Jean-Paul Sartre, Huis clos, 1944 : parcours pédagogique
Observation du corpus
Le corpus est construit, à partir d'une problématique, autour de cinq explications d'extraits, proposées après une introduction sur l'auteur et son époque, et une présentation générale de la pièce. Ces explications, accompagnées de lectures cursives, d'observation de documents iconographiques et de visionnages de passages mis en scène, permettent deux études d'ensemble, l'une sur le cadre spatio-temporel, l'autre sur les personnages et leur fonction. Le corpus conduit à une conclusion, à la fois pour répondre à la problématique et pour marquer le lien entre la pièce et la philosophie de Sartre, objet également d'un travail d'écriture.
Introduction
Pour voir l'introduction
La biographie de Sartre met l'accent sur sa formation, l'association entre les écrits philosophiques et littéraires, romans ou théâtre, ainsi que sur l'influence exercé par l'existentialisme sur son époque.
L'existentialisme à Saint-Germain-des-prés
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Chaque courant littéraire a eu ses lieux parisiens emblématiques, Montmartre à la fin du XIXème siècle, Montparnasse pour les surréalistes du début du XXème siècle ; l'existentialisme, lui, privilégie le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Cette vidéo souligne que des écrivains, tels Prévert ou Boris Vian, des philosophes, Merleau-Ponty et Sartre, des musiciens, notamment ceux de jazz, Duke Ellington, Django Reinhardt ou , Charlie Parker, sans oublier la chanteuse Juliette Gréco, ont répondu au « besoin vital d’oublier les années d’occupation » ressenti par toute une jeunesse.
Tous ont prôné la liberté que les plus jeunes découvraient en allant danser des rocks endiablés dans les « caves » de ce quartier, comme au club Saint-Germain. Mais, proche du Quartier latin, des universités et des grandes écoles, Saint-Germain-des-Prés était aussi une « espèce d’université » à ciel ouvert, à travers les rencontres dans les librairies ou les cafés, dont « Le Café de Flore », où travaillent Sartre et Simone de Beauvoir. Ainsi ce quartier est bien, dans les années cinquante, un « univers de création », où la vie intellectuelle est foisonnante, engagée aussi dans les luttes de son temps.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir au le café de Flore
Lecture cursive : Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1963, "Au jardin du Luxembourg"
Pour lire l'extrait
Comment, pourquoi devient-on écrivain ? C’est à cette question que Sartre entend répondre dans Les Mots, son autobiographie parue en 1964 ? Elle est construite en deux parties, « Lire » qui revient sur son enfance bourgeoise de « petit roi » pour sa mère et son grand-père et « Écrire ». La première partie entreprend une démythification de cette image alors construite, vision souvent cruelle : « J’étais un polichinelle, un pasquin, un grimacier. » C’est cette « autre vérité » que révèle cette scène, a priori banale, d’une promenade au jardin du Luxembourg avec sa mère.
La démythification
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Nourri de lectures, l’enfant s’est construit par identification aux héros de ses romans. Mais, face aux autres enfants, cette image embellie s’écroule : « Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ».
Comment ne pas penser ici au rôle que la philosophie de Sartre accorde au regard des autres, à la formule célèbre de Huis clos, « L’enfer, c’est les Autres. » Car, tout jeune qu’il est, il souffre de découvrir son inexistence, le discours indirect libre soulignant son sentiment d’envie face aux autres enfants : « je les regardais avec des yeux de pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! comme ils étaient beaux ! » Le decrescendo lexical montre qu’il serait même prêt à ce qui serait, en fait, un avilissement pour reconquérir une existence que l’« indifférence » des autres enfants lui dénie : « Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté : « Avance, Pardaillan, c'est toi qui feras le prisonnier », j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m'eût comblé ; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. »
Comme le découvriront les personnages de Huis clos, les autres enfants deviennent alors ses « vrais juges », l’obligeant à se voir dans sa réalité, médiocre : « ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. »
L'image familiale
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Cette découverte de son image contraste avec l’autre regard qui pèse sur l’enfant, celui de sa mère. L’extrait, empreint d’autodérision, met en évidence l’amour excessif de cette mère envers un fils qu’elle idolâtre, lui trouvant toutes les excuses : « cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de naturel : les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. » Pire encore, elle apprécie de le conserver sous sa coupe, en le transformant en une sorte de jouet : « Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé : mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. »
Le jardin du Luxembourg, au début du XXème siècle
Mais la timidité de l'enfant brise aussi cette belle image de lui que se fait sa mère, atteinte dans son orgueil, d’où son « indignation », mise en évidence par le discours direct rapporté : « Qu'est-ce que tu attends, gros benêt ? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi. » Mais, loin de l’aider, elle ne fait que le blesser à son tour dans son orgueil : « Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer : "Veux-tu que je parle à leurs mamans ?" Je la suppliais de n'en rien faire ». Mais, en partageant son échec, elle lui tend en fait un miroir qui achève de détruire son image : « elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. »
La "mauvaise foi"
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Cependant, l’extrait introduit une autre caractéristique de la philosophie sartrienne, elle aussi présente dans Huis clos, celle de la « mauvaise foi » qui conduit à se construire un alibi, une fiction qui, finalement, aide à combattre la néantisation : « Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l'esprit, mes songes : je me vengeais de mes déconvenues par six mots d'enfant et le massacre de cent reîtres. » Le lexique souligne cette revalorisation, avec la position élevée, le sentiment d’être un être supérieur, et la possibilité, dans cette solitude, de prendre sa revanche par l’écriture.
La conclusion, dans sa familiarité brutale, « N'importe : ça ne tournait pas rond », est celle de l’adulte se retournant sur son enfance, pour dénoncer le douloureux conflit entre la façon dont les autres le regardent, qu’il s’agisse de sa mère ou des enfants de son âge, ses « pairs », et ce que lui-même veut être, en s’étant construit une image de « héros ».
Pour conclure
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Quant à décider du rôle qu’une telle expérience, répétée, a pu jouer dans la construction de la conception philosophique de Sartre, nous y retrouvons certes une sorte d’expérience fondatrice car traumatique. Mais il convient de ne pas oublier qu’une autobiographie est toujours une reconstruction du passé par l’adulte, d’où la tentation, omniprésente, de donner aux événements le rôle d’expliquer le cours d’une vie, ainsi rendue « signifiante ».
Présentation de Huis clos
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
On se reportera à l’étude d’ensemble de la pièce pour en étudier les implications du titre et observer sa structure, tout particulièrement le contraste entre les quatre premières scènes et la longueur de la cinquième.
À partir de l’introduction et de cette première analyse, il est alors possible de poser une problématique : Comment la progression du dialogue dramatise-t-elle la philosophie de Sartre ?
Elle implique de croiser deux aspects de la pièce, le « dialogue » et « la philosophie », c’est-à-dire de rechercher ce que la personnalité des protagonistes révèle des conceptions fondamentales dans l’existentialisme sartrien. Mais, dans la situation où ils sont placés, c’est aussi par le dialogue, par sa « progression », qu’est mis en valeur cet « enfer », sans flammes ni tortures physiques, mais qui n’en reste pas moins terrible. L’adverbe interrogatif « comment » invite donc à analyser avec précision la façon dont le dialogue, en traduisant la tension croissante entre les personnages, la « dramatise ».
Lecture d'images : le décor
Maquette du décor de Max Douy, 1944
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En 1944, Raymond Rouleau a confié la réalisation du décor de Huis clos à Max Douy (1914-2007), nommé chef décorateur en 1942. La maquette représente place les trois personnages dans le décor, assis sur les canapés qui leur avaient été attribués lors de leur entrée en scène, le « vert épinard » à Inès, le « bordeaux » à Estelle, qui, par sa protestation, obtiendra que Garcin lui cède le « bleu », mieux assorti à sa robe.
Le style « Second Empire » se reconnaît à l’agencement des panneaux de boiseries, et aux moulures qui les encadrent, ainsi qu’à la corniche sous plafond. La cheminée, elle, est masquée par le canapé central, mais l’on distingue le marbre « de Barbedienne » placé sur le manteau. Même si un rideau est visible sur le mur de gauche, côté jardin comme on le nomme au théâtre, il ne laisse percevoir aucune fenêtre, et, côté cour, à droite, la porte reste close. On peut, cependant, être surpris par l’absence du lustre, qui caractérise d’ordinaire ce type de salon, remplacé par un simple globe.
Comme le relève d'ailleurs Garcin, ce décor, par sa banalité, tranche avec la vision traditionnelle de l'enfer.
Le décor de Rudy Sabounghi, 2010
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La mise en scène de Vladimir Steyaert, créée en 2010 à la Comédie de Saint-Étienne s’appuie sur une scénographie de Rudy Sabounghi, qui fait ressortir d’emblée l’importance de la lumière, foisonnante au plafond ou par des lampadaires, comme pour souligner à la fois les feux de l’enfer et l’obligation, pour les personnages, de voir clair afin de se mettre à nu, de se regarder dans toute leur vérité.
Le salon a perdu toute sa grandeur : avec les canapés recouverts de housses grisâtres, il donne plutôt l’impression de se trouver dans un grenier, comme pour illustrer la plongée des personnages dans leur vie passée. La technologie a pu être davantage utilisée que lors de la création de la pièce, par exemple avec des écrans qui permettent de projeter les images de la vie terrestre perçues par les protagonistes. Le metteur en scène insiste également sur la musique, omniprésente et souvent violente.
En appui : la "note d'intention" de Vladimir Steyaert
Pour lire une "note" plus détaillée
Le dispositif scénique, imaginé par Rudy Sabounghi, tend à créer une distance entre les protagonistes de la pièce et le spectateur afin que ce dernier les observe comme des insectes piégés dans un bocal.
Une forêt de luminaires présents au-dessus et autour des canapés peut permettre à certains moments de symboliser les flammes de l’enfer.
Au fur et à mesure de la pièce, Garcin, Inès et Estelle vont révéler leur nature monstrueuse mais banalement humaine. Il m’a donc semblé nécessaire à travers le choix des costumes de montrer ce que les personnages aimeraient « paraître ».
Or c’est en retirant ces costumes que va surgir leur véritable « être » car leurs aveux, sous le regard impartial voire sadique des autres protagonistes, vont les obliger à être « nus comme des vers »
Enfin, pour la création sonore, j’ai voulu accentuer le côté infernal de la pièce. Ainsi, outre l’utilisation du célèbre « Hells Bells » d’AC/DC, j’ai demandé à Fabrice Drevet de créer une ambiance pesante, oppressante avec la présence quasi-permanente d’une nappe de sons. Je souhaitais également que cette création soit à la fois charnelle et démoniaque d’où l’utilisation de guitares électriques et de batteries.
En résumé, que cet enfer soit rock n’roll !
Pour étudier une mise en scène, il est particulièrement utile de se reporter à la « note d’intention » dans laquelle le metteur en scène justifie ses choix, en proposant une lecture de la pièce.
Le décor
Dans un premier temps, il explique comment la réalisation matérielle du décor par son scénographe, Rudy Sabounghi, répond à la volonté d’illustrer l’atmosphère de Huis clos.
Dans une pièce où le regard des « autres » sur chacun des protagonistes joue un rôle essentiel, il insiste sur le regard de l’autre participant à la pièce, le public, appelé lui aussi à juger. D’où l’idée de « créer une distance » pour le rendre plus objectif, plus détaché des personnages, avec le souhait qu’il « les observe comme des insectes piégés dans un bocal. » Cette comparaison est doublement intéressante, d’une part parce que le « bocal » image l’enfermement, l’étouffement, d’autre part parce qu’elle déshumanise les personnages, capturés et réduits à s’agiter en vain sous le regard cruel de l’observateur.
L’image d’une « forêt de luminaires » révèle le rôle primordial accordé à l’éclairage, qu’il explique comme une façon de « symboliser les flammes de l’enfer ». Mais nous pouvons aussi penser à l’entretien entre Garcin et le garçon d’étage qui insiste sur l’impossibilité d’éteindre la lumière, donc aussi de dormir. Dans ce lieu, les personnages seront contraints de rester les yeux ouverts, de se voir pleinement éclairés, dans toute leur vérité.
Les costumes
Ils soulignent le contraste entre le début de la pièce et l’évolution qui se produit au cours de la confrontation entre les trois personnages.
Au début, il faut que leur costume corresponde au « pour soi », à l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes dans leur environnement, Garcin en tant que journaliste qui se veut engagé dans le pacifisme, Estelle par une coquetterie affirmée, Inès en s’affirmant dans sa dureté masculine. Pour chacun, il était important d’imposer ce « paraître » aux yeux d’autrui.
Mais les personnages vont peu à peu se déshabiller, comme pour pousser jusqu’à l’extrême le désir de Garcin d’ôter sa veste.
Cependant, si dans la pièce ce geste s’explique par la chaleur infernale qui règne dans ce salon, Steyaert, lui, en fait l’illustration de l’émergence progressive de « leur véritable être », sous l’effet des « aveux ».
