Marivaux, La Dispute, 1744 : explications
Scène IV : première rencontre
Pour lire la scène
Le titre de la comédie de Marivaux, La Dispute, jouée en 1744, est illustré par la situation mise en place dans les deux premières scènes quand le Prince et Hermiane reprennent le sujet d’un débat qui a divisé la cour : qui, de l’homme ou de la femme, a « le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour » ? Pour trancher ce débat déjà ancien, le père du Prince a imaginé de recréer l’état de nature de l’humanité en faisant élever quatre « enfants au berceau » séparément dans un monde isolé. Une mise en abyme débute alors puisque Marivaux transforme ses deux protagonistes – et son public – en observateurs des relations qui se créent quand ces quatre jeunes gens se découvrent.
Antoine Watteau, La Conversation, 1712-1713. Huile sur toile, 50,2 x 61. Musée des beaux-arts, Toledo
Ainsi, dans la scène III, une des jeunes filles, Églé, est la première à sortir de son enfermement : ses étonnements et les explications que doit lui apporter sa servante Carise font ressortir à la fois son ingénuité et, déjà, son narcissisme quand elle se contemple dans l’eau d’un ruisseau. L’action se noue à la scène IV, avec une scène de première rencontre, fréquente dans les comédies de Marivaux. Comment la rend-il particulièrement originale ?
Premiers regards (du début à la ligne 15)
Les didascalies jouent un rôle important dans ce début de scène : elles marquent des étapes qui, liées à l’ingénuité des personnages, révèlent, en même temps, leurs sentiments.
Une découverte progressive
Le geste prêté à Églé, « continuant et se tâtant le visage », insiste sur le plaisir qu’elle a pris, dans la scène précédente, à découvrir sa beauté dans l’eau du ruisseau, Marivaux reprenant plaisamment ici le mythe antique de Narcisse : « Je ne me lasse point de moi », avoue-t-elle naïvement. L’irruption brutale d’Azor, qui « paraît vis-à-vis d’elle », alors qu’elle n’a jamais rencontré personne d’autre que Carise, la servante noire qui l’a élevée, ne peut donc que lui faire peur : « apercevant Azor avec frayeur. » Il est donc logique que, dans un premier temps, elle se méfie et lui ordonne : « N’approchez point ». Trois didascalies liées à Azor vont alors scander la rencontre, la première pour apaiser sa peur, « Azor étendant les bras en souriant », puis une lente approche : « Azor fait un pas », puis « Il avance. »
La naissance du sentiment amoureux
Toute la rencontre se fonde sur ce contexte utopique, l’isolement dans lequel ont grandi les deux personnages, ignorants même la différence des sexes, d’où les deux questions immédiates d’Églé : « Qu’est-ce que cela, une personne, comme moi ?… », puis « Savez-vous parler ? ».
Le comportement du jeune homme – n’oublions pas le débat à trancher – offre un double intérêt :
Première rencontre : mise en scène de L’Épreuve de Marivaux par Clément Hervieu-Léger, 2012. Théâtre de Caen
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D’abord sont mis en évidence des signes de l’attirance qu’il éprouve spontanément, quand il « étend[…] les bras en souriant », puis « Le plaisir de vous voir m’a d’abord ôté la parole. »
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Les premiers commentaires de la jeune fille, en aparté, montrent que c’est sa vanité qui est touchée : « La personne rit, on dirait qu’elle m’admire », puis « ses regards sont pourtant bien doux », enfin l’exclamation de plaisir, « La personne m’entend, me répond, et si agréablement ! »
L’initiative revient ainsi à Azor, qui multiplie les compliments sans la moindre retenue, bien plus directement que cela ne se ferait dans la société mondaine du XVIIIème siècle : « Vous me ravissez », « Vous m’enchantez ». De même, Églé ne fait pas preuve des réticences qu’exigerait les codes de la bienséance féminine, en se réjouissant de ces compliments, « Tant mieux », et, surtout, en avouant directement son approbation, « Vous me plaisez aussi. », et même en l’encourageant à « approcher » : « J’en ai bien envie. » Tous deux représentent donc la vérité des cœurs, masquée par les convenances sociales.
Mais Marivaux met tout de même en place les premiers signes de ce que l’on nommera le "marivaudage", un jeu du langage qui traduit subtilement toute l’ambiguïté de l’amour naissant. Ainsi, sa réponse à l’étonnement d’Azor, « Pourquoi donc me défendez-vous d’avancer ? », masque un accord trop rapide pour respecter les codes de bienséance par la forme négative de son aveu : « Je ne vous le défends plus de bon cœur. » De même, alors qu’elle l’a encouragé, aussitôt après son injonction introduit une réticence : « Arrêtez un peu… que je suis émue ! »
Finalement, Marivaux attribue à ces deux personnages naturels, deux stéréotypes propres à la scène de première rencontre : le trouble naissant dans le cœur d’une jeune fille, et la soumission immédiate du jeune homme : « J’obéis, car je suis à vous. » Loin d'être un héritage de la vie en société, il fait donc de ces comportements, féminins comme masculins, un fonctionnement totalement naturel.
Le dialogue amoureux (des lignes 16 à 35)
François Boucher, Les Sabots, 1768. Huile sur toile, 622 x 521. Musée des beaux-arts de l’Ontario
Une scène de séduction
Malgré la rapidité de ce dialogue, il présente toutes les caractéristiques d’une séduction amoureuse, mais rendue comique par l’ingénuité des deux personnages. Ainsi Églé, inconsciente de la différence des sexes, ne connaît que le mot « personne », donc utilise le féminin pour parler d’Azor, mais, parallèlement, découvre avec plaisir le pouvoir qu’elle exerce : « Elle obéit ; venez donc tout à fait, afin d’être à moi de plus près. (Il vient.) Ah ! la voilà, c’est vous ».
Vient ensuite l’échange des compliments, une nouvelle rupture par rapport aux convenances car c’est Églé qui débute, et là encore avec un féminin qui fait sourire : « ; qu’elle est bien faite ! en vérité, vous êtes aussi belle que moi. ». Tous deux partagent la même exaltation : à l’exclamation d’Azor, « tout ce que je suis ne vaut pas vos yeux ; ils sont si tendres ! », fait écho la réplique d’Églé, « Les vôtres si vifs ! », sur laquelle Azor renchérit : « Vous êtes si mignonne, si délicate ! » Marivaux montre ainsi que, malgré leur ignorance, tous deux portent en eux de façon innée l'aptitude au langage de la séduction.
Les troubles du cœur
Mais la découverte de l’amour s’accompagne d’un bouleversement qui, chez ces êtres "naturels", est encore plus visible car il n’est pas masqué par la peur du jugement d’autrui qui y verrait une faiblesse, donc peut s’exprimer sans détours, comme le font Azor avec son hyperbole, « Je meurs de joie d’être auprès de vous, je me donne à vous, je ne sais pas ce que je sens, je ne saurais le dire », et Églé en écho : « Eh ! c’est tout comme moi. »
Mais Marivaux, par cet aveu direct de ses personnages, souligne l’effet contradictoire que produit l’amour dans les cœurs, un mélange de joie et de trouble, marqué par la juxtaposition antithétique d’Azor, « Je suis heureux, je suis agité », ou par le choix verbal d’Églé : « Je soupire. » En même temps, tous deux commencent à pratiquer l'ambiguïté du discours amoureux, car Marivaux joue sur le contraste entre la vérité, le désir sensuel, physique, tandis que la demande d’Azor n’est attribuée qu’à un désir sentimental, « Mon cœur désire vos mains ». Mais l’acceptation d’Églé, désir identique sans la réticence qu’exigerait la bienséance, « Tenez, le mien vous les donne ; êtes-vous plus contente ? », n’apporte pas la joie totale espérée, ni chez Azor, « Oui, mais non pas plus tranquille », ni chez la jeune fille : « C’est ce qui m’arrive, nous nous ressemblons en tout. »
Un geste d'amour : mise en scène d'Alain Françon de La seconde Surprise de l’amour, 2021. Théâtre du Nord, Lille
La déclaration d'amour
L’innocence que tous deux partagent conduit à une plaisante déclaration d’amour : « J’ai beau être auprès de vous, je ne vous vois pas encore assez », se plaint Azor, et l’on sourit de l’aveu d’Églé, avec sa logique ingénue : « C’est ma pensée, mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes là. » Mais commence à naître en eux, ce double mouvement de l’amour, d’un côté la reconnaissance de "l’âme sœur", de l’autre la différenciation des sexes : quand Églé se réjouit, « nous nous ressemblons en tout », l’exclamation d’Azor, « Oh ! quelle différence ! » traduit cette prise de conscience, encore vague cependant. De même, la protestation d’Églé, « je vous assure qu’il vous sied fort bien de ne l’être pas tant que moi ; je ne voudrais pas que vous fussiez autrement, c’est une autre perfection », met en évidence cette compréhension naissante.
Mais la conclusion que tous deux en tirent fait sourire, car le serment d’amour éternel, attendu à l’issue d’un coup de foudre, ramène chacun à son amour-propre : « je ne nie pas la mienne ; gardez-moi la vôtre », demande Églé dont la vanité est flattée par les compliments d’Azor, tandis que le serment du jeune homme ne porte que sur la prise de conscience de sa séduction : « Je n’en changerai point, je l’aurai toujours. »
La vérité de l'amour (de la ligne 36 à la fin)
La possessivité
La dernière étape d’une scène de rencontre est la découverte de l’autre, le désir de mieux le connaître, d’où la question d’Églé : « Ah ! çà, dites-moi, où étiez-vous quand je ne vous connaissais pas ? »
Marivaux rappelle ainsi le contexte de l’expérience élaborée par le père du Prince, mais la réponse lui permet aussi de confirmer la réalité de cet amour naissant. Le serment d’Azor se fonde, en effet, d’abord sur le désir sensuel, formulé avec insistance, « Dans un monde à moi, où je ne retournerai plus, puisque vous n’en êtes pas, et que je veux toujours avoir vos mains », mais rendu comique par sa plaisante dissociation, « ni moi ni ma bouche ne saurions plus nous passer d’elles. », reprise par Églé : « Ni mes mains se passer de votre bouche ». Mais la protestation d’Azor, « Oui, mais je vous perdrai de vue », quand Églé lui demande de se mettre à l’écart, est déjà l’indice, plus que d’un amour éternel, de la volonté de s’assurer de la possession de l’être aimé en ne le quittant pas.
