Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour, 1834
L'auteur (1810-1857) : « l’enfant gâté » du romantisme
Pour une biographie plus détaillée
Pour découvrir la vie de Musset, on se reportera à la présentation de deux dimensions essentielles (Cf. site) : ses liens avec le mouvement romantique, dont il fréquente le Cénacle qui en regroupe les artistes partisans, et la place qu’il accorde à l’amour.
Deux moments clés de sa vie éclairent la lecture d’On ne badine pas avec l’amour.
Dans La Confession d’un enfant du siècle, paru en 1836, où il évoque, sous le nom d’Octave, sa jeunesse, il raconte un épisode marquant, datant de 1828 : un premier amour suscitant sa première douleur amoureuse en découvrant, lors d’un dîner, la trahison de sa maîtresse avec « un de [s]es amis les plus chers ».
Cette espérance, que rien n’avait flétrie ni corrompue, et que l’amour avait exaltée jusqu’à l’excès, venait tout à coup de recevoir une blessure mortelle. La perfidie de ma maîtresse l’avait frappée au plus haut de son vol, et lorsque j’y pensais, je me sentais dans l’âme quelque chose qui défaillait convulsivement, comme un oiseau blessé qui agonise.
Charles Landelle, Portrait de Musset, 1877. Huile sur toile, 56 x 46. Musée du château de Versailles
À ses yeux, le monde a perdu sa transparence : Octave reste déchiré entre l’amour auquel il ne peut renoncer et le désir de se venger. De cette époque date le dédoublement dans sa représentation de l’amour, qui transparaît dans les conversations entre Perdican et Camille. L’amour est douleur, car c’est une quête éperdue de sincérité, toujours déçue. Ainsi, pour fuir cette douleur, soit il faut y renoncer, prendre le voile comme l’envisage Camille, soit le prendre à la légère, se livrer au libertinage, en passant d’une maîtresse à une autre, comme Perdican reconnaît l’avoir fait alors même qu’il aspire à un amour pur et absolu.
En 1833, il rencontre George Sand : leurs deux ans de liaison passionnée et douloureuse ne font que renforcer son amertume à l’égard de l’amour, qui transparaît dans son théâtre comme dans sa poésie.
À nouveau, en effet, il a vécu une trahison à l’occasion d’un voyage en Italie, entrepris avec George Sand en décembre 1833. En février, il se trouve atteint d’une grave fièvre cérébrale, elle le soigne avec amour, et un jeune médecin, Pagello, le guérit. Mais, très peu de temps après, il découvre que George Sand est devenue la maîtresse de Pagello. Après des scènes violentes, Musset retourne à Paris en mars 1834. Ils échangent des lettres, et sa maîtresse le rejoint en août…
J’ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j’ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j’en pourrais dire,
Si je l’essayais sur la lyre,
La briserait comme un roseau.
Musset, La Nuit de mai, 1835
George Sand, dessin de Musset, 1833
Mais Pagello l'accompagne, ce qui n’empêchera pas la reprise de sa liaison avec Musset, ponctuée de crises multiples jusqu’à leur rupture définitive en mars 1835.
Mais lorsque, par hasard, le destin vous ramène
Vers quelque monument d’un amour oublié,
Ce caillou vous arrête, et cela vous fait peine
Qu’il vous heurte le pié.
Et vous criez alors que la vie est un songe,
Vous vous tordez les bras comme en vous réveillant,
Et vous trouvez fâcheux qu’un si joyeux mensonge
Ne dure qu’un instant.
Malheureux ! cet instant où votre âme engourdie
A secoué les fers qu’elle traîne ici-bas,
Ce fugitif instant fut toute votre vie ;
Ne le regrettez pas !
L’échec de cette passion le laisse désespéré, et explique sa représentation de l’amour dans On ne badine pas avec l’amour, où, d’ailleurs, dans une des conversations entre Camille et Perdican, celui-ci reprend un passage d’une lettre écrite de Venise par George Sand, le 12 mai 1834.
Il lui faudra du temps pour guérir, pour voir la douleur s’apaiser comme il le décrit dans « Nuit d’Octobre » en 1837 : « Je te bannis de ma mémoire, / Reste d’un amour insensé, / Mystérieuse et sombre histoire / Qui dormiras dans le passé ! » Il peut alors poser sa dernière image de l’amour, seule source du bonheur, toujours à recherche, mais impossible à conserver car il n’est qu’une illusion éphémère, sinon dans la mémoire. Ainsi, dans « Souvenir », poème de 1841, il écrit « Un souvenir heureux est peut-être sur terre / Plus vrai que le bonheur »
Présentation d'On ne badine pas avec l'amour
Pour lire la pièce
Le contexte culturel : le drame romantique
La naissance du drame romantique
Au XVIII° siècle, malgré le succès des pièces de Voltaire, la tragédie est en déclin, remplacée, dès la fin du siècle, par le mélodrame où se mêlent le comique et l'émotion, voire le macabre, au cours de péripéties multipliées. Les personnages en sont très stéréotypés : une jeune et belle héroïne, un traître qui veut sa perte, et un héros séduisant, sauveur et justicier. Les décors et les costumes veulent reproduire la "couleur locale". Ces pièces, comme celles de Pixérécourt (1773-1844), le plus célèbre des auteurs de mélodrames, plaisent au public populaire.
Ce genre a certainement influencé le drame romantique, car il a déjà balayé la distinction du comique et du tragique, les unités de lieu et de temps, et la règle des bienséances. Mais il ne se soucie guère de vraisemblance, ni dans l'intrigue ni dans la psychologie des personnages...