En même temps, la mention de leur « regard impartial voire sadique » donne une indication sur le jeu des acteurs, sans bienveillance, sans indulgence, mais empreint d’une forme de cruauté.
L'accompagnement sonore
Steyaert insiste enfin sur l’importance de « la création sonore », en signalant « la présence quasi-permanente d’une nappe de sons ». Or, cela peut surprendre car les didascalies de Sartre n’en font aucune mention. Le seul passage de la pièce qui évoque implicitement la musique est la longue tirade d’Estelle qui voit son jeune amant Pierre au dancing avec son amie Olga, en train de danser sur l’air de « Saint Luis Blues ». En revanche, le metteur en scène est très précis dans sa volonté de créer une ambiance « pesante, oppressante » mise au service du « côté infernal de la pièce ».
Pour qu’elle soit « à la fois charnelle et démoniaque », il a demandé des instruments propres à soutenir la violence comme les « guitares électriques » et les « batteries ». L’exemple cité, Hells Bells, les "cloches de l’enfer" du groupe AC/DC, exprime cette volonté, avec le son des cloches, semblable au glas, qui ouvre le morceau, annonçant la menace, « Youre only young but you’re gonna die » : "tu es encore jeune, mais tu vas mourir". Puis le martèlement des cloches s’efface en arrière-plan pour laisser place aux guitares électriques, sur un rythme lancinant d’abord, comme une entrée en transes : « I’m gonna take you to hell », "je vais t’emmener en enfer". La violence s’accentue ensuite, comme pour accompagner celle qui ferme la pièce.
Explication : scène 1, exposition, de "GARCIN. - Est-ce que toutes les chambres ..." à " LE GARÇON. - Dame !"
Pour lire l'extrait
L’entrée en scène de Garcin en compagnie du garçon d’étage, aussi bien que le décor posé dans la didascalie initiale, « Un salon style Second Empire. Un bronze sur la cheminée », fait penser à l’arrivée d'un client dans un hôtel luxueux, même si le premier échange entre eux, avec la reprise en écho, de « Voilà » et de « C’est comme ça », semble étrange, tandis que la suite du dialogue introduit peu à peu une information plus précise. Nous nous interrogerons donc sur le rôle joué par cette scène d’exposition ?
L'entrée en scène : film de Jacqueline Audry, 1954
1ère partie : le cadre scénique (du début à la ligne 10)
La description
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La question de Garcin, « Est-ce que toutes les chambres sont pareilles », avec le pluriel, confirme cette impression que le cadre est un hôtel, plutôt luxueux vu l’ameublement, et de dimension internationale, soucieux de complaire à sa clientèle à en juger par la réponse du garçon d’étage : « Pensez-vous. Il nous vient des Chinois, des Hindous. Qu'est-ce que vous voulez qu'ils fassent d’un fauteuil second Empire ? »
La réaction de Garcin
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Or, Garcin se comporte d’une façon plus ambiguë que celle attendue de la part du client d’un hôtel. Sa première question, en effet, « Et moi, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? », interpelle brutalement le garçon qui n’est en rien responsable du choix du mobilier, tandis que la seconde, « Savez-vous qui j’étais ? », vise à lui imposer sa supériorité, par un renvoi au passé.
Mais l’interjection désinvolte, « Bah ! », marque un changement de ton, une acceptation de ce décor finalement : « ça n'a aucune importance. Après tout, je vivais toujours dans des meubles que je n'aimais pas et des situations fausses ». Cette phrase est construite sur un zeugma, liant un nom concret, « des meubles », et un nom abstrait, « des situations », à un terme commun, l’adjectif « fausse ». On note alors l’antithèse avec l’affirmation qui suit, « j’adorais ça », révélatrice d’une personnalité qui, finalement, se complaisait, dans ce passé évoqué, à vivre dans le mensonge, comme le prouve l’exemple personnel qu’il donne : « Une situation fausse dans une salle à manger Louis-Philippe, ça ne vous dit rien ? »
Mais cette nouvelle question adressée au garçon, est pour le moins surprenante dans le contexte d’une entrée dans une chambre d’hôtel, de même que l’annonce du garçon : « Vous verrez : dans un salon second Empire, ça n'est pas mal non plus. » Avec ce verbe au futur, le garçon semble ainsi lui confirmer la poursuite de cette sorte de « situation fausse » dont il avait autrefois l’habitude et qui qui lui plaît tant. Sartre laisse ainsi planer un mystère : où se situe cette scène exactement ?
2ème partie : un enfer ? (des lignes 10 à 24)
La didascalie « Il regarde autour de lui », va permettre au lecteur d’entrer dans la réalité spatiale, à travers la réaction de Garcin.
L'étonnement
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Après le regard sur l’ensemble du décor, la phrase interrompue de Garcin traduit sa surprise : « Tout de même, je ne me serais pas attendu... » Mais le mystère subsiste en raison du flou lexical de l’indice temporel, et de la raison de son étonnement, prolongé par la question du garçon d’étage et soutenu par son « geste vague et large » : « Vous n'êtes pas sans savoir ce qu'on raconte là-bas ? – LE GARÇON. – Sur quoi ? »
Ce n’est que dans un second temps que, par contraste avec le pronom tout aussi flou, « tout ça », se trouve introduit la raison de la surprise dans la question de Garcin, « Où sont les pals ? », précisée par l’énumération : « Les pals, les grils, les entonnoirs de cuir. » Cela renvoie à l’idée de tortures, par des pieux enfoncés dans le corps, par les « grils » destinés à brûler les membres, ou en gavant les condamnés de liquide à l’aide des « entonnoirs ». Ces châtiments suggèrent l’image d’une prison, ou les stéréotypes de l’enfer, hérités de l’antiquité et renforcés par le christianisme. Le héros serait donc condamné à expier les fautes commises dans sa vie terrestre.
Questionnement : film de Jacqueline Audry, 1954
Une ironie cruelle
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Le garçon, lui, connaît la situation, et peut donc se moquer de ce nouveau client : « Comment pouvez-vous croire ces âneries ? » En qualifiant ainsi péjorativement les images de tortures suggérées par Garcin, le Garçon oppose au « là-bas », à la vision fausse, l'« ici » scénique, signe, lui, de vérité : « Des personnes qui n'ont jamais mis les pieds ici. Car enfin, si elles y étaient venues… » L’opposition des indices temporels confirme l’interprétation de la réalité scénique : l’éloignement renverrait à la terre, à la vie terrestre, « ici » serait donc le monde de l’au-delà, où chacun reçoit la récompense ou – ce à quoi s’attend Garcin vu les tortures mentionnées – son châtiment.
Mais, dans un premier temps, Garcin ne veut pas montrer son adhésion naïve à ces images stéréotypées de l’enfer. Il feint donc de partager cette ironie, dans un moment d’autodérision : « Ils rient tous deux. » Mais la question du garçon, « Vous voulez rire ? » le ramène rapidement à la réalité, à renoncer à ces stéréotypes : « Ah ? Ah bon. Non, je ne voulais pas rire. » Les négations qui suivent son observation, « Pas de glaces, pas de fenêtres, naturellement. Rien de fragile. », mettent en évidence ce qu’est ce châtiment, un enfermement, écho au titre de la pièce : rien ne permet de s’échapper, rien ne peut même permettre un geste de révolte.
3ème partie : la révolte (des lignes 25 à 36)
Une quête de dignité
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Face à cette révolte impossible à manifester par les objets, c’est par le brutal changement de ton et le geste, indiqués par les didascalies, que Garcin manifeste sa révolte : « Avec une violence subite », « frappant sur le bras du fauteuil avec colère ». Sa question, « Et pourquoi m'a-t-on ôté ma brosse à dents ? », est à la fois une accusation contre des coupables qui, par ce pronom indéfini « on », restent innommés, et le signe de l’égarement du personnage qui cherche à donner du sens à une situation jugée absurde.
Il cherche également à restaurer à ses propres yeux sa dignité en s’imposant auprès de celui qui n’est, après tout, que dans la position d’un domestique : « Je vous prie de m'épargner vos familiarités. Je n’ignore rien de ma position, mais je ne supporterai pas que vous... »
L'ironie du garçon
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Face à la colère de son client, le garçon, loin de s’indigner, s’en amuse : « Et voilà. Voilà la dignité humaine qui vous revient. C'est formidable... » Sa réaction est celle d’un serviteur blasé, car habitué à cette réaction : « Là ! là ! Excusez-moi. Qu'est-ce que vous voulez, tous les clients posent la même question. » Son explication dénonce la façon dont les hommes cherchent à restaurer leur dignité non seulement aux yeux d’autrui mais surtout à leurs propres yeux, comme pour effacer leur peur initiale : « Ils s’amènent : ‘‘Où sont les pals ?’’ À ce moment-là, je vous jure qu'ils ne songent pas à faire leur toilette. Et puis, dès qu'on les a rassurés, voilà la brosse à dents. » Son ironie s’accentue dans son appel à la raison : « Mais, pour l 'amour de Dieu, est-ce que vous ne pouvez pas réfléchir ? Car enfin, je vous le demande, pourquoi vous brosseriez-vous les dents ? » Cette question confirme la situation du personnage : en enfer, on est mort… Il n’y a donc aucune raison de chercher à préserver sa santé dentaire…
4ème partie : une douloureuse situation (de la ligne 37 à la fin)
Le rôle des objets
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Cette ironie ramène Garcin, « calmé », à la réalité de sa situation, c’est-à-dire au cadre qui l’entoure. Ainsi, il admet l’inutilité de tout ce qui le rattacherait à la vie terrestre : « Oui, en effet, pourquoi ? (Il regarde autour de lui.) Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? ».
L’insistance sur le « bronze de Barbedienne » est significative : cet objet, par son poids, sa masse, son immobilité totale représente le contraire même de l’humain, dans la philosophie de Sartre l’« en-soi » dont toute conscience est absente : « Tandis que le bronze, à la bonne heure ... J'imagine qu'il y a de certains moments où je regarderai de tous mes yeux. De tous mes yeux, hein ? » La mention des « yeux » souligne la différence entre l’objet, le « bronze », dans sa permanence immobile, et l’humain qui lui juge et se débat dans une douloureuse agonie qu’il dépeint : « Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe ? Le type suffoque, il s'enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l'eau et qu'est-ce qu'il voit ? Un bronze de Barbedienne. »
Le buste de Barbedienne : film de Jacqueline Audry, 1954
Le « bronze » illustre ainsi le châtiment, après la noyade progressive, image de la mort, infligé par un décor qui semble renvoyer l’homme à son néant, d’où l’exclamation chargée d’ironie qui conclut : « Quel cauchemar ! »
L'ultime sursaut de dignité
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Finalement, dans ce cadre la seule dignité qui reste est d’assumer la situation, de la regarder en face : « Allons, allons, il n'y a rien à cacher ; je vous dis que je n'ignore rien de ma position. » Il reprend donc le comportement propre à rétablir sa supériorité face au garçon d’étage, après tout seulement un domestique exécutant des ordres : « Allons, on vous a sans doute défendu de me répondre, je n'insiste pas. Mais rappelez-vous qu’on ne me prend pas au dépourvu, ne venez pas vous vanter de m'avoir surpris ; je regarde la situation en face. » Il se permet ainsi de lui renvoyer son mépris.
Les courtes phrases nominales qui ferment cette tirade, à travers les négations, marquent la rupture totale avec les réalités de la vie terrestre : « Donc, pas de brosse à dents. Pas de lit non plus. » L’impossibilité du sommeil, un constat plus qu’une question, « Car on ne dort jamais, bien entendu ? », confirmée par le garçon, « Dame ! », annonce ce qui sera la réalité du châtiment, une éternité sans échappatoire possible, l’impossibilité d’échapper à la conscience de soi.
Le constat de vérité : film de Jacqueline Audry, 1954
CONCLUSION
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La scène d’exposition a, traditionnellement, un double rôle.
Elle doit informer, et c’est, dans cet extrait, la fonction du garçon d’étage, celle d’un initiateur qui présente à Garcin la situation qui l’attend dans ce lieu qui, s’il ressemble à une chambre d’hôtel, en diffère par l’absence de fenêtres, de glaces, sans compter que ce client fait son entrée sans avoir avec lui aucun accessoire personnel. En aidant le passage de Garcin du monde antérieur à cet étrange présent leur entretien permet aussi de découvrir quelques traits psychologiques du personnage.
Mais elle doit aussi séduire, en captant l’attention du public et en suscitant son intérêt. Or précisément ce dialogue, à travers l’étonnement de Garcin et les répliques ironiques du garçon, interroge sur ce qu’est, en réalité, ce cadre scénique. Peu à peu, le voile de mystère se lève, et le public comprend que ce lieu est un « enfer », dépouillé des stéréotypes traditionnels, qui accueille Garcin pour l’éternité. Tout y devient alors symbolique, ce qui crée un horizon d’attente sur la façon dont va s’exercer le châtiment qui menace le coupable. Coupable de quoi d’ailleurs ?