La force de l’amour : mise en scène d’Anne Martinet, 2013. Salle François Simon, Genève
La fiction utopique
Cette scène présente tous les signes habituels du "topos" du coup de foudre suscité par la rencontre amoureuse, mais Marivaux prend soin de rappeler la fiction qui la sous-tend, l’innocence de ses personnages, mise en évidence par la double réaction d’Églé :
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Sa réaction lors de l’arrivée des serviteurs, « mais j’entends du bruit, ce sont des personnes de mon monde ; de peur de les effrayer, cachez-vous derrière les arbres », fait sourire car elle n’est pas encore détachée du contexte dans lequel elle a grandi, et, surtout, elle leur attribue le même sentiment de frayeur que celui qu’elle a ressenti en voyant Azor devant elle. Elle reste donc le "cobaye" de cette expérience mise en scène.
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Son conseil final est cocasse : « vous n’avez qu’à regarder dans cette eau qui coule ; mon visage y est, vous l’y verrez. ». Il prouve qu’elle n’a pas encore compris le rôle du ruisseau qui ne peut rien refléter si elle-même ne s’y contemple pas, pensant, au contraire, que sa beauté y reste inscrite à jamais, preuve de son narcissisme. Azor, à l’écart, ne pourrait, bien sûr, pas la contempler.
CONCLUSION
Dans cette scène qui noue la relation entre le premier couple, Marivaux joue sur deux niveaux :
d’un côté, il réactive l’héritage de toutes les scènes de rencontre, si fréquentes dans la littérature et, tout particulièrement dans ses comédies : nous y retrouvons la progression des sentiments, depuis la surprise, puis la séduction, jusqu’à l’aveu d’amour, en passant à la fois par la reconnaissance d’’une âme-sœur mêlée à l’expression du désir sensuel.
de l’autre, il réussit à la rendre originale par le contexte utopique dans lequel il l’a inscrite : celui d’une éducation à l’écart de toute vie sociale, qui ôte à ses personnages toutes les limites imposées par les codes de la bienséance.
Il développe ainsi la démonstration offerte à Hermiane et au Prince, observateurs comme le public. Malgré leur totale ignorance de la différenciation des sexes, les deux personnages, spontanément attirés l’un par l’autre, découvrent en même temps les réalités de l’amour, le plaisir de la séduction tout comme les troubles ainsi provoqués.
Scène VI : la séparation, de « Vous m’impatientez… » à la fin
Pour lire l'extrait
L’expérience destinée à trancher le débat entre Hermiane et le Prince pour savoir si c’est l’homme ou la femme qui a donné le premier l’exemple de l’infidélité, a commencé par la rencontre entre Églé et Azor, qui conduit au coup de foudre entre ces deux êtres "naturels" car élevés à l’écart de la société. Elle se poursuit par l’intervention de leurs deux serviteurs, Carise et Mesrou, qui sont chargés de leur imposer une séparation, indispensable pour permettre d’autres rencontres, donc pour les soumettre à la tentation d’être infidèle, mais la résistance des deux jeunes gens exige une argumentation.
En quoi extrait participe-t-il à la progression de l'intrigue ?
La force de l'amour (du début à la ligne 26)
Une difficile argumentation
Depuis le début de la scène, les deux serviteurs s’emploient à persuader Azor et Églé que, pour renforcer leur amour, ils doivent accepter de se séparer. Mais la résistance est violente, notamment de la part d’Églé, qui s’énerve contre cet ordre, « Vous m’impatientez, Mesrou », et lance une objection : « est-ce qu’à force de nous voir nous deviendrons laids ? Cesserons-nous d’être charmants ? » Mais ses deux questions, au-delà de leur naïveté, apportent la preuve d’un amour bien fragile, car il ne se fonde que sur la séduction physique. De plus, devant la tentative de Carise pour l’amener à comprendre la nature même du sentiment amoureux, « Non, mais vous cesserez de sentir que vous l’êtes », la nouvelle question d’Églé montre que son ignorance la rend incapable de comprendre la fragilité du sentiment amoureux : « Eh ! qu’est-ce qui nous empêchera de le sentir, puisque nous le sommes ? »
L'amour affirmé
Ce rejet conduit à une double protestation d’amour éternel : « Églé sera toujours Églé », dit l’un, « Azor toujours Azor », dit l’autre. Cela oblige les deux serviteurs à concrétiser l’argumentation. Ainsi, Mesrou formule une hypothèse : « mais que sait-on ce qui peut arriver ? Supposons par exemple que je devinsse aussi aimable qu’Azor, que Carise devînt aussi belle qu’Églé. » Devant l’indifférence d’Églé, « Qu’est-ce que cela nous ferait ? », Carise prolonge cette hypothèse : « Peut-être alors que, rassasiés de vous voir, vous seriez tentés de vous quitter tous deux pour nous aimer. » Les questions multipliées d’Églé, « Pourquoi tentés ? Quitte-t-on ce qu’on aime ? Est-ce là raisonner ? », sont autant de rejets de ces hypothèses afin de réaffirmer la force de l’union du couple : « Azor et moi nous nous aimons, voilà qui est fini ; devenez beaux tant qu’il vous plaira, que nous importe ? Ce sera votre affaire ; la nôtre est arrêtée. » Sa réplique, si catégorique, prépare la suite de l’expérience mise en abyme : plus les amants affirmeront leur certitude d’un amour éternel, plus leur trahison sera mise en valeur.
Les raisons d'aimer
Le rejet est ensuite renforcé par le développement des raisons d’aimer que le couple oppose aux injonctions des serviteurs.
Dans un premier temps, le couple s’installe dans l’opposition en contestant tout jugement d’autrui : « Ils n’y comprendront jamais rien ; il faut être nous pour savoir ce qui en est », explique Azor. Très sagement, Mesrou ne cherche pas à briser ce sentiment d’union. Mais son acceptation, « Comme vous voudrez », ne suffit pas à Azor, qui cherche à la renforcer par l'hyperbole qui définit son sentiment : « Mon amitié, c’est ma vie. » Le commentaire d’Églé fait sourire car elle prend cette affirmation au sens premier du terme : « Entendez-vous ce qu’il dit, sa vie ? comment me quitterait-il ? Il faut bien qu’il vive, et moi aussi. »
Le bonheur d’être aimée : mise en scène de Muriel Mayette, 2009. Théâtre du Vieux-Colombier
Mais, après avoir prêté à Azor la répétition de son argument, « Oui, ma vie », Marivaux crée un contraste car son personnage n’insiste que le seul éloge physique, donc sur l’apparence extérieure : « comment est-il possible qu’on soit si belle, qu’on ait de si beaux regards, une si belle bouche, et tout si beau ? » Un décalage plaisant est alors introduit. L’exclamation d’Églé, « J’aime tant qu’il m’admire ! », rappelle, en effet, le narcissisme de la jeune fille, déjà observé, mais aussi une vérité du sentiment amoureux : ce qui provoque l’amour est d’abord l’’image valorisante de soi que renvoie le regard de l’amant.
Le changement verbal dans la confirmation de Mesrou, « Il est vrai qu’il vous adore », met en valeur ce décalage, encore accentué par la répétition d’Azor : « Ah ! que c’est bien dit, je l’adore ! Mesrou me comprend, je vous adore. » La réaction d’Églé, « Adorez donc, mais donnez-moi le temps de respirer ; ah ! », laisse supposer la gestuelle d’Azor, qui, en prononçant cette phrase, a dû à nouveau se rapprocher d’elle, sans doute l’enlacer ou tenter de l’embrasser tandis qu’il admirait sa « si belle bouche ». Mais cette dérobade souligne plaisamment le fait que l’éloge de ses charmes lui suffit.
Le portrait des amants (de la ligne 27 à la fin)
À l’issue de cet échange, Carise reprend son rôle dans l’expérience menée : sa feinte approbation est, en fait, un moyen de revenir sur la nécessité de séparer les amants pour permettre d’autres rencontres, donc d’autres raisons de se montrer infidèles : « Que de tendresse ! j’en suis enchantée moi-même ! Mais il n’y a qu’un moyen de la conserver, c’est de nous en croire ». Pour cela, deux objets vont jouer un rôle important.
