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Yasmina Reza, "Art"1994 : explications d'extraits

La première visite, de Marc «  Chez Serge. / Posée à même le sol... » à «... J'ai haï ce rire. » 

Pour lire l'extrait 

yasmina Reza : le silence

La pièce « Art », datant de 1994, qui apporte à Yasmina Reza (née en 1959) un succès international, s’ouvre sur une didascalie qui présente le décor d'une dispute au cours de laquelle vont s'affronter trois amis de longue date, Serge, Marc et Yvan,  : « Le salon d’un appartement. / Un seul décor. / Le plus dépouillé, le plus neutre possible. / Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. / Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée. » Elle est suivie d’un premier "tableau", un monologue qui présente l’objet du litige, le tableau, représentatif de la peinture moderne en écho au titre même de la pièce, mais en suggérant déjà à l’opinion péjorative de Marc.

Marc, seul.

MARC : Mon ami Serge a acheté un tableau. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art. Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.

En situant à la fois deux des protagonistes et la raison de leur conflit naissant, l'extrait fonctionne comme une exposition, qui a, traditionnellement un double rôle : informer et séduire le public

En quoi l'évolution du discours parvient-il à le remplir ?  

Pour se reporter à l'explication 

La deuxième visite, de Marc chez Yvan, de « Je ne te demande pas... » à «... un gramme de discernement. » 

Pour lire l'extrait 

En quittant Serge après leur querelle à propos de son achat d’un « tableau blanc », Marc annonce qu’il va « en référer à Yvan », lui aussi son ami de longue date. Le lendemain, chez Yvan, il lui dépeint l’objet du litige, dans l’attente d’un jugement qui cautionnerait sa propre critique. Il lance donc la conversation sur le prix du tableau, « Maintenant tu vas deviner combien Serge l’a payé », puis, devant la réaction d’Yvan qui, pour répondre de façon raisonnable, cherche à connaître « la cote du peintre », il la relance. Comment l’évolution de leur conversation autour de cet enjeu esthétique révèle-t-elle, plus profondément, le portrait des personnages ?

Marc chez Yvan, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

Marc chez Yvan, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

2ème visite

Le prix du tableau (des lignes 1 à 21) 

Le jugement esthétique

Par la répétition du verbe « demander », Marc rappelle la conversation précédente, chez Serge, qui, pour justifier la critique de son ami, « cette merde », lui avait demandé sur « quel critère de valeur » il se fondait, puis avait insisté sur son absence totale de « connaissances » sur « la peinture contemporaine ». Or, la négation redoublée pose déjà une première question, qui contredit ce reproche précédent : doit-on juger l’art à partir d’éléments objectifs, ou simplement en fonction d’une appréciation totalement subjective, que souligne le pronom tonique insistant : « ce que toi Yvan tu donnerais ». Mais cette demande est déjà un rejet implicite de l’évolution de l’art, qui s’est inscrit dans le matérialisme social, dont la valeur peut alors dépendre des modes esthétiques, avec le risque d’en faire un objet de consommation comme tout autre. Cependant, en insistant sur la description du « tableau blanc, agrémenté de quelques rayures transversales blanc cassé », il pose lui aussi un critère : l’importance de la figuration, des formes et des couleurs. De cette façon, il influence forcément Yvan, qui lui apporte la caution espérée : « Zéro centime. »

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Pour deviner le prix, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un jeu de devinette

Ainsi rassuré, Marc joue alors aux devinettes : « Bien. Et Serge ? Articule un chiffre au hasard. » Les réponses d’Yvan, amplifiées par la ponctuation qui traduit une surprise croissante, assurent le triomphe de Marc, marqué par ses rires, et son insistance : « Vas-y… » Il peut alors résoudre cette devinette, « Vingt. Vingt briques… », réponse dont la reprise marque un mélange d’incrédulité et de blâme, « Vingt briques ??! », suivie d’un jugement catégorique : « … Il est dingue !... » D’où la satisfaction de Marc, « N’est-ce pas ? », dont il a ainsi pris le parti. La conversation pourrait alors changer d’objet, après ce « [l]éger temps » de silence indiquée par la didascalie.

Deux portraits contrastés (des lignes 22 à 33) 

Le recul d'Yvan

Mais Yvan, tel que l’avait initialement dépeint Marc, est un « garçon tolérant », et c’est ce qui va faire évoluer leur échange. Son intervention d’abord prudente, « Remarque… », est immédiatement relevée par Marc, qui l’interrompt car il perçoit aussitôt le recul, « …Remarque quoi ? », ensuite explicité : « Si ça lui fait plaisir… Il gagne bien sa vie… » Cependant, de ce fait, en apportant à Serge une excuse, il efface son premier jugement, et s’éloigne donc de Marc.

Une attitude détachée, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

Une attitude détachée, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

La naissance du conflit

L’interpellation de Marc, « C’est comme ça que tu vois les choses, toi. », amorce son opposition à Yvan, dont la question, cependant, maintient une forme de prudence puisqu’il ne s’explique pas et redonne la parole à son ami : « Pourquoi ? Tu les vois comment, toi ? ». L’opposition des deux personnages s’accentue alors au fil des répliques :

La colère de Marc, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

         D’un côté, le constat redoublé de Marc, « Tu ne vois pas ce qui est grave là-dedans », repris par la question, « Tu ne vois pas ce que cela traduit ? », montre qu’il prend ce recul comme une remise en cause de son propre jugement. Mais, en tentant ainsi d’obliger Yvan à le suivre dans sa critique, il révèle non seulement sa volonté d’imposer sa critique mais aussi, même s’il tente d’atténuer son reproche, une forme de mépris envers son ami, qui ne serait capable que d’une approche superficielle, soulignée par la négation restrictive : « C’est curieux que tu ne voies pas l’essentiel dans cette histoire. Tu ne perçois que l’extérieur. » 

La colère de Marc, mise en scène d'Alain de Gallo, professeur associé à l'ICES, 2022 

         De l’autre, les réactions d’Yvan, d’abord hésitant, « Heu… Non… », confirment son caractère, le désir d’’éviter tout conflit. Ainsi, il ne relève pas le mépris implicite en se contentant d’une question qui traduit une ouverture aux explications de Marc, « Qu’est-ce qui est grave ? » Puis il tente l’apaisement en faisant dévier la conversation vers une banalité : « Tu veux des noix de cajou ? » Il refuse ainsi d’accorder à cette question esthétique l’importance que lui attribue Marc

La mise en place du conflit (de la ligne 34 à la fin)

Le blâme de Serge

Mais Marc refuse cet apaisement, et explicite sa critique, dont le superlatif renforce la violence : « Tu ne vois pas que subitement, de la façon la plus grotesque qui soit, Serge se prend pour un « collectionneur ». Ce reproche est repris avec une ironie qui, au-delà de Serge, traduit la personnalité de Marc : « Désormais, notre ami Serge fait partie du Gotha des grands amateurs d’art. » En fait, il refuse que Serge puisse avoir une autre opinion que la sienne, qu’il puisse vouloir accéder à un statut social que lui-même méprise. Devant les réticences marquées par Yvan, un doute, « Hum, hum… », puis un déni, « Mais non !... », tout en lui donnant raison, « Bien sûr que non. À ce prix-là, on ne fait partie de rien, Yvan. Mais lui le croit. », il accuse plus directement Serge de naïveté, voire d’aveuglement.  

L'agresssivité envers Yvan

Toujours dans son effort de tolérance et dans son rôle de conciliateur, Yvan essaie de maintenir un équilibre entre ses deux amis, d’abord approuvant Marc, « Ah oui… », puis reprenant son excuse de Serge : « Non. Si ça lui fait plaisir. » Mais il obtient le résultat inverse, puisque la colère de Marc le prend pour cible, avec une généralisation méprisante chargée d’ironie : « Qu’est-ce que cela veut dire, si ça lui fait plaisir ? Qu’est-ce que c’est que cette philosophie du si ça lui fait plaisir ?! » La défense d’Yvan, « Dès l’instant où il n’y a pas de préjudice pour autrui… », sous-entend son souhait de liberté, puisqu’il reprend la règle traditionnelle de réciprocité : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse." 

Mais l’explosion de colère qui ferme cet extrait, « Mais il y a un préjudice pour autrui ! », traduit un non-dit, masqué par ce blâme et cette agressivité. Le rythme que les redoublements rendent insistant met en évidence, en effet, qu’il ne s’agit pas tant de l’achat en soi mais de ce qu’il vit comme une forme de trahison : « Moi, je suis perturbé mon vieux, je suis perturbé et je suis même blessé, si, si, de voir Serge, que j’aime, se laisser plumer par snobisme et ne plus avoir un gramme de discernement. » Dans l’évolution de celui qu’il a choisi comme ami, attribuée au « snobisme », il voit une remise en cause de son sentiment de supériorité sur Serge : il aurait mal choisi son ami, puisque Serge s’en remet à d’autres que lui, lui déniant ainsi le rôle fondateur et privilégié dans leur amitié.

Une colère agressive, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Une colère agressive, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

CONCLUSION

Cette deuxième visite offre au public une image complète des trois protagonistes. Bien sûr, le dialogue entre Marc et Yvan remet au premier plan le thème de la pièce, la conception de l’« art », profondément modifiée par la peinture contemporaine. Marc la juge sévèrement, n’y voyant qu’un « snobisme » de ceux qui, comme Serge, veulent ainsi faire partie du « Gotha » des esthètes éclairés.

Mais au-delà de cette querelle – qui n’intéresse guère Yvan – la conversation montre que l’enjeu du conflit est plus profond. En voulant obtenir le soutien d’Yvan, Marc révèle la fragilité de sa relation avec Serge, dont l’opinion différente lui paraît une trahison de l’estime respectueuse accordée jusqu’alors accordée à son ami. Il fait preuve d'ailleurs d’un même sentiment de supériorité envers Yvan, dont il blâme son refus de trancher clairement le débat, signe d'une volonté de conciliation, qui, loin d’être une preuve d’inconsistance, traduit à quel point celui-ci a tout autant besoin de ses amis. Ainsi, ce passage introduit les failles qui vont se développer dans la suite de la pièce.

La troisième visite, d'Yvan chez Serge, de « Tu sais que Marc a vu... » à «.... se nécrose. Silence. »

Pour lire l'extrait 

Le rire d'Yvan, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Après sa querelle avec Serge, à propos du tableau blanc d’Antrios, Marc s’est rendu chez Yvan pour qu’il partage son avis critique. Mais le jugement d’Yvan reste ambigu, et il décide de se rendre chez Serge : il est sûr que celui « rira » en partageant la dérision de ses deux amis. Dans un premier temps, Yvan feint l’ignorance et reste circonspect devant l’œuvre ; mais, quand est annoncé le prix du tableau, « Subitement Serge éclate de rire, aussitôt suivi par Yvan. ». Cependant, après cet instant partagé, le ton change. Que révèle cette discussion de la relation entre les trois amis ? 