Visionnage : mise en scène de Robert Hossein, 2000
Cette explication est prolongée par le visionnage des scènes 2 et 3 dans la mise en scène réalisée en 2000 par Robert Hossein dans un décor de François de Lanothe, dont une captation a été effectuée pour France 2 par Jean-Louis Lorenzi. Yves Le Moing’ incarne le garçon, tandis que François Marthouret joue Garcin et Claire Neboul Inès.
Scène 2 (de 9’50 à 11’18)
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La solitude de Garcin, dans ce décor dépouillé, fixe l’attention du spectateur sur le travail de l’acteur, notamment sur ses déplacements, quand il va frapper à la porte.
Puis, après un temps face à la cheminée, il se précipite sur la sonnette, en vain, donc revient s’asseoir sur le canapé, comme accablé. Les mimiques et, surtout, le jeu des regards, tantôt levés vers un ciel invisible, tantôt fixés sur le bronze de Barbedienne, traduisent aussi son égarement, croissant.
Scène 3 (de 11'19 à 16'03)
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Le contraste est grand avec l’entrée en scène d’Inès, dont l’actrice joue le rôle en accentuant sa raideur et sa dureté : elle reste muette face au garçon, qui récite son rôle de façon mécanique, et elle va immédiatement s’asseoir sur un des canapés.
Ce premier face-à-face entre les deux personnages frappe par la façon dont Inès agresse rapidement Garcin, après l’avoir pris pour « le bourreau ». Le jeu de scène, en opposant cette brutalité à la tentative de Garcin de formaliser leur relation selon les critères de la vie sociale, met en valeur les silences d’Inès. Ces silences mettent aussi en valeur le mot-clé, « la peur », que tous deux se renvoient, avec une violente protestation de la part de Garcin, tandis que le visage d’Inès accentue son ironie cruelle.
Les derniers mouvements d’Inès marquent son acceptation de la situation : en frappant à la porte, elle constate qu’elle ne s’ouvre pas, et elle revient s’asseoir en ôtant son blouson de cuir noir pour signifier son installation.
La violence d'Inès : mise en scène de Robert Hossein, 2000
Étude d'ensemble : Le cadre spatio-temporel
Pour se reporter à l'analyse
Cette scène d’exposition, mettant en place le cadre scénique, ouvre sur une étude d’ensemble des lieux, plus particulièrement de ceux évoqués par les personnages et révélateurs de la personnalité de chacun, quand ils revoient leur vie terrestre. De la même façon, on observera la temporalité, en comparant la représentation du temps terrestre à l’abolition du temps dans cet enfer éternel.
Histoire de l'art : Jérôme Bosch, trois représentations de l'enfer
L’œuvre de Jérôme Bosch (vers 1450-1516), peintre néerlandais membre de l’Illustre Confrérie de Notre-Dame (fondée en 1318 pour promouvoir le culte marial), traduit le contexte de son temps, entre la religiosité du moyen-âge finissant et la « dévotion moderne », une piété plus intime qui annonce déjà l’humanisme de la Renaissance et la Réforme.
Deux triptyques, peinture à l’huile sur panneaux de bois, sont particulièrement représentatifs de cette double tendance : Le Chariot de feu, dont il existe deux exemplaires différents, l’un au musée du Prado, à Madrid, l’autre au monastère San Lorenzo, à l’Escurial, réalisés vers 151-1502, et Le Jugement dernier, vers de 1515-1516, à l’Académie des beaux-arts à Vienne.
Nous nous intéresserons plus particulièrement, dans chacun de ces triptyques, au panneau de droite, qui représente l’enfer où sont envoyés, après le jugement divin, les damnés.
Pour voir un diaporama d'analyse
Lecture cursive : Huis clos, scène 4
Pour lire la scène
La scène 4 complète l’exposition avec l’entrée en scène d’Estelle, révélatrice de sa personnalité, mais qui annonce aussi son rôle à venir face aux deux autres protagonistes.
Le double visage d'Estelle
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En apercevant Garcin, Estelle manifeste immédiatement sa peur : « Non ! Non, non, ne relève pas la tête. Je sais ce que tu caches avec tes mains, je sais que tu n'as plus de visage. » Elle semble donc redouter de se trouver face à un homme mort, horriblement défiguré… Mais, alors que Garcin tente de la rassurer en interprétant cette peur comme celle du châtiment infernal, « Je ne suis pas le bourreau, madame. », elle bafouille et, de toute évidence, elle nie cette peur par sa formule faussement joyeuse : « Je ne vous prenais pas pour le bourreau. Je ... J'ai cru que quelqu'un voulait me faire une farce. »
Un nouveau contraste se reconnaît entre sa question au garçon, « Qui attendez-vous encore ? », et sa réaction « soulagée ». Un horizon d’attente se crée ainsi : quelle présence redoute-t-elle ? Qui craint-elle de retrouver en enfer ? » Pourquoi cette dérobade mensongère ?
Sa superficialité
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À présent rassurée, elle peut reprendre le comportement qui lui est habituel, celui d’une femme coquette, frivole, superficielle. Alors que Garcin vient de lui adresser une phrase plutôt brutale, « sèchement », elle entreprend donc de tester son pouvoir de séduction sur lui, en mettant en évidence son indignation sur l’ameublement : « Mais ces canapés sont si laids. Et voyez comme on les a disposés, il me semble que c'est le premier de l'an et que je suis en visite chez ma tante Marie. Chacun a le sien, je suppose. Celui-ci est à moi ? (Au garçon :) Mais je ne pourrai jamais m'asseoir dessus, c'est une catastrophe : je suis en bleu clair et il est vert épinard. »
Mais la proposition immédiate d’Inès, « Voulez-vous le mien ? » annonce déjà le conflit à venir : Estelle va devenir l’objet d’un enjeu entre Inès et Garcin. Pour sa part, c’est l’homme qui l’intéresse, d’où sa dérobade, sur un ton faussement résigné, propre, en fait, à attendrir Garcin pour soutenir sa demande : « Le canapé bordeaux ? Vous êtes trop gentille, mais ça ne vaudrait guère mieux. Non, qu'est-ce que vous voulez ? Chacun son lot : j’ai le vert, je le garde. (Un temps.) Le seul qui conviendrait à la rigueur, c'est celui de monsieur. » Or, c’est à nouveau Inès qui intervient, pour opposer en fait l’indifférence de Garcin, rappelé à l’ordre, à sa propre sollicitude : « Vous entendez, Garcin. »
Estelle, qui a atteint son but quand Garcin lui cède son canapé, peut alors reprendre son rôle de bourgeoise élégante, soucieuse des codes sociaux, comme si elle se trouvait dans un salon mondain.
Explication : scène 5, le trio, du début à "... de m'en préoccuper."
Pour lire l'extrait
Après la première scène, l’installation de Garcin, l’exposition se poursuit par l’arrivée d’Inès, dans la scène 3, et d’Estelle, dans la scène 4 : « Il ne viendra plus personne », annonce le garçon. L’entrée en scène des trois protagonistes a déjà révélé quelques traits de leur caractère, mais c’est leur face à face, dans la longue scène 5, qui va donner à la pièce tout son sens. Dans ce début de scène, quelle relation entre eux leur dialogue instaure-t-il ?
1ère partie : Estelle et Inès (du début à la ligne 19)
Le portrait d'Inès
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Lors de son entrée en scène, face à Garcin, Inès s’était montrée brutale, affirmant violemment, « Je ne suis pas polie », et très agressive dans sa critique. Sa première phrase est donc surprenante, « Vous êtes très belle », compliment destiné à Estelle et encore renforcé par son regret : « Je voudrais avoir des fleurs pour vous souhaiter la bienvenue. » Un tel accueil est plutôt, dans l’image sociale traditionnelle, celle qu’un homme réserverait à une femme. Comme lors d’un premier rendez-vous, elle cherche à en savoir plus sur Estelle, mais sa seconde question manifeste une forme de bienveillance : « Vous avez beaucoup souffert ? » Nous ne retrouvons sa brutalité initiale que quand elle-même répond à la question d’Estelle sur sa mort : « Le gaz »
Le portrait d'Estelle
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Le contraste est ainsi flagrant entre le laconisme d’Inès et le discours d’Estelle, à la fois dans ce face-à-face, mais aussi dans le récit de son enterrement.
Sa réaction devant le compliment d’Estelle révèle immédiatement que son seul centre d’intérêt est elle-même. Aucun remerciement, en effet, mais simplement un retour sur elle-même : « Des fleurs ? Oui. J'aimais beaucoup les fleurs. » Son discours révèle aussi l’importance qu’elle attache à la seule apparence : « L'essentiel, n'est-ce pas, c'est de conserver la bonne humeur. » C’est ce que confirme sa description de son enterrement, dans laquelle elle note les détails de l’habillement, « Le vent dérange le voile de ma sœur », ou la mention du « rimmel » d’Olga. En même temps, elle se montre sans indulgence dans ses observations.
Les deux femmes côte à côte : film de Jacqueline Audry, 1954
Quand elle critique sa sœur, elle démasque son hypocrisie, « Elle fait ce qu'elle peut pour pleurer. Allons ! allons ! encore un effort. Voilà ! Deux larmes, deux petites larmes qui brillent sous le crêpe. », avec une ironie cruelle qui laisse supposer qu’elle-même sait comment l’on triche en société pour sauver les apparences. De même, sa critique, « Olga Jardet est très laide ce matin », contredit son commentaire, « C’était ma meilleure amie », paraît choquante, révélant la fausseté des sentiments. La phrase inachevée, « Elle ne pleure pas à cause du rimmel et je dois dire qu'à sa place... », suggère même que, si elle-même assistait à l’enterrement de son « amie », elle ne verserait pas de larmes non plus. En imitant les paroles des assistants, elle démasque aussi à quel point les rapports sociaux sont convenus, donc sans réelle valeur : « Bonjour ! Bonjour ! Que de poignées de main. » En revanche, elle ne fait aucun commentaire sur le seul être sincère : « Mon mari est malade de chagrin, il est resté à la maison. » Manifestement, l’amour qu’il lui porte ne semble guère partagé.
Le cadre spatio-temporel
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Ce début de scène permet aussi d’observer la réalité de cet étrange enfer. Comme en écho de l’image traditionnelle, mais sans les flammes, le premier élément mis en valeur est la chaleur, à propos des « fleurs » : « Elles se faneraient ici : il fait trop chaud. »
L’autre élément essentiel est que ces condamnés conservent encore la faculté de voir ce qui se passe sur terre, ce que souligne la didascalie : « Elle parle avec beaucoup de naturel, mais comme si elle voyait ce qu'elle décrit. » Sartre crée ainsi un décalage entre ce salon qui figure l’au-delà infernal, et cette vie terrestre qui se poursuit en leur absence. Cela induit une question : quelle trace leur vie a-t-elle laissées ?
Enfin, cet extrait interroge aussi sur la temporalité. Le temps terrestre, en effet, se mesure : Inès est morte « la semaine dernière », Estelle « hier », mais toutes deux se sont succédé sans intervalle dans leur nouveau lieu de séjour, car, dans cet enfer, le temps ne se mesure plus : les condamnés ont l’éternité devant eux.
2ème partie : Estelle et Garcin (des lignes 20 à 37)
Le rôle d'Estelle
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Alors que c’est Inès qui a pris l’initiative de la conversation avec Estelle, prouvant ainsi l’intérêt qu’elle lui porte, c’est Estelle qui entreprend de s’adresser à Garcin : « Et vous, monsieur ? » Par ses questions, elle cherche aussi à en savoir plus sur lui, comme s’il s’agissait d’un premier rendez-vous galant : « D’où êtes-vous ? », « Vous avez encore quelqu’un là-bas ? ». Il est alors possible de supposer qu’elle sera l’enjeu d’une rivalité entre Inès et Garcin.
Elle joue les jeunes femmes de la bonne société, en s’indignant de son langage : « Oh ! cher monsieur, si seulement vous vouliez bien ne pas user de mots si crus. C'est ... c'est choquant ». Elle confirme ainsi à quel point seule compte pour elle l’apparence sociale, avec l’utilisation du langage pour masquer une réalité déplaisante. Elle avance même, par hypothèse, une justification, qui témoigne de son habileté à se voiler la vérité : « Et finalement, qu'est-ce que ça veut dire ? Peut-être n'avons-nous jamais été si vivants ». D’où son choix d’un euphémisme, mensonge d’abord destiné à elle-même : « S'il faut absolument nommer cet ... état de choses, je propose qu'on nous appelle des absents, ce sera plus correct. »
Le portrait de Garcin
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Par sa première réponse, « Douze balles dans la peau », Garcin se pose immédiatement comme une victime, laissant ainsi imaginer qu’il a pu avoir le courage d’une résistance au pouvoir. Sa réaction au « geste d’Estelle » traduit une sorte de désinvolture, comme s’il se moquait de lui-même : « Excusez-moi, je ne suis pas un mort de bonne compagnie. »
De la même façon que précédemment, la didascalie, « Même jeu qu’Estelle », introduit dans ce salon les traces de sa vie terrestre, l’image de sa femme. Le comportement qu’il dépeint, en de très brèves phrases, montre l’inquiétude que celle-ci éprouve : « Elle est venue à la caserne comme tous les jours ; on ne l'a pas laissée entrer. Elle regarde entre les barreaux de la grille. Elle ne sait pas encore que je suis absent, mais elle s'en doute. Elle s’en va, à présent » Mais il s’est soumis à Estelle, en acceptant de se dire « absent ». Face à cette vision d’une épouse inquiète, l’ironie dont il charge le portrait manifeste tout le mépris qu’il éprouve envers elle, teinté même d’une cruauté brutale : « Elle est toute noire. Tant mieux, elle n'aura pas besoin de se changer. Elle ne pleure pas ; elle ne pleurait jamais. Il fait un beau soleil et elle est toute noire dans la rue déserte, avec ses grands yeux de victime. » Finalement, sa conclusion, « Ah ! elle m'agace », révèle une relation conjugale déséquilibrée : il est loin de lui accorder l’amour qu’elle semble lui vouer.
