fin, elle ne peut masquer sa sincérité : « Rosine, avec émotion. – Ah ! monsieur Figaro !… je ne vous crois pas, je vous assure. »
Rosine amoureuse. Mise en scène du Barbier de Séville en commedia dell’arte par Frédéric Rey. Théâtre de la Semeuse, 2014
Cependant, très maladroitement, elle tente de masquer cet intérêt, en en faisant un trait de caractère : « et nomme-t-il la personne qu’il aime ? Je suis d’une curiosité… » Elle feint également de le légitimer en le déplaçant du Comte à Figaro : « ce jeune homme vous appartient, il m’intéresse infiniment… », « Ah ! que c’est charmant… pour monsieur votre parent ! »
Le triomphe de Figaro : de "Et c'est ce qu'il brûle..." à la fin
À ce stade de la scène, Figaro peut remplir directement son rôle d’intermédiaire, et plaider en faveur de son maître : « Et c’est ce qu’il brûle de venir vous persuader lui-même. » Mais, il lui faut encore vaincre les réticences inévitables de Rosine.
Le trouble de Rosine
La peur de Bartholo
Même si elle reste « ingénue », Rosine est parfaitement consciente de son emprisonnement, et sa première réaction « Vous me faites trembler, monsieur Figaro », s’explique d’abord par la contrainte qu’exerce sur elle la jalousie de Bartholo. C’est elle qui justifie sa peur de « quelque imprudence » commise par un jeune amoureux, et sa propre prudence, signalée par la didascalie : « (Elle écoute.) » La fin de la scène répond d’ailleurs à cette crainte, qui provoque la fuite de Figaro : « Dieux ! j’entends mon tuteur. S’il vous trouvait ici… Passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez. »
Les émois amoureux
Mais ses réactions proviennent aussi de l’émoi qu’éprouve tout naturellement une jeune fille en découvrant l’amour, et du souci des convenances qui lui interdisent de céder si rapidement à un jeune homme amoureux, et encore plus d’avoir un entretien en privé avec lui. C’est ce qui peut expliquer sa prière : « S’il m’aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille. » Cependant, elle ne parvient pas à dissimuler son propre désir, qui se trahit par son regard, « baissant les yeux », par ses hésitations, « Repos sans amour… paraît… », et le ton, « avec embarras », d’un aveu voilé par la substitution du verbe « estimer » au verbe « aimer » : « Il est certain qu’une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l’estimer. » Mais le choix du pronom personnel, « S’il allait faire quelque imprudence, il nous perdrait », représente un aveu, puisqu’elle lie, spontanément, son sort à celui de Lindor.
La lettre
La dernière étape marque sa reddition complète, la lettre qu’elle remet à Figaro : elle « lui donne la lettre qu’elle vient d’écrire. » Geste d’amour audacieux qu’elle tente à nouveau de masquer, avec insistance : « dites-lui… dites-lui bien…[…] Que c’est par pure amitié tout ce que je fais. […] Que par pure amitié, entendez-vous ? » Mais la phrase suivante la trahit, puisqu’elle sous-entend le souhait d’un amour prêt à franchir tous les obstacles : « Je crains seulement que, rebuté par les difficultés… »
L'argumentation de Figaro
Face à la peur de Rosine, Figaro doit donc, à nouveau, faire appel à tout son art de la parole, et, pour cela il sait mettre en œuvre des formules frappantes, qui sonnent comme des vérités générales : « Fi donc, trembler ! mauvais calcul, madame ; quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. ». Il répond ainsi à la première urgence, d’après le plan posé à la fin de l’acte I : « D’ailleurs, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillants jusqu’à demain. »
Dans un deuxième temps, il doit répondre à l’émotion de Rosine, qui avait formulé son « ennui » au début de la scène, en l’invitant à aimer sans peur, d’où une autre maxime qui généralise ce qu’elle ressent : « Eh, madame ! amour et repos peuvent-ils habiter en même cœur ? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd’hui, qu’elle n’a que ce terrible choix : amour sans repos, ou repos sans amour. » En l’effrayant ainsi sur ce que serait un mariage avec Bartholo, il formule à sa place la réponse, en la banalisant : « Il semble, en effet, qu’amour sans repos se présente de meilleure grâce : et pour moi, si j’étais femme… » C’est en jouant sur cette émotion qu’il soutient sa demande de lettre, en la présentant comme une façon d’exercer son pouvoir sur celui qui dit l’aimer : « Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre… Une lettre a bien du pouvoir. »
En habile stratège, il feint ensuite d’entrer dans son jeu, en reprenant lui aussi ce verbe « estimer » : « Aussi mon parent vous estime-t-il infiniment. », « Cela parle de soi. Tudieu ! l’amour a bien une autre allure ! »
Il reste un dernier effort à faire, la rassurer sur la constance de son jeune amant, en balayant ses craintes, avec désinvolture, « Oui, quelque feu follet », mais également à l’aide d’une métaphore : « Souvenez-vous, madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. » Par ce pronom « nous » Figaro joue pleinement son rôle d’entremetteur, et se pose lui-même en garant de la sincérité de son maître : « D’en parler seulement, il exhale un tel feu qu’il m’a presque enfiévré de sa passion, moi qui n’y ai que voir ! »
Le Barbier de Séville, acte II, scène 2. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
Mais Figaro est à présent sûr de son triomphe, relevant avec plaisir la phrase de Rosine, « Il nous perdrait ! », et, surtout, constatant qu’une lettre était déjà toute prête : « (À part, montrant la lettre.) Voici qui vaut mieux que toutes mes observations. »
CONCLUSION
Finalement, cette scène n’était pas utile à la progression de l’intrigue, puisque Rosine avait déjà composé cette lettre, et n’attendait que de trouver un moyen de la faire parvenir à ce Lindor qui a répondu à son message. Pouvons-nous alors la considérer comme « ingénue » ? Elle n’est plus l’Agnès de L’École des femmes, mais tout simplement une jeune fille qui tente d’échapper à un sort qui lui répugne, en cédant à l’amour, à la fois troublée et heureuse. Beaumarchais a donc considérablement enrichi la personnalité de son héroïne, en une scène de badinage qui rappelle certains passages de Marivaux.
La scène interroge aussi sur le rôle de Figaro. Certes, il exécute ici le plan annoncé, et il plaide en faveur de son maître, mais, dans son rôle d’entremetteur, n’est-ce pas d’abord ce jeu verbal qui lui plaît, car il lui permet de faire preuve de tous ses talents de « machiniste », d’habile manipulateur des esprits ?
