Marivaux, La Dispute, 1744
D’après Louis-Michel van Loo, Portrait de Marivaux réalisé en 1743. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles
L'auteur (1688-1763): "spectateur" de son temps
Les années de formation
C’est en Auvergne, à Riom où son père, à partir de 1698, exerce sa charge de contrôleur, puis de directeur de la Monnaie, que celui qui se nomme alors Pierre Carlet passe ses années de collège, chez les Oratoriens où il reçoit une solide formation classique. C’est elle qui lui permet, à ses débuts dans l’écriture, de réaliser des parodies telles Télémaque travesti, en 1714, ou Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques, en 1716, première œuvre signée Monsieur de Marivaux.
En 1710, il poursuit des études de droit à Paris, mais ce n’est qu’en 1721 qu’il obtient sa licence d’avocat, métier qu’il n’exercera d’ailleurs jamais, car il s’est lancé très vite dans l’écriture. Ruiné par la banqueroute de Law, en 1720, l’écriture devient alors un véritable métier... et le thème de l'argent est très présent dans son œuvre.
L'homme de salon
Marivaux à Paris, après sa rencontre avec Fontenelle, fréquente le salon de Madame de Lambert, qui lui offre un champ d’observation privilégié des jeux d’esprit de ceux que l’on nomme les « Modernes », et d’une forme de préciosité amoureuse. Il s’exerce à différents genres, roman, poésie, essai, mais c’est le théâtre des Italiens, sous la direction de Luigi Riccoboni, particulièrement apprécié du public, qui va lui offrir son premier succès, Arlequin poli par l’amour, en 1720.
C’est aussi cette connaissance des salons, et, plus largement, son observation de la société parisienne, qui nourrit sa réflexion de « journaliste », critique de son époque et moraliste, d’abord, en 1717, par des articles dans Le Nouveau Mercure de France, journal mensuel, puis, à titre personnel, dans une « feuille », Le Spectateur français, dont 25 numéros paraissent de 1721 à 1724, et dans L’Indigent philosophe, sous forme de « mémoires » plus personnels, en 1727, enfin dans Le Cabinet du philosophe, en 1737.
Durant cette période, il devient un habitué de deux salons fréquentés par les "philosophes des Lumières", ceux de Madame du Deffand et de Madame de Tencin, où s’agitent les idées nouvelles.
L'œuvre : entre deux genres littéraires
Marivaux compose en parallèle des romans et des comédies, deux genres bien différents mais où il développe le même thème, la naissance du sentiment amoureux et les épreuves qu’il traverse : « J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour, lorsqu’il craint de se montrer et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches… » (cité par d’Alembert dans Éloge de Marivaux, 1785) C’est cette étude des mouvements du cœur, l’expression par le langage de toutes leurs subtilités, qui définit le terme « marivaudage », créé pour caractériser son œuvre.
D’une part, il compose des romans, dès ses débuts dans la littérature, Les Effets surprenants de la sympathie, en 1714, et La Voiture embourbée, en 1714, mais ce sont surtout deux romans ultérieurs, La Vie de Marianne, publié en dix parties de 1726 à 1741, et Le Paysan parvenu, cinq parties parues en 1734 et 1735, qui lui valent le succès. Il s’agit de deux romans d’apprentissage qui jettent un regard critique sur la société de son temps, le narrateur, déjà âgé, revenant sur son passé, mais qui restent inachevés.
D'autre part, il multiplie les comédies pour le Théâtre des Italiens, donnant le premier rôle à la comédienne Silvia, la "seconde amoureuse" : parmi les plus connues, La Surprise de l’amour (1722), La double Inconstance (1723), Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) ou Les fausses Confidences (1737). Mais il fait aussi jouer des pièces par les Comédiens français. Certaines de ses pièces mettent en œuvre une approche particulière, telles des utopies qui tranchent sur l’ensemble de cette œuvre : L’Île des esclaves, en 1725, L’Île de la raison, en 1727, et La Colonie, en 1750, ou même celle qui fonde le sujet de La Dispute, en 1744. Elles révèlent que Marivaux a su aussi mettre le comique au service, non seulement d’une critique des abus de son époque, en faisant de "l’âme sensible" la clé de relations sociales plus équilibrées, mais aussi d’une réflexion sur les débats qui animent le siècle des Lumières.
Marivaux "journaliste"
Le contexte de la pièce
Pour en savoir plus sur le XVIII° siècle
Le contexte politique et social
La vie politique
Marivaux compose l’essentiel de son œuvre sous la Régence et dans les premières années du règne de Louis XV, sacré en 1723. Surnommé « le Bien-Aimé », il suscite de grands espoirs et la politique, dirigée par le ministre Fleury, apporte la prospérité au royaume.
Après la rigueur morale de la fin du siècle de Louis XIV, due à l’influence de Madame de Maintenon, les crises économiques et les guerres, qui causent misère et famine, la mort de ce roi, en 1715, ouvre une période bien différente avec la Régence de Philippe d’Orléans, une période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours lors des "fêtes galantes".
Nicolas Lancret, La Camargo dansant, vers 1730. Huile sur toile, 76 x 107. National Gallery of Art, Washington
La politique menée par le ministre Dubois enrichit le pays, et l'économie prospère grâce, notamment, aux colonies et à la création de la Compagnie des Indes, en 1719. Mais la faillite de Law, après l'émission d'actions et de papier-monnaie, ruine en 1720 les nombreux spéculateurs, dont Marivaux, provoque des émeutes, et met un premier coup de frein à la prospérité.
Le bouleversement social
La noblesse héréditaire reste au sommet de la hiérarchie sociale, mais elle se coupe de plus en plus des réalités de la société. À Versailles, les courtisans vivent dans une sorte de "bulle", dans l'inconscience de la situation réelle du pays, au milieu des plaisirs et des divertissements. En province, les nobles tentent de préserver à tout prix leurs privilèges, en freinant tous les essais de réforme. Mais le pouvoir et la réelle influence appartiennent, en fait, à une nouvelle noblesse, composée de parvenus enrichis, par le commerce, parfois par la spéculation, qui ont pu s'acheter une charge et un titre, et à une riche bourgeoisie, plus cultivée souvent, et plus libérale. Les mariages se multiplient d’ailleurs entre la noblesse, désargentée parfois car les fortunes disparaissent aussi vite qu’elles ont pu se créer, et la bourgeoisie, avide de s’approprier ainsi un titre. Cela implique une modification des valeurs, l’individualisme, le droit au bonheur, s’affirmant face à l’ancienne morale aristocratique. Ces réalités sont très présentes dans l’œuvre de Marivaux, où l’argent occupe une place importante.
L'intérieur de l'Hôtel de Soubise, en style rocaille
Cela explique que Paris remplace peu à peu Versailles. Certains quartiers, comme le Palais Royal, les Tuileries, les Boulevards, sont embellis, et de superbes hôtels particuliers sont construits. Les théâtres, Opéra, Théâtre des Italiens, Théâtre Français, sont animés, les clubs, les cafés se multiplient. On vient de l'Europe entière admirer l'urbanisme parisien et la vie élégante qu'y mènent les plus fortunés. Les salons, eux aussi, témoignent de ce siècle, où s'échangent, entre artistes, philosophes, savants, financiers, les idées les plus audacieuses. On s'y montre souvent fort critique des pouvoirs institutionnels, et les livres interdits y circulent.
Marivaux et le "siècle des Lumières"
L'esprit des "Lumières"
Cette expression traduit d'abord la volonté de sortir la population des "ténèbres" de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissances afin d'"éclairer", notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, tels ceux de Mme Du Deffand, de Mme de Tencin ou de Mme Geoffrin, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes", puis, en 1777, du Journal de Paris, le premier quotidien. C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.
