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Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671 : explications

Pour se reporter à l'étude d'ensemble de la pièce

On rappellera la problématique, qui, en associant le texte de la comédie et ses représentations, guide l’ensemble de l’étude des Fourberies de Scapin : Comment l’intrigue et les personnages sont-ils mis en valeur pour soutenir le spectacle comique ? Pour chacune des explications proposées, il sera donc proposé une mise en relation avec le spectacle.

Mise en scène de Denis Podalydès, 1998. La Comédie-Française

Acte I, scène 2 : l'exposition, du début à "SCAPIN. - Ah, Ah! " 

Pour lire l'extrait

La première scène, par le dialogue entre Octave et son valet Silvestre, nous apprend l’enjeu de l’intrigue : de retour de voyage, le père d’Octave veut le marier à « une fille du seigneur Géronte ». « Je suis assassiné par ce maudit retour », déplore le jeune homme, et son valet fait écho à son désespoir. Mais les raisons de leur peur, des « actions étourdies », selon Silvestre, restent inconnues. L’exposition doit donc être complétée, et c’est le rôle de la scène 2, qui introduit aussi le personnage principal, selon le titre même de la comédie, Scapin. En quoi cet extrait répond-il à l’objectif traditionnel de l’exposition ?

Acte I-sc.2

Informer : l'intrigue

L'enjeu de l'intrigue

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La première scène s’est terminée par trois questions d’Octave : « Que dois-je faire ? Quelle résolution prendre ? À quel remède recourir ? » D’où l’ouverture de la scène 2 par les questions de Scapin en écho : «  Qu’est-ce, Seigneur Octave ? Qu’avez-vous ? Qu’y a-t-il ? Quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé. » La règle d’unité de temps, la limitation de l’action de la pièce à vingt-quatre heures, explique, en fait, une tradition des intrigues. L’action doit s’ouvrir sur une crise, qui s’exprime ici par le désespoir d’Octave, soutenu par les interjections, « Eh ! », « Hélas ! », et la gradation lexicale qui parodie le tragique : « je suis perdu ; je suis désespéré ; je suis le plus infortuné de tous les hommes. »

Le désespoir d'Octave, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le désespoir d'Octave, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

L’enjeu est ensuite posé : « Mon père arrive avec le seigneur Géronte, et ils me veulent marier. » Les mariages arrangés sont habituels au XVIIème siècle, d’où la réaction de Scapin : « Hé bien ! qu’y a-t-il là de si funeste ? »  Ils sont le plus souvent fondés sur des intérêts financiers, comme le rappelle la précision apportée par Octave sur le lien qui unit les deux pères : « il y a deux mois que le seigneur Géronte et mon père s’embarquèrent ensemble pour un voyage qui regarde certain commerce où leurs intérêts sont mêlés. » L’enjeu de la comédie est donc tout à fait traditionnel, depuis l’antiquité gréco romaine, le refus d’un mariage arrangé.

La relation entre maîtres et valets

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La scène permet d’apprendre les raisons d'Octave, à travers son annonce de la situation de son ami Léandre : « Quelque temps après, Léandre fit rencontre d’une jeune Égyptienne dont il devint amoureux. » Nous comprenons alors que c’est la même raison, l’amour, qui provoque son refus du mariage décidé par son père. Nous sommes là dans une image traditionnelle depuis l’Antiquité, des gens éperdus d’amour, mais impuissants face à l’autorité paternelle.

C’est ce qui crée la proximité entre eux et les valets, qui leur servent d’abord de confidents, d’où la répétition de Scapin qui ponctue le récit d’Octave : « Je sais cela. », « Je sais cela encore. » Les pères leur font même confiance pour surveiller les jeunes gens en leur absence, comme le rappelle Octave : « Léandre et moi nous fûmes laissés par nos pères, moi sous la conduite de Sylvestre, et Léandre sous ta direction. » Il est donc naturel qu’après son interpellation initiale, « Mon pauvre Scapin », Octave sollicite l’aide de Scapin, en accentuant la dimension pathétique de la situation : «  Ah ! Scapin, si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis, je croirais t’être redevable de plus que de la vie. » Et Scapin accepte volontiers ce rôle : « Je suis homme consolatif, homme à m'intéresser aux affaires des jeunes gens. »Les valets auront donc, dans l’intrigue de la comédie, le rôle d’adjuvants des amours de leurs jeunes maîtres.

Séduire : le portrait des personnages 

Les jeunes gens amoureux

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Ces personnages sont traditionnels, dans la comédie gréco-romaine, tel Le Phormion de Térence, comme dans la commedia dell’arte, et le double récit d’Octave donne d’eux une image qui fait sourire.

Léandre vu par Octave

La tirade met en évidence tout ce que cet amour a d’excessif, à travers une longue phrase qui énumère ses qualités : « sa beauté et sa grâce », « son esprit » et « les charmes de son entretien », amplifiés encore par le superlatif qualifiant ses « paroles », « les plus spirituelles du monde ». L’éloge est soutenu par les indices temporels qui, associés à la multiplication des verbes, mettent l’accent sur la force des sentiments de Léandre : « Il ne m’entretenait que d’elle chaque jour, m’exagérait à tous moments sa beauté et sa grâce ; me louait son esprit, et me parlait avec transport des charmes de son entretien, dont il me rapportait jusqu’aux moindres paroles, qu’il s’efforçait toujours de me faire trouver les plus spirituelles du monde. » Cet excès d’amour est également marqué par le jugement plus réservé d’Octave, « [il] me mena voir cette fille, que je trouvai belle, à la vérité, mais non pas tant qu’il voulait que je la trouvasse. » et le reproche que lui adresse son ami : « Il me querellait quelquefois de n’être pas assez sensible aux choses qu’il me venait dire, et me blâmait sans cesse de l’indifférence où j’étais pour les feux de l’amour. »

L'autoportrait d'Octave

Ce premier récit prépare le second, celui des amours d’Octave, qui fait sourire car lui-même tombe amoureux dès la première rencontre et fait preuve d’une exaltation semblable à celle de son ami précédemment jugée excessive. Ainsi, au langage précieux prêté à Léandre et aux « feux de l’amour » de son ami, il fait écho en recourant, lui, à la tonalité pathétique pour mettre en place une scène de rencontre digne du mélodrame.

Octave amoureux, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le champ lexical de la douleur prépare la scène de rencontre : « nous entendîmes dans une petite maison d’une rue écartée, quelques plaintes mêlées de beaucoup de sanglots. », « une femme nous dit en soupirant, que nous pouvions voir là quelque chose de pitoyable en des personnes étrangères, et qu’à moins que d’être insensibles, nous en serions touchés. » Cette présentation se confirme par l’émotion qui ressort de la rencontre elle-même : « nous voyons une vieille femme mourante, assistée d’une servante qui faisait des regrets, et d’une jeune fille toute fondante en larmes, la plus belle et la plus touchante qu’on puisse jamais voir. » Cette hyperbole finale fait sourire en mettant à égalité les deux jeunes gens, tous deux pareillement épris, et c’est cet amusement que traduit la double exclamation de Scapin : « Ah, Ah ! »

Octave amoureux, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le portrait de Scapin

 

Un maître en "fourberies"

Le redoublement lexical dans la prière adressée par Octave à Scapin, « si tu pouvais trouver quelque invention, forger quelque machine, pour me tirer de la peine où je suis »,  introduit ce portrait, que confirme la façon dont Scapin se présente lui-même, en un éloge dithyrambique, d’autant plus plaisant qu’il se dit « sans vanité » alors même qu’il affirme sa puissance : « À vous dire la vérité, il y a peu de choses qui me soient impossibles, quand je m’en veux mêler. » L’énumération des qualités qu’il s’attribue repose sur un champ lexical directement rattaché au titre de la pièce, « fourberies ».