Un premier remède : le portrait
Marivaux reprend ici un des indices d’amour propre aux relations de son époque, observé notamment dans les romans comme dans La Princesse de Clèves, la possession d’un portrait de l’être aimé. Malgré l’absence de didascalie, le lecteur comprend sans peine quel est cet objet destiné à Azor : « si vous avez la sagesse de vous y déterminer, tenez, Églé, donnez ceci à Azor ; ce sera de quoi l’aider à supporter votre absence. »
La réaction d’Églé, avec la récurrence du pronom de la première, accompagnant le lexique, et ses exclamations enthousiastes, remet en évidence son narcissisme, en faisant écho à sa première entrée en scène : « Comment donc ! je me reconnais ; c’est encore moi, et bien mieux que dans les eaux du ruisseau ; c’est toute ma beauté, c’est moi ; quel plaisir de se trouver partout ! Regardez Azor, regardez mes charmes. » À cet élan répond l’éloge d’Azor, « Ah ! c’est Églé, c’est ma chère femme ; la voilà, sinon que la véritable est encore plus belle. », et la didascalie, « (Il baise le portrait.) », fait sourire en mettant en valeur son ingénuité, soulignée par la distance établie par Mesrou : « Du moins cela la représente. » Distance bien peu comprise, vu le geste répété qui révèle la source de son amour, un désir sensuel : « Oui, cela la fait désirer. ( Il le baise encore.) » La protestation d’Églé, « Je n’y trouve qu’un défaut ; quand il le baise, ma copie à tout. », est elle aussi révélatrice d’un sentiment latent : un désir d’exclusivité, qui laisse pressentir une possible jalousie. Azor, « prenant sa main qu’il baise », y voit lui un signe pour satisfaire immédiatement son désir : « Ôtons ce défaut-là. »
Un second remède : le miroir
La demande d’Églé, « Ah çà ! j’en veux autant pour m’amuser », confirme ce que représente l’amour à ses yeux, un plaisant divertissement. Sa réponse au choix proposé par Mesrou, « Choisissez de son portrait ou du vôtre », fait ensuite ressortir pleinement son narcissisme : « Je les retiens tous deux. » Mieux encore, devant le refus de Mesrou, « Oh ! il faut opter, s’il vous plaît ; je suis bien aise d’en garder un », Marivaux montre comment se met en place un prétexte pour masquer ce narcissisme : « Eh bien, en ce cas-là, je n’ai que faire de vous pour avoir Azor, car j’ai déjà son portrait dans mon esprit ; aussi donnez-moi le mien, je les aurai tous les deux. »
Ainsi, même si elle a grandi à l’écart de la société, elle est capable, de façon innée, de trouver un alibi à sa coquetterie, premier indice d’un amour de soi bien plus puissant que l’amour d’Azor.
Le narcissisme : mise en scène d’Anne Martinet, 2013. Salle François Simon, Genève
CONCLUSION
Après la scène, traditionnelle, de première rencontre amoureuse entre Églé et Azor, qui a permis de mesurer l’innocence des deux jeunes gens découvrant à la fois l’autre et des sentiments inconnus, l’expérience se poursuit par l’épreuve imposée : une séparation. Prétendument destinée à renforcer leur amour, il s’agit en fait de les soumettre à la tentation de l’infidélité. La conclusion formulée par Carise ouvre ainsi un horizon d’attente : cet amour survivra-t-il aux « petites absences » ? Dans cet extrait, Marivaux introduit un double indice, d’une part l’ingénuité de ses deux personnages, incapables de maîtriser ce qu’ils ressentent, d’où leurs excès, d’autre part leur personnalité même : la prédominance de l'apparence, pour Azor un amour fondé sur la seule beauté physique, et, pour Églé, son narcissisme poussé à l‘extrême.
Scène IX : deux rivales
Pour lire l'extrait
L’expérience, destinée à savoir sile premier exemple d’inconstance est donné par l’homme ou par la femme, a commencé par la scène de rencontre entre deux des jeunes gens élevés à l’écart du monde depuis leur enfance, Églé et Azor, et leur coup de foudre. Elle se poursuit avec la séparation exigée par leurs deux serviteurs, Carise et Mesrou, une mise à l’épreuve de leur fidélité, facilitée par deux objets : Azor reçoit le portrait de sa bien-aimée, qui, elle, préfère son propre portrait, donc reçoit un miroir. Laissés seuls, dans la scène VIII, tous deux se manifestent leur amour, avant de décider de suivre le conseil donné, se séparer pour se retrouver encore plus amoureux. À peine Azor l’a-t-il quittée qu’une autre jeune fille, Adine, rejoint Églé.
Quel rôle Marivaux accorde-t-il au face à face alors mis en scène ?
Une rencontre (du début à la ligne 11)
Marivaux, La double Inconstance, 2015. Mise en scène d’Anne Kessler à La Comédie-Française
Les apartés
Une brève introduction ouvre cette rencontre, d’abord par des apartés. L’absence de didascalies pour les signaler n’empêche pas de les reconnaître par l’étonnement mutuel mis en valeur par les exclamations d’Églé, « Mais que vois-je ! encore une autre personne ! », comme par la question d’Adine : « apercevant Églé. – Ah ! ah ! qu’est-ce que c’est que ce nouvel objet-ci ? » Marivaux rappelle ainsi à son public le fondement de sa mise en abyme, cette éducation des enfants pris au berceau qui les rend totalement ignorants de l’existence d’autrui et de la différenciation entre homme et femme. De là naît l’effet comique de l’emploi par Églé de l’article indéfini pour justifier son identification d’Adine : « Elle me considère avec attention, mais ne m’admire point ; ce n’est pas là un Azor. (Elle se regarde dans son miroir.) C’est encore moins une Églé…»
Un double narcissisme
Immédiatement, le rôle du miroir remet au premier plan le défaut du caractère d’Églé, son narcissisme déjà souligné. Elle perçoit aussitôt Adine comme sa rivale, « Je crois pourtant qu’elle se compare », mais cette rivalité est réciproque vu la critique d’Adine : « Je ne sais que penser de cette figure-là, je ne sais ce qui lui manque ; elle a quelque chose d’insipide. » Maivaux s’amuse ici : sa fréquentation des salons mondains a dû lui offrir bien des occasions d’observer la jalousie qui peut naître entre des femmes, confirmée ici par le rejet d’Églé : « Elle est d’une espèce qui ne me revient point ». Ainsi, leur premier échange, question ingénue d’Adine, « A-t-elle un langage ?… Voyons… Êtes-vous une personne ? » et réponse tout aussi ingénue d’Églé, illustre à la fois la situation mise en place et cette distance qui fait d’emblée de deux femmes des rivales.
Deux beautés rivales (des lignes 11 à 38)
Le "moi" au centre du jeu
En lui laissant prendre l’initiative de la conversation, Marivaux prête à sa seconde héroïne le même "moi" hypercentré que celui d’Églé. Leur premier échange, question et réponse, montre bien que toutes deux entendent être l’objet principal de l’intérêt d’autrui : « ADINE. – Eh bien ! n’avez-vous rien à me dire ? », « ÉGLÉ. – Non ; d’ordinaire on me prévient, c’est à moi qu’on parle. » À la question d’Adine, « Mais n’êtes-vous pas charmée de moi ? », la reprise verbale d’Églé, « De vous ? C’est moi qui charme les autres. » fait écho : au-delà de la naïveté due à leur éducation solitaire, toutes deux affirment ainsi leur certitude de mériter l’attention. Très vite, le ton devient plus acerbe par les questions qui se répondent : « ADINE. – Quoi ! vous n’êtes pas bien aise de me voir ? », « ÉGLÉ. – Hélas ! ni bien aise ni fâchée ; qu’est-ce que cela me fait ? ». Marivaux souligne, par cette acrimonie, la différence avec la rencontre entre Églé et Azor, si plaisante : deux femmes face à face ne peuvent qu’entrer en conflit. C’est donc le désir de séduire qui guide toute relation, comme l’illustre l’indignation d’Adine, « Voilà qui est particulier ! vous me considérez, je me montre, et vous ne sentez rien ! », et son appel insistant : « C’est que vous regardez ailleurs ; contemplez-moi un peu attentivement ; là, comment me trouvez-vous ? » La riposte d’Églé, fondée sur l’antithèse des pronoms personnels, en épiphore dans les questions, « Mais qu’est-ce que c’est que vous ? Est-il question de vous ? », puis repris en anaphore, « Je vous dis que c’est d’abord moi qu’on voit, moi qu’on informe de ce qu’on pense », met en évidence cette source de conflit, leur même narcissisme. Sa conclusion fait sourire en révélant son ignorance de la différence des genres : « voilà comme cela se pratique, et vous voulez que ce soit moi qui vous contemple pendant que je suis présente ! » Elle n’a, en effet, comme modèle que la relation nouée avec Azor, et l’admiration dont il a fait preuve envers elle.
La beauté en question
Dans la suite de la conversation, Adine met en valeur la source du conflit, la rivalité physique, par la récurrence lexicale hyperbolique et le pronom indéfini qui souligne la mise à distance de l’autre : « c’est la plus belle à attendre qu’on la remarque et qu’on s’étonne. », « on vous dit que c’est à la plus belle à attendre. » Mais les reprises verbales ne traduisent que le double rejet d’Églé : « Eh bien, étonnez-vous donc ! », « On vous répond qu’elle attend. »
Toutes deux tentent alors d’argumenter, en remettant au premier plan la situation, l’expérience menée par le père du Prince : « ADINE. – Mais si ce n’est pas moi, où est-elle ? Je suis pourtant l’admiration des trois autres personnes qui habitent dans le monde. », « ÉGLÉ. – Je ne connais pas vos personnes, mais je sais qu’il y en a trois que je ravis et qui me traitent de merveille. » De ce fait, leur prétention ridicule fait sourire, mais cela leur offre une excuse.