La découverte de Shakespeare, traduit en 1821, provoque un réel intérêt, illustré par l'ouvrage de Stendhal, Racine et Shakespeare (1823 et 1825). Le drame romantique se fonde alors, combinant les rejets mis en œuvre dans le mélodrame et le désir de maintenir une profonde vérité dans les caractères : « l'art doit être la représentation de la nature », « Il n'y a ni règles ni modèles ; le poète ne doit prendre conseil que de la nature, de la vérité et de l'inspiration », déclare, par exemple, Hugo, qui pose la théorie du drame dans sa Préface de Cromwell, en 1827. Ce principe confirme l'alliance entre « le sublime et le grotesque », et la volonté de montrer sur scène - dans des décors appropriés - ce qui, autrefois, était réservé à « des récits ».
Hugo s’affirme comme le chef de file du mouvement romantique en regroupant, dès 1823, de jeunes artistes, au sein de ce qu’il nomme « Le Cénacle », qui se réunissent chez lui ou chez Charles Nodier, parmi lesquels Théophile Gautier, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Charles-Augustin Sainte-Beuve, Prosper Mérimée, Honoré de Balzac, Gérard de Nerval. Jusqu’en 1830 ce groupe reste actif, en soutenant, notamment, l’avènement du drame romantique lors de la "bataille" d’Hernani (1830).
La "bataille" d'Hernani, présentée par Frédéric Lewino
Musset et le romantisme
En 1827, Musset est présenté à Victor Hugo, et entre au Cénacle, où il est remarqué de tous : beauté, talent littéraire, conquêtes féminines, il semble avoir tous les atouts pour connaître le succès, que lui apportent, notamment, ses Contes d’Espagne et d’Italie, en 1829.
On reconnaît beaucoup de traits romantiques chez Musset et dans ses personnages, l’excès du sentiment, le désir de croire en la passion totale et unique, une certaine forme de désespoir devant la médiocrité du quotidien.
Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité, les romantiques en cortège, 1842. Lithographie, 55 x 72. Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Mais, en même temps, celui qu’on a surnommé « l’enfant gâté du romantisme » refuse les excès du drame romantique, qu’il juge à la fois trop engagé et trop sérieux. Les Contes d’Espagne et d’Italie en témoignent, à la fois par leur diversité d’écriture, ballades, poèmes narratifs, théâtre…, et par le ton désinvolte. Musset y manie l’ironie, s’amuse à provoquer pour « se distinguer de cette école rimeuse » qu’est, à ses yeux, le romantisme.
Les conditions de la création
En 1830, la première pièce que Musset fait jouer, La Nuit vénitienne ou les noces de Laurette, ne connaît que deux représentations au théâtre de l’Odéon. L’échec a été cuisant, comme le reconnaît Musset dans une lettre à son ami Tattet : « Oui, j’ai été sifflé. » Et tous les critiques se sont associés à ce refus du public, tel celui qui écrit, dans Le Constitutionnel du 6 décembre 1830 : « Rien à dire de La Nuit vénitienne, drame extravagant de M. A. de Musset qui est tombé avec fracas de l’Odéon. »
Cependant, Musset ne renonce pas à écrire des pièces, mais, après avoir constaté que la parution de sa comédie dans La Revue des deux Mondes n’a pas reçu un si mauvais accueil, il décide de ne plus les faire jouer. Ainsi, il publie en 1832 la première livraison d’un recueil au titre significatif : Un Spectacle dans un fauteuil. Cela lui permet d’échapper à toutes les contraintes de la mise en scène en laissant le lecteur libre de l’imaginer à sa guise. Seule sa liaison avec une comédienne, Mlle Despréaux, dix-sept ans plus tard, l'amènera à accepter de faire jouer Un Caprice.
C’est à la demande du directeur de La Revue des deux Mondes qu’il compose, en deux mois, On ne badine pas avec l’amour, drame publié en 1834 dans la revue, puis en 1840 dans une nouvelle édition d’Un Spectacle dans un fauteuil, mais la pièce, largement remaniée par son frère, ne sera jouée qu’après sa mort à la Comédie-Française, en 1861.
Le titre
Comme pour d’autres pièces de Musset, telles Il ne faut jurer de rien (1836), Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée (1845) ou On ne saurait penser à tout (1849), le titre prend la forme d’un "proverbe", terme figurant en sous-titre dans la première parution. Musset retrouve ici un genre mis à la mode dans les salons précieux du XVIIème siècle, où il était une sorte de jeu littéraire. Il s’agissait d’improviser une courte intrigue, souvent fondée sur l’amour, dont la "moralité" illustrait un proverbe que les spectateurs devaient deviner.
Ce titre se présente donc comme une vérité générale, relevant du bon sens populaire comme les proverbes. Il pose le thème de la pièce, « l’amour », et le verbe « badiner », c’est-à-dire agir, parler ou écrire en plaisantant, suggère une relation sentimentale amoureuse légère où rien n’est vraiment pris au sérieux. La pièce serait donc plutôt une comédie. En revanche, l’assertion négative, « On ne badine pas », introduit une menace, sous-entendant que ce badinage pourrait avoir de graves conséquences, Ainsi le titre annonce la double tonalité, le mélange du comique et du tragique, une des caractéristiques du drame romantique. C’est ce que représente d’ailleurs l’illustration choisie pour l’affiche annonçant le spectacle de l’atelier théâtre de l’AMAPP, avec les deux triangles : le triangle blanc figure l’amour avec le jeune homme agenouillé, en train d’adresser sa déclaration à la jeune fille, tandis que le triangle noir montre une jeune fille accablée de chagrin.