La fierté du "fourbe", mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

La fierté du "fourbe", mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Mais il inverse le blâme puisque, pour lui, c’est un don céleste : « J’ai sans doute reçu du ciel un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies ». Sa conclusion, associant la négation et les comparatifs, complète ce portrait d’un personnage exceptionnel : « on n’a guère vu d’homme qui fût plus habile ouvrier de ressorts et d’intrigues, qui ait acquis plus de gloire que moi dans ce noble métier. »

Un valet dangereux ?

Cependant, la fin de la tirade, introduite par le connecteur d’opposition, donne à ce portrait une autre dimension, d’abord encore vague : « Mais, ma foi, le mérite est trop maltraité aujourd’hui ; et j’ai renoncé à toutes choses depuis certain chagrin d’une affaire qui m’arriva. » Quand les questions d’Octave et de Silvestre demandent des précisions, la répétition du mot « justice » noircit l’image de Scapin. Il n’est pas un simple valet rusé, comme dans la tradition, mais un homme qui a subi une condamnation, donc bien plus dangereux. D'ailleurs, non seulement, il atténue le fait : « Une aventure où je me brouillai avec la justice. », « Oui, nous eûmes un petit démêlé ensemble. », mais il se présente comme la victime d’une injustice, « Oui. Elle en usa fort mal avec moi », et de « l’ingratitude du siècle » qui ne reconnaît pas le vrai mérite. Mais, malgré sa dérobade, « je résolus de ne plus rien faire », son goût de l’intrigue n’a pas disparu, d’où sa curiosité : « Baste ! Ne laissez pas de me conter votre aventure. » Pourra-t-il résister au plaisir de montrer son pouvoir de tromper ?

CONCLUSION

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Venant compléter la première scène, cette scène achève la présentation de l’enjeu de l’intrigue en posant la situation de chaque personnage et les relations qui les unissent : deux pères qui entendent bien exercer leur droit de marier leurs fils à leur guise, deux jeunes hommes amoureux qui refusent ce mariage, et deux valets à leurs côtés dont Scapin qui s’affirme déjà comme le maître du jeu. Si Molière s’inspire directement de l’intrigue du Phormion de Térence, il l’adapte aux réalités de son époque et fait preuve d’originalité par sa présentation du portrait des jeunes gens et par un personnage, Scapin, qu’il dote d’une toute autre envergure que les celle des valets traditionnellement rusés. Ainsi, cette présentation lui permet de créer un horizon d’attente : quelle « machine » Scapin pourra-t-il « forger » pour sauver Octave et Léandre du mariage imposé ?

Acte I, scène 4 : premier conflit, de "Que voules-vous qu'il fît ?... " à "... conter ma disgrâce."   

Pour lire l'extrait

Mise en scène de Pierre Fox, 2004. Théâtre de Bruxelles

Dans la scène 4, l’arrivée d’Argante, le père d’Octave, achève la présentation de l’intrigue en donnant à voir, après les valets et les jeunes amoureux, un modèle de ces pères redoutés. Furieux du mariage de son fils avec Hyacinte, son monologue en aparté qui ouvre la scène exprime sa volonté de châtier son fils et le valet Silvestre. Mais Scapin surprend ce discours de colère qui sonne comme un défi lancé à son « génie » "; et ses propres apartés, en parallèle, affirment qu’il va tout mettre en œuvre pour s’opposer au vieillard, et il se rit des menaces : « Ne jurons de rien. », « Nous y pourvoirons. »

Acte I-sc.4

Au débute de leur entretien, sa  première ressource pour excuser Octave est un mensonge : « Il y a été poussé par sa destinée ». Mais ce père, offensé dans son autorité, ne va pas être facile à convaincre… En quoi ce passage offre-t-il un premier témoignage comique de l’art de Scapin ?

1ère partie : le mensonge élaboré (des lignes 1 à 13)

L'élaboration du mensonge, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

L'élaboration du mensonge, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

L'art du mensonge

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Pour diminuer la colère du père, Scapin a d’abord l’idée de modifier l’image d’Octave, en en faisant le digne fils de son père, lui aussi séducteur dans sa jeunesse. La parenthèse explicative, « Il voit une jeune personne qui lui veut du bien (car il tient de vous, d’être aimé de toutes les femmes) », est une habile flatterie qui a pour but de soutenir son récit d’une scène de séduction, rendue vivante par le présent de narration employé pour chacune des étapes  : « il la trouve charmante, il lui rend des visites, lui conte des douceurs, soupire galamment, fait le passionné. Elle se rend à sa poursuite ; il pousse sa fortune. »

Mais ce récit s’est ouvert par une question, une prise à témoin du père, « Que voulez-vous qu’il fît ? », habile aussi puisque la fin du récit, accélérant le rythme, « Le voilà surpris par ses parents » fait appel à sa propre conception du pouvoir de la famille et du souci des bienséances : ceux-ci « la force à la main, le contraignent de l’épouser ». Scapin cherche donc à toucher la conscience de ce père qui doit comprendre qu’une famille veuille protéger la réputation de leur fille, compromise par un jeune homme. L’art de Scapin est d’ailleurs immédiatement confirmé par l’exclamation en aparté de Silvestre : « L’habile fourbe que voilà ! »

La force de persuasion

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La question qui suit ce premier récit de Scapin insiste sur l’excuse d’Octave, en faisant appel à l’amour d’un père pour son fils : « Eussiez-vous voulu qu’il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être marié qu’être mort. » Mais Argante est difficile à convaincre : « On ne m’a pas dit que l’affaire se soit ainsi passée. » Scapin est donc obligé de soutenir son mensonge, d’abord en impliquant le témoignage de Silvestre : « Demandez-lui plutôt : Il ne vous dira pas le contraire. » Menacé de coups par son maître, le valet répond aussitôt, « Oui, Monsieur », mais il n’a pas la présence d’esprit de Scapin pour renforcer son mensonge. Scapin doit donc protester de sa sincérité : « Voudrais-je vous mentir ? » Il n’a, en effet, aucune raison logique de mentir puisque ce n’était pas lui qui devait surveiller la conduite d’Octave.

2ème partie : La confrontation (des lignes 14 à 34) 

La résistance d'un père

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Dans la société du XVIIème siècle, un litige familial se règle devant la justice, et c’est à elle que pense aussitôt ce père : une plainte, « Il devait donc aller tout aussitôt protester de violence chez un notaire », pour pouvoir annuler ce mariage : « Cela m’aurait donné plus de facilité à rompre ce mariage. » Cette résistance accentue la difficulté de Scapin, qui mesure alors la puissance de l’autorité paternelle, réaffirmée par l’indignation d’Argante : « Quoi ! je n’aurai pas pour moi les droits de père, et la raison de la violence qu’on a faite à mon fils ? »

Un père indigné, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Un père indigné, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

En fait, le mensonge de Scapin, s’il a excusé Octave, n’a pas suffi car son père, le croyant réellement contraint au mariage, est, à présent, prêt à soutenir son fils en en obtenant la rupture.

