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Création en cours
Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne, 1833
L'auteur (1810-1857) : "l'enfant gâté" du romantisme
Une turbulente jeunesse
Musset compose l’essentiel de son oeuvre entre 1832 et 1836 : cette jeunesse permet de mieux comprendre le choix de ses thèmes et de ses personnages. Un épisode marque sa jeunesse, le premier amour, en 1828, que Musset évoque dans La Confession d’un enfant du siècle et qui fut aussi la première trahison : auprès de sa maîtresse il a surpris « un de [s]es amis les plus chers ». « Le monde a perdu sa transparence », déclare-t-il. C’est de cette époque que date le dédoublement dans la représentation qu’il va donner de l’amour. L’amour est douleur, car c’est une quête éperdue de sincérité, toujours déçue. Ainsi, pour fuir cette douleur, mieux vaut le prendre à la légère, se livrer au libertinage, voire à la débauche. On retrouvera cette dualité dans les deux personnages des Caprices de Marianne, Cœlio qui aspire à un amour pur et absolu comme le ciel dont il porte le nom, et Octave qui multiplie les conquêtes.
Charles Landelle, Portrait de Musset, 1877. Huile sur toile, 56 x 46. Musée du château de Versailles
Pour lire une biographie très complète
En 1827, Musset est présenté à Victor Hugo, et entre au Cénacle, groupe qui réunit, chez Hugo ou chez Nodier, les jeunes artistes de cette époque, regroupés sous la bannière du « romantisme ». Il est remarqué de tous : beauté, talent littéraire, conquêtes féminines, il semble avoir tous les atouts pour connaître le succès, que lui apportent, notamment, ses Contes d’Espagne et d’Italie, en 1829.
Ces jeunes écrivains proclament alors leur opposition au classicisme. Au théâtre, le drame romantique se crée, avec des Préfaces (celles de Cromwell, 1827, d’Hernani, 1830) qui en expliquent les révoltes : elles refusent la règle des trois unités et exigent une absolue liberté dans le mélange des genres et des tons. On reconnaît beaucoup de traits romantiques chez Musset et dans ses personnages, l’excès du sentiment, le désir de croire en la passion totale et unique, une certaine forme de désespoir devant la médiocrité du quotidien.
Mais, en même temps, celui qu’on a surnommé « l’enfant gâté du romantisme » refuse les excès du drame romantique, qu’il juge à la fois trop engagé et trop sérieux. Les Contes d’Espagne et d’Italie, en témoignent, à la fois par leur diversité d’écriture, ballades, poèmes narratifs, théâtre…, et par le ton désinvolte. Musset y manie l’ironie, s’amuse à provoquer pour « se distinguer de cette école rimeuse » qu’est, à ses yeux, le romantisme.
La jeunesse romantique, par Benjamin Roubaud, dessin in Grand chemin de la postérité, 1843
L’échec de La Nuit vénitienne, au théâtre de l’Odéon, en 1830, le conduit à choisir de ne pas faire jouer son théâtre, mais de le faire lire. Ainsi naît « Un Spectacle dans un fauteuil », avec une première publication en 1832. C’est dans la deuxième livraison, en 1834, qu’est insérée la pièce Les Caprices de Marianne, d’abord parue dans La Revue des Deux Mondes, en 1833. Ce choix lui offre en même temps une grande liberté dans la structure, qui n’a plus à se soucier des contraintes de la mise en scène, et il peut donner libre cours à sa fantaisie. Mais pas totalement romantique, et plus tout à fait classique, son œuvre déconcerte le public.
Musset et la passion
Musset mène alors une vie de dandy libertin : il fréquente les cafés à la mode, il boit et mène joyeuse vie, comme son héros, Octave. Mais la mort de son père, en 1832, marque une rupture dans cette vie facile : il connaît des ennuis d’argent, est obligé de faire de la littérature un métier. Il devient le collaborateur attitré de La Revue des Deux Mondes, dans laquelle il fera paraître la plupart de ses œuvres.
C’est aussi peu après la publication des Caprices de Marianne qu’il rencontre George Sand, avec laquelle il vivra deux ans de liaison passionnée et douloureuse. Cela ne fera que renforcer l’amertume à l’égard de l’amour qu’exprimait déjà la pièce.
George Sand, dessin de Musset, 1833
J’ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j’ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j’en pourrais dire,
Si je l’essayais sur la lyre,
La briserait comme un roseau.
Musset, La Nuit de mai, 1835
L’échec de cette passion le laisse désespéré. Musset s’enfonce peu à peu dans la dépression, l’absinthe achève de le détruire. Son inspiration s’épuise, et il finit sa vie solitaire alors que, paradoxalement, son œuvre commence à être reconnue et mise en scène. En 1851, une version remaniée des Caprices de Marianne est jouée, en 1852, il est élu à l’Académie française. Mais cela n’empêche pas sa lente dégradation, physique et psychique, jusqu’à sa mort en 1857.
Présentation des Caprices de Marianne
Il s’agit d’une pièce en deux actes, le premier de 3 scènes, le second de 6. Mais il serait plus juste de parler de « tableaux » car contrairement à la règle du théâtre classiques, ces scènes ne correspondent plus à l’entrée ou à la sortie d’un personnage. e. Notons qu'il y a aussi des moments où, à la représentation, la scène reste vide, en raison notamment d'un changement complet de décor, par exemple entre les deux actes, ou, mieux encore, entre les scènes 2 et 3 de l'acte II.
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La structure d'ensemble de la pièce
La pièce s’articule autour de 5 rencontres entre Marianne et Octave, la dernière « au cimetière » apportant à la pièce son dénouement. L'intrigue suit d’abord un mouvement ascendant, puisqu’Octave obtient de Marianne le rendez-vous tant espéré par Cœlio, mais la seule rencontre entre Cœlio et Marianne (Acte II, scène 5) sera aussi l’heure de la mort de ce jeune amant. Ce qui n'était qu'une "comédie"fantaisiste bascule ainsi brutalement dans la tragédie. On notera aussi qu'Octave et Marianne sont sont les seuls personnages de la pièce à porter des prénoms français, ce qui souligne leur rapprochement, et, peut-être, une forme de similitude.
Nous observons trois interventions du couple formé par Claudio et son serviteur Tibia, chacune précisant la menace représentée par la jalousie de Claudio. Enfin, le premier face à face entre Octave et Cœlio noue l'intrigue, le second l'accélère, le troisième en annonce le dénouement tragique.
La structure interne
L’observation de cette structure d’ensemble, fait apparaître l’importance des premières scènes de chaque acte, qui montrent à quel point Musset s’écarte de la construction d’une comédie classique puisque seules les didascalies mentionnent les entrées et sorties des personnages.
Par exemple, la première « scène » de la pièce comporte en fait 7 "tableaux" successifs, dépassant ainsi les limites et le rôle d’une scène d’exposition. Les deux premiers « tableaux » sont organisés autour d’un personnage traditionnel dans une comédie, l’entremetteuse, Ciuta, d’abord face à Marianne, puis faisant son rapport à Cœlio. Elle intervient ici dans sa fonction d’adjuvant, au service de l’amour. Mais, dans l’acte II, où nous la retrouvons, son rôle est plus ambigu, car en déclarant à Cœlio « Défiez-vous d’Octave », elle instille en lui le doute qui lui sera fatal puisque, persuadé qu’Octave est un « traître », il se jette au-devant de la mort.
Puis, après un vif dialogue entre Claudio et Tibia, son « fidèle serviteur », Cœlio revient sur scène pour un court monologue lyrique, avant qu’Octave ne le rejoigne pour un long échange qui, tout en présentant les deux amis, noue l’intrigue. La rencontre entre Octave et Marianne constitue une première « péripétie », puisqu’elle rejette l’amour de Coelio. À son départ, Octave reste seul en scène pour un bref commentaire, « Ma foi, ma foi ! elle a de beaux yeux. », qui, en révélant son intérêt pour Marianne, représente déjà une menace.
Cette rapide analyse (qui pourrait s'effectuer aussi sur la première scène de l'acte II, avec ses huit "tableaux") montre aussi comment Musset, en faisant varier la forme des discours et leur rythme, joue parallèlement sur la variété des registres .
Le titre
Musset avait d’abord décidé d’intituler sa pièce « Le Caprice italien » : il la rattachait ainsi à la tradition de la commedia dell’arte, à la fantaisie amoureuse et à ce pays qu’il avait déjà évoqué en 1829 dans ses Contes d’Espagne et d’Italie. La plupart des personnages de la pièce portent d’ailleurs des noms italiens, tels Cœlio et sa mère Hermia, l’intendant Malvolio, Claudio, le mari ridicule, et son serviteur Tibia. Et les allusions à l'Italie, sérénades de guitares ou "lacryma-christi"
Puis, en 1837, une autre pièce recevra pour titre « Un Caprice ». C’est dire l’importance de ce mot : étymologiquement, il rappelle les bonds désordonnés d’une chèvre, et, dans le domaine de l’amour, renvoie à une décision subite, irraisonnée, susceptible de changer rapidement. Ainsi Octave mentionne le « petit caprice de colère de Marianne » (Acte II, scène 3) alors que celle-ci lui a lancé : « Cœlio me déplaît ; je ne veux pas de lui. Parlez-moi de quelque autre, de qui vous voudrez. Choisissez-moi dans vos amis un cavalier digne de moi ». Mais qu’un « caprice » puisse entraîner la mort, qui aurait pu le penser ? Et si la préposition "de" traduit l'appartenance, ce caprice est-il seulement le fait de Marianne ? Celle-ci s'en défend longuement lors de sa deuxième rencontre avec Octave, en soulignant, à son tour, les caprices des jeunes gens...
Une mise en scène "à l'italienne"
Le cadre spatio-temporel
Les unités de temps et de lieu
Musset respecte l’unité de temps pendant la quasi totalité de la pièce, suivant en cela le modèle classique. La scène d’exposition s’ouvre sur Marianne qui se rend à la messe. À l’acte II, dans la première scène, les « vêpres sonnent », et la scène 5 se déroule la « nuit ». Le dramaturge accentue ainsi la rapidité des « caprices », et ce temps resserré rappelle celui de la tragédie. Mais la dernière scène rompt cette unité puisque les personnages se retrouvent « auprès d’un tombeau », celui de Cœlio : leur conversation marque nettement le retour sur le passé, et ferme l’avenir par l’« adieu » répété d’Octave à sa jeunesse.
