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Jean-Paul Sartre, Huis clos, 1944

L'auteur (1905-1980) : l'existentialiste engagé 

Jean-Paul Sartre dans son "repaire" : le café de Flore 

Les années de formation

Dans son autobiographie, Les Mots (1964), au titre évocateur, Sartre évoque son enfance bourgeoise : couvé par sa mère et ses grands-parents maternels, il y découvre la littérature. D’où des études qui le conduisent à intégrer l’École normale supérieure : agrégé de philosophie en 1929, alors qu’il noue une relation avec Simone de Beauvoir, son « amour nécessaire », elle aussi agrégée de philosophie, il devient professeur de philosophie au Havre, puis à Neuilly en 1937. Son roman, La Nausée, paru en 1938, lui apporte son premier succès : il y déroule le mal existentiel de son personnage, Antoine Roquentin, qui prend peu à peu conscience de l’absence de toute transcendance, historique ou métaphysique, et que les phénomènes ne peuvent prendre sens qu’en fonction de la subjectivité qui les considère. Cette conception se retrouve, en 1939, dans un recueil de nouvelles, Le Mur.

Jean-Paul Sartre dans son "repaire" : le café de Flore 

Un tournant : la seconde guerre mondiale

Il a toujours considéré que c’était la guerre qui a forgé sa conscience politique, en lui faisant mesurer l’importance de la vie collective : soldat affecté à la météorologie, puis prisonnier en juin 1940 en Allemagne, il est libéré en mars 1941 et affecté au lycée Condorcet.

Beaucoup de controverses ont eu lieu autour du comportement de Sartre pendant l’occupation, avec une remise en cause de la position de « résistant » qui lui a longtemps été reconnu. Le groupe « Socialisme et liberté », qu’il aurait fondé n’a laissé aucune trace de lutte réelle, et s’est très  rapidement dissous après l’arrestation de deux de ses membres. De même, il a publié plusieurs articles dans Comœdia, revue collaborationniste, et de janvier à avril 1944, a réalisé douze émissions pour Radio-Vichy. Enfin, ce n’est qu’après la libération de Paris que paraissent sous son nom (alors qu’ils furent écrits par Simone de Beauvoir…) dans le journal Combat, sur l’invitation de Camus, sept  articles sur ce sujet, sous le titre Un Promeneur dans Paris insurgé. Mais son essai philosophique, L’Être et le Néant, en 1943, et  deux pièces de théâtre, Les Mouches, en 1943, et Huis clos, en 1944, le mettent au premier plan de la vie intellectuelle parisienne. Invité avec plusieurs journalistes aux États-Unis en tant qu’envoyé du Figaro (journal gaulliste, de droite, alors qu’il se proclame socialiste), il débute ainsi un parcours d’intellectuel engagé.

Le chef de file de l'existentialisme

Le prix Nobel de littérature, en 1964, même s’il le refuse, consacre celui  qui a fondé l’existentialisme, philosophie qu’il résume dans L’existentialisme est un humanisme (1946) : ce qui définit l’homme est sa liberté, les actes projetés qui fondent son futur mais modifient aussi les projets des autres. Ainsi chacun est responsable, à la fois de ses propres actes, et de ceux d’autrui, et c’est l’engagement dans les choix des sociétés, en faveur de la liberté, qui accomplit l’homme.

Cette conception, après les années d’occupation, rencontre l’aspiration de toute la société, et les conférences de Sartre connaissent un immense succès, depuis celle d’octobre 1945, avec son immense bousculade racontée par Boris Vian dans L’Écume des jours (1947).

L’existentialisme se transforme en une mode, adoptée par toute une jeunesse intellectuelle, qui se concrétise au cœur du quartier parisien de Saint-Germain-des-Prés où réside Sartre, de ses cafés-théâtres, et des caves où l’on danse des rocks endiablés en écoutant du jazz.

L'existentialisme à Saint-Germain-des-Prés

Présentation

Présentation de Huis clos 

Pour lire la pièce

Sartre, Huis clos, 1944

La pièce a d’abord été publiée, sous le titre Les Autres, au printemps 1944 dans le numéro 8 de la revue littéraire L’Arbalète, dirigée par Marc Barbezat, avant d’être jouée en mai 1944 sous son titre définitif, Huis clos. La pièce est dédicacée à Louise Morel, épouse d’un médecin ami de Sartre, chez qui, à La Pouëze, il avait été hébergé à plusieurs reprises avec Simone de Beauvoir, et avait composé cette œuvre. Mais la dédicace devient mystérieuse, « À cette dame », dans l’édition en volume, en 1947. Barbezat avait commandé cette pièce pour y faire jouer sa femme, Olga Kosakiewicz, et la sœur de celle-ci, Olga. Il la voulait courte, avec un seul décor, et facile à monter pour pouvoir faire une tournée en province. Simone de Beauvoir raconte que la première idée avait été de mettre en scène des gens réfugiés dans une cave pendant un bombardement. Mais Sartre explique, en 1965, comment son sujet s’est transformé :

Quand on écrit une pièce, il y a toujours des causes occasionnelles et des soucis profonds. La cause occasionnelle c'est que, au moment où j'ai écrit Huis clos, vers 1943 et début 44, j'avais trois amis et je voulais qu'ils jouent une pièce, une pièce de moi [...] Et je me suis dit, comment peut-on mettre ensemble trois personnes sans jamais faire sortir l'une d'elles et les garder sur la scène jusqu'au bout, comme pour l'éternité ? C'est là que m'est venue l'idée de les mettre en enfer, et de les faire chacun le bourreau des deux autres.

Le contexte 

Huis clos, joué au théâtre du Vieux-Colombier en mai 1944, s’inscrit dans un double contexte : les circonstances historiques, la France se trouvant encore sous occupation nazie avec la collaboration du gouvernement de Vichy, dirigé par le maréchal Pétain, et l’essai philosophique de Sartre, L’Être et le Néant, paru en 1943, qui pose le fondement de sa philosophie, la place et le rôle accordés à la liberté. Comme plusieurs de ses contemporains, tel Camus, Sartre a choisi d’illustrer sa philosophie dans une œuvre théâtrale, ce qui permet, à travers une intrigue et en l’incarnant dans des personnages, de la mettre "en situation".

Selon l'habitude de cette époque, des occupants allemands assistent à la pièce, autorisée par la censure car sans contenu politique affiché. En revanche, certains critiques ont noté que les trois personnages choisis contrevenaient à l’orientation politique et sociale prônée par Vichy, résumée par la devise « Travail, Famille, Patrie » : Inès, une lesbienne, une « femme damnée » aux yeux de la morale traditionnelle, Estelle, l’infanticide, là où les femmes sont appelées à soutenir la « Famille » en faisant des enfants, et Garcin, le déserteur, qui refuse donc de servir la « Patrie ».