Rosine, dans Le Barbier de Séville, opéra de Rossini. Mise en scène de Bartlett Sher, au Metropolitan Opera, 2017
Acte II, scène 4
Encouragé et soutenu par Figaro, le Comte Almaviva, amoureux, a répondu en chantant et en s’accompagnant de la guitare, au billet que Rosine a laissé tomber de sa fenêtre : elle a usé d’une ruse pour tromper la vigilance de son vieux tuteur, le docteur Bartholo, qui entend bien l’épouser. Il lui adresse par cette sérénade, un aveu d’amour, mais en se faisant passer pour Lindor, « un simple bachelier », car il souhaite être « aimé pour soi-même ».
L’acte II marque le début de l’’exécution du plan de Figaro : il a rendu malade les domestiques de Bartholo, et a obtenu de Rosine, à laquelle il a avoué l’amour que ce « Lindor » éprouve pour elle, une lettre à son intention. Mais le vieux barbon veille.
Cette scène de face à face entre Rosine et son tuteur fait ressortir leurs deux personnalités, d’un côté la jalousie poussée à l’extrême, de l’autre une tentative de résistance.
Pour lire l'extrait
Le personnage de Bartholo
Le Barbier de Séville, acte II, scène 4. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
Un homme colérique
Dès son entrée en scène, la didascalie, « en colère », introduit des exclamations dont le lexique, en gradation, montre la violence qu’il porte en lui : « Ah ! malédiction ! l’enragé, le scélérat corsaire de Figaro ! » La seconde réplique confirme cette violence, par le ton indigné employé pour dénoncer « [c]e damné barbier ». Le rythme de l’énumération, tout en rappelant le plan que Figaro a mis en œuvre, soutient cette colère, de même que l’exclamation nominale, « Sur les yeux d’une pauvre bête aveugle, un cataplasme ! », ou l’injonction, « Ah qu’il les apporte ! » Les points de suspension illustrent presque son étouffement, sous l’effet de la colère, en laissant planer une menace.
Mais, aux yeux du public, qui est au courant du plan de Figaro, cette colère ne fait que faire ressortir la sottise de Bartholo. Malgré sa jalousie obsessionnelle, il n’a pas imaginé le rôle réel de Figaro. Il ne voit, en effet, dans l’état de son personnel, qu’un moyen habile de lui extorquer plus d’argent : « Parce qu’il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. »
Une jalousie soupçonneuse et tyrannique
Obsédé par sa jalousie, Bartholo transforme toute observation en soupçon : « Là, peut-on sortir un moment de chez soi sans être sûr en rentrant… » Le fait que cette première phrase reste inachevée ne formule pas clairement ce soupçon, mais la fin de sa tirade suivante l’explicite déjà : « Et personne à l’antichambre ! on arrive à cet appartement comme à la place d’armes. » Il s’agit bien de surveiller qui est susceptible d’approcher de Rosine.
Le parallélisme, « J’aime mieux craindre sans sujet, que de m’exposer sans précaution », souligne cette vigilance, tout en rappelant le sous-titre de la pièce… qui est aussi celui, prétendu, de la chanson de Rosine, « La précaution inutile ». Dans l’esprit de Bartholo, ces « gens entreprenants », ces « audacieux », sont tous ces séducteurs qu’il imagine, sans les nommer. Mais l’exemple qu’il prend, dans sa question, « N’a-t-on pas ce matin encore ramassé lestement votre chanson pendant que j’allais la chercher ? », montre bien que c’est à eux qu’il pense.
Dans sa colère, Bartholo ne songe guère à plaire à celle qu’il veut épouser ; bien au contraire, il est prêt à tout pour s’en garantir la possession : « Mais tout cela n’arrivera plus ; car je vais faire sceller cette grille. » Il se transforme ainsi en un geôlier que rien n’arrête, jusqu’à renchérir sur la suggestion ironique de Rosine à propos de faire « mure[r] les fenêtres » : « Pour celles qui donnent sur la rue, ce ne serait peut-être pas si mal… »
Émile Bayard, Le barbon jaloux (II, 4). Illustration, éd° de 1876 du Barbier de Séville
Sa misogynie
Comme il est de tradition dans la comédie, ce barbon est aussi misogyne. Paradoxe, comme tant de personnages de Molière, que ce fait de vouloir épouser une jeune femme alors même qu’il considère toute femme comme perfide et trompeuse par nature. Cela ressort de l’accusation qu’il lance à Rosine, d’abord sous une forme générale : « Le vent, le premier venu !… Il n’y a point de vent, madame, point de premier venu dans le monde ; et c’est toujours quelqu’un posté là exprès qui ramasse les papiers qu’une femme a l’air de laisser tomber par mégarde. » Sa formulation, « a l’air de laisser tomber par mégarde », souligne l’hypocrisie féminine : une femme serait, selon lui, toujours prête à organiser une relation avec un amant, « posté là exprès ». Pour justifier sa vigilance, c’est aussi cette image péjorative de la femme qu’il met en avant : « Ah ! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler, et de bons valets pour les y aider. » L’ordre de sa gradation, soutenue par la récurrence de l’adjectif « bon », ironie par antiphrase, met en cause en premier la nature de la « femme », mais aussi une hypocrisie plus générale, des « amis » et des « valets ». Le verbe choisi, « vous la souffler », traduit aussi cette misogynie née de sa conception de la femme assimilée à un « bien possédé » que chacun chercherait à voler.
Sa misogynie s’exprime également, da façon plus directe, dans sa suggestion grossière d’une relation entre Rosine et Figaro : « Ce barbier n’est pas entré chez vous, au moins ? » Sa supposition est une véritable insulte dans le contexte du XVIIIème siècle, car Rosine est « de sang noble » et une relation avec un valet serait totalement déshonorante. Mais aucun excès n’arrête Bartholo, puisque, pour lui, toute femme est, par essence, prête à tromper, ce que suggère son affirmation inachevée : « Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes ? et combien j’en ai vu de ces vertus à principes… »
Le Barbier de Séville, acte II, scène 4. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
La résistance de Rosine
L'art de dissimuler
Dans cette scène, Rosine est loin du comportement d’ingénue innocente qu’elle adoptait dans la scène deux, avec Figaro. Ici, l’innocence de ses questions polies est une feinte, adoptée pour tenter d’apaiser la colère de Bartholo : « Qui vous met donc si fort en colère, monsieur ? », « Et qui peut y pénétrer que vous, monsieur ? » Elle tente de détourner ses soupçons, en feignant de ne pas les prendre au sérieux : « C’est bien mettre à plaisir de l’importance à tout ! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je ? »
Mais l’aparté, « Oh ! le méchant vieillard ! », empêche le public de blâmer cette dissimulation, qui est son seul moyen de se défendre contre la jalousie de son tuteur.