Le choix des lieux
La pièce, elle, se situe « à Naples », mais Musset recherche davantage le pittoresque que le réalisme ! On y retrouve l’atmosphère d’une vie légère, avec le Carnaval et le costume d’Arlequin d’Octave, les tavernes où Octave boit du « lacryma Christi », un lieu qui, pendant toute l’époque romantique, symbolisera l’amour, avec les « guitares » pour donner la « sérénade » et, bien sûr, l’entremetteuse, Ciuta, dont le nom est emprunté à l’écrivain italien Boccace. En fait, ce choix est plutôt un souvenir de Shakespeare, auteur révéré par les écrivains romantiques, de son Roméo et Juliette emblématique de l’amour notamment, et tous les noms italiens lui sont empruntés.
En même temps, Musset suggère les éléments d’un décor imaginaire, à l’attention de son lecteur, tel Cœlio qui mentionne dans la première scène de la pièce « ces petits arbres », « cette place », ou Octave « ces orangers verts », « cette fraîche cascade ». On retrouve aussi de nombreux détails dans les répliques d’Hermia. Mais ces détails ne relèvent pas seulement de la « couleur locale », chère aux Romantiques, ils sont là pour soutenir la psychologie des personnages. L’état des livres « couverts de poussière », des meubles « en désordre », l’agitation d’Hermia pour remettre en ordre son intérieur confirment son inquiétude pour son fils, qui, lui-même, avait déjà déclaré à Octave : « Mon cabinet d’étude est désert ». De même, dans la scène 3 de l’acte II, la didascalie « Elle renverse les chaises », reprise par Octave (« Toutes les chaises sont les quatre fers en l’air »), lui montre la colère de Marianne, qu’il saura exploiter pour la persuader d’accepter un rendez-vous.
Comme Musset n’écrit pas pour être joué, il ne tient pas compte de la règle classique de l’unité de lieu, même si la plupart des scènes se déroule à proximité de la demeure de Claudio et Marianne, ou à l’intérieur de celle-ci, salle ou jardin. Deux lieux antithétiques sont particulièrement importants, l’église, qui semble représenter le seul lieu de « sortie » de Marianne, « plus dévote [...] que jamais », selon l’entremetteuse Ciuta, et la taverne que fréquente assidument Octave. Seule la scène 2 de l’acte II a lieu dans « la maison d’Hermia », ce qui donne à cette scène une résonnance particulière. Elle fonctionne ainsi comme un écho à l’intrigue qui se passe ailleurs, ce que confirmera d’ailleurs le long récit d’Hermia.
Un exemple de décor pour Les Caprices de Marianne
Conclusion
L'élaboration du cadre spatio-temporel de sa pièce révèle la liberté que s'accorde Musset. Il respecte la règle classique de l'unité de temps quand cela lui semble utile à l'intrigue, pour soutenir la notion même de "caprice", et il l'oublie quand il souhaite mettre en scène la dimension tragique, avec le dénouement « devant un tombeau », celui de Cœlio.
De même, il choisit l'Italie comme un clin d'œil à la tradition de la comédie, mais ce n'est que pour mieux lui accorder un rôle symbolique, et là encore, il oublie ce cadre quand cela correspond au sens qu'il veut donner à sa pièce.
Cela ressort de façon flagrante dans le choix des noms des personnages. Octave et Marianne, avec leurs prénoms français, se rangent du côté de la raison : ils argumentent, jouent avec les mots aussi, en dignes représentants de l’esprit moqueur hérité de Voltaire. Cœlio, Hermia et Malvolio se rattachent, eux, au monde de la vérité des cœurs, de la sincérité du sentiment. Cœlio ne raisonne pas, il gémit, se lamente… Enfin Claudio et Tibia sont immédiatement identifiés comme les « grotesques », incarnations de la bêtise et de la médiocrité. On imagine bien en Tibia (la « flûte » en italien, un os long en français... ) un serviteur long et maigre, quant à son maître Claudio, étymologiquement son prénom renvoie au fait de boiter : Octave comparera d’ailleurs ses « jambes » à « deux charmantes parenthèses ». Ajoutons à cela qu"il porte le nom d’un empereur romain, mari trompé de Messaline, et nous comprendrons parfaitement le rôle qu’il est, en quelque sorte, prédestiné à jouer.
De ce fait, Musset offre une grande liberté aussi aux futurs metteurs en scène, qui pourront sortir la pièce à la fois de l'époque de son créateur, en la modernisant, et la placer dans un lieu plus neutre, affirmant ainsi la dimension intemporelle et universelle du thème qu'il aborde.
Le portrait de Marianne
Nous découvrons Marianne par divers moyens. D’une part les autres personnages font des commentaires sur elle, tels Ciuta, l’entremetteuse, son époux Claudio face à Tibia, Octave ou Cœlio : tantôt positive, tantôt négative, cette image est toujours partielle, et ne rend pas compte de la complexité de cette héroïne, qui semble porter des masques selon les circonstances. D’autre part, elle se livre dans les conversations, et notamment lors des rencontres avec Octave, qui permettent de mesurer son évolution progressive.
Affiche (détail) de la mise en scène des Caprices de Marianne par Sébastien Azzopardi, au théâtre du Lucernaire
Une femme revêche et pudibonde
La pièce s’ouvre sur cette image, un rejet catégorique de Marianne à Ciuta, l’entremetteuse, qui vient lui parler au nom de Cœlio : « s’il a l’audace de me faire entendre une seconde fois un pareil langage, j’en avertirai mon mari. » Son ton n’est guère aimable, et cela ressort à travers le jugement de Ciuta : « plus dévote et plus orgueilleuse que jamais ».
Dans la première scène, Cœlio explique lui-même son échec à Octave, souligné par la double négation antéposée : « Jamais elle n’a paru à sa fenêtre; jamais elle n’est venue appuyer son front charmant sur la jalousie ». Ses courtes phrases semblent reproduire le ton même de Marianne : « Elle sort du couvent ; elle aime son mari, et respecte ses devoirs. Sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et personne ne peut l’approcher. » Ce jugement sévère l’est encore plus à travers le lexique péjoratif qu’emploie Octave : « c’est une mince poupée qui marmotte des ave sans fin », repris par « Marianne est une bégueule ». Marianne va du reste mettre sa menace à exécution, à la fin de la scène 3 de l’acte I, sur un ton particulièrement sec : « Trouvez bon que ni lui ni Octave ne mette les pieds dans cette maison. » En confirmant les soupçons de celui-ci, elle est donc directement responsable du drame qui se produira.
Marianne, "plus dévote que jamais"
Cependant on peut s’interroger sur la force mise dans ce refus : ne serait-ce pas, en réalité, un moyen de se protéger contre toute tentation ? En fait, Marianne a construit sa vie en arborant deux masques, qui sont pour elle une protection.
Le premier est le masque de la religion : dans toutes les scènes on la voit aller à la messe ou en revenir. Elle forme pour elle, en raison de son éducation au couvent, un rempart en lui rappelant ce que doit être une honnête femme. Tout cela va se trouver balayé dans la scène 5 de l’acte II, puisqu’elle donner rendez-vous à celui qu'elle croit être Octave précisément « dans un confessionnal de l’église ».
Le second est le masque du mariage. Pour affirmer son refus, elle a besoin, à chaque fois, de rappeler la présence de son mari, comme s’il constituait un rempart, lui aussi. Pourtant nous apercevons des failles, par exemple face à Octave le décalage dans le dialogue révèle son besoin de se justifier : « MARIANNE. – [...] j’aime Claudio, votre cousin et mon mari. OCTAVE. – Mon cousin et votre mari ne feront jamais à eux deux qu’un pédant de village ; vous n’aimez point Claudio. MARIANNE. – Ni Coelio ; vous pouvez le lui dire. – OCTAVE. – Pourquoi ? MARIANNE. – Pourquoi n’aimerais-je pas Claudio ? C’est mon mari. » Elle est, de toute évidence, troublée devant le « pourquoi ? » d’Octave. Marianne représente donc le stéréotype de la femme mal mariée.
La religion pour Marianne : un rempart ?
Cura, illustration pour À quoi rêvent les jeunes filles, 1946. Lithographie
Les rêves d'une jeune fille
Cette héroïne jeune, âgée de dix-neuf ans, rappelle le titre d’une autre pièce de Musset, À quoi rêvent les jeunes filles. La longue tirade de Marianne (Acte II, scène 1) nous montre, en effet, le rôle de « l’éducation » qui emprisonne les jeunes filles en ce début du XIX° siècle, en leur enseignant « l’honnêteté » et la « foi jurée ». Mais cela ne les empêche pas de rêver comme Marianne qui attendait que son cœur fleurisse sous la puissance de l’amour. La métaphore filée marque les étapes de ce rêve amoureux : « que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons de soleil, entrouvert par une main délicate ». C’est le rêve d’un amour sincère, qu’une longue séduction fait éclore.
On est là bien loin du mariage qu’elle vit avec Claudio. Au moment où elle évoque ce rêve en réponse à Octave elle le compare à une « bulle de savon ». En fait, fragile comme elle, le rêve s’est déjà évanoui quand débute la pièce, et Marianne en est amèrement consciente : « N’est-ce pas une chose bien ridicule que [...] la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelque chose [...] ? » . Cela explique que Marianne adopte souvent ce ton d’ironie amère, celui de quelqu’un qui a perdu ses illusions, et, en cela, elle ressemble fort à Octave.
Sa première tirade dans l’acte II, scène 1, sur le sort des femmes les montre soumises au bon vouloir de l’homme, jouets de leur libertinage, et la seconde tirade est encore plus violente dans sa dénonciation de la condition féminine, déjà très féministe : « Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment [...] Une femme ! c’est une partie de plaisir ! » On sent dans cette tirade tous les regrets d’une jeune fille qui n’a pas vécu le grand amour auquel elle rêvait, et qui n’a plus, pour consolation en quelque sorte, que le fait de sacrifier son honneur et sa fierté à un amant.
Les "caprices" de Marianne
Ce titre définit Marianne comme une jeune fille changeante, passant vite d’un état à un autre, et pouvant donc changer de décision au fil de ses humeurs.
Il est vrai qu’il y a chez Marianne une forme de coquetterie, qui se perçoit dans ses échanges avec Octave. N’a-t-on pas l’impression, par exemple, que, dans ses questions (« De qui parlez-vous, et quel mal ai-je causé ? », « Me direz-vous le nom de ce mal ? », « Est-il si dangereux à dire [...] ? »), elle joue avec Octave, et cherche en fait à lui faire prononcer le mot « amour » qu’elle désire, au fond d’elle-même, entendre ? Elle sait fort bien, en effet, après sa conversation avec Ciuta, de qui et de quoi il s’agit ! Ce goût pour la coquetterie se retrouve au début de l’acte II, dans son ironie à l’égard de Cœlio et d’Octave : « Moi qui allais l’aimer. [...] Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous ? » Même au plus fort de sa colère, ne pense-t-elle pas d’ailleurs, au moment où elle fait venir Octave, à son apparence : « Comment suis-je donc faite aujourd’hui ? Voilà une robe affreuse. » ?
