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Eugène Ionesco, Rhinocéros1958
Eugène Ionesco devant ses peintures à Saint-Gall, années 1980. Archives BnF

L’auteur (1909-1994), un témoin de l’Absurde 

Les années d'apprentissage

Le premier apprentissage d’Ionesco est celui de la double culture : il est né en Roumanie, d'une mère dont la famille française s'est installée dans ce pays, et, quand le père décide de poursuivre des études de droit, en 1913, la famille s’installe à Paris, jusqu’en 1916 : mobilisé, il doit alors retourner en Roumanie, et ne donne plus de nouvelles à sa famille restée en France jusqu’à sa demande de divorce. Premiers apprentissages contrastés : d’un côté une vie matérielle difficile et le placement dans un foyer d’enfants rigoureux, de l’autre, entre 1917 et 1919, la vie heureuse  dans une famille de paysans en Mayenne, où il se dit « né à la vie du cœur et de l’esprit » et dont il parlera souvent avec émotion.

Eugène Ionesco devant ses peintures à Saint-Gall, années 1980. Archives BnF

En 1925, c’est la découverte de la Roumanie avec sa sœur car son père a obtenu sa garde. Il y apprend le roumain, mais la relation avec son père est difficile : cet homme autoritaire, a adhéré au parti carliste, "Front de la Renaissance nationale" qui favorise, dans les années 1930, l’accession au trône du roi Carol et l’instauration, de 1938 à 1940, d’une véritable dictature. Il ne fait preuve d’aucune affection pour un fils qui refuse de devenir ingénieur pour se passionner pour la littérature française qu’il commence à étudier à Bucarest en 1928. Mais c’est en roumain qu’il commence à écrire, des poèmes, des critiques littéraires…

À bord du paquebot "Berengaria", dans les années 1925-1930

À bord du paquebot "Berengaria", dans les années 1925-1930

Les années troubles

En 1934, ses études sont achevées, mais il obtient une bourse de doctorat sur le péché et la mort dans la poésie moderne depuis Baudelaire, et revient en 1938 à Paris, tandis qu’en Roumanie, la vie politique devient de plus en plus nationaliste et se divise entre fascisme et communisme. La défaite de la France devant l’Allemagne nazie le ramène avec son épouse en Roumanie car, même si le pays reste encore en paix après avoir cédé le nord de la Transylvanie à la Hongrie et la Bessarabie à l’URSS, il doit se présenter à l’armée. Mais il échappe à l’incorporation.

La guerre sainte contre le bolchevisme, 1941. Poste roumaine

Quand la Roumanie entre à son tour en guerre en s’alliant à l’Allemagne contre l’Union soviétique, la situation politique se tend car le pouvoir passe aux mains de la "Garde de fer" qui soutient le pouvoir nazi qui, lui, multiplie les exactions et exploite le pays. Ionesco choisit alors, en mai 1942, de revenir en France, d’abord à Marseille puis à Paris, et entre comme correcteur, jusqu’en 1955, chez un éditeur d’ouvrages juridiques.

La guerre sainte contre le bolchevisme, 1941. Poste roumaine

La marche vers le succès

La carrière littéraire d’Ionesco commence par le théâtre, avec une première pièce, La Cantatrice chauve, jouée en 1950 au théâtre des Noctambules, mais sans grand succès. Cela ne décourage pas l’écrivain, qui écrit successivement plusieurs pièces, La Leçon, Jacques ou la Soumission, jouées également en 1950, puis Les Chaises (1952) et Amédée ou Comment s’en débarrasser, en 1953, date où est reprise La Cantatrice chauve au théâtre de La Huchette. Même si les polémiques se multiplient, Ionesco commence à se faire connaître en connaissant ses premiers succès, et, dans des conférences, défend ses choix dramatiques. Parallèlement, il compose quelques nouvelles, sortes de canevas de plusieurs pièces.

La Cantatrice chauve, Cinquante ans de succès au théâtre de La Huchette

La Cantatrice chauve, Cinquante ans de succès au théâtre de La Huchette

Avec Tueur sans gages (1957), puis Rhinocéros, pièce publiée en 1958, représentée en 1959, le succès est confirmé et la réflexion d’Ionesco s’élargit : il ne s’agit plus seulement de porter sur l’existence un regard dérisoire, mais d’interroger l’existence humaine et son rapport avec, d’une part, les groupes constitués, d’autre part, la conscience de la mort. Devant les critiques, l’écrivain propose aussi des réponses, sur sa vision du théâtre, par exemple dans le recueil d’articles Notes et Contre-notes, en 1962, et dans Le Journal en miettes (1967), Présent passé Passé présent (1968), Découvertes (1969) où il apporte d’intéressantes précisions sur ses conceptions dramatiques, en lien avec une réflexion sur ses expériences personnelles.

Le contexte des années 50 

Le contexte historique 

Un demi-siècle troublé

Né en 1909, Ionesco grandit dans un demi-siècle troublé, dans toute l’Europe. En 1914, la guerre interrompt brutalement une période heureuse, ensuite qualifiée, par contraste, de "Belle Époque". Le conflit, devenu mondial, s’achève en laissant une Europe largement détruite et exsangue. Le bilan est terrible : des territoires en ruines, neuf millions de morts, des millions d’invalides : une classe d’âge entière est décimée. Si l’armistice en 1918 ouvre l’espoir d’un monde meilleur, et que cette guerre soit « la Der des Der », il est vite déçu, déjà par la terrible crise économique qui suit le krach à La Bourse de New York, en octobre 1929 et s’étend sur le monde entier. En fait de retour de la paix, ce n’est qu’un "entre-deux-guerres" où les menaces de conflit se multiplient jusqu’à l’explosion de la seconde guerre qui déchire à nouveau le monde.

La montée des idéologies

Les troubles de ce demi-siècle entraînent la naissance et l’essor d’idéologies qui ne vont que les accentuer.

        D’un côté, en 1917 la révolution russe installe au pouvoir le parti bolchevique, qui va exercer son influence sur le monde. L’idéologie communiste pénètre les sociétés, tant en France, sous l’influence du Front populaire en 1936, qu’en Roumanie, où Staline, conformément au pacte avec Hitler, en profite pour occuper la Bucovine du nord et la Moldavie orientale. À la fin de la guerre, la Roumanie est enfermée derrière le rideau de fer, sous le joug de l’URSS.

         De l’autre, en parallèle, cette période voit la montée des nationalismes, jusqu’aux fascismes. En Roumanie, par exemple, sévit la "Garde de fer" qui organise des attentats, tue plusieurs ministres et intellectuels, s’en prend aux Juifs et aux Roms. Mais, en voulant la réprimer, de même que le Parti communiste, le roi Carol II organise une autre forme de dictature…

Contexte

L'ère du néant

La fin de la guerre, avec l’explosion des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, crée un choc fondamental. Les consciences basculent alors de l’optimisme, de la croyance aux bienfaits de la science, vers un pessimisme angoissé devant le constat que l’homme est capable de s’anéantir lui-même : « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie », écrit alors Albert Camus. Si, comme il le déclare, « des perspectives terrifiantes s’offrent à l’humanité », c’est le sens même de l’existence qui se trouve remis en cause face à la violence inscrite en l’homme.  

Ainsi, après les pénibles réalités de l'Occupation, puis la découverte des camps de déportation et d'extermination nazis, l'explosion atomique, la "guerre froide" et les guerres coloniales... , comment l’intellectuel, philosophe, écrivain, artiste, pourrait-il rester à l’écart ? L’engagement est de mise et s’incarne dans un double mouvement : une conscience de l’Absurde, c'est-à-dire de ce qui soumet l'homme au temps, à la mort, en le rendant "étranger" aux autres, au monde et à lui-même, et une révolte qui va le pousser à agir, aux côtés des autres hommes, pour fonder sa liberté et donner sens à sa vie.

En France, les difficultés économiques favorisent l’instabilité politique, avec d’un côté le "Bloc national", marqué à droite et exaltant le patriotisme, de l’autre le "Cartel des Gauches", soutenu par un mouvement ouvrier puissant qui rêve d’une révolution telle celle qui a eu lieu en Russie et manifeste pour réclamer la mort du capitalisme. À l’opposé, naissent de nombreuses organisations extrémistes, les "ligues", pour certaines royalistes comme les "Camelots du roi", milice de l’Action française dont Charles Maurras est l’idéologue, ou d’un anti-communisme affirmé telles les "Croix de feu" du colonel de La Rocque, ou encore les "Francistes", parti de Marcel Bugard directement inspiré du fascisme de Mussolini et qui affiche clairement son antisémitisme.

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Marcel Bugard et ses « francistes », 1934

Lecture cursive : Albert Camus, éditorial de Combat, 8 août 1945 

Pour lire l'article

Camus a participé, dès sa création, à Combat, journal de la Résistance, et, d’août 1944 à juin 1947, il en est le rédacteur en chef, ainsi chargé de l’éditorial qui prend position sur un événement jugé important et qui engage la responsabilité du journal. Cet article fait suite à l’explosion de la première bombe atomique à Hiroshima, le 6 août 1945, avant celle de Nagasaki, le 9.

Le champignon atomique au-dessus de Nagasaki. Photo, US Government

Une double prise de position

Contre le nucléaire

Camus est conscient de la raison de cette explosion, légitime, mettre fin à la guerre en amenant le Japon à capituler, mais cela n’empêche pas son indignation face à cette destruction massive. Son constat, « n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football », le conduit à un jugement sévère contre l’humanité, qu’il juge parvenue « à son dernier degré de sauvagerie », prête même à un « suicide collectif ». Rien dans l’histoire ne lui paraît comparable à cette « découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles », et qui laisse présager un avenir encore pire, « les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité ».

Le champignon atomique au-dessus de Nagasaki. Photo, US Government

Contre la science

Les importants progrès scientifiques et techniques du XIXème siècle ont renforcé la croyance au "scientisme", idée selon laquelle la science est la seule source de savoir d’apporter à l’humanité l’espoir d’un monde meilleur dans tous les domaines. Or, ici, Camus oppose « l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques » aux catastrophes que produit la science quand elle se met au service du politique et exerce son pouvoir dans le domaine militaire. Dans ce cas, l’espoir n’est plus de mise, car la science produit alors le pire : « Que, dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner » Cette position de Camus permet de mesurer à quel point l’explosion nucléaire a profondément modifié la façon dont l’humanité perçoit son existence : « Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive », conclut-il.

Une critique de l'information

Camus, en tant que journaliste, s’intéresse aussi au rôle croissant joué par l’information, qui prend de plus en plus de place, presse, radio…, et a prouvé son pouvoir avec la propagande durant la seconde guerre mondiale. Ainsi, s’il souligne l’importance de l’information, « Ces découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin », il lui oppose clairement deux défauts.

De l’information à la désinformation

D’une part, il dénonce le glissement de l’information à la propagande, quand les journalistes prennent parti sur des choix politiques : « Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions même de Postdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Königsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique. » Plusieurs points sont mis en relief pour montrer à quel point l’information est orientée :

  • Cette arme de mort absolue est présentée comme une invention à « vocation pacifique ».

  • En proclamant le « caractère indépendant » de l’arme nucléaire, la dépendance aux États-Unis est oubliée.

  • Annoncer l’annulation de la situation européenne fixée lors de la conférence de Potsdam, c’est à la fois une information non fondée, et, surtout, une vision fort légère de la nécessité de réorganiser l’Europe après la capitulation de l’Allemagne.

Camus invite ainsi les lecteurs à la méfiance, à « accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent. »

Un manque d'éthique

D’autre part, il reproche le ton même adopté dans les médias, « une foule de commentaires enthousiastes », à ses yeux une véritable « indécence » face à un tel massacre. Il met en évidence le goût du sensationnel, en évoquant des « dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique », ou, pire encore, « une littérature pittoresque ou humoristique ». Il considère que ce « n’est pas supportable » car cela ne tient aucun compte des valeurs morales et du simple respect face à des milliers de morts. D’où sa conclusion, à l’opposé : « Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence. »…

Un vibrant plaidoyer

Devant ce triomphalisme, animé de chauvinisme dans tous les médias alliés, Camus répond par une autre approche, un éloge de la paix, sur laquelle se termine l’article.  Son ton se fait plus solennel dans l’appel lancé à son lecteur, « Qu’on nous entende bien », dans lequel il formule avec insistance son idéal : « Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État. »

Camus avait connu la Société des Nations, créée à l’issue de la première guerre mondiale, en 1919, avec pour objectif d’empêcher les conflits en favorisant le désarmement, le principe de sécurité collective et l’amélioration de la qualité de vie. Mais très rapidement, la SDN avait montré ses limites car elle n’avait pas de force armée propre et dépendait donc des grandes puissances pour intervenir. Dans l’entre-deux-guerres, son impuissance est flagrante, car la plupart des membres ne protégeaient finalement que leurs intérêts nationaux.

Création de l’ONU : discours du président Truman à la Conférence de San Francisco

Mais la suggestion de Camus remet au premier plan cet idéal d’une paix garantie par le droit international : c’est, affirme-t-il, « le seul combat qui vaille d’être mené. » Appel prémonitoire : c’est cette même volonté qui amène, le 26 juin 1945, la création de l’Organisation des Nations Unies, union de 51 États pour remplacer la SDN. La dernière phrase de l’éditorial fait de ce souhait de paix une volonté absolue : « Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »

Création de l’ONU : discours du président Truman à la Conférence de San Francisco

POUR CONCLURE

L’explosion nucléaire exige donc un réveil face à une destruction planétaire : « On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance », pense Camus, celle de choisir un avenir et non pas l’anéantissement général. Dans cet éditorial, il donne un exemple du rôle de l’écrivain engagé, capable de s’opposer à une opinion dominante – ici l’éloge de l’arme nucléaire – et de répondre au règne de la violence par l’espoir d’une résistance au service de la paix.

L'évolution du théâtre 

Un théâtre de divertissement

La fin du XIXème siècle voit triompher un théâtre qui se veut avant tout divertissant, comme pour faire écho à l’atmosphère joyeuse de la "Belle Époque". Ainsi, le vaudeville se perfectionne, notamment avec Eugène Labiche (1815-1888), et cela se poursuit au début du XXème siècle avec Georges Courteline (1858-1929). Tous deux mettent en scène des situations loufoques afin de faire la satire de leur société bourgeoise, dotée d’un sens aigu de l’épargne, mais aussi vaniteuse, pédante, obsédée par le désir de paraître « chic », sans compter le ridicule des petits fonctionnaires et des personnels de police ou de l’armée.

Georges Courteline, Les Gaîtés de l’escadron, 1922

Georges Courteline, Les Gaîtés de l’escadron, 1922

Il y a, certes, un renouveau du théâtre, avec la découverte des plus grands auteurs étrangers, tels Ibsen ou Strindberg, d’Annunzio et Tchékov, et les plus grands metteurs en scène reprennent des œuvres classiques, comme Phèdre avec Sarah Bernhardt, tandis que le drame, historique ou symboliste, reste présent. Mais ce sont surtout les pièces du théâtre dit "de Boulevard" qui remportent les plus éclatants succès, telles celles de Feydeau : elles multiplient les intrigues, et mettent en œuvre tous les procédés du comique, situations ponctuées de quiproquos et de coups de théâtre cocasses, caractères ridicules, l’ensemble étant soutenu par une mise en scène  qui met en valeur le langage et le jeu des acteurs.

Jarry : la naissance de l'Absurde

La pièce qui a fait le succès d’Alfred Jarry (1873-1926) est Ubu-Roi, représentée en 1896 dans une mise en scène de Lugné-Poe, suivie d'Almanach du Père Ubu (1901) et d'Ubu sur la butte (1906). Si Jarry, installé à Paris, fréquente les milieux littéraires et participe à diverses revues, il mène surtout une vie marginale, s’identifiant à son personnage d’Ubu et faisant triompher le principe de plaisir sur celui de réalité, sans se soucier des conventions et des restrictions imposées par la morale.

Alfred Jarry, affiche réalisée pour les représentations d'Ubu-Roi, 1896

L'intrigue met en place le fonctionnement burlesque d'une tyrannie : le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas, et a établi une dictature sans partage, surtout pour accaparer les richesses du royaume. Ce personnage, anti-héros, mélange - comme sa femme - de cruauté et de grotesque, est tellement grotesque, poussant à l'excès la bêtise et la lâcheté humaines, qu'il donne lieu à la création de l'adjectif "ubuesque" qui lui donne la dimension d'un type littéraire. A cela ajoutons la création d'un langage saugrenu, où la grossièreté se donne libre cours - à commencer par le célèbre "merdre" lancé à profusion - ainsi que la déformation des mots ou des expressions du langage courant. Le rire est garanti, mais un rire destructeur, qui démythifie toutes les valeurs que l'humanité a pu, un jour, prôner. C'est en cela que l'on peut aussi considérer que Jarry est un précurseur de ce que l'on nommera, plus tard dans le siècle, le « Théâtre de l’Absurde ».

Alfred Jarry, affiche réalisée pour les représentations d'Ubu-Roi, 1896

En mai 1948 est fondé le "Collège de Pataphysique", une « société de recherches savantes et inutiles », destinée à prolonger cette « science des solutions imaginaires » imaginée par Jarry qui prône la destruction des valeurs et des normes admises en réunissant divers artistes. Il n’est pas indifférent qu’Ionesco, prenant le titre de "satrape" au sein du "Collège", en souligne l’importance : « Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l'Académie française, mais aussi de l'académie du Maine, de celle du Monde latin, de celle des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse, et je suis, surtout, c'est mon titre le plus important, Satrape du Collège de 'Pataphysique ; le Collège de Pataphysique couronne, d'ailleurs, toutes les académies passées, présentes et futures ».