Un conflit comique

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Scapin se heurte donc à un nouvel obstacle, auquel il ne s’attendait pas, comme le montre sa question, « Rompre ce mariage ? ». Le valet est alors obligé d’improviser, d’abord en multipliant les négations sans argumenter : « SCAPIN – Vous ne le romprez point. ARGANTE. – Je ne le romprai point ? SCAPIN. – Non. » , « SCAPIN. – C’est une chose dont il ne demeurera pas d’accord. ARGANTE. – Il n’en demeurera pas d’accord ? SCAPIN. – Non. ARGANTE. – Mon fils ? SCAPIN. – Votre fils. » Cet échange fait sourire, car il inverse complètement la hiérarchie sociale, le valet niant les « droits » de père invoqués par Argante.

Mais Scapin a ainsi eu le temps de trouver un argument, sa question introduisant un nouvel appel à la dignité de ce père, qu’il tente ainsi de flatter à nouveau : « Voulez-vous qu’il confesse qu’il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu’on lui ait fait faire les choses ? Il n’a garde d’aller avouer cela ; ce serait se faire tort, et se montrer indigne d’un père comme vous. » Mais cet argument est sans force. La réplique d’Argante, « Je me moque de cela », montre qu’il place son autorité paternelle au-dessus de toute dignité, de même que le chiasme dans l’échange, qui prend la forme traditionnelle de la stichomythie : « SCAPIN. – Il faut, pour son honneur et pour le vôtre, qu’il dise dans le monde que c’est de bon gré qu’il l’a épousée. ARGANTE. – Et je veux moi, pour mon honneur et pour le sien, qu’il dise le contraire. »

3ème partie : l'image d'un père (de la ligne 35 à la fin) 

Le pouvoir paternel affirmé

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La fin de la scène reproduit l’entêtement d’Argante, qui veut rompre ce mariage en obligeant son fils à reconnaître une contrainte. Ainsi, face à la négation de Scapin, « Non, je suis sûr qu’il ne le fera pas », il affirme sa puissance paternelle, « Je l’y forcerai bien. », qu’il répète en  lançant une menace : « Il le fera, ou je le déshériterai. » Molière illustre ainsi la situation familiale au XVIIème siècle, les enfants dépendant totalement de leur père financièrement. Devant la dénégation de Scapin, la question d'Argante confirme ce droit des pères : « Qui m’en empêchera ? »

Un père ridicule

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Pour s’opposer à ce père, Scapin adopte une nouvelle stratégie, feindre de ne pas le croire capable d’aller jusqu’à cette extrémité : « Vous ne le déshériterez point. » Mais le valet ne se prive pas alors de faire preuve d’insolence, car par son interjection désinvolte, « Bon », peut-être accompagnée d’un geste comme un haussement d’épaule, il se moque ouvertement d’Argante. Les réactions indignées de ce père, « Comment, bon ? », « Ouais ! voilà qui est plaisant ! », restent sans effet, face à l’argument avancé par Scapin qui met en avant l’amour d’un père pour son fils : « Vous n’aurez pas ce cœur-là. », « La tendresse paternelle fera son office. » Les rejets désinvoltes de Scapin, « Oui, oui », « Bagatelles », se changent alors en une ironie qui démythifie totalement la puissance paternelle : « Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement. » En inversant ainsi plaisamment  l'image de ce père, qui a montré sa colère depuis son entrée en scène, il le conduit à se ridiculiser par son aveu comique : « Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. »

CONCLUSION

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Cet échange est digne de "l’agôn", scène de conflit  traditionnelle au cœur des pièces de théâtre de l’antiquité grecque : deux personnages s’opposent en échangeant des arguments sous la forme de courtes répliques. Molière reprendra d’ailleurs ce même conflit dans la scène 5 de l’acte I, du Malade imaginaire, entre Argan, qui veut envoyer sa fille dans un couvent, et sa servante Toinette. La scène est comique, car la stichomythie, avec la succession rapide des affirmations et des négations, finit par remettre en cause le pouvoir d’Argante : par son  mensonge et ses feintes, le valet Scapin prend le pas dans le dialogue sur ce père offensé. Mais cette lutte a-t-elle été réellement efficace ? La dernière réplique d’Argante montre qu’il n’a, en réalité, pas cédé, que sa colère contre son « fripon de fils » ne s’est pas atténuée : toute l’habileté de Scapin ne l’a pas convaincu d’accepter ce mariage.

Acte II, scène 3 : maître et valet 

Pour lire l'extrait

Acte II-sc.3

À la fin de l’acte I, l’action s’est nouée : le valet Scapin a accepté d’aider le jeune Octave amoureux d’Hyacinte, et entraîne Silvestre à sa suite. Mais il se heurte à la résistance d’Argante qui veut faire rompre le mariage de son fils, et l’acte II s’ouvre sur la rencontre d’Argante et de Géronte, le père de Léandre : Argante, pour partager sa disgrâce, invoque un aveu de Scapin pour suggérer à Géronte que son fils est, lui aussi, coupable. D’où la violente colère de Géronte lors de ses retrouvailles avec Léandre, qui, se croyant trahi par Scapin, s’en prend alors à son valet dans la scène 3. Quels procédés comiques Molière met-il en œuvre dans cette scène pour illustrer la relation entre le maître et son valet ?

Le conflit entre le valet et le maître 

Le comique de gestes

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Dès les deux premières répliques de la scène, le comique se met en place par le contraste entre les deux maîtres. Les trois exclamations d’Octave, « Mon cher Scapin, que ne dois-je point à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le ciel m’est favorable de t’envoyer à mon secours ! » traduisent son enthousiasme. La gradation est marquée, depuis son interpellation, « Mon cher Scapin », ensuite qualifié d’« homme admirable », jusqu’à faire de son valet un envoyé du « ciel ». Ce remerciement hyperbolique contraste avec la colère de Léandre, dont l’ironie sonne comme une menace : « Ah ! ah ! vous voilà ! Je suis ravi de vous trouver, monsieur le coquin. »

Mise en scène de Denis Podalydès, 1998. La Comédie-Française

La peur de Scapin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

C’est ce qui explique tout le jeu du comique de gestes, nettement indiqué dans les didascalies, opposant le comportement des deux maîtres :

  • D’un côté, il y a la violence de Léandre, croissante, d’abord « mettant la main à son épée », puis « voulant le frapper », formule multipliée, enfin, de plus près : « s’avançant pour le frapper ».

  • De l’autre, Octave tente de s’opposer à cette violence, là aussi en gradation : « se mettant entre deux », puis, de façon répétée, « le retenant », enfin « se mettant au-devant ».

Face à cette répétition comique, une seule didascalie indique la peur de Scapin, « se mettant à genoux », mais le metteur en scène est libre d’accentuer le comique par le jeu des acteurs : des poursuites, des bousculades, voire des chutes, et les mimiques exagérées de Scapin pour intensifier cette peur.

La peur de Scapin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le comique de mots

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Molière adopte un procédé très traditionnel, le décalage des registres de langue. Léandre adopte, en effet, un langage soutenu par exemple quand il s’adresse à Octave, « Non, Octave, ne me retenez point, je vous prie. » ou quand il présente sur un ton tragique la blessure qui justifie sa colère : « Laissez-moi contenter mon ressentiment. » Le contraste est alors flagrant avec les insultes lancées à Scapin, « coquin », répétée, mais aussi « traître », à deux reprises, « infâme », « pendard », « fripon ». Il perd ainsi toute sa dignité de maître.