3ème partie : premières tensions (de la ligne 38 à la fin)
Le jeu d'Estelle
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Habituée à jouer de son pouvoir de séduction, Estelle ne peut accepter que Garcin s’abstienne de la conversation et se replie sur lui-même en négligeant sa présence quand il « se met la tête dans les mains. » Ainsi, elle en fait l’essai sur Garcin par le reproche qu’elle lui lance : « Vous êtes assis sur mon canapé. » Rappelons que ce canapé qu’elle s’approprie ainsi n’était pas, initialement, le sien dont elle jugeait que la couleur était mal assortie à sa robe, mais celui que Garcin lui avait obligeamment cédé. Elle triomphe dès lors qu’il s’excuse et « se lève » sans protester. C’est aussi le moyen pour Estelle d’entreprendre de poursuivre la conversation par l’intérêt qu’elle lui porte : « Vous aviez l'air si absorbé. »
Le caprice d'Estelle, un canapé assorti : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2020
Estelle, un enjeu de puissance : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2020
Premier conflit : Inès et Garcin
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Mais Inès n’est pas dupe de ce jeu, et entreprend de ramener Estelle à elle par son appel. Son but est d’empêcher toute relation entre Estelle et Garcin, en le rabaissant par son « rire » qui vise à ridiculiser le sérieux qu’il adopte dans son explication : « Je mets ma vie en ordre. » Ainsi naît le conflit entre eux deux : « Ceux qui rient feraient aussi bien de m'imiter », lance Garcin, réplique qui suggère qu’il est prêt à tirer une leçon de son envoi en enfer, voire qu'il éprouve des remords.
Face à lui, les affirmations brutales d’Inès affichent une supériorité orgueilleuse, dépourvue de tout regret : « Elle est en ordre, ma vie. Tout à fait en ordre. Elle s'est mise en ordre d'elle-même, là-bas, je n'ai pas besoin de m'en préoccuper. » Elle illustre ainsi une des fondements de la philosophie de Sartre : chacun des actes de l’homme construit sa vie, il n’y a aucun retour en arrière possible, seuls comptent les actes accomplis, irrémédiables.
CONCLUSION
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Après les quatre scènes qui, à la façon d’une exposition, ont esquissé un rapide portrait des trois protagonistes, un horizon d’attente s’est créé : condamnés à cohabiter, enfermés, dans une unique pièce, quelles relations vont se tisser entre trois êtres si différents ? Ce dialogue met très rapidement en évidence le rôle que va jouer Estelle. Amenée, par son caractère frivole et narcissique, à séduire, elle s’y essaie sur Garcin, alors même qu’Inès avait, elle aussi, tenté de l’attirer à elle. Tout permet ainsi de supposer qu’Estelle va devenir l’enjeu d’une rivalité entre Inès et Garcin, chacun d’eux cherchant à imposer, à travers elle, son pouvoir, sa force : d’un côté, une femme qui veut triompher des hommes en empêchant qu’ils puissent affirmer leur puissance séductrice, de l’autre, un homme qui semble n’avoir que mépris pour les femmes, à ses yeux des êtres faibles, par avance des victimes.
Le trio infernal : mise en scène de Raymond Rouleau, 1944
Lecture cursive : premiers aveux d'Estelle et de Garcin
Pour lire les extraits
Alors qu’Estelle considère qu’ils se retrouvent réunis dans ce salon par « hasard », Inès, plus lucide, affirme que leur réunion a été prévue : « nous sommes assortis », déclare-t-elle. Garcin réclame alors que chacun expose la raison de sa présence dans cet enfer, et Inès se joint à lui pour s’adresser à Estelle : « Qu'avez-vous fait ? Pourquoi vous ont-ils envoyée ici ? »
La dérobade d'Estelle
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De même que lors de son entrée en scène, la dérobade d’Estelle, qui refuse de répondre à cette question, révèle sa peur : « ESTELLE, vivement. – Mais je ne sais pas, je ne sais pas du tout ! Je me demande même si ce n'est pas une erreur. » De toute évidence, elle n’est pas prête à admettre la moindre culpabilité, d’où l’excuse invoquée : « Pensez à la quantité de gens qui ... qui s'absentent chaque jour. Ils viennent ici par milliers et n'ont affaire qu'à des subalternes, qu'à des employés sans instruction. Comment voulez-vous qu'il n'y ait pas d'erreur. »
Mais déjà se met en place l’idée que, dans cet enfer, il devient impossible de mentir car les deux autres démasquent la mauvaise foi, Inès par son sourire, qui conduit Estelle à répéter son injonction, « Ne souriez pas », et Garcin par son silence : « Et vous, dites quelque chose. » Elle tente donc de les impliquer dans l’alibi qu’elle donne : « S’ils se sont trompés dans mon cas, ils ont pu se tromper dans le vôtre. (À Inès.) Et dans le vôtre aussi. » Cette mauvaise foi ressort pleinement dans sa question, « est-ce qu'il ne vaut pas mieux croire que nous sommes là par erreur ? », avec le verbe qui prouve qu’il s’agit, en fait, de retrouver une sorte de confort moral en préservant une belle image de soi, l’idée de son innocence.
Le récit d'Estelle
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C’est à nouveau Inès qui, par son insistance, provoque un aveu, car Estelle a compris que sa dérobade pouvait paraître suspecte, d’où la phrase qui présente par avance son récit comme véridique : « Que voulez-vous savoir de plus ? Je n'ai rien à cacher. »
La parataxe dans le récit donne l’impression d’une vie linéaire, où tout s’enchaîne naturellement : « J’étais orpheline et pauvre, j'élevais mon frère cadet. Un vieil ami de mon père m'a demandé ma main. Il était riche et bon, j'ai accepté ». Mais l’on note déjà l’ordre des adjectifs dans le portrait du mari : la richesse a évidemment joué un rôle dans ce mariage. Estelle est d’ailleurs consciente de cette première faille dans ce récit qui vise à susciter la pitié, d'où sa demande d’approbation, et son insistance sur sa pathétique situation : « Qu'auriez-vous fait à ma place ? Mon frère était malade et sa santé réclamait les plus grands soins... » Elle se donne ainsi le rôle d’une sœur dévouée, puis celui d’une épouse parfaite : « J'ai vécu six ans avec mon mari sans un nuage. »
Elle en arrive enfin à un aveu d’adultère, mais, là encore, en édulcorant son récit, avec le verbe « devoir » qui présente cet amour comme une fatalité, irrésistible : « Il y a deux ans, j'ai rencontré celui que je devais aimer. Nous nous sommes reconnus tout de suite ». Mieux encore, elle rejette la faute sur son amant, en s’attribuant le beau rôle de l’épouse fidèle : « il voulait que je parte avec lui et j’ai refusé. Après cela, j'ai eu ma pneumonie. » L’aveu s’achève brutalement, « C'est tout », mais avec une nouvelle preuve de mauvaise foi dans son hypothèse : « Peut-être qu'on pourrait, au nom de certains principes, me reprocher d'avoir sacrifié ma jeunesse à un vieillard. » Le verbe « reprocher », expliquant son châtiment en enfer, s’oppose, en effet, à ce qui est présenté comme une valeur estimable, comme un absolu dévouement.
L'aveu de Garcin
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Toujours dans sa tentative de séduction, c’est à Garcin qu’elle demande de cautionner son innocence : « Croyez-vous que ce soit une faute ? »
La réponse négative de Garcin est fort indulgente, mais la question qui renvoie à Estelle le mot « principes », utilisé pour se justifier, explique pourquoi : en l’excusant, il essaie de se concilier à son tour son approbation, en reprenant la même mauvaise foi par l’opposition entre la « faute », à expier en enfer, et ce qui est, a priori une valeur estimable : « vivre selon ses principes ». Estelle ne peut donc que lui accorder, à son tour, son approbation : « Qui est-ce qui pourrait vous le reprocher ? » Son aveu est alors très bref, avec une présentation destinée à présenter sa mort comme le résultat d’un acte de courageuse résistance : « Je dirigeais un journal pacifiste. La guerre éclate. Que faire ? Ils avaient tous les yeux fixés sur moi. ‘‘osera-t-il ?’’ Eh bien, j'ai osé. Je me suis croisé les bras et ils m'ont fusillé. » Mais déjà intervient le rôle alors joué par les regards d’autrui, qui le jugent, qui se prolonge à présent par la question redoublée qui souligne l’innocence qu’il veut voir confirmée : « Où est la faute ? Où est la faute ? »
Le jugement
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Ce jugement ainsi réclamée marque la différence entre ses deux juges, les deux femmes :
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d’un côté Estelle, elle-même ayant embelli sa propre image, lui accorde immédiatement l’excuse demandée, appuyée par son geste : « ESTELLE, lui pose la main sur le bras. – Il n'y a pas de faute. Vous êtes ... »
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de l’autre Inès reprend son agressivité moqueuse et brutale, en interpellant Garcin et en mettant le doigt sur une autre faute, restée inavouée : « INÈS, ironiquement. – Un Héros. Et votre femme, Garcin ? »
Mais, par sa réponse, il se donne le beau rôle, celui de l’homme généreux : « Eh bien, quoi ? Je l'ai tirée du ruisseau. »
La fin de l’extrait confirme la différence entre Estelle, qui prend à témoin Inès d’une réponse qui vaudrait à Garcin une réelle estime, et Inès, par sa reprise verbale, « Je vois », l’interprète bien autrement, comme l’explication d’une relation conjugale où l’homme peut affirmer son pouvoir sur une femme qui lui est inférieure socialement.
La dernière phrase d'Inès s’adresse à la fois à Estelle et à Garcin, auxquels elle montre qu’elle n’est pas dupe de leurs aveux : « Pour qui jouez-vous la comédie ? Nous sommes entre nous. », c’est-à-dire entre condamnés à expier en enfer un crime bien plus grave que ce qu’ils ont raconté.
Explication : scène 5, les aveux d'Inès, d'« INÈS. – Eh bien , j’étais ce qu’ils appellent… » à « … Vous avez raison. »
Pour lire l'extrait
Dès la scène 5, où les trois protagonistes de Huis clos se trouvent réunis dans ce salon qui va être leur « enfer », les premières tensions entre eux éclatent. En s’interrogeant sur la raison de leur regroupement, ils décident d’avouer leurs fautes. Mais les premiers aveux d’Estelle et de Garcin, sont empreints de mauvaise foi car ils cherchent à préserver leur image, à leurs propres yeux comme aux yeux d’autrui. Inès, en revanche, démasque brutalement leurs mensonges. Ils sont « entre assassins », « en enfer », où « on ne damne jamais les gens pour rien. », et elle conclut lucidement : « Le bourreau, c’est chacun de nous pour les autres. »
Elle tente alors d’attirer vers elle Estelle, afin qu’elles fassent bloc face à Garcin, en lui offrant son regard comme « miroir » pour qu’elle refasse son maquillage, mais Estelle préfère que Garcin s’intéresse à elle, ce qui relance le conflit. Malgré ses efforts, Garcin ne parvient pas à s’isoler, et se voir contraint à compléter son aveu en reconnaissant son comportement indigne envers sa femme. Comme moyen de défense, il réclame à Inès d’avouer à son tour sa culpabilité. Quelle image d’Inès son récit fait-il ressortir ?