Affiche : spectacle de l'atelier théâtre de l'AMAPP
La structure de la pièce
Scènes et tableaux
La pièce compte trois actes, le premier et le second de cinq scènes, le troisième de huit scènes. Mais il serait plus juste de parler de « tableaux » car contrairement à la règle du théâtre classique, ces scènes ne correspondent plus à l’entrée ou à la sortie d’un personnage. Cela se constate dès la première scène de la pièce, qui commence par le dialogue entre le chœur et maître Blazius, qui « sort » juste avant que dame Pluche « entre » à son tour en scène.
Parfois ces tableaux se multiplient, comme dans la scène 2 de l’acte III : elle présente d’abord une brève réplique de maître Bridaine seul, puis sa conversation avec maître Blazius, qui reste brièvement « seul » avant l’entrée de dame Pluche et leur dispute, interrompue par l’arrivée de Perdican qui, quand « ils sortent », termine cette scène par un monologue.
Après leur rapide rencontre dans la deuxième scène, la pièce se construit autour de cinq conversations entre Perdican et Camille, des scènes de conflit où leur argumentation révèle leur personnalité, jusqu’à la dernière scène qui dénoue leur relation. Mais ces scènes-clés s’entrecroisent avec celles qui mettent face à face Perdican et Rosette, le « badinage », certes, mais de force croissante avec un dernier échange, annonce d’un mariage que le terrible dénouement, la mort de Rosette, vient empêcher.
Ces scènes contrastent avec celles qui font intervenir ceux nommés "les grotesques", au premier rang desquels maître Blazius, gouverneur du jeune Perdican, dame Pluche, gouvernante de Camille, maître Bridaine, le curé, mais aussi le baron, père de Perdican. Toutes ces scènes s’inscrivent, elles, dans le comique.
Ainsi Musset adopte ici la caractéristique même du "drame romantique", le mélange du "sublime" et du "grotesque".
Une originalité : le chœur
L’observation du tableau de structure fait aussi apparaître la place occupée par « le chœur », importante dans le premier acte, qui disparaît dans l’acte II mais revient dans la scène de l’acte III, d’abord seul puis face à dame Pluche. Alors même que Musset, comme le veulent les Romantiques, ne puise pas son intrigue dans l’antiquité, il choisit de conserver la présence d’un « chœur », qui, comme dans le théâtre antique, observe et commente l’action.
La didascalie initiale le présente comme un groupe de « valets » et de « paysans », d’un âge vénérable comme le rappelle Perdican :
Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents ; vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre père, à vous qui avez été les miens. (I, 4)
Louis Monzies, L’arrivée de Blazius entouré du chœur, eau-forte, 1878, édition Lemerre
Cet âge avancé a un triple avantage :
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il peut présenter les différents personnages, qu’il connaît depuis longtemps, comme dans la scène 3 de l’acte I, Blazius et Bridaine ;
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il peut partager aussi la joie de Perdican de retrouver les lieux de son enfance, teintée de nostalgie : son constat « Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé », ranime chez Perdican ce temps antérieur de dix ans.
N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ? (I, 4)
Il se passe assurément quelque chose d’étrange au château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur.
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enfin ce chœur représente la sagesse des "anciens". Il sait à la fois démasquer les ridicules des « grotesques », d’où son ironie à l’égard de dame Pluche, par exemple, dans la scène 4 de l’acte III, et pressentir, dans la même scène, le dénouement.
Il s’inscrit ainsi dans la double tonalité de la pièce, comique et tragique, tandis qu’il en formule le sens, en écho au titre même.
Le cadre spatio-temporel
Le temps
Dans sa préface de Cromwell, en 1827, Hugo insiste sur la rupture avec une règle du classicisme, l’unité de temps, qui imposait une durée de vingt-quatre heures. Ainsi la pièce de Musset occupe trois jours, un par acte : l’acte I se termine par l’annonce d’un « souper », l’acte II occupe une nouvelle journée, comme l’acte III comme le prouve l’aveu de Perdican : « En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. »
Les lieux
Dans son choix de composer un « théâtre dans un fauteuil », Musset se libère de toute contrainte liée à l’autre règle classique, celle de l’unité de lieu. Ainsi, les changements de décor se multiplient avec l’alternance de lieux intérieurs et extérieurs :
Les lieux intérieurs se rattachent à la fois au statut social de Perdican, « Le salon du baron » (I, 2), « Une salle » (I, 5), « La salle à manger – On met le couvert » (II, 2), « Au château » (II, 4), et à Camille, avec sa « chambre » (III, 6) et surtout en rappelant son éducation au couvent : « Un oratoire » (III, 8)
Le château, mise en scène de Jean Liermier, 2023, théâtre de Carouge, Suisse
Eugène Lami, Perdican et Rosette, au sein de la nature, illustration, 1884, BnF
Les lieux extérieurs, eux, renforcent l’opposition entre le statut social de Perdican ( « Une place devant le château » (I, 1 et 3), repris au début de l’acte III, et le personnage de Rosette, comme « « Un champ devant une petite maison » (II, 3), en lien avec la nature, « Une fontaine dans un bois » (II, 5 « Le petit bois » (III, 3), une nature sauvage qui contraste avec celle qui, domestiquée, a perdu son naturel, : « Un jardin » (II, 1) ou « Un chemin » (III, 2).