Le rire d'Yvan, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

3ème visite

La recherche d'une caution (du début à la ligne 20 

La  colère de Serge

Serge a été blessé par la violente critique de Marc, et il va chercher à faire partager à Yvan sa colère, en trois étapes, en gradation : d’abord en annonçant que « Marc a vu le tableau », puis en un constat elliptique, « Atterré », enfin en reprenant le mot blessant, qu’il conteste avec force ; « Il m’a dit que c’était une merde, terme complètement inapproprié. »

Dans un premier temps, Yvan feint l’ignorance par sa question répétée : « Ah bon ? », puis, en percevant la colère de Serge, il fait tout pour éviter le conflit en cautionnant son blâme : « C’est juste. », « Non ». Mais cette réaction ne suffit pas à Serge, qui, par le jeu des négations, renforce encore son attaque contre Marc : « On peut dire, je ne vois pas, je ne saisis pas, on ne peut pas dire ‘‘ c’est une merde’’. »

La tentative d'apaisement d'Yvan

Face à cette colère croissante, Yvan adopte une autre stratégie, en invoquant la personnalité de Marc. Dans son esprit, il s’agit de l’excuser en cinq étapes :

     Sa première remarque, « Tu as vu chez lui. » sous-entend que Marc n’a pas de réel souci esthétique, mais, si Serge l’approuve, « Rien à voir », son ajout laisse entrevoir, son sentiment de supériorité par rapport à ses deux amis : « Chez toi aussi… ». Cependant l’aposiopèse arrête cette critique, qu’il s’empresse de détourner en introduisant une excuse, leur différence : « enfin je veux dire tu t’en fous. »

       Yvan tente alors, en redoublant la définition attribuée à Marc, d’en faire une autre excuse de façon à calmer la colère de Serge : « Lui c’est un garçon classique, c’est un homme classique, comment veux-tu…. » Mais l’interruption de Serge traduit son échec, puisqu’il revient sur sa blessure, mise en valeur par le choix de l’adjectif péjoratif et le redoublement négatif : « Il s’est mis à rire d’une manière sardonique. Sans l’ombre d’un charme… Sans l’ombre d’un humour. » Il accuse ainsi plus directement Marc d’une méchanceté railleuse.

L'intervention d'Yvan, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

        Yvan essaie un nouveau détournement, en remplaçant cette critique par un terme plus acceptable pour définir la personnalité d’un ami de longue date : « Tu ne vas pas découvrir aujourd’hui que Marc est impulsif. ». Mais il se heurte à un nouvel échec : « Il n’a pas d’humour. Avec toi, je ris. Avec lui, je suis glacé. »  Mais Serge révèle ainsi sa propre faille : s’il « rit » avec Yvan, n’est-ce pas parce qu’il ne se sent en sécurité, face à quelqu’un dont, finalement, il n’estime pas vraiment le jugement, alors que, face à Marc, il redouterait un jugement qui détruirait son sentiment de supériorité ? Il placerait donc Marc sur une sorte de piédestal…

L'intervention d'Yvan, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

       Yvan fait alors un dernier effort pour cautionner Serge, « Il est un peu sombre en ce moment, c’est vrai. », mais, à nouveau, en tentant de minimiser la critique par la locution adverbiale et la précision temporelle.

Ce début de leur échange confirme donc à la fois l’importance accordée par Serge à la critique de Marc, qui l’a atteint dans son orgueil d’« esthète », et le caractère d’Yvan dans son rôle de conciliateur.

Un double conflit (de la ligne 21 à la fin) 

Serge, l'accusateur, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Serge, l'accusateur, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L'attaque contre Marc

Mais cet essai d’apaisement reste vain, puisque Serge reprend sa critique contre Marc, qu’il justifie par une opposition syntaxique :

        En commençant par « Je ne lui reproche pas de ne pas être sensible à cette peinture », il semble vouloir lui accorder des excuses.

Mais, en réalité, toutes les négations qui suivent ne font qu’accumuler les accusations. Non seulement, il insiste sur son ignorance en matière d’art : « il n’a pas l’éducation pour », ce qui lui permet de d’affirmer sa propre compétence. Il y ajoute une raison qui complète le blâme, en dénonçant d’abord une forme de paresse intellectuelle, « il y a tout un apprentissage qu’il n’a pas fait, parce qu’il n’a jamais voulu le faire », reproche qui, sous une forme d’indifférence, est en fait accentué puisqu’il lui dénie tout intérêt esthétique : «  ou parce qu’il n’avait pas de penchant particulier, peu importe ».

        La reprise verbale, redoublée insiste, en revanche, sur le reproche, à travers une énumération, « ce que je lui reproche c’est son ton, sa suffisance, son absence de tact », résumée par la brève phrase mise en valeur par l’alinéa : « Je lui reproche son indélicatesse. » Il révèle ainsi la profondeur de sa blessure : il s’est senti méprisé par la réaction brutale de Marc.

Mais Serge reste conscient de cette contradiction, qu’il essaie d’effacer, « Je ne lui reproche pas de ne pas s’intéresser à l’art contemporain, je m’en fous », en rappelant la permanence de son amitié : « je l’aime au-delà… ».

L'attaque contre Yvan

Son affirmation offre à Yvan la possibilité de reprendre son rôle de médiateur entre ses deux amis : « Lui aussi !... » La colère de Marc va alors se diriger contre lui, en multipliant son refus, « Non, non, non, non », et en tentant de définir la façon dont il a ressenti la critique de Marc : « j’ai senti chez lui l’autre jour une sorte… une sorte de condescendance… de raillerie aigre… » Mais le terme répété et l’aposiopèse montre à quel point c’est bien sa fierté d’esthète qui a été touchée.

Le conflit est ainsi nettement marqué par le jeu de l’opposition parallèle : « YVAN. Mais non ! – SERGE. Mais si ! » Sa double injonction retourne alors sa critique contre Yvan. Sa volonté de maintenir à tout prix l’amitié entre eux trois devient un défaut : « Ne sois pas toujours à essayer d’aplanir les choses. Cesse de vouloir être le grand réconciliateur du genre humain ! » Il veut ainsi entraîner Yvan dans son camp, en redoublant son affirmation : « Admets que Marc se nécrose. Car Marc se nécrose. » Emprunté à la pathologie médicale, puisqu’il s’agit de la destruction d’une cellule ou d’un organe, ce lexique péjoratif est violent car Serge l’applique au caractère même de Marc, auquel il attribue une sorte de dégénérescence mentale. C’est cette violence qui conduit au « [s]ilence », car que répondre ?

CONCLUSION

Yvan a donc tenté de jouer le rôle convenu avec Marc lors de sa visite précédente : faire rire Serge pour rétablir l’amitié dans leur trio. Mais, alors qu’il s’affirmait sûr de réussite, il vit un échec car la phrase critique de Marc l’a profondément touché : il s’est senti nié dans sa volonté de prétendre au statut social d’un amateur d’art contemporain, de s’inscrire ainsi dans un nouveau cercle de relations, comme si Marc lui interdisait toute évolution et voulait le maintenir dans une dépendance vis-à-vis de lui. C’est donc à la fois son autonomie de jugement que Serge revendique, et le droit de se choisir une image indépendante de leur ancienne amitié. Le pire est que, finalement, c'est Yvan qui se retrouve à son tour victime du conflit

La quatrième visite, d'Yvan chez Marc, de « Tu vas être étonné... » à «.... Tu es content ? » 

Pour lire l'extrait 

Cette quatrième visite reste un échange bilatéral : Yvan vient rendre compte à Yvan de sa rencontre avec Serge et de son propre jugement sur le tableau d’Antrios. Après avoir expliqué le rire partagé avec Serge, dont Marc récuse la valeur puisque Serge a ri « le premier », donc pas sous l’influence d’Yvan, la conversation porte sur le tableau lui-même : pour la première fois, Yvan formule une appréciation, mais il relance ainsi un conflit.

Que révèlent les arguments sur les personnalités des deux personnages ?

4ème visite

Une critique positive (du début à la ligne 19) 

Une opposition

Ce passage s’ouvre sur un revirement, auquel Yvan tente de préparer Marc pour atténuer sa réaction : « Tu vas être étonné… » D’où sa prudence pour formuler une appréciation plus positive : « Je n’ai pas aimé… mais je n’ai pas détesté ce tableau. » Mais Marc est tellement enfermé dans son déni, qu’il en arrive à trouver une justification à cet aveu : « Bien sûr. On ne peut pas détester l’invisible, on ne déteste pas le rien. » Il oblige ainsi Yvan à préciser son éloge, qu’il redouble : « Non, non, il y a quelque chose… », « Il y a quelque chose. Ce n’est pas rien. » Mais il entre ainsi dans une contradiction insupportable pour Marc.

Un conflit argumentatif

La discussion s’accentue par l’emploi de la stichomythie qui accélère l’échange. Marc s’installe dans le refus, d’abord par sa question ironique, « Tu plaisantes ? », puis par sa répétition insistante : « Une pensée ! », « Et quelle pensée ? », enfin par son rire redoublé, expression de son mépris face au jugement d’Yvan, qui se contente de réagir comme si cela restait sans importance : « Ris. Ris. »

Yvan, qui jusqu’alors avait évité de réellement s’engager, est ainsi obligé d'avancer un argument : « Je ne suis pas aussi sévère que toi. C’est une œuvre, il y a une pensée derrière ça. » Il porte ainsi un jugement esthétique sur l’abstraction propre à l’art contemporain, qui se veut libéré de toute figuration, comme une pure surface colorée déconnectée de la réalité extérieure : elle entend donc, comme le dit Yvan, illustrer une « pensée », une conception de la peinture.

Pour argumenter : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Face à l’ironie de Marc, Yvan s’efforce d’approfondir sa justification, en renvoyant à l’acte même de la création artistique : « C’est l’accomplissement d’un cheminement… », « Ce n’est pas un tableau fait par hasard, c’est une œuvre qui s’inscrit à l’intérieur d’un parcours… » Le monochrome de Serge rappelle celui de Kasimir Malevich, Carré blanc sur fond blanc, et peut servir de fondement à cette idée de « parcours » : ce peintre avait, en effet, suivi un parcours, d’abord le noir, puis les couleurs, avant d’en arriver au blanc, l’abstraction la plus absolue.

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Kasimir Mlevich, Carré blanc sur fond blanc, 1918. Huile sur toile, 79,4 x 79,4. Museum of Modern Art, New York

Pour argumenter : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Deux adversaires (des lignes 20 à 33) 

Des attaques personnelles

La réaction de Marc est violente, à la fois contre Serge, insulté, « Tu répètes toutes les conneries de Serge ! », mais encore davantage contre Yvan car son jugement accorde au moins à Serge une importance – il se montre touché – tandis qu’il ridiculise Yvan auquel il dénie toute compétence : « Chez lui, c’est navrant, mais chez toi, c’est d’un comique ! »

Mais Yvan, à son tour, se rebelle, et il reprend les termes mêmes de la critique précédemment lancée par Serge : « Tu sais, Marc, tu devrais te méfier de ta suffisance. Tu deviens aigri et antipathique. » Son ami riposte alors de façon provocatrice, assumant clairement son  image de misanthrope, refusant toutes les modes et les excès de son époque : « Tant mieux. Plus je vais, plus je souhaite déplaire… »

Deux conceptions opposées de l'art

L’argument d’Yvan a cependant touché Marc. Alors qu’Yvan tente de calmer la discussion, « On ne peut pas parler avec toi », c’est bien Marc qui relance la conversation sur l’art, en écho au titre de la pièce, en répétant avec insistance, en gradation, son exclamation : « Une pensée ! », « Une pensée derrière ça », « il y a une pensée derrière ! ». Il fait ainsi ressortir tout son mépris, à la fois dirigé contre l’œuvre mais aussi contre le jugement d’Yvan : « Ce que tu vois est une merde, mais rassure-toi, rassure-toi, il y a une pensée derrière ! » Sa raillerie rabaisse Yvan, en donnant l’impression que celui-ci n’a fait que chercher un argument vide de sens.