Face à lui, Scapin tente d’échapper à la colère de son maître en jouant l’innocence, par ses questions : « Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ? », « Ce n’est pas cela, Monsieur ? », «  Ce n’est pas cela ? ».  

Le conflit entre le valet et le maître 

La scène se fonde sur trois aveux de Scapin, obligé de remonter dans sa mémoire pour répondre à la colère de Léandre : « il y a quelques jours », « il y a trois semaines », « il y a six mois ». Parallèlement, les fautes avouées, en gradation, permettent de mettre en évidence la relation entre le maître et son valet.

Le premier aveu

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Le premier aveu, « j’ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d’Espagne dont on vous fit présent », correspond au portrait traditionnel du "zanni" de la commedia dell’arte, gourmand et ivrogne. Son aveu est suivi de précisions sur la façon dont il a procédé, comme s’il en était fier : « c’est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’était échappé. » De plus, s’il demande « pardon » à son maître, il ne manifeste aucun regret que celui-ci ait « tant querellé la servante, croyant que c’était elle qui [lui] avait fait le tour ? »

Un aveu sous la menace, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Un aveu sous la menace, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le deuxième aveu

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La présentation de l’aveu est ici inversé car il apporte d’abord les précisions sur la façon dont il a pris soin d’élaborer son  mensonge : « Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang, et vous dis que j’avais trouvé des voleurs qui m’avaient bien battu, et m’avaient dérobé la montre. » L’aveu ne vient qu’à la fin de la réplique, avec le verbe « retenu » qui remplace habilement le verbe propre : il s’agit d’un vol. À nouveau, absence totale de remords, avec la justification plaisante avancée pour se justifier : « afin de voir quelle heure il est. »

Le troisième aveu

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Il est mis en valeur par une présentation en trois temps. L’aveu commence par le rappel de la situation, bien plus grave encore que les précédentes, puisque le valet prend le dessus sur son maître : « Vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit, et vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant. » Le maître a subi une violence indigne de son statut social. Après l’aveu direct, « C’était moi, Monsieur, qui faisais le loup-garou. », la justification est ici révélatrice de la relation entre le maître et son valet : « seulement pour vous faire peur, et vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits comme vous aviez de coutume. » Son acte est, en fait, une revanche contre les abus du maître qui exploite son serviteur.

La fin du quiproquo

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La situation comique ne peut s’achever qu’avec la fin du quiproquo, quand Léandre précise son reproche : « je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père. » Scapin regagne alors une position de force, puisque, pour une fois, son innocence est réelle, « Je ne l’ai pas seulement vu depuis son retour. » D’où sa résistance, prudence cependant car ce déni revient à accuser Géronte de mensonge : « Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité. »

Une protestation d'innocence, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Une protestation d'innocence, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

CONCLUSION

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Cette scène a donc, avant tout, une fonction comique, en dressant un portrait plaisant de Scapin, pris au piège par le quiproquo. Mais ses aveux donnent aussi une image plaisante d’un maître, qui est bien aisé à tromper par un valet rusé, habile dans le mensonge, qui cherche avant tout à améliorer son sort.

Mais la scène permet aussi à Molière de préparer la scène suivante : si la puissance de Scapin a été entamée ici, il prendra sa revanche quand, en apprenant la menace que les Égyptiens font peser sur son amour pour Zerbinette, leur esclave, Léandre le suppliera de venir à son aide. Le rapport hiérarchique s’inversera alors : le valet pourra jouer de son refus, jusqu’à obliger Léandre à se jeter à ses « genoux » avant d’accepter d’intervenir pour l’aider.

Acte II, scène 6 : Argante dupé 

Pour lire l'extrait

Acte II-sc.6

Scapin a accepté d’aider le jeune Octave, qui a épousé Hyacinte sans le consentement de son père, et Léandre, amoureux de la jeune Égyptienne, Zerbinette, pour que leurs pères, réciproquement, Argante et Géronte, acceptent leur amour. Il a échoué à persuader Argante qui veut faire rompre en justice le mariage de son fils, et refuse de donner les deux cents pistoles qui seraient exigées par un prétendu frère d’Hyacinte pour accepter la rupture du mariage sans aller au tribunal. Il fait donc intervenir Silvestre, valet d’Octave, déguisé en spadassin, chargé de menacer ce père pour le faire céder.

Comment Molière met-il en scène l’art de la « fourberie » qui caractérise les valets face aux maîtres ?

1ère partie : le rôle du spadassin (des lignes 1 à 40) 

Silvestre en spadassin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Une entrée en scène menaçante

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Molière recourt à une stratégie habituelle dans les farces et les comédies pour tromper, le déguisement. La scène s’ouvre sur un échange, destiné à Argante, pour présenter ce personnage, dont nous imaginons le costume, qui doit effrayer Argante, tout comme ses répliques menaçantes. Il multiplie des exclamations qui soulignent son désir de tuer : « Par la mort ! par la tête ! par le ventre ! », « Par le sang ! par la tête ! » La menace, soutenue sans doute par le jeu de l’acteur, gestes et mimiques, est construite en gradation, d’abord par le langage violent de son hypothèse, « si je le trouve, je le veux échiner, dussé-je être roué tout vif. », puis par une image plus concrète : « s’il était là, je lui donnerais tout à l’heure de l’épée dans le ventre. » La didascalie, « Argante, pour n’être point vu, se tient en tremblant derrière Scapin. », met en évidence l’effet de ces menaces, qui ridiculisent ce père, terrifié.

Silvestre en spadassin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le jeu de Scapin

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Ce début de scène repose sur le langage à double sens de Scapin, qui feint d’être du côté d’Argante pour le protéger. Il tente d’abord d’écarter la menace, ce qui fait sourire vu la peur manifeste d’Argante. : « Monsieur, ce père d’Octave a du cœur, et peut-être ne vous craindra-t-il point. » Puis, reprenant le pronom lancé par Silvestre, « Lui, lui ? », il construit la fausse identité d’Argante pour mieux feindre de l’aider : « Ce n’est pas lui, monsieur ; ce n’est pas lui. », « c’est son  ennemi capital ». Mais Silvestre entre dans le jeu, « Vous êtes ennemi, Monsieur, de ce faquin d’Argante ? Hé ? »

Octave Penguilly L’Haridon, scène des Fourberies de Scapin. 1853. Collection Comédie-Française 

Octave Penguilly L’Haridon, scène des Fourberies de Scapin. 1853. Collection Comédie-Française 

Au lieu de l’apaiser, ce mensonge, accentue sa menace, sous couvert d’une promesse d’appui : « Silvestre, lui prend rudement la main. – Touchez là, touchez. Je vous donne ma parole, et vous jure sur mon honneur, par l’épée que je porte, par tous les serments que je saurais faire, qu’avant la fin du jour je vous déferai de ce maraud fieffé, de ce faquin d’Argante. Reposez-vous sur moi. » Sa réplique, accompagnée d’un geste déjà violent, ne peut qu’effrayer Argante, par les serments multipliés comme par les insultes, « maraud fieffé », « faquin » qu’il lui adresse. Scapin poursuit alors sa feinte protectrice, en avançant deux arguments censés arrêter la violence du pseudo-spadassin. 