Ainsi les décors illustrent l’opposition entre le romantisme, la foi en un amour sincère, et la société, qui impose ses normes et ses règles : a priori, Perdican est destiné à épouser sa cousine Camille, et non pas une simple paysanne comme Rosette. Cependant, Musset ne recherche pas vraiment ce que souhaitent les romantiques : il n’y a pas de description précise, ce qui donne à sa pièce une dimension atemporelle, universelle.
Les "grotesques"
Toutes les pièces de Musset comportent ceux que l’on nomme les "grotesques" – ou les "fantoches" – qui, inspirés de Shakespeare et conformément au souhait de mélange des registres propre au drame romantique, permettent les effets comiques. Dans sa préface de Cromwell, Hugo en souligne l’intérêt :
Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art.
Les personnages de Blazius, Bridaine et Dame Pluche, et dans une certaine mesure le Baron aussi, jouent donc ce rôle de bouffons, mais sont aussi porteurs de la satire de Musset.
Le portrait des "grotesques"
L'onomastique
La dénomination des personnages est déjà significative par les contrastes marqués entre la solennité et leur réalité ridicule : deux d’entre eux sont qualifiés de « maître », appellation solennelle pour celui dont le nom à désinence latine illustre une fonction intellectuelle alors qu'il n'est qu'un sot, comme pour celui qui n’est qu’un simple curé de paroisse. De même, l’appellation de « Dame Pluche » fait sourire : d’un côté, « Dame », renvoie historiquement à une femme qui possédait une seigneurie, donc de haute naissance ; de l’autre le terme « Pluche » dérive du verbe « éplucher », donc évoque des épluchures. Pour le père de Perdican, il est simplement nommé par son statut social, « Le baron ».
Or, cette connotation de l’onomastique se retrouve dans leur vanité, quand Blazius, par exemple, s’approprie le succès des études de Perdican, « Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l’âge de quatre ans », ou quand Bridaine déplore de perdre la « place d’honneur » : « Cette chaise que j’ai occupée si longtemps à la droite du baron ». De même, Dame Pluche exprime hautement son mépris pour les paysans et valets du chœur en les traitant de « manants », de « canaille », de « butors » et de « malappris », tandis qu’elle se vante de l’éducation donnée à Camille qui a fait d’elle « une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion ». Enfin, dans sa tirade de la scène 2, le baron se glorifie de son importance sociale, en mentionnant « la gravité de [s]on habit » due à sa fonction politique : « le roi m’a nommé receveur ».
Le jeu des contrastes
Mais cette vanité solennelle, soulignée par le chœur dans son portrait de Blazius et Bridaine, « l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur », contraste avec le ridicule de leur personnalité, matérialiste jusqu’à l’excès. Tous deux sont des personnages dignes de Rabelais, tant par leur physique, rebondi, que par l’importance qu’ils accordent au vin et à la bonne chère, révélée dès la première réplique de Blazius, « Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d’importance m’apportent ici premièrement un verre de vin frais. ». Ce portrait est confirmé par leur portrait fait par le chœur : « Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. »
Philippe Ducrest, Blazius et Bridaine, réalisateur du film de 1967
Mais le chœur les regroupe par sa comparaison, Blazius étant comme un double de Bridaine : ils sont « deux hommes à peu près pareils, également gros », « tous deux ont pour ventre un tonneau ; non seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ».
Cela permet d’établir un second contraste entre ces deux bouffons et Dame Pluche, déjà par leur physique. Là où ils sont gros, celle-ci est maigre et sèche, et à leur matérialisme s’oppose sa dévotion : « Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que de ses mains osseuses elle égratigne son chapelet. » Une dévotion sur laquelle insiste le baron : « Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa vertu est inattaquable. »
Pour le baron, le contraste, plus complexe, naît du contraste entre deux attitudes : d’un côté, ses certitudes, qu’il veut rationnelles, mais souvent de façon cocasse, de l’autre, ses doutes, irrationnels. Dès le début, par exemple, il affirme la réussite du mariage souhaité, dont il s’approprie le mérite, mais en la fondant sur une arrivée simultanée de Perdican et Camille, « Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir. ». Mais, très vite, il déplore la froideur de leur rencontre, non pas tant en pensant à l’amour, mais en en faisant un échec personnel, qui blesse sa vanité : « Cela m’est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si doux, est complètement gâté. — Je suis vexé, piqué. — Diable ! voilà qui est fort mauvais. »
Philippe Ducrest, le Baron, réalisateur du film de 1967
La comédie des "grotesques"
Ainsi, d’abord à la fois par leur physique et par leur caractère, les "grotesques" soutiennent la tonalité comique de la pièce. L’observation de la structure montre, en effet, que Musset les fait intervenir en alternance avec les scènes dramatiques qui mettent face à face Perdican, soit avec Camille, soit avec Rosette. Ils permettent de mettre en scène toutes les formes du comique.