C’est pourquoi il introduit une comparaison avec son propre tableau, un « paysage », donc de la peinture figurative, traditionnelle. L’énumération qui suit reproduit le discours critique d’un amateur d’art abstrait, qu’il prête à Yvan : « Tu crois qu’il y a une pensée derrière ce paysage ?...[…] Non, hein ? Trop évocateur. Trop dit. Tout est sur la toile ! Il ne peut pas y avoir de pensée !... » La peinture figurative ne serait que mimésis, simple reproduction du réel, ôtant toute valeur à la réflexion du peintre. Mais à nouveau Yvan se dérobe au conflit : « Tu t’amuses, c’est bien. »

Le piège tendu (de la ligne 34 à la fin) 

Une tentative d'apaisement

Considérant qu’Yvan n’a fait que répéter les arguments de Serge, par ses injonctions Marc essaie de le contraindre à donner un avis personnel : « Yvan ? exprime-toi en ton nom. Dis-moi les choses comme tu les ressens, toi. »

Mais, par sa réponse, il ne fait que relancer le rejet de Marc, d’où la reprise du conflit, « YVAN. Je ressens une vibration. – MARC. Tu ressens une vibration ?... », qui conduit Yvan à se sentir, à son tour, méprisé : « Tu nies que je puisse exprimer en mon nom ce tableau ! » Conscient qu’il a ainsi franchi une limite, Marc tente alors une conciliation, en atténuant d’effacer le reproche pour rendre à Yvan toute son estime : « Parce que je te connais. Parce que outre tes égarements d’indulgence, tu es un garçon sain. » Mais, derrière l’éloge, la critique reste perceptible puisque la tolérance d’Yvan devient un défaut, des « égarements », et la riposte d’Yvan, le blâme de la sévérité de Marc, ne calme pas vraiment le jeu : « On ne peut pas en dire autant te concernant. » 

Un amical appel : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un amical appel : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un appel à l'amitié

Marc cherche alors à faire appel à l’amitié, pour ramener Yvan dans son camp : « Yvan, regarde-moi dans les yeux. » Quand il constate que son ami entre dans son jeu, il peut alors lui tendre un piège. Sa question revient à un lexique plus ordinaire, en dehors du domaine artistique, avec un appel plus direct : « Tu es ému par le tableau de Serge ? » Et ce piège fonctionne, puisque la négation brutale, « Non », contredit l’idée précédente de « vibration ». Il se sert alors très habilement de la personnalité d’Yvan, préoccupé par son mariage, dont la personnalité privilégie la dimension affective, pour refermer le piège, souligné par la question redoublée mise en valeur par la typographie : « Réponds-moi. Demain, tu épouses Catherine et tu reçois en cadeau mariage ce tableau. / Tu es content ? / Tu es content ? »

CONCLUSION

Ce passage met en évidence le double sens de la pièce.

         En écho à son titre, « Art », Yasmina Reza invite son public à une réflexion sur l’art, en dénonçant d’une part les abus des amateurs d’art contemporains, tel Serge, qui ne font que suivre une mode, d’autre part ceux qui, comme Marc, refusent toute œuvre non « classique ». Entre les deux, Yvan se retrouve prisonnier, tentant d’argumenter mais sans véritablement croire à ce qu’il affirme, plus pour se défendre.

         Mais, il amène aussi à réfléchir aux relations interpersonnelles, à la façon dont une simple question, un rire, peuvent faire jaillir des non-dits, révéler des fragilités, des doutes dus à l’importance accordée au regard d’autrui. Tout se passe comme si mon image en dépendait totalement…

Trois monologues : Yvan, Serge, Marc 

Pour lire les monologues 

Face à soi-même : trois monologues

Face à soi-même : trois monologues

Le monologue d'Yvan 

Après les quatre premières visites, des rencontres deux par deux, une rupture intervient : la dernière rencontre, où Yvan vient rendre compte à Marc de son jugement sur le tableau monochrome de Serge, a tracé le contour du conflit entre les trois amis, et est suivie de trois monologues d’Yvan, de Serge et de Marc. Dans ces courts passages, formés de versets, chacun prend du recul avant la dernière visite où tous trois vont se retrouver chez Serge, et, comme le veut la tradition au théâtre, révèle ce qu’il ressent tout en prenant du recul sur le comportement jusqu’alors adopté.  Comment leurs réflexions font-elles progresser la connaissance des personnages ?

Monologues

L'insatisfaction

Le monologue d’Yvan s’enchaîne directement à la question précédemment posée par Marc, qui lui demande s’il apprécierait de recevoir en cadeau de mariage le tableau d’Antrios : « Tu es content ? » Or, sa réponse, « Bien sûr que je ne suis pas content », formulée au présent comme si la situation se trouvait réelle, nie, certes, la valeur du tableau à ses yeux, mais la suite l’élargit à la vie même du personnage : « Je ne suis pas content mais d’une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content. » Ainsi, il révèle son mal-être, une insatisfaction de la vie qu’il mène.

La répétition verbale, « Je cherche », scandée par les points de suspension, marque le recul du personnage par rapport à sa propre existence, donnant l’impression qu’elle n’offre qu’un manque total d’intérêt : « Je ne suis pas content mais d’une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content. »

Un heureux mariage ?

Pourtant, il va se marier et a trouvé un travail, « événement » qui devrait le rendre heureux… Mais le discours direct rapporté avec insistance, la question de sa mère, efface cette heureuse perspective. Les adverbes sont révélateurs de la gêne provoquée par cette question, « Es-tu content de te marier ? m’a dit un jour bêtement ma mère », avec un premier adverbe qui traduit les doutes de cette mère sur ce mariage, tout en traduisant le malaise de la relation entre cette mère et son fils. Le second adverbe, « es-tu seulement content de te marier ? », à la fois renforce le doute et remet en cause ce choix du mariage.

Mais sa réponse, redoublée, « Sûrement, sûrement maman », illustre en réalité la relation ambiguë entre cette mère et son fils : tout se passe comme s’il cherchait à la rassurer en s’efforçant de correspondre à l’image qu’elle souhaite, celle d’un fils qui a trouvé le bonheur.

Le verset qui conclut le monologue est, lui aussi, ambigu, car qui pose cette double question : « Comment ça sûrement ? On est content ou on n’est pas content, que signifie sûrement ?... »

  • Elle peut représenter la réaction de la mère devant la réponse de son fils, une réponse qui révèle un manque de conviction, un manque d’enthousiasme face à ce mariage.

  • Mais elle peut aussi le recul pris par Yvan lui-même, une prise de conscience lucide de la réalité qu’il envisage : ce mariage, le souhaite-t-il vraiment ? Effacera-t-il son mal de vivre ?

Le monologue de Serge 

Le tableau d'Antrios

Placer au centre de ces monologues celui de Serge répond à l’enjeu même de la pièce, puisque le conflit se construit à partir du tableau. Il n’est donc même pas nécessaire de le nommer : le seul pronom « il » suffit : « Pour moi, il n’est pas blanc. » Affirmation rendue cocasse par la précision répétée « Pour moi », qui nie la description même de l’Antrios, et se trouve encore renforcée par le chiasme avec l’adverbe en son centre : « Pour moi, il n’est pas blanc. / Quand je dis pour moi, je veux dire objectivement. / Objectivement, il n’est pas blanc. »

Cette volonté de s’affirmer « objectif » est marquée par l’anaphore de la locution verbale impersonnelle « il y a », mais cette neutralité fait sourire, puisqu’elle nie la réalité même de l’œuvre. Si le premier glissement, « « Il y a un fond blanc, avec toute une peinture dans les gris… », peut encore être concevable, l’ajout de la couleur vive, « Il y a même du rouge », est franchement ridicule. La troisième formulation, un recul sous la forme d’un euphémisme, « On peut dire qu’il est très pâle », met en évidence le malaise de Serge : en reculant devant l’adjectif « blanc », ne cherche-t-il pas à se rassurer à la fois sur la valeur esthétique du tableau, donc, en fait, sur sa propre qualité d’amateur d’art contemporain ? D’où l’hypothèse absurde, qui lui permet de se revaloriser à ses propres yeux : « Il serait blanc, il ne me plairait pas. »

Le jugement d'autrui

Mais, pour se rassurer, le regard d’autrui est indispensable. Or, ce regard favorable a été refusé à Serge, d’abord, le plus nettement, par Marc. Il lui faut donc, pour répondre à la négation de toute valeur au tableau, à son tour dénier toute valeur à son ami : « Marc le voit blanc… C’est sa limite… / Marc le voit blanc parce qu’il s’est enferré dans l’idée qu’il était blanc. » La réalité du tableau « blanc » se retrouve ainsi remplacée par le « blanc » attribué à Marc, qu’il prive de l’ouverture d’esprit dont lui-même se juge doté, ce qui lui permet de rétablir son sentiment de supériorité. 

Face à son tableau : le monologue de Serge

Face à son tableau : le monologue de Serge

Par opposition, il insiste sur la caution d’Yvan, « Yvan, non, Yvan voit qu’il n’est pas blanc », qui avait tenté d’échapper au conflit. Mais la violence de sa conclusion, redonne, en fait, de l’importance à Marc, « Marc peut penser ce qu’il veut, je l’emmerde », et ce rejet brutal révèle l’inverse, la profondeur de la blessure. Finalement, il accorde plus de prix à l’approbation de Marc qu’à celle d’Yvan, se mentant ainsi à soi-même sur la force de la relation entre eux.