Les archives de Pataphysique : illustration

Les archives de Pataphysique : illustration

Antonin Artaud : le "Théâtre de la cruauté"

Proche des surréalistes, Antonin Artaud (1896-1948) apporte au théâtre une nouvelle dimension en définissant ce qu’il nomme le "Théâtre de la cruauté". Il insiste particulièrement sur l’importance des « signes », du « langage visuel des objets », de façon à toucher immédiatement les sens des spectateurs, en retrouvant ainsi la force sacrée qu’avait le théâtre aux origines :

Tout spectacle contiendra un élément physique et objectif, sensible à tous. Cris, plaintes, apparitions, surprises, coups de théâtre de toutes sortes, beauté magique des costumes pris à certains modèles rituels, resplendissements de la lumière, beauté incantatoire des voix, charme de l’harmonie, notes rares de la musique, couleurs des objets, rythme physique des mouvements dont le crescendo et le decrescendo épousera la pulsation de mouvements familiers à tous, apparitions concrètes d’objets neufs et surprenants, masques, mannequins de plusieurs mètres, changements brusques de la lumière, action physique de la lumière qui éveille le chaud et le froid, etc. (Le Théâtre et son double, 1938)

Le Cartel des quatre, de gauche à droite : Dullin, Baty, Pitoëff, Jouvet

Le Cartel des quatre, de gauche à droite : Dullin, Baty, Pitoëff, Jouvet

Il prolonge ainsi toute la réflexion sur la mise en scène entreprise dès la fin du XIXème siècle, notamment par Jacques Copeau, qui réclame un théâtre « art total », et poursuivie par le Cartel des Quatre qui regroupe Gaston Baty (1885-1852) et Louis Jouvet (1887-1951), Georges Pitoëff (1886-1939), et Charles Dullin (1885-1949). Pitoëff et Dullin, notamment, mettent au centre de leur travail l'acteur dans sa communion avec la salle. Tous deux pourraient reprendre à leur compte la phrase d'Antonin Artaud, d'ailleurs acteur et élève de Dullin : « Je propose un théâtre où des images physiques violentes broient tout et hypnotisent la sensibilité des spectateurs pris dans le tourbillon de forces supérieures. » (Le Théâtre et son double, 1938)

le théâtre engagé

Les conflits et les tensions qui ont marqué l’entre-deux-guerres ont amené les écrivains à prendre parti, et tout particulièrement au théâtre qui leur offre une tribune. Ainsi naît un théâtre ouvertement engagé, avec des auteurs tels Sartre, avec Les Mains sales (1948) et Camus avec Les Justes (1949).

Mais de nombreux auteurs s’engagent de façon plus indirecte, à travers une fiction décalée. Par exemple, ils passent par la mythologie grecque pour aborder les problèmes contemporains, comme Giraudoux dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), ou la mise en scène d’une réflexion sur la loi, sur la justice, autour d’Antigone chez Cocteau et Anouilh. La fiction des rhinocéros, qui soutient la pièce d’Ionesco, relève d’une même stratégie : illustrer la montée de la violence, le racisme, par le biais d’un imaginaire, a priori cocasse mais qui s’avère inquiétant.

En butte aux critiques, Ionesco n’est pas étranger à cette réflexion dans ses réponses. Il développe en effet, par exemple dans son recueil d’articles, Notes et Contre-notes (1962), sa conception de l’art dramatique : « En réalité, j'ai surtout combattu pour sauvegarder ma liberté d'esprit, ma liberté d'écrivain. […] L'œuvre d'art doit contenir en elle-même, et cristalliser, une plus grande complexité des débats dont elle est la réponse ou l'interrogation plus ample. » Il développe tout particulièrement ses souhaits de mise en scène, dans ses aspects techniques mais surtout sur le jeu de l’acteur.

Présentation de Rhinocéros 

Pour lire la pièce

Autour du langage

Il est utile de se reporter aux débuts d’Ionesco au théâtre, en 1948, avec La Cantatrice chauve. Ionesco raconte à ce propos le rôle joué par sa découverte de la méthode Assimil d’anglais, avec les phrases qui soutiennent l’apprentissage, une découverte de l’absurde porté par le langage : « À mon grand émerveillement, Mme Smith faisait connaître à son mari qu’ils avaient plusieurs enfants, qu’ils habitaient dans les environs de Londres, que leur nom était Smith […] Je me disais bien que M. Smith devait être un peu au courant de tout ceci ; mais, sait-on jamais, il y a des gens tellement distraits. » Cette révélation de ce qu’il nomme « la tragédie du langage » : des personnages parlent, mais leur langage ne produit aucun sens. Cette impasse de la communication, avec un langage qui n’est plus qu’un cliquetis de mots sans signification, fonde toute l’œuvre dramatique d’Ionesco.

Présentation

Les sources d'inspiration 

Un point de départ : une nouvelle

Rédigée à la demande de Geneviève Serreau, secrétaire de rédaction de la revue Lettres nouvelles et épouse du metteur en scène Jean-Marie Serreau, la nouvelle intitulée Rhinocéros paraît en 1957, puis est reprise dans Les Cahiers Renaud-Barrault et L’Avant-Scène, enfin est insérée dans un recueil intitulé La Photo du Colonel. Deux ans après, Ionesco fait de ce texte une pièce de théâtre.

Ionesco, Rhinocéros : la nouvelle, 1957

Ionesco, Rhinocéros : la nouvelle, 1957

Or, dans un ouvrage en partie autobiographique, Présent passé, passé présent, publié en 1968, Ionesco fait le lien entre ce récit et l’expérience vécue alors qu’il était en Roumanie, dans les années 30, où se développait le fascisme face aux "Gardes de fer" staliniens. Ce qu’il ressent alors, une menace et le sentiment d’un isolement en constatant la montée des violences qu’il observe chez son père comme chez ses amis, avec lesquels il entre en conflit, sonne comme un écho direct de ce que ressent son héros, Bérenger

PréseIonesco, Présent passé, passé présent, 1968

Retourner en France, c’est mon seul but, désespéré (…). Affreux exil. Seul, seul je suis, entouré de ces gens qui sont pour moi durs comme pierre, aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres. Comment peut-on communiquer avec un tigre, avec un cobra, comment convaincre un loup ou un rhinocéros de vous comprendre, de vous épargner, quelle langue leur parler ? Comment leur faire admettre mes valeurs, le monde intérieur que je porte ? En fait, étant comme le dernier homme dans cette île monstrueuse, je ne représente plus rien, sauf une anomalie, un monstre.

Un récit de Denis de Rougemont

De retour à Paris après son long séjour en Roumanie, Ionesco se rapproche des écrivains qui gravitent autour de la revue Esprit, Emmanuel Mounier, Gabriel Marcel, Denis de Rougemont…, et qui défendent le personnalisme. Qualifiés de « non-conformistes des années trente », ils rejettent aussi bien Hitler que Staline, aussi bien le nationalisme que l’individualisme, et prônent l’idée d’une organisation politique, économique et sociale qui soit au service de la « personne », c’est-à-dire à la fois individu libre et  citoyen responsable relié à sa communauté.

Or, dans une interview réalisée en 1977, il souligne l’importance prise pour lui par un texte de Denis de Rougemont (1906-1985) qui raconte une manifestation nazie à laquelle il a assisté le 11 mars 1936 : une « illumination » déclare-t-il devant ce récit de l’hystérie collective d’une foule fanatisée.

Lecture cursive : Denis de Rougemont, Journal d’Allemagne, 1938 : « Une cérémonie sacrée », 11 mars 1936 

Pour lire l'extrait

Denis de Rougemont a passé en Allemagne huit semaines, dont quatre en tant qu’enseignant, alors qu’Hitler, devenu chancelier en janvier 1933, a progressivement implanté le parti nazi en éliminant les obstacles, jusqu’à conquérir le peuple allemand. Il analyse cette progression, en mettant en valeur l’effet produit par Hitler sur la foule lors d’une manifestation politique, le 11 mars 1936.

Pour voir l'interview,  en 1977

Une longue attente : paragraphes 1 à 3

Rougemont se place dans une position d’observateur, observant la foule pour chercher à comprendre ce qui réunit des gens socialement différents : « ouvriers », « jeunes miliciens du Service de travail », « jeunes filles » et « femmes pauvrement vêtues ». La foule est immense, « cent mille hommes », dit-il, créant un étouffement qui explique les malaises durant une longue attente, « quatre fois soixante minutes ». Mais cette attente ne crée aucune impatience, et Rougement note une sorte de recueillement, car personne « ne plaisante ».

La description d'Hitler

Son entrée en scène

Le récit donne d’abord une dimension épique à l’entrée en scène du chancelier, qui rappelle celle des empereurs romains dans l’antiquité par les effets techniques qui la magnifient. Son éclatant des « trompettes », instrument guerrier, mais aussi utilisation de la lumière comme cela se ferait au théâtre : « des flèches lumineuses s’allument sur la voûte, pointant vers une porte à la hauteur des premières galeries ». Comme un grand acteur, son arrivée est accompagnée d’un « coup de projecteur ».

Le portrait met en évidence un contraste :

  • d’un côté, sa démarche et son geste rendent cette entrée en scène particulièrement solennelle : « L’homme s’avance très lentement, saluant d’un geste lent, épiscopal ». Le moment prend alors une connotation religieuse, comme si apparaissait un  être divin, en toute majesté vu la durée du parcours : « Pas à pas il s’avance, il accueille l’hommage, le long de la passerelle qui mène à la tribune. Pendant six minutes, c’est très long. »

  • de l’autre, nulle admiration dans le regard de Rougemont, qui ne mentionne pas le nom d’Hitler : c’est « un petit homme en brun, tête nue ». Mais les deux mentions de son « sourire extatique » et de ce visage au sourire extasié », donnent l’impression d’un personnage ayant accédé à une dimension supérieure, comme porteur d’une révélation mystique.

Adolf Hitler, au congrès de Nuremberg, en Allemagne, en 1935

Adolf Hitler, au congrès de Nuremberg, en Allemagne, en 1935

La foule

Rougemont fait ressortir un second contraste, entre l'aspect dérisoire du personnage, ce « petit homme », et la réaction qu’il suscite, en un unique mouvement : « Quarante mille hommes, quarante mille bras se sont levés d’un seul coup. » Une hyperbole souligne cet élan de la foule, « un tonnerre assourdissant de heil rythmés », et la parenthèse donne l’impression que cette foule est entrée dans un véritable état de transe : « (Je n’entends bientôt plus que les cris rauques de mes voisins sur un fond de tempête et de battements sourds.) » L’image finale suggère une sorte d’hypnose collective, « ils sont dressés, immobiles et hurlant en mesure, les yeux fixés sur ce point lumineux », jusqu’à l’hystérie : « des larmes coulent sur les faces, dans l’ombre. »un, tête nue ». Mais les deux mentions de son « sourire extatique » et de ce visage au sourire extasié » donnent l’impression d’un personnage ayant accédé à une dimension supérieure, comme porteur d’une révélation mystique.

Le temps du discours

Comme sous l’effet d’une action magique, le discours peut alors commencer : « Et soudain tout s’apaise. » Mais Rougemont ne donne aucune information, privilégiant un premier gros plan qui confirme la dimension christique du personnage s’emparant de ses fidèles : « Il a étendu le bras énergiquement — les yeux au ciel — » Le contenu est, en fait, résumé par la mention du Horst Wessel lied, le chant des SA à l’origine, en 1933, devenu hymne national du parti nazi jusqu’en 1945. Il en cite les deux vers, « Les camarades que le Front rouge et la Réaction tuèrent — marchent en esprit dans nos rangs », qui ferment les première et dernière strophe, et qui suffisent, à eux seuls, à indiquer la violence nazie en marche pour le triomphe de « la croix gammée » et des « bannières hitlériennes ».

Le commentaire du narrateur

Le récit se termine par un commentaire du narrateur qui insiste sur la double dimension de sa réaction. D’un côté, l’émotion est ressentie physiquement, « une sorte particulière de frisson et de battement de cœur » ; mais, en même temps, en déclarant « l’esprit demeure lucide », il constate qu’un message est transmis et compris de cette foule. Revivant au présent l’état alors ressenti, il conclut « Ce que j’éprouve maintenant, c’est cela qu’on doit appeler l’horreur sacrée », formule qui rappelle l’effet recherché par la tragédie dans le théâtre classique, empreinte d’une connotation mystique.

C’est ce que développe le dernier paragraphe, qui souligne cette dimension religieuse : « Je me croyais à un meeting de masses, à quelque manifestation politique. Mais c’est leur culte qu’ils célèbrent ! » Les termes religieux, « liturgie », « cérémonie sacrale », « religion », donne au nazisme une valeur supérieure, en en faisant un dogme absolu. De ce fait, celui qui ne se reconnaît pas dans cette religion se retrouve exclu, rejeté : « une religion dont je ne suis pas, et qui m’écrase et me repousse avec bien plus de puissance même physique, que tous ces corps horriblement tendus. » La brève conclusion, « Je suis seul et ils sont tous ensemble », insiste sur cette exclusion, la même que celle qu’exprime Bérenger dans son dernier monologue.

Le titre 

Le choix de l'animal

La volonté d’Ionesco est d’illustrer par un animal ceux qu’il considère comme « des hommes déchus dans l’animalité », ces hommes déshumanisés qu’il a lui-même observés en Roumanie lors de la montée du fanatisme fasciste : « « J'avais l'impression physique que j'avais affaire à des êtres qui n'étaient plus des humains, qu'il n'était plus possible de s'entendre avec eux. », explique-t-il dans un entretien paru le 23 janvier 1960 dans Le Figaro littéraire.

L'absence d'article

Par ce titre, Ionesco se rattache à l’ancienne tradition de la fable, où l’animal représente une réalité humaine. Mais, d’ordinaire, le titre d’une fable s’accompagne d’un déterminant défini, absent ici, point sur lequel insiste Ionesco : « On dit Rhinocéros évidemment, et non Le Rhinocéros. Dans la collection du Manteau d’Arlequin, le correcteur a cru bien fait en mettant l’article. Trop paresseux pour corriger – ou trop négligent, aux réimpressions successives – la correction du correcteur… »

Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515. Gravure sur bois. British Museum

Il restait alors à choisir l’animal symbolique, celui qui correspondrait le mieux à son projet : « Le taureau ? Non : trop noble. L'hippopotame ? Non: trop mou. Le buffle ? Non: les buffles sont américains, pas d'allusions politiques... Le rhinocéros ! Enfin, je voyais mon rêve se matérialiser, se concrétiser, devenir réalité, masse. Le rhinocéros ! Mon rêve ! » Par sa masse, par la lourde carapace dont il semble revêtu, avec sa tête encore alourdie par sa corne menaçante, il fait penser à un char d’assaut prêt à foncer. 

Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515. Gravure sur bois. British Museum

De ce fait, le terme est ambigu : « Rhinocéros est peut-être au singulier, peut-être au pluriel. Je joue sur l’équivoque orthographique », déclare Ionesco. Au pluriel, il illustre les métamorphoses multipliées dans la pièce. Mais Ionesco, en indiquant son propre choix, « Finalement, à mon avis, ce devrait être plutôt au singulier : il s’agirait de la tonalité rhinocérique », invite son lecteur à lire, dans les images de peur, de menace, de violence, une abstraction : une épidémie tragique qui tue toute personnalité pour fondre les êtres dans une masse violente.

Max Ernst, Rhinocéros. Gouache sur papier, 15,5 x 19,5. Centre Pompidou, Paris

Max Ernst, Rhinocéros. Gouache sur papier, 15,5 x 19,5. Centre Pompidou, Paris

La structure 

Traditionnellement, une pièce suit un schéma simple : une situation initiale se trouve brisée par un élément perturbateur, qui entraîne des péripéties, avant qu’un élément de résolution n’amène une situation finale, qui est censée rétablir l’ordre. Ionesco explique d’ailleurs : « je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute. »

Accompagnant le titre, une didascalie initiale précise la construction d'ensemble, « pièce en trois actes et quatre tableaux », le deuxième acte se scindant en deux temps, chacun de ces tableaux étant déterminé par le décor dans lequel il s’inscrit.

Acte I

L’acte I se déroule un dimanche, vers midi, à une terrasse de café-épicerie sur « une place dans une petite ville de province », situation a priori banale : l’élément perturbateur est l’irruption brutale d’un rhinocéros. L’acte se termine par une nouvelle irruption, mais une question reste en suspens : est-ce le même, ou s’agit-il d’un second animal ? Un débat s'engage...

Acte II

L’acte II se déplace dans deux lieux intérieurs dans lesquels vont se produire les péripéties :

  • Le premier est un lieu collectif, le bureau où travaille le héros Bérenger qui, le lendemain, assiste, avec ses collègues, à la transformation de M. Bœuf en rhinocéros. Le tableau se termine sur une annonce : « On en signale un peu partout dans la ville. Ce matin il y en avait sept, maintenant il y en a dix-sept. »

  • Le second amène Bérenger chez Jean, plus tardivement dans la matinée : son ami est encore en pyjama et se dit malade. Après l’avoir informé de la transformation de M. Bœuf, Bérenger assiste, pris d’effroi, à la métamorphose, progressive de Jean. Comme à la fin du premier tableau, le second accentue encore, à la fin, le nombre des rhinocéros : « Il y en a tout un troupeau maintenant dans la rue ! une armée de rhinocéros ».

Acte III

L’acte III a lieu dans la « chambre de Bérenger » après une nuit de sommeil, agitée par de « mauvais rêves ». Deux visites se succèdent, d’abord celle d’un de ses collègues, Dudard, suivi de Daisy. Tandis que Dudard finit par rejoindre les rhinocéros, le tableau déroule en accéléré une histoire d’amour, depuis la déclaration de Bérenger à Daisy, « Je vous aime, Daisy, ne me quittez plus », puis des disputes multiples, jusqu’au divorce : « La vie en commun n’est plus possible. »

Le départ de Daisy pour rejoindre les rhinocéros qui ont tout envahi est l’élément de résolution, qui laisse Bérenger conclure : « Je suis tout à fait seul maintenant. » Ses derniers mots, « je me défendrai, contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! » sont la chute, une promesse de résistance, d’abord au futur, répétée au présent, laissant le dénouement ouvert sur un horizon d’attente.

Acte III : la résistance de Bérenger

Les personnages 

Acte III : la résistance de Bérenger

Traditionnellement, une didascalie initiale les présente, mais le plus souvent en indiquant leur rôle dans la pièce et la relation entre eux. Or, ici Ionesco choisit de suivre leur « ordre d’entrée en scène ».

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Jacques Noël : le décor de l'acte III. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Seuls trois d’entre eux sont cités uniquement par leur prénom, Jean, Bérenger et Daisy, appellation familière qui suggère à la fois une relation entre eux et une présence importante dans la pièce. D’autres sont mentionnés par leur nom, comme Dudard et Botard, précédés pour certains, du terme plus officiel, Monsieur Papillon, Madame Bœuf, comme pour leur prénom pour « Monsieur Jean » ou « La femme de Monsieur Jean ».  Mais les plus nombreux sont désignés uniquement par leur statut social, leur profession, parfois surprenante tel « Le logicien » ou, de façon plus indirecte, comme « Le vieux monsieur ». Enfin, la mention finale, « Plusieurs têtes de rhinocéros », est intéressante puisqu’elle met les animaux à égalité avec les humains alors que la mise en scène va devoir trouver un subterfuge pour traduire leur invasion, mentionnée en tant qu'élément du décor : « Il se retourne face au mur où sont fixées les têtes de rhinocéros. »

Pour comparer : la nouvelle et la pièce 

Pour lire la nouvelle

En mentionnant comme dédicataires de sa pièce, à côté de Jean-Louis Barrault, son premier metteur en scène, et du docteur Théodor Fraenkel (1896-1964), très actif au sein du mouvement Dada puis du surréalisme, Geneviève Serreau, Ionesco rappelle que, deux ans avant sa pièce Rhinocéros, il avait rédigé, à la demande de cette secrétaire de rédaction de la revue Lettres nouvelles, une nouvelle de même titre. Il est donc intéressant de comparer cette première composition à son état final dramatique.