Le comique de gestes
Dans la perspective du « théâtre dans un fauteuil », il n’y a presque aucune didascalie indiquant le jeu d’acteurs. Il appartient donc au lecteur de l’imaginer à partir du texte, comme lors de l’arrivée de Blazius, « doucement bercé sur sa mule fringante » (mais quel metteur en scène ferait venir un tel animal sur scène ?), sa façon de mettre pied à terre : « mes bons amis, apportez une chaise, que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ». De même, le récit fait a posteriori par Blazius au Baron de la querelle entre Camille et dame Pluche, indique la façon dont elle pourrait être jouée par les comédiens : « Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation. » (II, 4)
Pour voir la scène, cliquer sur l'image
Une seule didascalie, « Ils se battent » (III, 3), souligne le ridicule du conflit, quand Blazius veut s’emparer de la lettre que porte dame Pluche : « Donnez-la moi, ou vous êtes morte ». Le portrait fait par le chœur permet d’ailleurs d’imaginer leur combat : « Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts s’allongent en se crispant. »
Le comique de situation
Musset joue aussi sur le comique de situation en multipliant les décalages, mais, là encore, c’est à travers le texte qu’il est mis en valeur, par exemple dans la description du chœur du conflit entre Blazius et Bridaine aux côtés de dame Pluche :
Déjà je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses coudes affilés. (I,3)
Conflit ridicule, puisque ces deux hommes combattent, en réalité, pour la même raison, leur place à table pour satisfaire leur goinfrerie et leur ivrognerie, d’où leurs répliques en écho : à la lamentation de Blazius, « Ô disgrâce imprévue ! me voilà chassé du château, par conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin de l’office. », répond celle de Bridaine : « Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au feu de la noble cheminée mon ventre copieux. » (II,2)
Le comique de mots
Mais le « grotesque » est comique d’abord par son langage, en rupture avec la logique. Ainsi, quand le Baron affirme son « dessein de marier [s]on fils avec [sma nièce », deux raisons se succèdent. La première, « c’est un couple assorti », renvoie logiquement aux sentiments qui créent l’harmonie du couple ; mais la seconde, elle, destinée à justifier l’idée de « couple assorti », relève du matérialisme et au Baron lui-même : « leur éducation me coûte six mille écus ».
Cette absence de logique est encore plus flagrante dans la scène 4 de l’acte III, quand Blazius s’apprête à relater ses observations au Baron, son discours, qu’il présente comme important, « Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire », se noie dans des circonvolutions :
Tout à l’heure, j’étais par hasard dans l’office, je veux dire dans la galerie : qu’aurais-je été faire dans l’office ? J’étais donc dans la galerie. J’avais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe d’eau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J’étais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de l’étrusque.
C’est ce que lui reproche le Baron, « Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables. » Mais lui-même se montre incapable de poursuivre un échange cohérent, ne s’arrêtant qu’à des détails dérisoires sans percevoir le sens d’ensemble.
Maître Blazius. – Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment d’attention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel ! Il y va de l’honneur de la famille.
Le Baron. – De la famille ! Voilà qui est incompréhensible. De l’honneur de la famille, Blazius ! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes, tant à Paris qu’en province ?
Maître Blazius. – Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour chasser la digestion tardive, imaginez que j’ai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d’haleine.
Le Baron. – Pourquoi hors d’haleine, Blazius ? Ceci est insolite.
Maître Blazius. – Et, à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille.
Le Baron. – Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?
Maître Blazius. – Votre nièce, seigneur.
Le Baron. – Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que c’était de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.
Maître Blazius. – Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle s’écriait avec force : Allez-y ! Trouvez-le ! Faites ce qu’on vous dit ! Vous êtes une sotte ! Je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
Le Baron. – Dans la luzerne ?… Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d’être qualifiée ainsi.
Le Baron en arrive ainsi à un résumé absurde du début de cette conversation, révélant son incompréhension par le terme de « monstruosité » qu’il applique à des détails : « Je n’y comprends rien ; mes idées s’embrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités. »
Le grotesque est donc une sorte de mécanique qui tourne à vide, qu’il s’agisse de ses raisonnements, ou de la formulation de ses opinions et de ses sentiments. Son langage tourne en rond, en perdant toute logique par l’’inadéquation entre le mot et la chose à laquelle il fait référence.
Leur rôle dans l'action
Des agents du drame
Dès le début de la pièce, le Baron pose l’objectif de la pièce : le mariage entre son fils et Camille, sa cousine. Or, indépendamment du conflit entre les deux héros, les "grotesques" s’emploient à briser ce projet par leurs dénonciations au Baron.
Bridaine, le premier, éveille sa méfiance en lui rapportant l’entretien de Perdican avec Rosette : « Une jeune paysanne ? Mon fils vient-il ici pour débaucher mes vassales ? Une paysanne sous le bras ! et tous les gamins du village autour de lui ! Je me sens hors de moi. ». Il va jusqu’à l’inciter à agir : « Cela crie vengeance ».
Au-delà de la réaction du Baron, qui exprime son désespoir en mêlant tous les constats, exagérés, « Tout est perdu ! — perdu sans ressource ! — Je suis perdu ; Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets. », c’est ensuite Blazius qui, pour retrouver sa première place à table, éveille ses soupçons en voulant prouver au Baron que Camille a « une correspondance secrète ». Or, en reprenant la riposte méprisante de dame Pluche à propos de Perdican, « Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons », ignorant qui elle désigne par ce pronom « il », il en déduit l’inconvenance du comportement de Camille : « À qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d’être né pour les garder lui-même. » Bridaine va achever d’installer ce soupçon dans l’esprit du Baron : « Votre fils fait la cour à une fille du village. » Face au déni du Baron, « C’est absurde, mon ami », les détails ajoutés, « Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui promettait de l’épouser », et le présent de « la chaîne d’or », amène le Baron à être encore plus inquiet : « Cela est monstrueux. »
Mais cet autre grotesque qu’est le Baron contribue lui aussi à la marche vers le dénouement. Dans la scène 7 de l’acte III, face à Camille, le Baron affirme son autorité : « Si cela se fait, je deviendrai fou. […] Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est certain. » Mais, aussitôt après, mû par son égocentrisme et le souci de son statut social, « Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne paraîtrai pas une fois à la Cour. », sa résistance devient dérisoire : « Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré. » Quand il quitte la scène en déclarant, « Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur. Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille sans nom », Camille comprend qu’il n’agira pas. Elle n’a donc plus d’autre choix que d’agir elle-même pour empêcher ce mariage, en provoquant le dénouement tragique.