Le monologue de Marc 

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Le recul sur soi :  le monologue de Marc

Le retour sur soi

L’ouverture du monologue, « J’aurais dû prendre Ignatia, manifestement », renvoie à un premier monologue de Marc, après sa première visite chez Serge : il nous apprend alors que, pris « d’une angoisse indéfinie », il a « dû sucer trois granules de Gelsémium 9CH », traitement homéopathique conseillé par sa compagne Paula. Traitement dont il constate l’inefficacité, « J’aurais dû prendre Ignatia, manifestement », révélant ainsi à son tour un mal-être, lucide sur son impuissance à contrôler ses colères, à être plus tolérant : « Pourquoi faut-il que je sois tellement catégorique ? » 

Il tente ainsi, par sa question rhétorique, de prendre du recul sur sa réaction si critique face à l’achat de Serge : « Qu’est-ce que ça peut me faire, au fond, que Serge se laisse berner par l’Art contemporain ?... » Mais le verbe péjoratif révèle la raison profonde de son jugement sévère : ce n’est pas tant le choix par Serge de « l’Art contemporain » qui le gêne, mais l’idée que son ami est naïf, donc indigne de l’estime qu’il lui a jusqu’alors accordée. C’est donc lui qui se trouve, finalement, remis en cause, ce qui explique la réponse qui le remet lui-même au centre du conflit : « Si, c’est grave. »

Un nouveau comportement

Le connecteur d’opposition introduit la décision, une forme de regret : « Mais j’aurais pu le lui dire autrement. / Trouver un ton plus conciliant. » Cette décision traduit sa volonté de ne pas rompre son lien avec celui qu’il qualifie de « meilleur ami », donc le prix qu’il lui attache. C’est pourquoi il essaie de se donner à lui-même les arguments nécessaires à ce changement de comportement : « Si je ne supporte pas, physiquement, que mon meilleur ami achète un tableau blanc, je dois au contraire éviter de l’agresser. » Mais le rappel du malaise ressenti, qui l’a amené à prendre des gélules homéopathiques pour se calmer, révèle à quel point Marc reste autocentré : est-ce vraiment le souci de ne pas « agresser » Serge qui l’anime ou bien une préservation de soi ? Le glissement de l’injonction négative, « je dois éviter de l’agresser », à une reprise affirmative, « Je dois lui parler gentiment. », fait sourire par sa formulation puérile. Mais sa promesse finale, soutenue par le futur proche, « Dorénavant, je vais lui dire gentiment les choses… », révèle que lui aussi s’apprête à mentir en offrant à son ami une autre image, donc son incapacité réelle de rompre le lien d’amitié

CONCLUSION

Outre leur ressemblance typographique, ces trois monologues présentent plusieurs points communs.

        D’une part, les trois personnages prennent du recul sur leurs précédents échanges, mais, en réalité, révèlent ainsi, chacun son propre malaise : une vie insatisfaisante, matériellement et sentimentalement, pour Yvan, dominé par sa mère, le désir de promotion sociale pour Serge, qui cherche à être un « intellectuel » moderne et pas seulement un praticien « dermatologue », et un besoin affectif profond chez Marc, enfermé dans son image de misanthrope.

        D’autre part, les monologues jouent pleinement leur rôle de transition au cœur de la pièce : par ces bilans, chacun, à sa façon, se ment à lui-même, prisonnier de ses doutes, ce qui ouvre un horizon d’attente : la dernière rencontre permettra-t-elle vraiment une réconciliation ?

Pour lire l'extrait 

La cinquième visite : Serge et Marc, de « Tu sais, j'ai réfléchi... » à «.... raté la séance. » 

Pour lire l'extrait

Après les quatre rencontres bilatérales, les trois monologues introduisent la dernière séquence de la pièce qui va regrouper les personnages chez Serge. C’est la plus longue, et elle commence, avant qu’Yvan ne rejoigne ses amis qui l’attendent pour aller au cinéma, par une conversation entre Serge et Marc : celui-ci, dans un désir d’apaisement, met en application sa décision de « parler gentiment ». Mais sa propre personnalité persiste à rejaillir, tout comme celle de son ami. Comment cet échange illustre-t-il toute l’ambiguïté de la parole ? 

5ème visite

L’apaisement (du début à la ligne 12) 

La tentative de Marc

Marc a été violent dans son premier jugement sur le tableau de Serge en déclarant : « c’est une merde ». Il tente donc de revenir en arrière, mais, pour ne pas que son recul apparaisse comme une remise en cause de lui-même, il s’efforce de justifier ce changement, d’abord en affichant sa bonne volonté, « Tu sais, j’ai réfléchi. J’ai réfléchi et j’ai changé de point de vue », puis en mettant en avant l’importance qu’il accorde à son ami : « L’autre jour en conduisant dans Paris, je pensais à toi ». L'image dans la question rapportée directement, « Est-ce qu’il n’y a pas, au fond, une véritable poésie dans l’acte de Serge ? », vise ainsi à proposer une interprétation de cet achat susceptible de revaloriser son ami en lui attribuant un statut supérieur, plus noble.  Cependant, après un temps d’hésitation, il ne peut s’empêcher de maintenir sa critique puisqu’il dénie encore toute rationalité à l’achat, tout en essayant de l’atténuer par la reprise insistante de l’éloge : « Est-ce que s’être livré à cet achat incohérent n’est pas un acte hautement poétique ? » En le comparant à un poète, il répond, en fait, à l’aspiration de Serge : se montrer transgressif en adoptant des critères esthétiques modernes.

Les faux-semblants

Mais ce revirement si flagrant entraîne le doute de Serge : « Comme tu es doux aujourd’hui ! Je ne te reconnais pas. » Ainsi, loin d’e cautionner ce qui sonne comme une excuse, le verset, détaché à la ligne, formule une accusation, soulignée par une gradation : « Tu as pris un petit ton suave, subalterne, qui ne te va pas du tout d’ailleurs. » Le lexique hyperbolique, « un petit ton suave » c’est-à-dire d’une douceur extrême, se charge d’ironie, contrastant avec la brutalité habituelle à Marc, jusqu’à dénoncer, par l’adjectif mis en apposition, une forme d’hypocrisie.

Une plaisante douceur : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Une plaisante douceur : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un aveu

Ainsi accusé d’insincérité, Marc continue son effort pour reconnaître ses torts : « Non, non, je t’assure, je fais amende honorable. » Mais, en contredisant son blâme initial, son changement d’attitude paraît forcément suspect, d’où la question de Serge : « Amende honorable pourquoi ? » Peut-être Serge attend-il un autre jugement sur son tableau... La réponse de Marc oublie alors l'objet du litige, le tableau lui-même, pour reconnaître un défaut déjà exprimé dans le monologue précédent : « Je suis trop épidermique, je suis trop nerveux, je vois les choses au premier degré… Je manque de sagesse, si tu veux. » Intéressant décrescendo, puisqu’il passe progressivement d’une caractéristique physique – donc indépendante de tout contrôle – à un trait de personnalité, acceptant de se placer en position d’infériorité. Mais s'agit-il réellement de modestie sincère ?

Un conseil philosophique (des lignes 13 à 22) 

"C'est absurde !" : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

"C'est absurde !" : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

La réception du conseil

Serge entend répondre à l’aveu du « manque de sagesse » par son conseil, « Lis Sénèque ». Mais cette injonction risque fort de faire renaître la contestation de Marc, puisque, à nouveau, en citant ce philosophe de l’antiquité romaine, Serge se pose ainsi en être supérieur, lettré. C’est ce que traduit la tirade de Marc, quelque prudente qu’elle soit. En choisissant le mode conditionnel, il joue, en effet, sur un double niveau. Il maintient l’aveu de son défaut, mais avec une formulation hypothétique pour insister sur sa volonté de rester calme : « Tiens. Tu vois, par exemple là, tu me dis "Lis Sénèque" et ça pourrait m’exaspérer. Je serais capable d’être exaspéré par le fait que toi, dans cette conversation, tu me dises "Lis Sénèque" ».  Son exclamation finale, « C’est absurde ! », illustre le recul pris sur sa propre nature, comme pour donner une preuve de sa lucidité sur lui-même. 

La "sous-conversation"

Mais, Serge refuse d’accepter l’excuse fournie par son ami, « Non. Non, ce n’est pas absurde. », ce qui amène Marc à une réaction, « Ah bon ?! », dont la double ponctuation mêle la surprise et une forme de satisfaction : Serge le cautionnerait donc, accepterait ses excuses…  Tous deux jouent sur les failles du langage.

La suite de l’échange donne un parfait exemple de ce que, depuis ce que Nathalie Sarraute, dans le mouvement littéraire du Nouveau Roman et dans la lignée de Virginia Woolf, nomme la "sous-conversation", c’est-à-dire de tout l’implicite, de tous les non-dits portés dans un discours. L’inachèvement des répliques ouvre alors un jeu d’opposition entre les deux amis. 

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Une interprétation proposée : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Serge débute une justification de son refus de l’adjectif « absurde », « Non, parce que tu crois déceler… », qui ne peut que heurter Marc puisqu’il entreprend de penser à sa place, d’où sa protestation : « Je n’ai pas dit que j’étais exaspéré… » Par sa correction, Serge fait preuve de sa bonne volonté. Il accorde à Marc le respect de son propre choix de langage, une hypothèse : « Tu as dit que tu pourrais… » Il offre ainsi à Marc un gage d’écoute attentive, propre à le satisfaire : « Oui, oui, que je pourrais… »

La reprise du conflit (de la ligne 23 à la fin) 

Le non-dit

La suite de l’échange illustre tous les non-dits du langage, d’abord en feignant généreusement de donner raison à son ami : « Que tu pourrais être exaspéré, et je le comprends. » Mais, en réalité, il révèle, par son interprétation, ce que dissimulait son injonction, une volonté d’affirmer sa propre supériorité : « Parce que dans le "lis Sénèque", tu crois déceler une suffisance de ma part. » Son insistance, « Tu me dis que tu manques de sagesse et moi je te réponds "lis Sénèque", alors même qu’il s’accuse lui-même avec force, « c’est odieux ! », tend, en réalité, un piège à Marc puisqu’il reconnaît sa propension à s’indigner, à se sentir agressé. Et celui-ci tombe dans le piège en acceptant l’interprétation proposée : « N’est-ce pas ! »

Serge peut alors regagner un réel avantage, puisque, à présent protégé par l’aveu de Marc lui-même, il peut reprendre à son compte le défaut avoué : « Ceci dit, c’est vrai que tu manques de sagesse, car je n’ai pas dit "lis Sénèque" mais "lis Sénèque !" » Autre exemple de "sous-conversation" : une intonation suffit à charger le discours d’un sens différent. 

Les attaques

La riposte redoublée de Marc, « C’est juste. C’est juste. », confirme son désir de rétablir le lien d’amitié entre eux, d’autant plus qu’il est tombé dans le piège de la prétendue caution de Serge. Celui-ci peut alors en profiter pour relancer une attaque : « En fait, tu manques d’humour, tout bêtement. » La brève acceptation de Marc, « Sûrement », fait sourire car tout se passe comme s’il était ainsi rassuré : n’est-il pas moins grave de « manque[r] d’humour » que de « sagesse » ? Mais l’insistance de Serge, « Tu manques d’humour Marc. Tu manques d’humour pour de vrai mon vieux. », est bien une attaque, même si elle se trouve masquée par le ton familier, signe d’amitié. 