Jean-François de Troy, La Lecture de Molière dans un salon, 1728. Huile sur toile, 74 x 93. Collection particulière
Mais le terme de "Lumières" qualifie aussi les hommes "éclairés", intellectuels, artistes, "philosophes", qui réfléchissent sur la société, en critiquent les abus et les injustices, imaginent les utopies d'un monde meilleur, et proposent des idées en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, notions fondatrices de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proclamée en 1789.
L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'"âme sensible", dont il faut toucher l'imagination et le cœur. C'est la double orientation que révèle l'histoire des idées au XVIII° siècle, avec la poursuite du rationalisme, chez Bayle ou Fontenelle par exemple, parallèlement au sensualisme de Condillac : à la suite de l'anglais Locke, il souligne le rôle des sens dans l'accès à la connaissance.
Cet humanisme prend, en posant l'idée de "nature" commune à tout homme, une dimension universaliste : il prône la liberté des opprimés, en particulier des esclaves. Il affirme ainsi que le bonheur ne doit plus être espéré pour l'au-delà de la mort, comme le pose la religion, mais être recherché "hic et nunc", ici et maintenant, en améliorant la société et les conditions de vie de tous.
Marivaux et le théâtre
Sous la Régence, le goût des plaisirs et l’essor économique donnent un nouvel élan au théâtre : un public très diversifié se presse, aussi bien devant les tréteaux de la foire, où de nouveaux genres font leurs débuts, tels l’opéra comique ou le vaudeville, que dans les salles officielles : l’Opéra, la Comédie-Française et le Théâtre-Italien. Mais ce théâtre de la foire rivalise tellement avec la scène de la Comédie-Française, encore située à l'Hôtel de Bourgogne, que celle-ci parvient à faire interdire, en 1719, tous les spectacles forains, hormis ceux de marionnettes ou relevant du cirque.
L'Hôtel de Bourgogne, estampe. BnF
Marivaux a donné ses pièces, en alternance aux comédiens français et italiens : par exemple, si Les Fausses Confidences sont créées par les Comédiens italiens en 1737, sa reprise par les Comédiens français en 1738 a remporté un plus grand succès que lors de sa création. Mais il est indéniable que les créations de Marivaux ont été influencées par le Théâtre italien.
POUR CONCLURE
Marivaux, dans ce siècle féru d’esprit critique, occupe une position à part. Il n’y a pas chez lui d’engagement social, à proprement parler, ni de remise en cause nette des statuts sociaux. Plus qu’à la raison, il fait d’ailleurs davantage appel, pour conduire ses intrigues, à "l’âme sensible" que tout homme porte en soi.
Cependant, comme ses contemporains, il cherche à dépasser les préjugés de la vie sociale et les apparences qu’elle oblige à maintenir, pour mettre à jour la vérité, les sentiments freinés par ces contraintes imposées. Que ce soient par les déguisements vestimentaires, comme dans de nombreuses comédies, ou par le choix d’une intrigue dans La Dispute, ses pièces visent à révéler la nature profonde des êtres à la faire accepter en toute lucidité.
Présentation de La Dispute
Marivaux est, depuis plusieurs années, un auteur à succès quand il fait jouer, le 19 octobre 1744, La Dispute par les Comédiens français. On peut donc être surpris par la présentation de cette pièce dans le Dictionnaire portatif des théâtres : « La DISPUTE : Com. en pro. et en un acte par M. de Marivaux, donnée au Théâtre français le 19 Octob. 1744 et retirée après sa première représentation. » Échec flagrant,et il faut attendre 1747 pour que la comédie soit imprimée, publication renouvelée en 1749 puis en 1759. Elle doit donc son succès à des lecteurs et non à des spectateurs, ce qui laisse penser que les idées ont davantage séduit que leur mise en jeu scénique.
Illustration du frontispice de La Dispute
Pour lire la pièce
Le titre
L’accent mis sur le débat d’idées s’inscrit d’emblée dans le titre, qui renvoie à l’héritage de la scolastique médiévale d’une pratique universitaire, la "disputatio" : sur un sujet donné, les étudiants soutenaient des thèses adverses partir d’arguments contradictoires. Le mot est ensuite passé dans le langage ordinaire, pour qualifier le conflit, souvent volent, entre des adversaires qui échangent des propos hostiles.
Or, c’est bien ce double aspect qui sous-tend l’intrigue de la pièce.
Un débat d'idées
Au cœur de la réflexion philosophique du XVIIIème siècle figure le débat autour de l’opposition entre la raison, posée comme prépondérante, et la sensibilité, dont le rôle est peu à peu mis davantage en avant. Il s’incarne dans un autre jeu d’opposition entre la culture, produit d’une éducation au sein d’une société, et la nature, présentée comme le lieu d’origine de l’homme : très souvent, cette opposition conduit à critiquer la première comme source de toutes les corruptions, tandis que la nature serait le signe d’une innocence primitive, à retrouver. C'est sur cette opposition que se fonde l’intrigue de la pièce puisqu’elle remonte à une expérience faite par le père du Prince, relatée à Hermiane :
... il y a dix-huit ou dix-neuf ans que la dispute d’aujourd’hui s’éleva à la cour de mon père, s’échauffa beaucoup et dura longtemps. Mon père, naturellement assez philosophe, et qui n’était pas de votre sentiment, résolut de savoir à quoi s’en tenir, par une épreuve qui ne laissât rien à désirer. Quatre enfants au berceau, deux de votre sexe et deux du nôtre, furent portés dans la forêt où il avait fait bâtir cette maison exprès pour eux. Chacun d’eux fut logé à part, et actuellement même il occupe un terrain dont il n’est jamais sorti, de sorte qu’ils ne se sont jamais vus. Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa sœur qui les ont élevés, qui ont toujours eu soin d’eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils verraient d’autres hommes.
Aux origines de l’humanité : un débat du XVIII° siècle
Dans la première scène, les indications spatiales soulignent d’ailleurs cette mise à l’écart : « Voici le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire », déclare Hermiane, et elle l’interroge : « qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? » Ainsi, d’un côté il y aura ces jeunes gens, qui ont servi de "cobayes", de l’autre ce couple d’observateurs, inscrits dans la noblesse du siècle, qui va se servir de cette situation pour trancher le débat qui les oppose : l’inconstance vient-elle, originellement, de l’homme ou de la femme ?
Le point de départ relève donc d’une utopie, mise en place par le père du Prince, la possibilité de faire grandir des enfants totalement à l’écart de la société. Mais, déjà, cette utopie interroge, puisqu’ils ont tout de même été instruits dans une même langue, et sont accompagnés de deux serviteurs, Mesrou et sa sœur Carise, qui doivent obéir à l’instruction donnée, préserver leur ignorance. C’est ce qui explique la précision apportée par le Prince : « Ils ne connaissent encore que Mesrou et sa sœur qui les ont élevés, qui ont toujours eu soin d’eux, et qui furent choisis de la couleur dont ils sont, afin que leurs élèves en fussent plus étonnés quand ils verraient d’autres hommes. »
Nous reconnaissons dans cette situation le mythe dit du "bon sauvage", né dès le XVIème siècle, une image abstraite des origines de l’humanité construite à partir des récits des premiers explorateurs du monde, découvreurs de peuples qui vivaient en harmonie avec la nature. Or, si les premiers récits ne masquaient pas la violence et les défauts de ce "nouveau monde" primitif, les nouvelles découvertes du XVIIIème siècle réactualisent ce mythe en en faisant un monde idyllique, une sorte de paradis originel.
Ce mythe explique le comportement des quatre jeunes gens, principaux protagonistes, les deux jeunes filles, Églé et Adine, et les deux jeunes gens, Azor et Mesrin. Leurs prénoms, également, les écartent du contexte social, relevant d'un genre littéraire à la mode, la pastorale, qui met en scène des bergers et bergères dans un monde champêtre idyllique, d’ailleurs signalé dans la didascalie qui désigne l’espace de La Dispute : « La scène est à la campagne. » Leurs réactions, comme le fait de découvrir son visage dans un ruisseau ou dans un miroir, ou encore représenté par un portrait, met l’accent sur leur ignorance naïve.
