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Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784
Jean-Baptiste Nattier, Portrait de Beaumarchais, 1755. Huile sur toile, 83 x 65. Comédie-française, Paris

Jean-Baptiste Nattier, Portrait de Beaumarchais, 1755. Huile sur toile, 83 x 65. Comédie-française, Paris

L'auteur (1732-1799): son "insolence" 

Entrer dans tous les détails de la vie de Beaumarchais, qui a connu tant de péripéties, serait beaucoup trop complexe. Nous n’en dégagerons donc que les principales caractéristiques, qui le rapprochent d’ailleurs de son héros, Figaro, nom qui pourrait s’interpréter comme la contraction de « fils Caron », d’après le patronyme de naissance de son créateur.

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Un homme du Tiers-état

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Sa première caractéristique est, en effet, son origine : Pierre-Augustin Caron, né dans le « Tiers-état », fils d’un horloger et formé à ce métier, il  se fait appeler, grâce à son premier mariage, en 1756, avec une veuve dotée de terres, « de Beaumarchais ». Mais ce titre, qu’il achète officiellement en même temps que la charge de « secrétaire du roi », ne l’empêchera pas de dénoncer dans ses pièces les abus de la noblesse ! 

Beaumarchais et l'argent

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Une deuxième caractéristique est la place qu’occupent dans sa vie l’argent… et les moyens d’en acquérir, parfois aussi douteux que ceux choisis par son héros, Figaro, notamment la spéculation en association avec le financier Pâris-Duverney. 

Mais l’argent lui vaut aussi bien des ennuis avec la justice : un premier procès à la mort de sa première épouse après un an de  mariage, un deuxième après celle de la seconde, en raison de l’immense héritage qui lui échoit, un troisième encore à propos du testament à son avantage fait par Pâris-Duverney, contesté par le comte de La Blache, son légataire universel en 1770… Pour se concilier le Parlement, Beaumarchais achète les faveurs de Goëzman, rapporteur de l’affaire, et commencent alors d’interminables démêlés avec la justice… Trois ans de débats, les scandales se succèdent : finalement Goëzman perd son poste, Beaumarchais est condamné. Sa vengeance sera dans son œuvre : Le Mariage de Figaro lui permet de dénoncer le fonctionnement de la justice, et tout particulièrement la corruption des juges.

Voir Beaumarchais l'insolent, film d'E. Molinaro, 1996 : le procès Goëzman  

Agent secret

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Beaumarchais se met aussi très tôt au service du roi, d'abord comme horloger, puis comme professeur de harpe pour ses filles, et, surtout, à partir de 1774, comme « agent secret », chargé de missions diplomatiques à travers l’Europe, notamment à Londres – expérience dont Le Mariage de Figaro se fait l’écho. Mais c’est surtout la guerre d’indépendance américaine qui lui offre l’occasion de se distinguer : il soutient auprès du roi le parti des insurgés, et apporte sa contribution aux indépendantistes en parvenant à leur fournir des armes.

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Le choix de la liberté

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Enfin, la vie de Beaumarchais pourrait se résumer en un mot « la liberté », comme il l’explique dans son autoportrait.

Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments. Mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens. Les gens de l’art me détestaient. 

J’ai inventé quelques bonnes machines ; je n’étais pas des corps mécaniciens. L’on y disait du mal de moi.

Je faisais des vers, des chansons. Mais qui m’eût reconnu poète ? J’étais le fils d’un horloger. 
N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre. Mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Pardieu ! ce n’est pas un auteur ; car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre.
Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés et que l’on peut nommer atroces. Mais on disait : vous voyez bien que ce ne sont point des factums comme les font nos avocats. Inde irae. Il n’est pas ennuyeux à périr ! Souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ?
J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : de quoi se mêle-t-il ? Cet homme n’est point financier !
Luttant contre tous les pouvoirs du clergé et des magistrats, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier. Mais je n’étais point imprimeur. On a dit le diable de moi. […]

J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde. Mais je n’étais point armateur. On m’a dénigré dans nos ports. […]

J’ai traité des affaires de la plus haute politique. Et je n’étais point classé parmi les négociateurs. 
De tous les Français quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté du continent de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont seul j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne, malgré la France même. Mais j’étais étranger à tous les bureaux des ministres. […]

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Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien, que moi, et moi tel que je suis resté, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur. Libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, n’ayant jamais été d’aucune coterie ni littéraire, ni politique, ni mystique, faisant tête à tous les orages, un front d’airain à la tempête, les affaires d’une main et la guerre de l’autre. N’ayant fait de cour à personne, et partant, repoussé de tous. N’étant membre d’aucun parti et surtout ne voulant rien être, par qui pourrais-je être porté ? Je ne veux l’être par personne. 

Ce goût pour la liberté s’incarne dans ses multiples combats, tel celui mené pour fonder, en 1777, la « Société des auteurs dramatiques » afin de protéger les auteurs en faisant reconnaître leurs droits, pour faire jouer ses œuvres malgré la censure – et pour faire imprimer en Allemagne une édition complète de celles de Voltaire – et pour soutenir les révolutionnaires français auxquels il fait fournir des armes. Mais cette liberté se paie cher : durant toute sa vie les périodes de richesse alternent avec des revers de fortune, et ses activités le rendent fréquemment suspect. C’est encore le cas en 1793 : il est contraint de s’exiler pendant trois ans, et finit sa vie ruiné. 

Le contexte littéraire 

Contexte

Le théâtre évolue au XVIII° siècle, avec un déclin de la tragédie, même si celles de Voltaire connaissent encore le succès, des changements dans la comédie, et la naissance du drame.