  • Le premier obstacle, l'interdit juridique, avancé par Scapin, « Monsieur, les violences en ce pays-ci ne sont guère souffertes. », pour renforcer auprès d’Argante l’idée de son soutien, est rapidement et énergiquement balayé : « Je me moque de tout, et je n’ai rien à perdre. », avec l’insistance marquée par l’opposition des pronoms.

  • De même, le second argument, l'appui dont dispose Argante, « Il se tiendra sur ses gardes assurément ; et il a des parents, des amis et des domestiques, dont il se fera un secours contre votre ressentiment. », provoque l’effet inverse : il est pris comme une provocation qui ne fait qu’accroître la violence.

Une tirade comique

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C’est ce que prouve le redoublement qui ouvre la tirade : « C’est ce que je demande, morbleu ! c’est ce que je demande. » Molière met alors en place une tirade telle celles de Matamore dans la commedia dell’arte. Le comique vient, en effet, des gestes exagérés, indiqués dans la didascalie : « Il met l’épée à la main et pousse de tous les côtés, comme s’il y avait plusieurs personnes devant lui. », ce que marquent aussi des indications spatiales suggérées, « À cette botte, à cette autre. À celle-ci, à celle-là ».

Silvestre en spadassin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Silvestre en spadassin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Aux gestes comiques, s'ajoute l'excès du langage. Les impératifs, par lesquels il s’encourage à l’action soutiennent cette image d’un combat car ils sont empruntés au lexique de l’escrime : « Ferme. Poussons. Bon pied, bon œil. », « Soutenez, marauds ; soutenez. Allons. À cette botte. À cette autre. », « Pied ferme, morbleu ; pied ferme. » Il multiplie aussi les insultes, « marauds », redoublée, « coquins ! », « canaille », et le juron, « morbleu », est lui aussi répété. Enfin, l’ensemble de la tirade, avec la modalité exclamative qui la ponctue, amplifie le caractère sanguinaire d’un personnage dont le triple souhait, affirmant sa force, le montre prêt à un massacre collectif : « Ah, tête ! ah, ventre ! Que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours ! Que ne paraît-il à mes yeux au milieu de trente personnes ! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main ! » Le public ne peut que rire de cette tirade, puisque lui est dans la connivence : il sait que tout cela n’est qu’un jeu destiné à ridiculiser Argante, « tout tremblant ».

2ème partie : le triomphe de Scapin de la ligne 41 à  la fin) 

C’est Scapin qui tire la conclusion de cette scène, en feignant de céder devant la force : « Hé bien ! vous voyez combien de personnes tuées pour deux cents pistoles. Or sus, je vous souhaite une bonne fortune. » Il peut alors feindre de se désintéresser de l’affaire en  répondant avec désinvolture, « Plaît-il ? », à l’appel d’Argante, et triompher, puisqu’Argante cède à la demande d’argent : « Je me résous à donner les deux cents pistoles. »

L'art de la feinte

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Un nouveau jeu commence alors, car Scapin doit récupérer lui-même cet argent : « Vous n’avez qu’à me les donner. » Pour ce faire, il faut à nouveau persuader Argante du danger, en renouvelant sa peur mais aussi en faisant appel à son avarice : « Il ne faut pas pour votre honneur, que vous paraissiez là, après avoir passé ici pour autre que ce que vous êtes ; et, de plus, je craindrais qu’en vous faisant connaître, il n’allât s’aviser de vous demander davantage. »

Mais il se heurte à la méfiance d’Argante, « Oui ; mais j’aurais été bien aise de voir comme je donne mon argent. », ce qui amène Scapin à une nouvelle feinte, jouer l’offensé : « Est-ce que vous vous défiez de moi ? », « Parbleu ! monsieur, je suis un fourbe, ou je suis honnête homme ; c’est l’un des deux. » L’argument avancé par la question de sa réplique, « Est-ce que je voudrais vous tromper, et que, dans tout ceci, j’ai d’autre intérêt que le vôtre et celui de mon maître, à qui vous voulez vous allier ? », signe son hypocrisie, renforcée par son rejet : « Si je vous suis suspect, je ne me mêle plus de rien, et vous n’avez qu’à chercher, dès cette heure qui accommodera vos affaires. »

Le triomphe du valet

 

Le dialogue s’inverse alors, puisqu’Argante se retrouve contraint à supplier son valet, à trois reprises, en gradation, de prendre cet argent, « Tiens donc », « Mon Dieu ! tiens », « Tiens, te dis-je ; ne me fais point contester davantage. », tandis que Scapin, lui, poursuit sa feinte dérobade : « Non, Monsieur, ne me confiez point votre argent. Je serai bien aise que vous vous serviez de quelque autre. », « Non, vous dis-je, ne vous fiez point à moi. Que sait-on si je ne veux point vous attraper votre argent ? » Il peut ainsi triompher, en affichant hautement, dans l’aparté final, sa puissance : «  Et un. Je n’ai qu’à chercher l’autre. Ah ! ma foi, le voici. Il semble que le ciel, l’un après l’autre, les amène dans mes filets. »

CONCLUSION

 

Cette double scène est une mise en abyme, du théâtre dans le théâtre, caractéristique de la farce, avec un valet, Silvestre, dans le rôle de l’acteur principal, déguisé en spadassin, et un metteur en scène, Scapin,  qui multiplie les "fourberies" pour atteindre son but : extorquer à Argante les deux cents pistoles nécessaires au jeune Octave. Par ses feintes et ses mensonges, il transforme ainsi Argante en une marionnette terrorisée. Les deux valets complices peuvent alors jouir de la revanche prise sur le maître, inversion de la hiérarchie sociale.

Acte II, scène 7 : Géronte dupé 

Acte II-sc.7

Pour lire l'extrait

Face aux prières de son maître Léandre, qui a épousé Hyacinte sans le consentement de son père, et d’Octave, amoureux de Zerbinette, esclave des Égyptiens, le valet Scapin a accepté de les aider. Pour cela, par une première « fourberie », , il a déjà extorqué deux cents pistoles à Argante, le père d’Octave, mais la tâche du fourbe pour obtenir cinq cents écus s’annonce plus difficile en raison de l’avarice de Géronte, le père de Léandre.

La scène s’ouvre sur un jeu comique car Scapin feint un affolement qui l’empêche de voir Géronte à ses côtés, en adoptant un langage tragique : « Ô Ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ? » Puis Scapin entreprend un récit détaillé de la situation : un « jeune Turc de bonne mine » a invité Léandre et son valet à bord de sa « galère » pour leur offrir une collation. Comment Molière met-il en valeur la fourberie du valet destinée à vaincre l’avarice d’un père ?

1ère partie : une difficile situation (des lignes 1 à 8) 

Le contexte : un enlèvement

 

Molière recourt à une situation historique propre au XVIIème siècle, les pirates, notamment turcs, sont nombreux en Méditerranée, et, pour piller et obtenir des rançons, attaquent des bateaux et font souvent des incursions sur les côtes.