Claude Lorrain, Paysage pastoral, 1644. Huile sur toile, 98 x 137. Musée de Grenoble
Les querelles
Pourtant, dans ce monde hors du réel, visant à préserver l’innocence des jeunes gens, on est loin de l’harmonie attendue, de l’absence de corruption espérée. Dès leur rencontre, dans la scène IX au cœur même de la pièce, la dispute éclate entre les deux jeunes filles, chacune se considérant comme la plus belle :
ÉGLÉ. – Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu’il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille.
ADINE. – Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-même toutes les fois que je me regarde ; voyez ce que c’est.
ÉGLÉ. – Que me contez-vous là ? Je ne me considère jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle.
Affiche de La Dispute, 2002. Atelier théâtre de l’École alsacienne
Cette rivalité, preuve d’un narcissisme inné, soutient la suite de l’expérience : à la querelle entre les deux héroïnes, succèdent les querelles amoureuses qui amènent les couples initiaux qui avaient affirmé leur amour, Églé et Azor d’une part, Adine et Mesrin d’autre part, à découvrir la jalousie, à se disputer, à douter de leur amour, et à apporter ainsi un témoignage de leur inconstance.
La structure
Une mise en abyme
Sa présentation
Si la comédie ne compte qu’un acte, celui-ci est long, avec vingt scènes de longueur variable, et se construit selon une mise en abyme. La Dispute s’ouvre, en effet, sur l’annonce d’une « fête », promise par Le Prince à Hermiane, et sa présentation, dans la scène d’exposition, ressemble en tous points à celle d’une pièce de théâtre, dont tous deux seront les spectateurs :
… les hommes et les femmes de ce temps-là, le monde et ses premières amours vont reparaître à nos yeux tels qu’ils étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être ; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères ; vous allez voir le même état de cœur, des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s’il est possible.
De même, dans la tirade de la scène II, le Prince insiste sur cette mise en abyme, avec le champ lexical du spectacle, « on peut regarder », « nous verrons », « nous pourrons les voir », et ce « bruit de trompettes », qui rappelle les trois coups qui marquent traditionnellement le lever du rideau au théâtre. Nous pouvons alors imaginer la mise en retrait des deux premiers protagonistes sur la « galerie » mentionnée comme élément du décor, tandis que leur succèdent les personnages de la pièce.
… on peut regarder le commerce qu’ils vont avoir ensemble comme le premier âge du monde ; les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera. (On entend un bruit de trompettes.) Mais hâtons-nous de nous retirer, j’entends le signal qui nous en avertit ; nos jeunes gens vont paraître ; voici une galerie qui règne tout le long de l’édifice, et d’où nous pourrons les voir et les écouter, de quelque côté qu’ils sortent de chez eux. Partons.
Une mise en abyme, mise en scène de Marc Paquien, 2007. Théâtre National de La Criée, Marseille
C’est aussi ce qu’illustre le décor réalisé par Gérard Didier pour la mise en scène de Marc Paquien au théâtre de La Criée à Marseille, cet œil géant qui figure l’observation par Hermiane et le Prince, qui s’y retireront pour laisser la place aux jeunes gens.
Deux personnages, cependant, unissent les deux espaces : les serviteurs, Mesrou et Carise, ont, de toute évidence, reçu régulièrement des ordres pour éduquer les enfants. Ils joueront donc un rôle particulier dans la mise en abyme, pour permettre à l’expérimentation d’aller jusqu’à son terme.
Le dénouement
Ce spectacle annoncé occupe tout le cœur de la pièce, jusqu’à la scène XX, où les deux espaces vont se rejoindre pour former le dénouement en raison de l’irruption brutale d’Hermine, exaspérée par la tournure que prend cette « pièce » : « Non, laissez-moi Prince ; je n’en veux pas voir davantage ; cette Adine et cette Églé me sont insupportables ».
Dans un premier temps, Marivaux s’efforce de maintenir la fiction de ces « enfants » élevés à l’écart de la société, en soulignant la peur d’Églé : « Qu’est-ce que c’est que toutes ces figures-là, qui arrivent en grondant ? Je me sauve. » L’invitation de la servante, Carise, révèle ainsi qu’il s’agit à présent de trancher le débat initial : « voyons ce qu’ils pensent. » Mais, pour trancher ce débat, Marivaux recourt à un subterfuge, puisque seuls « quatre enfants » étaient censés avoir été objets de l’expérimentation voulue par son père, tandis qu’ici un autre couple "innocent" est introduit, Dina et Meslis. Il se produit alors un coup de théâtre, puisque ce couple, malgré les invitations de Carise qui poursuit son rôle dans la mise en scène, contribue à son tour à la mise en abyme, en apportant, lui, la preuve d’une totale fidélité réciproque.
Cela permet alors au Prince de conclure le débat… sans véritablement le trancher : « Les deux sexes n’ont rien à se reprocher, madame ; vices et vertus, tout est égal entre eux. » Mais les dernières répliques de la pièce révèlent qu’il est, en réalité, impossible de véritablement savoir si l’homme ou la femme sont à l’origine de l’inconstance amoureuse. Tout se passe comme si l’inconstance était inscrite dans la nature même des deux sexes, les seules variations ne relevant que de l’apparence :
HERMIANE. – Ah ! je vous prie, mettez-y quelque différence. Votre sexe est d’une perfidie horrible ; il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte.
LE PRINCE. – Je l’avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent ; il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre.
HERMIANE. – Croyez-moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter. Partons.
Entre l’accusation de « perfidie » lancée par Hermiane, et celle d’ « hypocri[sie] » que lui rétorque le Prince, s’ouvre ainsi un nouveau débat. Les deux sexes seraient donc condamnés à être à jamais antagonistes.
Les jeux de l'amour
Comme dans la plupart de ses comédies, Marivaux met en scène les "jeux de l’amour", à travers les bouleversements qu’il provoque dans les cœurs, illustrés ici en trois étapes.
Une première étape : Églé au centre (des scènes III à VIII)
L’expérience s’ouvre sur l’entrée en scène d’Églé, qui illustre toute l’innocence d’un être qui découvre le monde, qui se découvre soi-même, puis qui découvre, lors de sa rencontre avec Azor, le plaisir de séduire grâce à sa beauté. Quand le couple se sépare, c’est à contre-cœur et sur une promesse d’amour éternel.
François Boucher, Scène pastorale, XVIIIème siècle. Huile sur toile, 93,98 x 81,28. Musée de ll’Hermitage, Saint-Petersbourg
Un élément perturbateur : le second couple Adine-Mesrin (des scènes IX à XIV)
La scène IX marque un tournant dans l’action, avec l’entrée en scène d’Adine qui amène leur querelle, due à leur vanité. Elle les conduit à un défi :
ADINE. - Tenez, je sais le moyen de lui faire entendre raison ; je n’ai qu’à lui ôter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix.
ÉGLÉ, fâchée. – Où est son imbécile Mesrin ? Malheur à elle si je le rencontre ! Adieu, je m’écarte ; car je ne saurais la souffrir.
Cette rivalité se confirme par le portrait qu’Adine fait de sa rivale à Mesrin pour s’assurer de la séduction qu’elle exerce sur lui et de l’amour qu’il lui porte. La scène XIV inverse la scène IX : en mettant face à face les deux jeunes hommes, Azor et Mesrin, Marivaux en fait de « bon[s] camarade[s] » qui se réjouissent de leur « heureuse rencontre ».
Troisième étape : la démonstration (des scènes XIV à XIX)
Cette troisième partie remet Églé au centre de l’action, car c’est par elle que progresse la démonstration. L’héroïne traverse toutes les étapes de la naissance de l’amour : le plaisir de se sentir admirée par Mesrin, le trouble devant les sentiments qu’elle découvre en elle, autant de prétextes qu’elle se donne pour être infidèle à Azor, mais aussi le désir de l’emporter sur Adine, sa rivale. La scène XVI marque son triomphe avec l’aveu d’amour de Mesrin, mais est suivie d’une déception : Azor ne semble pas chagriné de cette perte.