L'expression de sa haine
Peu à peu, la scène montre une gradation dans sa résistance.
En répétant la formule « a l’air » employée par Bartholo dans son accusation, « les papiers qu’une femme a l’air de laisser tomber par mégarde », elle tente de l’amener à mesurer l’insulte ainsi lancée, mais en vain. Son ironie s’accentue quand elle renchérit sur la menace de son tuteur, mais l’exclamation la teinte d’amertume : « Faites mieux ; murez les fenêtres tout d’un coup : d’une prison à un cachot, la différence est si peu de chose ! »
Sa colère s’accroît quand Bartholo suggère cette relation qu’elle pourrait avoir avec le valet Figaro, une véritable insulte, qu’elle relève, à nouveau par une antiphrase amère : « Que vos répliques sont honnêtes ! ». Son interjection, « Quoi ! », introduit une question indignée, qui se charge de mépris : « vous n’accordez pas même qu’on ait des principes contre la séduction de monsieur Figaro ? »
Le Barbier de Séville, acte II, scène 4, une mise en scène modernisée par la troupe In Situ, au théâtre « Sortie Ouest », 2011
CONCLUSION
L’acte I avait déjà mis sous les yeux du public la relation entre Rosine et son tuteur, en le rendant particulièrement antipathique. Mais, en même temps, le fait qu’il se soit si facilement laissé duper par « ma chanson est tombée », conduisait à sourire de sa sottise naïve.
Cette scène donne une autre dimension à leur relation, car, en exprimant sa jalousie, ses soupçons, par son mépris grossier, Bartholo ne fait plus vraiment sourire : il représente une vraie menace, car rien ne semble l’arrêter. Il se montre prêt à tout pour posséder Rosine : son ironie ne le touche en rien, et il ne se soucie en rien du dégoût qu’elle lui manifeste. Après le badinage joyeux de la scène 2, elle crée donc une tension, et provoque un malaise dans le public.
D’où le choix de Beaumarchais qui la fait suivre des scènes 5, 6 et 7, purement comiques, entre Bartholo et ses deux valets, La Jeunesse et L’Éveillé, qui ramènent le rire en ridiculisant ce maître réduit à l’impuissance car même ses valets contestent son pouvoir.
Le Barbier de Séville, acte II, scène 4, mise en scène modernisée de Laurent Hatat au Théâtre du Nord, 201O
Acte III, scène 4 : du début à "ROSINE, chante..."
Pour lire l'extrait
L’acte II du Barbier de Séville marque la réalisation du plan de Figaro, annoncé dans l’acte I : il a réduit à l’impuissance, par ses drogues, les serviteurs de Bartholo. Trompant ainsi sa vigilance, il a pu se faire, auprès de Rosine, le porte-parole du Comte amoureux, sous le nom de « Lindor », et obtenir de sa part une lettre à lui remettre. Enfin, celui-ci s’introduit au logis, déguisé en « cavalier », ce qui lui permet à son tour de transmettre à Rosine une lettre. Mais tout l’acte souligne, parallèlement, la vigilance jalouse de Bartholo, qui fait obstacle à ces échanges, et oblige les amants à de multiples ruses : « un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l’innocence même », est la phrase qui conclut cet acte II.
L’acte III s’ouvre sur un nouveau déguisement du Comte : en se présentant, sous le nom d’Alonzo, comme élève de Don Basile, il a réussi à persuader Bartholo qu’il fait parti de ses alliés. Pour ce faire, il lui a appris la présence du Comte à Séville, lui a remis la lettre que lui a écrite Rosine, l’informe de la rencontre entre Basile et un « homme de loi » afin de préparer le mariage, lui suggère enfin une stratégie « perfide » pour convaincre Rosine. Son plan réussit si bien que c’est Bartholo lui-même qui lui propose de donner à Rosine sa leçon de musique. Mais comment la jalousie obsessionnelle de Bartholo va-t-elle permettre aux deux amants de pouvoir se manifester leur amour ?
Le Barbier de Séville, acte III, scène 11. Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
L'habileté de Rosine
Une surprise à masquer
La scène est construite sur un double mouvement, autour de la surprise ressentie par Rosine, qui l’oblige à changer brusquement de comportement.
À la fin de l’acte II, la lettre reçue de la part du Comte lui donnait un conseil : « Il me recommande de tenir une querelle ouverte avec mon tuteur. » Pour le suivre, elle décide donc de s’opposer au souhait de Bartholo qu’elle prenne sa leçon de musique, ce que souligne la didascalie « avec une colère simulée ». Dans sa première réplique, elle affirme avec force sa résistance : « Tout ce que vous direz est inutile, monsieur, j’ai pris mon parti ; je ne veux plus entendre parler de musique. » Elle entre ouvertement en rébellion contre Bartholo, l’associant, avec insolence, à Basile, dont elle connaît le rôle pour aider au mariage : « Oh ! pour cela, vous pouvez vous en détacher : si je chante ce soir !… Où donc est-il ce maître que vous craignez de renvoyer ? je vais, en deux mots, lui donner son compte, et celui de Basile. »
Mais la didascalie et l’interjection introduisent la brutale rupture, quand elle reconnaît celui qu’elle croit se nommer Lindor : « (Elle aperçoit son amant : elle fait un cri.) Ah !… » Cependant, il lui faut dissimuler… Dans un premier temps, la surprise la rend incapable d’imaginer une solution pour expliquer son cri et son trouble : « ROSINE, les deux mains sur son cœur, avec un grand trouble. – Ah ! mon Dieu ! monsieur… Ah ! mon Dieu ! monsieur… » Elle ne peut alors que de feindre la faiblesse, pour tenter de gagner du temps : « Non, je ne me trouve pas mal… mais c’est qu’en me tournant… Ah !… » Mais l’aide du Comte, qui lui fournit un prétexte, lui permet de se reprendre très vite : « – Ah ! oui, le pied m’a tourné. Je me suis fait un mal horrible. »
Son ingéniosité
Elle réussit très rapidement à se ressaisir et à mettre à profit cette situation pour faire savoir au Comte ce qu’elle ressent. Le rapide échange qu’elle peut avoir pendant que Bartholo se détourne pour aller chercher un fauteuil est, à cet égard, doublement révélateur.
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Son exclamation, « Quelle imprudence ! », révèle sa crainte que Bartholo puisse nuire au jeune homme, et la mettre elle-même en danger.