Un narrateur intra-diégétique

La prise en charge du récit par un narrateur qui utilise le "je" – celui qui deviendra Bérenger dans la pièce – permet de mettre davantage en valeur sa personnalité sur laquelle il apporte lui-même des précisions comme « Mes réactions sont assez lentes » après l’irruption du premier rhinocéros, ou les questions qu’il se pose sur ses choix d’existence : 

 Au lieu de boire et d'être malade, ne valait-il pas mieux être frais et dispos, passer mes rares moments de liberté d'une façon plus intelligente ? Visiter les musées, lire des revues littéraires, entendre des conférences ? Et au lieu de dépenser tout mon argent disponible en spiritueux, n'était-il pas préférable d'acheter des billets de théâtre pour assister à des spectacles intéressants ?

Une remise en cause inexistante dans la pièce, et dont il souligne l’échec :

Le dimanche après-midi, je n'avais pas visité les musées ; le soir, je n'étais pas allé au théâtre. Je m'étais morfondu, tout seul à la maison, accablé par le regret de m'être querellé avec Jean. […] j'avais bu une bouteille entière de cognac sans m'en apercevoir. Je m'en aperçus ce lendemain-là justement : mal aux cheveux, gueule de bois, mauvaise conscience, j'étais vraiment très incommodé.

Ainsi tout est vu par le regard du narrateur, ce qui permet également de mettre en évidence les menaces subies et la peur suscitée :

Je sautai de mon banc, m'aplatis contre le mur : soufflant, barrissant, sentant le fauve en chaleur et le cuir, ils me frôlèrent, m'enveloppèrent dans un nuage de poussière. Quand ils eurent disparu, je ne pus me rasseoir sur le banc : les fauves l'avaient démoli et il gisait, en morceaux, sur le pavé. […]

J'eus du mal à me remettre de ces émotions. Je dus rester quelques jours à la maison.

La temporalité

Un resserrement

La brièveté de la nouvelle entraîne, le plus souvent, un resserrement du temps, comme cela apparaît dans le premier paragraphe, qui supprime toute la discussion entre Bérenger et Jean, qui lui reproche son comportement. Cette critique se réduit à sa plus simple expression : « Vous êtes tout à fait dans les brumes épaisses de l'alcool... – Elles montent de l'estomac... – Oui. Et elles vous enveloppent le cerveau. » De la même façon, la discussion entre les employés au bureau est considérablement allégée pour ne laisser place qu’à la transformation de M. Bœuf. On note aussi, par rapport à l’acte III, la suppression de la visite de Dudard chez Bérenger, ce qui resserre l’intrigue sur sa relation avec Daisy.

Un allongement

Mais, paradoxalement, c'est l'inverse qui ressort : la pièce a, en fait, resserré la temporalité de la nouvelle. Dans la pièce, en effet, le premier acte se déroule un dimanche, et voit se dérouler la double irruption d’un rhinocéros. Dans la nouvelle, au contraire, une semaine se passe avant que n’apparaisse un deuxième rhinocéros : « Le dimanche suivant, je rencontrai Jean, de nouveau, à la même terrasse. » En faisant se succéder un même jour les deux passages, Ionesco peut donner plus de force à la discussion que cela va entraîner parmi les assistants pour savoir s’il s’agit du même ou d’un autre, en fonction du nombre de cornes… 

Les deux tableaux de l’acte II reprennent dans la pièce la même temporalité que celle de la nouvelle, le lundi suivant, d’abord au bureau, puis chez Jean.

En revanche, correspondant à l'acte III, dans la nouvelle la relation entre Daisy et le narrateur s’inscrit dans la durée : elle débute quand le déjeuner proposé au narrateur amène le couple à se reconnaître amoureux, « Je la serrai dans mes bras très fort. Elle répondit à mon étreinte. », avant que ne se produise un événement grave : « Ils ont occupé les installations de la Radio. »

Le récit se prolonge le lendemain, quand le couple constate que les rues sont envahies, « cela courait en tout sens », ce qui fait naître un premier conflit. Daisy exprime une véritable fascination pour les rhinocéros, pour leur « énergie extraordinaire », et leur conversation amène un geste violent, suivi d’une réconciliation : 

En voilà de l’énergie ! fis-je, à bout d’argument en lui donnant une gifle.
Puis tandis qu’elle pleurait :

- Je n’abdiquerai pas, moi, je n’abdiquerai pas.

Elle se leva, en larmes, entoura mon cou de ses bras parfumés :

- Je résisterai, avec toi, jusqu’au bout.

Daisy et Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Daisy et Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le temps s’étire encore avant le dénouement : « Elle ne put tenir parole. Elle devint toute triste, dépérissait à vue d’œil. Un matin, en me réveillant, je vis sa place vide dans le lit. Elle m’avait quitté sans me laisser un mot. » En déroulant toute cette évolution en une seule journée, la pièce marque plus fortement l’échec du couple, accentuant ainsi une image péjorative de l’amour, sans force contre la "rhinocérite" : Bérenger est impuissant face au changement de Daisy.

La trame narrative

La nouvelle pose déjà – mais en scindant les deux irruptions de rhinocéros – le contenu de ce qui constitue le premier acte de la pièce, notamment les dégâts causés par l’animal – le chat écrasé – et les débats parmi les assistants sur la nature de l’animal, d’Asie ou d’Afrique, même si le rôle du logicien est plus réduit.

Le premier tableau de l’acte II est plus limité dans la nouvelle, même s’il met en place les grandes lignes développées au théâtre, par exemple l’accusation de « propagande » avancée par Botard :  « Devant tous ces témoignages, Botard ne pouvait plus nier l’évidence rhinocérique. Mais il savait, affirmait-il à quoi s’en tenir. II nous l’expliquerait un jour, il connaissait le « pourquoi » des choses, les « dessous » de l’histoire, les « noms » des responsables, le but et la signification de cette provocation. »

Le deuxième tableau de l’acte II ajoute, dans la pièce, la confusion comique entre « Jean » et « monsieur Jean » tandis que la nouvelle dépeignait immédiatement les étapes de la métamorphose progressive en rhinocéros, reprises à l’identique.

Pour l’acte III, l’ajout de la visite de Dudard permet à la fois de commenter les différentes transformations, du chef de bureau et du Logicien…, tandis que la nouvelle, elle, insistait plus sur la banalisation de la situation : « Les troupeaux de rhinocéros parcourant les rues à toute vitesse devinrent une chose dont plus personne ne s’étonnait. Les gens s’écartaient sur leur passage puis reprenaient leur promenade, vaquaient à leurs affaires, comme si de rien n’était. » On note aussi la transformation en un simple souhait, « On devrait les parquer dan de vastes enclos », de ce qui est plus développé dans la nouvelle comme un effort de résistance :

À un moment donné, les autorités voulurent les parquer dans de vastes enclos. Pour des raisons humanitaires, la Société Protectrice des Animaux s’y opposa. D’autre part, chacun avait parmi les rhinocéros un parent proche, un ami, ce qui, pour des raisons faciles à comprendre, rendait à peu près impossible la mise en pratique du projet. On l’abandonna. […] Au ministère de la statistique, les statisticiens statistiquaient : recensement des animaux, calcul approximatif de l’accroissement quotidien de leur nombre, tant pour cent d’unicornes, tant de bicornus… Quelle occasion de savantes controverses !

La fin de la pièce rejoint celle de la nouvelle, en mettant l’accent sur les doutes de Bérenger, sur ses essais pour ressembler aux rhinocéros, et son sentiment d’être un « monstre ». Mais ses derniers mots prennent plus de force au théâtre. Dans la nouvelle, il s’agit plus d’une sorte d’acceptation résignée de sa nature humaine, « Hélas, jamais je ne deviendrais rhinocéros : je ne pouvais plus changer. Je n’osais plus me regarder.J’avais honte. Et pourtant, je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas. » Au théâtre, il saisit sa « carabine », et il affirme plus fortement sa résistance : « contre tout le monde je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! »

POUR CONCLURE

La nouvelle a donc fourni un canevas, sous forme d'un apologue mettant en place l’idée de la "rhinocérite" qui soutient la pièce. Mais, par le resserrement du temps et la parole déléguée aux personnages, le théâtre lui a donné plus de force, en mettant l’accent sur les débats qui les oppose. Ce discours direct fait aussi ressortir les procédés comiques, notamment ceux qui relèvent de l’Absurde. Mais Ionesco s'est senti obligé, pour mieux dépeindre les situations et préciser les réactions de ses personnages de recourir à des didascalies, particulièrement nombreuses.

Étude des personnages 

Outre la mention des « têtes de rhinocéros », dix-sept personnages figurent dans la liste initiale. Parmi eux, nous distinguerons ceux qui sont de simples « figurants », effectuant un passage éphémère sur scène, ceux, certes secondaires mais dont le discours est plus signifiant et fait ressortir leur personnalité, tandis que trois d’entre eux sont des protagonistes dont la relation fait progresser l’intrigue dans laquelle ils jouent un rôle important.

Personnages

Des "figurants" 

Acte i, à la terrasse : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon.jpg

Acte I, à la terrasse : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

L'acte I

Le cadre de l’acte I, « une place dans une petite ville » un dimanche à midi, explique qu’y figurent le plus de « figurants », dont le rôle se limite essentiellement à exprimer leur étonnement, comme le fait la serveuse : après une première réplique, une formule propre à son métier, se répète une même exclamation, « Oh ! un rhinocéros ! ». De même, l’épicier, sa femme, le vieux monsieur sont réunis dans une même stupeur et une même exclamation, « Ça alors ! », et ils sont rejoints par les autres témoins de la première irruption, la ménagère, le patron du café, tous reprenant en chœur cette même formule, qui se répète lors de l’irruption du second rhinocéros. Tous se contentent ensuite de brefs commentaires aux explications données par le Logicien.

La ménagère, elle, permet de souligner le danger croissant. Au début, sous l’effet de la surprise, une didascalie la dépeint, « qui a laissé tomber son panier à provisions et la bouteille, n’a donc pas laissé tomber son chat qu’elle tient sous l’autre bras », et elle s’attendrit :  « Pauvre minet, il a eu peur ! » Puis elle reparaît, après le passage du second rhinocéros, « tenant dans ses bras un chat tué et ensanglanté » ; elle se lamente longuement, entourée des autres témoins qui la soutiennent dans sa douleur; puis, à la fin de l’acte, elle revient « en grand deuil […] tenant une boîte » en guise de cercueil. Cela amène le patron et l’épicier à partager une même révolte : « Nous ne pouvons pas permettre que nos chats soient écrasés par des rhinocéros, ou par n’importe quoi ! », s’écrie le premier, et le second renchérit « Nous ne pouvons pas le permettre ! » Mais le cours habituel de l’existence reprend rapidement : il faut d’abord servir les clients…

L'acte II

          Ces figurants sont moins nombreux dans l’acte II qui regroupe, dans le premier tableau, des collègues de bureau. Seule fait exception madame Bœuf, qui vient expliquer l’absence de son mari. Mais elle permet aussi de dramatiser la situation. C'est d'abord son émotion qui ressort : elle est « [p]resque défaillante », obligée de s’asseoir et de boire un verre d’eau ; puis elle annonce la cause de son bouleversement, « j’ai été poursuivie par un rhinocéros depuis la maison jusqu’ici », avant de crier sa douleur : « C’est mon mari ! » Figure également dans la liste des personnages un pompier, qui vient sur scène pour illustrer la didascalie finale : « Privés d’escalier pour quitter le bureau, M. Papillon et ses collaborateurs font appel aux pompiers, mais ceux-ci sont débordés. » 

         Le second tableau s’ouvre et se ferme sur deux figurants, monsieur Jean et sa femme. Au début, ils ne produisent qu’un effet comique, en raison de la confusion des noms avec celui de l’ami de Bérenger ; à la fin, il est plus intéressant de constater qu’à l’appel de Bérenger, ils refusent d’entendre et d’agir : « Il lui ferme la porte au nez. » Ils annoncent ainsi l’indifférence de certains face à la menace croissante, devenue évidente.

Aucun figurant ne figure plus dans l’acte III, qui, après la visite de Dudard, se resserre sur le couple formé par Bérenger et Daisy.

Les personnages secondaires 

Certains personnages, même s’ils restent secondaires, jouent un rôle plus important car ils participent plus directement à l’explication de cette "rhinocérite".

L'acte I : le logicien

À chacune des irruptions d’un rhinocéros, Ionesco prête à son logicien de longues analyses, d’abord un développement autour du syllogisme adressé au vieux monsieur : « Je vais vous expliquer le syllogisme. » annonce -t-il, puis il se lance dans deux exemples, aussi absurdes l’un que l’autre : « Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats », puis « tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat. » Il intervient ensuite pour répondre à la question de l’origine du second rhinocéros, Asie ou Afrique selon qu’il est « unicornu » ou « bicornu », longue réponse tout aussi absurde d’où la conclusion de Bérenger « cela ne conclut pas la question », à laquelle il riposte « en souriant d’un air compétent. – Évidemment, cher Monsieur, seulement, de cette façon, le problème est posé de façon correcte. »

Acte I, le discours du logicien : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Acte i, le discours du logicien : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

La place accordée à ce personnage invite à mesurer l’importance du rôle qu’il joue. Bien sûr, l’absurdité de ses analyses soutient le comique, d’autant plus que les répliques du vieux monsieur les cautionnent : « c’est très beau, la logique. » Mais, comme le souligne sa présentation solennelle, « Logicien professionnel : voici ma carte d’identité », il représente aussi tous les intellectuels imbus d'eux-mêmes et qui, face à une situation dramatique, s’emploient à proposer des explications, à développer une prétendue compréhension très éloignée des faits eux-mêmes. Enfin, à plusieurs reprises, Ionesco met en parallèle les discours du logicien et l’échange au cours duquel Jean blâme son ami Bérenger, multipliant les reproches avant de lui lancer « Vous ne réfléchissez jamais à rien ! ». La conversation entre eux se retrouve ainsi comme contaminée par le jeu d’écho réitéré :

LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous.

JEAN, à Bérenger. Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous.

LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. Je ne vois pas.

BÉRENGER, à Jean. Je ne vois vraiment pas.

LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. On doit tout vous dire.

JEAN, à Bérenger. On doit tout vous dire.

LE LOGICIEN. Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur.

JEAN. Le peu de temps libre que vous avez, mettez-le donc à profit. Ne vous laissez pas aller à la dérive.

LE VIEUX MONSIEUR. Je n’ai guère eu le temps. J’ai été fonctionnaire.

LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. On trouve toujours le temps de s’instruire.

JEAN, à Bérenger. On a toujours le temps.

BÉRENGER, à Jean. C’est trop tard.

LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. C’est un peu tard, pour moi.

JEAN, à Bérenger. Il n’est jamais trop tard.

LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. Il n’est jamais trop tard.

Tout aussi absurdes sont, en effet, ces analyses et la dispute entre les deux amis, comme le déclare Bérenger, qui, dans un premier temps, conclut que leur querelle est « une chose insensée » pour « un quadrupède stupide qui ne mérite même pas qu’on en parle ». Mais cela met aussi en place un portrait péjoratif de Jean, dont le discours moralisateur est mis à égalité avec les absurdités débitées par le logicien.

Acte II, au bureau : le chef et ses subordonnés

Acte II, au bureau : le chef et ses subordonnés

L'acte II : premier tableau

Monsieur Papillon

Dès la didascalie qui ouvre ce tableau son statut est souligné, « un écriteau indique ‘‘Chef de service’’ », complété par son portrait : « Le Chef de Service, une cinquantaine d’années, vêtu correctement : complet bleu marine, rosette de la Légion d’honneur, faux col amidonné, cravate noire, grosse moustache brune. » Son nom fait alors sourire par le contraste la légèreté de l’animal et sa fonction, respectée de ses subordonnés : « Monsieur le Chef, je vous demande bien pardon. » Lui, en revanche, n’hésite pas à leur manquer de respect, notamment envers Botard, qu’il rejette avec force, « Vous n’allez pas nous faire un cours sur le rhinocéros, ici. Nous ne sommes pas à l’école », ou plus loin : « Je crois que vous dépassez les limites de la politesse. »

En multipliant les ordres, il marque nettement son autorité sur ses employés, aussi bien pour leur présence, comme son ordre à Daisy, « Bon ! Il est plus de neuf heures, Mademoiselle, enlevez-moi la feuille de présence. Tant pis pour les retardataires ! », ou en leur rappelant leur travail : « MONSIEUR PAPILLON, avec fermeté. Ça va comme ça, on exagère. Assez de bavardages ! Rhinocéros ou non, soucoupes volantes ou non, il faut que le travail soit fait ! La maison ne vous paye pas pour perdre votre temps à vous entretenir d’animaux réels ou fabuleux ! » Enfin, il recourt fréquemment à la menace contre eux, « Messieurs, dépêchez-vous. Je ne veux pas être dans la triste obligation de vous retenir une amende sur vos traitements ! », comme contre monsieur Bœuf, sans même savoir la raison de son absence : « Si ça continue, je vais le mettre à la porte. Ce n’est pas la première fois qu’il me fait le coup. Jusqu’à présent, j’ai fermé les yeux, mais ça n’ira plus... » Même quand la situation dramatique se précise, il ne voit que la gêne pour le bureau, « Nous sommes dans de beaux draps, sans escalier », mais dégage sa propre responsabilité, « C’est la faute de la direction générale », jusqu’à sa conclusion, preuve d'insensibilité, mais est absurde puisque monsieur Bœuf est devenu rhinocéros : « Cette fois, je le mets à la porte pour de bon ! » Alors même que l’évacuation se fait par l’échelle des pompiers, il se comporte encore en chef : « Téléphonez-moi demain matin, Mademoiselle. Vous viendrez taper le courrier chez moi. (À Bérenger.) Monsieur Bérenger, je vous attire l’attention que nous ne sommes pas en vacances, et qu’on reprendra le travail dès que possible. (Aux deux autres.) Vous m’avez entendu, Messieurs. »

Deux employés en conflit : Dudard et Botard

Pour eux aussi, la didascalie initiale est importante, car elle détermine déjà leur personnalité, critiquée déjà par le suffixe péjoratif « ard » de leur nom, associé pour l’un à l’idée d’une piqûre dangereuse, pour l’autre aux « bottes » telles celles des soldats.