Le pouvoir de Pétain, 1940. Musée de l'Armée

Le titre 

Le pouvoir de Pétain, 1940. Musée de l'Armée

Une « huis », terme aujourd’hui vieilli, désigne à l’origine la porte d’une maison. La locution adverbiale « à huis clos », soit « toutes portes fermées », date du XIXème siècle. Elle subsiste notamment dans le domaine juridique pour une audience ou un procès qui se déroule en l’absence de tout public. Parallèlement, la locution prend une connotation psychologique pour traduire une volonté d’intimité, de partage socio-affectif total, sans témoin, donc secret. De la locution dérive le substantif, un « huis clos », illustré par la pièce de Sartre.

L'enfermement concret : la porte close

Dès la première scène, l’enfermement est mis en évidence, avec l’échange entre Garcin et le garçon d’étage à propos de la « sonnette », et confirmé dans la scène 2 par le jeu de scène développé dans les didascalies : « Il va alors à la porte et tente de l'ouvrir. Elle résiste. », « Pas de réponse. Il fait pleuvoir une grêle de coups de poing sur la porte en appelant le garçon. » Quand la situation devient insupportable, à nouveau Garcin essaie de sortir.

GARCIN. – Je m'en vais.

INÈS, vite. –Tu n'iras pas loin : la porte est fermée.

GARCIN. – Il faudra bien qu'ils l'ouvrent.

Il appuie sur le bouton de sonnette. La sonnette ne fonctionne pas.

ESTELLE. – Garcin !

INÈS, à Estelle. – Ne t'inquiète pas ; la sonnette est détraquée.

GARCIN. – Je vous dis qu'ils ouvriront. (Il tambourine contre la porte.)

Il « tambourine » à plusieurs reprises contre la porte, en vain, quand tout à coup, « [l]a porte s’ouvre brusquement, et il manque de tomber ». Mais Garcin décide alors de ne pas sortir, tout comme Estelle quand Inès veut la jeter dehors. L’enfermement imposé devient alors un enfermement choisi et l’on pense alors au sens juridique du terme : le huis clos est indispensable pour que le "procès" aille jusqu’à sa fin. 

L'enfermement psychologique

Dans la pièce où tous trois se trouvent réunis, ne figure, comme le constate Garcin, « Pas de glaces, pas de fenêtres, naturellement ». Mais son interprétation, « Rien de fragile », se révèle fausse quand, plus tard dans la pièce, Estelle cherche un « miroir » pour refaire son maquillage, et qu’Inès découvre que celui qu’elle avait dans son sac lui a été enlevé. En fait, il s’agit d’empêcher toute échappatoire, tout moyen d’ouvrir un horizon, aussi bien sur l'extérieur que sur une vérité intérieure construite par son propre regard en échappant alors à celui des autres.

C’est ce qu’illustre la scène où Inès propose à Estelle de se regarder dans ses yeux : « Voulez-vous que je vous serve de miroir ? » Cette phrase est déterminante pour traduire l’enfermement auquel tous trois sont condamnés : contraints de se voir dans le regard d’autrui, ce « pour autrui » les enferme dans un rôle qui devient leur « pour soi », leur mensonge car ils sont incapables de se regarder dans leur vérité.

Une atmosphère étouffante

Cet enfermement provoque un véritable étouffement, concrétisé par la fréquente mention de la chaleur, non pas celle des « grils », des feux de l’enfer, mais celle due au malaise qu’ils éprouvent : «  Il fait trop chaud », signale Estelle à son entrée, et Garcin s’exclame « Quelle chaleur ! », en souhaitant « ôter son veston ».  

Mais l’étouffement est surtout psychologique : c’est l’enfermement dans cette intimité du salon qui explique la disparition progressive, pour chacun d’eux, de toute image de la vie terrestre :

        C’est Inès qui vit la première cet enfermement, qui l’empêche de voir ce qui se produit dans son ancienne chambre, à présent louée : « « Fini. Plus rien : je ne vois plus, je n’entends plus. Eh bien, je suppose que j’en ai fini avec la terre. Plus d’alibi. »

        Vient ensuite le tour d’Estelle, alors qu’elle observe son amant, Pierre, en train de danser le tango avec sa meilleur amie, Olga, la scène s’efface : « pourquoi jouent-ils en sourdine ? Plus fort ! Que c’est loin ! Je… Je n’entends plus du tout. (Elle cesse de danser.) Jamais plus. La terre m’a quittée. »

        Enfin, Garcin aussi révèle à Inès cette disparition des images de ses collègues : « Je ne les entends plus, tu sais. C’est sans doute qu’ils en ont fini avec moi. Fini : l’affaire est classée, je ne suis plus rien sur la terre, même pas un lâche. »

Ils sont ainsi obligés de rester tous les trois dans cette douloureuse intimité, occupés à brûler dans leur chaleur, à s’auto-détruire, comme le conclut Inès : « nous sommes ensemble pour toujours. »

Structure

La structure 

Dégager la structure d’une pièce qui ne présente aucune réelle intrigue dans ses cinq scènes totalement déséquilibrées, où tout se joue dans la confrontation des trois personnages, peut sembler une gageure, mais permet déjà quelques observations utiles.

Les scènes 1 et 2

La première scène, où entre en scène Garcin accompagné par le garçon d’étage, peut être considéré comme une scène d’exposition : malgré les non-dits, elle joue son rôle d’information, sur le cadre et sur la situation du personnage. Elle remplit aussi sa fonction de séduction, grâce au dialogue, qui à la fois surprend et prête à sourire, et à l’horizon d’attente qu’il ouvre.

Cette scène est complétée par la suivante, une "mise en situation" qui se réduit à deux didascalies et à l’appel lancé par Garcin : « Garçon ! Garçon ! »

Les scènes 3 et 4

Les deux scènes suivantes, en introduisant rapidement les deux autres protagonistes, esquissent déjà leurs traits dominants :

        D’abord, dans la scène 3, les didascalies, « brusquement », « sèchement », « haussant les épaules », soulignent la dureté d’Inès, marquée aussi par ses brèves répliques, comme « Je ne suis pas polie » et témoignent aussi de son agressivité.