La "parade"

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Ce genre populaire, farce à l’origine jouée lors des foires, qui recourt largement à l’improvisation et ne recule pas devant la grossièreté, trouve un nouvel élan avec le relâchement des mœurs sous la Régence, en réaction contre la morale austère de la fin du règne de Louis XIV. Elle pénètre alors dans les salons mondains, et devient un genre écrit, que Beaumarchais a pratiqué à ses débuts, par exemple avec Colin et Colette, Les Bottes de sept lieues ou Les Députés de la Halle et du Gros-Caillou. Ses grandes comédies héritent de certaines de ses caractéristiques : les personnages stéréotypés empruntés à la tradition, tels le barbon amoureux ou le valet rusé, l’invraisemblance fréquente de l’intrigue, et surtout, le recours à un langage faussement populaire, avec des mots écorchés, des liaisons impropres, ou des phrases absurdes, voire les sous-entendus sexuels… comme celui du jardinier Antonio dans Le Mariage de Figaro.

Tabarin, acteur de  "parades", au théâtre de la place Dauphine, vers 1618-1619

Tabarin, acteur de  "parades", au théâtre de la place Dauphine, vers 1618-1619

La remise en cause des règles classiques

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Ce qui est jugé important, au XVIII° siècle, est de satisfaire l’intérêt du public, et, pour cela, les règles du classicisme sont peu à peu remises en cause. Ainsi, l’on devient moins exigeant pour la vraisemblance, le hasard intervient davantage, et, si la structure en actes et scènes est conservée, le rythme des scènes s’accélère par un découpage dès qu’un personnage, même secondaire, entre ou sort. C’est le cas dans Le Mariage avec 26 scènes dans l’acte II, 20 dans l’acte III et 19 dans l’acte V. Le respect de la règle de l’unité de temps n’est plus que de façade, car comment imaginer que tant de péripéties de cette « folle journée » puissent avoir lieu en 24 heures. Celle de l’unité de lieu est totalement transgressée : « Ira-t-on me juger sur des règles qui ne sont pas miennes ? », proteste Beaumarchais, « En quel genre a-t-on vu des règles produire des chefs-d’œuvre ? » Le goût de la conversation pleine d’esprit, propre au XVIII° siècle se retrouve dans les dialogues, dont le rythme, renonçant aux récits et aux longues tirades, gagne en naturel et en vivacité.

La naissance du "drame"

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Le drame dérive de la « comédie larmoyante », mise à la mode par Nivelle de la Chaussée. Elle mettait en scène des personnages bourgeois, sérieux, vivant des aventures dangereuses, parfois pathétiques, et leurs infortunes devaient attendrir le public, tout en conduisant au triomphe de la vertu.

Jean-Baptiste Greuze, Le fils puni, 1717. Huile sur toile, 130 x 163. Musée du Louvre

C’est Diderot qui inaugure le « drame bourgeois » dans Le Fils naturel ou Les épreuves de la vertu, paru en 1757, et il en pose les principes dans les Entretiens sur le fils naturel qui suivent, puis il fait représenter, en 1761, Le Père de famille : il faut que « le sujet en soit important et l’intrigue simple, domestique et voisine de la vie réelle ». C’est aussi avec un drame, Eugénie, joué en 1767, que Beaumarchais débute véritablement sa carrière dramatique, et il pratique ce genre à plusieurs reprises, avec Les deux Amis (1770) et La Mère coupable, en 1792, qui termine la trilogie commencée avec Le Barbier de Séville (1775), comédie suivie du Mariage de Figaro.

Il reprend d’ailleurs, dans Le Mariage de Figaro, des thèmes mis à la mode dans le drame, à commencer par celui du mariage secret. Figaro se révèle, en effet, être le fils de Marceline, abandonné après un mariage caché.

Jean-Baptiste Greuze, Le Fils puni, 1717. Huile sur toile, 130 x 163. Musée du Louvre

Son corollaire est la scène de reconnaissance, où est censée s’exprimer la voix du sang. Certes, Beaumarchais semble s’en moquer avec les réactions de Figaro quand il découvre que Bartholo est son père. Mais c’est du ridicule de Bartholo qu’il se moque, et non pas de Marceline, la mère séduite et abandonnée. Si, au début de la pièce, il en fait une duègne ridicule, dans l’acte III, il lui témoigne le plus grand respect : elle « s’élève à une hauteur très morale », comme l’explique Beaumarchais dans sa Préface. 

L’autre thème fréquent est les difficultés de l’amour conjugal, dont témoigne le couple Almaviva, en danger mais qui est finalement sauvé. Le  comte et la comtesse ne sont pas des personnages comiques et, même quand le comte se montre coupable, ce n’est pas tant par méchanceté de caractère qu’en raison de son statut social. Son épouse, elle, est particulièrement attendrissante, aussi bien quand elle se plaint d’être délaissée par son mari, que par la sensibilité et l’émotion dont elle fait preuve avec Chérubin.

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Ainsi, la structure même de la pièce montre cette évolution : si les trois premiers actes relèvent, excepté quelques rares moments, de la comédie d’intrigue, les actes IV et V tendent vers la comédie sentimentale, avec des moments nettement plus dramatiques, comme le long monologue de Figaro.

La censure

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La rédaction de la pièce est achevée à la fin de 1778. Après l’avoir lue dans plusieurs salons parisiens, Beaumarchais la propose aux Comédiens français, qui l’acceptent au prix de quelques légères modifications, mais cela ne satisfait pas les censeurs et le roi, auquel il en a été fait lecture, confirme leur  interdiction ; il aurait déclaré : « C’est détestable, cela ne sera jamais joué, il faudrait détruire la Bastille pour que cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. Cet homme se joue de tout et il faut respecter le gouvernement. »

Beaumarchais commence alors une longue lutte pour faire jouer sa pièce. Il en accentue la dimension espagnole, remplace l’allusion à la Bastille par une périphrase, supprime les critiques à connotation religieuse…

Anonyme, Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789. Huile sur toile, 58 x 73. Musée national du Château de Versailles

Anonyme, Prise de la Bastille et arrestation du gouverneur M. de Launay, le 14 juillet 1789. Huile sur toile, 58 x 73. Musée national du Château de Versailles

Il continue à lire Le Mariage dans les salons, les grands seigneurs se plaisant à manifester ainsi leur liberté d’esprit face à l’absolutisme royal. Mais, en juin 1783, le jour où le frère même du roi, le comte d’Artois, veut la faire représenter lors d’une fête, le roi renouvelle son interdiction. Sans cesse, Beaumarchais fait intervenir de nouveaux censeurs, et accepte de reprendre certains passages, jusqu’à une lecture qu’il fait lui-même chez le ministre de l’Intérieur devant « une espèce de tribunal formé d’académiciens, d’hommes du monde et de personnes de la cour, aussi justes qu’éclairés, qui discuteront le principe, le fond, la forme et la diction de cette pièce, scène par scène, phrase par phrase, mot par mot », déclare-t-il dans une lettre au roi.