1ère rencontre entre Marianne et Octave : mise en scène de J.-L. Cochet, 1973, à la Comédie française
Mais ces « caprices » ont tous, au fond, la même cause : Marianne veut être reconnue à sa juste valeur. Déjà ce qui l’offense est le simple fait que Cœlio ne fasse pas l’effort de lui parler lui-même, et fasse appel à des intermédiaires méprisables, une entremetteuse, un cousin connu pour son libertinage : « pourquoi ne s’explique-t-il pas lui-même ? », lance-t-elle à Octave dans la scène 3 de l’acte II. C’est cette même révolte de l’amour-propre qui apparaît dans les tirades de la scène 1 qui revendiquent, pour la femme en général, respect et liberté. Et n’est-ce pas finalement parce que Claudio a blessé son amour-propre en la menaçant (« [...] vous me réduirez à une violence qui répugne à mon habit. ») qu’elle décide brutalement de « prendre un amant » ? Octave souligne d’ailleurs ce revirement, qu’il nomme « fantaisie » : « Ô femme trois fois femme ! Cœlio vous déplaît – mais le premier venu vous plaira. »
On note donc une évolution chez Marianne, au fil des cinq rencontres avec Octave.
Dans la première, elle est totalement sur la défensive. La deuxième montre son raidissement, à travers ses tirades féministes, autre forme de protection.
Dans la troisième, c’est elle qui entreprend l’argumentation à partir du « vin » que boit Octave. Mais dans la discussion, de métaphore en métaphore, c’est lui qui l’emporte. La quatrième rencontre représente, au -delà d’une sorte de marivaudage, une véritable invitation à Octave, que confirme le fait que c’est bien à lui qu’elle envoie la lettre pour l’avertir du danger. En fait, Octave a trop bien parlé, il a révélé à Marianne ses propres désirs secrets, ce qu’elle exprime lors du dénouement, par le conditionnel et le passage au tutoiement : « Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ? » Sa dernière réplique est même une façon de s’offrir directement.
Le rejet qu’elle reçoit est alors terrible, la renvoyant à la même solitude que celle que connaît, depuis longtemps déjà, Octave.
La 3ème rencontre entre Marianne et Octave. Mise en scène de Marcel Maréchal
Conclusion
Marianne représente donc bien la femme, chez Musset, toujours porteuse d’une ambiguïté, parce qu’en fait, derrière chaque personnage féminin, il y a la dualité de l’écrivain devant la femme.
Le Romantique qui existe en lui ne peut que lui vouer un culte, comme le fait Cœlio – et même Octave est touché par Marianne. Mais l’autre facette de Musset, le libertin, est présente : ses illusions perdues font qu’il s’acharne à détruire l’image de la pureté féminine.
Les "grotesques" : Claudio et Tibia
Toutes les pièces de Musset comportent ceux que l’on nomme les « fantoches » ou les « grotesques », qui, conformément au souhait de mélange des registres propre au drame romantique, permettent les effets comiques. D'ailleurs, la pièce n'est-elle pas sous-titrée "comédie", alors même que le dénouement conduit à la mort du jeune héros Cœlio, tandis qu'Octave et Marianne se retrouvent, chacun, enfermé dans une douloureuse solitude. Musset semble davantage suivre la définition que posait Hugo pour le drame dans la préface de Cromwell, en 1827.
Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art.
Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827
Les Caprices de Marianne réservent au couple de Claudio et de son serviteur Tibia cinq moments, d'abord pour compléter l'exposition par leur dialogue, dans la scène 1 de l'acte I, puis à la fin de cet acte, en présence de Marianne. Nous les retrouvons au début de l'acte II pour une scène avant tout comique. Beaucoup plus tendue est la scène 3, où Claudio apparaît seul et menace directement son épouse. Enfin, dans la scène 5, escorté de Tibia et de deux spadassins, Claudio scelle le sort fatal de Cœlio.
Le personnage de Claudio
Comme tous les « grotesques », il est l’incarnation de la bêtise, vit uniquement sur le plan social : il se montre très fier de son travail de « juge criminel », et rappelle à Marianne ses devoirs de « femme d’un magistrat ». Il ne participe donc pas à la vie du cœur ni à la vérité des sentiments. Ce qui lui importe est la satisfaction de sa vanité, comme l’énumération ridicule des titres de Tibia, « mon fidèle serviteur », « mon valet de chambre dévoué », qui n’a pour seul rôle que de se revaloriser en tant que maître tout-puissant.
Le « grotesque » est comique d’abord par son langage : il est une sorte de mécanique qui tourne à vide, qu’il s’agisse de ses raisonnements, de ses gestes ou de ses comportements. Son langage tourne en rond, en perdant toute logique. Cela ressort bien dans le syllogisme absurde de la scène 1 (acte I), qui révèle l’aspect obsessionnel de la jalousie de ce mari ridicule : « TIBIA. – Fi ! votre femme n’a pas d’amants. – C’est comme si vous disiez que j’ai des maîtresse. CLAUDIO. – Pourquoi n’en aurais-tu pas, Tibia ? Tu es fort laid, mais tu as beaucoup d’esprit. TIBIA. – J’en conviens, j’en conviens. CLAUDIO. – Regarde, Tibia, tu en conviens toi-même ; il n’en faut plus douter, et mon déshonneur est public. » Or, autre preuve du manque de logique, cette affirmation est contredite par celle qui ouvre la troisième scène : « CLAUDIO. – Tu as raison, et ma femme est un trésor de pureté. »
Claudio, le "barbon" et son serviteur Tibia
De ce fait, tout dialogue est impossible avec lui. Il n’a aucun cœur, reste enfermé sur lui-même. On arrive ainsi, par exemple avec Tibia, à un dialogue absurde, le serviteur se contentant de mettre en doute ce que dit son maître : « Vous croyez, monsieur ? », « Oh ! que non. » Avec Marianne, le dialogue, dans la scène 3, progresse par des séries d’associations qui le rendent totalement incohérent. Il s’y montre incapable de distinguer l’essentiel – le risque d’être trompé – de l’accessoire, le fait que la rencontre ait eu lieu « sous une tonnelle ». Seul ce détail l’arrête, parce qu’il touche au « qu’en dira-t-on ? »
Claudio, le mari jaloux
Claudio joue donc un rôle traditionnel dans la comédie, celui du « barbon », le vieux mari trompé par une femme plus jeune. Sa méfiance le conduit à développer une double attitude. D’une part, il fait preuve d’un égoïsme monstrueux, par exemple quand il évoque les « cadeaux » qu’il lui a faits comme un moyen d’acheter sa fidélité (Acte I, scène 1) ; d’autre part il devient franchement odieux par la violence dont on le sent capable envers Marianne, exprimée, dans la scène 3 de l'acte II, en une colérique gradation : « Je vous défendrais de le voir », « Je vous ménage un châtiment exemplaire, si vous allez contre ma volonté. », « vous me réduirez à une violence qui répugne à mon habit. »
Le "grotesque" : un agent du drame
Mais les « grotesques » peuvent devenir dangereux dans le théâtre de Musset, et c’est bien le cas de Claudio qui, curieusement, sait très bien quitter son langage « vide » lorsqu’il se bat pour la défense de ses intérêts. Ainsi, Musset, par le long passage de stichomythie, le rend capable d’ironie pour répliquer à Octave : il renvoie parfaitement la balle dans leur guerre d’épithètes insultantes de l’acte II, scène 1. On mesure aussi, dans cette scène, qu’il peut dissimuler, et c’est sur un ton de triomphe qu’il transmet à Octave le rejet de Marianne. Il dissimulera tout aussi facilement son crime par son mensonge et sa feinte désinvolture à l’acte II, scène 5. Nous sentons même chez lui le plaisir malsain de blesser, et cette cruauté éclate pleinement par l’intérêt qu’il porte au dialogue lorsque Tibia évoque les condamnations, « galères » ou la « peine de mort ».
Dès le début de la pièce, nous connaissons d’ailleurs l’idée de Claudio, faire venir un « spadassin » pour éliminer l’amant de sa femme, ce qui annonce déjà, comme dans le théâtre classique, le dénouement. Le passage du langage à l’acte, un moment rejeté, est réaffirmé à l’acte II. Nous noterons que ce crime s’accomplit dans la scène 5 sans haine, seulement comme une façon d’affirmer son « droit », de faire respecter ce qu’il a « ordonné ». Le plus absurde – et en cela le plus tragique – est qu’il parvient à cet acte à partir de deux idées fausses : Marianne aurait un amant, ce qui n’est pas le cas, et cet amant serait Octave. Celui qui déclenche le drame est donc celui qui n’a, à aucun moment, compris la situation.
Claudio et Tibia : le crime fomenté
Conclusion
Les « grotesques » sont donc l’antithèse des héros « purs », comme Cœlio, car ils appartiennent au monde de la matière et du social. Antithèse aussi des héros « tourmentés », comme Octave ou même Marianne, puisque, enfermés dans leur solipsisme, ils ne se remettent jamais en cause, n’ont aucun doute sur le monde ni sur eux-mêmes. Ils représentent le type du bourgeois du XIX° siècle, dont se moqueront bien d’autres écrivains, tels Balzac, Stendhal ou Flaubert : le « sot » que sa sottise même rend dangereux.
Coelio et Octave : portrait à partir du faceà face dans l'acte I, scène 1
Le portrait de Cœlio et Octave à partir du face à face de l'acte I, scène 1
(de « Cœlio, rentrant. – Malheur à celui qui… » à « … sur sa jalousie. »)
Acte I, scène 1 : les premiers tableaux, mise en scène de J.-L. Cochet, 1973, à la Comédie française
Le bref entretien entre l’entremetteuse, Ciuta, et Marianne, a informé de l’enjeu de l’intrigue : un « jeune homme », « d’une bonne famille et d’une figure distinguée », nommé Cœlio, est « éperdument amoureux de Marianne, mais celle-ci refuse cet amour en évoquant son « mari ». Marianne changera-t-elle d’attitude ? Acceptera-t-elle une relation d’adultère, alors même qu’elle porte « un livre de messe à la main » ?