Le dramatique récit de Scapin

Cependant, bien sûr, la situation est, en réalité, invraisemblable car les bateaux des pirates ne sont pas les « galères », réservées au pouvoir monarchique, il serait impossible à un bateau turc de stationner à quai dans un port, ou même de rester à peu de distance, et aucun jeune homme ne serait assez sot pour monter à bord... Mais Scapin s’emploie à accentuer, par l’indice temporel et le choix du futur proche, l’urgence du chantage exercé : « si vous ne lui envoyez par moi, tout à l’heure, cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger. » Les répliques suivantes accentuent encore cette urgence, avec la négation restrictive, « il ne m’a donné pour cela que deux heures. », et l’adverbe : « C’est à vous, monsieur, d’aviser promptement… »

Le dramatique récit de Scapin

La réaction de Géronte

 

La double exclamation et le juron – déformation de « diable » –révèlent la violence de la réaction d’un père qui, au lieu de songer à son fils, ne prête attention qu’au montant de la rançon exigée : « Comment, diantre ! cinq cents écus ! » Son lexique hyperbolique confirme cette avarice extrême, repli égoïste sur son seul intérêt : « Ah ! le pendard de Turc ! m’assassiner de la façon ! » L’ironie par antiphrase de Scapin, contrastant avec l’horreur du sort, imagée, « sauver des fers », met d’ailleurs en valeur l’indignité de ce père : « un fils que vous aimez avec tant de tendresse. »

2ème partie : les dérobades de Géronte (des lignes 9 à 22) 

L'accusation du fils

 

La première réaction de Géronte va soutenir le comique de la scène, une question incessamment répétée, « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » À chaque fois, Scapin lance une réponse qui vise à excuser Léandre, mais qui n’apporte aucune réelle explication, « Il ne songeait pas à ce qui est arrivé », accentuée ensuite par la généralisation : « Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. »

Une dérobade de Géronte, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Une dérobade de Géronte, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le recours à la justice

 

La deuxième solution proposée par Géronte est représentative du XVIIème siècle, où tout litige conduit au tribunal : « Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui. » Mais de nombreux textes insistent sur la lenteur et la complication d’un procès, argument déjà invoqué par Scapin face à Argante. D’où l’absurdité que relève Scapin, avec une exclamation insistante et une question brutale : « La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ? »

L'échange de prisonniers

 

Géronte en arrive alors à une solution particulièrement cynique, montrant à la fois la façon dont il n’hésite pas à exploiter un serviteur sans valeur à ses yeux, avec l’ordre redoublé « Il faut », et l’hypocrisie dont il est capable pour préserver son argent : « Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle. » Il est donc prêt à condamner son serviteur dans l’esclavage, puisqu’il est bien évident que cet avare paiera encore moins une rançon pour un valet que pour son fils : « Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mettes à sa place jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande. » Scapin est habile, car, au lieu de s’indigner, il fait appel à la logique : « Hé ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ? » Cet argument rationnel apporte une nouvelle preuve du ridicule du vieillard.

3ème partie : une solution avancée (des lignes 23 à 42) 

Un avare éploré, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

La douleur de Géronte

 

Devant ce rejet, Géronte reprend son refrain répétitif, mais Scapin, de son côté, accentue, par ses impératifs, l’urgence de la situation : « Il tente ensuite de remettre au premier plan l’urgence : « Il ne devinait pas ce malheur. Songez, monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures. », « Il est vrai. Mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez ! »

Un avare éploré, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le vieillard revient alors sur sa seule véritable préoccupation, le montant de la rançon, qu’il feint d’avoir mal compris, « Tu dis qu’il demande… », comme s’il s’apprêtait à un marchandage, et qu’il répète avec indignation : Cinq cents écus ! ». Sa critique du Turc dans sa question, « N’a-t-il point de conscience ? » est particulièrement inappropriée de la part d’un  père qui ne se soucie guère de sauver son fils. 

Cette somme l’obsède au point de lui consacrer des questions qui traduisent sa colère : « Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ? », « Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ? » Nouvelles questions dont Scapin, par ses réponses, montre l’absurde : à la première, il répond par une conversion monétaire, « Oui, monsieur ; il sait que c’est mille cinq cents livres », à la seconde, il reporte sur les Turcs critiqués le comportement de Géronte : « Ce sont des gens qui n’entendent point de raison. »

La solution proposée

 

Ainsi pressé d’agir par Scapin, Géronte finit par proposer une solution qui, dans un premier temps suscite l’espoir du valet de le voir céder. La remise de deux clés, celle de l’« armoire » d’abord, puis « celle de [s]on grenier », il laisse supposer que ce luxe de précautions est destiné à cacher une somme d’argent importante. Cela fait alors ressortir le décalage de la description du trésor ainsi dissimulé : « Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers, pour aller racheter mon fils. » Scapin formule avec violence le rejet de cette solution ridicule : « Scapin, en lui rendant la clef. Eh, Monsieur ! rêvez-vous ? Je n’aurais pas cent francs de tout ce que vous dites ; et, de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné. »

4ème partie : le triomphe du valet (de la ligne 43 à la fin) 

Une argumentation habile

 

Devant la reprise de la lamentation de Géronte, « Mais que diable allait-il faire à cette galère ? », Scapin ne retient plus sa colère, marquée par les modalités expressives, « Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse », et tente de rappeler à Géronte qu’il est un père : « que vous courez risque de perdre votre fils. » Mais, conscient de la difficulté de cette tâche, il imagine le discours adressé à Léandre, en lui prêtant une tonalité tragique afin de concrétiser l’horreur de la situation : « Hélas ! mon pauvre maître ! peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle, on t’emmène esclave en Alger. » 

Les efforts de Scapin, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

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Mais, plus habilement encore, sa dernière phrase introduit un argument décisif car religieux : « Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu ; et que, si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père. » L’invocation du « Ciel », associée à l’hypothèse lancée, sonne, en effet, comme la menace du châtiment divin qui punirait ce père dont la culpabilité se trouve affirmée par la négation restrictive. Il feint ainsi de renoncer.

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Géronte se résigne, mise en scène de Denis Podalydès, 2018. La Comédie-Française

Le maître vaincu

 

Mais Scapin a ainsi réussi à persuader Géronte : « Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme. » Mais Molière retarde encore l’acceptation, car, jusqu’à la fin, Géronte lui aussi sait feindre pour tenter d’amoindrir le montant de la rançon : « Géronte. – N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ? Scapin. – Non : cinq cents écus. » Géronte. –  Cinq cents écus ! » L’énervement de Scapin, croissant devant la répétition, pour la sixième fois, de la question, accentuée, « Que diable allait-il faire à cette galère ? » et complétée par l’exclamation indignée, « Ah ! maudite galère ! », explique son insistance, « Vous avez raison ; mais hâtez-vous. », « Cela est vrai, mais faites promptement. »

Son commentaire, sans doute en aparté même si aucune didascalie ne le signale, souligne le ridicule de ce vieillard monomaniaque : « Cette galère lui tient au cœur. »

Le comique de gestes

 

Avec l’aveu de Géronte, qui met en évidence toute l’hypocrisie du refus de payer la rançon, et l’avarice de ce père, le lecteur sait à présent que Scapin va arriver à ses fins : « Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu’elle dût m’être si tôt ravie. »

Mais Molière relance la scène en introduisant, autour de la « bourse », tout un jeu qui retarde encore la victoire par une gestuelle comique, signalée dans la didascalie : « Il lui présente sa bourse, qu’il ne laisse pourtant pas aller ; et, dans ses transports, il fait aller son bras de côté et d’autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse. » Ce jeu se poursuivra jusqu’à la fin de la scène, avant que Géronte ne se résigne à perdre son argent.