À l’issue de cette lecture, le roi cède enfin, et Le Mariage, joué le 27 avril 1784, remporte un immense succès, car toute cette lutte en a fait le symbole du combat des Lumières contre les abus et les décisions arbitraires.

Présentation

Présentation du Mariage de Figaro 

Titre et sous-titre

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Le titre initial, comme le révèle Beaumarchais dans sa Préface, n’était pas « Le Mariage de Figaro », mais « La folle Journée », et, effectivement, l’enjeu n’est pas vraiment de savoir si Figaro se mariera ou non – son mariage est d’ailleurs célébré dans la scène 9 de l’acte IV – mais si le comte aura son « droit  du seigneur » avant la nuit de noces. Ce titre offre cependant l’avantage de marquer nettement le lien avec Le Barbier de Séville, en insistant sur le personnage du valet.

Pour lire la pièce

Le sous-titre, en revanche, illustre mieux les caractéristiques de la pièce. Déjà la notion de « folie » ressort du premier monologue de Figaro, acte I, scène 2, qui insiste sur le rythme effréné des actions à venir, en les liant à l’idée de « fête » : il s’agit bien d’une « folle journée » consacrés aux préparatifs de cette fête, et tout le rappelle, décors, costumes… Mais l’adjectif « folle » peut aussi être relié à ce que l’on nomme, au XVIII° siècle, une « folie », un petit pavillon au fond d’un parc, souvent destinés à des rendez-vous galants. Or, la « galanterie », le badinage amoureux, est présente dans toute la pièce, entre les futurs époux, comme entre le comte et Suzanne ou même entre la comtesse et le jeune page, Chérubin. Le décor de l’acte V, nocturne, avec les « pavillons » qui permettent les rendez-vous et les deux femmes déguisées, est l’illustration même de cette « folie », à la façon des « fêtes galantes ».

Cependant, l’intrigue est-elle si « folle » que cela ? Il est permis d’en douter car les allusions critiques sont, elles, chargées de sens.

Les "échos" au Barbier de Séville

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À l’origine, le château du comte se nommait « de fraîche fontaine ». En modifiant son nom en « Aguas frescas », Beaumarchais choisit de lier plus nettement sa pièce au contexte espagnol, marqué aussi par les costumes. Premier avantage, ce décalage spatial vise à déjouer la censure… qui ne s’y trompera guère cependant, malgré l’insistance de Beaumarchais sur ce point dans sa Préface : le comte est « un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, galant, même un peu libertin ». Autre intérêt, l’Espagne se prête à l’introduction de la musique et de la danse, par exemple lors du mariage de Figaro et Suzanne, ou à la fin de la pièce, ce qui est propre à satisfaire le goût du public, alors féru d’opéra.

Beaumarchais, Le Barbier de Séville, 1775
Antoine Watteau, Arlequin et Colombine, 1716-1718. Huile sur toile, 36 x 26. Wallace collection, Londres  

Antoine Watteau, Arlequin et Colombine, 1716-1718. Huile sur toile, 36 x 26. Wallace collection, Londres  

Outre son héros, Beaumarchais joue sur la reprise de personnages qui ont fait le  succès du Barbier. Ainsi, Bartholo, le barbon à qui le comte a « volé » Rosine, fera toujours rire car il est la preuve flagrante de la ruse de Figaro, tout comme Bazile, « agent de corruption » avec sa traîtrise toujours menaçante et sa bêtise. C’est surtout la comtesse qui est intéressante dans cette reprise, car elle n’est plus la jeune et fraîche Rosine : « Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! Je suis la pauvre Comtesse Almaviva, la triste femme délaissée que vous n’aimez plus. » La pièce dépasse ainsi le cadre de ses cinq actes, et les personnages gagnent en profondeur psychologique.

Le Barbier de Séville, mise en scène de Gérald Marti au Théâtre royal du Parc, Bruxelles

La structure de la pièce

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La pièce suit une organisation traditionnelle, exposition, action et dénouement. Mais Beaumarchais y imprime son originalité.

        L’exposition, en général, brève et explicative, parfois au moyen de longues tirades, est ici rendue plus vivante car elle est discontinue, sur les scènes 1, 4 et 7, et accélérée par le dialogue.

        L’action, quant à elle, est extrêmement complexe à partir de la scène 24 de l’acte II, quand les deux femmes, la Comtesse et Suzanne, se liguent pour empêcher le Comte de satisfaire son désir, mais à l’insu de Figaro. De plus, l’intrigue principale, le « mariage de Figaro », se combine à deux intrigues connexes, le triangle formé par Figaro, Marceline et Bartholo, et celui formé par le Comte, son épouse et Chérubin. 

        Traditionnellement, un mariage forme le dénouement. Mais, ici, le mariage de Marceline et Bartholo est annoncé au début de l’acte IV, et celui de Figaro et Suzanne se conclut dans la scène 9 de cet acte IV. Le véritable dénouement est davantage celui d’un drame bourgeois, c’est le retour du Comte à la vertu.