La première réaction de Cœlio nous donne déjà une idée de son caractère. La violence de son désespoir, « Ah ! malheureux que je suis, je n’ai plus qu’à mourir », est représentative des excès romantiques.
En plaçant le personnage de Cœlio en face d’Octave, quelle image contrastée de la jeunesse de son temps Musset nous propose-t-il ?
Le monologue de Cœlio
Le retour sur scène de Cœlio donne lieu à un monologue, lyrique, puisque, sans utiliser le « je », c’est bien son propre portrait qu’il dépeint par le démonstratif « celui qui ». Il semble se contempler de l’extérieur, stratégie de Musset qui traduit immédiatement la solitude du héros, vécue comme tragique comme le prouve l’anaphore de l’exclamation : « Malheur à celui qui… » Comme tout héros tragique, il se montre accablé par une fatalité et reste totalement passif : « il s’abandonne », donc ne s’appartient plus, « il se livre », « sa chimère le mène ». Nous relevons une progression dans la cause de cette tragédie, d’abord « un amour sans espoir », puis « une douce rêverie », enfin « sa chimère », qui l’éloigne de plus en plus de la réalité concrète. Marianne n’est pas nommée, le mal de Cœlio venant essentiellement de sa propre nature, de ce repli sur soi.
Confirmant ce cri de douleur, la seconde partie du monologue repose sur la métaphore filée d’une barque en perdition. Elle confirme la passivité, puisqu’il est « mollement couché », et la perte de tout contrôle sur soi : « les vents l’entraînent ». De même, les choix lexicaux soulignent le fait que l’amour n’est pas inscrit dans la réalité : il s’identifie à « des plaines enchantées », à un monde féerique, apaisé avec ses « vertes prairies », et devient « le mirage léger de son Eldorado », un monde merveilleux, mais totalement illusoire. Le retour à la réalité ne peut être que tragique. Les parallélismes, « aussi loin du but […] que du rivage », « ne poursuivre sa route ni revenir sur ses pas » le montrent perdu sans espoir de salut.
Ainsi l’amour de Cœlio est une aventure solitaire. L’amant n’entretient aucun lien avec celle qu’il aime. C’est pour cette raison que le héros a besoin de quelqu’un pour agir à sa place : Ciuta, des guitaristes, puis Octave.
Cœlio, l'image d'un jeune romantique
Le dialogue entre Octave et Cœlio
L’entrée en scène d’Octave introduit une rupture brutale, et nous rappelle que l’action se situe en Italie « en plein carnaval ». D’où la mention de la « mascarade », défilé carnavalesque, le costume d’Arlequin pour Octave, comme le signale la « batte », attribut traditionnel de ce personnage de la commedia dell’arte, sans oublier le maquillage : « un pied de rouge sur les joues ». Ajoutons à cela la remarque de Coelio, « tu es gris », allusion à l’ivresse qui nous permet d’imaginer une démarche vacillante et la gestuelle exagérée d’Octave.
L'entrée en scène d'Octave : mise en scène de M. Maréchal
Immédiatement, la scène s’anime, le rythme s’accélère avec la stichomythie, répliques qui se répondent en écho, et le comique ressort par les échos, comme « Octave, ô fou que tu es » auquel répond « Ô Cœlio, fou que tu es ! », et par les jeux sur les mots qui prêtent à sourire, par exemple à « Tu es amoureux, ou je le suis moi-même », ou le parallélisme entre « Plus que jamais de la belle Marianne. » et « Plus que jamais du vin de Chypre. » qui révèle la désinvolture d’Octave. Il ne prend rien au sérieux, personnifie plaisamment son logement (« Comment se porte ma maison ? Il y a huit jours que je l’ai vue. »), et même plaisante sur un sujet aussi sérieux que la mort. Cœlio lui ayant déclaré « Tu te tueras, Octave », sa réponse forme, en effet, une tautologie, pirouette comique : « Jamais de ma propre main, mon ami, jamais ; j’aimerais mieux mourir que d’attenter à mes jours. »
Mais, au-delà de l’atmosphère joyeuse ainsi créée, nous pouvons nous interroger sur la différence entre ces deux personnages. Certes, tout semble les opposer, à commencer par « le large habit noir », la pâleur du visage (« un pied de blanc sur les joues »), et la « gracieuse mélancolie » de Cœlio face à ce que celui-ci qualifie lui-même, de façon un peu méprisante, d’« accoutrement » pour Octave. »
Cœlio et Octave : mise en scène de Lambert Wilson
Cependant cette dissemblance cache, en réalité, une évidente similitude, chacun d'eux étant « fou » à sa façon, terme à prendre dans son sens premier. Tous deux sont aliénés, ailleurs que dans la réalité. Pour Cœlio, c’est l’amour le rend étranger au monde qui l’entoure, en décalage avec l’atmosphère du carnaval ; Octave, lui, est étranger à lui-même sous l’effet de l’ivresse : « Veux-tu de l’argent ? je n’en ai plus. Veux-tu des conseils ? je suis ivre. Veux-tu mon épée ? voilà une batte d’arlequin. » Il a donc perdu tous les attributs qui lui permettraient de prendre sa place dans la société. Il vit dans un univers factice, et se plaît à la dérision de lui-même, un peu à la façon dont le Figaro de Beaumarchais pouvait déclarer : « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer. »
Cœlio souligne d’ailleurs cette similitude : lui-même affirmait, au début de la scène, « je n’ai plus qu’à mourir », et s’écrie face à Octave : « Et n’est-ce pas un suicide comme un autre, que la vie que tu mènes ! »
C’est cette similitude que vont permettre de dégager les deux tirades qui opposent deux autoportraits.
L'autoportrait d'Octave
La tirade d'Octave développe une métaphore filée, double : il y a le « danseur de corde », Octave, et tous ses opposants.
Le danseur de corde est séduisant, avec ses « brodequins d’argent », et jeune, car sa « course » est « légère » et « il va plus vite que le vent ». Avec son « balancier », il illustre l’image d’un équilibre difficile à trouver, mais ici la dimension devient existentielle : il est « suspendu entre le ciel et la terre », c’est-à-dire qu’entre le monde matériel, terrestre, et l’idéal, le monde de l’esprit, il n’arrive pas à trouver sa place véritable. D’où l’image du vertige, « S’il regarde en bas, la tête lui tourne », et la chute qui menace toujours : « S’il regarde en haut, le pied lui manque. » Il est ainsi divisé entre sa part matérialiste et sa part d’idéalisme. Mais il reste condamné à vivre, puisque la route mène « de l’orient vers l’occident », du lever au coucher du soleil, de l’aube de la vie à la mort. Ce temps de vie est figuré lui par « la coupe joyeuse », image de la vie dont il veut profiter jusqu’à la dernière « goutte », en écho à l’ivresse, à son goût pour le « vin de Chypre ».
Danseur de corde
Déjà dans un équilibre précaire, ce danseur est, de plus, en butte à de multiples dangers, à « une légion de monstres », terme militaire pour ce qui ressemble à une guerre organisée contre lui : ils « le tiraillent de tous les côtés pour lui faire perde l’équilibre », donc pour le ramener sur terre, empêcher sa liberté. Les adjectifs accumulés, « vieilles petites figures racornies », « maigres et pâles fantômes », les opposent nettement à la jeunesse et à la fraîcheur du danseur : ils symbolisent le manque de vigueur, de force vitale, l’étroitesse des choix de vie, les limites. « Créanciers », « parents » et « courtisanes », ils sont les forces matérialistes et conservatrices dans une société hostile, qui interdit tout élan vers un idéal supérieur. Enfin, le danseur, léger, est aussi menacé par la pesanteur du langage. Les « phrases redondantes », répétitives, ne laissent aucune place à la fantaisie, à l’originalité : il ne faut que répéter les lieux communs, les mêmes idées. Les « grands mots enchâssés [qui] cavalcadent » évoquent, eux, une rhétorique, abstraite et creuse qui l’enferme, un langage vide de sens réel. Enfin, la « nuées de prédictions sinistres » lui interdit tout avenir, s’il n’accepte pas de « redescendre » sur terre. Nous noterons l’isomorphisme des images, toutes sinistres, que résume la couleur des « ailes noires », en contraste avec la luminosité du « danseur ». C’est Cœlio qui tire la conclusion de cette métaphore, « Que tu es heureux d’être fou », une forme d’envie devant la façon choisie par Octave pour échapper au réel.
L'autoportrait de Cœlio
C’est la question d’Octave qui en donne le sens général, le verbe « manque », repris par Cœlio au début de sa longue tirade dans laquelle il oppose son état aux autres. Ce sentiment d’une différence par rapport à « vous autres » fait de Cœlio le type classique du jeune romantique, avec cette impression d’unicité du « moi » : « une dette pour moi », « aimer comme moi ».
La cause de cette différence est liée à la perception du temps. Pour les jeunes gens, le temps semble effacé. Ainsi, Cœlio évoque leur « douce insouciance », tout reste à la surface d’un « miroir », de façon, en plus, éphémère, « un instant », et, finalement « tout glisse ». Lui, au contraire, est enraciné dans le temps, pour lui le temps compte et chaque événement, telle « une dette », s’imprime profondément en lui. Être de la profondeur, il est incapable de vivre dans la légèreté et de privilégier l’apparence.
Cette cause entraîne une conséquence, sa conception de l’amour, avec l’opposition entre le « passe-temps » pour les uns, et le « trouble » pour Cœlio, incapable de se contenter de bribes, d’instants fugitifs. Le seul fait de prononcer ce mot « amour » provoque immédiatement une rêverie lyrique, marquée par l’interpellation « Ô mon ami », et la modalité exclamative. Nous sentons, dans son adresse à Octave, qui « ignorera toujours ce que c’est qu’aimer comme [lui] », une sorte d’orgueil, la supériorité que donne, à ses yeux, la profondeur de la souffrance. Grâce à l’amour, il échappe à la société, ne travaille plus, échappe au temps et à l’espace, il « erre […] la nuit et le jour ». Il vit dans un monde de rêve, comme le montre le mot « charme », obsessionnel car organisé uniquement autour de Marianne, et reproduisant le topos romantique de la sérénade « au lever de la lune ».
Rêverie romantique
Mais les dernières phrases marquent un retour brutal à la réalité, avec l’anaphore de l’adverbe « jamais », antéposé, qui révèle l’échec absolu de Cœlio.