Les courtes scènes XVII à XIX apportent la preuve de la "double inconstance", pour reprendre le titre d’une des premières comédies de Marivaux, datant de 1723 : les couples sont à présent inversés…
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
La mention initiale, « à la campagne », reste très vague, avec pour seules précisions, quelques indications : le cadre général est une « forêt », lieu emblématique de la sauvagerie, dans laquelle a été construite « une maison » qualifiée par Hermiane d’« édifice si singulier », et entourée de murs d’une « hauteur prodigieuse ».
Ces indications rejoignent les caractéristiques de l’utopie : un lieu de « nulle part, séparée de la société du temps. Cette séparation est encore accentuée, puisque même les quatre enfants ont grandi séparément : « Chacun d’eux fut logé à part, et actuellement même il occupe un terrain dont il n’est jamais sorti, de sorte qu’ils ne se sont jamais vus. »
Pour illustrer le cadre de La Dispute
ÉGLÉ. – Que vois-je ? quelle quantité de nouveaux mondes !
CARISE. – C’est toujours le même monde, mais vous n’en connaissez pas toute l’étendue.
ÉGLÉ. – Que de pays ! que d’habitations ! Il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace ; cela me fait plaisir et peur. (Elle regarde et s’arrête à un ruisseau.) Qu’est-ce que c’est que cette eau que je vois et qui roule à terre ? Je n’ai rien vu de semblable à cela dans le monde d’où je sors.
Le ruisseau va d’ailleurs jouer un rôle important dans la pièce, puisqu’il est le premier miroir dans lequel, tel Narcisse, Églé va découvrir son visage et être éblouie par sa propre beauté. Le cri de vanité qui ferme cette scène, « Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent ! », détermine toute la suite de la pièce menée par l’héroïne.
La durée
Aucun indice ne permet de fixer à l’intrigue une durée précise, puisque même le temps de séparation prévu entre Églé et Azor est immédiatement occupé par l’arrivée d’Adine. Les scènes, avec les différentes rencontres, se succèdent alors très rapidement, et ne durent, finalement, que le temps d’un spectacle, comme si le Prince et Hermiane s’étaient rendus à une représentation théâtrale.
Les personnages
La structure même de la pièce amène à discerner trois catégories de personnages : Hermiane et le Prince, tous deux spectateurs des relations qui se nouent entre les "cobayes" de leur expérience, puis les deux serviteurs, Carise et son frère Mesrou, qui ont été chargés d’élever les enfants à l’écart de toute société, pour les maintenir dans l’état de « nature » originel.
Les deux spectateurs
Hermiane et le Prince représentent la société de ces salons que fréquente Marivaux, un couple de nobles, puisque le Prince entre escorté de sa cour, mais qui s’intéressent aux débats d’idées qui animent le siècle des Lumières. C’est ce genre de débats que rappelle le Prince dans la scène d’exposition : « Vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n’était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour. » Ce débat avait opposé les participants…
Hermiane et le Prince, mise en scène de Benoît Mernier, 2013. Théâtre Royal de la Monnaie, Bruxelles
Hermiane
C’est Hermiane qui la première expose son point de vue dans le débat : elle rejette la faute sur les hommes, en justifiant sa thèse par la façon dont les hommes peuvent imposer leur pouvoir : « La première inconstance, ou la première infidélité, n’a pu commencer que par quelqu’un d’assez hardi pour ne rougir de rien. » L’interrogation rhétorique soutient cette accusation de la nature masculine en lui opposant la faiblesse des femmes, présentées comme des victimes :
Oh ! comment veut-on que les femmes, avec la pudeur et la timidité naturelle qu’elles avaient, et qu’elles ont encore depuis que le monde et sa corruption durent, comment veut-on qu’elles soient tombées les premières dans des vices de cœur qui demandent autant d’audace, autant de libertinage de sentiment, autant d’effronterie que ceux dont nous parlons ?-je ? quelle quantité de nouveaux mondes !
Cette conviction ainsi affirmée explique sa révolte qui ouvre le dénouement. Que vient de lui faire constater le spectacle qui s’est déroulé sous ses yeux, sinon que les femmes sont loin d’avoir la « pudeur » et la « timidité naturelle » qu’elle leur prêtait : « cette Adine et cette Églé me sont insupportables ; il faut que le sort soit tombé sur ce qu’il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe. » ? Mais cette invocation du « sort », du hasard, est déjà une façon de limiter la preuve apportée par l’expérience, et c’est aussi ce que révèle la contestation de l’égalité soulignée par le Prince, un reproche qui pourrait relancer le débat : « Votre sexe est d’une perfidie horrible ; il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte. »
Le Prince
Dans ce débat, le Prince rappelle qu'il est d'accord avec Hermiane : « je suis de votre sentiment contre tout le monde, vous le savez. » Un plaisant dialogue s’engage alors, car Hermiane met en doute les raisons qui font se ranger dans son camp : « Oui, vous en êtes par pure galanterie, je l’ai bien remarqué. » La riposte du Prince donne un exemple de la finesse des analyses du sentiment amoureux qui caractérise Marivaux et des incertitudes qu’il provoque :
Si c’est par galanterie, je ne m’en doute pas. Il est vrai que je vous aime, et que mon extrême envie de vous plaire peut fort bien me persuader que vous avez raison ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle me le persuade si finement que je ne m’en aperçois pas. Je n’estime point le cœur des hommes, et je vous l’abandonne ; je le crois sans comparaison plus sujet à l’inconstance et à l’infidélité que celui des femmes ; je n’en excepte que le mien, à qui même je ne ferais pas cet honneur-là si j’en aimais une autre que vous.
Bref moment de ce que l’on a nommé le "marivaudage", un échange amoureux tout en subtilité. Mais cette protestation d’amour redonne au Prince son premier rôle, puisqu’il devient alors le metteur en scène de l’expérience à venir, qui l'annonce, « c’est la nature elle-même que nous allons interroger », et en explique les modalités de réalisation.
Il est alors logique qu'il prenne l’initiative de la conclusion : « Les deux sexes n’ont rien à se reprocher, madame ; vices et vertus, tout est égal entre eux. » Mais Marivaux ne clôt pas réellement le débat, puisqu’en réponse à la dernière accusation d’Hermiane, il lui renvoie à son tour une critique : « Je l’avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent ; il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre. » Finalement, si les « deux sexes » sont tous deux enclins au libertinage, l’essentiel serait de savoir le masquer, et en cela les femmes auraient l’avantage… Regard lucide de Marivaux sur ces femmes qu’il a pu longuement observer dans les salons mondains ?
Les deux serviteurs
Surveiller les jeunes gens. Mise en scène de Jacques Vincey, 2016. Théâtre Olympia, Tours
De même, dans la scène VI Mesrou explique aux deux jeunes gens leur différence : « L’un est l’homme, et l’autre la femme. »
Les voix de la conscience
Mais leur rôle est encore plus important puisque, en raison de l’ignorance des jeunes gens, qui à la fois découvrent l’autre mais aussi leurs propres sentiments, ils tentent de donner sens au trouble qu’ils ressentent.
Dans un premier temps, ils tentent d’apaiser les colères qui naissent. Par exemple quand Églé et Adine se disputent pour l’emporter en beauté, Carise intervient dans la scène X pour les ramener à plus de sagesse :
Doucement, ne vous emportez point ; profitez plutôt du hasard qui vous a fait faire connaissance ensemble ; unissons-nous tous ; devenez compagnes, et joignez l’agrément de vous voir à la douceur d’être toutes les deux adorées, Églé par l’aimable Azor qu’elle chérit, Adine par l’aimable Mesrin qu’elle aime ; allons, raccommodez-vous.