Pour soutenir l’intérêt du public, Beaumarchais multiplie à plaisir les péripéties. Traditionnellement, une péripétie est un événement qui surgit brutalement, change la situation et doit modifier les sentiments des principaux personnages. C’est le cas, par exemple, de la reconnaissance de Figaro comme fils de Bartholo et Marceline, qui fait cesser le désir de celle-ci de l’épouser elle-même, ou du rôle joué par Chérubin, qui influence aussi bien le Comte que la Comtesse. Mais il y a aussi, dans la pièce, des péripéties plus réduites, qui ne jouent que sur un seul personnage, et provoquent des sentiments réversibles, comme le bref moment de jalousie de Suzanne envers Figaro dans la scène 18 de l’acte III. Enfin, il y a sans cesse des péripéties qui rebondissent les unes sur les autres sur un rythme accéléré, comme dans l’acte II, à partir du moment où le Comte surprend Chérubin dans le cabinet, avec les interventions successives de Suzanne, de Figaro, d’Antonio, de Marceline et de Bazile… Les retournements de situation se succèdent, tout comme aussi dans l’acte V, des scènes 14 à 18.

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Ce rythme est encore accéléré par la façon dont Beaumarchais enchaîne les scènes pour éviter que ne se crée une rupture entre elles. Par exemple, la scène première se termine sur le « et… » de Figaro, auquel fait écho son interjection « Hééé » qui ouvre la scène 2. De même, la double exclamation de Marceline, à la fin de la scène 4, « De l’épouser, docteur, de l’épouser ! », est reprise en écho par Suzanne, au début de la scène 5 : « L’épouser, l’épouser ! ». On retrouve cette technique, entre les scènes 5 et 6 de l’acte II, avec « le cachet », ou entre les scènes 21 et 22, où à « sans ordonner mon mariage ?», question de Figaro, répond l’injonction de Marceline, « Ne l’ordonnez pas », et bien d’autres exemples pourraient être cités.

Les lieux

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Le lieu général est le château, mais Beaumarchais prévoit un décor par acte, qu’il détaille avec précision, comme d’ailleurs les costumes. De plus, ce lieu s’élargit par la mention de lieux lointains, Séville, Madrid, la Catalogne, où se tient le régiment de Chérubin, ou Londres, où Figaro doit accompagner le Comte. Enfin, entre ces lieux et le château – qui lui-même comporte de nombreuses pièces, évoquées ou traversées – interviennent des lieux intermédiaires, le village, la ferme, le parc avec les pavillons.

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Une des particularités de la pièce est l’existence de ce que l’on a nommé un « troisième lieu », qui s’ajoute au deux lieux habituels au théâtre, la scène et la coulisse. Par exemple, la première scène se déroule dans la future chambre de Figaro et Suzanne, la coulisse ouvre sur un deuxième lieu, la chambre de la Comtesse, mais un troisième lieu, l’appartement du Comte, signale l’enjeu pour le couple. À l’acte II, quand le Comte entre en scène, dans la chambre de son épouse, Chérubin se cache dans le cabinet de toilette, le deuxième lieu en coulisse, mais toute la suite de l’action repose sur l’existence d’un troisième lieu, le jardin dans lequel il a sauté par la fenêtre.

L’acte V pousse ce procédé à l’extrême puisque, outre la « salle des marronniers » où se déroule l’action, nous découvrons six autres lieux : un coin à droite où se tient Figaro (scènes 4 à 7), un autre, à gauche, où se cache Suzanne (scènes 6 et 7), un pavillon à droite où entre la Comtesse (scène 7), un à gauche où entrent Fanchette, Marceline, Chérubin et Suzanne (scènes 1, 4, 6 et 9), le fond du bois où pénètre le Comte (scène 8), enfin des scènes 3 à 11, tous les autres qui attendent « près d’ici ». 

L'acte V, mise en scène de C. Rauck, Comédie-Française, 2008

L'acte V, mise en scène de C. Rauck, Comédie-Française, 2008

Il peut même arriver que ce troisième lieu amène un jeu de cache-cache sur scène, comme dans les scènes 8 et 9 de l’acte I, quand, alors qu’il est dans la chambre de Suzanne, Chérubin, surpris par l’arrivée du Comte qui l’a renvoyé, se cache derrière le fauteuil ; mais quand le Comte, à son tour surpris par l’arrivée de Bazile, doit se cacher, Chérubin se pelotonne dans le fauteuil, dissimulé par une robe dont Suzanne l’a recouvert.

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Le troisième lieu permet donc la fuite, mais, en même temps, il est porteur des tensions dramatiques et Beaumarchais en tire de nombreux effets comiques.

Le Comte découvre Chérubin, acte I, scène 9. Gravure

Le Comte découvre Chérubin, acte I, scène 9. Gravure

Le monde féminin dans Le Mariage de Figaro 

Les femmes

La pièce s’inscrit dans une époque libertine, peu après la parution d’œuvres osées comme Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos. L’Église a d’ailleurs interdit d’aller assister à ce spectacle, malgré l’insistance de Beaumarchais, dans sa Préface, sur la moralité de ses personnages féminins.

Il leur accorde une réelle importance, tant quantitativement que qualitativement : leur psychologie est davantage approfondie, plus nuancée que celle des hommes, comme en un miroir du rôle que jouent les femmes dans la société mondaine que connaît bien Beaumarchais.

L'image des femmes

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Beaumarchais est un contemporain de Chardin et Fragonard et, comme eux, il aime peindre des scènes d’intérieur qui montrent les occupations féminines, notamment autour de la toilette, comme c’est le cas pour la Comtesse, occupée à « chiffonner ». La femme, coquette, parfois frivole, se plaît aussi aux sérénades, aux bouquets de fleurs. Cet aspect traditionnel s’accompagne du défaut depuis longtemps imputé aux femmes, la ruse : « Ô femme, femme, femme […], nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ? », s’écrie Figaro. Cependant l’écrivain de s’en indigne pas : il en fait une arme obligée pour compenser leur infériorité physique et sociale.