La satire
Contre la religion
Musset en reprend les contours traditionnels depuis le moyen-âge : la caricature de prêtres gloutons et ivrognes. Elle est mise en évidence à la fois dans le portrait que fait d’eux le chœur (I, 3), mais aussi dans l’accusation lancée d’abord par Bridaine contre Blazius, « Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude. », mais plus insistante encore dans celle de Blazius contre le curé, « un ivrogne ». Mais leur combat permanent va plus loin dans la dénonciation : chacun cherche à bénéficier d’une plus grande estime du Baron que l’autre, ne se souciant que du profit à tirer de cet honneur et non pas de la vie spirituelle, ambition qui conclut le monologue de déploration de Blazius : « j’aime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome. » (II, 2)
Une bigote, dame Pluche, 2003. Théâtre de La Caboche, Douai
Mais à travers le personnage de dame Pluche, cette critique va plus loin, car Musset dénonce la contradiction entre la religion, qui ne doit être que charité er tolérance, et le comportement qu’elle adopte, à commencer par son mépris envers ceux qu’elle considère comme des « manants », des inférieurs. Cette demoiselle, que le Baron présente comme « pleine d’onction et de componction », fait preuve d’une rigidité absurde, qui ridiculise la religion, par exemple dans son approbation du refus de Camille de la promenade en bateau proposée par Perdican : « il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau. […] Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau. […] Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme. » De même, sa réaction à la demande de Camille de porter une lettre à son cousin relèvent de ce même excès, un respect des bienséances exagéré : « Seigneur mon Dieu ! est-ce possible ? Vous écrivez un billet à un homme ? […] Le seigneur Perdican sort d’ici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliiez Jésus ? »
Contre les "dominants"
Comme tous les jeunes romantiques, Musset s’en prend aussi aux mœurs de l’aristocratie, représentée par le Baron. Il le représente comme enfermé dans deux réalités propres à cette époque de la restauration monarchique.
D’une part, la seule valeur qui soutient son discours est le matérialisme, manifeste, par exemple quand il justifie le mariage de son fils avec Camille par les « mille écus » que lui a coûtés « leur éducation », auxquels il ajoute la dot que vient chercher Camille à sa majorité : « six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper. »
D’autre part, il est obnubilé par son statut social, s’indignant notamment que Perdican puisse courtiser ses « vassales », et mettant au premier plan le qu’en dira-t-on auquel le soumet sa fonction de « receveur » (c’est-à-dire de percepteur des impôts) qui le hausse à la dignité d’« homme d’État » qu’il présente de façon ridicule : « Qu’il est austère et difficile le recueillement de l’homme d’État ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis, la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé receveur ! » Toute aussi ridicule est la réaction que cela provoque quand il envisage le mariage entre Perdican et « une fille sans nom » : « Je serai vêtu de noir, cet hiver ; tenez-le pour assuré. »
POUR CONCLURE
Face à de tels personnages, tout dialogue est impossible, que ce soit entre eux car leur bêtise et leur égocentrisme les empêchent de s’écouter, soit face aux autres car ils sont dépourvus de cœur et restent enfermés en eux-mêmes. Musset peut alors faire jouer pleinement la tonalité burlesque, fondée sur le contraste entre le comique et la situation dramatique, à laquelle ils contribuent sans même en avoir conscience.
Les "grotesques" sont donc l’antithèse des héros "purs", comme Perdican ou Rosette, car ils appartiennent au monde de la matière et du social. Antithèse aussi des héros "tourmentés", comme Camille, puisque, enfermés dans leur solipsisme, ils ne se remettent jamais en cause, n’ont aucun doute sur le monde ni sur eux-mêmes. Ils représentent le type des dominants du XIX° siècle, aristocrates ou bourgeois, dont se moqueront bien d’autres écrivains, tels Balzac, Stendhal ou Flaubert : le « sot » que sa sottise même rend dangereux.
Les protagonistes
Le contraste est flagrant entre ces « grotesques » et les trois protagonistes de l’intrigue, Perdican, Camille et Rosette, qui, eux-mêmes s’opposent par leur personnalité et par les valeurs que prônent leurs discours. À travers ces personnages, Musset met en valeur à la fois ses critiques, notamment celles de la société, de la religion, et une conception de l’amour qui réussit à unir libertinage et romantisme.