        L’ordre des personnages indiqué dans la scène 4 est intéressant, « INÈS, GARCIN, ESTELLE, LE GAR ON », car il ne suit pas l’ordre d’entrée en scène mais place Garcin entre les deux femmes, indiquant déjà ainsi un des enjeux de la relation qui va se créer entre eux. Comme pour Inès, le portrait d’Estelle s’esquisse d’emblée, « riant » avec désinvolture, jugeant l’esthétique du décor, « Mais ces canapés sont si laids », et imposant d’emblée son caprice sur la couleur du canapé et en mesurant son pouvoir de séduction sur le seul homme présent :

ESTELLE. – […] Chacun a le sien, je suppose. Celui- ci est à moi ? (Au garçon :) Mais je ne pourrai jamais m'asseoir dessus, c'est une catastrophe : je suis en bleu clair et il est vert épinard.

INÈS. – Voulez-vous le mien ?

ESTELLE. – Le canapé bordeaux ? Vous êtes trop gentille, mais ça ne vaudrait guère mieux. Non, qu'est-ce que vous voulez ? Chacun son lot : j'ai le vert, je le garde. (Un temps.) Le seul qui conviendrait à la rigueur, c'est celui de monsieur.

La scène 5

Par contraste, la scène suivante est extrêmement longue : elle occupe tout le reste de la pièce. Malgré la complexité de la relation entre les trois personnages,  notamment en raison de leurs multiples faux-semblants, trois étapes se distinguent :

     Dans un premier temps, tous arborent un masque qui les amène à nier leur situation ; mais ces masques sont progressivement ôtés. C’est d’abord Garcin qui prononce le mot « mort » ; puis Inès détruit la supposition qu’ils auraient été réunis par « hasard ». Enfin, alors qu’Estelle et Garcin se rejoignent pour élaborer un récit fictif pour se justifier, Inès achève la démythification en les nommant « assassins » : « Nous sommes en enfer, ma petite, il n’y a jamais d’erreur, et on ne damne pas les gens pour rien. » Cette première étape se termine sur la chanson d’Inès.

         Vient ensuite le temps des aveux, pour Garcin la souffrance infligée à son épouse, pour Inès, comment elle a fait souffrir son cousin, son rival auprès de Florence, qui a ensuite choisi leur double suicide au gaz, enfin Estelle avoue son infanticide. « Nous voici nus comme des vers », conclut Inès, tandis que Garcin avance une suggestion : « Est-ce que nous ne pourrions pas essayer de nous aider les uns les autres ? »

        Mais, en fait d’entraide, la destruction des faux-semblants se poursuit, jusqu’à ce que la rupture avec le monde terrestre soit consommée, et, surtout, que Garcin formule l’ultime aveu, sa désertion : il est « lâche ». Son ultime tentative pour nier cette accusation, insupportable, un appel à un jugement qui l’excuserait, provoque la rivalité des deux femmes entre lesquelles Garcin se retrouve déchiré : « l’enfer, c’est les Autres », qui vous refusent les faux-semblants.

Cadre

Le cadre spatio-temporel 

Au cours de la pièce, les personnages sont amenés, non seulement à se remémorer des scènes de leur passé, mais à voir, comme sur un écran, la vie terrestre qui continue à se dérouler après leur mort. Cela conduit à observer un double cadre spatio-temporel.

Les lieux 

Le lieu scénique

Créé en 1913 par Jacques Copeau, un des metteurs en scène qui veut en faire le lieu de la "rénovation dramatique", le théâtre du Vieux- Colombier a acquis, quand Sartre fait jouer Huis Clos dans une mise en scène de Raymond Rouleau, une réputation de salle « pour initiés », où tout doit être mis au service du texte, d’où le décor épuré que choisit Max Douy. Même si la didascalie initiale précise, « Un salon style Second Empire. Un bronze sur la cheminée », rien ne vient surcharger la scène, ce bronze n’ayant pour fonction que son poids : il est « trop lourd » pour briser la lampe qui ne s’éteint jamais.

La salle du théâtre du Vieux-Colombier, réaménagée en1913

La salle du théâtre du Vieux-Colombier, réaménagée en1913
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Maquette du décor de Max Douy, en 1944, avec le bronze de Barbedienne (1810-1892) : Moïse, d'après la sculpture de Michel-Ange

Le mobilier se réduit à trois canapés, dont l’un est « vert épinard », l’autre « bordeaux », le dernier étant le « bleu », attribué à Garcin, mais réclamé par Estelle pour s’assortir à sa robe : « Ces canapés sont si laids », commente-t-elle. Enfin, deux accessoires joueront un rôle. Sur la cheminée, le « coupe-papier » est dérisoire puisqu’il n’y a pas de livres et que, quand Estelle s’en sert pour « porte[r] plusieurs coups » à Inès, puis que celle-ci, à son tour « s’en frappe avec rage », seuls résonnent les éclats de rire d’Inès : « C’est déjà fait, comprends-tu ? » Il ne sert qu’à prouver l’absence d’échappatoire, de même que la sonnette qui ne fonctionne pas.

Les lieux terrestres

Alors même qu’ils ont quitté la terre, les trois personnages conservent pour un temps la faculté de voir et d’entendre ce qui se passe, d’où l’importance des lieux dans lesquels leur conscience se trouve projetée.

La chambre d’Inès

C'est le seul lieu mentionné par Inès : « Ils ont mis les scellés sur la porte de ma chambre. Et la chambre est  vide dans le noir. » Plus loin, elle la revoit, mais avec un premier changement : « Ah !  ah ! Ils ont fini par ôter les scellés. À louer… Elle est  à louer. Il y a un écriteau sur la porte. » Dans une troisième étape, la répétition d’« Ils l’ont louée », puis d’« Elle est à moi » introduit la vision du couple des nouveaux locataires, avec une question douloureuse : « Est-ce qu’il va l’embrasser sur mon lit ? » La possession du lit, affirmée par l’italique, révèle le sens analogique de ce lieu, la relation entre Inès et Florence, une mainmise réalisée dans ce même lit, et où Inès a parachevé sa possession sur elle en la dégoûtant de son amant : « Je me suis glissée en elle. Elle l’a vu par mes yeux », « Six mois durant, j’ai flambé dans son cœur ; j’ai tout brûlé. » Par son affirmation « Nous l’avons tué », répétée après la mort de l’amant de Florence, « écrasé » par un tramway, elle renforce leur union jusqu’au suicide décidée par Florence qui l’entraîne dans la mort. Mais cette mort la sépare irrémédiablement de Florence, comme le souligne sa question lors de son entrée en scène : « Où est Florence ? »

Le double lieu de Garcin

Il voit, lui, deux catégories de lieux, images des deux pôles de sa vie :

           Les premiers sont associés à sa femme : c’est la « caserne » où elle vient alors qu’il attend son exécution en cellule, puis la maison où elle « est assise près de la fenêtre et elle a pris mon veston sur ses genoux. Le veston aux douze trous. » Mais ces visions, finalement, restent sans valeur : la femme ne pleure pas, elle s’est contentée de mourir « de chagrin » ; mais toutes les preuves d’amour qu’elle a pu lui donner ne touchent pas Garcin, car cet amour est trop inconditionnel pour devenir significatif, pour lui offrir la moindre réhabilitation à ses propres yeux.