Suzanne et la Comtesse, à la toilette. Mise en scène de Jean-Paul Tribout, Théâtre 14

Suzanne et la Comtesse, à la toilette. Mise en scène de Jean-Paul Tribout, Théâtre 14

D’ailleurs, il s’emploie à restituer à ses personnages féminins une totale dignité. Ainsi, Suzanne apparaît comme une victime face au désir du Comte, elle se défend avec amertume (« il voulait m’acheter », II, 1) et affirme son honnêteté. De même la Comtesse accorde plusieurs fois le pardon à son époux, pourtant infidèle, et reconnaît sa part de culpabilité dans la lassitude qu’il ressent : elle accepte avec courage la leçon qu’il lui donne à l’acte V, scène 7. Enfin, Marceline, de duègne ridicule au début, est totalement réhabilitée quand elle accepte avec dignité sa condition de fille-mère. Beaumarchais a donc considérablement enrichi le tempérament féminin.

Les femmes entre elles

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Dans plusieurs scènes de tête-à-tête il montre aussi les rapports qui se nouent entre les femmes. Parfois, il met en évidence leur rivalité amoureuse, par exemple entre Suzanne et Marceline. Double féminin de Figaro, Suzanne souligne aussi l’écart social entre elle et sa maîtresse : « Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs ? C’est un mal de condition, qu’on ne prend que dans les boudoirs. » (III, 9) Mais, le plus souvent, c’est la complicité entre elles qui ressort, car les faiblesses s’unissent : « Nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé », explique Marceline. C’est flagrant entre Suzanne et la Comtesse, l’une sensible et dévouée, l’autre qui lui apporte son soutien, par exemple lorsqu’elles s’allient pour tirer Figaro d’embarras, dans la scène 21 de l’acte II. Elles deviennent ainsi des sortes de doubles, lors de leur échange de vêtements à l’acte V, jusqu’à adopter le même ton de voix. Les femmes forment véritablement un « clan » pour faire obstacle aux désirs et aux ordres masculins

Les femmes et l'amour

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Quel que soit leur âge, depuis la jeune Fanchette jusqu’à la plus âgée, Marceline, et quel que soit leur statut social, toutes ont pour principale préoccupation l’amour, et manifestent leur sensualité.

La Comtesse, Suzanne et Chérubin dans l'acte II. Mise en scène de Colette Roumanoff, au théâtre Fontaine

À douze ans, Fanchette réclame déjà qu’on lui donne Chérubin en mariage et fonde ses espoirs sur un baiser. Marceline, elle, même si Figaro a quinze ans de moins qu’elle, évoque la « volupté » que promet un mariage avec lui. Suzanne, pour sa part, est très habile pour badiner et aguicher les hommes : elle provoque le jeune Chérubin, et accepte son baiser, elle sait très bien comment séduire le Comte, et la scène d’exposition montre la relation sensuelle qui l’unit à Figaro. Enfin, la Comtesse, délaissée par son mari, est troublée par le jeune Chéubin, comme le prouve le jeu autour du « ruban ». D’ailleurs, quand le Comte arrive, la scène 10 révèle qu’elle se sent coupable, « le col et les bras nus ». Ainsi, même si, dans sa Préface, Beaumarchais insiste sur la sagesse de ses personnages féminins, derrière cette sagesse perce leur sensualité.

La Comtesse, Suzanne et Chérubin dans l'acte II. Mise en scène de Colette Roumanoff, au théâtre Fontaine

À travers ses personnages féminins, Beaumarchais propose sa propre conception de l’amour, léger, frivole, inconstant, qu’expose clairement le vaudeville final, où le plaisir semble bien l’emporter sur la fidélité : on en peut « jurer de rien », conclut la Comtesse. 

La revendication féministe

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Face au mépris envers les femmes, d’origine religieuse, qui fait d’elles, comme le dit Arnolphe dans L’École des femmes de Molière, « la moitié » du genre humain, mais la moitié « subalterne », les Précieuses, dès le XVII° siècle, ont commencé une révolte, en revendiquant qu’on les traite avec respect et le droit à l’éducation. Or, Beaumarchais s’inscrit dans ces revendications, par la bouche de Marceline, et elles ont choqué au point que de longs passages ont été supprimés de la représentation de 1784 – et le sont encore souvent aujourd’hui – pour ne pas présenter sur scène une « guerre des sexes ».

Pourtant, tous les personnages féminins de la pièce sont des victimes de cette « guerre », telle la Comtesse envers laquelle le Comte fait preuve d’une jalousie brutale alors que lui-même s’accorde tous les droits. Beaumarchais développe ce thème dans le discours sérieux, jusqu’au pathétique, qu’il prête à Marceline. Elle souligne l’absence d’éducation des femmes, le rôle des lois inégalitaires, puisqu’elles sont « traitées en mineures pour [leurs] biens » et ne peuvent jouer aucun rôle économique, ne leur accordant aucun « honnête moyen de subsister ». Finalement, elles ne sont, pour les hommes, que de séduisants objets de plaisir, des proies « leurrées de respect apparent » : la galanterie masculine n’est qu’un masque commode pour mieux les conquérir.

Suzanne, le Comte et Chérubin . Mise en scène de Gilbert Rouvière, Zinc théâtre,, 2014

Cependant, il ne faudrait pas faire de Beaumarchais un révolutionnaire en matière de féminisme. Si, entre le Comte et Figaro, il y a, à plusieurs reprises, un renversement au profit du valet, qui revendique son mérite, cela n’existe pas entre la Comtesse et Suzanne. Sa maîtresse sait très bien, en effet, marquer les limites sociales à ne pas transgresser, et Suzanne n’adopte jamais un comportement insolent, même quand la Comtesse lui parle d’un « ton glacé » ou blesse sa dignité.

Figaro

Le personnage de Figaro 

Le Mariage de Figaro, mise en scène de Colette Roumanoff, théâtre Fontaine

Dans sa Préface, Beaumarchais définit son personnage, « un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde », comparaison qui fait de lui un feu d’artifice, mais aussi un contestataire. Comme ce personnage est devenu une sorte de type, nous aurons à observer le rôle exact qu’il joue dans la pièce.