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Son affirmation, « Il ne nous quittera pas », sonne, elle, comme un regret de ne pouvoir avoir un libre entretien avec lui.
Le Barbier de Séville, acte III, scène 4, Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
Elle entre alors dans un habile double jeu. D’une part, elle joue sur le pouvoir qu’elle sait avoir sur Bartholo pour inverser sa colère initiale et permettre à cette leçon de musique de se dérouler en retenant le Comte à ses côtés. Elle feint ainsi de se repentir de sa colère initiale, en insistant sur sa soumission : « Je sens que j’ai eu tort avec vous, monsieur : je veux vous imiter, en réparant sur-le-champ… » D’autre part, elle simule la bouderie, la fâcherie amoureuse, pour le faire céder : « Je croirai, monsieur, que vous n’aimez pas à m’obliger, si vous m’empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon. »
Le double langage
Elle parvient également utiliser un langage à double sens, par exemple en masquant son émoi amoureux par une formulation qui pourrait aussi bien s’appliquer à sa prétendue douleur physique, « Le coup m’a porté au cœur », mais la didascalie « regardant le comte » suffit à faire comprendre le sens réel de la phrase.
La fin du passage remet au premier plan la chanson qui lui avait déjà servi de prétexte, dans l’acte I, pour transmettre un billet au Comte, et qui sert de sous-titre à la comédie de Beaumarchais, la Précaution inutile. La didascalie répétée, « regardant le Comte », invite à décrypter le double sens de la réplique qui suit, appuyée sur l’image du « printemps », métaphore amoureuse. Derrière le « printemps », qualifié de « jeunesse de la nature », se lit l’éveil de l’amour qu’elle est en train de vivre. L’« hiver », en revanche, renvoie à la froideur, à sa vie auprès de son tuteur : « Au sortir de l’hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité » Ce double sens est rendu encore plus explicite par la comparaison : « comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte, avec plus de plaisir, le charme de la liberté qui vient de lui être offerte. » Elle reprend ici l’accusation déjà lancée contre Bartholo, le geôlier qui la retient dans une véritable prison. Tous les termes qu’elle emploie, le mot « plaisir », répété, le verbe « me ravit », ou encore « le charme », sont autant d’aveux destinés au Comte pour accepter l’amour qu’il lui offre.
Un obstacle : Bartholo
Un jeu hypocrite
Bartholo, dupé par les arguments avancés par le Comte, doit, à présent, faire accepter à Rosine cette leçon de musique, alors même que celle-ci est bien décidée à résister à son tuteur. Or, dans les scènes précédentes, nous avions pu constater que Bartholo n’hésitait pas à s’adresser à sa pupille avec grossièreté et à lui imposer, de manière tyrannique, sa volonté. Ainsi, son changement de ton est ici frappant, il se fait mielleux en l’appelant à deux reprises « mon enfant », ou, et cherche à l’apaiser : « La musique te calmera, je t’assure. » De même, pour soulager Rosine, il prend la peine d’aller lui-même « chercher » un fauteuil qu’il lui « apporte » en lui parlant avec douceur : « Tiens, mignonne, assieds-toi. » Il feint aussi de se soucier de son bien-être, ce qui contredit totalement l’emprisonnement qu’il lui impose : « après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. »
Cependant, cette hypocrisie ne parvient pas à masquer le but qu’il poursuit, le mariage, ce qui n’est guère de nature à faire céder Rosine: « c’est le seigneur Alonzo, l’élève et l’ami de don Basile, choisi par lui pour être un de nos témoins ».
Un personnage ridicule
Bartholo correspond à un personnage type de la comédie, héritier notamment de l’Arnolphe de L’École des femmes de Molière, le barbon, vieillard prêt à tout pour épouser une jeune fille qu’il pourra soumettre à sa volonté.
Traditionnellement, il est destiné à être la dupe de la comédie, car son désir le rend aveugle. Ainsi, son exclamation montre qu’il croit aisément au retournement de situation introduit par Rosine : « Oh ! le bon petit naturel de femme ! » En la nommant « mon amoureuse », il révèle plaisamment la joie que lui donne la soumission de Rosine, se croyant aimé car il est incapable de démasquer le jeu de celle-ci.
De même, il cède rapidement au conseil du Comte, qui feint d’être son allié : « Ne la contrariez pas, si vous m’en croyez. » Sa naïveté le rend particulièrement ridicule. Incapable de comprendre le double langage de Rosine et du Comte à propos du morceau de musique, la Précaution inutile, il en arrive, en effet, à prendre à témoin son rival dans un aparté, « Toujours des idées romanesques en tête. », et son interjection, en réponse, à la question du Comte fait sourire, car il s’applique à lui-même la suggestion de celui qu’il croit complice de son amour pour sa pupille : « BARTHOLO, bas au comte. – Toujours des idées romanesques en tête. LE COMTE bas. – En sentez-vous l’application ? BARTHOLO. – Parbleu ! »
Un jaloux obsessionnel
Mais le barbon n’en reste pas moins un obstacle, en raison de sa jalousie, affirmée par Rosine au Comte, avec le verbe au futur qui souligne sa certitude : « Il ne nous quittera pas. » La douleur que prétend ressentir Rosine lui offre un prétexte idéal pour renvoyer ce jeune bachelier dont il avait d’ailleurs jugé, dans la scène précédente, qu’il ressemblait à « un amant déguisé ». Il crée ainsi un nouvel obstacle au couple d’amants : « Il n’y a pas d’apparence, bachelier, qu’elle prenne de leçon ce soir ; ce sera pour un autre jour. Adieu. » Cette jalousie est confirmée à la fin de l’extrait, même s’il la masque sous un prétexte amoureux : « Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le temps que tu vas étudier. » La protestation de Rosine, « Non, monsieur ; je sais que la musique n’a nul attrait pour vous », ne peut en aucun cas suffire pour qu’il accepte de la laisser en tête à tête avec un jeune homme.
CONCLUSION
La structure de cette scène repose sur une suite de coup de théâtre, dont chacun exige de trouver rapidement une parade, provoquant ainsi une série de retournements de situation : la reconnaissance du Comte oblige Rosine à trouver un alibi à son émotion, puis à insister pour prendre la leçon qu’elle refusait d’abord. Ces coups de théâtre mettent aussi en valeur la personnalité de la jeune fille, moins ingénue qu’elle ne le paraît, et, surtout, le ridicule du barbon, amoureux jaloux, son tuteur, facile à tromper. Elle confirme, de ce fait, le sous-titre de la comédie, « La Précaution inutile ».