Ce rôle est particulièrement rempli par Carise auprès d’Églé dans la scène XV, dans laquelle Marivaux dépeint, comme souvent dans ses comédies, les troubles que l’amour fait naître dans l’âme d’une jeune fille, « l’embarras d’esprit », comme l’explique Églé qui avoue : « je ne sais ce qui m’arrive. » Les questions que lui pose alors Carise visent à lui faire reconnaître la fragilité de son affirmation d’amour éternel : « C’est que j’ai dessein d’aimer toujours Azor, et j’ai peur d’y manquer. » Carise feint alors de s’indigner, « Quoi ? que vous cesserez de l’aimer ? », et toutes les objections qu’’elle formule sont autant de pièges tendus à la jeune fille pour lui faire admettre une double vérité, sa coquetterie frivole, et son inconstance. Il ne reste plus à Carise qu’à faire appel à la morale, « Eh ! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance ? », en lui rappelant ses déclarations antérieures : « Ce n’en est pas une ; vous aviez tant promis de l’aimer constamment ! ». Mais toutes les raisons invoquées par Carise n’apportent aucun résultat, sinon prouver à quel point la constance est fragile dans le cœur d’une jeune fille.
Nous retrouvons ce même rôle rempli par Mesrou auprès de Mesrin, qui appelle Carise à l’aide : « MESROU, de loin, voulant retenir Mesrin qui se dégage. – Il s’échappe de moi, il veut être inconstant, empêchez-le d’approcher. » Mais, alors même qu’il insiste, « Mesrin, imitez Églé ; ne soyez point infidèle. », rien n’y fait. L’inconstance triomphe, et même un cruel égoïsme puisque la mention du « désespoir » qu’ils vont infliger, lui à Adine, elle à Azor, les laisse indifférents : « Tant pis », rétorque le premier, « Quel remède ? », la seconde.
Des meneurs de jeu. Mise en scène de Muriel Mayette à la Comédie-Française, 2009
Les jeunes gens
Pour mener à bien cette expérience, les couples ont été fixés par avance, comme le souligne Carise pour celui formé par Églé et Azor : « votre destination naturelle est d’être charmés l’un de l’autre », « votre destination naturelle est d’être charmés l’un de l’autre. » De même, l’éclat de rire que les deux serviteurs partagent à la fin révèle que toutes les réactions des jeunes gens semblent avoir été prévues.
Azor et Mesrin
Deux séducteurs
Tous deux ont un point commun. Ils sont, dès le premier regard, séduits par la beauté de chacune des jeunes filles. « Vous me ravissez », déclare Azor, qui multiplie les compliments à Églé : « Vous êtes si mignonne, si délicate. », « comment est-il possible qu’on soit si belle, qu’on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau ? » De même, si Marivaux ne nous fait pas assister à leur première rencontre, nous observons, dans la scène XII, les mêmes éloges de Mesrin qui répond aux doutes d’Adine : « Si vous êtes divine, la beauté même ? »
Et tous deux mettent le même empressement à baiser les mains des jeunes filles, faisant preuve de la même inconstance face à leur beauté, comme le montre Mesrin quand il rencontre à son tour Églé : il est très prompt à lui déclarer son désir de « [v]ous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon âme », et proclamer l’aimer « [c]omme un perdu ». Ainsi, une nouvelle beauté, celle d’Églé, remplace rapidement l’ancienne, celle d’Adine : « c’est ce beau visage-là qui veut que je la laisse. » L’indifférence d’Azor devant l’infidélité d’Églé prouve le même changement, rapide : « je ne me soucie plus de vous non plus », au profit d’Adine auquel il a donné le portrait d’Églé qui l’enchantait tant…
La séduction, mise en scène d’Agnès Régolo, 2021 avec la Cie Du jour au lendemain ». Théâtre du jeu de Paume, Aix-en-Provence
Deux alliés
Cette ressemblance se traduit aussi par une camaraderie immédiatement affirmée. La première question d’Azor à Mesrin, « Vous êtes semblable à moi, ce me semble ? », se charge ainsi d’un double sens : tous deux, en se reconnaissant « homme », ne se posent pas en rivaux, bien au contraire. Ils célèbrent ensemble la beauté de celle qu’ils aiment, comme si Marivaux soulignait ainsi un aspect fondamental de la nature masculine, un droit absolu de séduire celle qu’ils entendent posséder comme le montre le déterminant possessif : « ma blanche », « mon Adine ». Il y a donc un mouvement de jalousie quand Azor voit ce camarade qui « baise la main » d’Églé : « Oh ! doucement ; ce n’est pas ici votre blanche, c’est la mienne ; ces deux mains sont à moi, vous n’y avez rien. ». Mais, finalement, il reste très limité, puisqu’à son tour sa nature masculine l’emportera pour séduire Adine.
Complicité masculine, mise en scène d’Agnès Régolo, 2021 avec la Cie Du jour au lendemain ». Théâtre du jeu de Paume, Aix-en-Provence
Églé et Adine
Marivaux développe bien plus longuement les sentiments de ses deux héroïnes, la façon dont toutes deux à la fois se découvrent et découvrent l’amour. Églé occupe plus de place dans la pièce qu’Adine car, vu leurs ressemblances, doubler les situations, telle la scène de première rencontre, aurait pu lasser le public.
Le narcissisme
L’entrée en scène d’Églé met en évidence son trait de caractère principal, un souvenir du mythe de Narcisse dans la mythologie grecque mis en valeur par la naïveté que lui prête la situation. Dès qu’elle comprend que c’est son propre visage que reflète le ruisseau, son admiration ressort : « Mais, savez-vous bien que cela est très-beau, que cela fait un objet charmant ? Quel dommage de ne l’avoir pas su plus tôt ! », « Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent ! »
Les deux héroïnes au cœur de La Dispute
Ainsi, l’amour qu’elle manifeste à Azor vient d’abord des éloges qu’il lui adresse : « comment est-il possible qu’on soit si belle, qu’on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau ? ». C’est ce que révèle son aveu spontané, « J’aime tant qu’il m’admire ! », qui contraste avec le verbe employé dans les commentaires de Mesrou, « Il est vrai qu’il vous adore », et d’Azor lui-même : « Ah ! que c’est bien dit, je l’adore ! » De même, quand elle choisit le miroir plutôt qu’un portrait d’Azor pour supporter le temps de séparation imposé, sa réaction met encore davantage en valeur son narcissisme : « c’est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau ; c’est toute ma beauté, c’est moi ; quel plaisir de se trouver partout ! Regardez Azor, regardez mes charmes. » Plus rapidement, nous retrouvons ce même narcissisme chez Adine qui, pour se rassurer sur l’amour que lui voue Mesrin, ne veut le voir confirmer que sa beauté avant tout, « Je suis belle, n’est-ce pas ? », et se réjouit de son affirmation.
Le rôle du miroir. Mise en scène de Jacques Vincey, 2016. Théâtre Olympia, Tours
Deux rivales
Dès leur rencontre dans la scène IX, ce narcissisme fait immédiatement des deux jeunes filles des rivales, chacune revendiquant une reconnaissance de sa beauté supérieure. Elle « ne m’admire point », constate Églé, et Adine est sévère : « elle a quelque chose d’insipide. » Au fil de la scène, la querelle s’amplifie ; chacune veut se faire reconnaître comme « la plus belle », et invoque exactement les mêmes arguments :
La dispute des deux héroïnes. Mise en scène de Simon Letellier, 2018. Ciné XIIIl
ADINE. – Mon visage ! Oh ! je n’en suis pas en peine, car je l’ai vu ; allez demander ce qu’il en est aux eaux du ruisseau qui coule ; demandez-le à Mesrin qui m’adore.
ÉGLÉ. – Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m’apprendront qu’il n’y a rien de si beau que moi, et elles me l’ont déjà appris ; je ne sais ce que c’est qu’un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s’il me voyait ; j’ai un Azor qui vaut mieux que lui, un Azor que j’aime, qui est presque aussi admirable que moi, et qui dit que je suis sa vie ; vous n’êtes la vie de personne, vous ; et puis j’ai un miroir qui achève de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent ; y a-t-il rien de plus fort ?