Son rôle dans l'intrigue

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Figaro, dès l’acte I, scène 2, se présente comme le meneur du jeu, en énumérant tous ses projets, et il se vante souvent de son art de l’intrigue. Cependant, il n’a aucune part aux déguisements adoptés par la Comtesse et Suzanne, qui vont permettre de dénouer la pièce.

De plus, sa situation de valet lui impose une attitude plus défensive qu’offensive, contrairement aux valets de Molière, plus imaginatifs. Il doit affronter des situations imprévues, tel le procès où son rôle est réduit : « vous n’êtes pas demandeur, et n’avez que la défense.  » ( III, 15) Seul le hasard, sa reconnaissance comme fils de Marceline, le tire alors d’affaire.

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Il est, cependant, à l’origine de quatre actions. Dans la scène 10 de l’acte I, il amène le Comte à annoncer officiellement le mariage de son valet avec Suzanne, et, surtout à renoncer publiquement au « droit du seigneur ». Puis, le billet qu’il transmet à Bazile, mentionnant le faux rendez-vous de la Comtesse avec un galant, alimente la colère du Comte, ce qui le détourne de ses projets avec Suzanne. Enfin, dans l’acte V, en rassemblant la foule autour des marronniers, il n’est plus seulement un valet rusé face à son maître : c’est une action collective, hardie, puisqu’elle conduit le Comte à plier sous la pression populaire.

Figaro meneur de jeu, face à la Comtesse et à Suzanne

En fait, si Figaro nous apparaît comme le centre de l’action, ce n’est donc pas tant par ses actes que par le brio de sa parole : il parle deux fois plus qu’il n’agit, avec un talent particulier pour l’improvisation. Par exemple, dans la scène 2 de l’acte II, face à Suzanne et à la Comtesse, il se pose en général vainqueur, en s’imposant par sa force de conviction. « N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? », affirme-t-il pour les rassurer, « avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez », et il affiche son triomphe sur le Comte : « il est déjà tout dérouté », « tenez, tenez, le voilà qui court la plaine ». Ce flot verbal est donc sa force, mais aussi sa faiblesse, car il ne fait qu’embrouiller une situation que seules les deux femmes, alliées, résoudront.

Figaro meneur de jeu, face à la Comtesse et à Suzanne

Un type : le valet de comédie ?

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De la tradition dans le théâtre comique, il hérite plusieurs caractéristiques des valets, à commencer par leur inconvenance : dépendant du maître par son statut social, il prend sa revanche par son indépendance d’esprit. Ainsi, à la cupidité propre au valet, Figaro ajoute un excès dans les gestes et la parole qui va souvent jusqu’à l’insolence. Il exerce la triple fonction habituelle à ce rôle :

        une fonction d’information, puisque, vivant dans l’intimité de son maître, il renseigne le public : c’est de lui que le spectateur apprend, par exemple, les infidélités du Comte à sa femme.

        une fonction de commentaire, quand il se permet de juger son maître, voire de s’en moquer, soutenant ainsi le comique.

       une fonction de régulation dans l’action, car les valets sont des symboles de la lucidité et du bon sens, se rangeant le plus souvent du côté des amoureux. C’est ce qu’a déjà fait Figaro dans Le Barbier de Séville, en permettant au Comte de conquérir Rosine, et, à présent, il cherche à ramener cet infidèle à son épouse. Finalement, le combat de Figaro vise à rétablir l’ordre que le désir du Comte a troublé, à ramener la stabilité et le bonheur au sein du mariage, le sien mais aussi celui de son maître : il fait donc preuve envers lui, par-delà son insolence, d’une réelle fidélité.

Cependant, à travers Figaro, Beaumarchais enrichit ce type traditionnel.

       D’une part, il renforce son individualité en le dotant d’un passé, ce qui, d’habitude, est réservé au maître : le public le connaît, en effet, par Le Barbier, sa naissance est révélée dans Le Mariage, où il résume aussi, dans le monologue de l’acte V, son parcours professionnel. De plus, même s’il est fréquent qu’un valet de comédie tombe amoureux d’une suivante, ici c’est cet amour qui constitue l’enjeu même de la pièce, l’amour du couple Almaviva n’occupant que la seconde place dans l’intrigue. Beaumarchais proclame ainsi un droit à la dignité dans l’amour pour les domestiques à l’égal des maîtres.

P. Maleuvre, Le monologue de Figaro, acte V. Gravure, BnF

       D’autre part, le valet est, d’ordinaire, chargé de tous les défauts, cupidité, ruse, mensonge, et les assume volontiers, voire les revendique : « Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien », explique Figaro. Mais Figaro, lui, aspire davantage à sortir de ce rôle, il veut « courir une carrière honnête », veut un mariage honorable, souhaite mener une vie stable avec son épouse. Ainsi, le héros fait preuve de dignité, et ce n’est plus lui qui s’abaisse par sa fourberie, mais le comte, devenant lui-même fourbe !

P. Maleuvre, Le monologue de Figaro, acte V. Gravure, BnF

Le Comte et Figaro, par les Nomadesques. Mise en scène de Vincent Caire, théâtre du Ranelagh, 2015 

Figaro et le Comte

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Leur relation s’inscrit dans un mouvement contradictoire.

D’un côté, ils se ressemblent, avec une allure semblable, alerte et jeune. Figaro est d’ailleurs doté de la même autorité que son maître, sur la Comtesse, sur Suzanne, sur les paysans. Ils sont séduits par la même femme, Suzanne, que tous deux qualifient de « charmante ». Figaro, même s’il est jaloux – comme le Comte – ne condamne pas son libertinage, puisque lui-même se dit « ardent au plaisir », « amoureux par folles bouffées », et nos apprenons qu’il a séduit Mme Brid’Oison. Tous deux ont également le sens de la ruse, de l’improvisation, et un même talent dans la parole, comme lorsque le Comte chercher à « sonder adroitement » (III, 4) les sentiments de Figaro, en usant, comme lui, de l’« intrigue ». Ainsi, les deux hommes sont des sortes de doubles fraternels ; il existe entre eux une forme de sympathie, chacun reconnaissant la dignité de l’autre, car le Comte a aussi besoin de l’estime de son valet. C’est ce qui explique que Figaro puisse se permettre de faire preuve d’insolence.