        En revanche, l’autre lieu, récurrent dans les visions, est la salle de rédaction de son journal, à Rio, où il revoit ses collègues journalistes : « Ça sent l’homme et le cigare (Un silence.) J’aimais vivre au milieu d’hommes en bras de chemise. » La puissance de ce lieu est essentielle, car c’est là, au milieu de ses collègues, qu’il les entend construire le jugement porté sur lui, jugement terrible formulé par l’un d’eux : « Un beau salaud », précisé ensuite « Garcin est un lâche. » Ainsi, ce lieu le fixe pour l’éternité dans son acte de désertion : « « Ah ! revenir un seul jour au milieu d’eux… Quel démenti ! Mais je suis hors-jeu ; ils font le bilan sans s‘occuper de moi et ils ont raison puisque je suis mort ».

Pour Estelle

        Ne subsistant que dans sa mémoire est mentionné le lieu où elle a commis l’infanticide, « en Suisse », « un balcon au-dessus d’un lac » dans lequel elle a jeté le bébé, ce qui a conduit son amant, Roger, à se tirer une balle dans la tête. Il  est très vite effacé.

         Le dancing, un lieu qui illustre son existence même, son besoin d’exister à travers la séduction qu’elle exerce : sur un mari qu’elle n’aime pas, sur un amant, qui s’est tué, et sur ce jeune Pierre, âgé de dix-huit ans, qui l’appelait son « eau vive ». Elle le revoit de façon précise en train de danser avec son amie Olga, et, comme Inès, elle proteste à deux reprises : « Il était à moi. » Mais la dépossession est double. Si sa question « Est-ce que je ne suis vraiment plus rien ? » renvoie à son inexistence corporelle, sa supplication indique que le pire est la négation infligée par le rejet d’autrui : « Pense à moi, Pierre, ne pense qu’à moi, défends-moi ; tant que tu penses : mon eau vive, ma chère eau vive, je ne suis ici qu’à moitié, je ne suis qu’à moitié coupable ».  Ainsi, quand Olga détruit auprès de Pierre la formule qui l’identifiait, « Notre chère Estelle », en la ramenant à sa vérité, n’être qu’« une ordure », à son néant, elle ne conservera qu’un dérisoire pouvoir de séduction, objet du jeu entre l’homme, Garcin, et la femme, Inès.

La temporalité 

La durée de l'intrigue

L’entrée en scène des trois personnages se succède très rapidement. L’absence de péripéties donne, elle, l’impression que l’action coïncide parfaitement avec la durée du dialogue, donc avec le temps réduit de la représentation. Cependant, plusieurs indices temporels viennent perturber cette impression de rapidité.

Déjà, on note le décalage entre l’’arrivée d’Estelle, décédée « hier » et dont l’enterrement se déroule « ce matin » même, tandis qu’Inès se dit morte « la semaine dernière » et Garcin « depuis un mois environ ». Il y aurait donc un délai faisant varier leur venue en enfer… Mais, alors que leur dialogue se déroule, le temps scénique semble s’allonger : « Six mois. Il y a six mois qu’ils m’ont… » De même, un surprenant contraste ressort de la mention de sa femme, revue alors qu’il venait juste d’être fusillé au début, mais qui a disparu pendant que se déroulait le conflit : « J’ai dû oublier de vous le dire. Elle est morte tout à l’heure. Il y a deux mois environ. »

En fait, cette représentation de la temporalité illustre le « pour toujours » sur lequel se ferme la pièce, la suppression même du temps, annoncée dès la première scène par le garçon d’étage : la lumière qui ne s’éteint jamais et l’absence de sommeil annulent le déroulement des jours et des nuits, et même l'impossibilité des battements de paupières qui apportait de petites « coupures » dans le temps, « quatre mille repos dans une heure », empêche toute mesure temporelle, pour illustrer l'éternité.

Le temps terrestre

De ce fait, quand les protagonistes perçoivent les réalités qui se déroulent, sans eux, sur terre, le temps revêt une étrange variabilité. À son entrée en scène, Estelle évoque son enterrement, le « matin », mais, presque aussitôt après, « c’est la nuit », déclare Garcin, en observant la salle de rédaction, ce que confirment Inès et Estelle, avec ce commentaire : « Comme le temps passe vite, sur terre. » Cela implique une conséquence : l’homme n’a que ce temps si bref pour forger sa vie, lui donner sens par chacun de ses actes. Alors même que Garcin demande « Peut-on juger une vie sur un seul acte ? » et proteste, à la fin de la pièce, « Je suis mort trop tôt. On ne m’a pas laissé le temps de faire mes actes », la réponse d’Inès souligne le prix de la vie terrestre : « On meurt toujours trop tôt – ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée : le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n’es rien d’autre que ta vie ».

POUR CONCLURE

Cette étude révèle tout l’intérêt du choix de Sartre, qui avait d’abord pensé réunir ses personnages dans une cave pendant un bombardement. D’une part, sous la conduite d’un garçon d’étage ils se retrouvent placés dans ce qui ressemble à une chambre d’un hôtel de luxe, a priori banalisation complète de l’image traditionnelle des supplices de l’enfer dont se moque ce guide : « Comment pouvez-vous croire ces âneries ? » Cela permet de s’écarter du sens transcendantal, celui d’un jugement divin, pour tout ramener au niveau de l’homme et de la vie terrestre, conformément au titre de son essai, L’Existentialisme est un humanisme. D’autre part, cela lui permet, en abolissant le temps, de donner aux actes humains la dimension de l’éternité : chacun d’eux, quelque minime qu’il puisse paraître dans son individualité, s’inscrit dans l’Histoire collective.

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices (détail du triptyque : « L’enfer »), 1503-1504. Huile sur bois, 220 x 389. Musée du Prado, Madrid

Jérôme Bosch, Le Jardin des délices (détail du triptyque : « L’enfer »), 1503-1504. Huile sur bois, 220 x 389. Musée du Prado, Madrid
Personnages

Les personnages et leur fonction 

La pièce repose sur quatre personnages, le garçon d’étage, qui n’intervient que dans les quatre premières scènes pour laisser ensuite la place aux trois protagonistes, Garcin, entouré des deux femmes, Inès et Estelle.