En revanche, leur narcissisme est seul à soutenir l’argument suivant, celui d’Adine étant accentué par la répétition hyperbolique de l’adjectif et du pronom de la première personne et le choix du verbe : « Et moi je sais que je suis si belle, si belle, que je me charme moi-même toutes les fois que je me regarde ; voyez ce que c’est. » On peut imaginer le jeu de scène, Adine tournant vers elle le visage d’Églé, tandis qu’elle-même se met au centre en jouant sans doute avec le miroir : « Que me contez-vous là ? Je ne me considère jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle. »
L’explosion du conflit (de la ligne 39 à la fin)
L'accusation
À ce stade de la conversation, le conflit se développe par la négation de l’autre, lancée par le jugement péjoratif d’Adine : « Enchantée ! Il est vrai que vous êtes passable, et même assez gentille ; je vous rends justice, je ne suis pas comme vous ». L’aparté d’Églé, « Je la battrais de bon cœur avec sa justice », révèle à quel point un tel mépris la touche. Consciente de cette blessure infligée, Adine poursuit dans sa critique : « Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c’est se moquer ; il n’y a qu’à voir. » La stichomythie, avec les verbes qui se font écho, intensifie la querelle : « Mais c’est aussi en voyant, que je vous trouve assez laide », riposte Églé, puis Adine invoque la jalousie, « Bon ! c’est que vous me portez envie, et que vous vous empêchez de me trouver belle », dont se défend Églé par la négation restrictive : « Il n’y a que votre visage qui m’en empêche. »
L'argumentation
Dans le début de la mise en abyme, Marivaux n’a montré que les réactions d’Églé ; les redoubler par celles d’Adine n’aurait pu que lasser le public. Mais le conflit lui permet de signaler que les deux comportements ont été identiques et que deux couples ont ainsi été formés : « Mon visage ! Oh ! je n’en suis pas en peine, car je l’ai vu ; allez demander ce qu’il en est aux eaux du ruisseau qui coule ; demandez-le à Mesrin qui m’adore. »
C’est à nouveau Églé qui prend plus d’importance par la longueur de sa réplique, et, en reprenant les arguments d’Adine, elle fait sourire par l’ingénuité de son narcissisme :
Elle commence par une plaisante personnification du ruisseau, invoqué comme preuve : « Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m’apprendront qu’il n’y a rien de si beau que moi, et elles me l’ont déjà appris ». «
L’emploi de l’article indéfini fait lui aussi sourire, par la façon dont Églé présente l’amour : « je ne sais ce que c’est qu’un Mesrin, mais il ne vous regarderait pas s’il me voyait ; j’ai un Azor qui vaut mieux que lui ». Jugement mélioratif gratuit, puisqu’elle ne peut en réalité comparer, mais renforcé par le rythme ternaire de l’éloge qui suit, affirmation d’amour : « un Azor que j’aime ». Mais l’expression de la possessivité, « j’ai un Azor », puis la volonté de confirmer sa propre valeur démasquent de façon comique la réalité de l’amour, d’abord par l’atténuation adverbiale de la comparaison, « presque aussi admirable que moi », puis par le discours rapporté indirect, « qui dit que je suis sa vie », qui est, en fait, mis au service de sa jalousie envers sa rivale.
Le dernier argument, le rôle du miroir affirmé avec force, est encore plus comique par la totale subjectivité de la question rhétorique qui le met en valeur : « et puis j’ai un miroir qui achève de me confirmer tout ce que mon Azor et le ruisseau assurent ; y a-t-il rien de plus fort ? »
La rupture
L’écart s’accentue d’abord par l’ironie d’Adine, marquée par la didascalie, et qui rappelle que Marivaux a prêté une même situation à ses deux héroïnes : « ADINE, riant. – Un miroir ! vous avez aussi un miroir ! Eh ! à quoi vous sert-il ? À vous regarder ? ah ! ah ! ah ! » La question d’Églé qui suit son rire en écho, « Ah ! ah ! ah !… n’ai-je pas deviné qu’elle me déplairait ? », est un aparté : tout se passe comme si Marivaux voulait ainsi montrer la rivalité féminine comme inévitable.
Un affrontement : mise en scène de Muriel Mayette, 2009. Théâtre du Vieux-Colombier
D’où leur échange de miroirs, nouvel indice de l’ingénuité des deux héroïnes. Chacune en fait la preuve de sa supériorité, d’abord « ADINE, riant. – Tenez, en voilà un meilleur ; venez apprendre à vous connaître et à vous taire. », puis « ÉGLÉ, ironiquement. – Jetez les yeux sur celui-ci pour y savoir votre médiocrité, et la modestie qui vous est convenable avec moi. », et formule ainsi nettement sa prétention et son mépris.
Le retour sur scène de leur servante, « (Carise paraît dans l’éloignement.) », prête à reprendre son rôle dans la mise en scène de l’expérience, introduit une rupture catégorique, violente chez Adine, « Passez votre chemin ; dès que vous refusez de prendre du plaisir à me considérer, vous ne m’êtes plus bonne à rien, je ne vous parle plus », comme chez Églé, « Et moi, j’ignore que vous êtes là », et confirmée par la didascalie : « (Elles s’écartent.) » Les deux apartés ferment la scène sur un rejet parallèle, chacune renvoyant l’autre au néant : « ADINE, à part. – Quelle folle ! », « ÉGLÉ, à part. – Quelle visionnaire ! De quel monde cela sort-il ? »
CONCLUSION
Le conflit que Marivaux met ici en scène relève d’un héritage ancien : rappelons les trois déesses grecques, Héra, Athéna et Aphrodite, qui font appel au jugement du prince troyen Pâris pour savoir qui est « la plus belle », et de nombreux contes ont repris également ce sujet. Or, Marivaux, en choisissant des héroïnes qui ont grandi à l’écart de toute société, fait de l’importance accordée par une femme à ses attraits physiques et de la jalousie alors suscitée des traits de caractère féminins innés. Jugement sévère, certes, mais dont il tire des effets comiques, d’abord en raison de la naïveté des deux jeunes filles qui ignorent tout des relations entre hommes et femmes, mais surtout parce qu’elles n’ont pas appris à masquer leurs réactions spontanées, à la différence des femmes que Marivaux a pu observer dans les salons. Tout se passe comme s’il leur offrait à son tour un « miroir » dans lequel voir leur image véridique.
Scène XII : vers la vengeance, de « (À Mesrin) Je suis belle... » à « (... baise sa main.) »
Pour lire l'extrait
L’expérience destinée à savoir si c’est l’homme ou la femme qui a donné le premier exemple d’inconstance a commencé par la première rencontre de la jeune Églé et d’Azor, tous deux élevés séparément et à l’écart du monde par deux serviteurs, Carise et Mesrou. Si le coup de foudre est immédiat entre eux, bien différente est une autre rencontre, entre Églé et une autre jeune fille, Adine : chacune se prétend « la plus belle », et le conflit est violent jusqu’à ce que Carise intervienne. Mais l’une et l’autre jurent de se venger en s’appropriant celui que sa rivale prend comme témoin de sa beauté supérieure. Ainsi, quand elle retrouve Mesrin, son amant, Adine relate cette rencontre et partage avec lui sa colère.
Quelle image Marivaux donne-t-il de la relation amoureuse à travers ce dialogue ?
Le récit de la rivalité (du début à la ligne 12)
Une habile stratégie
Le récit d’Églé change alors de ton, avec le connecteur d’opposition qui introduit la vision adverse : « et cependant vous, Carise et moi, nous nous trompons ; je suis laide. » Cette présentation est une véritable provocation, puisqu’elle remet en cause le choix du jeune homme, d’où sa protestation indignée : « Mon Adine ! » Le résumé qu’elle fait ensuite de sa rencontre avec Églé accentue l’aspect inadmissible de ce jugement péjoratif en mettant habilement en valeur le témoignage de Mesrin : « au lieu d’être étonnée de moi, d’être transportée comme vous l’êtes et comme elle devrait l’être, voulait au contraire que je fusse charmée d’elle, et, sur le refus que j’en ai fait, m’a accusée d’être laide. »
Le discours amoureux
Quand Adine rejoint Mesrin, il est tout heureux de la retrouver, mais la colère qu’elle éprouve est telle qu’elle commence par faire appel à son témoignage : « Je suis belle, n’est-ce pas ? » Par son exclamation à la fois enthousiaste et étonnée d’une telle question tant la réponse lui paraît évidente, « Belle ! si vous êtes belle ? », Mesrin lui apporte la confirmation espérée face au rejet formulé par Églé : « Il n’hésite pas, lui ; il dit ce qu’il voit. » Mesrin, par le lexique hyperbolique de la question qu’il relance, accentue encore son témoignage, « Si vous êtes divine, la beauté même ? », en satisfaisant ainsi l’attente d’Adine, « Eh ! oui, je n’en doute pas », c’est-à-dire son narcissisme.
Un appel à l’amour : mise en scène d’Édith Girval, 2013. Théâtre de l’Orme, Paris
Sa stratégie fonctionne parfaitement, puisqu’elle amène Mesrin à partager sa colère : « Vous me mettez d’une colère ! »
Marivaux nous fait ainsi sourire : malgré toute son ignorance, cette jeune fille a su trouver en elle-même le discours propre à s’assurer le soutien de son soupirant, qui ne peut accepter de voir la valeur de son choix amoindrie.
La vengeance (des lignes 13 à 33)
La jalousie
Mais Adine va plus loin dans sa rivalité, en réponse à la menace lancée par Églé : « M’a soutenu que vous me quitteriez quand vous l’auriez vue. » Or, ses deux interlocuteurs ne semblent pas la prendre vraiment au sérieux. L’explication de Carise, en effet, en atténue la portée : « C’est qu’elle était fâchée. » Mesrin, lui, formule un doute : « Mais, est-ce bien une personne ? » La réponse d’Adine fait sourire car le discours rapporté, « Elle dit que oui », et la locution adverbiale, « elle en paraît une, à peu près. », indiquent, par la mise à distance, une évidente jalousie. Elle découvre alors une autre dimension de l’amour, le pouvoir qu’une femme peut imposer, souligné par la récurrence verbale : « Elle reviendra sans doute, et je veux absolument que vous la méprisiez ; quand vous la trouverez, je veux qu’elle vous fasse peur. » Par cet ordre redoublé, elle cherche à écarter la menace en manipulant Mesrin, trop innocent pour percevoir son jeu.
Le portrait de la rivale
La question de Mesrin, « Elle doit être horrible ? », prouve cette innocence, et permet à Adine de soutenir sa précaution par le portrait critique de sa rivale, désignée avec mépris par l'article qui introduit son prénom : « c’est une Églé. » Ce portrait commence par le premier élément apprécié chez une femme : « c’est un visage fâché, renfrogné, qui n’est pas noir comme celui de Carise, qui n’est pas blanc comme le mien non plus ; c’est une couleur qu’on ne peut pas bien dire. » Les deux participes péjoratifs introduisent l’insistance sur le teint, critiqué par le jeu des négations. La question de Mesrin, « Et qui ne plaît pas ? », illustre sa naïveté : cette critique n’entraîne chez lui aucune méfiance. Cela permet à Adine de la relancer, « Oh ! point du tout, couleur indifférente », en détaillant ses reproches.