Deux vieux copains : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Deux vieux copains : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Cependant, c'est bien pour la renforcer que Serge, avec perfidie, la répète en invoquant le témoignage d’Yvan : « On est tombé d’accord là-dessus avec Yvan l’autre jour, tu manques d’humour. » Mais, bien conscient d’avoir ainsi relancé le conflit entre eux. Il choisit alors une stratégie de dérivation, en déplaçant son agressivité contre Yvan, l’absent qui ne peut répondre : « Qu’est-ce qu’il fout celui-là ? Incapable d’être à l’heure, c’est infernal ! » La violence lexicale et le passage de l’interrogation à l’exclamation hyperbolique révèlent quel point Serge aussi est sujet à la colère, pour une raison, en fait, bien légère : « On a raté la séance. »

CONCLUSION

Cet extrait offre à la pièce un autre sens que le seul thème posé par le titre, reflet de la réflexion entreprise dans la seconde moitié du XXème siècle sur ce que Sarraute nomme « l’ère du soupçon » : une remise en cause de tous les faux-semblants inscrits dans nos discours, à travers le langage explicite, un choix lexical, une phrase inachevée, un monde verbal…, mais aussi implicite, un geste, une mimique, une intonation…, plus facile à percevoir lors de la représentation. Elle amène ainsi son public à réfléchir sur le fonctionnement d'un autre art que la peinture, celui de la parole : alors même que les deux personnages affirment une sincérité, l'échange met en évidence tous les masques adoptés, les feintes et les stratégies qui sont autant de ressources pour conforter l’image que l’on veut donner à autrui, donc, finalement, pour se rassurer.

La cinquième visite : le trio, de « Ne vous occupez pas de moi... » à «... C'est quoi, la déconstruction ? » 

Pour lire l'extrait

Dans la dernière partie de la pièce, les trois amis se retrouvent chez Serge pour aller au cinéma, sortie que le retard d’Yvan, retenu par les préparatifs de son mariage, empêche. À son arrivée, il devient alors la cible des critiques de ses amis, qui lui conseillent d’annuler ce mariage. Quand l’échange revient sur le tableau, loin d’apaiser la situation, le jugement d’Yvan, « Ces couleurs me touchent », provoque une violente colère de Marc.

Ainsi agressé, Yvan choisit de partir, mais il revient sous l’influence de son psychanalyste, et tente d’apaiser ses amis. En vain… Le conflit à propos du tableau reprend entre Serge et Marc, mais dévie à nouveau quand Serge critique violemment Paula, la compagne de Marc, dont le geste pour « chasser la fumée de cigarette » traduit, selon « une nature froide, condescendante et fermée au monde » qui a été contagieuse pour Marc. Le conflit devient alors un combat physique, et Yvan, en voulant les séparer, reçoit lui-même un coup violent. Quels rôles le tableau de Serge joue-t-il dans cette conversation ?

Un combat : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un combat : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L e trio

Les accusations mutuelles (du début à la ligne 16) 

Yvan à l’écart : mise en scène de Marie-France Lambert, 2019, Théâtre du Rideau Vert, Montréal, Canada 2019

Le rôle d'Yvan

Le coup violent reçu par Yvan a provoqué ses plaintes, mais, même s’ils lui proposent du « cognac », puis une « aspirine », Marc et Serge continuent leur dispute. La double injonction négative, en fait constat de leur désintérêt, montre Yvan se sent alors exclu, renvoyé à son sentiment d’infériorité face à ses amis : « Ne vous occupez pas de moi […], ne vous intéressez pas à moi. » Il ne peut alors que tenter, à son tour, de les dévaloriser par son rejet, placé au centre de la réplique : « Continuez votre conversation absurde ». 

Yvan à l’écart : mise en scène de Marie-France Lambert, 2019, Théâtre du Rideau Vert, Montréal, Canada 2019

Mais la réaction brutale de Marc, « C’est difficile », sonne comme une accusation : il reproche à Yvan de chercher à occuper une place excessive, en tiers dans son conflit avec Serge. Yvan n’a plus alors comme ressource que le rappel de sa douleur : « Vous pourriez avoir une oncette de compassion. Non. » Mais, par ce néologisme, il atténue sa protestation, en s’effaçant comme pour ne pas déranger ses deux amis. 

Une scène de jalousie

Ni Serge ni Marc n’ont tenu compte de l’appel d’Yvan : ils reprennent la dispute introduite par la critique de Serge contre Paula. Mais la reprise verbale antithétique de « Je ne t’en veux pas » conduit à un glissement d’objet, révélateur. L’affirmation de Serge, « Moi je supporte que tu fréquentes Paula », prolongée par « être avec Paula », est, en effet, mise en parallèle par l’opposition entre « aucune raison de m’en vouloir » chez Marc, et « des raisons de m’en vouloir », chez Serge avec « être avec  l’Antrios » Le tableau devient ainsi un objet d’amour destructeur de la relation exclusive souhaitée par Marc. Même s’il le nie, Serge a vu en Paula une rivale, jalousie qu’il rejette sur la réaction de Marc à propos du tableau. On est donc bien dans une scène de jalousie, comme au sein d’un couple.

C’est d’ailleurs cette rupture de fidélité que souligne la récurrence du verbe « remplacer ». Après la négation de Marc, « Je ne t’ai pas remplacé par Paula », qui met en avant sa fidélité, le redoublement de la question de Serge, accentuée par la ponctuation, « Parce que moi, je t’ai remplacé par l’Antrios ? », « Je t’ai remplacé par l’Antrios ?! », amène une réponse nettement accusatrice : « Oui. Par l’Antrios… et compagnie. » La synecdoque qui substitue au terme neutre « tableau » le nom du peintre, transforme ainsi l’objet en un être vivant, dont il est donc possible d’être jaloux, d’autant que l’ajout « et compagnie » l’associe à tout un environnement humain.

Une amitié détruite ? (des lignes 17 à 36) 

L'implication d'Yvan

Le conflit entre Marc et Serge se déroule en présence d’Yvan, qui, malgré la douleur du coup reçu, s’y retrouve bon gré mal gré impliqué. Ainsi la didascalie qui introduit la question de Marc, « Tu comprends ce qu’il dit ?... », traduit sa volonté de l’amener à prendre son parti contre Serge.

Mais Yvan refuse brutalement, conservant précisément la neutralité que ses amis lui reprochent : « Je m’en fous, vous êtes cinglés ». De ce fait, il oblige Marc à s’engager à sa place : « Si Yvan n’était pas devenu l’être spongieux qu’il est devenu, il me soutiendrait. » Intervention plus que maladroite, puisque l’insulte lancée dans son hypothèse ne peut que renforcer Yvan dans son refus. Mais, ainsi pris à témoin, la riposte familière d’Yvan est une nouvelle dérobade face à cette insulte : « Continue, continue, je t’ai dit, ça glisse. » 

Le retour sur le passé

La blessure de Marc se traduit par son rappel d’un passé¸ où son amitié avec Serge lui paraissait inaliénable, d’où la multiplication des indices temporels qui opposent le passé, la formule « De mon temps, tu n’aurais jamais acheté cette toile » avec le recours à l’imparfait, à l’évolution présente qu’il déplore : « à la longue », « Sur le tard ». Il dépeint ainsi une dégradation de cette amitié, qu’il vit comme une remise en cause de son statut privilégié auprès de Serge : « Du temps où tu me distinguais des autres, où tu mesurais les choses à mon aune. » Le doute marqué par la question de Serge, « Il y a eu un temps de cette nature entre nous ? », qui sous-entend que le rôle que s’était donné Marc n’était qu’une illusion, ne fait que renforcer la blessure qu’il ne peut cacher : « Comme c’est cruel. Et petit de ta part. » Il se voit alors contraint de reconstruire cette image qui plaçait Serge sous sa coupe : « Il fut un temps où tu étais fier de m’avoir pour ami… » Il révèle alors le rôle joué par cette amitié, une revalorisation de sa propre image grâce à la reconnaissance que lui accordait son ami : « Tu te félicitais de mon étrangeté, de ma propension à rester hors du coup. Tu aimais exposer ma sauvagerie en société ». Loin d’être un défaut, sa misanthropie devient alors une qualité. Mais parallèlement cette explication se change en une attaque de Serge, qu’il dépeint comme un être ordinaire, « toi qui vivais si normalement », et, pire encore, un être ne tirant sa valeur que de l’amitié offerte par Marc : « J’étais ton alibi. » Le terme est blessant, puisque l’idée d’« aliibi » suggère une culpabilité dont Serge chercherait à se défendre. 

L'amitié dissoute

Ce rappel du passé conduit à un constat douloureux, soutenu par une image qui magnifie l’amitié, comparée à une source féconde : « Mais… à la longue, il faut croire que cette sorte d’affection se tarit… » L’ironie de « J’apprécie le « sur le tard », montre qu’à son tour Serge a été blessé par le portrait fait de lui par Marc, celui d’un être soumis. Mais la répétition insistante du reproche, « Sur le tard, tu prends ton autonomie… », « Et je hais cette autonomie. La violence de cette autonomie », met en évidence le caractère de Marc, à travers sa conception de l’amitié. Il donne ici la preuve du pouvoir qu’il entendait bien exercer sur Serge, un contrôle sur sa vie, sur ses choix, auquel celui-ci échappe à présent en conquérant son « autonomie », c’est-à-dire en se fixant ses propres règles. Le rythme ternaire de sa conclusion souligne à quel point la dispute ressemble à la rupture d’un couple, image soutenue par le jeu des pronoms sous-tend cette image de couple, où l’un des deux subit une véritable infidélité. Il se place d’abord en tant qu’objet, « « Tu m’abandonnes », puis en tant que victime impuissante, « Je suis trahi », enfin en formulant avec violence son accusation : « Tu es un traître pour moi. » Une violence telle qu’elle suspend l’échange par un temps de « [s]ilence ».

La rupture (de la ligne 37 à la fin) 

La blessure : mise en scène de Patrice Kerbrat, 2018, théâtre Armande Béjart, Asnières

La blessure : mise en scène de Patrice Kerbrat, 2018, théâtre Armande Béjart, Asnières

L'implication d'Yvan

Ce « [s]ilence » offre aux deux adversaires l’occasion de tenter à nouveau d’impliquer Yvan, comme si la présence de celui-ci était indispensable au fonctionnement de leur amitié. Ainsi, Serge le prend à témoin du portrait dévalorisant que Marc vient de faire de lui : « Il était mon mentor, si je comprends bien… » Mais la didascalie relance le refus d’Yvan de prendre parti, « Yvan ne répond pas. », et, par conséquent, le reproche précédent de Marc, son choix persistant de neutralité prudente : « Marc le dévisage avec mépris. Léger temps. » Mais, alors que la querelle reprend entre Serge et Marc, Yvan se décide à intervenir, à partir du terme artistique mis en valeur par Marc, « La Déconstruction », suivi d’un « court silence ». Ce terme technique, en effet, ne nécessite pas de choisir un camp : il n’appelle qu’une explication théorique, donc peut permettre d’échapper aux attaques personnelles et de les faire cesser.

Le fin d'une amitié

La question de Serge, « … Et si moi, je t’aimais en qualité de mentor… toi, de quelle nature était ton sentiment ? », indique sa volonté d’amener Marc à reconnaître lui-même ce que représentait pour lui cette amitié. Si, dans un premier temps, Marc perçoit le piège et se dérobe, « Tu le devines », l’insistance de Serge, « Oui, oui, mais je voudrais te l’entendre dire », l’oblige à se dévoiler. Son autoportrait met l’accent sur la forme d’une amitié qui n’est, en réalité, qu’un moyen de conforter une image valorisante de lui-même : « … J’aimais ton regard. J’étais flatté. Je t’ai toujours su gré de me considérer comme à part. J’ai même cru que cet à part était de l’ordre du supérieur jusqu’à ce qu’un jour tu me dises le contraire. » La gradation insiste sur ce qui apparaît comme un besoin, une façon, finalement, d’être rassuré par le « regard » d’autrui.