Le Comte et Figaro, par les Nomadesques. Mise en scène de Vincent Caire, théâtre du Ranelagh, 2015 

Cependant, cette insolence traduit un antagonisme bien plus violent que celui existant chez Molière ou Marivaux, fondé sur la rivalité amoureuse : « Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… Vous ne l’aurez pas. » (V, 3) Mais la dénonciation porte surtout sur les abus permis par un ordre social reposant sur la naissance  : Figaro démythifie sans cesse les droits dont le Comte bénéficie, en insistant sur le fait que le mérite ne vient pas du statut social. Par exemple, lorsque le Comte lui reproche « Une réputation détestable ! », il proteste,  « Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? » (III, 5) ; ou bien, lors du procès, quand le Comte s’étonne, « Vous êtes gentilhomme ? », il réplique avec orgueil « Si le Ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. » (III, 15)

Le Comte et Figaro, par les Nomadesques. Mise en scène de Vincent Caire, théâtre du Ranelagh, 2015 

Le début de son monologue, dans la scène 3 de l’acte V, développe cette critique. Ainsi, grâce à Figaro, le public ne rit plus du valet mais du maître, ce qui inverse la tradition, et c’est le valet qui finit par triompher, en l’accusant, « Vous commandez à tous ici, hors à vous-même », et en le conduisant à une humiliation publique, au dénouement des scènes 12 à 19.

L’amour triomphant. Mise en scène de Chouinard, théâtre national de Montréal, 2009

Mais, même si le septième couplet du vaudeville réaffirme que « Le hasard fit leur naissance » et rend hommage à Voltaire, il serait excessif de faire de Figaro le modèle d’une pré-révolution. Ce n’est pas tant parce qu’il est comte que le maître est battu, mais en tant qu’homme, et tout rentre dans l’ordre à la fin, dans une réconciliation et une bonne humeur générale : « On n’attaque point les états, mais les abus de chaque état », précise Beaumarchais dans sa Préface. Prudence, certes, mais aussi conviction d’un homme qui lui-même a accompli une ascension sociale et acquis un titre de noblesse.

L’amour triomphant. Mise en scène de Chouinard, théâtre national de Montréal, 2009

Pour conclure

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Beaumarchais a doté son héros de bien des points communs avec lui, à commencer par ses combats contre l’adversité, par rapport au pouvoir, dans ses luttes contre la censure ou avec la justice. Pensons au long procès Goëzman ou pour faire jouer Le Mariage. Mais comme Figaro, Beaumarchais n’a jamais renoncé, stimulé par l’adversité.

Comme lui aussi, l’auteur pourrait affirmer « L’esprit seul peut tout changer », et tire son talent de sa maîtrise du langage, de sa virtuosité dans la construction des « intrigues » en multipliant les péripéties. Et puis, le théâtre n’est-il pas l’art de l’illusion, que Figaro sait si bien créer ?

La satire dans Le Mariage de Figaro 

La satire

La satire est la marque du XVIII° siècle, qui considère que l’homme ne se définit plus, comme au temps du classicisme par sa « nature », mais par son inscription dans son époque. De cela, le théâtre se fait le reflet, d’où la double critique, politique et sociale. Au-delà de l’image péjorative du clergé, à travers le personnage de Bazile – dont le costume souligne l’état d’homme d’Église –, sur laquelle Beaumarchais reste prudent, et des revendications féministes portées par Marceline, il s’en prend surtout à la justice et au comportement de la noblesse.

La satire politique

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Malgré la réaction violente du roi pour faire interdire  Le Mariage de Figaro, la critique de Beaumarchais vise moins la royauté en tant que telle que ceux qui la servent.
L’armée est blâmée à travers le personnage de Chérubin, qui permet de souligner le rôle qu’y jouent les grands seigneurs, soutiens du pouvoir royal : « je lui donne une compagnie dans ma légion », annonce le Comte. Cela permet à Beaumarchais d’ironiser, quand Figaro dépeint la vie du soldat et lance « marche à la gloire » au risque de recevoir « un bon coup de feu » (I, 10) Plus violente, et très voltairienne, est la dénonciation de l’acte V, scène 12 : « Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils ignorent ? »

Beaumarchais se montre sévère sur les pratiques de la diplomatie, domaine qu’il connaît bien, en montrant qu’elles reposent sur l’hypocrisie, jusqu’à la malhonnêteté : il s’agit de « répandre des espions », de « pensionner des traîtres », d’« amollir les cachets » et d’« intercepter des lettres », sans le moindre scrupule donc. La conclusion sur ces serviteurs est violente : « médiocre et rampant, on arrive à tout. »

Grandville, Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, 1832. Estampe, BnF

Enfin, Beaumarchais dénonce la censure, là encore directement impliqué par ses combats sur le droit des auteurs ou pour faire jouer Le Mariage. Son ressentiment personnel ressort du monologue de Figaro à l’acte V, qui évoque sa « comédie flambée », l’emprisonnement, ce qui arriva à bien des écrivains du XVIII° siècle, et, après avoir énuméré tous les interdits, le rôle des censeurs, avec ironie : « je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. » Sa conviction se résume en deux phrases énergiques : « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant », et « sans la liberté de blâmer, il n’y a pas d’éloge flatteur ».

Grandville, Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, 1832. Estampe, BnF

En fait, le but de Beaumarchais n’est pas réellement subversif, il ne remet pas fondamentalement en cause l’organisation politique. S’inscrivant dans l’héritage des philosophes des Lumières, il cherche plutôt à « éclairer », à rendre meilleur un pouvoir monarchique dont il a lui-même entrepris de gravir les échelons.