Les deux premiers portent sur les deux attraits appréciés chez une femme, et ce sont à nouveau les négations qui dominent : « elle a des yeux, comment vous dirai-je ? des yeux qui ne font pas plaisir », « une bouche ni grande ni petite ». Sans les décrire réellement, le comique du portrait ressort quand elle les réduit donc à leur seul usage : les yeux « regardent, voilà tout », et la bouche « sert à parler ».
Elle passe ensuite à l'apparence générale, en mettant en évidence l’absence de la grâce considérée comme une qualité féminine, « une figure toute droite, toute droite », en déniant à nouveau à sa rivale toute beauté : « et qui serait pourtant à peu près comme la nôtre, si elle était bien faite ».
Ayant fait elle-même l’expérience de l’importance qu’un amant accorde aux mains de celle qu’il aime, en cherchant à les toucher et à les embrasser, c’est sur elles que porte la critique suivante : « elle a des mains qui vont et qui viennent, des doigts longs et maigres, je pense ».
Enfin, à partir de leur querelle, elle finit sur la parole, ne retenant que l’acrimonie de sa « voix rude et aigre ».
Sa conclusion est un appel direct à Mesrin auquel elle a imposé avec force ce portrait : « oh ! vous la reconnaîtrez bien. »le doit être horrible ? »
L'amant soumis (de la ligne 34 à la fin)
CONCLUSION
Ce dialogue marque une nouvelle étape dans la démonstration que cherche à faire le Prince sur l’origine de l’infidélité. À ce stade de la comédie, les deux couples se sont créés et se sont affirmé leur amour ; mais le conflit entre Églé et Adine, en mettant en évidence la jalousie féminine, a introduit la menace d’une rivalité qui pourrait amener leur amant à les trahir. Cette scène donne donc une double image de la relation amoureuse : d’une part, la conscience de sa fragilité chez Adine, d’autre part, pour pallier ce risque, la volonté de s’assurer de la soumission de son amant. Ainsi s'affirme la domination qu'entend exercer la femme, qui découvre spontanément l'art de manipuler autrui.
Mais Marivaux met ainsi en place un horizon d’attente : ce portrait critique suffira-t-il à empêcher l’infidélité de Mesrin quand il rencontrera Églé ?
La fin du dialogue marque la réussite de cette stratégie manipulatrice. D’abord, Mesrin n’a aucun doute sur la véracité de ce portrait critique : « Il me semble que je la vois. » Il accepte donc le rejet que lui a imposé Adine : « Laissez-moi faire ; il faut la renvoyer dans un autre monde ». Il entre ainsi dans le rôle du chevalier servant, se rangeant dans le camp d'Adine comme le soulignent les répliques qui se font écho : à la promesse de Mesrin, « après que je l’aurai bien mortifiée », répond le redoublement insistant d’Adine, « Bien humiliée, bien désolée », tandis que Mesrin renchérit : « Et bien moquée ».
La jeune fille a donc obtenu ce qu’elle souhaitait, la soumission de son amant à sa volonté. Mais celui-ci est alors en droit de réclamer sa récompense, « oh ! ne vous embarrassez pas, et donnez-moi cette main. », une preuve d’amour confirmée par la plaisante formule d’acceptation d’Adine, « Eh ! prenez-la, c’est pour vous que je l’ai. », dont profite aussitôt le jeune homme : « (Mesrin baise sa main.) »
Le prix de la soumission : mise en scène d’Emmanuel Dekoninck, 2015, L’Atelier 210
Scène XIV : l'inconstance
Pour lire l'extrait
L’expérience mise en place par le père du Prince pour savoir si c’est l’homme ou la femme qui est à l’origine de l’inconstance amoureuse en observant la réaction d’êtres dont "l’état de nature" a été préservé, a commencé par la formation des deux couples, Églé et Azor, puis Adine et Mesrin. Ils ont découvert l’amour qui peut naître entre une femme et un homme, et, par contraste, les deux jeunes femmes se sont immédiatement perçues comme des rivales, laissant libre cours à leur jalousie : en brossant un « horrible » portrait d’Églé, Adine a fait de son mieux pour détourner d’elle, par avance, Mesrin. Les deux jeunes hommes, au contraire, ont fait preuve d’amitié, chacun d’eux faisant l’éloge de celle qu’il aime, jusqu’au moment où Églé revient en scène. Moment essentiel dans le débat à trancher : Mesrin et Églé pourront-ils résister à l’attraction de l’autre, donc à la tentation d’être infidèles ?
Une nouvelle rencontre (du début à la ligne 13)
La séduction
Le contraste est flagrant entre les réactions d’Églé lors de l’entrée en scène d’Adine et celle de Mesrin. Sa question montre que le rejet alors ressenti est remplacée par une attraction immédiate : « Qu’est-ce que c’est que cela qui plaît tant ? » Attraction réciproque vu l’exclamation enthousiaste de Mesrin : « Ah ! le bel objet qui nous écoute ! »
De cette rencontre, Marivaux tire un effet comique. La présentation faite par Azor, tout en affirmant l’importance de l’apparence dans l’amour et sa possessivité, « C’est ma blanche, c’est Églé », permet de mettre en valeur, par l’aparté de Mesrin, l’échec de la précaution d’Adine : « Églé ! C’est là ce visage fâché ? »
Une heureuse rencontre : Le Jeu de l’amour et du hasard, mise en scène de Catherine Hiegel, 2020. Théâtre de la Porte Saint-Martin
Le trio
La représentation de l’inconstance est alors mise en place.
D’abord, il y a l’amant qui sera trompé, victime de sa naïve sincérité. D’une part, il se réjouit de retrouver celle qu’il aime, heureux de présenter celle qu’il aimer, « Ah ! que je suis heureux ! ». D’autre part, confiant en la réciprocité de l’amour, son jugement sur Mesrin montre qu’il est totalement inconscient du danger : « c’est un camarade que j’ai fait, qui s’appelle homme, et qui arrive d’un monde ici près. » Marivaux ôte ainsi toute valeur à l’amitié masculine, facilement brisée dès qu’une femme entre en jeu.
Le dialogue entre Églé et Mesrin laisse pressentir l’infidélité. La question d’Églé souligne, en effet, l’intérêt que suscite le nouveau venu et la didascalie montre que c’est alors elle qui prend l’initiative : « ÉGLÉ, s’approchant. – C’est donc un nouvel ami qui nous a apparu tout d’un coup ? » Mais l’inconstance est tout aussi spontanée chez Mesrin. Son exclamation révèle une séduction rapide, « Ah ! qu’on a de plaisir dans celui-ci ! », et Marivaux prête à la jeune femme une réelle habileté : de façon voilée, sa question, « En avez-vous plus que dans le vôtre ? », cherche à mesurer l’attraction qu’elle exerce, et, rassurée par l’affirmation de Mesrin, « Oh ! je vous assure. », c’est elle qui formule, de façon indirecte, une invitation qui est par avance une acceptation : « Eh bien, l’homme, il n’y a qu’à y rester. »
L'infidélité naissante (des lignes 14 à 23)
Le comique de caractère
Marivaux crée un effet comique à partir de l’ingénuité propre à ses personnages. Ainsi, le contraste ressort entre la jeune femme et Azor, qui ne perçoit pas le double sens de son invitation : « C’est ce que nous disions, car il est tout à fait bon et joyeux ». Son innocence se traduit aussi par la différenciation qu’il commence à établir entre une relation féminine et masculine : « je l’aime, non pas comme j’aime ma ravissante Églé que j’adore, au lieu qu’à lui je n’y prends pas seulement garde ». Marivaux en profite pour présenter une des raisons de la complicité masculine, qu’il a pu observer dans les salons : « il n’y a que sa compagnie que je cherche pour parler de vous, de votre bouche, de vos yeux, de vos mains, après qui je languissais. »
Le comique de situation
Les didascalies indiquent une gestuelle, qui met en valeur la situation comique. Le geste d’Azor, « (Il lui baise une main.) », reproduit celui qui a traduit le coup de foudre lors de sa rencontre avec Églé. Mais son redoublement par Mesrin, « prenant l’autre main. » et annonçant « Je vais donc prendre l’autre. », fait sourire, car la nature même des personnages, leur ignorance des conventions sociales, permet à Marivaux de montrer aux yeux de tous ce qui, dans la société, doit se dissimuler. Le geste de Mesrin est une véritable provocation, qui devrait choquer Églé… mais, bien au contraire, elle y prend un évident plaisir : « (Il baise cette main. Églé rit et ne dit mot.)
Azor découvre alors un nouveau sentiment, la jalousie, fondée sur la possessivité, accentuée par le chiasme syntaxique : « Oh ! doucement ; ce n’est pas ici votre blanche, c’est la mienne ; ces deux mains sont à moi, vous n’y avez rien. »
Un double baise-main : mise en scène d’Anne Martinet. Salle François Simon, Genève
Une trahison ? (de la ligne 24 à la fin)
Le rejet
L’habileté d’Églé se confirme à la fin de la scène, quand à la fois elle masque son plaisir, « Ah ! il n’y a pas de mal », et, surtout, se sert de la séparation imposée aux amants par leurs serviteurs comme alibi à son désir de se laisser séduire : « mais, à propos, allez-vous-en, Azor ; vous savez bien que l’absence est nécessaire ; il n’y a pas assez longtemps que la nôtre dure. » On est loin des refus qu’elle avait alors invoqués : à présent, face à la protestation d’Azor, « Comment ! il y a je ne sais combien d’heures que je ne vous ai vue. », c’est elle qui impose ce rejet avec insistance : « Vous vous trompez ; il n’y a pas assez longtemps, vous dis-je ; je sais bien compter, et ce que j’ai résolu, je le veux tenir. »
Elle domine ainsi Azor par la force de sa volonté, et balaie avec désinvolture son objection : « AZOR. – Mais vous allez rester seule. ÉGLÉ. – Eh bien ! je m’en contenterai. »
On note aussi l’hypocrisie de Mesrin, « Ne la chagrinez pas, camarade », amitié feinte permettant de rester seul avec celle qu’il entend séduire.