La suite de la scène va donc conduire à poursuivre ce double jeu entre les deux amants, la chanson devant permettre aux amants un dialogue amoureux, facilité par des moments d’assoupissement de Bartholo.
Albert Lebours et Louis Boulanger, « La Leçon de musique », 1830. Illustration
du Barbier de Séville, III, 11. 1830. Lithographie, 27,5 x 22. BnF
Acte III, scène 11
Pour lire l'extrait
L’acte III s’organise autour d’un nouveau déguisement du Comte, en « bachelier », venu donner une leçon de musique à Rosine en remplacement de Don Basile, censé être souffrant. Il réussit à tromper Bartholo en entrant dans le rôle d’adjuvant que joue, à ses côtés, Don Basile, puis en communiquant avec Rosine, sous les yeux de son tuteur jaloux : par l’intermédiaire d’un chant prétendument tiré de la Précaution inutile, tous deux s’avouent leur amour. De son côté Figaro échappe aux soupçons de Bartholo, et parvient à dérober, dans son bureau, la clé de la jalousie qui doit permettre au Comte de rejoindre celle qu’il aime, à minuit.
Tout irait donc pour le mieux… jusqu’à ce que Basile fasse irruption. La vérité risque alors d’éclater… Les personnages s’unissent alors pour, en se débarrassant de Basile, continuer à duper Bartholo et permettre ainsi l’heureux mariage de Rosine et du Comte, qui s’est présenté à elle sous le nom de Lindor.
Le complot autour de Basile
À l’arrivée de Basile, les trois apartés qui ouvrent la scène unissent Rosine, « effrayée », qui le nomme, le Comte et Figaro, dans la même peur, chacun dans son langage, registre dramatique pour le Comte, « Juste ciel ! », expression plus cocasse pour Figaro : « C’est le diable ! » Mais comment empêcher que le Comte ne soit démasqué ?
Le rôle de Figaro
C’est Figaro qui intervient le premier, dans une protestation naturelle puisqu’il invoque son métier. Sa feinte colère est signalée par la didascalie, il « frappe du pied », et accentuée par les phrases nominales et le lexique grossier : « Eh quoi ! toujours des accrocs ? Deux heures pour une méchante barbe… Chienne de pratique ! » Nous pouvons aussi imaginer sa gestuelle, rasoir à la main, insistant pour passer au travail : « Vous lui parlerez quand je serai parti. »
Mais, dans la suite de la scène, il n’intervient plus que pour renforcer les interventions de Rosine et du Comte, d’abord pour faire taire Basile : « FIGARO, bas, à Basile. – Hum ! Grand escogriffe ! Il est sourd ! », puis « Vous avez toute la soirée pour parler de l’homme de loi. » Ensuite, il s’associe à ses complices, en renchérissant sur le chœur comique qui veut persuader Basile de sa maladie imaginaire : « Il est pâle comme un mort ! », « Il a la physionomie toute renversée. Allez vous coucher. », « Croyez-moi, tenez-vous bien chaudement dans votre lit. »
Figaro, le barbier. Opéra de Rossini, interprété par la Compagnie Diva Opera, 2013, Dijon.
Les deux amants
Rosine n’intervient que timidement, mais unit sa voix à la demande : « ROSINE, à part, à Basile. – Eh ! taisez-vous. » Mais c’est elle qui se charge de lui donner poliment congé la première, « Bonsoir, monsieur Basile. », congé que tous vont reprendre en chœur.
Le Comte, lui, est, bien davantage que Figaro, le meneur de jeu dans le complot. La meilleure parade étant l’attaque, sa première intervention consiste à révéler le plan mis en œuvre, en faisant croire à Basile qu’il s’agit du sien : « Il faudrait vous taire, Basile. Croyez-vous apprendre à monsieur quelque chose qu’il ignore ? Je lui ai raconté que vous m’aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place. » Il joue ainsi sur deux tableaux, neutraliser la parole de Basile, et continuer à faire croire à Bartholo qu’il est dans son camp. Après la « leçon de musique », la même stratégie se répète à propos de « l’homme de loi », évoqué précédemment par le Comte et censé préparer le mariage de Rosine et Bartholo : « un travail que fait actuellement don Basile avec un homme de loi… » Son aparté doit prouver à Bartholo qu’il protège ses intérêts pour contraindre Rosine : « Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le. »
Mais son intervention la plus déterminante est signalée par la didascalie : il « lui met à part une bourse dans la main. » Figaro ne lui avait-il pas conseillé, à la fin de l’acte I, de prévoir « de l’or » pour arriver à son but : « De l’or, mon Dieu, de l’or ! c’est le nerf de l’intrigue. » ? Ainsi, après que Basile, « en colère », a déclaré à Bartholo « Je ne vous entends pas », son brusque adoucissement, « Ah ! je comprends… », est comique, car sa réaction est contredite par son aparté final : « Diable emporte si j’y comprends rien ! et, sans cette bourse… » Son absence de scrupules se révèle donc pleinement dans cet aveu de vénalité. Nous pouvons y reconnaître aussi l'expérience personnelle de Beaumarchais, qui, lors de l'affaire Goëzman, avait pu mesurer le poids de la corruption auprès des titulaires de charges officielles.
Un chœur comique
L’union des trois complices donne à la scène un rythme soutenu, et permet au lecteur d’imaginer le comique de gestes, car ils organisent, autour de Basile et de Bartholo, à travers le jeu des apartés, un véritable ballet. Beaumarchais le met en œuvre grâce aux répétitions, d’abord l’appel au silence lancé par le Comte, « Il faudrait vous taire, Basile. », repris deux fois par Rosine, « Eh ! taisez-vous. », « Est-il si difficile de vous taire ? », le comble étant atteint quand même Bartholo se joint à cet ordre : « Je le sais, taisez-vous. » Le même procédé est utilisé, sur un rythme encore plus rapide pour le renvoyer avec l’injonction que tous reprennent à la suite : « Allez vous coucher », chacun insistant sur son pitoyable état de malade : « vous n’êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur », explique noblement le Comte, tandis que Figaro se moque, « Il a la physionomie toute renversée. », que Bartholo use d’une hyperbole, « D’honneur, il sent la fièvre d’une lieue », et que Rosine agite une menace : « Pourquoi êtes-vous donc sorti ? On dit que cela se gagne. » Quand Basile répète à son tour, « Que j’aille me coucher ! », cet écho ahuri ne peut que faire sourire, de même que l’exclamation finale en chœur : « TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE. – Eh ! sans doute. »
Louis Monziès, illustration du Barbier de Séville, d'après des dessins de Santiago Arcos, éditions de la Librairie des Bibliophiles, 1882 et 1892.