Des personnalités contrastées
Perdican
Il représente ce que peuvent être les jeunes romantiques dans les années 1830, des jeunes gens qui, accablés par sur ce que l’on nomme alors "le mal du siècle", refusent une société qui privilégie le matérialisme, en n’offrant comme seul idéal que le profit et l’ascension sociale. C’est pourquoi, ils choisissent les valeurs du cœur, même s’ils savent qu’elles peuvent faire souffrir. Cela se constate dès son entrée en scène, quand, Perdican, admire une simple fleur, mais est amené à se justifier face à l’étonnement de son père : « Perdican. – Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope. - Le Baron. –Te moques-tu ? elle est grosse comme une mouche. - Perdican. – Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix. » Puis, face à l’étalage d’érudition de Bridaine, il se contente d'invoquer sa seule sensation : « Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout. » (I, 2)
À l’image de Perdican, Alfred de Musset. Dessin de Diogène Maillart, XIXème s., colorisé ultérieurement
L’enfance
Pour se protéger du poids de cette société matérialiste, la première échappatoire est de plonger dans le passé, à commencer par le sien, son enfance. L’enfance joue donc un rôle important dans la personnalité de Perdican, qui exprime son « plaisir de revoir la prairie », et lance ce reproche à Camille : « pas un battement de cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? » Son exaltation lyrique montre bien ce que représente l’enfance, l’innocence d’une âme que n’a pas encore corrompue la société, un point fixe aussi pour échapper à l’instabilité sociale :
Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! Ô patrie ! patrie, mot incompréhensible ! l’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ? (I, 4)
La nature
À cela s’ajoute une autre échappatoire, la nature, qui représente la vie même, loin des villes et de leurs contraintes. C’est d’ailleurs ce qui le rapproche de Rosette, sa proximité avec la nature, en laquelle il perçoit la force de la vie : « Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. »
Dominique Blanchar joue Camille : mise en scène de Simon Eine, Comédie-Française, 1952
Camille
À sa façon, elle aussi cherche à fuir l’entrée dans la société que représente, pour une jeune fille, le mariage. Mais, à la différence de Perdican, ce refuge lui a été inculqué par son éducation au couvent, qui se traduit, pour elle aussi, dès son entrée en scène, quand elle admire, elle, le portrait d’une grand-tante et s’écrie : « Comme ce costume religieux lui va bien ! » (I, 2) De même, quand elle justifie à Perdican son refus du mariage et sa décision de devenir religieuse, elle déclare : « J’ai renoncé au monde » (II, 5) Mais sa longue description de ses compagnes religieuses, des souffrances qu’elles ont connues, montre bien que c’est la peur des réalités de la vie sociale et de ses troubles, que toutes refusent d’affronter en se cachant sous le voile : « Les étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de nos voiles ; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux. » L’exclamation de Perdican souligne qu’elle ne fait, donc, que choisir une autre forme de mensonge social, celui qu’inculque la religion : « Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! »
Rosette
Le diminutif de son prénom et sa désignation comme « sœur de lait » de Camille la qualifie d’abord par son statut social subalterne : selon l'habitude à cette époque dans l’aristocratie et la riche bourgeoisie, Camille a été allaitée par une nourrice qui venait elle-même d’avoir un bébé, donc Rosette a pour mère une paysanne au service du Baron. Cela explique la réplique répétée de Rosette à Perdican : « Oui, monseigneur. » (I, 4) De même, Perdican adopte avec elle un ton paternaliste quand il déclare : « Nous te marierons, mon enfant. » L’écart social est ainsi marqué d’emblée, et Rosette le reconnaît elle-même : « Je n’ai guère d’esprit et je m’en aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur affaire, selon qu’on leur baise la main droite ou la main gauche ». (II, 3) Et, même s’il tente de l’effacer en faisant la cour à Rosette, ce qui les sépare est rappelé dans son discours : « tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es » (III, 3).
Georges Barbier, Perdican et Rosette, illustration édition Crès, 1920
Camille, elle, va plus loin en faisant preuve d’un évident mépris pour celle qu’elle nomme comme « une fille de rien », et qu’elle dépeint comme un objet de dégoût : « le cœur vous lèvera au repas de noces, et le soir de la fête vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les contes arabes, parce qu’elle sentira le ragoût. » (III, 7)
Des conceptions contrastées de l'amour
Dans les confrontations entre Perdican, Camille et Rosette, deux conceptions de l’amour s’opposent nettement, jusqu’au dénouement tragique.
Le libertinage
C’est le reproche que Camille adresse à Perdican, et c’est bien ce comportement de séducteur qu’il adopte dès leur première rencontre en soulignant qu’elle est « belle comme le jour », et par son exclamation : « Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie ! » Et il le lui répète lors de leur tête à tête : « tu es jolie comme un cœur » (III, 1)
Dans la scène 5 de l'acte III, ce reproche est formulé directement par sa question brutale : « Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ? » Peu à peu, elle le pousse à reconnaître qu’il est incapable de se souvenir d’un seul nom de celles qu’il dit avoir aimées ni même de celle qu’il aurait préférée : « vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. » Les réponses de Perdican confirment cette conception d’un amour éphémère, superficiel, qu’elle généralise à tout homme : le libertin passe d’une femme à l’autre pour satisfaire son seul plaisir. Il conseille d’ailleurs ce même libertinage à toute femme trompée par son époux : « prendre un amant », puis « un autre » si cet amant « ne l’aime plus ». Le rejet de Camille se fait alors violent contre ce libertinage, qu’elle considère comme un « métier de jeune homme », et sa métaphore le dénonce avec force : « Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde son effigie. »
Mais, finalement, a-t-elle tort dans cette attaque ? Si Perdican courtise Rosette, c’est plus par orgueil, pour prouver qu’il n’est pas blessé par le rejet de Camille : « Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. » Avec Rosette, utilisée comme une arme, il agit donc bien en libertin : « Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même. » Le commentaire du chœur complète ce portrait sévère de Perdican qui profite de la naïveté de Rosette : « Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur. »
Enfin, Camille souligne ce libertinage devant Rosette, qu’elle traite de « Pauvre innocente », mais, jusqu’à sa dernière tirade Perdican, devant Rosette qui s’est évanouie en entendant son aveu d’amour à Camille, c’est bien légèrement qu’il formule sa conclusion, en faisant peu de cas de la force de l’amour : « Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute, elle est jeune, elle sera heureuse ».