Conclusion
En variant les formes de discours, monologue, stichomythie, tirades, et en mêlant les registres, tragique, comique, lyrique, Musset met en scène deux personnages antithétiques, mais seulement en apparence. Ils représentent, en fait, deux formes d’un même mal de vivre, celui que l’on nommera, en ce début du XIX° siècle, le « mal du siècle ». Pour le surmonter, l’un choisit la légèreté, l’évasion dans les plaisirs, et même dans la débauche, l’autre choisit de se livrer tout entier à l’amour absolu. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la société constitue un obstacle : elle rejette les deux attitudes, également dangereuses pour elle. L’issue de ces choix ne peut donc être que tragique.
Mais nous pouvons identifier aussi, dans ces deux héros, les deux facettes de la personnalité de leur créateur, Musset. Cœlio représente sa « gracieuse mélancolie », son aspiration à la poésie, son désir de pureté, et, surtout, sa recherche de la passion – qu’il connaître avec George Sand. Octave, lui, représente sa désinvolture de « danseur de corde », son goût des plaisirs pour combler le vide d’une vie dérisoire, son aspect ironique, voire cynique.
Analyse de 4 extraits : A. I, sc. 1 - A. I, sc. 2 - A. II, sc. 1 (Octave-Marianne
) - A. II, sc. 1 (Octave Claudio) - A. II, sc. 6
Acte I, scène 1 : Première rencontre entre Octave et Marianne
de "Entre Marianne..." à la fin)
Mise en scène : Lambert Wilson
INTRODUCTION
Le début de la première longue scène nous a présenté les protagonistes des Caprices de Marianne, comédie que Musset fait paraître en 1833. La brève présence sur scène de Marianne, puis le portrait qu’en font Cœlio et Octave, soulignent son respect des règles religieuses et des convenances morales. Puis, plus longuement, Musset place face à face ses deux héros, le romantique Cœlio, désespéré devant cet amour sans réponse, et Octave, qui, derrière son masque de joie et de débauche, cache lui aussi une forme de mal de vivre.
Cœlio ne voit plus, pour arriver à séduire Marianne, d’autre issue que de confier à Octave le rôle de porte-parole : « Viens à mon secours », implore-t-il, « mais ne me trompe pas », ajoute-t-il. Octave arrivera-t-il à fléchir Marianne, et restera-t-il fidèle à son ami ? Le lecteur attend donc la première rencontre entre eux.
À travers les réactions de Marianne face au plaidoyer d’Octave en faveur de Cœlio, Musset, quelle image de la femme Musset nous propose-t-il ?
Le rôle d’un avocat fait appel aux deux composantes de l’argumentation. Il doit plaider en faveur de son client, pour convaincre par des arguments logiques, qui doivent toucher la raison. Mais cela ne peut suffire, il doit aussi toucher les sentiments, émouvoir, donc persuader pour obtenir une entière adhésion.
OCTAVE, AVOCAT DE CŒLIO
La première rencontre entre Octave et Marianne : mise en scène de Lambert Wilson
Le plaidoyer d’Octave repose sur trois arguments :
Le plus simple est, bien sûr, l’éloge de Cœlio, dont il souligne les qualités : « il est beau comme le jour, jeune, noble. » Alliant donc la séduction physique à la naissance, il est digne d’être aimé.
Mais, surtout, Octave dépeint l’amour tel que l’éprouve Cœlio, en insistant sur sa sincérité. C’est parce qu’il aime sincèrement, en effet, qu’il souffre : « il est triste comme la mort, depuis le jour où il vous a vue. » Octave met ainsi en évidence l’intensité de cette passion romantique : « Il ne pense qu’à vous ».
Enfin, son ultime argument consiste à rappeler à cette jeune femme que le temps passe vite, qu’elle perdra sa beauté sans avoir connu un véritable amour : « Vous avez donc encore cinq ou six ans pour être aimée, huit ou dix pour aimer vous-même, et le reste pour prier Dieu. »
Mais le plaidoyer est surtout réussi grâce aux procédés mis en œuvre par Octave. La première difficulté était, bien évidemment, de retenir l’attention de Marianne, pour qu’elle accepte de l’écouter. À partir d’une banalité, « vos yeux ont causé bien du mal », souvenir direct des termes choisis par l’entremetteuse face à la naïve Agnès de L’École des femmes de Molière, il s’emploie à piquer sa curiosité en ne prononçant pas le nom de ce « mal ». En revanche, il reprend le mot en anaphore, en l’amplifiant au fil de sa tirade : « un mal le plus cruel de tous », « un mal sans espérance ; le plus terrible », avec les superlatifs hyperboliques. Il s’agit d’amplifier la douleur de Cœlio, tout en créant une énigme, à deviner à travers la description métaphorique du « mal » d’amour.
Cette description se fonde sur un contraste. D’un côté, le « mal » provoque, en toute logique, la douleur, illustrée par un champ lexical expressif : « sans espérance », « le plus terrible », « fait pâlir les lèvres sous des poisons », « une pluie de larmes », « l’éternel aliment de ses souffrances ». Il est inguérissable : « un mal que tous les aromates, toute la science humaine ne sauraient soulager ». Mais, de l’autre, ce « mal » s’associe, paradoxalement, à la douceur : les « poisons » sont « plus doux que l’ambroisie », nectar des dieux de l’Olympe, sa force « fond […] le cœur le plus dur », et ce qui nourrit la souffrance est comparé au « miel » que « suce » « une abeille […] dans tous les buissons d’un jardin. » Octave adopte un ton lyrique en empruntant au romantisme son décor : ce « mal » « se nourrit du vent qui passe, du parfum d’une rose fanée, du refrain d’une chanson », de tout ce qui ravive l’image de la femme aimée, et il s’illustre dans les « orangers verts » et la « fraîche cascade » de cette place où, chaque soir, Cœlio fait donner la sérénade sous les fenêtres de Marianne. Octave, le libertin, s'est donc su transformé en romantique pour porter la parole de Cœlio.
Habilement, Octave cherche à impliquer Marianne, en faisant appel à ses sentiments, il veut lui « faire envie » par le portrait séduisant d’Octave, lui « faire pitié » en évoquant son désespoir, lui faire peur aussi à l’idée de la fuite du temps. Il l’interpelle par des questions oratoires : N’avez-vous jamais entendu chanter sous vos fenêtres ? N’avez-vous jamais soulevé, à minuit, cette jalousie et ce rideau ? » Son habileté se révèle aussi par son sens de la répartie, avec les répliques qui se font écho en une forme de stichomythie : « Dispensez-vous de me le dire […] » reçoit comme réponse « Je ne saurais m’en dispenser […] », à « Est-il si dangereux à dire […] ? », il riposte « Est-il si doux à entendre […] ? » ou encore à « Est-ce ma faute s’il est triste ? » répond « Est-ce sa faute si vous être belle ? »
Octave s’est donc montré un avocat digne de la tâche que lui a confiée Cœlio, en réussissant à capter l’attention de Marianne.
Telle qu’elle apparaît dans ce passage, elle confirme le portrait qu’ont fait d’elle Ciuta et Cœlio. Après la forme de politesse quand il se présente comme « cousin » de Claudio, dès qu’il insiste pour lui parler, le rejet est brutal, avec l’impératif : « Dispensez-vous donc de le dire et de m’arrêter plus longtemps. » De même, sa réplique finale est sèche et froide : « Adieu, seigneur Octave ; voilà une plaisanterie qui a duré assez longtemps. »
Face à l’argumentation d’Octave, elle fait preuve de beaucoup d’ironie. Elle se moque, d’abord, d’Octave et de ses qualités d’ambassadeur : « Est-il si dangereux à dire, si terrible dans sa contagion, qu’il effraie une langue qui plaide en sa faveur ? » ou par sa question « En vérité ? », qui met en doute sa sincérité. Mais surtout, elle traite avec mépris et légèreté les sentiments de Cœlio, par ses répliques qui expriment son indifférence : « Est-ce ma faute s’il est triste ? » et « Tout le monde peut chanter le soir, et cette place appartient à tout le monde. »
LES RÉACTIONS DE MARIANNE
Cependant, malgré son refus initial, elle écoute Octave, qui a éveillé son intérêt ; elle s’en rend compte elle-même d’ailleurs, puisqu’elle conclut : « Me direz-vous aussi pourquoi je vous écoute ? » De son côté, Octave souligne le fait qu’il n’est guère vraisemblable qu’elle n’ait pas compris ce que pouvait être ce « mal », et puisse encore demander qu’il le nomme : « Est-il si doux à entendre, cousine, que vous le demandiez ? » Il y a donc bien en elle une fragilité, un désir d’être aimée, qu’elle refuserait de s’avouer mais lui ferait prendre un certain plaisir à ce marivaudage, tout en s’en défendant. Pour s’en défendre, comme elle l’avait fait avec Ciuta, elle met en avant son mari : « pour mettre le temps à profit, j’aime Claudio, votre cousin et mon mari. » Mais l’évoque-t-elle en raison d’un amour sincère… ou plutôt pour se protéger contre elle-même et son désir, et par respect des convenances : « Pourquoi n’aimerais-je pas Claudio ? C’est mon mari. »
Un face-à-face entre Octave et Marianne
CONCLUSION
Cette première rencontre est déjà une réussite pour Octave : il a obtenu de Marianne, par l’habileté de son plaidoyer, un temps d’écoute, et l’a obligée à se mettre sur la défensive. Cependant, elle n’a pas pour autant cédé à sa demande, et ne manifeste aucun désir de rencontrer Cœlio. Marianne a-t-elle, finalement, été intéressée par ce qu’Octave lui disait de Cœlio… ou par Octave lui-même et le brio dont il a fait preuve dans sa déclaration ?
De plus, la dernière réplique d’Octave, resté seul sur scène, « Ma foi, ma foi ! elle a de beaux yeux. » peut sembler inquiétante. « Cœlio est le meilleur de mes amis », déclare Octave, mais il a manifestement pris plaisir à cet échange avec Marianne, jeune femme séduisante. Ne risque-t-il pas de se prendre au jeu, et de tomber lui-même amoureux de Marianne ?
Acte I, scène 2 : Le récit d'Hermia (de "Votre père..." à la fin)
INTRODUCTION
La longue première scène des Caprices de Marianne, comédie que Musset fait paraître en 1833, a joué un double rôle. En tant qu’exposition, elle a présenté les personnages, ceux traditionnels dans un vaudeville : Marianne, la jeune femme mal mariée à un vieux juge, Claudio, et Cœlio, le jeune homme qui brûle d’amour pour elle. Puis l’action se noue, car, Cœlio ne parvenant pas à se faire entendre de Marianne, a chargé une entremetteuse, Ciuta, de lui déclarer son amour, puis, désespéré devant un nouveau rejet, implore son ami Octave de venir à son secours en plaidant en sa faveur. Habile avocat, Octave réussit à se faire écouter de Marianne, qui, cependant, ne se laisse pas fléchir.