Tentative de séduction: mise en scène de John Huston, 1947, Bilmore Theater
1ère partie : une introduction (du début à la ligne 8)
L'aveu d'Inès: mise en scène de Robert Hossein, 2020
Présentation
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Elle présente son aveu en deux temps :
D’abord elle se qualifie en reprenant, avec insistance, le titre de deux poèmes célèbres des Fleurs du Mal de Baudelaire, « Femmes damnées », censurés d’ailleurs pour leur immoralité car il y faisait le portrait des lesbiennes, partageant leurs souffrances : « j'étais ce qu'ils appellent, là-bas, une femme damnée. Déjà damnée, n'est-ce pas. » Ainsi, sa condamnation à l’enfer dans l’au-delà ne serait que la suite de la condamnation sociale subie sur terre : « Alors, il n'y a pas eu de grosse surprise. »
Dans un second temps, le doute de Garcin, « C’est tout ? », l’amène à résumer les faits, brutalement, sans donner d’explication : « Trois morts. Lui d'abord, ensuite elle et moi. »
Le "masque"
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Mais, à sa façon, comme avant elle Estelle et Garcin, sa culpabilité est doublement minimisée. D’une part, elle est rejetée sur la société, incluse dans le pronom « ils » ; d’autre part, elle la banalise par son lexique : « il y a aussi cette affaire avec Florence. Mais c'est une histoire de morts. » Elle dénie ainsi toute importance à sa faute.
Sa vision de la vie qui se poursuit sur terre, la montre même comme délivrée par l’acte accompli, sans le moindre regret : « Il ne reste plus personne là-bas, je suis tranquille ; la chambre, simplement. Je vois la chambre, de temps en temps. Vide, avec des volets clos. » La dernière image en arrive même par l'effacer complètement : « Ah ! ah ! Ils ont fini par ôter les scellés. À louer... Elle est à louer. Il y a un écriteau sur la porte. » Sa conclusion finit par rendre tout cela absurde : « C’est… dérisoire ». Mais les points de suspension interrogent sur l’adjectif ainsi choisi : tout se passe comme si c’était, en fait, un moyen de nier toute souffrance.
2ème partie : la poursuite de l'aveu (des lignes 9 à 19)
Le regard de Garcin
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Garcin se rappelle, à cette occasion, l’affirmation d’Inès, déclarant qu’ils n’avaient pas été réunis par « hasard ». Ainsi, sa brève remarque, « Tiens », sous couvert de marquer sa surprise, souligne en fait les similitudes entre les personnages du récit d’Inès et eux-mêmes dans ce salon, de façon insistante : « Trois. Vous avez bien dit trois ? », « Un homme et deux femmes ? », « Florence était blonde. » La didascalie, « Regard à Estelle », confirme le bien-fondé de cette comparaison, reconnu par Inès. Il se pose ainsi dans la position du juge face à cet aveu qu’il cherche à faire préciser pour mieux mesurer la gravité de la faute d’Inès : « Il s’est tué ? »
La "mauvaise foi"
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Son récit révèle tout le mépris d’Inès pour les hommes, l’amant de Florence n’étant, à ses yeux, qu’un exemple de leur lâcheté : « Lui ? Il en était bien incapable. » Alors même qu’elle reconnaît la douleur infligée, « Pourtant ce n'est pas faute d'avoir souffert. », elle fait preuve de cynisme en plaisantant sur cette mort : « Non : c 'est un tramway qui l'a écrasé. De la rigolade ! J’habitais chez eux, c'était mon cousin. » L’exclamation familière ne fait qu’accentuer son mépris pour cet homme qui n’a même pas eu le courage de choisir une mort plus noble, plus digne.
Un orgueilleux mépris mise en scène de Robert Hossein, 2020
Mais son commentaire, « Vous savez, je ne regrette rien, mais ça ne m’amuse pas tant de vous raconter cette histoire », introduit une contradiction qui démasque sa mauvaise foi : si véritablement elle n’éprouvait aucun regret, l’aveu la laisserait indifférente, et son affirmation dément complètement le ton désinvolte qu’elle a adopté depuis le début.
3ème partie : la faute commise (des lignes 20 à 30)
Le rôle de Garcin
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Mais le double impératif de Garcin, « Allez ! Allez ! », l’invite à aller jusqu’au bout de son aveu, sa question lui suggérant même sa culpabilité : « Vous l'avez dégoûtée de lui ? » Il semble avide d’obtenir d’autres détails lui permettant de comprendre le rôle attribué à chacun dans leur enfer partagé. D’ailleurs, quand Inès se vante de sa victoire sur « un pauvre type vulnérable » et le questionne « Pourquoi souriez-vous ? », il ramène son récit à lui-même en marquant nettement sa différence : « Parce que moi, je ne suis pas vulnérable. » Ainsi, il rétablit à ses propres yeux sa supériorité, sans pour autant convaincre Inès : « C’est à voir. » La lutte est donc ouverte entre eux deux.
La responsabilité d'Inès
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Non seulement elle ne nie pas sa culpabilité, un dénigrement pervers, mais elle l'assume avec des exemples précis, comme si elle y prenait plaisir : « Petit à petit. Un mot, de-ci, de-là. Par exemple, il faisait du bruit en buvant ; il soufflait par le nez dans son verre. » Sa conclusion, brutale, « Des riens », renforce même son mépris : « Oh ! c'était un pauvre type, vulnérable. » Ce mépris lui permet de revaloriser sa propre image de puissance, exercée aussi envers Florence habilement manipulée : « Je me suis glissée en elle, elle l'a vu par mes yeux… »
Un rire méprisant : mise en scène de Robert Hossein, 2020
Mais le résultat associe Florence à ce mépris, comme si celle-ci, une fois conquise avait perdu tout intérêt : « Pour finir, elle m'est restée sur les bras. Nous avons pris une chambre à l’autre bout de la ville. » En même temps, elle s’emploie à détruire sa relation avec elle par la torture qu’elle lui inflige en l’associant, par le pronom « nous », à la mort de son amant : « Je lui disais tous les jours : Eh bien, ma petite ! Nous l'avons tué. »
4ème partie : la conclusion (de la ligne 30 à la fin)
La fin des aveux
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Au début de son récit, Inès a annoncé « trois morts », il lui faut donc compléter ses aveux, mais toujours en assumant sa puissance par la métaphore de l’incendie : « Six mois durant, j'ai flambé dans son cœur ; j'ai tout brûlé. » Mais c’est finalement Florence qui a décidé de leur mort : « Elle s'est levée une nuit ; elle a été ouvrir le robinet du gaz sans que je m'en doute, et puis elle s'est recouchée près de moi. » Son ton reste toujours aussi brutal, sans expression du moindre sentiment : « Voilà. »
Un autoportrait
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Ce récit l’amène cependant à un retour sur elle-même, mais prononcé avec une forme d’autosatisfaction, insistante : « Je suis méchante. », « Moi, je suis méchante. » Elle renforce ce portrait par une métaphore dans laquelle elle reconnaît, comme avec plaisir, sa cruauté : « ça veut dire que j'ai besoin de la souffrance des autres pour exister. Une torche. Une torche dans les cœurs. Quand je suis toute seule, je m'éteins. » Elle se présente ainsi dans toute sa puissance, comme une menace à l’égard de Garcin et d’Estelle qu’elle prendrait plaisir à détruire.
Le jugement de Garcin
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Garcin a besoin de montrer sa puissance face à Inès, et c’est ce qui explique qu’il revendique, à son tour, d’être « méchant », mais Inès lui oppose un déni : « Non, vous, vous n'êtes pas méchant. C'est autre chose. » En refusant de s’expliquer mieux, « Je vous le dirai plus tard. », elle réaffirme son pouvoir : il aura besoin d’elle pour recevoir un verdict. Il ne peut alors qu’essayer de se venger par son accusation : « Ça n 'est pas propre. »
Mais il se heurte à nouveau à la lucidité d’Inès, car sa riposte, avec sa question, « Eh bien, non, ça n'est pas propre. Après ? », ôte tout intérêt à ce blâme puisque, de toute façon, ils ont déjà été jugés et condamnés. Elle ramène ainsi Garcin à une forme de logique : « Oh ! vous avez raison. »
CONCLUSION
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À travers son aveu direct de culpabilité, nous découvrons la personnalité d’Inès. Lesbienne, elle a désiré éloigner Florence de son amant, et, pour cela, elle a manipulé la jeune femme de façon perverse en dénigrant sans cesse l’homme, son rival, qui a fini écrasé par un tramway. Mais elle a aussi détruit Florence, en la culpabilisant, d’où le suicide au gaz choisi par celle-ci qui l’a entraînée dans la mort. Mais son aveu révèle aussi le rôle qu’elle va jouer dans la pièce, identique, puisque le trio se trouve reconstitué en enfer, comme le comprend Garcin : s’approprier Estelle afin de triompher de lui. Il fait enfin ressortir un élément essentiel de la philosophie de Sartre : en se proclamant « méchante », en affirmant ne rien regretter, elle révèle la double facette en l’être humain, le "pour-moi" et le "pour-autrui" : elle masque ainsi aux yeux de Garcin la réalité de sa souffrance causée par son exclusion sociale de « femme damnée », mais, encore plus important, elle préserve, à ses propres yeux, son image orgueilleuse de puissance et de lucidité.
Explication : scène 5, le piège infernal, de "GARCIN. - Est-ce que vous savez que cette petite ..." à "... Adressez-vous à elle."
Pour lire l'extrait
Pour échapper au châtiment qui leur a été imposé, les trois protagonistes de Huis clos ont décidé de dévoiler leur crime, d’abord un déni pour Estelle, puis en le minimisant pour Garcin et Garcin, puis, plus directement, pour Inès, qui finit par pousser Estelle à un aveu sincère, son infanticide, qui a conduit le père du bébé à se faire « sauter la tête ». Ils sont à présent « nus comme des vers ». Mais Garcin suggère d’aller encore plus loin pour échapper à leur destruction mutuelle : « Est-ce que nous ne pourrions pas nous aider les uns les autres ? » Comment le dialogue illustre-t-il le piège créé par leur cohabitation ?
1ère partie : un appel refusé (du début à la ligne 15)
La menace de Garcin
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Lors des aveux d’Inès, Garcin a déjà souligné la ressemblance entre sa situation terrestre et leur réunion dans ce salon infernal : un homme entre deux femmes, dont l’une se pose en rivale pour s’approprier celle qui, comme Estelle, est « blonde ». C’est ce qui explique sa question, partant du principe qu’ils n’ont pas été réunis par « hasard » : « Est-ce que vous savez que cette petite sera votre bourreau ? » Chacune des répliques suivantes souligne le risque, avec insistance : « C'est par elle qu'ils vous auront. », « C'est un piège. Ils vous guettent pour savoir si vous vous y laisserez prendre. »
La suggestion de Garcin : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. Théâtre du Carré rond, Marseille
On notera ce pronom pluriel, « ils », qui suggère le pouvoir d’instances supérieures, mais qui, contrairement à la tragédie héritée de l’antiquité grecque, ne renvoient pas aux dieux.
Il avance alors une proposition, mais avec beaucoup d’hésitation car il redoute la réaction d’Inès : « En ce qui me concerne, je ... je ... je ne lui prête aucune attention. Si de votre côté ... » Malgré l’aposiopèse, la suggestion est claire : qu’Inès refuse comme lui de prêter la moindre attention à Inès. Suggestion qui revient à lui demander de renoncer à ce qu’elle est, une lesbienne désireuse de séduire une femme en l’emportant sur un rival masculin.
La résistance d'Inès
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Mais cette menace ne surprend pas Inès, elle aussi lucide sur le châtiment infligé : « Peut-être bien que je m'en doute. », « Je sais. » La question qu’elle lui retourne, après sa suggestion, « Quoi ? », se heurte à un refus, qu’elle justifie par des questions qui mettent en valeur son impuissance : « Croyez-vous qu'ils n'ont pas prévu vos paroles ? Et qu'il ne s'y cache pas des trappes que nous ne pouvons pas voir ? » Elle les met ainsi tous les trois à égalité dans leur rôle de bourreau : « Et vous, vous êtes un piège », « Tout est piège », « Moi aussi, je suis un piège. » La conclusion, « Un piège pour elle. C’est peut-être moi qui l’attraperai », montre qu’elle n’est pas prête à renoncer au pouvoir qu’elle entend bien exercer pour conquérir Estelle en triomphant de Garcin.
Une prière insistante : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. Théâtre du Carré rond, Marseille
Un appel désespéré
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Ce refus conduit Garcin à renouveler son appel, en dépeignant, à travers l’image d’un manège, l’aspect inexorable de leur enfermement : « Vous n'attraperez rien du tout. Nous nous courrons après comme des chevaux de bois, sans jamais nous rejoindre : vous pouvez croire qu'ils ont tout arrangé. » Il l’invite ainsi à céder, à admettre son impuissance, finalement à renoncer à une part d’elle-même : « Laissez tomber, Inès. Ouvrez les mains, lâchez prise. » Sa dernière menace, « Sinon vous ferez notre malheur à tous trois », fait directement écho aux aveux d’Inès, qui, en séduisant Florence, a causé trois morts.
2ème partie : le conflit (des lignes 16 à 27)
La violence d'Inès
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Sa proposition est rejetée avec violence par Inès : « Est-ce que j'ai une tête à lâcher prise ? Je sais ce qui m'attend. Je vais brûler, je brûIe et je sais qu'il n'y aura pas de fin ; je sais tout : croyez-vous que je lâcherai prise ? » Elle reprend ici l’image de son autoportrait précédent, quand elle se comparait à une « torche » destructrice pour son entourage. Elle prolonge également la comparaison entre sa situation terrestre et leur relation dans ce "huis clos" : « Je l'aurai, elle vous verra par mes yeux, comme Florence voyait l'autre. » Elle affirme ainsi son besoin de préserver à tout prix son image.