CONCLUSION

 

Cette scène de farce offre toutes les formes du comique, depuis les gestes qui soutiennent à la fois la caricature du maître et la fourberie du valet qui sait habilement le manipuler. La sympathie du lecteur va forcément à celui qui triomphe face à un père dont l’avarice est poussée à l’extrême, à la fois ridicule par ses réticences et ses lamentations, et odieux par son indifférence au sort de son fils. Cette caricature est également soutenue par le comique de mots, depuis les insultes et les jurons, jusqu’à la répétition qui, comme l’explique Bergson dans son essai, Le Rire (1900), déclenche le rire car le personnage se transforme en un automate par cet emploi « du mécanique plaqué sur le vivant ». Ainsi fonctionne le comique de situation, qui inverse le rapport hiérarchique entre le maître et le valet, dont la fourberie ne peut plus être blâmée car elle punit un père indigne, monomaniaque, dont l’amour de l’argent est une obsession dangereuse car il peut aller jusqu'à détruire la famille, c’est-à-dire la cellule fondatrice de la société.

Acte II, scène 2 : la vengeance de Scapin  

Pour lire l'extrait

Acte III-sc.2

À la fin de l’acte II, la pièce pourrait s’arrêter puisque le valet Scapin a rempli son rôle pour aider les amours des jeunes gens, Octave et Léandre, contre le refus de leur père, respectivement Argante et Géronte : il a remis au jeune Octave et à son maître Léandre, les deux cents pistoles et les cinq cents écus extorqués à Argante et Géronte. Mais c’est sans compter avec le désir de Scapin de « certaine petite vengeance » à tirer de Géronte dont le mensonge a obligé Scapin, pour ne pas être frappé par Léandre, à avouer trois de ses fourberies, « des secrets dont il était bon qu’on ne sût pas ».

Mise en scène de Denis Podalydès, 1998. La Comédie-Française

Ainsi, à l’arrivée de Géronte, il réussit à lui faire croire que le prétendu frère de Hyacinte, épousée par Octave, le cherche pour le tuer : il l’accuse d’être la cause de la volonté d’Argante de faire rompre ce mariage pour permettre à son fils de se marier avec la fille  de Géronte. Il le persuade donc de se dissimuler dans un vaste sac.

Quelle image de la relation entre le maître et le valet Molière met-il en valeur dans cette scène ?

Une situation comique 

Une scène construite en gradation

La scène s’organise autour de trois longues tirades, en gradation :

           La première fait intervenir un prétendu « spadassin », caractérisé comme un « gascon » dans une didascalie : il menace Géronte de « coups de bâton ».

        La deuxième est prise en charge par « un étranger », dont l’accent suisse suggère qu’il s’agit d’un soldat mercenaire, fonction des Suisses dans les armées du XVIIème siècle. Il va plus loin dans la menace : « une douzaine de coups de bastonne, et […] trois ou quatre petites coups d’épée au trafers de son poitrine ».

          La troisième s’ouvre sur l’annonce d’adversaires plus nombreux : « Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. » Cela permet d’accélérer encore le rythme, en multipliant les impératifs des verbes d’action qui s’accumulent et les indications spatiales contradictoires : « « Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait. »

L'inversion de la situation

Les deux premières tirades conduisent à la réussite de Scapin, dont la vengeance peut s’accomplir, mais, à la fin de la troisième tirade, alors que le jeu est identique et que le public s’attend aux mêmes coups, la didascalie signale le changement de situation : « (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) » Le public entre alors dans le jeu, puisqu’il voit ce mouvement qui reste inaperçu de Scapin. Quand le maître surprend alors son valet en pleine action, « (Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac et Scapin s’enfuit.) », le rire naît de cette inversion de situation, selon le mécanisme bien connu de « l’arroseur arrosé ».

Le redoublement de situation. Gravure

Le redoublement de situation. Gravure

Le double jeu de Scapin 

La scène repose sur l’habileté de Scapin de jouer à la fois son propre rôle, « de sa voix ordinaire », «  de son ton naturel », et celui de l’adversaire fictif : dans la première tirade, une didascalie signale « [e]n contrefaisant sa voix », dans la seconde, ce jeu de rôles est rappelé : « (Cet endroit est le même que celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.) » Molière recourt ainsi à trois formes de comique qui complètent celui de situation.

Le comique de mots

       La première tirade oblige l’acteur à adopter l’accent gascon, un accent imité qui repose sur l’accentuation des [e] qui deviennent [é], et l’inversion des consonnes : le [ v ] se change en [b] et inversement : « Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton. » Il suffit d’ajouter un juron, ou d’emprunter un mot au provençal, « Adiusias », pour soutenir cette fiction, mise en valeur par l’alternance avec la langue courante.

          Dans la deuxième tirade, la déformation pour imiter un accent suisse est plus compliquée, avec un double changement de consonnes : le [d] devient [t] et le [f] se change en [v]. Mais à cela s’ajoutent des transformations vocaliques, et des incorrections morphologiques et syntaxiques, notamment le recours systématique à l’infinitif au lieu de verbes conjugués : « Dites-moi un peu, fous, montsir l’homme, s’il ve plaît, fous, safoir point où l’est sti Gironte que moi cherchair ? », ou « Jusqu’au refoir : l’être là un petit leçon pour li apprendre à toi à parler insolentemente. »  Cette exagération parodique accentue ainsi l’aspect cocasse, soutenu aussi par les cris de douleur fictifs de Scapin : « Ah, ah, ah, ah  », « Ahi, ahi, ahi ».

La scène du sac, film de Roger Coggio, 1981

La scène du sac, film de Roger Coggio, 1981

Le comique de gestes

Les coups de bâton sont un des procédés les plus traditionnels de la farce, d’autant plus plaisants quand un inférieur dans la hiérarchie sociale donne à un supérieur. Mais ici, ils sont renforcés par l’intermède qui sépare les tirades, Géronte « mettant la tête hors du sac », « sortant la tête du sac ». Il met en parallèle la douleur réelle de Géronte, « Ah ! Scapin, je n’en puis plus ! », ou, de façon plus imagée, « Ah ! je suis roué ! », à celle, fictive de Scapin qui s’emploie à les exagérer, comme le signale la didascalie à la fin de la première tirade, « (En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.) », ou le lexique hyperbolique, « Ah ! je suis mort ! » qui peut être encore accentué par le jeu de l’acteur, gestes, mimiques et intonation.

À la fin de cette tirade, le rire vient aussi de la gestuelle de Géronte qui « met doucement la tête hors du sac » alors même que Scapin poursuit son double jeu.