Si tous trois se retrouvent en « enfer », c’est bien qu’ils ont été jugés coupables : la pièce doit dévoiler au public en quoi, donc brosser leur portrait et présenter leur vie. Mais, au-delà de cette dimension socio-psychologique, elle leur accorde un tout autre rôle, en montrant la relation qui se noue progressivement entre eux, dans cet « enfer » qu’ils partagent.

Le garçon d'étage 

Un double rôle

Son rôle s’amoindrit au fil des quatre premières scènes, puisque, dans la scène 4, il n’a que deux répliques : une annonce, « Il ne viendra plus personne », et une question, « Avez-vous encore besoin de moi ? » Deux répliques qui illustrent son double rôle.

        D’une part, il joue le rôle traditionnel du valet dans un hôtel de luxe, escortant les clients dans leur chambre, d’où sa phrase à Inès, « Vous êtes chez vous, madame. », en se mettant respectueusement à leur service, comme l’indique sa gestuelle : « Le garçon s’incline ». Il joue parfaitement son rôle, au service de cet « hôtel » auquel il appartient totalement, puisque lui-même n’en sort jamais que « [p]our aller chez [s]on oncle, qui est chef des garçons, au troisième étage. » Il en ressent même une certaine fierté : « Il nous vient des Chinois, des Hindous », « Nous avons l’électricité à discrétion. »

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L'accueil des condamnés par le garçon d'étage : Huis clos, film de Jacqueline Audry, 1954

         D’autre part, il est celui qui informe les « clients » du châtiment qui les attend, ce qui lui donne une grande expérience vu leurs réactions diverses, et donc il se permet une certaine familiarité. C’est ce qui explique sa réaction face au silence d’Inès : la didascalie le montre « déçu », car « [d]’ordinaire les clients aiment à se renseigner… »

L'entrée en enfer

Son savoir l’amène à adopter une attitude de supériorité, qui ressort dans la première scène quand il corrige Garcin : « Pensez-vous », « Vous verrez », « Vous voulez rire ? » Allant jusqu’à faire preuve d’ironie, il met déjà en place ce qui attend Garcin, une néantisation de l’image qu’il s’est forgée de lui-même. Ainsi, quand celui-ci réclame sa « brosse à dents », sa réponse est empreinte d’une joie, en réalité perfide puisqu’il sous-entend que Garcin avait perdu cette dignité : « Et voilà. Voilà la dignité humaine qui vous revient. C’est formidable. » Celui-ci ne s’y trompe pas d’ailleurs, puisqu’il proteste violemment : « Je vous prie de m’épargner vos familiarités ». Les excuses alors formulées par le garçon d’étage conduisent déjà à une question, mise en valeur par l’italique, qui donne sens à ce que sera cet « enfer » : « Car enfin, je vous le demande, pourquoi vous brosseriez-vous les dents ? » Cet enfer est un monde où l’apparence ne compte plus – d’où aussi l’absence de glaces – puisqu’il faut, comme finit par le comprendre Garcin, « vivre les yeux ouverts », verbe plutôt mal choisi, qui provoque une nouvelle ironie de son interlocuteur, mais la formule n’en révèle pas moins qule garçon a bien rempli son rôle, l’annonce de ce que vont vivre les protagonistes : ils devront garder « [l]es yeux ouverts. Pour toujours. »

Le portrait des condamnés 

Estelle

Comme ont pu le faire certains linguistes, la décomposition du prénom de cette jeune femme, « Est-elle », peut formuler une interrogation sur le sens de son existence. Elle-même s’interroge d’ailleurs : « quand je ne me vois pas, j’ai beau me tâter, je me demande si j’existe pour de vrai. »

Estelle : mise en scène de Marcel Delval, 2017. Théâtre des martyrs

Ainsi, dès son entrée en scène, sa superficialité est mise en évidence, par son commentaire, « J’aimais beaucoup les fleurs », ses observations sur ses funérailles, « Le vent dérange le voile de ma sœur » ou la laideur de son amie Olga, comme ses protestations sur la couleur de son canapé mal assortie au « bleu clair » de sa robe. Pour elle, seule compte l’apparence, d’où l’importance accordée aussi à son maquillage, preuve de son narcissisme, totalement assumé :  « comme c'est vide, une glace où je ne suis pas. Quand je parlais, je m 'arrangeais pour qu'il y en ait une où je puisse me regarder. Je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me voyaient, ça me tenait éveillée. »

Estelle : mise en scène de Marcel Delval, 2017. Théâtre des martyrs

C’est aussi ce qui explique que, pour elle, le statut social domine tout : en citant sa fréquentation des « Dubois-Seymour » dont elle précise qu’ils « ont un château en Corrèze », elle se met indirectement en valeur ; inversement une simple « employée des Postes » comme Inès provoque chez elle « un petit recul » de mépris.

Quand elle résume son existence, tout son discours vise à embellir ses choix, en formulant des séries d’excuses :

J'étais orpheline et pauvre, j'élevais mon frère cadet. Un vieil ami de mon père m'a demandé ma main. Il était riche et bon, j'ai accepté. Qu'auriez-vous fait à ma place ? Mon frère était malade et sa santé réclamait les plus grands soins. J’ai vécu six ans avec mon mari sans un nuage. Il y a deux ans, j'ai rencontré celui que je devais aimer. Nous nous sommes reconnus tout de suite, il voulait que je parte avec lui et j 'ai refusé. Après cela, j 'ai eu ma pneumonie. C'est tout. Peut-être qu'on pourrait, au nom de certains principes, me reprocher d'avoir sacrifié ma jeunesse à un vieillard.

De même, après son infanticide, peu lui importe que le père de l’enfant témoin du crime, se soit fait « sauter la tête » : « Ça n’en valait pas la peine ». Son seul souci est sa réputation : « Mon mari ne s’est jamais douté de rien. »

D’une certaine façon, ne s’attachant qu’à l’extérieur, elle est vide intérieurement, prête à se donner à quiconque lui assurera cette belle image d’elle-même.

Inès

C’est par sa dureté qu’elle se caractérise en entrant en scène : rejet du garçon d’étage, rejet de Garcin qu’elle agresse très rapidement en lui reprochant son « tic », mais aussi rejet de toutes les convenances sociales. « Je ne suis pas polie », affirme-t-elle, avec la même force qu’elle lancera ensuite « Je suis méchante ». Tout se passe donc comme si, rejetée elle-même comme « femme damnée », elle n’avait d’autre choix que d’adopter cette image en affirmant le plaisir qu’elle prend à faire souffrir en dégradant à son tour les autres, comme elle l’a fait du cousin aimé de Florence : « j’ai besoin de la souffrance des autres pour exister. Une torche. Une torche dans les cœurs. Quand je suis toute seule, je m’éteins. » Elle rejette ainsi durement sur les autres leur mépris à son égard, les rabaissant comme ils la rabaissent, une façon de leur dénier le pouvoir de la faire souffrir.