Une double victoire
Basile et Bartholo. Le Barbier de Séville, opéra de Rossini, mise en scène de Stefano Vizioli, Teatro regio de Parme, 2012
La victoire sur Basile
Les premières répliques de Basile mettent en évidence sa surprise, et il faut imaginer les mimiques et la gestuelle de l’acteur destinées à accentuer ce que signalent les didascalies, en gradation : « BASILE, étonné », « regardant tout le monde », « plus étonné », « stupéfait », « effaré », « au dernier étonnement ». Sa surprise se traduit également dans sa parole, empêchée. Par exemple, il se contente souvent de répéter les phrases des autres, « Le seigneur Alonzo ? », « La leçon de musique !… Alonzo !… », « Que mon élève ! », « De l’homme de loi ? », jusqu’à l’injonction finale : « Que j’aille me coucher ! » De même, plusieurs de ses phrases restent inachevées, puisque chacun s’emploie à lui couper la parole : « Mais encore faudrait-il… », « Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, messieurs… ? » Sa surprise devient comique, car il a bien conscience que quelque chose se trame autour de lui, par exemple quand il constate que Rosine se joint aux autres, « Elle aussi », ou quand il s’exclame « Tout le monde est dans le secret ! »
Dans cette scène, il s’agit bien de duper Basile, en le forçant à entrer dans un complot dont il ignore tout mais dont il a conscience, comme le prouve sa question : « Qui diable est-ce donc qu’on trompe ici ? » Mais la situation est comique dans la mesure où, par cupidité, il accepte finalement d’être dupé, de se dire malade, devenant à son insu un complice du complot : « En effet, messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer ; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire. » Le chœur des « bonsoir » qui ferment la scène, repris par Basile lui-même, complète le comique de répétition, et sonne comme un cri de victoire, signalé par la didascalie : « (Ils l’accompagnent tous en riant.) »
La victoire sur Bartholo
Un adversaire dangereux
La question de Basile, « Qui diable est-ce qu’on trompe ici ? » touche à la vérité, car celui que les trois complices cherchent à tromper est, en réalité, Bartholo, pour empêcher son mariage. Or, dans la mesure où il croit ce que lui a dit le Comte dans la scène 10, il peut amener Basile à rétablir la vérité, comme le montre l'accueil qu'il lui réserve : il « va au-devant de lui. – Ah ! Basile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n’a donc point eu de suites ? En vérité, le seigneur Alonzo m’avait fort effrayé sur votre état ; demandez-lui, je partais pour vous aller voir, et s’il ne m’avait point retenu… » De même, plus loin, le danger se renouvelle quand il interroge Basile, « Eh bien, Basile, votre homme de loi ?… », avec insistance : « Un mot : dites-moi seulement si vous êtes content de l’homme de loi ? » C’est aussi ce danger qu’il relance, en reprenant son interrogation sur sa maladie : « Mais quel mal vous a donc pris si subitement ? » C'est donc, paradoxalement, sa naïveté qui le rend dangereux.
Bartholo dupé
Pour empêcher la vérité d’éclater, c’est le Comte qui trouve la parade, le faire entrer dans le complot contre Basile, d’où le pronom « nous » employé dans son aparté : « Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus. » La stratégie fonctionne, car Bartholo, ne pensant qu’à son but, le mariage, reprend aussitôt ce « nous » : « N’allez pas nous démentir, Basile, en disant qu’il n’est pas votre élève, vous gâteriez tout. » Il y entre d’ailleurs tellement bien qu’il fait naître un quiproquo comique. Quand Basile lui annonce « que le comte est déménagé », sa réponse, « Je le sais, taisez-vous », interroge forcément Basile : « Qui vous l’a dit ? ». Mais la réponse de Bartholo, dans laquelle le pronom « Lui », renvoie à Alonzo, se charge d’un tout autre sens dans la bouche du Comte qui se désigne plaisamment : « Moi, sans doute » De même, dans un nouvel aparté, sa feinte de protéger l’intérêt de Bartholo en maintenant le secret face à Rosine, « Voulez-vous donc qu’il s’explique ici devant elle ? Renvoyez-le. » réussit parfaitement car Bartholo exécute immédiatement son ordre : « Vous avez raison ». Cette réussite trouve son apogée quand Bartholo, trompé, s’associe à la fin de la scène aux membres du complot pour renvoyer Basile.
CONCLUSION
L’arrivée inattendue de Basile constitue une péripétie qui met en péril l’intrigue amoureuse entre Rosine et le Comte Almaviva, et crée donc une tension. Mais, à la fin de la scène, la situation s’est totalement inversée, en raison du jeu de dupes qui a parfaitement fonctionné grâce, à la fois, à la vénalité de Basile, et à la naïveté de Bartholo, qui n’a pas remis en cause le prétendu soutien d’Alonzo.
Cette scène révèle aussi toutes les qualités dramaturgiques de Beaumarchais, comme le souligne d’ailleurs Grimm dans sa Correspondance littéraire avec Diderot, en décembre 1775, qui la met en exergue dans son éloge : « Nous ne craindrons point de dire que cette pièce peut être mise à côté des meilleures farces de Molière, que si le fond en est moins philosophique, l’intrigue en est plus adroite, et que les plus grands maîtres de l’art n’auraient point désavoué la scène de Bazile. » Par le stratégie qu’a permise le déguisement du Comte en Alonzo, Beaumarchais y combine, en effet, à la fois, toutes les formes de comique : à la base comique de situation et comique de caractère, soutenus par les réactions de Bartholo et de Basile face aux trois complices unis, mais aussi comique de mots, avec les effets d’écho et les termes à double sens, et de gestes, qu’impliquent les multiples apartés, autant de procédés propres à plaire au public, qui, lui, est au courant du stratagème.
Acte IV, scène 6
Dans les actes II et III du Barbier de Séville, les péripéties ont peu à peu été surmontées grâce à l’alliance entre Figaro et son maître, qui souhaite plus que tout empêcher le mariage de Rosine, dont il est amoureux, avec son jaloux tuteur, le docteur Bartholo. Les deux amants ont pu s’écrire, se parler, et Figaro a même réussi à subtiliser à Bartholo la clé qui doit permettre au Comte de rejoindre Rosine à minuit. Mais, à la fin de l’acte III, Bartholo, toujours vigilant, surprend une remarque du Comte à Rosine, sur son « déguisement inutile », et il se heurte à une violente réticence de Rosine. Le Comte n’a alors pas le temps d’expliquer à Rosine que, pour mieux assurer Bartholo de son prétendu soutien, il a dû lui remettre la lettre qu’elle lui a fait parvenir.