Acte I, fin de la sc. 1 et sc. 2 : mise en scène de J.-L. Cochet à la Comédie française, 1973
Le lecteur attend la suite de cette intrigue amoureuse, d’où sa surprise devant le changement de décor dans la scène 2, qui se déroule "dans la maison de Cœlio" et l’intervention d’un nouveau personnage, Hermia, la mère de Cœlio. Musset semble ici contrevenir à l’unité d’action, règle du théâtre classique.
Nous nous interrogerons donc sur le rôle que peut jouer, dans l’action de la pièce, le récit de sa vie amoureuse qu’Hermia fait à son fils.
C’est Cœlio qui a réclamé le récit des amours de jeunesse de sa mère : « Ô ma mère, vous avez inspiré l’amour ! » Sa demande insistante, « faites m’en connaître les détails », entraîne un long récit d’Hermia, essentiellement factuel, fait sur un ton détaché, comme si elle ne se sentait plus vraiment concerné.
Trois personnages interviennent dans cette aventure amoureuse.
Hermia n’est pas mariée, elle est donc, comme il est de règle à son époque, sous la dépendance de son père, auquel tout prétendant doit adresser sa demande en mariage : « Il fut reçu comme le méritait son rang, par votre grand-père et admis dans notre intimité. » Elle se comporte en fille respectueuse et soumise, comme le montre la raison invoquée pour le mariage, outre l’« amour sincère » qu’elle éprouve : « l’estime qu’il avait inspirée à mes parents ne me permit pas d’hésiter. »
Le deuxième personnage est le père de Cœlio. Hermia le présente comme un inconnu (« votre père ne m’avait jamais vue alors »), même s’il est un « allié de [s]a famille ». Comme cela est souvent le cas pour conclure un mariage, il sert d’intermédiaire entre le jeune amoureux, Orsini, et la famille de la jeune fille pour « faire agréer » l’autorisation de pouvoir faire sa cour auprès d’elle. Il va donc « plaid[er] pour lui », avec succès dans un premier temps, puisque le jeune Orsini est accepté comme prétendant, et peut entreprendre de conquérir le cœur d’Hermia.
Le « jeune Orsini » a tous les atouts pour arriver à son but, épouser Hermia, dont il est profondément amoureux. Considéré comme « un excellent parti », il entreprend donc de faire sa cour, là encore selon les convenances en vigueur, pendant « deux mois d’assiduités constantes ». Mais il ne parvient à lui inspirer que « peu d’amour », et n’obtient pas la main de la jeune Hermia : « je le refusai ». Devant ce refus, il éprouve un violent désespoir : « il tomba, privé de connaissance, dans les bras de votre père ».
LES PERSONNAGES DU RÉCIT D'HERMIA
Le récit prend ensuite une dimension tragique, même si, à part le qualificatif, « le pauvre jeune homme », l'émotion en est absente.
Pendant « la longue absence » d’Orsini, le père de Cœlio « changea de rôle et demanda pour lui ce qu’il n’avait pu obtenir pour Orsini. » Hermia « l’aimai[t] d’un amour sincère », et Orsini, à son retour découvre qu’Hermia s’est mariée avec son ami. Contrairement à ce que pouvaient penser les autres, son éloignement n’avait pas « dissipé ses chagrins », et sa réaction est très violente. Il considère que son ami a « trahi sa confiance », qu’au lieu de remplir son rôle d’avocat, il a « causé le refus » de la jeune Hermia en la séduisant. Malgré l’effort du père de Cœlio pour le détromper, il reste persuadé que celui-ci a « désiré [s]a perte », et se suicide tel un noble héros tragique : « on trouva dans sa chambre le pauvre jeune homme traversé de part en part de plusieurs coups d’épée. »
La scène se termine brusquement sur ces derniers mots, Musset ne nous livre pas les réactions de Cœlio. Il revient donc au lecteur d'interpréter le rôle assigné à ce récit ?
Le lecteur ne peut qu’être frappé par les ressemblances entre la situation initiale de ce récit et la situation de Cœlio. Lui aussi, pour séduire Marianne, a chargé Octave de « faire agréer sa demande » « en plaidant pour lui ».
Mais nous notons plusieurs différences importantes entre les deux histoires d’amour. Déjà, Hermia n’est pas mariée, comme l’est Marianne, ce qui efface les scrupules liés à la notion d’adultère et aux convenances. Elle reste totalement libre de son choix, dans la mesure où il est approuvé par sa famille, qui lui manifeste de « l’estime ». De plus, l’idée de « caprice » est absente, ce qui décharge Hermia de toute responsabilité dans la tragédie finale. La jeune fille n’a pas changé d’avis, et n’a pas rejeté immédiatement son jeune prétendant. Elle a accepté les « deux mois d’assiduités constantes », et son refus est dû à un « amour sincère » pour le père de Cœlio. Il était donc normal qu’elle accepte un mariage qui devait faire son bonheur, ce qui est loin d’être le cas de ce que peut vivre Marianne avec le vieux juge Claudio.
Cependant, ce récit a tout pour inquiéter Cœlio…
Dans le début de la scène, il avait déjà identifié sa mère à Marianne, par sa beauté, en évoquant « le son des guitares » sous ses fenêtres, sérénades que pouvaient, comme il le fait lui-même pour Marianne, lui dédier le jeune Orsini. Comme Marianne, elle faisait resplendir « une insouciante et superbe jeunesse » tout en restant – du moins, c’est ce que pensait son fils avant ce récit – inflexible face aux déclarations : « vous n’avez point aimé ». Le récit peut aussi l’amener à s’identifier au « jeune Orsini », puisque lui aussi a eu besoin d’un intermédiaire pour « faire agréer » sa demande, et a accordé sa « confiance » à Octave pour jouer ce rôle. Enfin, il peut forcément, vu l’intensité de son amour pour Marianne, comprendre le désespoir d’Orsini devant ce refus d’Hermia. Ne s’est-il pas écrié, au début de la pièce, quand Ciuta lui a rapporté le rejet de Marianne, « je n’ai plus qu’à mourir » ?
Le récit peut donc lui faire envisager une éventuelle trahison de la part d’Octave, qui « change[rait] de rôle », avoir des doutes sur la façon dont il plaide sa cause. L’absence de commentaire nous laisse imaginer les réflexions dans lesquelles le récit de sa mère peut le plonger. Ce sera confirmé par la remarque de Ciuta à Octave au début de l’acte II : « je croirais presque qu’il se défie de vous ».
UN RÉCIT PRÉMONITOIRE ?
CONCLUSION
Le lecteur peut, lui aussi, accorder ce rôle prémonitoire à ce récit, qui se trouve alors directement lié à l’intrigue. Musset ouvre ainsi un horizon d’attente, avec une triple question : Octave trahira-t-il la confiance de Cœlio en tombant lui-même amoureux de Marianne ? Marianne, qui refuse l’amour de Cœlio, cèdera-t-elle à Octave ? Cœlio sera-t-il amené à mourir de désespoir ? De ce fait, la pièce s’éloigne de son sous-titre de « comédie ».
Quand le lecteur découvre le dénouement, le rôle déterminant de ce récit ressort encore davantage : il constitue une véritable mise en abyme de l'intrigue des Caprices qui se termine par la mort de Cœlio. Cependant, contrairement au père de Cœlio, Octave ne trahit pas : « Souffler une maîtresse à son ami, c’est une rouerie trop commune pour moi. » (Acte II, scène 4) Mais Cœlio, qui entend Marianne l’appeler « Octave » à la scène 5 et lui apprendre que « [l]a maison est entourée d’assassins », est persuadé que son ami l’a envoyé se faire tuer pour pouvoir prendre sa place. Sa phrase, alors qu’il court au devant de la mort, « tu seras satisfait de ton désir », fait d’ailleurs directement écho à la phrase qu’Orsini lance à son ami avant son suicide : « si vous avez désiré ma perte, vous serez satisfait. » Cœlio ne pose même plus une hypothèse, il affirme le « désir » d’Octave : « tu savais quel sort m’attendait ici, et […] tu m’y as envoyé à ta place ». Ce dénouement est donc encore plus tragique que ne l’était le récit d’Hermia, puisque c’est, paradoxalement, la sincérité d’Octave qui conduit Cœlio à la mort.
Acte II, scène 1 : Deuxième rencontre entre Octave et Marianne (de "Entre Marianne... OCTAVE. – Belle Marianne..." à "... la laisserait passer.")
INTRODUCTION
À la fin du premier acte des Caprices de Marianne, comédie que Musset fait paraître en 1833, l’action est déjà bien engagée. Octave, que Cœlio a chargé de plaider sa cause auprès de la belle et jeune Marianne, épouse du vieux juge Claudio, a réussi, par son habileté, à se faire écouter un moment, mais non à susciter son intérêt pour Cœlio. Celui-ci, de son côté, est troublé par un récit de sa mère, Hermia, qui lui fait redouter une tromperie de son ami.
Malgré la défiance de Cœlio, l’intrigue amoureuse est relancée au début de l’acte II par une seconde rencontre entre Octave et Marianne.
Quelle vision de la femme Musset nous propose-t-il par le biais de cette scène de conflit ?
Octave, dès l’entrée en scène de Marianne, prend l’initiative par une annonce brutale : « Le cœur de Cœlio est à une autre, et ce n’est plus sous vos fenêtres qu’il donnera ses sérénades. » C’est une stratégie qui vise à toucher son amour-propre : en prêchant le faux, il cherche à éveiller sa curiosité, voire sa jalousie.
L’attaque se fait plus directe ensuite, car c’est la personnalité même de Marianne qu’il critique, à travers trois images qui la dépeignent. La première est la métaphore filée du « lait », qui illustre l’indifférence, à la fois celle, prétendue, de Cœlio à l’égard de Marianne, mais surtout celle de Marianne : de ce « lait », elle en a encore « sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes [ses] paroles ». Puis vient une comparaison, pour préciser ce reproche : « vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épine et sans parfum. » Octave souligne ainsi une froideur, qui lui ôterait tout pouvoir sur autrui, puisqu’elle ne pourrait pas faire souffrir, ni attirer, « ni aimer ni haïr ».