Marivaux met ainsi en évidence la jalousie qui naît entre elles, tandis qu’elles se lancent une même menace, voler à sa rivale son amant : « je n’ai qu’à lui ôter son Azor dont je ne me soucie pas, mais rien que pour avoir la paix », décide Adine, et « Où est son imbécile Mesrin ? Malheur à elle si je le rencontre ! », renchérit Églé. Leur jalousie se traduit très rapidement;
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Face à cette menace, Adine s’emploie à peindre à Mesrin un portrait horrible de sa rivale, en tentant de lui imposer sa volonté : « je veux absolument que vous la méprisiez ; quand vous la trouverez, je veux qu’elle vous fasse peur. »
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Quant à Églé, déjà heureuse de l’admiration de Mesrin face à elle, c’est la perspective de l’emporter sur sa rivale qui emporte sa décision quand elle apprend qui il est : « l’ami d’Adine ! Il a encore ce mérite-là ; ah ! ah ! Carise, voilà trop de qualités, il n’y a pas moyen de résister ; Mesrin, venez que je vous aime. »
POUR CONCLURE
À travers ces quatre jeunes gens, encadrés par les deux serviteurs, Marivaux a mis en valeur tous les traits de caractère qui ont provoqué la "double inconstance", pour reprendre le titre d'une de ses comédies. La démonstration se conclut par l’éclat de rire de Carise et Mesrou, « Eh ! eh ! eh ! eh ! », mais, vu qu’il intervient après une réplique d’Églé, il se révèle davantage critique envers les femmes qu’envers les hommes. C’est aussi ce que souligne la réaction d’Hermiane dans son brutal retour en scène à la fin : « cette Adine et cette Églé me sont insupportables ». Le débat entre elle et le Prince serait donc tranché : l’infidélité est aussi bien le propre de l’homme que de la femme, qui, néanmoins, s’en trouve davantage blâmée pour les raisons qui la motivent.
L'inconstance en question
Rappelons les termes du débat que l’observation des deux couples est censée trancher : « bien savoir si la première inconstance ou la première infidélité est venue d’un homme, comme vous le prétendez, et moi aussi », ou bien d’une femme. Mais la réponse proposée par Marivaux n'est-elle qu'un simple constat d'égalité entre les sexes.
Une double image
L’infidélité masculine
L’inconstance manifestée par les deux jeunes hommes est immédiate et, parfaitement assumée, elle ne leur cause aucun trouble. Comme le révèlent les réactions de Mesrin en découvrant Églé, la beauté seule de la femme suffit à rendre un homme infidèle, sans qu’il ne se pose beaucoup de questions, puisqu’il ne se considère pas comme responsable.
La séduction masculine. Mise en scène de Patrick Veyron, 2022, au Forum de Berre
Tandis qu’Églé commente, « C’est qu’il a des yeux, voilà tout », « Non, c’est ce beau visage-là qui veut que je la laisse », explique Mesrin pour se justifier, et sa trahison ne le préoccupe en rien : « Oh ! pour infidèle je le suis, mais je n’y saurais que faire. » Le seul moment où Marivaux fait intervenir une restriction est la protestation d’Azor quand Mesrin « baise » la main d’Églé, indice d’une possessivité : « Oh ! doucement ; ce n’est pas ici votre blanche, c’est la mienne ; ces deux mains sont à moi, vous n’y avez rien. » Mais lui-même trahira facilement celle qu’il prétendait aimer éternellement.
L’infidélité féminine
C’est à travers le personnage d’Églé que Marivaux met en scène l’inconstance féminine, mais, à la fin de la pièce, le triomphe d’Adine exhibant le portrait de sa rivale, « on me l’a donné », laisse supposer que, pour toutes les deux, le narcissisme joue un rôle primordial.
Une réplique d’Églé montre bien qu’un nouvel admirateur est indispensable d’abord pour confirmer sans cesse sa beauté : « s’il est question d’être aimée, je suis bien aise de l’être, je le déclare, et au lieu d’un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu’ils m’aimassent tous ; c’est mon plaisir ; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu’elle soit pour tout le monde. » Ses répliques naïves montrent à quel point pour elle être admirée et « être aimée » se confondent, comme cet échange avec Mesrin, « MESRIN. – Vous voir, vous contempler, vous admirer, vous appeler mon âme. ÉGLÉ. – Vous voyez bien qu’il parle de son âme ; est-ce que vous m’aimez ? », ou bien quand elle se réjouit du désespoir que pourrait éprouver Azor devant son infidélité : « je serai bien aise qu’Azor me regrette, moi ; ma beauté le mérite ».
La séduction féminine. Mise en scène de Vincent Dussart, 2012. Festival Off d’Avignon
La peinture de l'amour
Marivaux a longuement fréquenté les salons de son époque, animés par des femmes qui - héritage des salons précieux du XVIIème siècle – accordent à la question féminine et au thème de l’amour une place prépondérante dans les débats ou les activités littéraires. De tels débats, d’ailleurs évoqués par le Prince dans la première scène, lui ont sans doute offert l’occasion d’observer tous les mouvements du cœur féminin et des relations vécues par les couples.
Les troubles du cœur
Les réactions montrent à quel point Églé est troublée par ce qu’elle découvre en elle.
Dans un premier temps, ses réponses lors de sa conversation avec Carise dans la scène XV font ressortir tous les alibis que peut se donner une jeune fille pour être infidèle, notamment sa revendication de liberté : « premièrement, il m’a contrariée ; car mes mains sont à moi, je pense, elles m’appartiennent, et il défend qu’on les baise ! », « Ah ! ah ! je ne suis donc pas ma maîtresse ? Il ne se fie donc pas à moi ? Il a donc peur qu’on ne m’aime ? » Elle finit par admettre une double vérité, sa coquetterie frivole, « il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu’elle soit pour tout le monde », et son inconstance : « Vous pourriez bien avoir raison », admet-elle, quand Carise insiste sur la réalité de son sentiment : « Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas du tout de ce que vous me dites là, mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui. »
Marivaux met alors en valeur à la fois la force et l’ambiguïté du sentiment amoureux, face auquel les valeurs morales ne pèsent guère :
ÉGLÉ. – Je ne suis contente de rien ; d’un côté, le changement me fait peine ; de l’autre, il me fait plaisir ; je ne puis pas plus empêcher l’un que l’autre ; ils sont tous deux de conséquence ; auquel des deux suis-je le plus obligée ? Faut-il me faire de la peine ? Faut-il me faire du plaisir ? Je vous défie de le dire.
CARISE. – Consultez votre bon cœur ; vous sentirez qu’il condamne votre inconstance.
ÉGLÉ. – Vous n’écoutez donc pas ? Mon bon cœur le condamne, mon bon cœur l’approuve ; il dit oui, il dit non ; il est de deux avis ; il n’y a donc qu’à choisir le plus commode.
Églé va même plus loin, jusqu’à une forme de cruauté, en affichant ouvertement le triomphe de sa vanité et la puissance de sa jalousie : « je serai bien aise qu’Azor me regrette, moi ; ma beauté le mérite ; il n’y a pas de mal aussi qu’Adine soupire un peu, pour lui apprendre à se méconnaître. »
La fidélité
Face à cette démonstration qui, en seize scènes, déroule tous les mécanismes de l'infidélité, la dernière scène forme un coup de théâtre, presque une sorte de pirouette. Les deux personnages alors introduits, Dina et Meslis, arrivent brusquement, sans avoir été présentés même dans l’exposition puisque le père du Prince était censé n’avoir fait élever à l’écart de la société que « quatre enfants au berceau »… Comme le "deus ex machina" dans les comédies, dès leur origine antique, ils auraient donc pour rôle de permettre un dénouement, en l’occurrence de trancher le débat. Mais est-ce vraiment le cas ? Que prouvent, en réalité, le refus de Meslis, « je ne me soucie pas d’elles, il n’y a qu’une Dina dans le monde », et celui de Dina, « Nous avons assez de nous deux » ?