  • Dudard est dépeint en premier, avec, lui aussi, un nom qui suggère son agressivité en raison de sa position supérieure : « trente-cinq ans. Complet gris ; il a des manches de lustrine noire pour préserver son veston. Il peut porter des lunettes. Il est assez grand, employé (cadre) d’avenir. Si le chef devenait sous-directeur, c’est lui qui prendrait sa place ». Son arrivisme explique la conclusion : « Botard ne l’aime pas ».

  • Face à lui, la médiocrité de Botard ressort, à la fois dans les précisions vestimentaires et dans la parenthèse qui dénonce son enfermement dans des certitudes : « instituteur retraité ; l’air fier, petite moustache blanche ; il a une soixantaine d’années qu’il porte vertement. (Il sait tout, comprend tout.) Il a un béret basque sur la tête ; il est revêtu d’une longue blouse grise pour le travail, il a des lunettes sur un nez assez fort ; un crayon à l’oreille ; des manches, également de lustrine ».

Le tableau fait donc ressortir leur conflit. Dudard, face à son chef, fait preuve de flagornerie en se rangeant à son jugement, tandis que Botard, lui, se montre particulièrement agressif envers son collègue : « Les universitaires sont des esprits abstraits qui ne connaissent rien à la vie », affirme-t-il en visant Dudard. Mais lui-même formule des déclarations péremptoires, que rien ne vient justifier, rappellent le personnage du logicien, par exemple quand il affirme « Votre rhinocéros est un mythe », en accusant une « psychose collective », puis qu’il avance l’idée de « mystification » : « c’est votre propagande qui fait courir ces bruits ». Il évoque ainsi ce que l’on nomme aujourd’hui le complotisme qui, face à un fait réel, lui propose une explication, reliée à un bouc émissaire et qui va jusqu’à nier le fait objectif : « J, e ne vois rien du tout. C’est une illusion. » proteste-t-il quand tous observent le rhinocéros en bas du bureau, et il persiste jusqu’au bout dans son accusation : « J’ai la clé des événements, un système d’interprétation infaillible. »

Tous ces personnages sont enfermés dans leurs convictions, monsieur Papillon dans l’idée de maintenir le respect qui lui est dû et dans ses exigences de travail, Dudard dans sa supériorité intellectuelle et dans sa prudence afin de ne déplaire à personne, et Botard dans des revendications contre tout et tous, et surtout prisonnier d’un marxisme caricatural : « C’est toujours sur les petits que cela retombe ».

L'acte III : Dudard

Dans cet acte III, Dudard occupe une place plus importante face à Bérenger, et leur conversation complète le portrait de ce personnage. Au contraire de Bérenger, il refuse de se laisser emporter par des émotions pour privilégier la rationalité : « Pour le moment, je ne trouve pas encore une explication satisfaisante. Je constate les faits, je les enregistre. Cela existe, donc cela doit pouvoir s’expliquer. Des curiosités de la nature, des bizarreries, des extravagances, un jeu, qui sait ? »  Il tente ainsi de rassurer Bérenger, « C’est passager, ne vous en faites pas », opposant à son agitation son propre calme, ce qui le place en position de supériorité.

Acte III, chez Bérenger : le conflit

Acte III, chez Bérenger : le conflit

Mais, derrière ce calme se cache une indifférence aux autres, «  Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre », qui explique aussi son refus de s’engager : « Puisqu’il en est ainsi, c’est qu’il ne peut en être autrement », « Lorsqu’un tel phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire. C’est cette cause qu’il faut discerner. » Ainsi l’appel à la raison n’est, en réalité, qu’un alibi à l’acceptation et à l’inaction : « Après tout je me demande si, moralement, vous avez le droit de vous mêler de l’affaire. D’ailleurs, je continue de penser que ce n’est pas grave. À mon avis, il est absurde de s’affoler pour quelques personnes qui ont voulu changer de peau. Ils ne se sentaient pas bien dans la leur. Ils sont bien libres, ça les regarde. » 

Acte III, chez Bérenger : le refus de l'engagement

Acte III, chez Bérenger : le refus de l'engagement

Finalement, Dudard représente ces intellectuels qui relativisent toute notion, y compris la morale : « Parole creuse ! Peut-on savoir où est le mal, où est le bien ? », la « folie », « Encore faut-il savoir ce que c’est que la folie... », ou la « normalité », « Peut-on savoir où s’arrête le normal, où commence l’anormal ? Vous pouvez définir ces notions, vous, normalité, anormalité ? Philosophiquement et médicalement, personne n’a pu résoudre le problème. » En réponse à la question de Bérenger, il affirme cette relativité : «  Et les rhinocéros, c’est de la pratique, ou de la théorie ? DUDARD. –  L’un et l’autre. BÉRENGER. – Comment l’un et l’autre ! DUDARD. – L’un et l’autre ou l’un ou l’autre. C’est à débattre ! » Sous couvert d’objectivité, tout finit par être cautionné, même si Dudard se défend d’être un « sympathisant des rhinocéros » :

Mon cher Bérenger, il faut toujours essayer de comprendre. Et lorsqu’on veut comprendre un phénomène et ses effets, il faut remonter jusqu’à ses causes, par un effort intellectuel honnête. Mais il faut tâcher de le faire, car nous sommes des êtres pensants. Je n’ai pas réussi, je vous le répète, je ne sais pas si je réussirai. De toute façon, on doit avoir, au départ, un préjugé favorable, ou sinon, au moins une neutralité, une ouverture d’esprit qui est le propre de la mentalité scientifique. Tout est logique. Comprendre, c’est justifier. Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur.

Ses dernières remarques sur les rhinocéros, par exemple « Ils sont très efficaces, très efficaces », « Tout le monde est solidaire » ou encore « Je me demande si ce n’est pas une expérience à tenter », annoncent sa métamorphose à venir, confirmée par son souhait : « J’ai envie de manger sur l’herbe. »

Les protagonistes 

Daisy

L’acte I

Daisy, présentée comme une « jeune dactylo blonde », entre en scène, après le passage du premier rhinocéros dans l’acte I, mais dans cet acte elle intervient peu, et ses réactions relèvent de stéréotypes féminins :

  • Elle manifeste sa compassion face au chagrin de la ménagère dont le chat a été écrasé, mais de façon banale en répétant la phrase de l’épicière : « Ah ! oui, ça fait de la peine quand même ! » Elle va se joindre à la serveuse pour soutenir la ménagère, les trois femmes revenant ensuite en un cortège « comme pour un enterrement ».

Acte I, la ménagère et son chat : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Acte I, la ménagère et son chat : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

  • Elle veut aussi empêcher les conflits, d’abord entre Bérenger et Jean, « Ne vous énervez pas, monsieur Bérenger. », « Voyons, monsieur Bérenger, voyons, monsieur Jean... », puis en refusant les propos racistes contre les Asiatiques : « Ce sont des hommes comme nous. »

Jacques Noël : le décor de l'acte III. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

L'acte II

On la retrouve dans son cadre professionnel, d’abord dans une conversation avec ses collègues. Devant les doutes de Botard, elle se pose en témoin de ce que rapporte l’article du journal : « Mais moi, je l’ai vu, j’ai vu le rhinocéros. J’en mets ma main au feu. BOTARD. – Allons donc ! Je vous croyais une fille sérieuse. DAISY. – Monsieur Botard, je n’ai pas la berlue ! Et je n’étais pas seule, il y avait des gens autour de moi qui regardaient. » Mais ses réactions face aux critiques de Botard lui prêtent un aspect enfantin, par exemple sa définition du rhinocéros, « C’est un... c’est un très gros animal, vilain ! », ou son affirmation « Eh bien, j’y crois, moi, aux soucoupes volantes ! »

Jacques Noël : le décor de l'acte II. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Comme dans l’acte I, elle apporte sa protection, ici à Bérenger pour lui éviter le reproche d’être en retard : « Signez vite la feuille de présence ! » Elle agit de même envers madame Bœuf qu’elle tente de réconforter, et même en arrive à plaindre le rhinocéros : « Oh !... regardez... comme il tourne en rond. On dirait qu’il souffre... qu’est-ce qu’il veut ? », « Pauvre bête ! »  Elle tente également de calmer la querelle entre Botard et Dudard : « Calmez-vous, ça n’est pas le moment, Messieurs ! » Mais, tout en exécutant les ordre de monsieur Papillon, elle est capable de lui résister lorsqu’il se montre entreprenant en lui « caressant la joue » : « DAISY, repoussant la main du Chef de ServiceNe mettez pas sur ma figure votre main rugueuse, espèce de pachyderme ! »

L'acte III

Dans l’acte III, après Dudard, elle rend visite à Bérenger nouvelle preuve de sa gentillesse : « Le pauvre, il n’a personne. Il est un peu malade aussi en ce moment, il faut bien l’aider un peu. » Le stéréotype féminin est renforcé par le repas apporté , de même que son souci de la propreté : « La poussière va salir les assiettes. » Mais elle ne cherche pas à retenir Dudard, masquant son plaisir de rester seule avec Bérenger sous une prétendue faiblesse : « DAISY, mollement. – Nous vous regretterons beaucoup, Dudard, mais nous n’y pouvons rien. »

À la fin de cette scène, Bérenger la résume : « Hélas ! En quelques minutes, nous avons donc vécu vingt-cinq années de mariage. » Ainsi, Daisy illustre tous les comportements féminins stéréotypés au sein d’un couple : le bonheur des premiers temps, puis la surveillance exercée sur le conjoint infantilisé : « Ah ! non, mon chéri. Ça suffit pour ce matin. (Elle prend le verre de Bérenger, va le porter avec la bouteille sur la petite table.) Je ne veux pas que ça te fasse du mal. » Puis, après les projets communs viennent les premiers reproches : « Je ne te croyais pas si réaliste, je te croyais plus poétique. Tu n’as donc pas d’imagination ? » Peu à peu, elle accentue ses reproches, rejette les protestations amoureuses de Bérenger, « Tu te répètes, mon chou », refuse d’avoir un enfant… Parallèlement, elle se montre de plus en plus complaisante envers les rhinocéros, jusqu’à recevoir une gifle. Les larmes n’apaisent que provisoirement la querelle, puisque ses éloges répétés des rhinocéros, si « beaux » quand ils « chantent » et « dansent », conduisent à la rupture : « La vie en commun n’est plus possible. »

Jean

L’acte I

La didascalie initiale résume le personnage et la comparaison avec la tenue de Bérenger explique sa relation avec lui :

Jean est très soigneusement vêtu : costume marron, cravate rouge, faux col amidonné, chapeau marron. Il est un peu rougeaud de figure. Il a des souliers jaunes, bien cirés ; Bérenger n’est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés ; tout exprime chez lui la négligence, il a l’air fatigué, somnolent ; de temps à autre, il bâille.

C’est ce qui motive les reproches qu’il lui adresse : « Vos vêtements sont tout chiffonnés, c’est lamentable, votre chemise est d’une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules... » Les conseils vestimentaires donnés à Bérenger, « vous vous habillez correctement, vous vous rasez tous les jours, vous mettez une chemise propre. […] chapeau, cravate comme celle-ci, costume élégant, chaussures bien cirées. », confirment l’importance qu’il accorde à une apparence répondant aux convenances sociales. Mais la didascalie souligne qu’il s’agit là de preuve de sa propre « fatuité ». Cela va jusqu’au ridicule quand, à la façon d’un prestidigitateur, il sort de sa poche les objets nécessaires à une tenue parfaite, pour les prêter à son ami : une cravate, un peigne, une petite glace…

Jean et Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Jean et Bérenger : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Toute la scène est ponctuée de critiques, dès l’instant de la rencontre, « Toujours en retard, évidemment ! (Il regarde sa montre-bracelet.) Nous avions rendez-vous à onze heures trente. Il est bientôt midi », remarque d’autant plus injustifiée que lui-même arrive en même temps, vu cette possibilité de retard. Un rien amène donc un conflit, qui va croissant, « Si vous vous croyez spirituel, vous vous trompez, sachez-le ! Vous êtes ennuyeux avec... avec vos paradoxes ! Je vous tiens pour incapable de parler sérieusement ! », et les insultes fusent rapidement en raison de la susceptibilité de Jean : « Je déteste qu’on se paie ma tête ! BÉRENGER, la main sur le cœur. – Je ne me permettrais jamais, mon cher Jean... », « BÉRENGER. – Vraiment, vous êtes têtu. JEAN. – Vous me traitez de bourrique, par-dessus le marché. Vous voyez bien, vous m’insultez. BÉRENGER. – Cela ne peut pas me venir à l’esprit. JEAN. – Vous n’avez pas d’esprit ! BÉRENGER. – Raison de plus pour que cela ne me vienne pas à l’esprit. »

Comme le révèle déjà le souci de son apparence, Jean est particulièrement imbu de lui-même, sûr de détenir une vérité, d'où les multiples lieux communs, tels « Plus on boit, plus on a soif, dit la science populaire... », « l’homme supérieur est celui qui remplit son devoir », ou cette plaisante parodie de Descartes : « Vous n’existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez. »

Sa certitude d’avoir raison le conduit à s’indigner très rapidement, en désignant des coupables. Lors du passage du rhinocéros, sa première réaction est de s’écrier que « C’est inadmissible », « On ne devrait pas le permettre », « Nous devrions protester auprès des autorités municipales ! ». Sans cesse, il proclame sa propre supériorité : « Je vous vaux bien ; et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous. », « Moi, je ne suis pas dans le brouillard. Je calcule vite, j’ai l’esprit clair ! » Ainsi, en blâmant Bérenger, celui-ci lui sert de faire-valoir ; il se revalorise lui-même : « Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai de la force parce que j’ai de la force, ensuite j’ai de la force parce que j’ai de la force morale. J’ai aussi de la force parce que je ne suis pas alcoolisé. Je ne veux pas vous vexer, mon cher ami, mais je dois vous dire que c’est l’alcool qui pèse en réalité. » Argumentation tout aussi absurde que celle du Logicien qui lui fait écho !

Mais la violence dont il fait preuve dévoile, en fait, un caractère inquiétant. Par exemple, on perçoit sa jalousie de n’avoir pas été invité à un anniversaire, contrairement à Jean. De plus, alors même qu’il multiplie les conseils, lui-même est enfermé dans des contradictions : il invite Bérenger à se cultiver, mais quand celui-ci lui propose de l’accompagner au musée durant l’après-midi, il refuse, « Cet après-midi, je fais la sieste », contradiction que ne manque pas de relever son ami : « Ah ! mon cher, c’est à votre tour de donner le mauvais exemple ! Vous allez vous enivrer. » Enfin, il ne recule pas devant le racisme en insultant Bérenger, « Les deux cornes, c’est vous qui les avez ! Espèce d’Asiatique ! », puis en insistant : « JEAN, hors de lui. – Ils sont jaunes ! », « JEAN, toujours hors de lui. – Ils sont jaunes ! jaunes ! très jaunes ! » Son départ est particulièrement agressif : « Adieu, Messieurs ! (À Bérenger.) Vous, je ne vous salue pas ! »

L'acte II : second tableau

Ce tableau, la visite de Bérenger à Jean, est construit selon d’un parallélisme :

         L’agressivité de Jean face à Bérenger est croissante, alors même qu’il est venu le voir pour s’excuser et se réconcilier avec lui. Plus Bérenger tente de proposer des explications à ses malaises, plus Jean proteste en mettant en valeur ses propres qualités. Par exemple, devant l’idée qu’une « faiblesse passagère […] peut arriver à tout le monde », il s’écrie « À moi, jamais. », et affirme : « J’ai un équilibre parfait », « Je suis sain de corps et d’esprit », « Je suis maître de mes pensées, je ne me laisse pas aller à la dérive ».

         La métamorphose progressive de Jean en rhinocéros est d’abord physique, par exemple la voix qui devient de plus en plus « rauque », jusqu’aux « barrissements » à la fin, puis la « bosse » du début » est « presque devenue une corne de rhinocéros ». Enfin c’est sa peau qui « verdit », avant qu’il ne soit « tout à fait vert ». En même temps, se produit un changement psychologique, inquiétant déjà quand il refuse de voir un médecin pour affirmer : « Je n’ai confiance que dans les vétérinaires. » Peu à peu, il rejette toutes les valeurs affirmées dans le premier acte, à commencer par son lien avec Bérenger, « L’amitié n’existe pas. Je ne crois pas en votre amitié ».  Mais il va encore plus loin en généralisant et en menaçant : « À vrai dire, je ne déteste pas les hommes, ils me sont indifférents, ou bien ils me dégoûtent, mais qu’ils ne se mettent pas en travers de ma route, je les écraserais. » La transformation s’achève, face aux objections de Bérenger, par une inversion totale des valeurs :

BÉRENGER. – Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux. JEAN. – La morale ! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale. BÉRENGER. – Que mettriez-vous à la place ? JEAN, même jeu. – La nature ! BÉRENGER. – La nature ? JEAN, même jeu. – La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. BÉRENGER. – Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle ! JEAN. – J’y vivrai, j’y vivrai.

Ainsi, le tableau devient effrayant par la violence de Jean, qui passe des reproches, semblables à ceux lancés dans l’acte I comme « Vous adorez me dire des choses désagréables. Et vous, vous êtes-vous regardé ? », à de la brutalité quand « Il se précipite vers Bérenger et le repousse. Bérenger chancelle. », jusqu’à le menacer directement, « Je te piétinerai, je te piétinerai », tandis que la didascalie finale porte la violence à son apogée :

Bérenger a réussi à fermer la porte. Son veston est troué par une corne. Au moment où Bérenger a réussi à fermer la porte, la corne du rhinocéros a traversé celle-ci. Tandis que la porte s’ébranle sous la poussée continuelle de l’animal, et que le vacarme dans la salle de bains continue et que l’on entend des barrissements mêlés à des mots à peine distincts, comme :je rage, salaud, etc., Bérenger se précipite vers la porte de droite.

Bérenger

L’acte I

Le personnage est, tout au long de cet acte, présenté par contraste avec Jean, dès la didascalie initiale : « Bérenger n’est pas rasé, il est tête nue, les cheveux mal peignés, les vêtements chiffonnés ; tout exprime chez lui la négligence, il a l’air fatigué, somnolent; de temps à autre, il bâille. » Ce sont aussi les reproches de Jean qui font ressortir son caractère : il abuse de l’alcool et mène une vie fort peu réglée. Alors qu’au passage du premier rhinocéros, tous s’affolent, à commencer par Jean, il reste indifférent : il « écarte simplement un peu la tête, à cause de la poussière, un peu endormi, sans rien dire; il fait simplement une grimace. » Son émotion n’est marquée que quand il aperçoit Daisy, dévoilant ainsi son amour pour elle.