De ce fait, Marivaux accentue la naïveté d’Azor, amant trompé qui doute encore, « Je crois que vous vous fâchez contre moi. », tandis que la jeune fille exprime encore plus fortement sa domination : « Pourquoi me contrariez-vous ? Ne vous a-t-on pas dit qu’il n’y a rien de si dangereux que de nous voir ? » La réponse prudente d’Azor, « Ce n’est peut-être pas la vérité », n’entraîne que la reprise de l’alibi de la séparation imposée : « Et moi je me doute que ce n’est pas un mensonge. » Marivaux met ainsi en valeur la mauvaise foi de la jeune fille, alors même qu’elle est en train de mentir sur la raison de son désir de rester seule avec Mesrin.
Domination féminine : mise en scène d’Anne Martinet. Salle François Simon, Genève
L'expression du désir
La didascalie qui introduit la fin de l’extrait, « (Carise paraît dans l’éloignement et écoute.) », rappelle au public la fonction de cette mise en abyme : observer l’évolution de ces jeunes gens élevés à l’écart de la société, donc confrontés pour la première fois à l’altérité.
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Églé a bien l’intention de profiter de l’admiration qu’elle suscite chez Mesrin. En saisissant l’argument qu’il invoque pour ne pas la quitter, une prétendue fatigue, « C’est qu’il y a longtemps que je me promène. », elle l’encourage à rester à ses côtés en en faisant une obligation : « Il faut qu’il se repose. »
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De son côté, Mesrin entre rapidement dans son jeu, « Et j’aurais empêché que la belle femme ne s’ennuyât », proposition immédiatement perçue par Eglé qui confirme ce désir partagé : « Oui, il l’empêcherait. »
Marivaux prête ainsi à ces jeunes gens innocents un maniement voilé du langage, jouant sur le double sens pour arriver à leurs fins.
La résistance de l'amant
Azor adopte le comportement attendu d’un amant en acceptant de se soumettre aux exigences d’Églé : « Je pars donc pour vous complaire ». Mais il semble avoir pris conscience de la menace, mû par une jalousie naissante qui le rend méfiant face à Mesrin : « mais je serai bientôt de retour ; allons, camarade, qui avez affaire, venez avec moi pour m’aider à passer le temps. » Devant les réactions d’Églé, sa jalousie s’exprime plus directement. D’une part, il tire habilement profit du désir de solitude formulé par la jeune fille pour l’appliquer à Mesrin : « N’a-t-elle pas dit qu’elle voulait être seule ? » D’autre part, il ne se positionne plus, comme un bon « camarade », mais affiche clairement sa rivalité par sa comparaison : « Sans cela, je la désennuierais encore mieux que vous. Partons ! » Il réussit ainsi à éloigner Mesrin, et la didascalie qui accompagne l’aparté en écho d’Églé, « avec dépit », prouve le bien fondé de sa résistance : elle aurait volontiers été inconstante !
CONCLUSION
Cette scène, qui met en place le triangle amoureux traditionnel dans la comédie, la femme, son amant et le séducteur nouveau venu, apporte-t-elle une réponse à l’enjeu du débat ? Qui commence à se montrer infidèle, Mesrin, qui exprime sans réserve son admiration, ou Églé, qui répond avec plaisir à ses avances ?
En fait, tous deux font preuve d’audace en se rapprochant ainsi alors même qu’Azor est présent. Par ses personnages encore si proches de l’état de nature, Marivaux révèle surtout à quel point l’apprentissage des troubles de l’amour, de la séduction comme de la jalousie, est inné. Ils n’ont, certes, jamais fréquenté les salons mondains ni lu les romans précieux, et pourtant, spontanément, ils en adoptent le langage à double sens, ce badinage léger qui définit le marivaudage.
Scène XV, de « Vous ne dites pas… » à « … le plus commode. » : les troubles du cœur
Pour lire l'extrait
Au cœur de l’expérience menée dans La Dispute pour savoir qui, de l’homme ou de la femme a donné le « premier exemple »,de l’’inconstance, la scène XIV a joué un rôle essentiel : elle a illustré le triangle amoureux, la jeune Églé, étant l’objet du désir d’Azor, auquel elle a promis fidélité, et de Mesrin, immédiatement séduit en la découvrant. Elle renvoie Azor, mais il entraîne avec lui Mesrin, laissant seule Églé, qui, à l’arrivée de Carise, sa servante, exprime un « embarras d’esprit », dont elle peine à expliquer les raisons, justifiant sa colère contre Azor par son « trop d’empressement » auprès d’elle. Dans son rôle de "metteur en scène" destiné à permettre de trancher le débat initial, Carise intervient alors pour l’aider à mettre au clair ses sentiments. Par leur échange, quelle image Marivaux donne-t-il ici du cœur féminin ?
L’expression de la colère (du début à la ligne 16)
Mise en scène de Jacques Vincey, 2016. Théâtre Olympia, Centre dramatique de Tours
Le rôle de Carise : mise en scène de Jacques Vincey, 2016. Théâtre Olympia, Centre dramatique de Tours
Le rôle de Carise
Face au reproche qu’Églé adresse à Azor, la « longueur des entretiens », Carise pratique une sorte de maïeutique socratique, afin d’obliger la jeune fille, guidée par ses interventions, à laisser de côté les faux prétextes pour faire surgir la vérité de ses sentiments. D’où la négation qui ouvre l’extrait : « Vous ne dites pas son véritable tort, encore une fois. »
Alors qu’elle organise cette expérience, notamment les rencontres successives, et qu’elle a pu observer la fin de la scène précédente, elle emploie ensuite des questions, la première pour feindre l’ignorance : « Et qui est-ce qui a voulu les baiser ? » La seconde, « Et qui est aimable ? », vise à pousser la jeune fille à formuler clairement son intérêt pour Mesrin au lieu de reporter la faute sur Azor. C’est pourquoi, son explication apporte une excuse au jeune homme, sa jalousie due à sa peur de perdre celle qu’il aime : « il a craint que son camarade ne vous plût. » Ces jeunes gens, élevés dans la solitude et ignorant l’altérité, n’ont, en effet, aucune connaissance des sentiments induits par une relation amoureuse.
La liberté revendiquée
Mais il n’est pas si simple d’amener la jeune fille à dépasser sa colère, car rejeter les torts sur Azor est un alibi parfait afin d’effacer sa culpabilité : « Oh ! il en a encore un et même deux, il en a je ne sais combien ». Mais la raison lancée fait sourire, car elle rappelle, très naïvement, les premières revendications des femmes depuis le XVIIème siècle : « premièrement, il m’a contrariée ; car mes mains sont à moi, je pense, elles m’appartiennent, et il défend qu’on les baise ! » Elle proclame, en effet, un droit de choisir librement celui qu'elle autorise à lui manifester son amour.
Dans un premier temps, sa présentation du rival d’Azor, semble neutre : « Un camarade qu’il a découvert tout nouvellement, et qui s’appelle homme. » Mais indirectement, elle fait ressortir deux éléments importants : d’une part, elle a compris la différence des relations selon le genre, entre femmes ou avec un « homme » ; d’autre part, l’adverbe insistant, « tout nouvellement », met l’accent sur le mécanisme même de l’inconstance : un être nouveau efface le précédent, comme le montre sa comparaison méliorative enthousiaste en réponse à la question de Carise : « Oh ! charmant, plus doux qu’Azor, et qui proposait aussi de demeurer pour me tenir compagnie. » Le rythme ternaire de sa protestation, avec l’accusation de « ce fantasque Azor » et l’accumulation de ses fautes, car il « ne lui a permis ni la main ni la compagnie, l’a querellé, l’a emmené brusquement sans consulter mon désir. » Par ses questions successives, elle revient alors à l’affirmation de sa liberté : « Ah ! ah ! je ne suis donc pas ma maîtresse ? Il ne se fie donc pas à moi ? Il a donc peur qu’on ne m’aime ? »
Le narcissisme
Ce droit à la liberté implique le droit de choisir qui est autorisé à l’aimer, en rejetant à nouveau la faute sur Azor tout en affirmant son absolu pouvoir : « Eh bien ! il n’a qu’à me plaire davantage ». Marivaux remet alors au centre du discours le narcissisme de son héroïne, qui ne pense qu’à jouir du plaisir de la séduction exercée : « car s’il est question d’être aimée, je suis bien aise de l’être, je le déclare ». Son aveu, innocent, fait sourire par sa formule hyperbolique : « au lieu d’un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu’ils m’aimassent tous ; c’est mon plaisir ». Marivaux fait ainsi du narcissisme une clé du comportement féminin, une explication de l’inconstance : « il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu’elle soit pour tout le monde. » Par le parallélisme, qui souligne l’opposition à la fidélité, il représente l’inconstance comme un désir féminin inné.
La vérité des sentiments (des lignes 17 à 38)
Découvrir l'inconstance
Par son constat, négatif, puis affirmatif, Carise reprend son rôle, permettre aux observateurs – donc au public – de prendre la mesure de la vérité du cœur féminin ; « Tenez, votre dégoût pour Azor ne vient pas du tout de ce que vous me dites là, mais de ce que vous aimez mieux à présent son camarade que lui. » Églé en arrive ainsi à admettre son attirance pour Mesrin : « Croyez-vous ? Vous pourriez bien avoir raison. » Mais la formulation interrogative et l’emploi du conditionnel révèlent une réticence inconsciente, qui conduit Carise à une accusation : « Eh ! dites-moi, ne rougissez-vous pas un peu de votre inconstance ? » Il s’agit de savoir si cette jeune fille encore proche de l’état de nature a une conscience morale. Or, sa réponse est ambiguë, puisque l’aveu initial, « Il me paraît que oui ; mon accident me fait honte », est suivi du refus de considérer l’inconstance comme une faute : « j’ai encore cette ignorance-là. » Elle en fait, en effet, un indice de sa naïveté, ce que récuse avec insistance l’exclamation de Carise : « Ce n’en est pas une ; vous aviez tant promis de l’aimer constamment ! » Reproche insupportable pour Églé, qui se trouve aussitôt une excuse : « Attendez, quand je l’ai promis, il n’y avait que lui ; il fallait donc qu’il restât seul, le camarade n’était pas de mon compte. » Mais Marivaux met ainsi en évidence la fragilité des promesses d’amour éternel : le premier nouveau venu peut les rendre vaines.