Inès : mise en scène de Raymond Rouleau, 1944. Théâtre du Vieux-Colombier

Inès : mise en scène de Raymond Rouleau, 1944. Théâtre du Vieux-Colombier
Garcin : mise en scène de Maryan Liver, 2019, la Comédie du Mas

Garcin

Garcin se présente d’abord par sa profession : « Joseph Garcin, publiciste et homme de lettres » ; et il évoque sans cesse ces « salles de rédaction » partagées avec ses collègues, en affirmant : « J’aimais vivre au milieu d’hommes en bras de chemise ». Il se pose ainsi, face au garçon d’étage, comme un homme, un ‘‘vrai’’, donc lucide et sans peur : « Je regarde la situation en face », lui déclare-t-il à deux reprises, et il le confirme à Inès « En tout cas, je puis vous affirmer que je n’ai pas peur. » Cependant sa réaction quand il se retrouve seul dans la scène 2, « Il fait pleuvoir une grêle de coups de poing sur la porte en appelant le garçon », appel immédiatement nié dès l’entrée d’Inès, montre que cette image de héros mâle est fictive, comme d’ailleurs le révèle le « tic » que lui reproche Inès.

Garcin : mise en scène de Maryan Liver, 2019, la Comédie du Mas

Il est donc comme obligé, pour la maintenir, d’adopter un comportement qui a tout du machisme, déjà par son langage brutal quand il évoque sa mort : « Douze balles dans la peau. » C’est encore plus flagrant quand il se présente comme un séducteur, « J’aimais beaucoup les femmes, sais-tu ? Et elles m’aimaient beaucoup. », mais sans égard pour celles-ci comme le prouve son mépris pour sa propre femme qu’il a fait souffrir : « Je rentrais saoul comme un cochon, je sentais le vin et la femme », raconte-t-il. Il ne rejette donc pas l’insulte que lui lance Inès, « Mais oui, mais oui, le goujat bien-aimé. », et reconnaît volontiers « Je ne suis pas très joli ». Cette brutalité masculine, il la manifeste encore quand il menace Inès en « la repoussant violemment » : « je ne suis pas un gentilhomme, je n’aurai pas peur de cogner sur une femme. »

Mais en prenant le train pour Mexico afin de fuir la guerre, il s’est montré « lâche », preuve ultime de la contradiction entre cette image choisie, « Je voulais être un homme. Un dur. », et la réalité de son acte, la désertion.

Bourreaux

Trois "bourreaux" 

C’est Inès qui, lucidement, définit leur rôle : « Il n’y a pas de torture physique, n’est-ce pas ? […] Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. » Cette fonction de torture mutuelle semble même inscrite dans leurs prénoms qui les unit, en donnant le rôle central à Inès : « GarcIN-EStelle ». Regroupement qui n’a pas été fait au « hasard », explique-t-elle, et Garcin reconnaît leur propre situation dans son récit des « trois morts » : « Un homme et deux femmes », tout comme eux dans cette chambre infernale dans laquelle Inès mène le jeu.

Leur quête

La souffrance d'Estelle

Pour Estelle, la quête passe par la séduction qu’elle exerce sur les hommes, depuis le vieux mari qu’elle a épousé jusqu’au jeune Pierre qui l’appelle son « eau vive » et son « cristal », en passant par son amant qui s’est suicidé après avoir été témoin de l’infanticide. Dans cette chambre, elle n’a qu’un homme à sa disposition, Garcin, sur lequel elle teste son pouvoir dès son entrée en réclamant qu’il lui cède le canapé bleu et renonce, malgré la chaleur, à se mettre en bras de chemise.

C’est aussi pourquoi elle entreprend de la conforter dans l’image de héros qu’il se donne : « Qui pourrait vous le reprocher ? […] Il n’y a pas de faute. » Alors qu’Inès, par son offre d’être son « miroir » pour qu’elle refasse son maquillage, c’est encore Garcin dont elle essaie d’attirer l’attention, « Monsieur ! Monsieur ! Nous ne vous ennuyons pas avec votre bavardage ? », ce que met en évidence Inès : « tu te frottais contre lui et tu faisais des mines pour qu’il te regarde. »

La tentative de séduction d'Estelle : Huis clos, film de Jacqueline Audry, 1954

Sa quête s’accentue encore jusqu’à appeler Garcin « Au secours », pour l’aider à échapper à la souffrance de constater qu’elle n’existe plus sur terre : « Je vous en prie, vous avez promis, Garcin, vous avez promis ! Vite, vite, je ne veux pas rester seule. » : « Est-ce que je ne suis vraiment plus rien ? », implore-t-elle. Pour remédier à cette inexistence, elle est donc prête à lui dire ce qu’il attend, ce que dénonce Inès : « Elle a besoin d’un homme, tu peux me croire, d’un bras d’homme autour de sa taille, d’une odeur d’homme, d’un désir d’homme dans des yeux d’homme. Pour le reste… Ha ! elle te dirait que tu es Dieu le Père, si cela pouvait te faire plaisir. »

La tentative de séduction d'Estelle : Huis clos, film de Jacqueline Audry, 1954

Pour Garcin

Un seul désir obsède Garcin, maintenir l’image de héros tel qu’il se présente au début de la pièce : « Je dirigeais un journal pacifiste. La guerre éclate. Que faire ? Ils avaient tous les yeux fixés sur moi. "Osera-t-il ?" Eh bien, j’ai osé. Je me suis croisé les bras et ils m’ont fusillé. » Or, l’acceptation par sa femme de son comportement indigne envers elle, et même le chagrin qu’elle manifeste après sa mort, ne peut conforter cette image. Il accepte, en effet, volontiers le blâme de son attitude envers sa femme, car « elle avait la vocation du martyre » : « elle m’admirait trop ». De ce fait, son jugement n’a aucune valeur à ses yeux. Il lui faut donc, à présent, chercher ailleurs sa revalorisation, comme le souligne Inès : « il faut lui dire qu’il s’est enfui comme un lion. Car il s’est enfui, ton gros chéri. C’est ce qui le taquine. » 