Mais ses réactions mettent en évidence d’autres aspects. D’abord, face à l’agressivité de Jean, il s’emploie à l’apaiser, en lui donnant raison :

Acte I, conversation entre Jean et Bérenger : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

C’est entendu. Cela ne devrait pas exister. C’est même une chose insensée. Bien. Pourtant, ce n’est pas une raison de vous quereller avec moi pour ce fauve. Quelle histoire me cherchez-vous à cause d’un quelconque périssodactyle qui vient de passer tout à fait par hasard, devant nous ? Un quadrupède stupide qui ne mérite même pas qu’on en parle ! Et féroce en plus... Et qui a disparu aussi, qui n’existe plus. On ne va pas se préoccuper d’un animal qui n’existe pas. Parlons d’autre chose, mon cher Jean, parlons d’autre chose, les sujets de conversation ne manquent pas... 

Acte I, conversation entre Jean et Bérenger : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Ce n’est que quand son ami multiplie les insultes qu’il se rebelle, et ose répliquer : « Et vous n’êtes qu’un prétentieux ! (Élevant la voix :) Un pédant... […] Un pédant, qui n’est pas sûr de ses connaissances ». À son tour, il pointe alors les défauts de Jean, son racisme, « les Asiatiques sont des hommes comme tout le monde... », « La colère est son seul défaut », « Il ne supporte pas la contradiction. La moindre objection le fait écumer », «  Il soutient toujours des énormités ! Il veut toujours épater tout le monde par son savoir. Il n’admet jamais qu’il pourrait se tromper. »

Enfin, face aux certitudes de Jean qui proclame sa « force », il avoue sans réticences sa propre faiblesse :

BÉRENGER. – Je n’aime pas tellement l’alcool. Et pourtant si je ne bois pas, ça ne va pas. C’est comme si j’avais peur, alors je bois pour ne plus avoir peur. JEAN. – Peur de quoi ? BÉRENGER. – Je ne sais pas trop. Des angoisses difficiles à définir. Je me sens mal à l’aise dans l’existence, parmi les gens, alors je prends un verre. Cela me calme, cela me détend, j’oublie.

Bien qu’il ait du mal à le définir, ses explications en soulignent une dimension existentielle du mal qu'il éprouve et qui rappelle "l’absurde" tel que le dépeignait Camus : « Je suis fatigué, depuis des années fatigué. J’ai du mal à porter le poids de mon propre corps... », « Je sens à chaque instant mon corps, comme s’il était de plomb, ou comme si je portais un autre homme sur le dos. Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. ». Ainsi, se sentant étranger à lui-même, il remet en question le sens même de la vie, « C’est une chose anormale de vivre », puisque tout être humain est promis à la mort : « Les morts sont plus nombreux que les vivants », constate-t-il, avant de conclure : « Je me demande moi-même si j’existe ! » C’est ce qui explique son constat, « La solitude me pèse, la société aussi » : quand il est seul, il est face à ses propres incertitudes, à sa « peur » ; en société, il se sent en décalage, renvoyé à son sentiment d’infériorité.

Il est donc toujours prêt à reconnaître sa culpabilité, notamment dans sa querelle avec Jean : « Daisy a raison, je n’aurais pas dû le contredire », « Je regrette de ne pas avoir été plus conciliant. », « Je n’aurais pas dû me quereller avec Jean ! », « Je n’aurais pas dû, je n’aurais pas dû me mettre en colère ! » Son geste final, commander au patron du café « un verre de cognac », confirme la raison de son sentiment de « peur » : il naît de l’impression de ne jamais être "comme il faut", là où les autres sont - ici leurs discussions sur ces rhinocéros - et voudraient qu’il soit, de la reconnaissance de sa propre faiblesse qui l’amène à céder à la facilité, à l’oubli apporté par l’alcool.

Acte II : premier tableau

La désinvolture de Bérenger se traduit par son arrivée avec un léger retard, à peine « neuf heures dix », dont il est conscient, mais qu’avec l’aide de Daisy, il dissimule : « j’ai failli être en retard », déclare-t-il, puis il « range […] ses affaires pour le travail, avec un empressement excessif, comme pour faire excuser son retard. » Durant cette scène, une réplique évoque son travail de correcteur, plutôt fastidieux : « Réglementation des crus d’origine dits « d’appellation »... (Il corrige.) Avec deux L, appellation. (Il corrige.) Contrôlée... une L, contrôlée... ».

Il intervient dans la conversation en tant que témoin, comme Daisy, de la réalité du rhinocéros : « Mais oui, bien sûr, je l’ai vu ! » Mais, face à la question de savoir s’il y avait un ou deux rhinocéros, s’il était « unicorne, ou bicorne », il refuse de poser une certitude, « Voyez-vous, tout le problème est là justement », ce qui lui vaut l’agressivité méprisante de Botard. Mais il refuse aussi de partager l'accusation de Botard : « Ce n’est pas de la propagande... »

Quand surgit madame Bœuf, suivi d’un rhinocéros, sa première réaction est sa compassion ; il tente de la réconforter : « Bérenger s’empresse autour de Mme Bœuf, tapote ses joues, lui donne à boire. BÉRENGER. – Calmez-vous ! » Sa question, quand monsieur Papillon déplore de devoir « remplacer » monsieur Bœuf, fait sourire, mais révèle son souhait d’éviter à son collègue la perte de son emploi : « Vous croyez vraiment qu’il ne peut plus nous être utile ? » La question de la nature de l’animal se poursuit jusqu’à ce que tous soient obligés de sortir du bureau par l’échelle des pompiers.

Acte II : second tableau

Le tableau précédent s’est terminé en annonçant le but de la visite de Bérenger à Jean : « Je vais profiter de cet après-midi libre pour aller voir mon ami Jean. Je veux me réconcilier avec lui, tout de même. On s’était fâchés. J’ai eu des torts. » Ainsi, au début de ce tableau, et malgré le rejet agressif de Jean, il multiplie les excuses insistantes : « Je tiens quand même à vous dire que je regrette d’avoir soutenu... avec acharnement, avec entêtement... avec colère... oui, bref, bref... J’ai été stupide. » Puis, il tente d'expliquer les étranges symptômes de son ami, constatés un à un. Mais chacune de ses suppositions entraîne à nouveau un déni agressif, nouvelle raison de s’excuser : « BÉRENGER. – Excusez-moi, je ne veux pas vous faire de la peine. JEAN, très ennuyé. – On ne le dirait pas. » De même, quand il tente d’appeler un médecin, la violence subie l’amène à reculer en tentant de calmer son ami : « Bon, bon. C’était pour votre bien. », « Ne vous mettez pas en colère contre moi. Vous savez bien que je suis votre ami. »

Mais, face aux déclarations péremptoires de Jean, il ne peut que s’étonner d’un tel changement : « Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ? », « Je ne vous reconnais plus. »  La relation entre eux s’inverse alors, puisque c’est Bérenger qui le juge atteint d’une « crise morale » et essaie de le raisonner : « Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti !... » En vain… Le tableau se termine dans une telle violence après la métamorphose de Jean qu’il ne peut que fuir, totalement affolé en appelant la police au secours.

Acte II, la métamorphose de Jean : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Acte II, la métamorphose de Jean : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

L’acte III

Cet acte est construit en deux épisodes.       

Acte III, chez Bérenger : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

         Le premier est la visite de Dudard, qui entraîne une longue conversation entre eux , qui révèle d’abord l’inquiétude de Bérenger, «  J’ai peur de devenir un autre ». Face à Dudard qui tente de le rassurer, il met en évidence son émotion : « Ce garçon si humain, grand défenseur de l’humanisme ! Qui l’eût cru ! Lui, lui ! On se connaissait depuis... depuis toujours. Jamais je ne me serais douté qu’il aurait évolué de cette façon. J’étais plus sûr de lui que de moi-même !... Me faire ça, à moi. DUDARD. –  Cela n’était sans doute pas dirigé spécialement contre vous .  BÉRENGER. –  Cela en avait bien l’air pourtant. Si vous aviez vu dans quel état... l’expression de sa figure...  »

Acte III, chez Bérenger : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Mais leur échange révèle leur opposition. Tandis que Dudard invoque des explications à cette "rhinocérite", qu’il veut logiques, Bérenger, lui, reste très inquiet, pour lui-même en raison de la peur d’une contagion, mais aussi de façon plus générale : « C’est vrai, c’est sensé ce que vous dites, c’est une parole rassurante... ou peut-être, au contraire, cela est-il plus grave encore ? » Ainsi, alors que Dudard accepte la situation et lui conseille de « prendre les choses à la légère, avec détachement », sa réplique, « Je me sens solidaire de tout ce qui arrive. Je prends part, je ne peux pas rester indifférent » et sa négation « je ne peux pas m’y habituer », traduisent un engagement qui laisse présager un refus de céder, voire une résistance : « J’enverrai des lettres aux journaux, j’écrirai des manifestes, je solliciterai une audience au maire, à son adjoint, si le maire est trop occupé. J’enverrai des lettres aux journaux, j’écrirai des manifestes, je solliciterai une audience au maire, à son adjoint, si le maire est trop occupé. » Alors que Dudard s’efforce de les justifier, le bouleversement de Bérenger s’accentue à la nouvelle des métamorphoses de monsieur Papillon, puis du Logicien, et il confirme sa volonté : « Je ne vous suivrai pas ! je ne vous suivrai pas ! ».

         Le second épisode commence à l’arrivée de Daisy, qui annonce à son tour le changement de Botard. Puis c’est Dudard qui amorce sa métamorphose, laissant le couple seul vivre en accéléré une histoire d’amour, qui révèle toute la sensibilité de Bérenger. Son aveu, « Je vous aime, Daisy, ne me quittez plus », est suivi de l’acceptation de l’évolution du couple : une fusion d’abord, « Je suis avec toi, n’est-ce pas ? Personne ne peut nous séparer. Il y a notre amour, il n’y a que cela de vrai. Personne n’a le droit et personne ne peut nous empêcher d’être heureux, n’est-ce pas ? » Puis viennent les premières disputes : « BÉRENGER. – Tu vois, je te l’avais bien dit ! DAISY. – Tu ne m’as rien dit ! BÉRENGER. – Je m’y attendais, j’avais prévu. DAISY. – Tu n’avais rien prévu du tout. Tu ne prévois jamais rien. Tu ne prévois les événements que lorsqu’ils sont déjà arrivés. »

Acte III, le couple : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Acte III, le couple : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Mais, peu à peu, elle finit par justifier les rhinocéros, refuse de résister en faisant un enfant pour sauver l’humanité, allant jusqu’à admirer leur « énergie », ce qui entraîne le geste violent de Bérenger, une gifle. Quand elle en vient à les juger « beaux » et à voir en eux « des dieux », plus rien ne peut les rapprocher, et Bérenger est impuissant à la rappeler. Il reste alors « seul » plongé dans le désespoir et la culpabilité : « La situation est absolument intenable. C’est ma faute, si elle est partie. J’étais tout pour elle. Qu’est-ce qu’elle va devenir ? Encore quelqu’un sur la conscience. J’imagine le pire, le pire est possible. Pauvre enfant abandonnée dans cet univers de monstres ! Personne ne peut m’aider à la retrouver, personne, car il n’y a plus personne. » Mais lui, auquel Jean reprochait son manque de volonté, il est à présent le seul « homme » à résister : « Je me défendrai contre tout le monde ! »

POUR CONCLURE

Par ses personnages, cette pièce présente deux des caractéristiques du théâtre d’Ionesco.

         La première est la prolifération, celle du cadavre dans Amédée ou Comment s’en débarrasser (1951), ou celle des objets dans Les Chaises (1953), ici celle des rhinocéros avec les transformations successives jusqu’à leur invasion à la fin : « Il n’y a plus qu’eux. » Cela met en évidence l’inversion des valeurs : l'irrationnel devient le rationnel, l’anormalité du monstre devient la normalité, tandis que Jean, le rationnel, sombre dans sa folie, et que Bérenger, critiqué pour sa faiblesse, affirme sa volonté de résistance.

        La seconde est la place accordée aux clichés, phrases toutes faites et attitudes convenues. Tous les personnages les portent en eux et, même s’il est possible d’analyser leur psychologie, ils incarnent d’abord des types, stéréotypés comme, dans l’acte II, le chef, l’employé arriviste, celui qui revendique ses droits ou se montre désinvolte… De même, pour les femmes, la brave ménagère, l’épicière autoritaire, l’épouse dévouée pour madame Bœuf, la gentille dactylo blonde pour Daisy… Tous représentent l’abolition de l’individualité, comme ce nom de « Jean » doublement attribué dans le second tableau de l’acte II, donc tous finissent, au-delà de leurs différences, par se métamorphoser, sauf Bérenger qui, en refusant les certitudes et les idéologies, est le seul susceptible de conserver son humanité.

La "rhinocérite" 

« Le monde est malade. Ils sont tous malades », constate Bérenger face à Dudard dans l’acte III, qui parle ensuite d’une « épidémie « pour justifier son recours à l’alcool : « BÉRENGER. – L’alcool est bon contre les épidémies. Ça m’immunise. Par exemple, ça tue les microbes de la grippe. DUDARD. –  Ça ne tue peut-être pas tous les microbes de toutes les maladies. Pour la rhinocérite, on ne peut pas encore savoir. » Mais, dès l’acte II, la comparaison à une maladie est posée à travers les différents symptômes physiques ressentis par Jean : mal à la tête, « voix rauque » comme pour une angine, bosse sur le front, couleur de la peau…

Rhinocérite
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Devenir rhinocéros

Mais le corps n’est pas seul à être atteint, les symptômes touchent aussi le psychisme, en amenant une modification des goûts, comme l’envie de rejoindre « les marécages » pour Jean ou de manger « de l’herbe » pour Dudard, et des comportements, avec une agitation croissante et l’envie de « foncer doit devant ». Or, la "chute" de la pièce, la résistance affirmée par Bérenger » après que tous les personnages se sont métamorphosés, pose une question : y a-t-il des prédispositions qui favoriseraient la survenue de la maladie et qui expliqueraient que Bérenger puisse rester indemne ?

La puissance des certitudes 

Acte I, un face-à-face : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Acte I, un face-à-face : mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Le conformisme

Dans l’acte I, rien ne permet d’expliquer le passage de ces deux rhinocéros, sur lesquels chacun s’interroge. En revanche, la transformation de Jean dans l’acte II invite à s’interroger sur son comportement face à Bérenger. Tous les reproches qu’il lui adresse, sa désinvolture car il n’est « jamais à l’heure », le peu de souci de son apparence, son abus d’alcool, et, surtout, sa passivité et son manque de volonté… , sont révélateurs de ses propres choix, autant de valeurs affirmées comme les seules valables : « BÉRENGER. – Oh ! de la volonté, tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. JEAN. – Tout le monde doit s’y faire. Seriez-vous une nature supérieure ? BÉRENGER. –  Je ne prétends pas... JEAN, interrompant.  – Je vous vaux bien ; et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous. L’homme supérieur est celui qui remplit son devoir. »

Or, quelles sont ces valeurs, sinon l’obéissance à un double conformisme social ? Elles imposent, en effet, d’adopter une apparence respectueuse des convenances : « Voilà ce qu’il faut faire : vous vous habillez correctement, vous vous rasez tous les jours, vous mettez une chemise propre. » La modalité impérative fait de ce comportement une exigence absolue. Mais elles s’associent à une autre affirmation, « Il faut être dans le coup. Soyez au courant des événements littéraires et culturels de notre époque. », précisée par des conseils : « Visitez les musées, lisez des revues littéraires, allez entendre des conférences. Cela vous sortira de vos angoisses, cela vous formera l’esprit. En quatre semaines, vous êtes un homme cultivé. » Cette culture dont il fait l’éloge est censée permettre de devenir cet « homme supérieur » qu’il est certain d’être quand il se compare à son ami : « Je ne dis jamais de sottises, moi ! », « Je vous vaux bien ; et même, sans fausse modestie, je vaux mieux que vous. » L'important est donc d'être « à la page » dans le domaine culturel.

L'enfermement

Mais tous les personnages de cet acte I sont enfermés dans des sortes de bulles cognitives qui déterminent leurs réactions. Ainsi, la ménagère, devant ses provisions renversées et sa bouteille de vin cassée, est plus choquée par cette perte que par la présence du rhinocéros : « Mon vin, au prix où il est ! » Elle aussi est enfermée dans des codes de comportement, par exemple face au Vieux Monsieur qui ramasse ses provisions, « Vous êtes bien aimable. Ah ! la politesse française ! C’est pas comme les jeunes d’aujourd’hui ! », ou, à la mort de son chat, qui l’humanise pour en faire l’éloge : «  Il ne lui manquait que la parole. Même pas ! »

Face à elle l’épicière, elle, réagit en privilégiant son propre intérêt : « C’est bien fait pour elle. Elle ne l’a pas acheté chez nous ». De même, son mari ne voit en cela qu’une occasion d’augmenter ses ventes : « L’ÉPICIER, à la Ménagère. – J’en ai, c’est pas ça qui manque ! […] Et du bon ! ». Sa femme se joint à lui, « Va donc lui porter une autre bouteille ! », et il insiste « J’ai du bon vin, dans des bouteilles incassables ! » Il en profite pour lui proposer des « poireaux » et, de cet accident, il conclut à son profit : « Il faudra venir acheter chez nous. Vous n’aurez pas à traverser la rue. Vous ne risquerez plus les mauvaises rencontres ! » De la même façon, le patron du café ne se préoccupe que de la bonne marche de son établissement en donnant des ordres à la serveuse : « Ne perdez pas votre temps ! Occupez-vous de ces Messieurs ! », « Ce n’est pas une raison pour casser les verres. » « Vous ne pensez qu’à vos sous », lui reproche d’ailleurs celle-ci. Finalement, le reproche lancé par l’épicière à son mari, « Oh ! toi, toujours des idées pas comme tout le monde ! », résume ce comportement omniprésent qui se retrouve dans tous les personnages lors du tableau dans le bureau : chacun est comme prisonnier de sa fonction sociale.

Le cas extrême est celui du logicien qui, imperturbablement, poursuit sa leçon au Vieux Monsieur, qui, en débutant par l’explication du syllogisme, part d’une affirmation, « La logique n’a pas de limites ! », développée tout au long de son échange, y compris pour son analyse des rhinocéros. Autant de prétendues démonstrations où il affiche son « air compétent », alors même qu’en réponse à l’objection de Bérenger, « Cela me semble clair, mais cela ne résout pas la question », il refuse de remettre en cause le bien fondé de son approche logique : « Évidemment, cher Monsieur, seulement, de cette façon, le problème est posé de façon correcte ».