Un violent refus : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. Théâtre du Carré rond, Marseille
Mais ici, elle reconnaît que c’est d’abord elle-même qui « brûle », qui s’autodétruit par son désir irrésistible, par cette force qui est devenue une condamnation à souffrir : « Qu'est-ce que vous venez me parler de votre malheur : je vous dis que je sais tout et je ne peux même pas avoir pitié de moi. Un piège, ha ! un piège. Naturellement je suis prise au piège. » Cette révolte, son refus, est donc son ultime moyen d’affirmer sa liberté alors même qu’elle se sait condamnée : « Et puis après ? Tant mieux, s'ils sont contents. »
L'ultime effort de Garcin
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Garcin n’a plus alors, comme seul recours, que l’offre de son aide, redoublée et mise en valeur par le chiasme : « GARCIN, la prenant par l'épaule. – Moi, je peux avoir pitié de vous. », « Mais de vous, je peux avoir pitié. » Mais son geste, son exhortation, « Regardez-moi », le « lien » qu’il invoque pour la convaincre, « je vous connais jusqu’au cœur », et sa question, « croyez-vous que je voudrais vous faire du mal ? » ne peuvent que la blesser, en la plaçant en position d’infériorité. De même, la similitude entre eux, qu’il met en évidence, « nous sommes nus », en reprenant les mots mêmes employés par Inès lors de ses aveux, « Je ne regrette rien, je ne me plains pas ; moi aussi, je suis sec. » ne peut qu’être rejetée par Inès, car cela détruirait, à ses propres yeux, son image de toute-puissance.
3ème partie : le piège se referme (de la ligne 28 à la fin)
La force d'Inès
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Le double mouvement d'Inès indiqué dans la didascalie, « qui s'est laissé faire pendant qu'il parlait, se secoue », révèle une fragilité chez elle, mais elle rétablit aussitôt son image de « femme damnée », détestant les hommes et s’assumant pleinement : « Ne me touchez pas. Je déteste qu'on me touche. Et gardez votre pitié. », indispensable, à ses propres yeux et à ceux d’autrui, Elle renforce aussi cette image en renvoyant à Garcin la menace qu’il lui a lancée : « Allons ! Garcin, il y a aussi beaucoup de pièges pour vous, dans cette chambre. Pour vous. Préparés pour vous. Vous feriez mieux de vous occuper de vos affaires. » C’est pour la même raison qu’elle lui retourne sa proposition initiale : « Si vous, nous laissez tout à fait tranquilles, la petite et moi, je ferai en sorte de ne pas vous nuire. »
L'appel d'Estelle : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. Théâtre du Carré rond, Marseille
L'échec confirmé
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La didascalie prêtée à Garcin, qui « la regarde un moment, puis hausse les épaules », indique le ton résigné de sa réplique, « C'est bon. » : il renonce à la convaincre. Mais l’intervention d’Estelle confirme, précisément, la réalité du piège. En l’appelant, « Au secours, Garcin », elle brise le duo entre lui et Inès, en se plaçant comme l’enjeu de leur conflit. Sa prière, « Moi, vous pouvez m’aider », après ce que vient d’affirmer Inès, ne peut être vécu que comme une véritable provocation pour celle-ci, car Estelle montre ainsi que, pour elle, le salut ne peut venir que d’un homme. Garcin choisit alors de s’abstenir, en se montrant distant, « Que me voulez-vous ? », et brutal par son rejet : « Adressez-vous à elle. »
CONCLUSION
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Cet extrait met en évidence l’évolution des trois protagonistes qui découvrent peu à peu la réalité de leur "huis clos", un enfermement dans un enfer qui reproduit les contours de leur vie terrestre et leur inflige le châtiment en rapport avec leur faute, chacun d’eux devenant le bourreau des deux autres. Estelle est, comme Florence, l’objet du désir d’Inès, pour laquelle Garcin constitue un obstacle, car c’est vers lui que se tourne Estelle. Châtiment d’autant plus douloureux pour Inès qu’elle est la plus lucide des trois sur leur « enfer » lucide aussi sur ce qu’elle est vraiment, mais ne parvient pas à renoncer au masque de cynisme et de dureté qu’elle a choisi de porter pour ne pas donner prise à ceux qui la rejettent pour son homosexualité.
En rejetant Estelle, Garcin est, lui aussi, un bourreau, car il lui refuse l’image de séduction qui a construit toute son existence. Quant à Garcin, Inès le renvoie à la faiblesse dont il a fait preuve durant sa vie en se moquant de lui, en lui imposant sa violence et ses menaces, châtiment d’autant plus pénible qu’il est infligé par une femme à un homme qui se berce de son image de virilité.
Lecture cursive : le châtiment d'Estelle
Pour lire l'extrait
Après l’appel de Garcin à Inès, rejeté, c’est au tour d’Estelle de faire appel à Garcin, qui la rejette. Comme pour Garcin, quand il revoit ses collègues parlant de lui au bureau, ou Inès, quand elle constate que la chambre partagée avec Florence est « à louer », c’est en revoyant son amant Pierre en train de danser avec son amie Olga, qu'elle est renvoyée à son néant, insupportable : « Est-ce que je ne suis vraiment plus rien ? » Face à la brutalité d’Inès, la longue tirade d’Estelle présente un double appel, en lien avec la double vision terrestre qu’elle dépeint, celle du passé et celle du présent.
L'image du passé
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Le passé revécu
Ce passé se résume par la formule qu’elle répète, la façon dont Pierre la nommait, « mon eau vive, ma chère eau vive », « Ha ! il m'appelait son eau vive, son cristal » Ce passé lui offrait une belle image d’elle-même, en garantissant son pouvoir de séduction. Une séduction qui se traduisait par la danse de jadis, cet air qu’elle reconnaît, « Saint Louis Blues » et qu’elle « aimai[t] tant », et à nouveau une appréciation méliorative de son jeune amant : « Il me disait : Vous êtes si légère. » Enfin, dans ce passé, c’était elle qui partageait avec Pierre sa critique d’Olga, sa prétendue amie, signant ainsi son hypocrisie : « nous avons cent fois ri d'elle ensemble ».
Préserver cette image
Elle tente alors de raviver ce passé, en reconstruisant cette critique, le ridicule d’Olga, par son physique, « Elle est rouge comme une tomate », comme par sa façon de danser, maladroite : « Je te vois, je te vois avec ta coiffure défaite, ton visage chaviré, je vois que tu lui marches sur les pieds. C'est à mourir de rire. »
Sa critique devient sarcastique quand elle invite le couple à mieux danser : « Allons ! Plus vite ! plus vite ! Il la tire, il la pousse. C'est indécent. Plus vite ! », « Allons ! en mesure. Ce n'est pas elle qui pourrait parler et danser à la fois. », « Dansez ! dansez, voyons ! En mesure. Une, deux. » Comme pour leur servir de modèle, elle se met elle-même à danser ce que signalent les didascalies, telle la première, « Elle danse en parlant. », comme pour afficher sa supériorité sur Olga et prolonger encore l’image d’elle-même qui donnait sens à son existence.
La danse d’Estelle : mise en scène de Lorraine Pintal, 2010, Théâtre du Nouveau Monde, Montréal
Le passé démythifié
Mais cette vision terrestre vient briser cette belle image, là encore avec la formule répétée, « notre chère Estelle », par laquelle Olga, à son tour, construit, hypocritement, sa critique : « Elle lui a tout dit, Garcin : Roger, le voyage en Suisse, l'enfant, elle lui a tout raconté. « Notre chère Estelle n'était pas ... » La fausse image est alors détruite, « le cristal est en miette », et Estelle est obligée de se voir dans sa vérité, dans son néant : « Non, non, en effet, je n'étais pas ... ».
Un double appel
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Cette vision du dancing sur terre amène Estelle à un double appel.
Les appels au couple
Au début de sa tirade, l’appel est lancé d’abord à Pierre, afin qu’il conserve l’amour d’autrefois, en préservant son image. D’où les injonctions multipliées : « Pense à moi, Pierre, ne pense qu'à moi, défends-moi ; tant que tu penses : mon eau vive, ma chère eau vive, je ne suis ici qu'à moitié, je ne suis qu'à moitié coupable, je suis eau vive là-bas, près de toi. » Cette mémoire préservée serait une forme d’échappatoire. Le second appel s’adresse à Olga, dans un effort désespéré pour l’empêcher de dire la vérité : « Ah ! tais-toi. Tu n'as même pas versé une larme aux obsèques. », « Mais qu'est-ce que ... Non ! non ! ne lui dis pas ! je te l'abandonne, emporte-le, garde-le, fais-en ce que tu voudras ; mais ne lui dis pas ... »
Mais ces appels échouent : Olga parle et ses révélations démythifient parallèlement une autre image, celle de l’amour qu’était censé lui vouer son amant : son constat, « Il branle la tête d'un air triste, mais on ne peut pas dire que la nouvelle l'ait bouleversé », révèle que l’amour qu’il lui vouait était, en réalité bien fragile… Elle est alors amenée à renoncer, « Garde-le à présent. », « Eh bien, tu peux le garder à présent. », en ayant comme seul soulagement de renvoyer, à son tour, au néant l’image de son amant : « Ce ne sont pas ses longs cils ni ses airs de fille que je te disputerai. »
L'appel aux "bourreaux"
La question lancée au début de cette tirade, « Eh bien, lequel de vous deux oserait m'appeler son eau vive ? » marque le va-et-vient incessant entre la vision de la vie qui se poursuit sur terre, et la réalité du "huis clos" infernal, dans lequel la "mauvaise foi"’ est devenue impossible, en raison du regard d’autrui : « On ne vous trompe pas, vous autres, vous savez que je suis une ordure. »
L’appel d’Estelle à Garcin : mise en scène de Maryan Liver, Cie Les Démarqués, 2019, Télémac Théâtre, Nîmes
Son appel s’adresse en priorité à Garcin, pris à témoin de sa vision, « Garcin, vous vous amuseriez si vous pouviez la voir. », et de sa douleur : « Elle lui a tout dit, Garcin ». Cet appel se traduit aussi par sa danse, tentative de retrouver sa séduction, reprise après un temps d’arrêt, alors même qu’elle sait que cette néantisation est irrémédiable : « (Elle danse.) Je donnerais tout au monde pour revenir sur terre un instant, un seul instant, et pour danser. (Elle danse.) » Enfin, quand la vision s’efface, son angoisse s’accentue : « Je n'entends plus très bien. Ils ont éteint les lampes comme pour un tango ; pourquoi jouent-ils en sourdine ? Plus fort ! Que c'est loin ! Je ... Je n'entends plus du tout. » Le seul qui puisse, par son regard, lui rendre cette image d’elle-même, son seul recours, reste donc Garcin, qu’elle appelle directement à l’aide : « Garcin, regarde-moi, prends-moi dans tes bras. »
Étude d'ensemble : Trois bourreaux
Pour se reporter à l'étude
Les explications précédentes ont mis en évidence la vérité du constat lucide d’Inès : « Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. » L’étude doit donc conduire à analyser les causes de cette souffrance que ces condamnés à l’enfer s’infligent mutuellement, et à observer comment ils vivent leur douloureuse expiation.
Visionnage : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2020, bande-annonce
La bande-annonce fait ressortir les choix de Jean-Louis Benoit pour sa mise en scène au théâtre de l’Atelier, à commencer par le décor, qui respecte les indications scéniques avec les trois canapés, la cheminée surmontée du bronze et les spots suspendus, donc une lumière omniprésente. Le rôle de ce décor est souligné par l’attribution d’un canapé à chaque protagoniste, mais leur déplacement de l’un à l’autre traduit leur conflit. Une image illustre le symbolisme du bronze, caressé par Garcin comme s’il représentait la force inexorable du matériau, un « en-soi » de puissance qu’il aurait aimé être lui-même alors qu’il s’est montré lâche en désertant.
Le choix des costumes, rappel des années 50, joue d’emblée sur les contrastes entre Garcin, avec sa chemise blanche et son nœud papillon élégant escorté par un « garçon d’étage » curieusement vêtu d’un maillot de corps bien ordinaire. De même, on note la différence entre le vêtement d’Inès, jupe sobre et chemisier, et la robe d’un bleu lumineux d’Estelle, légère et mise en valeur quand elle la fait virevolter en dansant.
Après leur installation leur canapé, la bande-annonce illustre la direction des comédiens, la lutte entre les protagonistes, cette expiation que leur inflige l’enfer. Si Garcin cherche à échapper au conflit en se dissimulant, écho de sa lâcheté terrestre, les mouvements et les déplacements d’Estelle traduisent son rôle, source à la fois du désir d’Inès, qui doit la conquérir pour conforter sa supériorité sur les hommes, et de son échec : Estelle la fuit pour se jeter dans les bras de Garcin, car c’est dans les yeux d’un homme que celle-ci peut, pour sa part, se rassurer sur son pouvoir de séduction.