Le Barbier de Séville, acte IV , scène 4, Mise en scène de Gérald Marti, 1997. Théâtre royal du Parc, Bruxelles
L’acte III se ferme donc sur les doutes de Bartholo. PourCette scène, fondée sur un coup de théâtre, se construit en deux étapes, qui inversent la situation. les lever, il entend bien suivre le conseil de Basile, « La calomnie, docteur, la calomnie ! Il faut toujours en venir là ». Il utilise donc la lettre écrite au Comte par Rosine, pour lui mentir en lui apprenant que celui qu’elle nomme Lindor est « un agent » du Comte Almaviva, et que celui-ci s’est moqué d’elle en la remettant à une autre femme. Indignée par cette trahison, Rosine croit le mensonge de son tuteur, lui avoue son rendez-vous avec le Comte, et accepte ce mariage qui la désespère pourtant. C’est alors que, par la fenêtre, malgré l’orage et la pluie battante, arrive le Comte, accompagné de Figaro, qui vient enlever Rosine des mains de son tuteur.
Comment ce tête à tête, le premier sans la surveillance jalouse de Bartholo, va-t-il permettre la résolution de l’ultime obstacle et annoncer le dénouement ?
Cette scène, fondée sur un coup de théâtre, se construit en deux étapes, qui inversent la situation.
La colère de Rosine : du début à "... cette lettre ?"
Le respect de l’unité de temps conduit Beaumarchais à faire se dérouler le dernier acte de nuit, comme le signale la didascalie initiale, « (Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.) », ce qui entretient une atmosphère de clair-obscur, symbole à la fois du quiproquo qui va être joué, mais aussi du mystère qui va être éclairé.
Un jeu de dissimulation
Dans la mesure où elle croit en la trahison de « Lindor », qui ne serait que le porte-parole d’« un autre », le Comte Almaviva, la colère qui anime Rosine, la pousse, dans un premier temps, à adopter un comportement propre à lui permettre de mesurer jusqu’où va cette duplicité. L’accueil qu’elle réserve au Comte imite donc celui d’une femme amoureuse, espérant le secours de celui qui doit l’arracher à son tuteur : « Je commençais, monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas. » Mais la didascalie, « d’un ton très compassé », comme la froideur de l’appellation « Monsieur » alors qu’elle le nommait précédemment « Lindor », signalent la contradiction entre ses paroles et sa réelle colère intérieure.
Alexandre Évariste Fragonard, « Scène de l’orage », 1830. Illustration du Barbier de Séville, opéra de Rossini. Lithographie, BnF
Alors que le Comte prononce un serment solennel, « je jure sur mon honneur », pour promettre le mariage, elle va plus loin dans sa volonté de le démasquer, en soulignant son propre sens de l’honneur : « Monsieur, si le don de ma main n’avait pas dû suivre à l’instant celui de mon cœur, vous ne seriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d’irrégulier ! » Ce souci des convenances, de la part d’une jeune fille, répond, certes, aux bienséances en usage à cette époque, tout en feignant de répondre à l’amour du Comte par « le don de [s]a main ». Mais cela traduit avant tout sa volonté de faire naître, en celui qu’elle pense être un traître, la honte de son comportement déshonorant. C’est aussi ce qui explique son hypothèse insistante : « et si vous m’assurez que vos intentions sont pures… » Elle prépare ainsi le reproche à venir.
L'amour du Comte
Les premiers mots du Comte, eux, traduisent son amour : « Ma belle Rosine ! ». Son exclamation face à l’accueil que lui réserve Rosine, « Charmante inquiétude ! », montre que, tout à sa joie et impatient de vivre son amour, il ne perçoit ni son ton, ni sa froideur, et ne démasque pas son jeu hypocrite. Il répond donc à son attente, en lui offrant un « asile », sa protection contre Bartholo, son tuteur. Cependant, sa phrase, « Mademoiselle, il ne me convient point d’abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d’un infortuné ! », est aussi une demande en mariage, détournée par une volonté de respecter la liberté de Rosine. L’adjectif « infortuné » est à prendre au sens premier, « sans fortune », sans richesse, et nous rappelle la scène d’exposition : le Comte y avait expliqué à Figaro ce qu’il cherchait en prenant l’apparence du modeste « Lindor », être « aimé pour soi-même ». C’est pourquoi, par ses négations exclamatives en gradation, il insiste sur son statut social, prétendu inférieur à celui de Rosine dont nous savons qu’elle est de « « naissance noble » : « Vous, Rosine ! la compagne d’un malheureux ! sans fortune, sans naissance !… » La réponse de Rosine, répondant à son attente par son rejet, « La naissance, la fortune ! Laissons là les jeux du hasard », entraîne un aveu d’amour enflammé, accentué par la didascalie : « LE COMTE, à ses pieds. – Ah ! Rosine ! je vous adore !… » Derrière cet échange, nous reconnaissons la critique des privilèges et de la place accordés à la naissance, que Beaumarchais, fort de son expérience personnelle, développera dans Le Mariage de Figaro, dans la monologue de Figaro dans l’acte V, scène 3, comme dans le vaudeville final : « Par le sort de la naissance, / L’un est roi, l’autre est berger ; / Le hasard fit leur distance ; / L’esprit seul peut tout changer. »
L'explosion de colère
La didascalie « indignée » marque la fin du jeu adopté par Rosine, qui, certaine d’avoir vérifié la trahison de ce « Lindor », laisse exploser sa colère, marquée par les exclamations, la violence du lexique, « profaner », c’est-à-dire briser ce qui a un caractère sacré, ici le mariage et la « pureté » d’une jeune fille, et le passage du vouvoiement au tutoiement dans sa reprise de la déclaration qui vient de lui être adressée : « Arrêtez, malheureux !… vous osez profaner… Tu m’adores !… » C’est alors avec mépris qu’elle lance son accusation, et révèle sa stratégie : « va, tu n’es plus dangereux pour moi : j’attendais ce mot pour te détester. » Mais, en même temps, elle reconnaît la force de son amour, illustré également par ses larmes : « (en pleurant), apprends que je t’aimais, apprends que je faisais mon bonheur de partager ton mauvais sort. », « j’allais tout quitter pour te suivre. » C’est aussi cet amour qui justifie le châtiment moral qu’elle lui promet, « avant de t’abandonner au remords qui t’attend », et le lexique péjoratif qui exprime son accusation : « « Misérable Lindor ! », « le lâche abus », « l’indignité de cet affreux comte Almaviva à qui tu me vendais ». Plaçant ainsi le Comte devant une sorte de tribunal, il ne lui reste plus qu’à lui présenter la preuve de sa culpabilité, un « témoignage de [s]a faiblesse », de son état de victime en fait, d’où la question qui ferme sa tirade : « Connais-tu cette lettre ? »
Le retournement de situation : de "LE COMTE, vivement..." à la fin
Une scène de révélation
Nous pouvons imaginer la réaction du Comte, traduite par la didascalie « vivement ». Ne comprenant rien à l’accusation violente de Rosine, la lettre et la réponse positive de Rosine à sa question, « Que votre tuteur vous a remise ? », l’éclairent aussitôt. Il reconnaît forcément sa propre stratégie et le conseil donné à Bartholo alors qu’il cherchait à se concilier son soutien pour approcher Rosine. Vient alors le temps de la joie, « Dieux, que je suis heureux ! », et de l’explication : « Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m’en suis servi pour arracher sa confiance ; et je n’ai pu trouver l’instant de vous en informer. » De ce fait, il efface aussitôt la colère et l’accusation, pour ne plus voir, dans les phrases de Rosine, que l’aveu de son amour : « Ah ! Rosine ! il est donc vrai que vous m’aimez véritablement ! »
Par son appellation « Monseigneur », c'est Figaro qui introduit le coup de théâtre, confirmé par la didascalie, qui révèle toute la vérité : « LE COMTE, jetant son large manteau, paraît en habit magnifique ». Le grand manteau porté sous le nom de Lindor s’ouvre donc sur la vérité de son rang, mettant fin à la mise en abyme, en une sorte de symbole du théâtre lui-même, dont le rideau s’ouvre sur une scène où sont représentés les cœurs humains, voilés eux aussi sous le masque des comédiens.