La fragilité de l'amour
Carise poursuit ses critiques afin d’amener la jeune fille à admettre véritablement son infidélité, en rejetant son argumentation, puis, dans un premier temps, elle lui rappelle avec quelle force elle avait refusé toute séparation en récusant toute idée de ne plus aimer Azor : « Avouez que ces raisons-là ne sont point bonnes ; vous les aviez tantôt réfutées d’avance. » Églé accepte cette contradiction, mais met en valeur un autre argument, une comparaison des deux jeunes hommes à l’avantage de Mesrin : « Il est vrai que je ne les estime pas beaucoup ; il y en a pourtant une excellente, c’est que le camarade vaut mieux qu’Azor. » Comparaison méliorative déniée par Carise qui invoque le fondement même de l’inconstance, le simple désir de changement : « Vous vous méprenez encore là-dessus ; ce n’est pas qu’il vaille mieux, c’est qu’il a l’avantage d’être nouveau venu. » La réponse d’Églé fait sourire par ses questions ingénues : « Mais cet avantage-là est considérable ; n’est-ce rien que d’être nouveau venu ? N’est-ce rien que d’être un autre ? » Son lexique hyperbolique accentue la versatilité qui menace toute relation amoureuse : « Cela est fort joli au moins ; ce sont des perfections qu’Azor n’a pas. » Carise poursuit la mise à jour de la véritable raison de ces « perfections » en soulignant l’opposition : « Ajoutez que ce nouveau venu vous aimera. », « Au lieu qu’Azor n’en est pas à vous aimer. » Le double aveu d’Églé, « Justement ; il m’aimera, je l’espère ; il a encore cette qualité-là. », « Eh ! non ; car il m’aime déjà. », révèle la profondeur psychologique des observations de Marivaux : finalement, la femme aurait besoin d’être sans cesse rassurée sur sa beauté, sur son pouvoir de séduction, d’où la nécessité de changer d’amant.
Un dilemme (de la ligne 39 à la fin)
CONCLUSION
Cette scène, en poursuivant le rôle de la mise en abyme, met en évidence tout l’intérêt que porte Marivaux au cœur féminin, beaucoup plus complexe dans sa façon de vivre l’amour que celui de l’homme. Pour celui-ci, en effet, il a essentiellement montré la dimension sensuelle de son désir et sa possessivité, source de jalousie. Ni Azor ni Mesrin ne s’interrogent sur leur amour : ils se contentent de le vivre… En revanche, l’ingénuité prêtée à Églé permet de faire ressortir son bouleversement intérieur et ses contradictions : son plaisir d’être aimée se mêle à un sentiment diffus de culpabilité, combattu par son affirmation de liberté et par son narcissisme. Malgré les efforts de Carise, elle semble incapable de dépasser son désir de séduire, qui serait ainsi inscrit dans la nature même de la femme, prête à offrir son cœur à tout nouveau venu.
Cependant, la situation mise en place ne fausse-t-elle pas cette image donnée par Marivaux ? Élevée dans une totale solitude, sans autre regard sur elle que celui de ses deux serviteurs, comment Églé pourrait-elle sortir de ce solipsisme pour concevoir les implications de la présence d’autrui en acceptant d’en tenir compte dans ses choix ?
Par son commentaire et son hypothèse, « Quels étranges motifs de changement ! Je gagerais bien que vous n’en êtes pas contente », Carise tente à nouveau d’amener la jeune fille à se remettre elle-même en cause. Mais son seul résultat est la reconnaissance d’un bouleversement, d’un combat entre la culpabilité et le désir : « Je ne suis contente de rien ; d’un côté, le changement me fait peine ; de l’autre, il me fait plaisir ; je ne puis pas plus empêcher l’un que l’autre ; ils sont tous deux de conséquence ».
Elle reste donc incapable de choisir, d’où ses questions multipliées : « auquel des deux suis-je le plus obligée ? Faut-il me faire de la peine ? Faut-il me faire du plaisir ? » Mais le pronom de la première personne montre que, dans ce dilemme, Azor est totalement oublié : égoïstement, elle est son seul centre d’intérêt. C’est pourquoi, en réponse à sa demande, « Je vous défie de le dire », le conseil de Carise, « Consultez votre bon cœur », tente de lui rappeler l’existence du jeune homme en suggérant qu’un rejet le chagrinerait : « vous sentirez qu’il condamne votre inconstance. » Mais Églé reste prisonnière du dilemme, accentué par les antithèses : « Vous n’écoutez donc pas ? Mon bon cœur le condamne, mon bon cœur l’approuve ; il dit oui, il dit non ; il est de deux avis ». Sa conclusion, un choix de facilité, « il n’y a donc qu’à choisir le plus commode », efface tout altruisme.
Le dilemme : mise en scène de J.-M. Potiron, Compagnie Théâtre à tout prix, 1989
Scène XX : le dénouement
Pour lire la scène
Le rythme s’accélère à la fin de la pièce : se retrouvant face à face, Mesrin et Églé se déclarent leur amour malgré les deux serviteurs, Carise et Mesrou qui veulent empêcher leur inconstance. Au début, pourtant, Églé songe encore à épargner Azor, mais, quand elle apprend le nom du nouveau venu, l’amant d’Adine, son narcissisme l’emporte à nouveau : le conquérir marquerait son triomphe sur sa rivale. Mesrin, lui, n’éprouve pas le moindre scrupule à se séparer d’Adine…
L’arrivée d’Azor provoque un ultime coup de théâtre : loin de se chagriner de la trahison d’Églé et de Mesrin, sa gaieté est surprenante, et ne s’explique que dans la scène XIX où est révélée l’inversion des couples. Les deux jeunes filles ont mis à exécution leur menace, et l’inconstance se révèle ainsi inscrite dans la nature humaine, à égalité entre hommes et femmes : Églé a trompé Azor, qui a lui aussi été infidèle avec Adine, en même temps que Mesrin a trompé Adine, elle-même inconstante. Mais, si les deux jeunes hommes ont succombé à la seule séduction féminine, source de leur désir, les deux héroïnes, elles, ont obéi à des raisons plus complexes, et, avant tout, au besoin de triompher d’une rivale. Mais, alors que le débat semble tranché, un nouveau coup de théâtre intervient. Quel sens le dénouement donne-t-il donc à cette comédie ?
L’expérience interrompue (du début à la ligne 7)
Un dénouement inattendu
Comme le veut la règle du théâtre classique, le dénouement est "complet", puisqu’il réunit tous les personnages mentionnés dans la liste initiale. Mais, comme cette liste ne définit pas les personnages ni leur rôle dans l’intrigue, il est très surprenant car deux d’entre eux, Meslis et Dina, restent encore inconnus. De plus, dans l’exposition, en présentant l’expérience menée par son père, le Prince n’a mentionné que « quatre enfants au berceau », élevés à l’écart de la société. Cette arrivée inattendue d’un nouveau couple rappelle, en fait, un procédé fréquent depuis l’antiquité, le "deus ex machina" qui vient résoudre l’action.
Trois couples réunis : mise en scène d’Anne Martinet. Salle François Simon, Genève
La conclusion de l'expérience
Dans la première scène, c’était Hermiane qui avait rappelé le débat, en s’indignant du fait que, lors de la soirée, l’accusation d’avoir accompli « la première inconstance : « cela n’est pas croyable », avait-elle alors soutenu… À l’issue de cette expérience, dans laquelle Marivaux a mis l’accent sur tous les défauts qui ont pu pousser ses héroïnes à l’infidélité, il est donc logique ce soit elle dont la colère explose pour interrompre la mise en abyme : « HERMIANE, entrant avec vivacité. – Non, laissez-moi Prince ; je n’en veux pas voir davantage ; cette Adine et cette Églé me sont insupportables ». C’est pourquoi, d’ailleurs, elle invoque aussitôt une excuse à ce constat : « il faut que le sort soit tombé sur ce qu’il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe. »
Marivaux mêle alors l’action cadre et l’action enchâssée, en faisant intervenir son héroïne, Églé, « Qu’est-ce que c’est que toutes ces figures-là, qui arrivent en grondant ? Je me sauve ». Il rappelle son éducation isolée, puisque Carise doit la rassurer ainsi que les autres jeunes gens : « Demeurez tous, n’ayez point de peur ; voici de nouveaux camarades qui viennent ; ne les épouvantez point ». En même temps, son invitation, « et voyons ce qu’ils pensent. », annonce que cette scène est destinée à trancher le débat.
Une double tentation (des lignes 8 à 22)
Un dénouement inattendu
À l’entrée en scène de ce couple inattendu, Marivaux doit faire comprendre au public que l’expérience se poursuit, donc montrer que Meslis et Dina ont, eux aussi, été élevés à l’écart de la société. Ainsi Meslis, « s’arrêtant au milieu du théâtre », manifeste un étonnement apeuré, « Ah ! Chère Dina, que de personnes ! », et sa question aux serviteurs rappelle l’ignorance des quatre autres jeunes gens : « Ah ! c’est vous, Carise et Mesrou ; tout cela est-il hommes ou femmes ? »
Pour sa part, Carise reprend son rôle dans la mise en scène de l’épreuve, en offrant à Meslis la possibilité d’une autre relation amoureuse : « Il y a autant de femmes que d’hommes ; voilà les unes, et voici les autres ; voyez, Meslis, si parmi les femmes vous n’en verriez pas quelqu’une qui vous plairait encore plus que Dina, on vous la donnerait. » Cette offre est même redoublée, « Choisissez-en une autre », puis adressée à Dina : « Et vous, Dina, examinez. » Elle donne ainsi l’impression que le hasard d’un simple regard peut suffire à faire naître une relation amoureuse.