La violence latente 

Des accusations

Lors du passage du premier rhinocéros, après l’effet de surprise, l’indignation s’exprime collectivement. Là où Bérenger se contente d’un constat, « Ça fait de la poussière », comme Jean chacun proteste : « C’est inadmissible », « On ne devrait pas le permettre ! », et cherche des coupables : « Nous devrions protester auprès des autorités municipales ! À quoi sont-elles bonnes les autorités municipales ? »

C’est encore plus frappant dans les échanges entre les employés, dans le premier tableau de l’acte II, à travers les dénégations successives de Botard, autant d’accusations. Il commence par les journalistes qui « sont tous des menteurs » et répandent « des racontars » et « ne savent quoi inventer pour faire vendre leurs méprisables journaux, pour servir leurs patrons, dont ils sont les domestiques ! » Il s’en prend ensuite aux « curés qui vous font venir à l’église pour vous empêcher de faire votre boulot, et de gagner votre pain à la sueur de votre front », et, plus généralement à la « religion, « l’opium des peuples ».

Ainsi, à ses yeux, tout s’explique par la propagande. C'est elle « qui fait courir ces bruits ! », c’est « une machination infâme », venue d’une trahison que Botard, « terrible », proclame : « Et je connais aussi les noms de tous les responsables. Les noms des traîtres. Je ne suis pas dupe. Je vous ferai connaître le but et la signification de cette provocation ! Je démasquerai les instigateurs. » Même monsieur Papillon, devant l’escalier démoli, détourne l’accusation : « C’est la faute de la direction générale. » Chercher des boucs émissaires est donc le premier tendance face à un phénomène inquiétant.

« Toutes les forces à la défense de la ville de Lénine », 1941. Affiche de propagande soviétique

« Toutes les forces à la défense de la ville de Lénine », 1941. Affiche de propagande soviétique

Le racisme

Parmi ces insultes et ces accusations, le racisme occupe une place importante, dès qu’il s’agit de s’en prendre à autrui : « Les deux cornes, c’est vous qui les avez ! Espèce d’Asiatique ! », lance Jean à Bérenger. Ionesco met alors face à face les deux camps, en reprenant les arguments anti-racistes dans la riposte de Bérenger, « Je ne suis pas asiatique non plus. D’autre part, les Asiatiques sont des hommes comme tout le monde... », répétée par la serveuse, « Oui, les Asiatiques sont des hommes comme vous et moi... », ou par Daisy : « Elle a raison. Ce sont des hommes comme nous. »

Affiche de l’exposition antisémite, « Le Juif et la France », 5 septembre-5 janvier 1942

Affiche de l’exposition antisémite, « Le Juif et la France », 5 septembre-5 janvier 1942

Mais quand cette affirmation est mise en parallèle avec celle de la ménagère à propos de son chat, « Il était si doux, il était comme nous », que valent ces dénégations ? La différence l’emporte, par le cri de Jean, « Ils sont jaunes ! », ou la différenciation absurde du vieux monsieur : « Il y a aussi des Asiatiques blancs, noirs, bleus, d’autres comme nous. », ou le lieu commun invoqué, « J’ai eu des amis asiatiques. », suivi de doutes qui ôtent toute valeur à l'anti-racisme : « Peut-être n’étaient-ils pas de vrais Asiatiques... »

Dans l’acte II, la question du racisme revient, à partir de la question de Botard, « Est-ce d’un chat, ou est-ce d’une chatte qu’il s’agit ? Et de quelle couleur ? De quelle race ? », qui se défend aussitôt du terme employé : « Je ne suis pas raciste, je suis même antiraciste. » L’échange qui suit montre à quel point ces protestations sont vides de sens, alors même que, depuis le début, il s’agit de savoir si ces rhinocéros sont asiatiques ou africains :

MONSIEUR PAPILLON. – Voyons, monsieur Botard, il ne s’agit pas de cela, que vient faire ici le racisme ? BOTARD. – Monsieur le Chef, je vous demande bien pardon. Vous ne pouvez nier que le racisme est une des grandes erreurs du siècle. DUDARD. – Bien sûr, nous sommes tous d’accord, mais il ne s’agit pas là de... BOTARD. – Monsieur Dudard, on ne traite pas cela à la légère. Les événements historiques nous ont bien prouvé que le racisme... DUDARD. – Je vous dis qu’il ne s’agit pas de cela. BOTARD. – On ne le dirait pas. MONSIEUR PAPILLON. – Le racisme n’est pas en question. BOTARD. –  On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. 

Cette dernière affirmation perd toute valeur, car elle vient d’un personnage qui multiplie les critiques et les rejets…, allant jusqu’à accuser Dudard d’être « payé par les Ponténégrins », rappel des accusations lancés contre « le parti de l’étranger » qui avaient précédé les guerres et avaient encore cours lors de l’écriture de la pièce.

Une dictature 

Le culte de la force

Dans l’acte I, tous les témoins partagent la même surprise, mais l’image de la violence reste encore limitée au chat écrasé. Lui seul suscite l’émotion, elle aussi limitée d’ailleurs vu la formule « Ça fait de la peine, quand même ! » et la proposition de lui en offrir « un autre »…

Mais déjà deux aspects sont mis en évidence :

  • Chez Jean, l’éloge de la « force », associé au reproche adressé à Bérenger, son manque d’« énergie » ;

  • Les discours du logicien, qui mettent en place une prétendue logique, tournant en réalité à vide, ce qui dévalise la "raison", censée être le propre de l’homme.

À la fin du premier tableau de l’acte II, la violence s’impose avec l’escalier détruit qui oblige les personnages à s’échapper par la fenêtre, et le nombre de rhinocéros devient vraiment inquiétant comme l’annonce Daisy : « Il y en aurait même trente-deux de signalés. Ce n’est pas encore officiel, mais ce sera certainement confirmé. » Cette force propre à cet animal se concrétise sous les yeux de Bérenger par la métamorphose de Jean qui réaffirme sa force ; si ses veines sont « saillantes », « C’est un signe de force », se réjouit-il, une force qui induit la violence : « je les écraserai. » Bérenger est ainsi obligé de reconnaître la puissance de la multitude : « Tout un troupeau de rhinocéros ! Et on disait que c’est un animal solitaire ! C’est faux, il faut réviser cette conception ! Ils ont démoli tous les bancs de l’avenue. »

Dans l’acte III, la force a pris le pouvoir, à la façon d’un coup d’État, comme le constate Daisy, « Ils ont occupé les installations de la radio ! », et Bérenger confirme : « Il n’y a plus qu’eux, il n’y a plus qu’eux. Les autorités sont passées de leur côté. » Ionesco illustre ainsi la façon dont se met en place un régime totalitaire, dont il a fait lui-même l’expérience lors de la montée du fascisme en Roumanie, puis du nazisme.

Le suivisme

Mais l’établissement d’une dictature implique une condition : que le peuple se range de son côté. Ionesco dépeint ainsi la façon dont, peu à peu, les gens sont séduits par ces êtres si puissants. Jean en donne un premier exemple : « Oui, je suis misanthrope, misanthrope, misanthrope, ça me plaît d’être misanthrope. », « Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous ! » Cette acceptation est une première étape, et elle est favorisée par la personnalité même de Jean qui, déjà, acceptait de se conformer à toutes les conventions sociales.

La contagion : mise en scène de Bérangère Vantusso, 2024. Théâtre Olympia ToursLa contagion : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

La contagion : mise en scène de Bérangère Vantusso, 2024. Théâtre Olympia Tours

Le personnage de Dudard

Cette acceptation est particulièrement mise en relief dans l’acte III à travers le personnage de Dudard. 

          Dans un premier temps, le seul fait de chercher une raison à ce phénomène au lieu d’en être inquiet, bouleversé comme Bérenger, est la première étape vers une dangereuse tolérance : « Je constate les faits, je les enregistre. Cela existe, donc cela doit pouvoir s’expliquer. Des curiosités de la nature, des bizarreries, des extravagances, un jeu, qui sait ? » En invoquant une raison à la métamorphose de Jean, « Peut-être aimait-il l’air pur, la campagne, l’espace... peut-être avait-il besoin de se détendre. Je ne dis pas ça pour l’excuser... », le seul fait de se défendre par avance de toute complicité est déjà le signe d’un relativisme inquiétant

        Dans la suite de son discours, il s’emploie à minimiser la situation : « De toute façon, ce n’est pas mortel. Il y a des maladies qui sont saines. Je suis convaincu qu’on en guérit si on veut. Ça leur passera, allez », « Ils ne sont pas tellement nombreux d’ailleurs », « C’est passager, ne vous en faites pas. »

          En fait, comme il ne se sent pas concerné directement, il est tout prêt à les excuser : « Si on les laisse tranquilles, ils vous ignorent. Dans le fond, ils ne sont pas méchants. Il y a même chez eux une certaine innocence naturelle, oui ; de la candeur. D’ailleurs, j’ai parcouru moi-même, à pied, toute l’avenue pour venir chez vous. Vous voyez, je suis sain et sauf, je n’ai eu aucun ennui. », « Et puis si on se faisait des soucis pour tout ce qui se passe, on ne pourrait plus vivre. » En opposant son discours à l’effroi de Bérenger, Ionesco dénonce la passivité des peuples qui ont laissé s’installer des dictatures en ne se sentant pas eux-mêmes menacés… Mais c’est un avertissement qu’il lance : « Il s’est laissé entraîner, j’en suis sûr. », explique Bérenger, tandis que Dudard riposte : « Cela peut arriver à n’importe qui ! »

Le poids de la majorité

Mais une nouvelle étape est encore franchie, quand le premier choc s’atténue, comme pour Dudard : « Moi aussi, j’ai été surpris, comme vous. Ou plutôt je l’étais. Je commence déjà à m’habituer », « Puisqu’il en est ainsi, c’est qu’il ne peut en être autrement. » Or, comme il se sent tout de même obligé de se justifier, il en arrive à trouver des raisons à ces métamorphoses, « il est absurde de s’affoler pour quelques personnes qui ont voulu changer de peau. Ils ne se sentaient pas bien dans la leur. Ils sont bien libres, ça les regarde. » Finalement, au nom de la liberté, pourquoi ne pas faire un éloge de leur choix, considéré comme une « sublimation », justifié par « un besoin de détente » pour monsieur Papillon ? Mais, tout en s’en défendant, comme Jean il ne conçoit pas de se rebeller face au poids de la majorité, pour ne pas s’en différencier, et en fait même une obligation : « J’ai des scrupules ! Mon devoir m’impose de suivre mes chefs et mes camarades, pour le meilleur et pour le pire. […] Mon devoir est de ne pas les abandonner, j’écoute mon devoir. »

Il est donc difficile de ne pas suivre une majorité, de conserver un point de vue opposé au plus grand nombre et c’est cette même difficulté que manifeste l’évolution de Daisy, elle aussi toute prête à l’acceptation, « Il faut être raisonnable. Il faut trouver un modus vivendi, il faut tâcher de s’entendre avec. « nous devrions essayer de comprendre leur psychologie, d’apprendre leur langage », « C’est ça, les gens. Ils ont l’air gais. Ils se sentent bien dans leur peau. Ils n’ont pas l’air d’être fous. Ils sont très naturels. Ils ont eu des raisons. » La puissance de la majorité finit par l’emporter en elle face au refus de Bérenger, « Il n’y a pas de raison absolue. C’est le monde qui a raison, ce n’est pas toi, ni moi. », qui reste sans « arguments ».

Bérenger face à Daisy : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Bérenger face à Daisy : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

La résistance

Impuissant face à l’évolution de Daisy, aux éloges formulés sur ces « beaux » animaux, dont elle fait des « dieux », Bérenger ne peut empêcher leur rupture. Son cri, « Daisy, ne me laisse pas tout seul ! », confirme à quel point être différent de ceux qui sont le plus grand nombre est difficile, comme si l’homme ne se sentait heureux qu’inclus dans un "troupeau". Il ne peut alors que multiplier ses doutes, « Et si comme me l’avait dit Daisy, si c’est eux qui ont raison ? », jusqu’à nier sa propre réalité parce qu’elle n’est plus cautionnée : « Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! comme je voudrais être comme eux. »

Le poids de l'opinion dominante : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le poids de l'opinion dominante : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Étranger dans son corps, étranger au milieu d’un monde qu’il ne reconnaît plus, il se retrouve dans une situation tragique : « Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » Mais, de même que dans l’acte I face aux reproches de Jean il ne répondait pas aux obligations sociales avancées, de même ses derniers mots marquent le refus de cette loi majoritaire.

POUR CONCLURE

La pièce place face à face deux races, la race humaine et les valeurs qui fondent « l’humanisme » et celle des pachydermes, unicornue ou bicornue, qui se définit par sa force, par un « but » affirmé et par l'usage de la violence pour l’atteindre, quitte à écraser tout sur son passage.. »

          Bien sûr, l’interprétation est d’abord historique : Ionesco retrace tout le parcours qui, à partir de Mein Kampf, paru en 1925, voit l’implantation progressive d’Hitler et du nazisme, avec le soutien des SA, les "chemises brunes", jusqu’en 1933,jusqu’à la purge de la « Nuit des longs couteaux » en 1934, qui parachève la puissance d’Hitler soutenu par les SS. C’est ce parcours qu’il a observé lui-même en Roumanie avec le mouvement fasciste de "la Garde de Fer", et il justifie cette interprétation dans Arts en janvier 1961 : « Le propos de la pièce a bien été de décrire le processus de nazification d’un pays. »

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« La nuit des longs couteaux », Le Petit Journal, 3 juillet 1934

         Mais, se limiter à cette interprétation ne rendrait pas compte de cette pièce, qui reste très actuelle dans la mesure où la "rhinocérite" peut qualifier tout totalitarisme, et même, au-delà des idéologies, toute volonté d’imposer une pensée dominante par un effet de masse qui amène celui qui la refuse à la « honte » de se trouver ainsi exclu. Pensons à tant d’opinions qui cherchent à s’imposer à travers les réseaux sociaux, la liste serait longue ! Qui, face à la puissance de ces influences dominantes et à la force de son propre instinct grégaire, peut encore trouver la force de résister ? Telle est la question existentielle que pose aussi la pièce.

Lecture cursive : Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, 1961-1966, deux extraits 

Pour lire les extraits

Publié en 1962, puis dans une édition enrichie en 1966, le recueil Notes et contre-notes d’Eugène Ionesco regroupe des articles dans lesquels il répond aux critiques qui ont pu lui être adressées, donne des indications sur ses choix, et propose une interprétation. C’est le cas à propos de Rhinocéros dans ces deux extraits.

Premier extrait : Propos recueillis par Claude Sarraute, Le Monde, 19 janvier 1960

Cet extrait est tiré d’une interview d’Ionesco menée par Claude Sarraute, alors journaliste au Monde où elle tient la rubrique littéraire après une première carrière de comédienne de théâtre en 1949 et 1952. L’interview offre l’avantage d’un discours plus vivant, car elle permet une implication plus personnelle, comme « Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie », allusion à la montée du fascisme et du totalitarisme stalinien observée lors de son séjour en Roumanie. Il est aussi plus dynamique en raison des questions posées par le journaliste que l’écrivain peut prendre à témoin comme ici, « Je ne sais pas si vous l’avez remarqué », en l’associant aussi à son argumentation : « l’histoire nous a bien prouvé ».

Un sens général

Le premier paragraphe propose une critique très générale d’un phénomène, la puissance des idéologies, du « courant d’opinion », qui renvoie indirectement au fonctionnement de la « rhinocérite » dans la pièce par la comparaison à une maladie par « sa force de contagion » qui en fait une « véritable épidémie ». L’indice temporel souligne la brutalité du changement alors produit, que le verbe « envahir » compare à une guerre menée pour s’emparer des esprits : « Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, un fanatisme » Il s’agit ainsi d’une conversion, qui transforme les peuples en fidèles du dieu qui leur est proposé. D’ailleurs, dans l’acte III, Daisy en arrive à comparer les rhinocéros eux-mêmes à des « dieux ». Mais les peuples sont des victimes, car les vrais coupables sont ceux qui répandent ce nouveau dogme, les penseurs auxquels Ionesco témoigne son mépris par son lexique péjoratif : « ce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le ‘‘moment nécessairement historique’’. » Par cette formule, il dénonce l’idée d’un déterminisme de l’histoire, qui permet de tout justifier, celui qu’il prête par exemple à Dudard dans l’acte III dans son dialogue avec Bérenger : « DUDARD. – Alors, assimilez la chose et dépassez-la. Puisqu’il en est ainsi, c’est qu’il ne peut en être autrement. BÉRENGER. – C’est du fatalisme. DUDARD. –  C’est de la sagesse. Lorsqu’un tel phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire. C’est cette cause qu’il faut discerner. »

Le portrait des rhinocéros

La fin du paragraphe pose le résultat de tout « fanatisme », présenté comme incontournable : « On assiste alors à une véritable mutation mentale », les mentalités sont transformées. Mais un second résultat est mis en valeur, une rupture de toute communication, chacun restant enfermé dans une sorte de bulle mentale : « lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres… » Ce qualificatif replace l’interview dans le cadre de la pièce, mais elle ne serait qu’un « exemple » d’un phénomène plus général, qui amène un portrait ambivalent de ces humains devenus « rhinocéros » : « Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. » Les oppositions mettent en valeur, en effet, d’un côté une forme d’innocence – finalement ils restent proches de la nature…, et, comme le signale Daisy, ils « chantent », ils « dansent » –, de l’autre leur cruauté qui en fait des assassins.

Illustration pour Rhinocéros, pièce jouée au nouveau cabaret d’Okan Bayülgen, Istambul, Turquie

Illustration pour Rhinocéros, pièce jouée au nouveau cabaret d’Okan Bayülgen, Istambul, Turquie

L'allusion aux faits historiques de « ce dernier quart de siècle » laisse l’interprétation ouverte. Les « rhinocéros » peuvent aussi bien renvoyer aux crimes du nazisme qu’à ceux du stalinisme, sans oublier d’autres dictatures et pouvoirs totalitaires dans le monde : « les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. »

La résistance

À nouveau sans établir un lien avec sa pièce, Ionesco envisage le cas de ceux qui échapperaient à la contagion : « Or il est très possible, bien qu’apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles représentent la vérité contre l’histoire, contre ce qu’on appelle l’histoire. » N’est-ce pas précisément ce que représente Bérenger dans Rhinocéros, qui, à la fin, a lui aussi la tentation de suivre le cours de l’histoire, de « vivre avec son temps », derniers mots prononcés par Botard avant sa métamorphose ? En insistant sur son impuissance à se transformer physiquement, Bérenger oppose à son corps une « conscience » qui résiste au poids de la pensée majoritaire : « Je me défendrai contre tout le monde ! ». Il fait ainsi partie de ces « quelques consciences isolées qui ont représenté contre tout le monde la conscience universelle. »

 

Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte !

Par cette résistance, il répond donc au souhait d’Ionesco : « Il y a un mythe de l’histoire, qu’il serait temps de "démythifier" puisque le mot est à la mode. » En proclamant « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas », il refuse de suivre un prétendu cours de l'histoire affirme la persistance en lui d’une humanité, irréductible. Mais Ionesco le renvoie ainsi à la solitude, propre à tous ceux qui s’opposent à un et « courant d’opinion » dominant : « Les révolutionnaires eux-mêmes étaient au départ isolés. » Une solitude difficile à assumer, selon Ionesco qui explique : « Au point d’avoir mauvaise conscience, de ne pas savoir s’ils avaient tort ou raison. » Et c’est ce que confirment les doutes de Bérenger exprimés dans son monologue final :

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Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

POUR CONCLURE

Comme le fait Claude Sarraute, le lecteur de cette interview établit les liens entre les critiques et les portraits proposés ici par Ionesco et sa pièce, Rhinocéros, dont les différents personnages se métamorphosent à la seule exception de Bérenger. Mais il invite à en élargir le sens, à ne pas se limiter à la seule critique du nazisme ; il n’en fait qu’un « exemple » d’une dénonciation plus générale du pouvoir de « contagion » des « courants d’opinion » quand ils sont présentés comme une inévitable évolution historique, il nous incite à nous intéresser à ceux qui triomphent dans nos sociétés actuelles, eux aussi soutenus par des « philosophes » et qui, si l’on pense à l’écologie, aux conceptions du « wokisme », aux fanatismes religieux de toute nature…, apparaissent comme incontournables, jusqu’à rendre coupables ceux qui n’y adhèrent pas, en produisant une sorte de "guerre" au sein même des sociétés démocratiques, encore favorisée aujourd’hui par la violence des réseaux sociaux, et, parfois, concrétisée par des agressions contre ceux qui sont désignés comme des "boucs émissaires".

Une nouvelle écriture dramatique 

Écriture

Au théâtre d’Eugène Ionesco a été attribuée l’étiquette de "Théâtre de l’Absurde", qu’il a pourtant refusée. C’était, en fait, le titre d’un essai de Martin Esslin, paru en 1961, qui regroupait entre autres Ionesco, Samuel Beckett, Jean Genet et Arthur Adamov. De plus, le terme "Absurde" renvoie à un courant philosophique, incarné notamment par Sartre, alors même qu’Ionesco dénonce, en particulier dans Rhinocéros, ceux qui se veulent des maîtres à penser en imposant leurs opinions. Dans sa riposte, « La vie n’était pas absurde, elle était dérisoire », Ionesco nous invite à reconnaître dans ses pièces une autre tonalité, relevant du comique. Il préférerait, explique-t-il en effet, la formule "Théâtre de dérision", voire "Théâtre d’avant-garde", même s’il ne se fait aucune illusion sur le fait que toute "avant-garde" est vite dépassée.

En tout cas, il est indéniable que les premières pièces d’Eugène Ionesco, à commencer par La Cantatrice chauve en 1950, ont choqué car elles montraient une nouvelle écriture dramatique, en particulièrement par l’importance accordée à la mise en scène, confirmée d’ailleurs par de nombreux écrits dans lesquels il a justifié ses choix. Cela conduit à nous interroger sur le rôle des didascalies et sur la construction du dialogue, en mesurant ainsi comment cela soutient l’image du langage que nous propose l’auteur.

Les didascalies 

Le mot « didascalie » vient du verbe grec "διδάσκειν" (didaskeïn) qui signifie "enseigner" et désigne les indications données par l’auteur d’une pièce de théâtre pour en guider la mise en scène et, notamment, le jeu des acteurs. Encore rares dans l’antiquité où l’auteur accompagnait la mise en scène, et encore à l’époque classique, elles se sont développées dès le XIXème siècle en même temps qu’être metteur en scène devenait une véritable profession, dissociée de la création : l’auteur dramatique voulait ainsi imposer ses propres choix, de façon aussi à s’assurer que le spectateur partage le sens de la pièce, et que le lecteur puisse mieux imaginer la représentation.

Mais, chez Ionesco, leur surabondance invite à étudier plus précisément leur rôle en distinguant les didascalies initiales, particulièrement longues au début de chaque tableau, de celles qui sont intégrées au dialogue.

Jacques Noël : le décor de l'acte I. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Le décor dans les didascalies initiales

L’acte I

L’attention du lecteur est immédiatement attirée par les précisions données avant même sa découverte du dialogue. Toutes les didascalies commencent par le même mot « Décor », mais en multipliant les indications, non seulement sur l’organisation du plateau de scène, comme dans le premier acte, « L’épicerie se trouve donc dans le fond du plateau, mais assez sur la gauche, pas loin des coulisses. », ou « Devant la terrasse de ce café : plusieurs tables et chaises s’avancent jusque près du milieu du plateau. », mais sur les détails à mettre en valeur, par exemple pour l’épicerie, « On y entre par une porte vitrée qui surmonte deux ou trois marches. Au-dessus de la devanture est écrit en caractères très visibles le mot : maison de l’épicerie, le clocher d’une église, dans le lointain. »

Jacques Noël : le décor de l'acte I. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

C’est à la fin de cette description que son rôle est mis en valeur par l’insistance sur l’atmosphère : « lUn arbre poussiéreux près des chaises de la terrasse. Ciel bleu, lumière crue, murs très blancs. C’est un dimanche, pas loin de midi, en été. » Il s’agit de créer l’impression d’un lieu banal, mais si banal qu’il peut devenir étouffant par la chaleur suggérée.

L’acte II : premier tableau

Une telle description se retrouve dans l’acte II, mais Ionesco l’allonge encore en multipliant les accessoires, tels « la petite table de Daisy, avec une machine à écrire », « une autre table sur laquelle on met des feuilles de présence, que les employés doivent signer », « des épreuves d’imprimerie, un encrier, des porte-plume », « Dans le coin de droite, au fond, un portemanteau, sur lequel sont accrochés des blouses grises ou de vieux vestons. » La scénographie semble ainsi sévèrement encadrée par l’auteur, qui souligne ainsi les obligations pesant sur les employés de ce bureau.

Pourtant, pour ce tableau, par l’emploi du conditionnel Ionesco laisse, à deux reprises, un choix : « Dans le cas où le théâtre aurait une fosse d’orchestre, il serait préférable de ne mettre que le simple encadrement d’une fenêtre, au tout premier plan, face au public. » Puis, à propos de la position du « portemanteau », il suggère qu’il « pourrait être placé lui aussi sur le devant de la scène, tout près du mur de droite. » Or, dans le premier cas, ce choix serait, en fait, contraint par la disposition de la salle de spectacle elle-même, mais, en même temps, en faisant « face au public , Ionesco ne suggère-t-il pas qu’il représente ce monde extérieur d’où peut, à tout moment, surgir un rhinocéros ? Dans le second cas, il se limite à un détail pour le moins dérisoire : est-il si important de déterminer la place de ce portemanteau ? Si c’est si important, n’est-ce pas une façon de mettre en valeur les exigences qui pèsent sur les employés, contraints par les objets eux-mêmes.

L’acte II : second tableau

Entre le premier et le deuxième acte, le décor s’est déjà réduit, passant d’un lieu extérieur à un lieu intérieur, alors même que le lien avec l’extérieur est supprimé quand l’escalier se trouve détruit, laissant comme seul moyen de sortie l’échelle des pompiers. Dans ce nouveau tableau, la réduction s’accentue : une chambre dont le mobilier est aussi très limité, « le lit », et « une chaise ou un fauteuil » Finalement, le rôle le plus important est celui des « portes », celle qui mène à « la salle de bain », espace encore plus réduit à la fin du tableau, et celle qui donne sur « le palier », par laquelle la sortie s’avère impossible vu le nombre de rhinocéros. Ainsi, plus l’espace humain se réduit, plus l’espace réservé aux rhinocéros s’agrandit.

L’acte III

La présentation du décor de cet acte est intéressante, non pas pour la description elle-même, mais par les commentaires ajoutés par les adverbes : « À peu près la même plantation qu’au tableau précédent. C’est la chambre de Bérenger, qui ressemble étonnamment à celle de Jean. Quelques détails seulement, un ou deux meubles en plus indiqueront qu’il s’agit d’une autre chambre. »

Ionesco insiste, en effet, sur cette ressemblance, qui pose alors une question : Bérenger se métamorphosera-t-il lui aussi, comme son ami ? Si le « téléphone » est nécessaire puisqu’il va sonner dans la scène, ne l’était-il pas aussi dans la chambre de Jean, où Bérenger était censé téléphoner au médecin et en être empêché par Jean… ? De ce fait, on a l’impression que l’écrivain s’amuse avec ce metteur en scène qu’il prétend diriger. On note aussi la place indiquée pour les fenêtres : si l’une « au fond » est ouverte, ouvrant une échappatoire, l’« [e]ncadrement d’une fenêtre à l’avant-scène » reprend l’acte II, en faisant des spectateurs ces « rhinocéros » aperçus dans la rue par Daisy et Bérenger.

Jacques Noël : le décor de l'acte III. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Jacques Noël : le décor de l'acte III. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1960.  Théâtre de l'Odéon

Les personnages dans les didascalies initiales

La présentation des personnages est très différente dans chaque tableau.

         Dans l’acte I, la didascalie initiale, est interrompue par la présentation de deux personnages en mouvement, « une femme, portant sous un bras un panier à provisions vide, et sous l’autre un chat, traverse en silence la scène, de droite à gauche. À son passage, l’Épicière ouvre la porte de la boutique et la regarde passer », et par une brève réplique de l’épicière, avant de reprendre le portrait des deux principaux protagonistes, indiquant déjà leur caractère par leur habillement comme par la mimique de Bérenger. En cela, Ionesco ne se contente pas de guider sa mise en scène ; il propose à son lecteur un jugement préalable.

           En revanche, dans le premier tableau de l’acte II, l’indication scénique, « Au lever du rideau, pendant quelques secondes, les personnages restent immobiles, dans la position où sera dite la première réplique. Cela doit faire tableau vivant », conduit à une présentation des personnages qui répond au sens même du mot « tableau ». Chacun d’eux est présenté tour à tour, dans l’ordre hiérarchique, indiqué par quelques détails comme la « rosette de la Légion d’honneur » pour le chef, la précision sur l’ « avenir » promis à Dudard, une promotion, ou une indication sur la relation entre eux, par exemple le lien de Dudard avec Botard qui « ne l’aime pas ».

La didascalie initiale : mise en scène de Christine Delmotte, 2017. Théâtre des Martyrs, Bruxelles

On notera les parenthèses, jugement direct de l’auteur sur son personnage, ici Botard pour son lien avec Dudard, « (Il sait tout, comprend tout.) » À cela s’ajoute la suggestion de mimiques appuyées par des discours directs : Dudard face à Botard "a  l’air de lui dire : ‘‘ Vous voyez bien pourtant !"», tandis que « Botard, les mains dans les poches de sa blouse, un sourire incrédule sur les lèvres, l’air de dire "On ne me la fait pas." » Ionesco va donc très loin pour indiquer aux acteurs le jeu à adopter et pour inviter son lecteur à l’interprétation souhaitée.

La didascalie initiale : mise en scène de Christine Delmotte, 2017. Théâtre des Martyrs, Bruxelles

         Dans les tableaux suivants, les personnages étant déjà connus, la didascalie initiale se limite au jeu d’acteur, Ionesco se mettant alors à la place de son public, par exemple pour Jean avec l'emploi du pronom indéfini, « On l’entend tousser », et, en évoquant un mouvement pour Bérenger dans l’acte III, il le fait précéder par une interprétation hypothétique : « Il doit faire de mauvais rêves, car il s’agite dans son sommeil. »

Ainsi, si, au théâtre, le spectateur est laissé libre de donner sens au jeu d’acteur, Ionesco crée une véritable connivence avec un lecteur auquel il impose sa propre conception de ses personnages.

Les didascalies intégrées

Ces didascalies ouvrent donc des interprétations, qui ne pourront être confirmées que dans le dialogue. Mais l’autre particularité d’Ionesco est d’y insérer de nombreuses didascalies qui dépassent leur rôle traditionnel.

La situation d’énonciation

Traditionnellement, en effet, elles permettent de distribuer la parole, émetteur et destinataire, d’indiquer un déplacement, par exemple « venant de la droite » ou « Ils vont s’asseoir à une des tables de la terrasse du café », et d'indiquer le jeu d'acteur, un geste, comme « Il regarde sa montre-bracelet » et, souvent, la tonalité à adopter : « admiratif » pour Bérenger face à Jean, puis « excédé et assez fatigué. »

Une fonction narrative

Mais Ionesco va beaucoup plus loin en accordant à ses didascalies une fonction narrative : « Le Vieux Monsieur élégant venant de la gauche, à la suite de la Ménagère, se précipite dans la boutique des épiciers, les bouscule, entre, tandis que le Logicien ira se plaquer contre le mur du fond, à gauche de l’entrée de l’épicerie. Jean et la Serveuse debout, Bérenger assis, toujours apathique, forment un autre groupe. En même temps, on a pu entendre en provenance de la gauche des "oh !", des "ah !", des pas de gens qui fuient. La poussière, soulevée par le fauve, se répand sur le plateau. » Souvent longues, elles décrivent les circonstances, jusqu’au moindre bruit, relatent de façon détaillée les sensations et les actions des personnages, les explicitent voire les annoncent.

Ainsi l’auteur dramatique se transforme en narrateur omniscient d’un récit, s’adressant à un lecteur, devenu témoin et avec lequel il crée une connivence, illustrée par l’emploi du pronom « on ». Il permet tout particulièrement, par l'abondance des détails, de dépeindre les étapes de la métamorphose, par exemple celle de Jean, et à la fin de l’acte II, de mettre en évidence la montée de cette contagion et l’effroi qu’elle provoque en entrecroisant les brèves répliques de Bérenger avec les indications scéniques qui conduisent à un véritable récit :

Ils débordent sur le trottoir, par où sortir, par où partir ! (Affolé, il se dirige vers toutes les portes, et vers la fenêtre, tour à tour, tandis que la porte de la salle de bains continue de s’ébranler et que l’on entend Jean barrir et proférer des injures incompréhensibles. Le jeu continue quelques instants : chaque fois que dans ses tentatives désordonnées de fuite, Bérenger se trouve devant la porte des Vieux, ou sur les marches de l’escalier, il est accueilli par des têtes de rhinocéros qui barrissent et le font reculer. Il va une dernière fois vers la fenêtre, regarde.) Tout un troupeau de rhinocéros !

Dans l’acte III, les didascalies intégrées sont moins nombreuses, car l’acte précédent a déjà offert au lecteur une intensité dramatique qui supplée à ce qu’il ne voit pas, et il met davantage l’accent sur les arguments échangés entre Bérenger et Dudard d’abord, puis Daisy qui soulignent les raisons de leur métamorphose.  Ainsi, elles accompagnent le sens même de la pièce, en mettant en évidence la progression dramatique, car elles permettent de mesurer la fascination exercée sur les personnages par les rhinocéros, jusqu’à anticiper la tragédie par l’emploi du futur.

(On entend les bruits puissants de la course des rhinocéros. Ces bruits sont musicalisés cependant. On voit apparaître, puis disparaître sur le mur du fond, des têtes de rhinocéros stylisées qui, jusqu’à la fin de l’acte, seront de plus en plus nombreuses. À la fin, elles s’y fixeront de plus en plus longtemps puis, finalement, remplissant le mur du fond, s’y fixeront définitivement. Ces têtes devront être de plus en plus belles malgré leur monstruosité.)

Le langage déstructuré 

Dans la mesure où la "rhinocérite" montre une contagion entre ces humains devenant pachydermes, le propre de l'humain, le langage, joue un rôle, d’où d’ailleurs l’insistance sur les « barrissements ». Mais cette métamorphose du langage est préparée par des indices, des caractéristiques qui révèlent déjà des dysfonctionnements inquiétants. C’est aussi cette déstructuration du langage qui amène à s’interroger sur la tonalité de la pièce.

La logique détruite

Même s’il refuse la qualification de "Théâtre de l’absurde" attribué à ses œuvres, dans Rhinocéros la dénonciation des discours, notamment ceux des intellectuels, implique une explosion de la logique, qui transparaît dans l’irrationalité du langage : « les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent », écrit Ionesco à propos de cette pièce dans Notes et contre-notes. Cela explique plusieurs des caractéristiques du langage.

Le vide du discours

La prolifération des lieux communs est observable, en particulier dans les reproches de Jean à Bérenger dans l’acte I, comme dans ceux des employés de l’acte II ou de Dudard dans l’acte III. Tous répètent un discours convenu, correspondant à leur fonction le plus souvent, et finissent par parler pour ne rien dire, comme quand Jean fait son éloge : « Oui, j’ai de la force, j’ai de la force pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai de la force parce que j’ai de la force ».

Les répétitions

De plus, cela se trouve renforcé par la multiplication des répétitions, comme si cela pouvait combler le vide. La raison est alors remplacée par l’expression de l’émotion, telle celle de la ménagère devant son chat mort, « Je n’en veux pas d’autre, je n’en veux pas d’autre », ou de madame Bœuf face à son mari métamorphosé : « Je le reconnais, je le reconnais », « Je ne peux pas le laisser comme ça, je ne peux pas le laisser comme ça », « Je ne peux pas l’abandonner, je ne peux pas l’abandonner. » Cette tendance est particulièrement frappante chez Jean, qui soutient ainsi ses certitudes par exemple ses reproches à Bérenger, « Vous êtes impardonnable, absolument impardonnable ! », ou son rejet des médecins : « Ils inventent les maladies, ils inventent les maladies. » 

Cela souligne la différence de Bérenger, qui, au contraire, laisse ses phrases inachevées, face aux critiques de Jean par exemple, « Aujourd’hui, aujourd’hui seulement... À cause de... parce que je... », et peine à trouver ses mots, « Je tiens quand même à vous dire que je regrette d’avoir soutenu... avec acharnement, avec entêtement... avec colère... oui, bref, bref... J’ai été stupide. », et remplace les certitudes par des hypothèses, même si elles sont absurdes, tel le lieu d’où vient le rhinocéros : « Que sais-je alors ? Peut-être s’est-il abrité sous un caillou ?... Peut-être a-t-il fait son nid sur une branche desséchée ?.. »

Le triomphe de l’absurde

Le cas extrême de l’irrationalité est le discours de celui que l’auteur désigne comme « Le logicien », précisément parce qu’en voulant exposer la logique, il la détruit complètement, d’abord par ce syllogisme qui conduit à une conclusion absurde, détruite par celui qui vient de l’affirmer solennellement : « LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. – Voici donc un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. –Mon chien aussi a quatre pattes. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. – Alors, c’est un chat. […] Donc, logiquement, mon chien serait un chat. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. – Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai. » Cela s’accentue encore quand, pour soutenir son éloge de la logique, qui « n’a pas de limites », il s’appuie sur les mathématiques et se livre à un compte absurde en divisant le nombre des pattes de deux chats !