Lecture cursive : note d'intention de Jean-Louis Benoit sur Huis clos
Pour lire le texte
Benoit insiste sur son rôle particulier de metteur en scène, certes au service d’un texte, mais aussi chargé de l’incarner matériellement, notamment par des acteurs qu’il doit diriger selon l’interprétation qu’il veut proposer. Or son énumération, ils « s’empoignent, se battent, se caressent, se désirent, s’enlacent, s’embrassent... », souligne la vie intense, « l’énergie féroce » que Benoit veut donner à la pièce, qu’il rapproche même du rythme des « vaudevilles ». Après tout, Sartre n’a-t-il pas recréé le trio traditionnel, avec, en son cœur, une femme, Estelle, objet de conquête que se disputent Garcin et Inès.
Cependant, il met ainsi l’accent sur le sens même de Huis clos, quand « tombent les masques de chacun d’eux », et que se brise l’image qu’ils se sont employée à construire : « la virilité » courageuse » pour Garcin, « la mondanité » frivole et séductrice » pour Estelle et « l’homosexualité » triomphante pour Inès. Pour Benoit, la pièce tire donc sa force dans « [l]’acharnement que nos trois "cadavres" mettent dans la lutte à vouloir préserver leur intégrité », alors même que le regard des autres est cet enfer qui détruit les alibis de leur mauvaise foi.
C’est aussi ce qui explique le lien qu’il veut établir entre les comédiens sur scène et le public : « Lorsque Garcin, Inès ou Estelle se pencheront sur leur passé, c’est sur le public qu’ils le feront. » Une façon d’amener ce public à s’identifier aux personnages, à ceux qui revoient comment ils jouaient leur « rôle » sur terre : les comédiens nous rappellent que nous, les « vivants […] savons « jouer » dans notre société une infinité de rôles. » et que ces rôles relèvent de notre liberté.
La question qu’il soulève à la fin est ce « rire » prêté à chaque personnage à la fin de Huis clos. Benoit l’interprète comme la reconnaissance du ridicule de ces « rôles comiques ». Mais peut-être pourrait-on y voir un souvenir de l’antiquité, le « rire » né de l’ironie tragique, de la condition de l’homme obligé d’admettre, alors qu’il veut « être », qu’il n’est en réalité que « néant ».r mauvaise foi.
Explication : scène 5, le dénouement, d'"ESTELLE. - Garcin !" à la fin"
Pour lire l'extrait
La longue scène 5 de Huis clos a vu croître les tensions qui, dans cet « enfer » où ils sont réunis, déchirent les trois protagonistes, Garcin, Inès et Estelle. Pour tenter de les apaiser, les aveux de leurs crimes terrestres sont, dans un premier temps, empreints de leur "mauvaise foi", chacun cherchant à préserver le "pour-soi", l’image qu’il s’est construite de lui-même : celui d’un héros viril pour Garcin, d’une séductrice irrésistible pour Estelle, et d’une femme supérieure aux hommes par sa puissance pour Inès. Mais, face à leur échec, ils sont amenés à faire tomber leurs masques et à accepter d’aller jusqu’au bout de leur douloureuse mise à nu. À l’approche du dénouement, face à Inès qui affirme à nouveau son pouvoir sur Garcin, « Tu es un lâche, Garcin, parce que je le veux », un ultime effort est tenté. Quelle image de l’enfer ce dénouement tragique met-il en évidence ?
Affiche du film de Jacqueline Audry, 1954
1ère partie : un trio infernal (des lignes 1 à 18)
Le choix d’un trio fonde cet « enfer », en empêchant toute union qui pourrait soutenir la "mauvaise foi", car, à chaque fois qu’une union pourrait se réaliser, le troisième condamné l’empêche.
L'essai de séduction d'Estelle : film de Jacqueline Audry, 1954
Le jeu d'Estelle
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Ainsi, Estelle tente de se réapproprier l’intérêt de Garcin, perdu quand il essayait de convaincre Inès de son innocence, en lui permettant de restaurer précisément sa force masculine, d’où son appel, « Garcin ! », en gradation et de plus en plus concret : « Embrasse-moi », « Serre-moi plus fort contre toi », « Prends ma bouche, je suis à toi tout entière ». Elle tente de constituer avec lui une union contre Inès, révélant, par son lexique violent, « Venge-toi », « tu l’entendras chanter », jusqu’à la raillerie de sa répétition exclamative, « Chante ! »
Mais, sous prétexte d’aider Garcin, elle révèle en réalité son hypocrisie sans scrupules car il s’agit, sans se soucier de la douleur infligée, de rétablir sa propre image par la destruction d’autrui : « elle en crèvera ». Ce chant ainsi évoqué symbolise en fait la douleur d’Inès, souhaitée et qu’elle réussit à provoquer, comme l’indique la didascalie : « Il se penche sur Estelle. Inès pousse un cri. »
Le jeu d'Inès
Poussé lui aussi par sa volonté de restaurer son image de virilité, Garcin accepte d’entrer dans ce jeu, une revanche pour répondre aux attaques d’Inès : « C'est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi. » C’est donc d’abord contre lui qu’Inès entre en lutte, en répétant son insulte, son accusation de faiblesse accentuée par le pluriel : « Ha ! lâche ! lâche ! Va ! Va te faire consoler par les femmes. » Son image d’héroïsme ne lui serait donc reconnue que par « les femmes », envers lesquelles il a, à plusieurs reprises, manifesté son mépris.
Puis, par sa raillerie, « Le beau couple ! », elle reproduit le trio formé, durant sa vie, avec Florence et son amant. De même qu’elle avait, alors, réussi à dégoûter Florence de sa relation amoureuse pour la conquérir, elle met tout en œuvre pour rendre Garcin répugnant aux yeux d’Estelle, en ridiculisant son apparence, si chère à la jeune femme : « ! Si tu voyais sa grosse patte posée à plat sur ton dos, froissant la chair et l'étoffe. Il a les mains moites ; il transpire. Il laissera une marque bleue sur ta robe. »
L’intervention d'Inès : mise en scène de Maryan Liver, Cie Les Démarqués, 2019, Télémac Théâtre, Nîmes
C’est ainsi sa puissance qu’elle réaffirme, en multipliant ses injonctions ironiques, « Mais oui, serre-la bien fort, serre-la ! Mêlez vos chaleurs. », dans le but de démythifier l’image du couple, « C'est bon l'amour, hein Garcin ? », en soulignant son peu de valeur. La comparaison, « C'est tiède et profond comme le sommeil », réduit ce moment de relation "amoureuse" à n’être, en fait, que le moyen d’échapper à sa propre vérité, à sa médiocrité. Moyen dérisoire, qu’elle démasque par sa menace : « mais je t'empêcherai de dormir. »
2ème partie : l'image de l'enfer (des lignes 19 à 38)
La démythification du "pour-soi"
Le « geste » de Garcin signalé dans la didascalie, qui suggère un recul, incite Inès à pousser son avantage en accentuant son ironie : « Eh bien, qu'attends-tu ? Fais ce qu'on te dit ». Elle dépeint alors la scène comme s’il s’agissait du commentaire d’un match de boxe : « Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l'infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l'embrassera-t-il ? » En imposant ainsi violemment à chacun d’eux la réalité qu’il tente de masquer, elle illustre la philosophie de Sartre, la prédominance du "pour-autrui" sur le "pour-soi", sur les alibis mis en place par la "mauvaise foi". Le regard de l’autre vient les détruire, un regard dont la violence d’Inès démultiplie le pouvoir : « Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule. Garcin, la foule, l’entends-tu ? (Murmurant.) Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! »
Dans son dialogue fictif avec Garcin, outre la menace lancée, « En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. », elle le transforme, en effet, de sujet accomplissant un acte posé comme libre, « Que vas-tu chercher sur ses lèvres ? L'oubli ? », en objet dépendant d’elle : « Mais je ne t’oublierai pas », « Je t’attends ». Parallèlement, Inès peut ainsi confirmer sa propre puissance, marquée par la récurrence du pronom tonique, « je ne t'oublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi. », et l’impératif répété « Viens, viens ! » comme on le ferait pour appeler un animal. Sa tirade la conduit à triompher, comme elle l’a fait face à Florence dans sa vie terrestre, puisqu’elle réussit à séparer le couple, réduisant l’homme à son néant, rabaissé, en introduisant directement sa comparaison à un animal docile, soumis : « Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien... Tu ne l'auras pas ! » Triomphe sur Garcin, mais aussi sur Estelle, dont elle souligne l'échec.
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Le rôle des regards
Dès la scène d’exposition, le garçon d’étage a informé Garcin de l’impossibilité d’éteindre la lumière et de dormir, qu’il rappelle ici avec l’opposition temporelle des adverbes dans les questions de Garcin et les réponses reçues : symbole de l’obligation de rester les yeux ouverts, d’être lucide sur soi-même en renonçant aux alibis de la « mauvaise foi », mais aussi du rôle du regard d’autrui, qui juge : « Il ne fera donc jamais nuit ? », « Tu me verras toujours ? »
Le déplacement de Garcin qui « s’approche du bronze » et son geste, « Il le caresse », fait référence à la philosophie de Sartre : seuls les objets existent "en-soi", inaltérables par le matériau qui le constitue, tel ce bronze trop lourd pour être déplacé, et par leur fonction, immuable car ils sont sans conscience. Les humains, au contraire, dépendent de juges, qui peuvent les condamner comme c’est ce que reconnaît Garcin, doublement, par ce pronom « ils » qui rappellent – mais Sartre est athée – le rôle des dieux dans la tragédie antique, mais aussi par ceux qui partagent son enfermement : « Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi ».
Garcin face au bronze : mise en scène de Robert Hossein, 2000
Le discours repose ainsi sur le champ lexical du regard, qui confirme le passage de Garcin de l’état de sujet, « je le contemple », à l’état d’objet, « tous ces regards sur moi », avec une reprise qui accentue le pouvoir d’autrui de le renvoyer au néant, en démasquant la vérité qu’il s’était construite, le "pour-soi" : l'image, « Tous ces regards qui me mangent », personnifie la puissance du regard, transformé en ogre. La souffrance est même intensifiée, puisque Garcin reprend le langage d’Inès qui se comparait à « une foule » : « Ha ! vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. » La didascalie, « Il rit », est donc empreinte d’amertume ; c’est un rire d’autodérision, qui traduit la fin des illusions mensongères : « Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru ... » Fin des images illusoires de l’enfer héritées de l’antiquité et prolongées par la religion chrétienne : « Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril... Ah ! quelle plaisanterie. » Mais fin aussi de l’illusion sur soi-même, « Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres », avec cette formule qui, par la majuscule, met en valeur la menace que représente le regard d’autrui, remplaçant l’image du Dieu du jugement dernier.
3ème partie : un "huis clos" éternel (de la ligne 39 à la fin)
Des gestes désespérés
Chacun des personnages est ainsi renvoyé à son désespoir, marqué par les indications scéniques.
En « repoussant » Estelle, en rejetant son appel, « Mon amour ! », Garcin la renvoie à l’échec de sa tentative de séduction, mais signe aussi son propre échec. Rien ne pourra lui rendre l’image de héros qu’il s’était construite : « Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t'aimer quand elle me voit. » Sa liberté de sujet, exprimé par le pronom « je », est anéantie, car le pronom « me » marque sa réification : il est devenu objet.
Le rejet d’Estelle : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2020
Le geste d’Estelle exprime le désespoir d’être ainsi néantisée, en essayant de néantiser à son tour celle qui fait obstacle entre elle et Garcin : « Ha ! Eh bien, elle ne nous verra plus. Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur Inès et lui porte plusieurs coups. » Geste désespéré qui montre que, pour cet objet aussi, sur le rôle duquel Garcin interrogeait le garçon d’étage, tout avait été prévu comme pour le « bronze ».
La tentative désespérée d'Estelle : mise en scène de Robert Hossein, 2000
La réaction d’Inès, « se débattant et riant », accentue cette néantisation d’Estelle, qui « laisse tomber le couteau », mais aussi la sienne, « Qu’est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte. », avec une répétition qui souligne son propre désespoir : « Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C'est déjà fait, comprends-tu ? » Son rire est le même que celui de Garcin, une autodérision chargée d’une amertume insupportable : « Inès ramasse le couteau et s'en frappe avec rage. »
L'éternité de l'enfer
Tous trois victimes, tous trois sont aussi bourreaux, pour toute l’éternité de ce « huis clos », image de la condition humaine pour Sartre : « Et nous sommes ensemble pour toujours. » Les actes accomplis durant leur vie terrestre les constituent, aucun alibi ne peut être avancé et ils doivent donc les assumer à jamais, d’où la répétition en écho de la formule d’Inès, « pour toujours », reprise de son affirmation au début de l’extrait, « Tu me verras toujours », par Estelle et par Garcin. La didascalie, ce « rire », comme l’exclamation d’Estelle « Que c’est drôle ! », ne relève pas du comique, mais de la conscience d’une condamnation qui détruit tous leurs faux semblants et rend tout conflit dérisoire. Ainsi s’explique qu’après les tentatives de chacun d’eux d’affirmer un « je » et face au « tu » des deux autres, Garcin peut conclure par le « nous » de l’injonction : « Eh bien, continuons. » Dans la philosophie de Sartre, si chaque homme est « condamné à être libre », il n’est pas seul au monde, sa liberté s’inscrit dans une collectivité : « L’existentialisme est un humanisme ».