La déclaration d’amour qui suit est renforcée par le lexique hyperbolique, le superlatif exclamatif, « Ô la plus aimée des femmes ! », le verbe choisi, « qui meurt d’amour », l’indice temporel, « vous cherche en vain depuis six mois. » La scène est encore davantage dramatisée par la double émotion, celle de Rosine qui « tombe dans les bras du Comte. » et celle du Comte, « effrayé » de cette pâmoison. Nous retrouvons ici Figaro dans son rôle d’adjuvant, « Point d’inquiétude, monseigneur ; la douce émotion de la joie n’a jamais de suites fâcheuses : la voilà, la voilà qui reprend ses sens. », et doublement puisqu’il se permet de cautionner même le choix du Comte, osant ainsi se hausser à son niveau : « Morbleu ! qu’elle est belle ! »
Louis Monziès, illustration du Barbier de Séville, IV, 6, d'après des dessins de Santiago Arcos, éditions de la Librairie des Bibliophiles, 1882 et 1892.
À cet aveu succède celui de Rosine, qui a encore du mal à entrer dans cette nouvelle situation, comme le prouve son interpellation du Comte sous le nom de « Lindor » : « Ah ! Lindor !… ah ! monsieur ! que je suis coupable ! j’allais me donner cette nuit même à mon tuteur. » Comprenant qu’elle s’est laissée tromper par Bartholo, elle ne peut que s’adresser des reproches, tout en avouant, à travers sa question, son amour : « Ne voyez que ma punition ! J’aurais passé ma vie à vous détester. Ah, Lindor, le plus affreux supplice n’est-il pas de haïr, quand on sent qu’on est faite pour aimer ? »
Une ultime péripétie
Mais les deux cris d’alerte de Figaro, « Monseigneur, le retour est fermé ; l’échelle est enlevée. », « Monseigneur, on ouvre la porte de la rue. », introduisent l’ultime péripétie, qu’explique Rosine, « troublée », dont l’émotion se traduit par son discours entrecoupé, succession de courtes phrases dans lesquelles elle s’accuse : « Oui, c’est moi… c’est le docteur. Voilà le fruit de ma crédulité. Il m’a trompée. J’ai tout avoué, tout trahi : il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte. » Beaumarchais introduit donc un dernier rebondissement, un dernier moment de tension, la menace représentée par le pouvoir du tuteur sur sa pupille, soulignée par le mouvement de Rosine, « courant dans les bras du comte avec frayeur. »
Un dénouement annoncé
Avec le futur de certitude, les dernières répliques annoncent cependant le dénouement attendu dans une comédie, le mariage : « vous serez ma femme », déclare le Comte. Il révèle alors son statut de grand seigneur, prêt à se battre pour celle qui l’aime, mais sans doute sûr aussi du privilège que lui accorde sa naissance : « Rosine, vous m’aimez ! Je ne crains personne ; […] J’aurai donc le plaisir de punir à mon gré l’odieux vieillard !… » Mais une comédie ne peut se terminer dans le sang ! D’où le rôle de Rosine, qui, en implorant « grâce », écarte le châtiment promis, tout en témoignant de sa grandeur d’âme par ce généreux pardon : « Non, non, grâce pour lui, cher Lindor ! Mon cœur est si plein, que la vengeance ne peut y trouver place. »
Louis Dupin, d’après un dessin de Claude Louis Desrais, François-René Molé dans le rôle du Comte Almaviva, au dernier acte du Barbier de Séville, 1775. Gravure sur cuivre, coloriée. BnF
CONCLUSION
Cette scène, aussi bien par l’atmosphère romanesque créée, clair-obscur et nuit d’orage, que par sa structure qui met en valeur le coup de théâtre, la révélation de l’identité véritable du Comte, représente, dans le schéma dramatique, l’élément de résolution qui prépare le dénouement. Par l’inversion de situation qu’il met en valeur, Beaumarchais renouvelle, en fait, la scène de reconnaissance et d’aveu d’amour, un topos de la comédie. Il retarde encore le dénouement par l’ultime péripétie introduite, l’arrivée de Bartholo, informé par Rosine, dupée, de ce rendez-vous nocturne. Mais elle n’effraie guère le spectateur, sûr à présent que le comte saura triompher de son rival.
Le triomphe de l’amour, dénouement du Barbier de Séville, opéra de Rossini, 2007. Metropolitan Opera
Elle vaut aussi parce que Beaumarchais, en mettant fin au travestissement du Comte en « Lindor » mais en lui conservant l’amour de Rosine, en profite pour poser son opinion, contestatrice à son époque : pour lui, la naissance pèse peu face à la vérité des sentiments et au véritable mérite, la noblesse de l’âme et non pas celle du statut social.