En fait, vu que tous ces couples ont grandi à l’écart de toutes les réalité sociales, Marivaux montre d’abord qu’il n’y a pas lieu d’accuser la société de corrompre les cœurs et les âmes en les incitant aux vices. C’est dans la nature humaine elle-même qu’est inscrite l’infidélité, comme s’il s’agissait d’un élan inné et non pas dû à l’éducation. Mais, vu le poids accordé aux deux couples inconstants face aux quelques répliques finales de Meslis et Dina, Marivaux révèle une conception plutôt pessimiste : les cœurs et les âmes sont, par nature, plus enclins au « vice » de la trahison amoureuse, qu’à la « vertu » de la fidélité.
Le débat tranché ?
La « double inconstance ». Mise en scène de Muriel Mayotte, 2009. Théâtre du Vieux-Colombier
L’égalité des sexes
Mais la conclusion du Prince, finalement, ne tranche pas le débat puisqu’il met à égalité les femmes et les hommes pour l’infidélité : « Les deux sexes n’ont rien à se reprocher, madame ; vices et vertus, tout est égal entre eux. » La question de savoir qui manifeste le premier, et le plus, ce désir d’inconstance n’a pas été résolue, et c’est ce qui explique l’opposition relancée par Hermiane : « Votre sexe est d’une perfidie horrible ; il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte. » Aussi bien Azor que Mesrin, en effet, ont changé de sentiment au premier regard, et n’en ont éprouvé aucun trouble, ne se sont en rien interrogés, contrairement aux deux jeunes filles.
Chez elles, l’infidélité a des raisons plus complexes, notamment le désir de voir triompher leur beauté en l’emportant sur une rivale, et, surtout, les réactions d’Églé révèlent à quel point l’amour peut provoquer un bouleversement intérieur.
Un jugement ambigu
Mais, à nouveau, la riposte du Prince reste ambiguë puisque le reproche initial, « le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite », est ensuite compensé par un jugement a priori mélioratif : « plus décent ». Marivaux semble ainsi considérer que le comportement féminin serait dicté par des convenances sociales, par exemple les codes de la bienséance qui susciteraient en elles des scrupules dont les hommes pourraient se dispenser : le sexe féminin « fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre. »
Nous pouvons aussi nous interroger sur un autre point de la conclusion. D’une part, Hermiane lance une promesse, destinée à récompenser la fidélité de Dina, « L’aimable enfant ! je me charge de sa fortune », et le Prince renchérit : « Et moi de celle de Meslis. » Mais, parallèlement, le Prince formule une exclusion, « qu’on les mette à part, et qu’on place les autres suivant mes ordres », comme s’il s’agissait de créer deux mondes. La pièce annoncerait alors une utopie : la création d’une société où la vertu pourrait s’imposer.
Les formes du comique
Le registre - ou tonalité - comique, quel que soit le genre littéraire dans lequel il est mis en œuvre, a pour rôle de provoquer le rire, ou, de façon plus atténuée, le sourire du destinataire.
Reprenons les analyses du philosophe Henri Bergson dans Le Rire (1900). Il commence par poser une question : "Que signifie le rire ?" Puis il fonde sa réflexion sur trois constats :
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Le rire est nécessairement humain : nous rions des personnes, de leurs défauts, de leurs comportements, jamais des objets.
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Le rire implique une distanciation, un détachement par rapport à ce dont on rit.
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Le rire a une fonction sociale : en riant, on se corrige d'un comportement jugé nocif au bon fonctionnement de la société.
Le comique de gestes
Le comique de gestes est, certes, la forme la plus simple du comique, sans doute aussi la plus immédiatement efficace. Sa pratique remonte à des genres antiques, le mime, l’atellane, dont ont hérité les pièces médiévales jouées sur les tréteaux des foires et, plus élaborée, la commedia dell’arte italienne où l’improvisation de l’intrigue tire sa force comique des gestes. Or, rappelons que plusieurs pièces de Marivaux ont été interprétées par les Comédiens italiens ce qui l’a influencé, même si ce n’est pas le cas de La Dispute, confiée aux Comédiens français, à tenir compte de la fonction comique de la gestuelle.
Le rôle des didascalies
L’auteur pense forcément à ses lecteurs, auxquels sont destinées les didascalies qui indiquent, notamment, le comique de gestes. Un premier constat montre qu’elles n’accompagnent jamais ni les répliques du Prince ni celles d’Hermiane, ce qui confirme leur rôle d’arbitres, plus sérieux donc.
En revanche, elles sont très présentes dès qu’entre en scène le premier couple. Le geste d’Églé, « se tâtant le visage » après s’être contemplée dans le ruisseau, fait sourire car elle met ainsi en valeur à la fois son innocence et un narcissisme inné. De même, le geste répété d’Azor, « prenant la main d’Églé », « prenant sa main qu’il baise », puis avec le portrait de la jeune fille qu’« il baise », et « baise encore », est révélateur de la spontanéité du désir masculin.
Cependant, Marivaux prête davantage de gestes comiques à ses personnages masculins qu’aux personnages féminins. Ainsi, la rencontre entre Azor et Mesrin fait sourire par l'enthousiasme de leur découverte d’un compagnonnage plaisant, marqué par la didascalie finale, « Ils sautent tous les deux en riant », qui se prolonge par la façon dont tous deux s’emparent d’une des mains d’Églé. Tout se passe comme si les jeunes hommes extériorisaient plus facilement leur désir que les jeunes filles.
Deux joyeux compagnons. Mise en scène de Vincent Dussart, 2014 ? Compagnie de l’Arcade
La mise en scène
Mais il appartient aussi au metteur en scène de choisir le jeu de l’acteur, déplacements, postures, gestes, mimiques…, selon l’effet comique qu’il veut produire, et au lecteur de l’imaginer à partir des répliques.
Par exemple, il est possible d’accompagner le portrait critique qu’Adine fait de sa rivale, qui prétend l’emporter sur elle en beauté, d’un mime pour imiter les défauts cités, un jeu de regards, des grimaces pour reproduire « une bouche ni grande ni petite », une posture de la tête « toute droite, toute droite », des mains ridiculement agitées et une parodie du timbre de la voix « rude et aigre ». De même, accentuer une démarche peut soutenir le comique, comme la façon dont Azor s’approche d’Églé en la contemplant, comme aimanté par sa vue, ou bien, au contraire, dans la scène XVII, pour marquer le contraste : à son arrivée, il « s’avance honteux » puisqu’il doit annoncer sa trahison, mais nous pouvons imaginer qu’il repart en sautant de joie après avoir constaté qu’à son tour Églé l’abandonne : « Eh ! tant mieux ; continuez, je ne me soucie plus de vous non plus ; attendez-moi, je reviens. »
Le comique de caractère
La caricature
Au théâtre, le comique de caractère repose sur deux sources essentielles :
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Certains personnages sont stéréotypés : c'est leur nature même, leur statut social, qui les rend comiques. C'est le cas, par exemple, des serviteurs, qui font rire soit par leur bêtise, soit, au contraire, par la ruse dont ils font preuve, le plus souvent aux dépens de leur maître, comme ici Toinette. Mais dans cette comédie ce n’est pas le cas, dans la mesure où Carise et Mesrou ont un rôle essentiel dans la réussite de l’expérience menée.
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Pour d'autres personnages, généralement les héros, cibles de la satire, c'est leur comportement exagéré, jusqu'à la caricature, qui fait rire, souvent la mise en valeur d’un trait de caractère récurrent. Ainsi Églé fait preuve d’un narcissisme poussé à l’extrême, depuis sa joie de contempler sa beauté dans le ruisseau jusqu’au rôle que joue pour elle le miroir, en passant par sa dispute avec Adine. De même, le public rira forcément du désir d’Azor et Mesrin face à la jeune fille, tous deux faisant l’éloge de leur « blanche », tout deux voulant s’emparer de sa « main ».