Le comique de caractère

Dans son art de la « fourberie », Scapin est particulièrement habile à adopter des masques, en particulier ici celui du valet fidèle qui soutient son double jeu. Il met plusieurs procédés en œuvre pour jouer son rôle à la perfection :

  • Il se montre protecteur en multipliant les conseils : « Ne branlez pas », ne vous montrez pas », ou, dans la deuxième tirade, « Prenez garde », Cachez-vous bien. »

  • Il prend avec beaucoup de force la défense de son maître contre les insultes de son prétendu ennemi : « Le seigneur Géronte, monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni belître ; et vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. […] Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. »

  • Dans la deuxième tirade, il refuse avec insistance de trahir son maître, « Non, monsieur, je ne sais point où est Géronte. », « Je vous assure, monsieur, que je ne sais pas où il est. », et insiste sur son refus de révéler le contenu du sac : « Vous ne le verrez point. », « Ce sont hardes qui m’appartiennent. », « Je n’en ferai rien. »

  • Dans la troisième tirade, il en arrive jusqu’à mettre en scène son dévouement total pour sauver son maître : « ‘‘ Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton.’’ J’aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. ‘‘Nous allons t’assommer’’. Faites tout ce qu’il vous plaira. ‘‘Tu as envie d’être battu ?’’ Je ne trahirai point mon maître. » Le décalage est alors flagrant puisque c’est précisément lors de ce discours de sacrifice qu’il se trouve démasqué

CONCLUSION

Ce passage représente une scène de farce traditionnelle, propre à plaire au public populaire, avec coups de bâton et injures, recours à un langage imité et, surtout, une inversion de situation finale. Molière, certes, reprend là le personnage lui aussi traditionnel du valet rusé, face à un vieux maître naïf. Mais il illustre aussi la fonction "cathartique" de la comédie, telle que la définissait le philosophe grec Aristote : en assistant à cette inversion des rôles, le public se libère de ses propres pulsions, en vivant par procuration, en quelque sorte, ses propres désirs cachés. Le rire naît précisément de cette libération, du plaisir de voir s’accomplir sur scène ce que le monde réel interdit.

Dénouement

Étude d’ensemble : le dénouement, III, scènes 7 à 12 

Par ses deux « fourberies » Scapin a extorqué, à Argante deux cents pistoles, à Géronte cinq cents écus, pour aider leurs fils, respectivement Octave et Léandre, à leur résister et à sauver, pour le premier son mariage avec Hyacinte, conclu sans le consentement de son père, pour le second son amour pour la jeune esclave Zerbinette qu’il doit racheter aux Égyptiens qui l’ont enlevée dans son enfance. L’enjeu de la pièce reste donc, à présent double, amener les deux pères à accepter les mariages de leurs fils, mais aussi permettre à Scapin d’échapper à la colère des deux vieillards qui ont appris son rôle, sa perfidie : « Je veux qu’il me fasse raison de la pièce qu’il m’a jouée », lance Argante dans la scène 6, et Géronte lui fait écho : « Et je prétends faire de lui une vengeance exemplaire. » Ainsi débute le dénouement.

Une double reconnaissance 

Molière recourt à un procédé traditionnel depuis la comédie antique : la reconnaissance de la véritable identité d’un personnage qui résout l’action, ici redoublé.

       Pour Hyacinte, il choisit le "deus ex machina" : grâce à une "machine", un dieu descendait sur scène pour venir tout résoudre en révélant une naissance inconnue, ce qui permet le mariage. Ainsi, dans la scène 7, la servante Nérine annonce à Géronte que sa fille, née d’un mariage « secret » conclu à Tarente sous le nom du « seigneur Pandolphe », a échappé au naufrage du navire qui la ramenait à Naples, et que, « dans l’abandon » où elles se trouvaient, elle l’a mariée avec « Octave, fils d’un certain seigneur Argante ».

        Puis, pour Zerbinette, c’est par le biais d’un objet que se réalise la reconnaissance,  dans la scène 11. Léandre arrive pour annoncer qu’il a appris des Égyptiens qui l’« ont dérobée à l’âge de quatre ans » que Zerbinette « est de cette ville, et d’honnête famille » : quand il montre le « bracelet » qu’elle portait alors, Argante reconnaît sa fille.

De telles reconnaissances sont, bien sûr, parfaitement invraisemblables, puisque le hasard, le « Ciel », a réalisé les mariages que les pères avaient prévu, mais Molière souligne à plaisir cette invraisemblance : « Quelle rencontre ! », s’écrie Argante devant cette révélation, « Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires ! », commente à son tour Hyacinte.

Le théâtre n'est-il pas, après tout, un monde d'illusions, fondé sur des conventions admises de tous ?

Un dénouement comique 

Le mariage retardé

Mais Molière maintient le comique, d’abord en retardant la résolution de l’intrigue. Après la première reconnaissance, il introduit une scène fondée sur un quiproquo qui ridiculise le jeune amoureux : Octave ignore que Hyacinte est précisément « la fille du seigneur Géronte » que son père Argante veut lui faire épouser. Le quiproquo se prolonge car, à chaque fois qu’Argante ou Géronte veut le mettre au courant, il leur coupe la parole, jusqu’au moment où, en allant vers Hyacinte pour affirmer son amour pour elle, la vérité se révèle : « Hé bien ! c’est elle qu’on te donne. Quel diable d’étourdi, qui suit toujours sa pointe. » conclut Argante.

L'ultime "fourberie" de Scapin

Le dénouement, selon les règles classiques doit être nécessaire, c'est-à-dire découler de l'intrigue, moral, donc faire triompher les valeurs justes, et complet. Ce ne serait pas le cas si le public ne connaissait pas le sort de Scapin, sur lequel pèse la menace du châtiment des pères, que lui rappelle Silvestre dans la scène 8 : « Laisse-moi faire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux », riposte-t-il.

Une mise en scène comique

C’est l’objet de la dernière scène de la pièce, son ultime feinte : « Il se meurt », annonce, dans la scène 12, Carle, son complice. Molière met ainsi au centre le dernier triomphe de son personnage, qui met tout en œuvre pour soutenir sa feinte. L’accident est souligné dès son entrée en scène, comme le précise la didascalie : « apporté par deux hommes et la tête entourée de linges, comme s’il avait été bien blessé. » On imagine aisément les gestes qui accompagnent l’exagération de sa douleur, à grand renfort de cris : « Ahi, ahi. Messieurs, vous me voyez… ahi, vous me voyez dans un étrange état. Ahi. Je n’ai pas voulu mourir sans venir demander pardon à toutes les personnes que je puis avoir offensées. Ahi. »

L'ultime fourberie de Scapin, mise en scène d’Anthony Le Foll, Compagnie d’Henry, Théâtre de Corbeil-Essonne

L'ultime fourberie de Scapin, mise en scène d’Anthony Le Foll, Compagnie d’Henry, Théâtre de Corbeil-Essonne

La dernière réplique de la pièce fait alors rire, par l’inversion rapide de son état, car, à la perspective du « souper » et après avoir obtenu son pardon, il se sent nettement mieux : « Et moi, qu’on me porte au bout de la table, en attendant que je meure. » On peut imaginer le jeu d’acteur qui peut soutenir cette soudaine renaissance, pour marquer son triomphe.

L'habileté du "fourbe"

Molière joue sur le dédoublement des victimes de Scapin. Argante, en effet, lui pardonne immédiatement. Le valet sait, cependant, que l’offense à Géronte, les coups de bêton, est beaucoup plus grave, et qu’il aura donc plus de difficulté à en obtenir son pardon. Il joue alors sur cette insulte, en la rappelant à cinq reprises pour toucher la dignité de son maître, en une sorte de chantage puisqu’à chaque fois sa phrase s’interrompt : « C’est vous, Monsieur, que j’ai le plus offensé, par les coups de bêton que… » Cette stratégie fonctionne puisque c’est Géronte qui en arrive à le supplier : « Mon Dieu ! tais-toi. », « Tais-toi, te dis-je, j’oublie tout. » L’échec le menace pourtant quand le pardon accordé par Géronte précise : « je te pardonne à la charge que tu mourras ». Il lui faut alors reprendre son masque, « Ahi, ahi. Voilà mes faiblesses qui me reprennent. », avant que l’intervention d’Argante ne convainque Géronte de « pardonner sans condition ».

Pour se reporter à une conclusion de l'étude de la comédie

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