Le commentaire de Serge, « C’est consternant », mélange de tristesse et de découragement, confirme qu'il partage le vide alors ressenti par Marc. Leur amitié, vécue comme si précieuse, apparaît, en effet, fondée non pas sur la reconnaissance de l’autre mais sur un profond narcissisme et vise, en réalité, non pas à donner mais à prendre, à satisfaire un intérêt personnel. La confirmation de Marc, « C’est la vérité », entraîne une exclamation réciproque : « Quel échec… ! » Ainsi, chacun se sent trompé, mais, là encore, Marc cherche à prendre l’avantage en tant que victime : « Pour moi surtout… » Il est renvoyé à sa solitude, tel un amant abandonné : « Toi, tu t’es découvert une nouvelle famille. »

Mais il ne peut pas renoncer à ses attaques : « Ta nature idolâtre a trouvé d’autres objets. L’Artiste !... La Déconstruction !... » Le qualificatif attribué à Serge est, en effet, particulièrement péjoratif : il dénonce l’absence d’une personnalité propre, l’adhésion exagérée à des valeurs fausses, quasi divinisées d’ailleurs par les majuscules.

CONCLUSION

Le tableau d’Antrios dépasse ici son rôle de simple objet : il devient, comme dans un vaudeville, l’amant qui sépare le couple, preuve, aux yeux de Marc, d’une infidélité destructrice. Ce personnage oppose ainsi un passé heureux, où il se sentait revalorisé par le culte que lui rendait Serge, jouissant du pouvoir qu’il lui accordait ainsi, à la blessure présente, qui le renvoie à sa solitude en le plaçant seul face à lui-même.

Mais, comme le faisait Nathalie Sarraute dans Pour un oui ou pour un non lors du conflit entre les deux amis, H.1 et H.2, cette scène de jalousie a besoin d’être arbitrée par un témoin, qui donnerait raison à l’un ou l’autre. Or, la personnalité même d’Yvan, qui l’amène à refuser ce rôle dans son souci d’apaisement, amène le résultat inverse. En se dévoilant, Marc révèle les non-dits qui sous-tendent les liens d’amitié, ainsi démythifiés : que cherche-t-on chez l’autre sinon qu’il nous tende un miroir revalorisant de soi-même ? Le tableau est alors ce qui permet d’ôter les masques…. 

La cinquième visite : l'amitié rompue, de « Regarde ce malheureux Yvan... » à «... parle de soi ! » 

Pour lire l'extrait

Un trio en conflit : mise en scène de Patrice Kerbrat, 

Au cours de la dernière visite des trois amis chez Serge, le conflit s’est progressivement accentué. Mais, même si l’enjeu reste le tableau d’Antrios, l’échange, souvent violent, révèle les non-dits de leur amitié, et les failles propres à chacun : le désir pour Serge de se faire reconnaître comme amateur d’art moderne éclairé, l’importance pour Marc de conserver l’estime de Serge qui le rassurait jadis sur sa supériorité, tandis que tous deux cherchent à faire jouer à Yvan le rôle d’arbitre, qu’il refuse. Quel sens donner au retour sur soi auquel conduit leur conflit ? 

Un trio en conflit : mise en scène de Patrice Kerbrat, 

Rupture

Définir l’amitié ? (du début à la ligne 14) 

Le reproche à  Yvan

À plusieurs reprises lors de cette visite, Yvan, en tant que témoin, a permis à ses deux amis de faire dévier leur querelle en le prenant comme victime. Une tentative, peut-être, de retrouver leur union en s’associant contre lui.

C’est ce que cherche à mettre en œuvre ici Marc qui, comme il l’a fait pour Serge, critique l’évolution d’Yvan en opposant le passé au présent : « Regarde ce malheureux Yvan, qui nous enchantait par son comportement débridé, et qu’on a laissé devenir peureux, papetier… bientôt mari… » Le qualificatif attribué à Yvan traduit un évident mépris, tout comme l’opposition entre l’éloge hyperbolique, le verbe « enchantait », et l’énumération de reproches, plutôt cocasses puisqu’il passe d’un défaut psychologique, « peureux », à ses choix de vie sociale. Son insistance, « Un garçon qui nous apportait sa singularité et qui s’escrime maintenant à la gommer », est aussi un indice du rôle autocentré que Marc accorde lui-même à l’amitié : offrir à l’autre l'image souhaitée de lui-même. Dès le moment où l’autre ne joue plus ce rôle, l’amitié s’efface…

Yvan attaqué : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Yvan attaqué : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

La conception de Marc

Serge ne se trompe pas sur le sens de ce reproche, que son exclamation souligne : « Qui nous apportait ! » Cela lui permet de retourner ce reproche contre Marc, par le jeu de question-réponse qui l’accuse d’égoïsme : « Est-ce que tu réalises ce que tu dis ? Toujours en fonction de toi ! » L’injonction moralisatrice, « Apprends à aimer les gens pour eux-mêmes, Marc », pose une question fondamentale pour définir l’amitié : est-il possible d’aimer l’autre pour sa différence, ou ne peut-on aimer que celui qui nous tend un miroir de nous-même ?

La répétition de la question de Marc, « Ça veut dire quoi, pour eux-mêmes ?! », révèle un refus de cette définition, ensuite redoublé : « Mais qu’est-ce qu’ils sont ?! Qu’est-ce qu’ils sont ?!... » L’ultime question confirme sa volonté de tirer un profit personnel de l’amitié : « En dehors de l’espoir que je place en eux ? » C’est ce qui explique que la seconde partie de sa réplique soit consacrée à un retour sur soi, dans lequel il s’attribue le rôle dominant, tel celui d’un Pygmalion sculptant la statue de Galatée dont il tombera amoureux après qu’elle aura été animée par Vénus : « Je cherche désespérément un ami qui me préexiste. Jusqu’ici, je n’ai pas eu de chance. J’ai dû vous façonner… »

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Jean-Baptiste Regnault, Pygmalion priant Vénus d’animer sa statue, 1786. Huile sur toile, 120 x 140. Musée National du Château de Versailles

Il se dépeint comme une sorte de démiurge, tout en reconnaissant son échec : ses deux amis n’ont pas répondu à son attente. Mais, parallèlement, c’est sa propre fragilité que l’adverbe « désespérément » révèle : sa quête montre qu’il a besoin, en fait, d’échapper à lui-même. Après avoir appliqué son reproche à ses deux amis, il revient plus précisément à son amitié avec Serge : « Mais tu vois, ça ne marche pas. Un jour ou l’autre, la créature va dîner chez les Desprez-Coudert et pour entériner son nouveau standing, achète un tableau blanc. » Le tableau devient le témoignage de ce qu’il présente comme une trahison insupportable, la « créature », terme péjoratif, échappant à son créateur, donc lui déniant tout pouvoir sur elle.

La fin de l’amitié (des lignes 15 à 31) 

Un constat d'échec

L’aveu d’échec de Marc est tel qu’il renvoie chacun des protagonistes à lui-même, d’où ce temps de « [s]ilence » et la conclusion de Serge, « Donc ? nous voici au terme d’une relation de quinze ans… », fin d'une amitié confirmée par Marc mais déplorée par Yvan : « Minable… »

Le regret formulé par Marc, « Tu vois, si on était arrivé à se parler normalement, enfin si j’étais parvenu à m’exprimer en gardant mon calme… », rappelle son aveu d’être « trop épidermique » dans son monologue central, et sa décision de « parler gentiment ». Il prend soin, en effet, de passer du pronom « on », impliquant ses amis dans l’accusation, au pronom « je », pour assumer sa propre culpabilité. Mais, face à l’encouragement de Serge, « Oui ?... », Marc recule, ce qui oblige son ami à insister, « Si. Parle. Qu’on échange ne serait-ce qu’un mot dépassionné », comme s’il voulait lui offrir la possibilité d’argumenter. Le radical du participe traduit la ressemblance entre l'amitié et l'amour : Marc vit l'achat du tableau comme une infidélité, ressentie comme une trahison.

Le rôle du tableau

Les points de suspension qui précèdent la réponse de Marc traduisent une forme de prudence, puisqu’il revient au point de départ de la dispute, l’achat du tableau monochrome. Il peut ainsi donner un tour moins personnel à la dispute, puisque, en écho au titre de la pièce, il ne dénonce plus son ami, mais « l’Art » contemporain : « Je ne crois pas aux valeurs qui régissent l’Art d’aujourd’hui… La loi du nouveau. La loi de la surprise… » Il n’est pour lui qu’une mode, une tentative pour refuser un héritage artistique insupportable pour lui quand elle devient une « loi », c’est-à-dire une obligation d’être "comme les autres". Marc affirme ainsi sa volonté d’apparaître différent, autre expression d’un sentiment de supériorité. Mais il justifie ce jugement par le sens même du terme : « La surprise est une chose morte. Morte à peine conçue, Serge… » La définition de ce terme, « Étonnement, état de l'esprit qui est frappé par quelque chose d'inattendu » (CNRTL), marque, en effet, sa dimension éphémère, puisque l’« inattendu » ne peut se produire qu’une seule fois : donc la notion même de « surprise » condamne l'art moderne à un renouvellement permanent.

Mais le tableau n’est, en réalité, qu’un exemple révélateur de la relation entre Serge et Marc, d’où le glissement de cette dimension artistique à une dimension affective : « J’ai aussi été pour toi de ‘l’ordre de la surprise. » Il s’attribue ainsi le rôle d’une sorte de divertissement, mais aussi offrant à son ami, par la reconnaissance qu’il lui accordait, une nouvelle image de lui-même à la seule différence que leur amitié a pu durer quinze ans : « Une surprise qui a duré un certain temps, je dois dire. » Mais le passé composé confirme l’idée qu’à ses yeux cette amitié est révolue.

Le rôle d'Yvan (de la ligne 32 à la fin) 

L'exclusion

Alors que Marc l’a accusé d’être « peureux » et que jusqu’à présent il a tout fait pour ne pas prendre parti dans le conflit, Yvan intervient brusquement en rappelant la phrase de son psychanalyste, qu’il leur avait lue :

Si je suis moi parce que je suis moi, et si tu es toi parce que tu es toi,, je suis moi et tu es toi. Si, en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n'es pas toi. 

Son éloge, « Finkelzohn est un génie », et son exclamation, « Je vous signale qu’il avait tout compris ! », renvoie, en effet, à ce que Marc vient de révéler sur ce qui fonde son amitié avec Serge : l’image de lui-même que lui renvoie le regard d’autrui, dont il attend une revalorisation de soi. Mais dans ce cas, il se place sous la dépendance d’autrui dont le regard peut changer, ce qui anéantirait cette image. 