Marc Chagall, Les Mariés de la tour Eiffel, 1938-39. Huile sur toile, 150 x 136,5. Centre Pompidou, Paris
La fidélité démontrée
Mais, dès leur entrée en scène, les deux jeunes gens donnent l’image d’un couple fusionnel. Dina, en effet, exclut d’emblée, par la négation restrictive, tout autre centre intérêt que leur amour : « Oui, mais nous n’avons que faire d’elles. » De même, la phrase négative de Meslis confirme la force de son amour : « Sans doute, il n’y en a pas une qui vous ressemble. » Mais les deux autres couples aussi avaient tenu de tels discours… Il faut donc aller plus loin dans cette démonstration de fidélité, d’où l’intervention d’Églé, nouveau témoignage de sa volonté de séduire : « J’aimerais bien son amitié. » Son acceptation, prouvant son inconstance, fait alors ressortir le rejet catégorique de Meslis : « Ne l’aimez point, car vous ne l’aurez pas. »
Le rejet de la seconde offre, certes poli mais plus insistant encore, accentue la force de la fidélité dont il fait preuve : « Je vous remercie, elles ne me déplaisent point ; mais je ne me soucie pas d’elles, il n’y a qu’une Dina dans le monde. » Les dernières paroles de Dina, soutenues par la gestuelle dans les didascalies, pour Dina, « jetant son bras sur le sien. – Que c’est bien dit ! », « le prenant par-dessous le bras. – Tout est vu, allons-nous-en », confirment que ce couple a apporté l’exemple inverse de celui donné dans la mise en abyme précédente.
Le débat tranché ? (de la ligne 23 à la fin)
Que faut-il alors conclure de cette ultime épreuve ?
Une première réponse
Vu l’indignation d’Hermiane, au début de cette scène, contre les deux jeunes filles « insupportables », elle ne peut que se réjouir du comportement amoureux de Dina, en en faisant même sa pupille : « L’aimable enfant ! je me charge de sa fortune. » Mais ne voulant pas être en reste, le Prince met à égalité en matière de fidélité le comportement masculin : « Et moi de celle de Meslis. » De plus, face à la protestation de Dina, « Nous avons assez de nous deux », son ordre les rassure tout en tranchant le débat.
Il oppose, d’un côté le couple fidèle, de l’autre les inconstants : « LE PRINCE. – On ne vous séparera pas ; allez, Carise, qu’on les mette à part, et qu’on place les autres suivant mes ordres. » Cependant, l’idée de « mett[re] à part » ceux qui ont fait preuve de fidélité rappelle le principe de l’utopie : il s’agit d’accentuer l’espoir d’un monde meilleur, où la vertu l’emporterait. Parallèlement, son assertion finale « à Hermiane » apporte une réponse à leur débat initial : « Les deux sexes n’ont rien à se reprocher, madame ; vices et vertus, tout est égal entre eux. » La nature ne différencierait donc pas l’homme et la femme, selon lui.
F.-H. Lalaisse, La cour du roi de France, 1834. Gravure
Le débat relancé
La critique d’Hermiane
Mais cette réponse qui vise é rétablir un équilibre ne satisfait pas sa compagne qui, après s’être indignée contre les héroïnes, s’en prend avec force au comportement masculin : « Ah ! je vous prie, mettez-y quelque différence. Votre sexe est d’une perfidie horrible ». Elle rejette ainsi la responsabilité sur les deux jeunes hommes, Azor et Mesrin ; l’expérience a, en effet, montré qu’un seul regard a suffi à les rendre infidèles, sans autre justification ni hésitation : « il change à propos de rien, sans chercher même de prétexte. »
La critique du Prince
Mais la riposte du Prince lui renvoie une accusation. En employant le terme « prétexte », Hermiane a mis, en effet, l’accent sur l’ambiguïté des réactions d’Églé et Adine. Toutes deux ont, en effet, montré des raisons d’inconstance plus complexes, notamment le désir d’assurer leur triomphe sur une rivale en s’appropriant son amant, mais en les masquant sous un affichage de liberté et en rejetant la responsabilité sur le jeune homme qu’elles auraient séduit sans le vouloir.
Une fin abrupte
Mais l’enjeu du débat est ici dépassé, car, par l’intermédiaire du Prince, Marivaux contredit la dénonciation de l’hypocrisie, défaut attribué aux femmes, par le jugement mélioratif qui s’y associe : « Je l’avoue, le procédé du vôtre est du moins plus hypocrite, et par là plus décent ; il fait plus de façon avec sa conscience que le nôtre. » Finalement, la responsabilité reviendrait en fait à une société qui cautionnerait l’infidélité à condition que les comportements respectent les apparences, non seulement les règles de la bienséance mais aussi une sorte de casuistique accommodante pour effacer les scrupules de la conscience.
Initiateur de la mise en abyme, le Prince est donc le porte-parole de Marivaux, d’où la dernière réplique d’Hermiane qui met fin brutalement à la comédie : « Croyez-moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter. Partons. » Qu’a, en effet, prouvé cette expérience, sinon que l’état de nature ne vaut pas mieux que l’état de culture, qui n’a finalement, fait que construire des apparences honnêtes pour masquer la réalité des vices ?
CONCLUSION
Ce dénouement est surprenant à plus d’un titre,
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d’abord par le nouveau couple introduit sans la moindre préparation,
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puis par l’inversion de toute l’observation précédente, très rapide, par la mise en valeur de la fidélité,
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enfin par les conclusions antithétiques du débat posées par les personnages-observateurs.
En mettant « à part » le couple fidèle, le Prince fait de la fidélité un comportement rare, tandis qu’il met au même niveau les hommes et les femmes dans leur pratique des « vices et vertus ».
Cependant, avec Hermiane, il annule aussi l’expérience menée puisque l’état de nature reconstitué n’a fait que confirmer ce que révèle l’état de culture que Marivaux a si longuement observé, particulièrement dans les salons mondains, et dont il rend compte, tant dans ses pièces que dans ses articles parus dans Le Nouveau Mercure de France ou dans Le Spectateur français.
Visionnage : mise en scène de Jacques Vincey
Pour terminer ce parcours, est proposé le visionnage de la mise en scène réalisée par Jacques Vincey avec les comédiens du Jeune Théâtre en région Centre-Val de Loire au théâtre Olympia de Tours, en 2016. La dramaturgie est de Vanasay Khmaphommala, sur une scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, avec des lumières de Marie-Christine Soma, des costumes de Virginie Gervaise et des effets sonores de Frédéric Minière.
La scénographie
Le dispositif scénique est particulièrement original et rappelle le théâtre de la foire : la pièce se joue sur une aire circulaire, entourée de 26 "cabines" réservées à deux spectateurs qui entendent le son grâce à un casque audio et voient le spectacle à travers des miroirs sans tain. Une façon de reproduire la mise en abyme élaborée par Marivaux, en proposant au public de s’identifier aux deux observateurs-voyeurs de la comédie, le Prince et Hermiane.
Jacques Vincey proposera ensuite une autre scénographie, pour ouvrir sa représentation à un plus large public, placé dans des gradins, tandis que les miroirs sont placés au sol.
La mise en scène d'une utopie
Pour traduire la particularité de cette pièce, sa dimension utopique, qui la rapproche des contes philosophiques très prisés au XVIIIème siècle, la mise en scène souligne, par les costumes et le jeu, le sérieux et le réalisme du Prince et d’Hermiane, dans leur rôle de "philosophes", en leur opposant les costumes enfantins et colorés des jeunes gens, dont le jeu clownesque est délibérément accentué. Dès l’ouverture, le choix des torches pour éclairer la scène souligne la volonté du siècle dit "des Lumières", éclairer un débat par l’expérimentation.
La rupture est ensuite nettement marquée par l’effet sonore et le flou qui précède l’entrée en scène des protagonistes de cette expérience, tandis que l’arrivée à quatre pattes d’Églé signale d’emblée sa proximité avec un état de nature primitif. En se redressant peu à peu, elle accède à une forme de conscience, mais sa gestuelle face à Carise montre qu’elle reste encore une sorte de marionnette, jouet de l’épreuve qu’elle va vivre.
Le jeu d'acteur
Tout au long de lla mise en abyme, Vincey accentue l’expression de l’innocence de ses jeunes personnages, en poursuivant le contraste entre leur habillement et ceux des serviteurs-metteurs en scène, et surtout par la gestuelle et les postures qui illustrent la liberté naturelle du corps, contraint dans la société du XVIIIème siècle, et une sorte d’animalité car la pudeur et les bienséances sont encore inexistantes pour ces jeunes gens qui découvrent un monde inconnu.
L’interprétation s’emploie donc à mettre en valeur l’intensité de leurs découvertes, à la fois des choses, un ruisseau, un portrait, un miroir, et des êtres, avec la différenciation des objets « homme » et « femme ». Ainsi, au début, l’indifférenciation sexuelle est marquée par le port d’un bonnet, tantôt rose, tantôt bleu. Mais, vu que le personnage d’Adine est interprété par un comédien, Vincey choisit alors d’identifier la féminité des deux rivales par le même bonnet rose, les garçons, eux, adoptant définitivement le bonnet bleu. Les jeux sur les bonnets accompagnent ainsi toute la démonstration.
Le dénouement, que Vincey transforme en l’introduisant non plus par Carise mais par le Prince lui-même, est, lui aussi, signalé par un effet sonore et un jeu d’écho. Il renforce ainsi la conclusion formulée. Mais le nouveau couple n’apparaît pas sur scène, il n’intervient que par des voix-off… comme si Vincey voulait ainsi signaler que la fidélité qu’il symbolise est bien plus rare, tandis que le débat n’est pas véritablement tranché puisque les dernières répliques le relancent. Ainsi le dernier tableau laisse les quatre représentants de l’infidélité seuls sur le plateau de scène.