LES ATTAQUES D'OCTAVE
Enfin, il développe plus longuement une dernière comparaison, Musset se souvient ici de la légende grecque de Pygmalion. Quoique s’étant voué au célibat en raison de l’immoralité féminine, Pygmalion tombe amoureux de la statue d’ivoire qu’il a lui-même sculptée. Il implore Aphrodite de lui insuffler la vie, et la déesse de l’amour exauce son vœu. Il peut alors épouser celle qu’il a nommée Galatée, d’après le mot grec « gala », le lait, car elle a la peau blanche comme le lait.
Marianne ressemble, en effet, telle que la décrit Octave, à « une Galatée d’une nouvelle espèce », car il inverse la légende. Au lieu que, comme Galatée, de statue elle devienne femme, Marianne, elle, se transforme de femme en « charmante statue », en raison de sa froideur. Celle-ci s’illustre par la précision « de marbre » au lieu de l’ivoire propre à la légende. Enfin, Octave, comme il l’avait déjà fait lors de la première rencontre, en rappelant à Marianne qu’après quelques années pour profiter de sa jeunesse, elle aurait le reste de sa vie « pour prier Dieu », ironise à nouveau sur sa dévotion : sa statue sera placée « au fond de quelque église », dans « quelque niche respectable dans un confessionnal », allusion à son respect de la morale religieuse.
Une rencontre conflictuelle
Mais ses attaques n’obtiennent pas le résultat souhaité. Au début de la scène, Octave triomphait : « Raillez, raillez ! nous ne vous craignons plus », disait-il, en s’associant complètement à son ami Cœlio par ce pronom « nous ». Mais, à la fin, il en est réduit à se défendre lui-même, et à protester de sa bonne foi : « Cousine, cousine, ne vous fâchez pas », « Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Cœlio. »
Dans un premier temps, Marianne, comme elle l’avait fait lors de la première rencontre, choisit l’ironie pour répondre, à la fois contre Cœlio et contre Octave.
LES ATTAQUES DE MARIANNE
Acte II, sc. 1 : mise en scène de J.-L. Cochet à la Comédie française, 1973
Elle s’attaque d’abord à Cœlio. Sa première réplique, en réponse à l’annonce d’une infidélité de Cœlio, est formée sur l’antiphrase, un regret feint en gradation, soutenue par la modalité exclamative : « Quel dommage ! et quel grand malheur de n’avoir pu partager un amour comme celui-là ! Voyez ! comme le hasard me contrarie ! Moi qui allais l’aimer. » Puis, elle lui reproche de n’avoir pas su lui déclarer lui-même son amour, y voyant, non pas une forme de timidité, mais un manque de profondeur dans l’amour : « Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou de l’arabe, puisqu’il lui fallait un interprète ».
Puis son ironie vise Octave, par la question oratoire, « Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous ? », alors même que l’ambassade d’Octave a échoué. À son tour, elle utilise une première comparaison, très méprisante : l’amour de Cœlio, jugé si faible, devient « un petit enfant à la mamelle » dont Octave, son interprète, devient lui, « une sage nourrice », mais une nourrice incompétente et maladroite : « en le menant à la lisière », c’est-à-dire, comme pour les bébés qui commencent à marcher, en le soutenant par des cordons attachés par derrière à son vêtement , « vous l’aurez laissé tomber la tête la première », l’accuse-t-elle. Octave, au lieu de soutenir cet amour, aurait donc contribué à l’éteindre, médiocre avocat… Tout aussi méprisante est sa seconde critique lancée contre le discours d’Octave, qui suggère son peu de valeur : « Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le moi de grâce, que je les apprenne à ma perruche. »
Mais, face à l’agressivité d’Octave qui cherche délibérément à la blesser, le ton de Marianne se modifie, dans deux tirades où son argumentation prend une force polémique.
Le thème en est lancé dès l’ouverture de la première : « est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? » Il s’agira donc d’un plaidoyer féministe, fondé sur trois arguments. Le premier est le fait de nier la liberté de la femme. Pour le démontrer, elle commence par démonter le processus de séduction. Déjà, elle introduit un doute sur l’amour éprouvé par le jeune homme qui cherche à séduire : « Cœlio m’aime, ou […] il croit m’aimer ». Ensuite, elle signale le manque de discrétion des amis du jeune amoureux, absence de respect envers la femme aimée : il « le dit à ses amis », voire, de façon plus générale encore, à « la jeunesse napolitaine », ainsi associés à cette histoire d’amour. Mais eux aussi nient totalement la liberté féminine, comme le montrent les choix lexicaux, hyperboliques : sans pouvoir décider elle-même de son choix (« il est décrété par le sort que Cœlio m’aime »), les amis « décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse ». Sa formulation du rôle d’Octave, qualifié ironiquement de « digne représentant », donne l’impression que l’amour devient un ultimatum, juridiquement exprimé : il est « chargé de me faire savoir que j’aie à aimer ledit seigneur Cœlio d’ici à huit jours. » Cette façon d’essayer de conquérir une jeune fille lui ôte toute liberté. Que fera alors la jeune femme ? Confrontée à un dilemme, quel que soit son choix, elle ne peut exercer sa liberté, comme le montre l’alternative posée au moyen d’une série de questions oratoires négatives, qui impliquent par avance une réponse affirmative. Si elle accepte, elle perd sa réputation : « que dira-t-on de moi ? » Et le lexique péjoratif amplifie la critique adressée à ces femmes faciles, « une femme bien abjecte », qui devient objet de mépris de la société, mépris souligné par le rythme ternaire : « Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer du doigt, et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? » Mais son refus n’est pas plus satisfaisant, puisque c’est lui qui a provoqué les reproches violents d’Octave : « est-il un monstre qui lui soit comparable ? » Elle reprend d’ailleurs à la fois le comportement peu respectueux d’Octave, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main », et les deux insultes qu’il lui a adressées : sa froideur de « statue » et la comparaison aux « roses du Bengale sans épine et sans parfum ». Sa colère se traduit d’ailleurs par l’exclamation employée là où nous attendrions plutôt une interrogation.
Le deuxième argument de Marianne se réfère à l’honneur, que prône l’éducation donnée aux jeunes filles, leur apprenant à respecter « l’honnêteté et la foi jurée », c’est-à-dire le mariage et les lois morales. Elle montre, toujours en interpellant son interlocuteur par une question négative, la contradiction entre ces règles et la conception d’Octave et des jeunes séducteurs qui jugent cela « ridicule ». Par une longue métaphore, elle développe ce que peut être « la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelque chose », puisque toute son éducation lui a enseigné à donner du prix à sa vertu, illustrée ici par la métaphore de la « fleur ». De façon poétique, elle évoque le rêve d’amour de toute jeune fille, avec tous les excès propres au romantisme : « il fait que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons de soleil, entrouvert par une main délicate. »
Acte II, scène 1 : l'argumentation polémique de Marianne. Mise en scène de Stéphane Peyran
Le lecteur perçoit, dans cette deuxième tirade toute la désillusion que peut vivre une jeune fille, quand elle est confrontée à la réalité des séducteurs, qui ne pensent qu’à la conquête en piétinant l’honneur de la jeune femme : « Tout cela n’est-il pas un rêve, une belle de savon qu’un premier soupir doit évaporer dans les airs ? »
Cela entraîne un troisième et dernier argument, lancé par une nouvelle question oratoire : « Qu’est-ce après tout qu’une femme ? ». Sa réponse, ponctuée par des exclamations de colère, résume le mépris des hommes qui considèrent les femmes comme de simples objets et qui rabaissent l’amour au seul plaisir sexuel : c’est « l’occupation d’un moment », « Une femme ! c’est une partie de plaisir ! » ou c’est « une belle nuit qui passe ». Une nouvelle image, celle d’« une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule », avec la pureté que suggère la « rosée », laisse entendre que l’homme ne sait vraiment pas ce que représente l’amour véritable. Ou, accusation pire encore, il en serait conscient, mais ne s’avouerait que « tout bas ‘‘Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière’’», puis « baisserait les yeux devant elle », incapable de se hausser à sa hauteur. N'osant pas faire le nécessaire pour mériter ce « bonheur », il « la laisserait passer ».
Une femme, "une partie de plaisir"...
Ces trois arguments, qui justifient le refus et la colère de Marianne, constituent un vibrant plaidoyer en faveur de la condition féminine.
CONCLUSION
Nous sommes ici non plus dans une simple scène de marivaudage, qui est habituelle dans une comédie, mais dans un conflit qui forme un tournant dans la pièce. Marianne, en effet, en sort victorieuse, en réduisant Octave au silence. Mais, plus encore, elle touche, par ses arguments qui insistent sur une revendication de respect et de dignité, son propre sens de l’idéal, qu’il exprimait par la métaphore du « danseur de corde » dans la première scène de la pièce. Elle fait ressortir le fait qu’il a lui-même perdu cette dignité : en avilissant les femmes, réduites à des objets de conquête, il s’avilit lui-même. C’est ce qui explique à la fois sa protestation finale, et, surtout, le trouble qui le conduit à vouloir plonger dans l’ivresse, par le vin ou avec Rosalinde, la prostituée, pour échapper à la tristesse qui le saisit.
Rappelons aussi que l’année de publication de la pièce est aussi celle qui voit se nouer la passion entre Musset et George Sand, elle-même féministe engagée. Toute son œuvre fait écho au plaidoyer de Marianne, qui insiste sur la violence que peut faire à une femme celui qui prétend l’aimer sans même qu’elle-même en soit d’accord, et qui revendique le droit d’être aimée sincèrement pour elle-même et non pas seulement pour l’instant de plaisir qu’elle peut apporter. Cette époque est aussi celle où se reconstituent quelques clubs féministes, tel celui de la « Société de la voix des femmes », fondée par Eugénie Niboyet, qui créera en 1848 le journal La Voix des femmes. Mais il y faudra encore bien des années pour que ces voix se fassent entendre dans la politique.
Acte II, scène 6 : Un dénouement tragique
Version intégrale filmée, mise en scène de Lambert Wilson, 1998
INTRODUCTION
Au début des Caprices de Marianne, comédie parue en 1833, Octave est chargé, par son ami Cœlio, amoureux de la belle Marianne, de plaider sa cause auprès de cette jeune épouse, dévote et fidèle. Une première rencontre à l’acte I, puis deux autres dans la première scène de l’acte II, se heurtent à la résistance de Marianne, qui se montre, cependant, troublée. La situation se modifie par l’intervention, à l'acte II, scène 3, du mari, le vieux juge Claudio. Informé de la conversation entre sa femme et Octave « dans une taverne », il lui interdit de le revoir, sous peine d’un « châtiment exemplaire » en cas de désobéissance. Sous le coup de la colère, révoltée par cette liberté que Claudio lui dénie, Marianne fait venir Octave, et lui déclare qu’elle « veu[t] prendre un amant […} – Cœlio ou tout autre, peu m’importe ». Elle lui remet alors son « écharpe en gage ».