La distanciation
Le rire du public vient de cet excès, qui crée une distance : le défaut est tellement poussé à l'extrême que nul ne peut s'identifier au personnage. Quelle femme pourrait manifester à ce point le désir de séduire ? La dispute entre Églé et Adine les rend aussi ridicules l’une que l’autre, tout comme le brutal revirement d’Églé quand, alors qu’elle-même a préféré Mesrin à Azor, elle ne supporte que ce dernier lui déclare qu’il ne se soucie plus » d’elle : « que voulez-vous dire ? Vous ne m’aimez plus ? qu’est-ce que cela signifie ? » Au double éclat de rire de Carise et Mesrou provoqué par l’aveu ingénu de sa riposte répond forcément le rire du public :
Une violente querelle, 2013. Mise en scène de Darko Tresnak, Hardford Stage
Il est évident qu’aucune femme ne pourrait étaler ainsi son désir de multiplier les amants dans la société du temps de Marivaux. Mais, par cet excès il met en évidence ce qui se cache au fond d’une âme féminine.
Le comique de mots
MESRIN. – Vous le rappelez, je pense ; eh, d’où vient ? Qu’avez-vous affaire à lui, puisque vous m’aimez ?
ÉGLÉ. – Eh ! laissez-moi faire ; je ne vous en aimerai que mieux, si je puis le ravoir ; c’est seulement que je ne veux rien perdre.
Le langage de l'innocence
Du plus simple au plus complexe, le comique de mots vient de l’ingénuité de ces deux couples, ignorant de toutes les réalités, à commencer par cette découverte de son visage dans le ruisseau qui étonne et ravit Églé :
ÉGLÉ, regardant.. – Ah ! Carise, approchez, venez voir ; il y a quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne, et elle paraît aussi étonnée de moi que je le suis d’elle.
CARISE, riant. – Eh ! non, c’est vous que vous y voyez ; tous les ruisseaux font cet effet-là.
ÉGLÉ. – Quoi ! c’est là moi, c’est mon visage !
CARISE. – Sans doute.
ÉGLÉ. – Mais, savez-vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant ? Quel dommage de ne l’avoir pas su plus tôt !
CARISE. – Il est vrai que vous êtes belle.
ÉGLÉ. – Comment, belle ? admirable ! cette découverte-là m’enchante. (Elle se regarde encore.) Le ruisseau fait toutes mes mines, et toutes me plaisent. Vous devez avoir eu bien du plaisir à me regarder, Mesrou, et vous. Je passerais ma vie à me contempler ; que je vais m’aimer à présent !
La maladresse de la description d’Églé, qui n’a pas les mots pour identifier ce qu’elle voit, fait forcément sourire, tout comme son vocabulaire hyperbolique soutenu par des exclamations multipliées, jusqu’à son naïf aveu final.
Marivaux joue sans cesse sur ce décalage entre les convenances sociales et l’innocence de ses personnages, incapables même de différencier les sexes, comme le prouve le premier échange entre Azor et Églé. Celle-ci n’emploie que le féminin pour s’adresser à cette « personne » jusqu’à ce que Carise lui explique, « cet objet s’appelle un homme, c’est Azor », et que Mesrou précise : « L’un est l’homme, et l’autre la femme. »
D’après Nicolas Lancret, une forme de marivaudage, après 1731. Estampe pour illustrer Le Je ne sais quoi de Louis de Boissy. BnF
Le marivaudage
Marivaux adapte à la peinture du sentiment amoureux sa pratique du langage, toujours en jouant sur le naturel de ses personnages, qui découvrent ainsi peu à peu ce "jeu" nommé "marivaudage". Par exemple, le raisonnement élaboré par Azor fait sourire par la façon dont il détaille, à grand renfort d’hyperboles, l’élan ’qu’il ressent : « La seule main d’Églé, voyez-vous, sa main seule, je souffre quand je ne la tiens pas ; et quand je la tiens, je me meurs si je ne la baise ; et quand je l’ai baisée, je me meurs encore. »
De la même façon, la réaction d’Églé quand Azor embrasse son portrait traduit un plaisant dépit : « Je n’y trouve qu’un défaut ; quand il le baise, ma copie à tout. » Enfin, quand tous deux se contemplent dans le miroir, leur découverte mutuelle fait sourire par l’effet qu’elle produit, ce premier baiser :
AZOR. – Eh ! oui, c’est vous ; attendez donc, c’est nous deux, c’est moitié l’un, moitié l’autre ; j’aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m’empêche de vous voir tout entière.
ÉGLÉ. – Eh ! oui, c’est vous ; attendez donc, c’est nous deux, c’est moitié l’un, moitié l’autre ; j’aimerais mieux que ce fût vous toute seule, car je m’empêche de vous voir tout entière.
ÉGLÉ. – Ah ! je suis bien aise d’y voir un peu de vous aussi ; vous n’y gâtez rien ; avancez encore, tenez-vous bien.
AZOR. – Nos visages vont se toucher, voilà qu’ils se touchent ; quel bonheur que le mien ! quel ravissement !
ÉGLÉ. – Je vous sens bien, et je le trouve bon.
AZOR. – Si nos bouches s’approchaient… (Il lui prend un baiser.)
Marivaux utilise ce procédé tout au long de la pièce, puisque chaque découverte fait surgir un sentiment nouveau, telle la jalousie entre les deux héroïnes qui ressort des apartés.
Le ton sérieux, ainsi adopté, est en décalage total avec l’expression de l’amour telle que Marivaux a pu l’observer dans les salons mondains ou que les romans précieux l’illustrent.
Le comique de situation
ÉGLÉ. – Elle me considère avec attention, mais ne m’admire point ; ce n’est pas là un Azor. (Elle se regarde dans son miroir.) C’est encore moins une Églé… Je crois pourtant qu’elle se compare.
ADINE. – Je ne sais que penser de cette figure-là, je ne sais ce qui lui manque ; elle a quelque chose d’insipide.
ÉGLÉ. – Elle est d’une espèce qui ne me revient point.
ADINE. – A-t-elle un langage ?… Voyons… Êtes-vous une personne ?
ÉGLÉ. – Oui assurément, et très personne.
Le comique de situation, base de l'action au théâtre, sous-tend l'ensemble des autres procédés.
L'état de nature
Dans La Dispute, la mise en abyme, nécessaire pour que l’expérimentation puisse trancher le débat de savoir si c’est l’homme ou la femme qui a « le premier donné l'exemple de l'inconstance et de l'infidélité », s’impose d’emblée comme comique puisque Marivaux nous donne à observer quatre jeunes gens "primitifs" Ainsi, tels les « bons sauvages » découverts par les premiers explorateurs, ils découvrent un monde inconnu, ce qui les fait aller de surprise en surprise, avec des réactions souvent cocasses pour un public qui, lui, s’inscrit dans "l’état de culture".
Le coup de théâtre
À deux reprises, Marivaux fait basculer l’intrigue.
Alors qu’Églé et Azor ont multiplié les protestations d’un amour éternel, refusant même longuement de se séparer pour quelques moments, tandis que Mesrin, lui, a vanté la beauté d’Adine et la force de son amour, les péripéties conduisent à inverser les couples originels. La précipitation d’Églé à accepter les compliments de Mesrin, et l’élan de celui-ci qui ne peut résister à s’emparer immédiatement de sa main renforce l’effet comique de cette inversion.
Une seconde inversion intervient dans la dernière scène avec l’irruption inattendue du couple de Dina et Meslis. Alors même que l’observation des deux premiers couples vient de montrer le triomphe de l’inconstance, inscrite dans la nature même des deux sexes, Marivaux renverse ce constat, en présentant ce couple fidèle.
Toute cette pièce était donc bien une "comédie", une illusion qui n’a eu pour but que de faire sourire des jeux de masques arborés.