La satire de la justice

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Elle apparaît déjà dans les revendications contre l’aliénation des femmes, et elle s’explique largement par les démêlés de Beaumarchais avec la justice, lors de l’affaire Goëzman. D’ailleurs, le nom complet du « lieutenant du siège », magistrat qui assiste le juge, le Comte, est Dom Gusman Brid’Oison, allusion directe. En fait, les scènes 12 à 15 de l’acte III n’ont pour but que cette satire, car le fait que Figaro perde ou gagne son procès contre Marceline n’a aucune importance : la Comtesse offrait à Suzanne la somme nécessaire pour payer la dette de son futur époux, dont l’auteur choisit, en outre, de faire le fils de la plaignante.

 Pour en savoir plus sur la censure au XVIII° siècle

Le procès de Figaro , acte III. Mise en scène de Jacques Rosner

Cette satire porte sur quatre points.

D’abord, Beaumarchais dénonce la vénalité de la justice, conséquence de l’achat des charges, c’est-à-dire ce que l’on nomme les « épices », cadeau destiné à influencer le jugement, pratique habituelle. C’est ce que symbolise le nom de l’huissier, Double-Main : « c’è-est qu’il mange à deux râteliers », explique Brid’Oison, et Figaro confirme, « Manger ! je suis garant qu’il dévore. » La conclusion de Marceline, « On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès », est un écho direct de l’affaire Goëzman : Beaumarchais avait accusé son adversaire de corruption, qui avait riposté en l’accusant à son tour de « tentative de corruption ».

Émile Antoine Bayard, le personnage de Brid'Oison, illustration

La deuxième critique vise le formalisme excessif de la justice, qui est son seul critère de valeur, comme le souligne Brid’Oison : « Tel rit d’un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La forme, la-a forme ! » » (III, 14) Mais, en réalité, aucune valeur réelle ! Beaumarchais montre, déjà par le nom « Brid’Oison », la bêtise d’un juge, bête comme une oie, qu’il dote d’un ridicule bégaiement, et qui, lourd et lent d’esprit, s’avère incapable, dans la scène 13 de l’acte III, de comprendre les allusions de Beaumarchais concernant son fils cadet.

Les avocats ne sont pas épargnés, d’abord directement par Figaro qui les juge incompétents : « suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait ». Mais cela ressort encore  plus nettement de la plaidoirie de Bartholo, immédiatement interrompue par le Comte, et, surtout, avec la discussion ridicule autour du « ET » ou bien « OU », avec un « pâté » qui rend le mot illisible.

Émile Antoine Bayard, le personnage de Brid'Oison, illustration

La conséquence de ces défauts est la partialité de la justice, « Indulgente aux grands, durs aux petits », s’exclame Figaro à la fin de la scène5 de l’acte III, et d’ailleurs, trois répliques après avoir protesté de son impartialité (« Au tribunal le magistrat s’oublie, et ne voir plus que l’ordonnance »), le Comte conclut « à part » : « Il épousera la duègne », prouvant qu’il a déjà jugé. Cependant, le procès offre une démonstration en contrepoint, puisque le Comte offre un modèle d’une justice clairvoyante, menée dans le sens de l’intérêt général, par les quatre exemples donnés. Dans la première affaire, il rend un jugement équilibré, de même dans la seconde, il refuse de s’impliquer dans une affaire de saisie qui ne le concerne pas. Quant à l’affaire de Figaro, Le Comte refuse d’abord – contrairement à ce qui fut le cas lors de l’affaire Goëzman – de juger de la corruption : « je ne me prononcerai point sur mon injure personnelle, un juge espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques. » Il ajoute aussi sa volonté d « motiv[er]son arrêt », ce qui n’avait pas été le cas lors du procès de Beaumarchais.

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La justice devient donc le symbole de tous les abus d’une administration corrompue, et totalement incompétente, ce que reprend le monologue de Figaro à l’acte V : « il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint », « comme chacun pillait autour de moi ». 

La satire de la noblesse

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C’est surtout à travers l’antagonisme entre Figaro et le Comte que se traduit la critique, mais souvent Beaumarchais fait de son personnage un porte-parole direct, par exemple contre les courtisans, métier que Figaro définit ainsi : « Recevoir, prendre et demander, voilà la secret en trois mots. » Beaumarchais rappelle ici les nombreux scandales du règne de Louis XVI, en particulier les pensions accordées à des favoris alors que l’état du Trésor royal est catastrophique.

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Il développe sa satire sur le plan moral, en dénonçant leur libertinage, façon aussi d’atténuer sa critique : il ne blâme pas les nobles en tant que tels, mais les seuls « mauvais nobles ». De plus, la critique est lancée, lors du dénouement, par le jardinier Antonio, donc plus chargée de comique, moins virulente : « L’y a parguenne une bonne Providence : vous en avez tant fait dans le pays. »

Cependant, Beaumarchais ose s’en prendre à la valeur de la naissance, quand Figaro lance : « Si le Ciel l’eût voulu, je serais le fils d’un prince », idée reprise dans le vaudeville final. Le début du monologue la renforce en séparant la valeur d’un homme de sa naissance : « Noblesse, fortune, un rang, des places, qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire. »

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Mais, même si la naissance est arbitraire, il ne s’ensuit pas que Beaumarchais, qui s’est donné tant de mal pour entrer dans la noblesse, en conteste la valeur dans l’ordre social : il garde à son comte Almaviva autorité et prestige. En fait, ce sont plutôt les interdictions successives qui ont renforcé la force subversive de la pièce, car Beaumarchais écrit pour un public « éclairé », nobles et bourgeois. C’est à l’époque de la Révolution que le public populaire va s’approprier la pièce, les mises en scène accentuant les répliques porteuses de critique.​

Beaumarchais l'insolent, film d'Édouard Molinaro, 1996

Extraits
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