Devant ce « petit caprice de colère », Octave choisit la fidélité, et remet l’écharpe à Cœlio, mais, à peine Cœlio est-il parti à ce rendez-vous, qu'une lettre de Marianne lui apprend que la maison est entourée d’« assassins ». La scène 5 voit le dénouement fatal. Quand il frappe à sa fenêtre, Marianne tente d’alerter celui qu’elle croit être Octave : « Fuyez, Octave ; vous n’avez donc pas reçu ma lettre ? » S’entendant ainsi nommer, Cœlio se croit trahi par son ami, et se précipite au devant de la mort.
La dernière scène brise les unités de lieu et de temps, puisqu’elle se déroule dans « un cimetière », « auprès d’un tombeau », celui de Cœlio, donc quelques jours après sa mort. »
Comment Musset fait-il ressortir la dimension tragique de ce dénouement ?
La scène réunit Octave et Marianne devant l’« urne d’albâtre, couverte de ce long voile de deuil », qui représente, aux yeux d’Octave, Cœlio lui-même, « sa parfaite image ». Nous y retrouvons, en effet, un écho au portrait de ce personnage dans la première scène avec « un pied de blanc sur les joues » et un « large habit noir ». Octave l’interrogeait alors, « Comment se porte […] cette gracieuse mélancolie ? », il reprend ici la même qualification dans une métaphore : « une douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate », contraste de couleurs, le noir de la « mélancolie », le blanc de « l’âme », pour illustrer la pureté de Cœlio. Cette notion de pureté parcourt l’ensemble de la scène, à travers la récurrence de l’image de l’eau. L’aveu d’Octave, les « soirées » avec lui « ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient jamais tombées », est repris, en effet, par « Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. » Cela donne presque l’impression d’un baptême que Cœlio accorderait à Octave.
L'ÉLOGE DE CŒLIO
Les tirades d’Octave sont donc une oraison funèbre de Cœlio, éloge qui met l’accent sur l’idéalisme du personnage, d’où son lien avec « le ciel », présenté comme sa patrie d’origine : « elle est remontée au ciel avec lui ». D’où les qualités soulignées, qui font de Cœlio le type même du jeune romantique en proie au mal du siècle, qui trouve refuge dans le repli sur soi. Ainsi, il allie une douloureuse lucidité sur son époque à un rejet de ce qu’elle lui offre, ce que soulignent les phrases au rythme binaire : « il connaissait les plaisirs et leur préférait la solitude ; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité. »
Comme tout jeune romantique épris d’idéal, il est aussi capable d’un amour absolu, dont la valeur exceptionnelle se traduit par la reprise ternaire en anaphore de « Lui seul » dans la deuxième tirade. Cet amour est décrit, au moyen d’un lexique hyperbolique, comme une union des âmes, un dévouement total jusqu’au sacrifice de soi : « Lui seul était capable d’un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour elle. » Notons l’emploi d’un vocabulaire religieux, le verbe « consacrer », qui donne à la femme aimée la dimension d’une divinité, ou la formule « les secrets qu’il savait », qui présente Cœlio comme un être supérieur, capable de déchiffrer les énigmes des cœurs.
Ce vibrant éloge de Cœlio, élan lyrique d’Octave, plongé dans la douleur, le conduit à un retour sur lui-même, jugement critique porté, par opposition, sur ses propres défauts.
La brève proposition négative qui ouvre la deuxième tirade, « je ne sais point aimer », donne le ton d’ensemble de ce jugement, sévère, qui multiplie les négations : « ne…que », « ne…point », « ne… pas », « ne… plus ».
L'AUTOPORTRAIT D'OCTAVE
Ainsi, Octave construit son propre portrait en opposition totale à celui de Cœlio, d’abord à travers une image : là où sa vie est un « désert aride », les « longues soirées » passées avec Cœlio « sont comme de fraîches oasis ». Face au romantisme de Cœlio, il se représente comme un libertin, pour lequel les femmes ne sont que des objets d’un plaisir éphémère, avec un lexique péjoratif : « un débauché sans cœur », « je n’estime point les femmes », « l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe. » Nous reconnaissons l’image initiale d’Octave, arrivant dans son costume d’Arlequin dans la première scène, évoquant sa nature de « danseur de corde », quand il s’écrie ici : « Ma gaieté est comme le masque d’un histrion ».
Octave, au dénouement : le souvenir de Cœlio
Le libertinage, la débauche, les plaisirs que recherche Octave, ne sont donc que factices, un moyen pitoyable de réveiller des « sens blasés ». N’étant plus capable d’éprouver des sentiments sincères, il ne lui reste plus que l’amusement superficiel pour oublier son propre néant.
Mais la mort de Cœlio le prive même de cela, en ne lui laissant, comme seul sentiment, que le remords de sa lâcheté : « Cœlio m’aurait vengé si j’étais mort pour lui, comme il est mort pour moi. » Pour tout le reste, Octave se sent lui-même mort parce que la perte de Cœlio lui ôte toute possibilité de contact avec cette pureté qu’il a peut-être, un temps, portée en son cœur, mais à laquelle, incapable d’atteindre l’idéal rêvé, il a renoncé : « Cœlio était la bonne part de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui. » Sa dernière longue tirade traduit avec des images saisissantes cette mort intérieure, avec la reprise de la première personne : « Ce tombeau m’appartient ; c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. » Ainsi, Octave en arrive à s’identifier à Cœlio, dans un renoncement total à sa vie de libertin, comme le souligne la reprise en anaphore du terme « Adieu » dans une série d’exclamations qui énumèrent, sur des rythmes ternaires en gradation, ce qu’était jusqu’alors sa vie : d’abord « la gaieté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve !», puis « les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés !», enfin « Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! » Le dernier « adieu » constitue un résumé de ce néant du cœur : « adieu l’amour et l’amitié ! »
Face à l’intervention de Marianne, la dernière réplique d’Octave, par sa brutalité, apporte la preuve de ce qu’il vient de déclarer : « Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait. » Au tutoiement de Marianne, il répond par le vouvoiement qui marque la distance, et oppose le vide du « Je » à la plénitude de « Cœlio ». En parallèle à sa propre solitude, il renvoie donc Marianne à la sienne.
Les trois répliques de Marianne sont très brèves, par rapport aux longues tirades d’Octave. Elles marquent une gradation dans la douleur.
LES RÉACTIONS DE MARIANNE
Dans la première, avec l’interrogation négative, « Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ? », Marianne tente encore de préserver un lien possible avec Octave, d’abord en le tutoyant, pour la première fois dans la pièce. En réponse à la conclusion de la première tirade d’Octave, « Elle eût été heureuse, la femme qui l’eût aimé », où les verbes sont conjugués à l’irréel du passé, attendu puisque Cœlio est mort, Marianne, elle, emploie encore un conditionnel à valeur de potentiel.
Marianne, rejetée par Octave
Sa deuxième réplique, en réponse à Octave qui se juge « lâche » (« sa mort n’est point vengée »), révèle qu’elle ne se préoccupe guère de la mort de Cœlio, car, en renvoyant la vengeance au passé, elle balaie rapidement ce reproche de lâcheté : « Comment aurait-elle pu l’être […] ? » En revanche, elle manifeste son intérêt pour Octave, en refusant qu’il « risque[…] sa vie » et en insistant sur le danger que lui pourrait lui faire courir Claudio.
Sa dernière réplique, avec la reprise du tutoiement, est son ultime tentative, un aveu direct de son amour. À la dernière phrase d’Octave, « ma place est vide sur terre », sa réponse « Mais non pas dans mon cœur » sonne comme un cri de désespoir. Et la question qui suit, « Pourquoi dis-tu : Adieu l’amour ? », traduit une révolte face au chagrin d’Octave.
En fait, Marianne est en complet décalage avec Octave : alors qu’il est plongé dans la douleur en ne pensant qu’à la perte de Cœlio, elle ne pense qu’à tenter de préserver l’amour qu’elle a enfin accepté de découvrir… mais trop tard.
CONCLUSION
Cette scène nous propose un portrait antithétique en dyptique, qui valorise Cœlio, doté de toutes les qualités, alors qu’Octave se juge sévèrement. D’un côté, la pureté de l’âme, le blanc, de l’autre, la débauche du corps, le noir. Nous comprenons alors pourquoi Octave n’a pas profité de l’occasion que lui offrait Marianne en lui remettant son « écharpe en gage », pourquoi il n’a pas trahi Cœlio : d’une part, vu son incapacité d’offrir un amour absolu, cette trahison n’aurait pu conduire qu’à un échec amoureux, d’autre part, il aurait alors trahi la « bonne part » de lui-même, la seule qualité qui lui reste étant la fidélité à son ami.
Mais, en fait, Musset nous montre là les deux facettes d’un même mal, celui de la jeunesse romantique, éprise d’idéal mais qui, souvent, par impossibilité de l’atteindre, plongeait dans un libertinage désespéré. N’y trouvons-nous pas comme une prémonition de l’itinéraire de Musset lui-même, les deux facettes de sa personnalité, jeune poète lyrique, dans ses premières années, sombrant dans la débauche ensuite, brûlant sa vie faute d’accéder à l’absolu dont il rêve ?
Ce dénouement nous interroge sur le sous-titre que Musset donne à sa pièce, « comédie ». Cette scène, en effet, joue sur le double registre du pathétique et du tragique, la mort de Cœlio apparaissant comme une fatalité inexorable, qu’avait d’ailleurs annoncée le récit d’Hermia à la fin de l’acte I. Bien sûr, il y a des moments comiques dans la pièce, le marivaudage joyeux des premières rencontres entre Marianne et Octave, et, surtout, les scènes où interviennent Claudio et son serviteur Tibia, deux personnages rendus grotesques par leurs échanges absurdes. Mais, dès lors que ces deux fantoches deviennent les agents du drame, causant la mort de Cœlio, ils ne font plus rire. Peut-être faudrait-il donc donner un autre sens au terme « comédie », celui d’illusion, de feinte, de sentiments factices mis en scène pour tromper, sens que donne Balzac, par exemple, à sa « comédie humaine » ? La pièce de Musset serait alors un exemple de ces rapports humains incapables de s’inscrire dans une vérité, chacun jouant un rôle. Finalement, seul Cœlio ne jouait pas, et c'est ce qui l'a tué.