Mais il s’agit d’un blâme indirect, ce qui explique que la colère de Marc se reporte sur lui : « J’aimerais que tu cesses d’arbitrer, Yvan, et que tu cesses de te considérer à l’extérieur de cette conversation. » Attaque qui réitère le reproche de neutralité déjà lancé, amène Yvan à un refus catégorique : « Tu veux m’y faire participer, pas question, en quoi ça me regarde ? » Mais, il se trouve aussitôt une excuse en dramatisant son état de victime : « J’ai déjà le tympan crevé ». Il confirme ainsi son refus de jouer le rôle que les deux autres cherchent à lui imposer : « réglez vos comptes tout seuls maintenant ! » 

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Par sa question, Marc accepte d’entrer dans ce jeu, « Il a peut-être le tympan crevé. » Mais son aveu, « Je lui ai donné un coup très violent », comporte une ambiguïté : s’agit-il d’un regret preuve d’un sentiment de culpabilité, ou bien, en passant du « il » au « je », d’une nouvelle façon de se placer en position de supériorité ? C’est cette dernière interprétation que retient Serge, qui, comme l’indique la didascalie, « Il ricane », refuse de croire à tout élan sincère et désintéressé vers autrui chez Marc : « Je t’en prie, pas de vantardise. »

Une violente attaque : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Le rejet

Se sentant ainsi attaqué, Marc reprend sa stratégie, reporter la critique sur Yvan, peut-être parce qu’il sait que celui-ci est plus facile à blesser : « Tu vois, Yvan, ce que je ne supporte pas en ce moment chez toi – outre tout ce que je t’ai déjà dit et que je pense – c’est ton désir de nous niveler. » Par ce reproche, il montre cette même image de lui-même, sa volonté de voir sa supériorité reconnue. D’où la répétition ternaire en gradation qui met l’accent sur l’adjectif antéposé : « Égaux, tu nous voudrais. […] Égaux dans la discussion, égaux dans l’amitié d’autrefois. » Mais il ajoute à ce constat une interprétation particulièrement critique, puisqu’il remplace le terme « peureux » par une accusation plus violente : « Pour mettre ta lâcheté en sourdine ». Par son déni, il essaie donc à nouveau de l’amener à prendre parti : « Mais nous ne sommes pas égaux, Yvan. Tu dois choisir ton camp. » Il espère, bien sûr, qu’Yvan lui donnera raison, mais la réplique de celui-ci, « Il est tout choisi », ne permet pas de lever l’ambiguïté, d’où le fait qu’aussi Marc, par son approbation, « Parfait », que Serge par son rejet, « Je n’ai pas besoin d’un supporter », s’approprient ce choix. Finalement, si Marc révèle ainsi sa certitude d’avoir raison, Serge aussi se montre méprisant, affichant ainsi sa propre supériorité. En même temps, le reproche lancé par Marc ne fait que renforcer son mépris envers Yvan par cette prétendue compassion : « Tu ne vas pas rejeter le pauvre garçon. »

La colère d'Yvan : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L'absurde

C’est Yvan qui fait le bilan de c conflit dont sa question redoublée souligne l’absurdité : « Pourquoi on se voit si on se hait ?! […] Alors pourquoi on se voit ?... » Les exclamations et la récurrence verbale, « Car on se hait, c’est clair ! Enfin, moi je ne vous hais pas mais vous, vous vous haïssez ! Et vous me haïssez ! », mettent en évidence à quel point ces conversations ont réussi à détruire leur amitié. Il entreprend alors un plaidoyer, révélateur de sa demande affective, de l’importance qu’il attribue à cette amitié.  

La colère d'Yvan : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L'amitié compense son propre sentiment de médiocrité : « Moi je m’apprêtais à passer une soirée de détente après une semaine de soucis absurdes, retrouver mes deux meilleurs amis, aller au cinéma, rire, dédramatiser… » Mais la réaction de Serge, « Tu as remarqué que tu ne parles que de toi », fait sourire car c’est bien son propre défaut que celui-ci lui reproche, ce que souligne d’ailleurs la remarque dYvan : « Et vous parlez de qui, vous ?! Tout le monde parle de soi ! »

CONCLUSION

Ce passage révèle qu’au-delà du thème de « l’art », mis en valeur par le titre, la pièce de Yasmina Reza montre à la fois l’ambiguïté et la fragilité des relations humaines, ici d’une amitié qui prend la force d’une passion amoureuse. Ainsi, il révèle le manque d’empathie des deux adversaires, Serge et Marc, envers celui qui leur refuse sa caution. Égoïsme, volonté de soumettre l’autre, de le ridiculiser, de l’abaisser pour se conforter dans sa propre supériorité, les masques tombent ici, arrachés par la volonté de neutralité d’Yvan, devenu bouc-émissaire de ses deux amis. Yvan est, finalement, celui qui porte un regard lucide sur leur relation, le regard que Yasmina Reza veut que son public adopte, en démythifiant les faux-semblants qui permettent à chacun de jouir de l’image illusoire de soi-même.

L'élément de résolution, de « Je ne suis pas comme vous... » à
« contemple son œuvre. » 

Pour lire l'extrait

Après le paroxysme atteint par le conflit entre Serge et Marc, tous deux se retournent contre Yvan, qui, lui, laisse exploser son chagrin face à cette amitié ainsi détruite : « Il fond en larmes. » Dans une longue tirade, il exprime son mal de vivre, sa solitude et l’impression d’une vie ratée, que seule venait compenser l’image de lui que lui reconnaissaient ses amis, celle d’« un ludion »,c’est-à-dire celle d’un être léger, imprévisible, joueur, loin de sa triste vérité. Yvan étant le dernier à se révéler, et de façon extrême, le dénouement peut alors s’amorcer en réponse à l’horizon d’attente peu à peu mis en place :  comment cet extrait résout-il la question de l'amitié, brisée ou rétablie ?  

Résolution

Un bilan (du début à la ligne 5) 

La violence de l’explosion d’Yvan en réponse aux accusations de ses amis se termine par l’affirmation du rôle qu’ils jouent pour lui. D’abord, en affirmant avec force sa différence, « Je ne suis pas comme vous », il justifie indirectement son refus de prendre parti en faveur de l’un ou de l’autre. La triple anaphore négative qui soutient l’énumération qui suit confirme son choix d’effacement face à Serge et Marc qui luttent pour affirmer, chacun, sa supériorité : « je ne veux pas avoir d’autorité, je ne veux pas être une référence, je ne veux pas exister par moi-même ». 

La dernière formule traduit à quel point lui-même rejette sa propre existence, et, de ce fait, le rôle essentiel d’une amitié qui lui renvoie une image bien différente, bien plus supportable : « je veux être votre ami Yvan le farfadet ! Yvan le farfadet » La répétition insistante reprend le qualificatif de « ludion » : il se dépeint tel un être imaginaire, un petit lutin, espiègle, un être léger. Ses amis lui permettent, en fait, d’échapper à sa véritable nature. Le temps de « [s]ilence » est aussi un temps d’émotion, d’où le souhait de Serge pour tenter de masquer sa gêne : « Si on pouvait ne pas tomber dans le pathétique… » 

Yvan le "farfadet" : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Yvan le "farfadet" : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L’élément de résolution (des lignes 6 à 26) 

Une rupture

La conclusion d’Yvan, « J’ai terminé », marque une rupture brutale, encore soulignée par sa demande : « Tu n’as pas quelque chose à grignoter. N’importe quoi, juste pour ne pas tomber évanoui. » Il rend ainsi possible le retour à la banalité d’un quotidien qui peut alors effacer le conflit, ce que mettent en évidence  la didascalie, « Serge lui donne un petit bol d’olives qui est à portée de main », et l’offre de Serge, qui reprend son rôle ordinaire, oubliant sa colère contre Marc : « Tu en veux ? » 

Le retour à l'apéritif : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Le retour à l'apéritif : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Cet acte, qui relève de la convivialité le plus élémentaire, est une sorte de médiation, qui permet de passer de l’abstrait théorique et des profondeurs psychiques à une exigence physique indéniable, le besoin d’aliment. Le « bol » passant de l’un à l’autre, le trio se trouve, en effet, reconstruit : « Ils mangent des olives. » Tout semble donc revenu à la normale, avec la demande d’Yvan, « Tu n’as pas une assiette pour mettre les… », tellement inscrite dans la banalité du réel qu'il est inutile de finir la phrase,  tout comme le geste de Serge indiqué : « Il prend une soucoupe et la pose sur la table. » La tension a ainsi pu s’apaiser, comme le traduit la didascalie : « Un temps. »  

Le retour à "l'art"

Alors même que la didascalie, « tout en mangeant les olives », souligne ce moment d’apaisement, ce « blanc » dans la conversation permet à Yvan de remettre au premier plan la raison de la dispute, l'Antrios : « En arriver à de telles extrémités… Un cataclysme pour un panneau blanc… » Les choix lexicaux dans ces deux phrases, quoiqu’elles soient inachevées, formulent en fait une double critique : d’un côté, l’hyperbole blâme l’excès du conflit qui vient de les opposer, de l’autre le terme « panneau » au lieu de « tableau » ôte à l’œuvre toute valeur. D’où la protestation de Serge, « Il n’est pas blanc », qui défend son achat. La querelle pourrait alors reprendre…, ce que permet d’éviter l’intervention d’Yvan : « Une merde blanche ! » Il choisit ainsi de répondre à la demande qui lui était formulée depuis le début ; il s’implique en répétant le jugement initial de Marc. Il arrive, de ce fait, au résultat qu’il avait pensé obtenir lors de son premier échange avec Marc, en remplissant le rôle de « farfadet », d’amuseur, qu’il revendique, illustré par la didascalie : « Il est pris d’un fou rire. » Ayant alors affirmé pouvoir faire rire Serge, il tente à nouveau d’y parvenir par son insistance : « Car c’est une merde blanche !... Reconnais-le mon vieux !... »

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Un fou rire : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Mais seul Marc le suit dans cette réaction qui cautionne sa critique : « Marc rit, entraîné dans la démesure d’Yvan. » En revanche, Serge, lui, ne semble pas prêt à se joindre à eux, puisqu’il remet au centre de la scène l’objet du litige, acte accentué par la typographie et la rupture syntaxique : « Serge sort de la pièce. / Et revient aussitôt avec l’Antrios qu’il replace au même endroit. » Un horizon d’attente est ainsi créé : le conflit rejaillira-t-il ?

La réconciliation (de la ligne 27 à la fin) 

L'union retrouvée

La question de Serge, « Tu as sur toi tes fameux feutres ?... », amène le public à partager la réaction d’Yvan : « Pour quoi faire ?... Tu ne vas pas dessiner sur le tableau ?... » Là où Marc et lui ont partagé un « rire » qui remet en cause la valeur du tableau, la demande insistante, « Tu as ou pas ? », suggère, en effet, que Serge s’apprête à aller plus loin dans la transgression, plus loin qu’un simple « rire », jusqu’à une véritable profanation d’une œuvre picturale. Il accepterait donc la critique de ses amis.