Pour convaincre Inès : Huis clos, film de Jacqueline Audry, 1954

Il lui faut donc, à présent, chercher ailleurs sa revalorisation, d'abord auprès d'Estelle, comme le souligne Inès : « il faut lui dire qu’il s’est enfui comme un lion. Car il s’est enfui, ton gros chéri. C’est ce qui le taquine. » Mais le revirement d’Estelle, « Même si tu étais un lâche, je t’aimerais », ôte toute valeur au réconfort qu’elle a tenté de lui accorder. Il ne peut donc que se retourner vers Inès pour implorer ce réconfort. « Tu sais ce qu’est un lâche, toi », lui affirme-t-il, d’où sa conclusion : « C’est toi que je dois convaincre : tu es de ma race. […] Elle ne compte pas. Mais toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves. »

Pour convaincre Inès : Huis clos, film de Jacqueline Audry, 1954

La quête d'Inès

Sa quête est plus complexe : rejetée socialement en tant que lesbienne, elle a masqué sa souffrance en faisant souffrir les autres, et, comme le lui lance Garcin : Tu sais ce qu’est le mal, l. Ia honte, la peur. Il y a eu des jours où tu t’es vue jusqu’au cœur – et ça te cassait bras et jambes […] Oui, tu connais le prix du mal. » Elle a donc besoin, elle, d’assurer son triomphe sur les hommes, représenté ici par Garcin, en s’appropriant celle qui pourrait remplacer Florence, c’est-à-dire Estelle. D’où ses cris, révélateurs de sa souffrance : « INÈS, s’agrippant à Garcin. – Laissez-la ! Laissez-la ! ne la touchez pas de vos sales mains d’homme ! » Pour cesser de souffrir, il lui faut donc cesser d'avoir peur de la rivalité des hommes, cesser d'éprouver cette jalousie qui la déchire

La violence d’Inès : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. La Compagnie du Carré rond, Marseille

La violence d’Inès : mise en scène de Dominique Lamour, 2014. La Compagnie du Carré rond, Marseille

Le triple échec

L'enfer d'Inès

Placée au cœur du trio, c’est Inès , par sa lucidité cruelle, qui entrave la quête de chacun d’eux, à commencer par la sienne, puisqu’elle ne réussit pas à s’approprier Estelle. Au début de la pièce, celle-ci n’entre pas facilement dans le jeu que cherche à lui imposer Inès. « Vous m’intimidez », lui déclare-t-elle, et, même si elle accepte de la tutoyer, elle résiste à ses tentatives de séduction : « ESTELLE, désignant Garcin d’un coup de tête. – Je voudrais qu’il me regarde aussi. » Or, même si cela ne fonctionne pas, car Garcin la rejette, « Je me moque de la petite », elle parvient à faire souffrir Inès par son comportement qui lui révèle une réalité insupportable, son impuissance à égaler le pouvoir masculin : « si nous étions seules, croyez-vous qu’elle oserait me traiter comme elle me traite ? », demande-t-elle à Garcin. Pire encore, face au rejet brutal d’Estelle, « Mais elle ne compte pas : c’est une femme », elle s’abaisse par d’hypocrites déclarations d’amour : « Mais petit oiseau, petite alouette, il y a longtemps que tu es à l’abri dans mon cœur », en vain puisqu’Estelle « lui crache à la figure ».

L'insupportable jalousie : mise en scène de Denis Mathieu, 2021, La Croisée des chemins

Ainsi la question précédemment posée par Garcin, « Est-ce que vous savez que cette petite sera votre bourreau ? », trouve sa réponse. Estelle l’a obligée, en effet, à revivre son impuissance, non seulement à assurer sa conquête, mais surtout à ne pas souffrir de son désir pour une femme, qui provoque avec violence sa jalousie : « Chante ! Chante ! Serre-moi plus fort contre toi, Garcin ; elle en crèvera. », lui lance Estelle, à son tour bourreau. Inès ne peut alors que devenir « méchante », en raillant le couple alors même qu’elle réussit à le séparer. Elle est ainsi renvoyée au mépris qu’elle éprouve pour elle-même.

L'insupportable jalousie d'Inès : mise en scène de Denis Mathieu, 2021, La Croisée des chemins

L'enfer d'Estelle

Estelle, de son côté n’obtiendra pas pour autant ce qu’elle désire. Elle ne peut, en effet, offrir que son corps, ses « cheveux d’or », mais sa promesse à Garcin, « tu verras comme je serai gentille », ne lui offre pas ce qu’il recherche. Il a très vite compris que « [n]’importe qui ferait affaire » et que l’amour d’Estelle ne peut le revaloriser à ses propres yeux. Par son constat, « Comme tu es compliqué », elle révèle son incapacité à dépasser la seule apparence extérieure des êtres. Ainsi, elle se retrouve, elle aussi, par le rejet de Garcin, renvoyée à l’impossibilité de retrouver l’image rassurante d’elle-même : « GARCIN, la repoussant. – Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t’aimer quand elle me voit. » Elle est finalement obligée de constater que son ultime tentative, poignarder Inès, est dérisoire.

L'enfer de Garcin

Des trois personnages, Garcin est celui qui voit le plus longtemps la trace terrible que sa lâcheté a laissée après sa mort, une tache indélébile car, même après la mort de ses collègues, « d’autres viendront, qui prendront la consigne ». Mais, même quand il ne les entend plus, il reste deux témoins, les deux femmes, ses deux bourreaux.

Face à elles, il vit donc un double échec, d’abord face à Estelle, après sa proposition :

Mais si tu voulais, si tu faisais un effort, nous pourrions peut-être nous aimer pour de bon ? Vois : ils sont mille à répéter que je suis un lâche. Mais qu'est-ce que c'est, mille ? S'il Y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n'ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j 'ai du courage􀧨que je suis propre, je ... je suis sûr que je serais sauvé ! Veux-tu croire en moi ? Tu me serais plus chère que moi-même.

Conscient du vide moral d’Estelle, que ce qu’elle est prête à lui offrir ne vise qu’à satisfaire son propre narcissisme, il ne peut alors que chercher l’approbation d’Inès. C’est pourquoi, alors même que la porte de leur chambre s’est ouverte, il ne sort pas, se justifie, « C’est à cause d’elle que je suis resté », et explique à Inès : « toi, toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves. » Mais, il s’avère impossible de la convaincre, elle a « réponse à tout », et Garcin se retrouve face à son mépris :

tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux. Je le veux, tu entends, je le veux ! Et pourtant, vois comme je suis faible, un souffle ; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense. (Il marche sur elle, les mains ouvertes.) Ha ! elles s'ouvrent, ces grosses mains d'homme. Mais qu'espères-tu ? On n'attrape pas les pensées avec les mains.