CONCLUSION
Depuis l’essor du théâtre de Boulevard, les trios se sont multipliés dans un genre particulier, le vaudeville, qui met en scène un homme entre son épouse et sa maîtresse, ou une femme entre son époux et son amant. Mais le trio de Huis clos est beaucoup plus original, puisque c’est Estelle qui devient la proie convoitée à la fois par l’homme, Garcin, et une femme homosexuelle, Inès. Une proie convoitée, mais inaccessible, d’une part parce que seuls les hommes peuvent répondre à son narcissisme, d’autre part en raison du mépris d’Inès qui interdit à Garcin de succomber, par faiblesse, à cette séduction facile.
De plus, ce trio n’a rien de comique, malgré les rires qui ponctuent ce dénouement, car les trois personnages, tantôt victimes, tantôt bourreaux, se déchirent en se débattant contre les regards qui les empêchent de soutenir l’image embellie d’eux-mêmes, confortée pendant leur vie terrestre mais que leurs actes démentent. En les obligeant à assumer ces actes, fondateurs de leur liberté, à renoncer aux mensonges de leur conscience, ces regards les emprisonnent en figeant à tout jamais leur vérité.une collectivité : « L’existentialisme est un humanisme ».
Visionnage : mise en scène de Robert Hossein, 2000
Dans cette captation de la mise en scène de Robert Hossein au théâtre Marigny, on se reportera à l'extrait qui débute à 1 heure, 15 minutes et 49 secondes.
Le jeu des acteurs met en valeur le sens de ce dénouement. D’abord, leur placement est révélateur, par exemple au début le face à face entre Garcin et Inès : c’est elle qui, par sa violence et ses menaces, fait obstacle à la substitution de son image de courageux résistant pacifiste à celle de déserteur fusillé. De même, l’élan d’Estelle qui se précipite pour frapper Inès avec le coupe-papier tranche avec l’immobilité qui précède comme avec celle qui suit, chacun se retrouvant isolé, assis sur son canapé.
Le rôle de Garcin est accentué par sa gestuelle dans les bras d’Inès, jusqu’au moment où il s’effondre progressivement, va vers le bronze devant lequel il lance son cri de douleur. C'est à lui, en effet, que revient la définition de l'enfer.
Le jeu d’Inès, son regard lors de sa description du couple, est intéressant car, tournée vers le public, elle ne le regarde pas. Cela peut traduire à quel point cette vue lui est insupportable, signant son échec, ce que confirme son léger sourire quand elle constate leur séparation. Mais c’est aussi un regard de plongée en elle-même : à travers ce couple, elle revoit Florence avec cet amant dont elle avait réussi à la dégoûter.
Enfin, le rythme des répliques est essentiel, tantôt intensifié, tantôt plus solennel, avec un rôle important accordé aux silences, tout particulièrement à celui qui marque la rupture entre l’éclat de rire des trois protagonistes et l’injonction finale de Garcin.
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Conclusion du parcours
Réponse à la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours dans Huis clos : Comment la progression du dialogue dramatise-t-elle la philosophie de Sartre ?
L'exposition et le dénouement
La première scène met en place la situation d’enfermement, à travers les questions de Garcin au garçon d’étage : elles posent à la fois le décor, avec les objets, le bronze et le coupe-papier, ainsi que la sonnette et l’interrupteur qui ne fonctionnent pas. Cette exposition trouve son écho lors du dénouement :
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L’injonction de Garcin, « continuons », confirme ce face à face inéluctable, sous une lumière perpétuelle qui oblige les personnages à la fois à se voir eux-mêmes dans leur vérité et à subir le regard des autres qui les juge.
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Au début de la pièce Garcin constatait le poids du « bronze », trop lourd pour être même soulevé. Quand il le « contemple » à la fin, cela le ramène à mesurer la différence entre l’objet, immuable dans son être, étant « en-soi », et l’être humain, qui, lui, par sa liberté, par les actes qu’il accomplit, est amené à se construire et à évoluer.
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Quand Garcin l’interroge sur le coupe-papier à la fin de la scène 1, « À quoi sert-il ? », le garçon « hausse les épaules », geste qui s’explique lors du dénouement. En soulignant la condition des trois protagonistes, déjà morts, ce « couteau » ne sert qu’à prouver l’immuabilité de l’homme : il est alors, « pour toujours », figé dans les actes accomplis, seules preuves de son existence, par-delà les faux semblants et les alibis que sa "mauvaise foi" peut invoquer ».
La scène 5
La première image des protagonistes lors de leur entrée en scène, Garcin dans les scènes 1 et 2, puis Inès dans la scène 3, enfin Estelle dans la scène 4, esquisse leur portrait psychologique que la longue scène 5 va faire évoluer.
Les tensions croissantes entre eux les amènent, en effet, à se mettre « à nu », progressivement. Ainsi s’efface l’image d’eux-mêmes, le "pour-soi" qu’ils s’étaient construit : Garcin se présentait comme un héros, un résistant courageux, Estelle comme une séductrice irrésistible, une amoureuse sincère, Inès comme une femme libérée des conventions, indifférente au blâme social. Mais, peu à peu, sous le regard des autres, sous les attaques violentes d’Inès, face aux rejets mutuels d’Estelle et de Garcin, le "pour-autrui" l’emporte : ils sont placés devant la seule vérité qui compte, celle de leurs actes. Garcin n’est qu’un « lâche », qui a peur d’aller à la guerre, et il ne trouve sa grandeur qu’aux yeux des femmes, qu’il méprise en fait ; Estelle, égocentrique et narcissique, ne vit que par le culte d’elle-même, se berçant de sa puissance de séduction, tuant l’enfant qui pourrait détruire sa beauté ; Inès, elle, a cru pouvoir s’affirmer en toute liberté, affirmer sa puissance contre les hommes, mais elle est en fait aliénée par la jalousie qui la ronge et sa détestation des hommes : elle a cru avoir conquis Florence, mais, par leur double suicide, celle-ci a signé son échec. Tous trois sont ainsi enfermés dans leur haine d’eux-mêmes, en raison de leur impuissance à faire coïncider le "pour-soi" et le "pour-autrui".
Une "dramatisation"
Comme les auteurs des siècles précédents qui voyaient dans le théâtre une "tribune" propre à mieux faire comprendre leurs idées, Sartre, comme il l’affirme dans Un Théâtre de situations, recueil qui, en 1973, regroupe ses essais, articles et interviewes, a utilisé le théâtre pour « dramatiser certains aspects de l’existentialisme », avec, au centre de sa réflexion, la question de la liberté, à la fois grandeur de l’homme mais aussi sa condamnation.
Ce verbe « dramatiser » est ici à prendre dans son double sens, que le parcours a permis d’étudier :
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Selon son étymologie grecque, "drama", c’est-à-dire l’action menée par les personnages, « dramatiser » renvoie à la construction même de la pièce et à toutes les composantes de la mise en scène qui met en valeur la marche de l’intrigue, ici non pas des péripéties externes, comme dans le "drame" romantique, mais les dialogues destructeurs.
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Mais, dans son sens usuel, « dramatiser » est aussi représenter un fait, une situation, en accentuant leur violence, en les rendant plus terribles, jusqu’à leur donner une dimension tragique, mettant alors l’accent sur les sentiments des personnages.
Lectures cursives : le sens philosophique
Pour lire les deux textes de Sartre
TEXTE 1 : Jean-Paul Sartre, « Sur Huis clos », interview, 1964, extrait
Dans cette interview, Sartre explique la genèse de Huis clos en donnant deux explications :
La première, une « cause[...] occasionnelle[…] », relève de son amitié pour trois personnes, auxquelles il dit avoir voulu donner une place équivalente sur scène : « je voulais qu'ils restent ensemble tout le temps sur la scène ». D’où l’idée d’un enfermement, que l’enfer illustrait à merveille, et de « les faire chacun le bourreau des deux autres. »
La seconde, rattachée à un « souci […] profond[…] » renvoie à sa volonté de transmettre, par le théâtre, des conceptions philosophiques :
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Il insiste d’abord sur la formule restée célèbre : « l’enfer c’est les autres », dont il s’emploie à corriger l’interprétation, selon lui souvent erronée. Il explique que les autres sont nos juges : « Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d'autrui entre dedans. » Il souligne ainsi à quel point cette dépendance peut devenir un « enfer ».
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Ensuite, il explicite quel sens donner à cette « mort » illustrée par les personnages. Elle est à prendre au sens métaphorique, parce qu’ils ne « ne peuvent pas briser le cadre de leurs soucis, de leurs préoccupations et de leurs coutumes, et qu'ils restent ainsi victimes souvent des jugements qu'on a portés sur eux. » En montrant à quel point les personnages souffrent de cette impuissance, son but serait donc d’inviter son public à la liberté : « Quel que soit le cercle d'enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. »
Il résume ainsi les « trois thèmes » de sa pièce : « rapport avec les autres », «â€¯encroûtement » et «â€¯liberté ».
TEXTE 2 : Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, 1943 : le garçon de café
Une observation
L’extrait commence par un long portrait du garçon de café en action, dans lequel Sartre insiste sur l’aspect factice de son comportement, par exemple avec la répétition d’« un peu trop » ou bien par le lexique critique, tels les verbes « imiter », « il s’applique », « il se donne », ou la comparaison à un « automate » : « sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ». D’où sa conclusion : « il joue à être garçon de café », pour correspondre à une image préalable, il « joue avec sa condition pour la réaliser. » Mais s’il joue mal, s’il la réalise mal donc, il tombe alors, comme le « funambule », de l’être dans le néant.
Sartre élargit ensuite cette observation à toute une série de conditions sociales, à « tous les commerçants » et jusqu’au « soldat au garde-à-vous » : tout leur comportement est calculé, dépendant d’une « obligation », telle une « cérémonie » à accomplir.
De l'être au néant
Ces observations conduisent à une réflexion sur la liberté, menacée par les exigences propres au rôle joué, ce qu'il appelle la « politesse »: « Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier ».
En concluant, « Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est », Sartre explique qu’en réalité, cet emprisonnement est impossible car l’homme n’est pas une chose ; or, seules les choses sont "en-soi", l’homme, lui, existe par sa conscience : « du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. » C’est par cette conscience qu’il se construit une image, le "pour-soi", à laquelle il va tenter de se conformer. Mais il est alors en « représentation », et c’est bien ce que montre Huis clos : Garcin dans sa représentation de résistant héroïque, Inès dans celle de femme libre et supérieure aux hommes, Estelle dans celle de séductrice irrésistible. Or, pour Sartre, être « une ‘‘représentation’’ pour les autres et pour moi-même », n’est qu’une construction qui, de "sujet", me transforme en "objet" que je cherche à imiter, et me renvoie ainsi au néant, puisque je cherche à « être ce que je ne suis pas ».
En élargissant à nouveau sa réflexion pour montrer qu’il ne s’agit pas « seulement des conditions sociales » mais de tous les comportements en société, Sartre souligne ainsi la façon dont l’être peut sans cesse se réduire au néant : « l'élève attentif qui veut être attentif, l'œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. »
Pour conclure
Cet extrait, à partir de l’exemple du garçon de café, ensuite généralisé, montre à quel point l’homme est suspendu entre l’être et le néant, s’inventant une conduite stéréotypée, répondant à une image, pour échapper à son néant : il joue à être… Mais, comme l’homme a une conscience, il mesure cet écart entre un "en-soi", qu’il ne peut être, et un "pour-soi", qu’il se construit. La liberté se situe dans cet écart.
Mais Huis clos met en scène une autre menace, le regard d’autrui, qui démasque mon image en insistant sur les actes qui la contredisent.
Travail d'écriture : contraction de texte et essai
Pour se reporter au texte
L'épreuve écrite de français au baccalauréat comporte, pour les séries technologiques, une contraction de texte suivie d'un essai, deux exercices qui exigent un enraînement.
SUJET :
1/ Contraction de texte : Vous résumerez ce texte de Jean-Paul Sartre, de 640, en 160 mots, avec une marge de plus ou moins 10%.
2/ Essai : Dans cet extrait, Sartre fixe à l’auteur de théâtre un objectif : « Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie. »
Partagez-vous cette opinion ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur l’œuvre étudiée et sur vos connaissances personnelles sur le théâtre.
Proposition de correction