Les didascalies qui décrivent la succession des gestes mettent en valeur la reconstitution de leur amitié. C’est Yvan qui fournit l’outil, « Yvan tend le feutre à Serge », tandis que Serge semble mûrir sa décision : « Serge prend le feutre, enlève le capuchon, observe un instant la pointe, replace le capuchon. » Enfin, c’est à Marc, le premier à avoir critiqué l’Antrios qu’il délègue cet acte transgressif : « Il lève les yeux vers Marc et lui lance le feutre. / Marc l’attrape. » Le jeu des acteurs est très précisément mis en valeur, d’abord ce « [l]éger temps » de silence qui suspend l’action pour en accentuer la valeur. 

La transgression partagée : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

La transgression partagée : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Puis l'injonction de Serge, « Vas-y », répétée avec l’exclamation et reprise par « Allez », encadrent l’échange des regards : « Marc s’approche du tableau. / Il regarde Serge… », « Marc regarde Serge… » La multiplication des points de suspension donne une sorte de solennité à ce moment, ralenti par le geste mentionné, « Puis il enlève le capuchon du feutre. », dont l’importance est encore accentuée par les deux exclamations horrifiées d’Yvan : « Tu ne vas pas le faire !... », « Vous êtes fou à lier tous les deux ! »

La transgression

Les didascalies continuent à mettre en évidence la façon dont l’acte transgressif est partagé, en entrecroisant ce qui le dépeint, « Marc se baisse pour être à la hauteur du tableau. », « il suit avec le feutre un des liserés transversaux. », « Marc dessine », et les réactions des trois amis : « le regard horrifié d’Yvan » confirme sa volonté de rester extérieur à cette profanation, tandis que Marc, « avec application », assume pleinement son geste, sous le regard « impassible » de Serge qui semble attendre de voir si Marc aura le courage d’aller jusqu’au bout dans son déni de toute valeur à l’art contemporain.

Un art figuratif : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Un art figuratif : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Le dessin

Le tableau a été l’ennemi qui a séparé le trio, le geste de Marc devient ainsi une façon de tuer cet ennemi en donnant à l’abstraction un sens figuratif. Le « blanc » a suggéré à Marc celui de la neige, d’où ce « petit skieur avec un bonnet », avec sa trace sur la neige marquée par le trait sur « un des liserés transversaux. » Rendu cocasse par sa dimension inattendue, le dessin met fin à ce que le conflit révélait de non-dits, de malentendus, de douloureuses tensions intimes dans la relation amicale. De ce fait, il illustre la réconciliation, rendue possible par l’offre de Serge, détruire le « blanc », qui donne à Marc une preuve d’amitié en se soumettant à son goût pour la figuration, tandis que Marc, lui, entre dans le compromis en acceptant l’idée que ce « blanc », jugé vide et considéré comme un « rien », dénué de toute « pensée » créatrice, pouvait s’interpréter librement par le spectateur.

C’est cette position qu’adopte d’ailleurs Marc, indiqué par la dernière didascalie : « Lorsqu’il a fini, il se redresse et contemple son œuvre. » Finalement, Yasmina Reza pose ainsi sa propre conception de la création artistique : tout jugement esthétique ne peut être que subjectif, indépendant du courant dans lequel s’inscrit l’œuvre, au-delà de toute "mode".

CONCLUSION

L’affirmation d’Yvan qui ouvre ce passage confirme l’alternative posée par son psychanalyste, « Si, en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n'es pas toi » : il l’applique à lui-même, son besoin de jouer le « farfadet » pour échapper à la médiocrité de sa vie, douloureusement ressentie, mais ne fait ainsi que confirmer ce que révélaient les attaques réciproques de Marc et de Serge des raisons de leur relation amicale. Dans l’amitié, finalement, chacun triche et se ment.

Mais c’est aussi Yvan qui ouvre le dénouement, puisqu’en revenant sur la critique initiale, le rire qu’il provoque amène la solution : chacun des deux adversaires fait un pas vers l’autre, Serge acceptant le « rien » du déni de Marc, que concrétise la profanation du tableau, tandis que celui-ci accepte, en exécutant son dessin, de voir en l’œuvre un « quelque chose ». Yvan, lui, rejoint ses deux amis : même s'il est horrifié, il cautionne la transgressant en restant assis. 

Cet élément de résolution permet ainsi la réconciliation, très rapide : tous trois iront ensemble au restaurant.

Lecture cursive : un épilogue en guise de conclusion 

Pour lire la fin de la pièce

Le geste profanateur de Marc a permis un dénouement a priori heureux : un dîner de réconciliation des trois amis. Mais Yasmina relance sa pièce, après une ellipse temporelle indéterminée, mais située après le mariage d’Yvan, par l’ajout d’une dernière séquence, à la façon d’un épilogue, suivie de trois monologues, comme cela avait déjà été le cas au cœur de la pièce. En quoi cette séquence complète-t-elle le sens de la pièce ? 

Épilogue

La profanation effacée (du début à la ligne 14) 

Durant toute la pièce, le tableau était simplement posé sur le sol, ou appuyé contre le mur : à présent, « accroché au mur », il retrouve sa valeur d’œuvre d’art, confirmée par le nettoyage longuement dépeint qui confirme ce résultat : « L’Antrios a retrouvé toute sa blancheur initiale. » La multiplication des détails marque l’amitié restaurée, parallèle à la restauration du tableau sur laquelle insistent la mention de l’eau, indice de la pureté recherchée, et l’énumération des produits de nettoyage. Serge et Marc se retrouvent unis par leur application, et, même s’il reste « assis en retrait », Yvan n’est plus extérieur puisqu’il « approuve ». Le « silence » final souligne ainsi la communication à travers « l’œuvre » d’art, enfin reconnue par le trio

Deux complices : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

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Les trois monologues (des lignes 15 à la fin) 

Mais Yasmina Reza, par l’ajout de trois monologues, introduit trois moments de recul par rapport à cette amitié restaurée, en interrogeant directement le public comme l’indiquent les didascalies qui précèdent le premier, dans lequel Yvan exprime ses sentiments, « comme seul. Il nous parle à voix légèrement feutrée », et le deuxième, celui de Serge, qui « s’avance vers nous » pour nous adresser sa révélation.

Le monologue d'Yvan

Le récit d’Yvan rappelle son mal-être évoqué à plusieurs reprises dans les conversations avec ses amis. 

        C’est d’abord son mariage qui, alors que face à la question de sa mère, « es-tu seulement content de te marier ? », il avait répondu « Sûrement, sûrement maman… », se termine dans les larmes « le lendemain » quand il est bouleversé par l’hommage rendu par Catherine, son épouse, « sur la tombe de sa mère morte ». Sa tirade se construit sur le champ lexical des larmes : « pleurer », « sangloté », « propension à pleurer, je pleure tout le temps ». Il mentionne alors son psychanalyste, Finkelzohn, celui qui avait déjà tenté de lui montrer qu’on ne peut être soi quand on dépend du regard d’autrui. Peut-être le geste tendre de son épouse le renvoie-t-il à sa propre relation à sa mère dont il a montré à quel point elle le critique... 

L'accablement d'Yvan : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

        Mais la dernière occurrence des larmes, « j’ai fondu en larmes », les relie au dénouement du conflit entre les trois amis, qu’il interprète comme le résultat de la transgression acceptée par Serge, « Après que Serge avait montré à Marc, par un acte de pure démence, qu'il tenait davantage à lui qu'à son tableau », qui, pourtant,  qui, pourtant, avait permis leur réconciliation : « Serge et Marc ont pris la décision d'essayer de reconstruire une relation anéantie par les événements et les mots. » Yvan explique que cette crise de larmes a été provoquée par la formule alors lancée, « une période d’essai », et l’amplifie par la métaphore qui la compare à « un séisme incontrôlé et absurde ».

L'accablement d'Yvan : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Ce rapprochement entre deux réalités, la douleur d’une fille face à la mort de sa mère, et la fragilité de tout lien affectif suggéré par même expression, confirme le mal-être d’Yvan : il ne supporte pas l’idée qu’un lien affectif puisse être détruit. Il a donc une conscience aiguë de l’absurde propre à la condition humaine, d’où son affirmation finale : « je ne supporte plus aucun discours rationnel, tout ce qui a fait le monde, tout ce qui a été beau et grand dans ce monde n’est jamais né d’un discours rationnel ». Tout effort humain pour nier l’éphémère est donc, à ses yeux, dérisoire.

Le monologue de Serge

En rapportant son échange avec Marc, à partir de sa question, « Savais-tu que les feutres étaient lavables ? », il avoue avoir dupé ses amis « en mentant » sur sa connaissance. Il a donc profité sans scrupules de leur naïveté et de leurr confiance de ses amis, en se donnant le beau rôle, celui d’un ami tolérant, acceptant la critique : « Mais pouvais-je entamer notre période d'essai par un aveu aussi décevant ? » Absence de scrupules, encore accentuée par son doute, vite effacé : « D'un autre côté, débuter par une tricherie ... Tricherie ! N'exagérons rien. D'où me vient cette vertu stupide ? » Pire encore, il se donne une excuse commode, en rejetant la faute de ce mensonge sur le caractère de Marc : « Pourquoi faut-il que les relations soient si compliquées avec Marc ? » Ainsi, à son tour, il souligne l’illusion qui fonde toute relation où l’important est avant tout de satisfaire à  l'attente d'autrui en correspondant à son regard d’autrui.

L'aveu du mensonge par Serge : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

L'aveu du mensonge par Serge : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

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Le monologue de Marc

Le monologue de Marc confirme cette idée d’illusion, puisqu'il substitue sa propre re-création de l’œuvre à la réalité, rappelée en écho à l’ouverture de la pièce : « Mon ami Serge, qui est un ami depuis longtemps, a acheté un tableau. / C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt. » L’effet de l’éclairage, réclamé par la didascalie, « La lumière isole peu à peu l’Antrios », met en évidence le monochrome, avec la répétition qui dépeint « les nuages blancs », « la neige », « la froideur et l’éclat blanc du sol », tandis que les négations multipliées soulignent l'inverse, que cette re-création n’est qu’une fiction.

La figuration recréée : mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

Ainsi Marc persiste dans la supériorité qu’il attribue à la figuration pour justifier la valeur de cette œuvre. Mais cette volonté à la fois fait sourire par l’entêtement qu’elle révèle, et rejoint elle aussi l’idée d’absurde : la répétition du verbe « disparaître », rendant « l’homme » à « son opacité », puis le montrant « à travers un espace et qui disparaît » ne met-elle pas en évidence la dimension humaine dérisoire, éphémère.

CONCLUSION

Ces trois monologues viennent donc amoindrir la réconciliation posée au dénouement. Ils montrent, en effet, que chacun des trois personnages reste enfermé dans ses certitudes, dans son mal-être pour Yvan, et dans leur choix esthétique différent, l'art moderne pour Serge, l'art figuratif pour Marc. Ils confirment aussi la réflexion de Yasmina Reza sur le langage : blessant pour Yvan, mensonger pour Serge, vecteurs d’illusions pour Marc.

Enfin, ils démythifient non seulement l’amitié, mais tout ce qui tente de proposer à l’homme une échappatoire à sa condition éphémère. 

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