Perdican courtisant Rosette. Mise en scène de Jean-Pierre Vincent, 1988, théâtre de Sartrouville
La conception romantique
Pourtant, dans ce dialogue, Camille a lancé une remarque, « Vous n’êtes point un libertin, et je crois que votre cœur a de la probité », qui invite à voir chez Perdican une autre conception de l’amour, qui traduirait l’élan d’un cœur sincère vers son « âme sœur », conception révélatrice de l’idéal absolu prôné par les romantiques. C’est celle que Perdican formule d’ailleurs lors du dénouement en évoquant Camille : « Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ». C’est aussi celle qui sous-tend le choix de Camille, son rejet d'un amour profane : « je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. Elle montre son crucifix. »
Dans sa première conversation, Perdican cherche donc à montrer à Camille tout ce qui les rapproche, le partage d’une même enfance, innocente au sein de la vérité de la nature. Et, avec Rosette, il met en valeur cette même dimension en évoquant les arbres : « Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant. » En s’adressant à Rosette, mais sachant que Camille l’écoute, il oppose ainsi la puissance du cœur à la sécheresse de la rationalité, et deux formes de foi, l’une issue du livre, l’autre d’un « élan naturel vers Dieu : « tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur ». Même si c’est d’abord pour braver Camille qu’il courtise Rosette, même si son élan lyrique est sincère, et c’est aussi à Camille que s’adresse sa définition de l’amour, liée aux forces de vie :
Il se passe assusur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ? (III, 3)
Dans la conclusion de son long conflit avec Camille, cette conception romantique ressort comme la seule réponse que l’homme peut donner à son mal de vivre au sein de la société, et, surtout, à la conscience de sa finitude :
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. (II, 5)
Le tragique de l'amour
Mais ce qui, chez Marivaux, aurait été un jeu amoureux, précisément nommé le « marivaudage », équivalent du « badinage avec l’amour », conduit, chez Musset, et même s’il qualifie sa pièce de « comédie », à un terrible dénouement.
Le libertinage n’a été qu’une fuite, un mensonge qui éclate dans toute sa force quand la déclaration ardente de Perdican à Camille détruit Rosette. Perdican mesure alors sa cruauté, « il me semble que mes mains sont couvertes de sang », « je sens un froid mortel qui me paralyse ». Le libertinage n’est donc qu’un jeu cruel, qui, finalement, détruit tous les êtres, à commencer par Rosette, celle qui aimait sincèrement en toute innocence : « Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ».
Mais l’amour conçu comme une fusion des cœurs et des âmes est lui aussi cause de souffrances, celles que rapporte longuement Camille en dépeignant les religieuses de son couvent, détruites par, précisément, leur foi en la vérité de l’amour : « Plus d’une parmi elles sont sorties du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. » D’où son affirmation : « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ». La réponse de Perdican – reprise par Musset d’une lettre de George Sand – ne nie pas cette souffrance, dont il fait même la seule richesse de la vie :
On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. (II, 5)
Est-ce là le sens de cette pièce, qui se termine sur la réplique lapidaire de Camille : « Elle est morte. Adieu, Perdican ! » ? En fait, cette mort tragique et cette rupture ne donnent raison ni à l’une ni à l’autre des deux conceptions. Elles ne font que montrer la cruauté infligée aux autres par ceux qui, en se mentant à eux-mêmes, par orgueil, finissent par payer leur propre cruauté. Cruauté de Camille, qui se plaît à faire souffrir Perdican, puis Rosette ; cruauté de Perdican qui promet à deux reprises le mariage à Rosette, en sachant qu’il aime Camille… Face à cette double cruauté, en lutte pour savoir laquelle dominera l’autre, Rosette ne peut qu’être condamnée…
La mort de Rosette. Mise en scène de L. Delvert, 2021, théâtre de la ville de Luxembourg
Conclusion
À travers ses personnages et en mêlant les tonalités, comique, lyrique, tragique, Musset a mis en scène deux conceptions de l’amour, antithétiques, mais seulement en apparence, car elles représentent deux formes du « mal du siècle ». Pour le surmonter, il est possible de choisir la liberté, les jeux de la séduction, le plaisir du libertinage, ou bien de se livrer tout entier à l’amour absolu, quitte à accepter la solitude et la souffrance. Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’issue ne peut être que tragique.
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Le libertinage ne comble pas Perdican : il ne fait que masquer sa quête d’un absolu, exprimée face à Camille, entreprise face à Rosette, absolu vécu dans l’enfance, au temps de l’innocence… Quête condamnée par avance, car cet âge est irrémédiablement révolu.
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L’idéal religieux absolu n’est, pour Camille, qu’une peur de la souffrance, une quête elle aussi illusoire que démasque sa prière finale « au pied de l’autel » :
M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience, vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier !
Mais ne pouvons-nous pas reconnaître dans cette pièce l’illustration des deux facettes de la personnalité de Musset ? D’un côté, son aspiration à la poésie, son désir de pureté, sa recherche de la passion absolue – vécue avec George Sand –, quête impossible qu’il combat par sa désinvolture, son goût des plaisirs, jusqu’à la débauche, comme pour combler le vide d’une vie dérisoire, à laquelle la religion ne peut apporter aucun remède car l’homme n’a pas qu’une âme, il a aussi un corps.
Alexandre Bida, Camille à genoux. Illustration édition Charpentier, 1867