C’est donc à lui que Sartre prête sa conclusion : « l’enfer, c’est les Autres. »

POUR CONCLURE

Le choix des personnages, leur personnalité et les crimes qu’ils ont commis est loin de relever du « hasard », comme le suggère Garcin au début de la pièce. Chacun d’eux, à sa façon, est un « lâche » qui refuse de se regarder en face, d’assumer la destruction des alibis qu’il s’est construit durant sa vie. Chacun d’eux, en fait, refuse d’admettre que l’homme n’est que la somme de ses actes, seules preuves de sa liberté. En créant ce trio, qui rend impossible toute possibilité de s’allier à deux car il y aura toujours le regard du troisième, exclu, pour les ramener à leur vérité, Sartre incarne le titre de son essai, avec des personnages oscillant entre « l’être » et le « néant ».

Le trio des bourreaux : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2022. Théâtre de l'Atelier

Le trio des bourreaux : mise en scène de Jean-Louis Benoit, 2022. Théâtre de l'Atelier
Philosophie

Le sens philosophique de Huis clos 

Cette étude du cadre, de l’intrigue, et des personnages d’une pièce composée par un écrivain qui s’affirme d’abord philosophe, conduit forcément à s’interroger sur la façon dont Huis clos incarne sa philosophie. Comme il l’affirme dans Un théâtre de situations, recueil qui, en 1973, regroupe ses essais, articles et interviewes, il s’agit bien, pour Sartre, de « dramatiser certains aspects de l’existentialisme », avec, au centre de sa réflexion, la question de la liberté, à la fois grandeur de l’homme mais aussi sa condamnation.

L’"en-soi", le "pour-soi" et le "pour-autrui" 

        Seuls les objets relèvent de "l’en-soi" : ils sont, tout simplement, par leur fonction, comme le « bronze » ou le « coupe-papier » dans la pièce. Ils forment ainsi un monde statique, dépourvu de toute conscience.

         L’homme, en revanche, est doté d’une conscience, mais, contrairement aux approches philosophiques idéalistes, il n’a pas d’essence préalablement déterminée : jeté dans le monde, l'homme est obligé de construire cette essence par son existence, c’est-à-dire par ses choix. Mais, ainsi « condamné à être libre », comment ne pas être saisi de peur ? Comment ne pas être tenté de se créer un "pour-soi", une image rassurante : celle de sa beauté séductrice pour Estelle, de son héroïsme pour Garcin, de sa puissance orgueilleuse et méprisante pour Inès ?

        Mais ce "pour-soi" se heurte alors au regard d’autrui, au "pour-autrui", et Sartre explique lui-même sa formule « l’enfer, c’est les Autres » : « Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. » (Un Théâtre de situations)

Tout l’enjeu de la pièce est donc de faire coïncider le "pour-soi" et le "pour-autrui", ce qui alors donnerait sens à mon existence. Mais c’est précisément ce dont la pièce révèle l’impossibilité, car tous les alibis des trois personnages finissent par être démasqués.

La "mauvaise foi" 

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"Jouer " à être garçon de café

La question devient alors la façon dont se construit le "pour-soi", en fait un art de la feinte, que Sartre développe à travers un exemple, celui du garçon de café. Il en fait le type même de la "mauvaise foi" : il joue à être garçon de café, à faire comme si c’était là sa véritable essence :

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client […] . Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. (L’Être et le Néant)

En adoptant ce rôle, il annule sa peur d’être libre, d’exister librement. Il s’invente ainsi un destin, confortable, mais, en fait, il se ment.

Ainsi Garcin, qui s’est construit comme pacifiste, est placé face à cette "mauvaise foi" quand la guerre éclate et qu’il se retrouve mobilisé. Elle ressort alors pleinement :

GARCIN. – […] Allais-je entrer chez le général et lui dire : « Mon général, je ne pars pas ? » Quelle sottise ! Ils m’auraient coffré. Je voulais témoigner, moi, témoigner ! Je ne voulais pas qu’ils étouffent ma voix. Je… J’ai pris le train. […]

ESTELLE. – Où voulais-tu aller ?

GARCIN. – A Mexico. Je comptais y ouvrir un journal pacifiste.

Tentative, dans le dialogue, de maintenir le "pour-soi", l’image du pacifiste prêt à aller jusqu’au bout. Mais cela n’est qu’une "représentation", d’où la question qui s’impose à la conscience, répétée deux fois par Garcin : « Je voulais témoigner, je… J’avais longuement réfléchi… Est-ce que ce sont les vraies raisons ? » Il est alors ramené au seul fait réel, qui pose l’écart et révèle la "mauvaise foi" : « l’acte était là. Je… J’ai pris le train, voilà ce qui est sûr. » Mais cela ne résout pas sa question, car, comme il le reconnaît, « tout est resté en suspens pour toujours. »

Il ne peut alors trouver son salut que dans les deux témoins qui restent à ses côtés… mais ils le lui refusent, tout comme lui-même refuse le salut à Estelle et celle-ci à Inès.

La liberté 

Cela explique l’ultime stade de l’échange entre Garcin et Inès, alors qu’il tente de la convaincre tandis qu’elle souligne cette "mauvaise foi", en réponse à sa question : « Peut-on juger une vie sur un seul acte ? »

INÈS. – Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur ; et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme c'était commode ! Et puis, à l'heure du danger, on t'a mis au pied du mur et ... tu as pris le train pour Mexico.

GARCIN. – Je n'ai pas rêvé cet héroïsme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on veut.

INÈS. – Prouve-le. Prouve que ce n'était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce qu'on a voulu.

GARCIN. – Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes.

INÈS. – On meurt toujours trop tôt - ou, trop tard. Et cependant la vie est là, terminée : le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie.rnal pacifiste.

Elle le renvoie ainsi à ce qui fonde la philosophie de Sartre : la liberté de l’homme, qui s’inscrit dans ses actes, qu’il faut assumer pour l’éternité, « pour toujours », car aucun retour en arrière n’est possible : Estelle a tué son bébé et conduit son amant au suicide, Inès a détruit Florence qui a, elle aussi, choisi de les faire mourir ensemble, Garcin, finalement, a déserté par peur de l’emprisonnement… En même temps, il montre aussi que l’acte libre individuel engage celui qui le décide, mais a aussi un retentissement sur d’autres, dont il faut se reconnaître pleinement responsable.

D’où le rôle, dans cette chambre sans glaces, de ces « Autres » qui tendent à chacun un « miroir » de sa vérité. La tragédie mise en scène par Sartre, dans cet enfer sans dieu, a finalement remplacé la fatalité du théâtre antique par la liberté.

Parcours
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