C’est à nouveau Bérenger qui démasque ce langage absurde propre aux intellectuels quand il le rapporte à Dudard : le logicien « a expliqué que les rhinocéros asiatiques étaient africains, et que les rhinocéros africains étaient asiatiques. DUDARD. – Je saisis difficilement. BÉRENGER. – Non... non... Il nous a démontré le contraire, c’est-à-dire que les africains étaient asiatiques et que les asiatiques... je m’entends. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Enfin, vous vous débrouillerez avec lui. C’est quelqu’un dans votre genre, quelqu’un de bien, un intellectuel subtil, érudit. »

Mais, sans aller jusqu’à cet excès, ce symptôme de "rhinocérite" atteint tous les personnages qui prétendent argumenter rigoureusement, tel Botard pour défendre son idée de propagande, mais qui, en réalité, se contente de lancer des accusations et d’affirmer prétendre connaître « les dessous » du phénomène, mais incapable de se justifier.

Le Logicien : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

Le Logicien : mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville, Paris

L'incommunicabilité

Dans ces conditions, comment imaginer que les humains puissent réellement communiquer entre eux ? Les dialogues mettent en évidence cette impossibilité.

Le langage décalé

La première raison est l’ambivalence du langage, selon qu’il est pris au sens propre ou au sens figuré, comme dans ce dialogue entre Jean et Bérenger sur l’origine du rhinocéros avec un premier décalage entre une formule figée et la position physique, puis à partir du double sens du verbe « rêver ».

JEAN. – Vous rêvez debout ! BÉRENGER. – Je suis assis. JEAN. – Assis ou debout, c’est la même chose. BÉRENGER. – Il y a tout de même une différence. JEAN. – Il ne s’agit pas de cela. BÉRENGER. – C’est vous qui venez de dire que c’est la même chose, d’être assis ou debout... JEAN. – Vous avez mal compris. Assis ou debout, c’est la même chose, quand on rêve !... BÉRENGER Eh oui, je rêve... La vie est un rêve. JEAN, continuant... . – Vous rêvez quand vous dites que le rhinocéros s’est échappé du jardin zoologique...

La conclusion de Jean, « Vous m’avez mal compris », résume d’ailleurs cette incommunicabilité. Mais l'impossibilité est encore accentuée quand un même personnage se contredit : Jean affirme, « C’est ce que je vous disais ! Eh bien, tant pis. » et, quand Bérenger lui donne raison « Oui, tant pis. », son affirmation s’inverse : « Ou tant mieux, c’est selon. » Si le blanc et le noir peuvent s’affirmer, rien n’a plus de sens et le conflit devient alors inévitable… Ce même relativisme se retrouve lors de la conversation entre Dudard et Bérenger dans l’acte III :

Une communication impossible : mise en scène de Frank Hoffmann, 2016. Théâtre National du Luxembourg

Une communication impossible : mise en scène de Frank Hoffmann, 2016. Théâtre National du Luxembourg

JEAN. – Et les rhinocéros, c’est de la pratique, ou de la théorie ? DUDARD. –  L’un et l’autre. BÉRENGER . – Comment l’un et l’autre ! DUDARD. –  L’un et l’autre ou l’un ou l’autre. C’est à débattre ! BÉRENGER. – Alors là, je... refuse de penser ! DUDARD. –  Vous vous mettez hors de vous. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes opinions, nous en discutons paisiblement. On doit discuter. 

Mais comment « discuter » pourrait-il permettre d’arriver à se comprendre, voire à tomber d’accord, et encore moins entretenir une amitié, a fortiori un lien amoureux ?

Finalement, le langage n’est plus qu’un jeu, où l’un s’emploie à contredire son interlocuteur, en prenant au mot sa logique, mais sans pouvoir lui-même justifier son objection logique…

JEAN. – Vous me traitez de bourrique, par-dessus le marché. Vous voyez bien, vous m’insultez. BÉRENGER. –  Cela ne peut pas me venir à l’esprit. JEAN. –  Vous n’avez pas d’esprit ! BÉRENGER. –  Raison de plus pour que cela ne me vienne pas à l’esprit. JEAN. –  Il y a des choses qui viennent à l’esprit même de ceux qui n’en ont pas. BÉRENGER. –  Cela est impossible. JEAN. – . –  Pourquoi cela est-il impossible ? BÉRENGER Parce que c’est impossible

L’incohérence des interactions

Dans ces conditions, c’est l’incohérence qui triomphe, et tout sens s’annule, comme dans ce bref échange sur l’origine des rhinocéros, « LE PATRON. – L'autre ne peut qu'en avoir une, si l'un en a deux. LE VIEUX MONSIEUR. – Peut-être c'est l'un qui en a une, c'est l'autre qui en a deux». », puis entre les commerçants : « L’ÉPICIER. – Le rhinocéros d'Asie a une corne, le rhinocéros d'Afrique, deux. Et vice versa. LE PATRON, à ['Épicière. – Votre mari a raison, le rhinocéros d'Asie a deux cornes, celui d'Afrique doit en avoir deux, et vice versa. »

Cette incohérence atteint son apogée dans l’acte I quand le dialogue entre Jean et Bérenger s’entrecroise avec l’échange entre le Logicien et le Vieux Monsieur, avec des répliques identiques

LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. –  C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi. BÉRENGER, à Jean. –  C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi. LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur. –  Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous. JEAN, à Bérenger. –  Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous. LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien. –  Je ne vois pas. BÉRENGER, à Jean. –  Je ne vois vraiment pas.

Ionesco met ainsi sur le même plan l’absurdité du discours pseudo-scientifique, du logicien, qui fait appel aux mathématiques, mais à partir d’une hypothèse ridicule, enlever « deux pattes » à deux chats, et le discours qui se veut moralisateur de Jean à Bérenger. De ce fait, s'annihilent toutes les valeurs intellectuelles et morales, se cultiver, avoir de « la volonté » ou le sens du « devoir » ! Elles n’empêcheront d’ailleurs aucun de ceux qui les pratiquent, Jean lui-même, mais aussi Dudard, l’excellent employé, Botard et son idéologie de syndicaliste, et même Daisy et sa compassion, de se métamorphoser en rhinocéros. Le seul qui décide de résister est celui qui portait en lui, précisément, la conscience de l’absurdité de la vie même. « C’est une chose anormale de vivre », disait-il, puisque la seule issue promise à l’homme est la mort : « Les morts sont plus nombreux que les vivants. »

La polytonalité 

L’appellation "Théâtre de l’Absurde" offre aux critiques un avantage, ouvrir plusieurs possibilités pour interpréter la tonalité des pièces, complexe, ce que reflètent d’ailleurs les différentes mises en scène.

Le fantastique

Si l’on s’appuie sur l’intrigue elle-même, des humains changés en rhinocéros qui détruisent tout sur leur passage, on pense à une fable inscrite dans le fantastique, en raison du mélange entre la réalité la plus ordinaire, celle d’une petite ville paisible, un dimanche d’été à midi où l’on fait ses cours, où l’on se retrouve au café, ou bien dans un bureau banal, et des éléments totalement surnaturels, l’irruption des pachydermes, ou bien cette peau qui « verdit » et se « durcit » tandis qu’une « bosse » devient peu à peu une « corne ». Ainsi, Ionesco égare son public, le plonge dans un univers étrange, où la vérité côtoie l'illusion, tout cela dans le but de remettre en cause ses certitudes sur le monde, voire sur lui-même.

La peur : mise en scène d’E. Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville

La peur : mise en scène d’E. Demarcy-Mota, 2020. Théâtre de la Ville

Le fantastique doit provoquer la peur, comme le montrent les réactions des personnages dans l’acte I ou l’effroi de Bérenger à la fin de l’acte II. Cette peut naît des questions que suscite l’étrange : nos sens peuvent-ils ainsi nous tromper, de même qu’il est impossible de décider du nombre de corne d’un rhinocéros ? Pouvons-nous, comme Daisy, entendre dans les barrissements » un chant, voir dans la course de l’animal, une danse, et même trouver « beaux » de tels animaux ? L'homme peut-il ainsi se métamorphoser ?

Cette tonalité fantastique s'est développée tout particulièrement dans des nouvelles au XIX° siècle, et c'est sur elle que se fondent de nombreuses pièces d'Ionesco, car cela répond à sa conception du théâtre : « Pour s’arracher au quotidien, à l’habitude, à la paresse mentale qui nous cache l’étrangeté du monde, il faut recevoir comme un véritable coup de matraque. » (Notes et contre-notes)

Le comique

Lors d’une représentation de Rhinocéros, le rire du public accompagne les comportements des personnages incarnés sur scène, même quand la peur s’exprime. Ainsi le comique ressort, sous ses divers supports, la situation, le caractère, le langage, tout cela étant associé aux gestes, d’où la question posée par Édith Mora lors d’un entretien repris dans Notes et contre-notes : « Vous avez pourtant bien des personnages qui font rire par eux-mêmes, par leur simple comportement ? »

La dérision

La réponse de l’écrivain met l’accent sur l’importance qu’il accorde au comique de caractère :

Jusqu’à la caricature : mise en scène de Ralph Yarrow, 2008

Jusqu’à la caricature : mise en scène de Ralph Yarrow, 2008

Quelquefois certains sont comiques parce qu’ils sont dérisoires, mais eux, ne le savent pas. Tous, en tout cas, sont comiquement ridicules […] ; ceux-là, s’ils sont comiques, c’est peut-être parce qu’ils sont inhumanisés, vidés de tout contenu psychologique, parce qu’ils n’ont pas de drame intérieur, alors que d’autres sont comiques parce que ridicules dans leur manière d’être humains au contraire.

[…] Ce qui est le plus difficile, c’est de ne pas s’attendrir sur soi ni sur ses personnages tout en les aimant. Il faut les voir avec une lucidité, non pas méchante, mais ironique. 

Il insiste ici sur tout ce qui contribue à rendre des personnages « ridicules », en marquant sa volonté d’ironie. Comme le montre l’étude des personnages, tous – et principalement les plus stéréotypés – permettent, en effet, une satire, c’est-à-dire que le rire, provoqué par leur comportement excessif et par leur langage, est mis au service d’une dénonciation, simplement psychologique parfois, un simple sourire devant l’attachement de la ménagère pour son chat, mais aussi pour expliquer leur transformation en rhinocéros. Mais Ionesco donne aussi à son ironie une portée sociale, telle celle des commerçants ou de la hiérarchie dans un bureau, voire politique, morale et philosophique

On arrive ainsi à des situations grotesques, soulignées par la description, comme quand Madame Bœuf rejoint son mari :

Mme Bœuf saute ; Bérenger, qui tout de même essaye de la retenir, est resté avec sa jupe dans les mains. BÉRENGER. – Je n’ai pas pu la retenir. On entend, venant d’en bas, le rhinocéros barrir tendrement. MADAME BŒUF. – Me voilà, mon chéri, me voilà. DUDARD. –  Elle atterrit sur son dos, à califourchon.  – BOTARD. – C’est une amazone. VOIX DE MADAME BŒUF. – À la maison, mon chéri, rentrons. DUDARD. – Ils partent au galop.

Mais Ionesco joue sur une autre dimension du comique, l’humour, quand le personnage est capable de prendre une distance sur lui-même pour rire de ce qu’il affirme et ressent.

Notons que cet humour, Ionesco est capable de se l’appliquer à lui-même, en intercalant dans les calculs absurdes du logicien, une plaisante allusion à ses œuvres, lorsque Jean conseille à Bérenger de se cultiver : « Connaissez-vous le théâtre d'avant-garde, dont on parle tant ? Avez-vous vu les pièces de Ionesco? BÉRENGER, à Jean. – Non, hélas ! J'en ai entendu parler seulement. […] JEAN, à Bérenger. – Il en passe une, en ce moment. Profitez-en. BÉRENGER. – Ce sera une excellente initiation à la vie artistique de notre temps. »

Le jeu d’acteur

Comme le montre l’importance prise par les didascalies, Ionesco cherche à imposer au metteur en scène sa propre vision de l’action et des personnages, et notamment par les nombreuses indications sur le jeu des acteurs, sur lequel il s’est aussi souvent exprimé dans le recueil Notes et contre-notes. Comme s’il reprenait la formule de Bergson dans son essai, Le Rire (1900), qui définit les ressorts du comique comme « de la mécanique plaquée sur du vivant », il insiste tout particulièrement sur le grossissement des effets, destiné à transformer les personnages en des sortes de marionnettes : tout doit devenir grotesque, une démarche, un geste, une intonation :

Des pantins grotesques : mise en scène de Bérengère Vantusso, 2024. Théâtre Olympia,Tours

Des pantins grotesques : mise en scène de Bérengère Vantusso, 2024. Théâtre Olympia,Tours

Si donc la valeur du théâtre était dans le grossissement des effets, il fallait les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n’est ni théâtre, ni littérature, c’est le restituer à son cadre propre à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher les ficelles, mais les rendre plus visibles encore, délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles comédies de salon. Pas de comédies de salon, mais la farce, la charge parodique extrême. Un comique dur, sans finesse, excessif.

Il explique que, loin de rechercher le naturel, les comédiens doivent provoquer le rire par leur jeu poussé à l’excès.

 Si d’autre part les comédiens me gênaient parce qu’ils me paraissaient trop peu naturels, c’est peut-être parce qu’eux aussi étaient ou voulaient être trop naturels : en renonçant à l’être, ils le redeviendront peut-être d’une autre manière. Il faut qu’ils n’aient pas peur de ne pas être naturels.

Comment ne pas rire alors des bousculades et des cris en écho prêtés aux personnages lors de l’irruption des deux rhinocéros dans l’acte I ? De même, dans le second tableau de l’acte II, le comédien doit mettre en valeur le changement progressif : « Depuis un instant, Jean parcourt la chambre, comme une bête en cage, d’un mur à l’autre. Bérenger l’observe, s’écarte de temps en temps, légèrement, pour l’éviter. La voix de Jean est toujours de plus en plus rauque. » La métamorphose s’effectue ainsi sous les yeux du public qui assiste à un ballet cocasse, jusqu’au moment où la voix de Jean « devient méconnaissable », puis où « il barrit presque », et ses gestes imitent ceux du pachyderme.

Le tragique

Cependant rappelons la phrase prêtée à Figaro par Bedaumarchais dans Le Barbier de Séville (1775) : « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d'en pleurer », qui annonce la fonction attribuée au rire par Bergson : l’explosion du rire est un exutoire, une façon d’échapper au tragique, à cette vie qui pèse.

Ainsi, le comique de gestes vient interrompre Bérenger alors même qu’il tente d’expliquer à Jean son mal de vivre :

Le poids de l’existence : mise en scène d’une adaptation bilingue, de Joanne Allan, 2021. Cie Théatraverse

Le poids de l’existence : mise en scène d’une adaptation bilingue, de Joanne Allan, 2021. Cie Théatraverse

BÉRENGER, continuant. – Je sens à chaque instant mon corps, comme s’il était de plomb, ou comme si je portais un autre homme sur le dos. Je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. Dès que je bois un peu, le fardeau disparaît, et je me reconnais, je deviens moi. JEAN. – Des élucubrations ! Bérenger, regardez-moi. Je pèse plus que vous. Pourtant, je me sens léger, léger, léger ! Il bouge ses bras comme s’il allait s’envoler. Le Vieux Monsieur et le Logicien qui sont de nouveau entrés sur le plateau ont fait quelques pas sur la scène en devisant. Juste à ce moment, ils passent à côté de Jean et de Bérenger. Un bras de Jean heurte très fort le Vieux Monsieur qui bascule dans les bras du Logicien.

Pour reprendre l’analyse de Bergson le rire devient ainsi une arme pour s’approprier le « sel de l’amertume », et Ionesco insiste sur la force tragique du comique qui, étant « intuition de l’absurde » inhérent à la condition humaine est en réalité « plus désespérant que le tragique ».

POUR CONCLURE

L’écriture d’Eugène Ionesco dans Rhinocéros donne ainsi ses lettres de noblesse à une tonalité longtemps méprisée, le burlesque traitant dans le style familier, voire grossier, propre au comique, un sujet élevé, caractéristique, lui, du tragique. En accompagnant, en effet, la prolifération fantastique des rhinocéros d’une prolifération des didascalies pour le lecteur, des excès de la mise en scène pour le spectateur, ainsi que d’une prolifération des mots telle que les discours perdent tout sens et que les personnages sont incapables de communiquer, il inscrit sa pièce dans le comique. Mais il fait ainsi ressortir les plus sombres pulsions humaines, l’animalité, la part monstrueuse que chacun porte en soi, et, surtout, son angoisse existentielle la plus profonde, la mort, la perte de son humanité : « J'ai peur. Un jour j'ai eu la sensation imminente de la mort. Il y a eu en moi une débandade, une panique, le cri de toutes mes fibres, un refus terrifié de mon être. Rien en moi ne veut accepter la mort. », écrit-il dans Notes et contre-notes, et il précise : « J’ai toujours été obsédé par la mort. Depuis l’âge de quatre ans depuis que j’ai su que j’allais mourir, l’angoisse ne m’a plus quitté […] J’écris pour crier ma peur de mourir, mon humiliation de mourir. » L’absurde serait donc de passer par le rire pour « crier » cette peur

Lecture cursive : Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, 1961, trois extraits 

Pour lire les extraits

Premier extrait

Dans ce premier extrait, Ionesco explique la façon sa conception de la mise en scène, une pratique systématique du décalage, « jouer contre le texte », qui consiste à inverser les tonalités comique et tragique. Il met ainsi en évidence son refus du tragique tel qu’il a été traditionnellement illustré au théâtre en proposant de « greffer une interprétation clownesque, souligner, par la farce, le sens tragique d’une pièce. » En niant ainsi les catégories dramatiques, « la différence que l’on fait entre comique et tragique », il justifie le rôle qu’il accorde lui-même au rire, non pas, comme le voulait la tradition classique, "plaire" pour "instruire", par exemple rétablir un ordre troublé, transmettre des valeurs, apporter des réponses, mais un moyen d’exorciser l’« intuition de l’absurde ». Mais, en considérant que le comique « est au-delà ou en-deçà du désespoir ou de l’espoir », il souligne à quel point il reste lié à l’angoisse existentielle, impuissant à apporter une certitude.

Deuxième extrait

Ce passage s’ouvre sur un jugement sur le rôle « réconfortant » du tragique, a priori paradoxal puisque, depuis l’antiquité, il conduit les personnages à la mort, en en faisant des victimes d’« une fatalité, d’un destin », tels Œdipe et ses descendants ou Agamemnon… Ainsi, le personnage tragique tente d’agir mais est « vaincu » par avance. Mais, dans la dernière phrase, Ionesco inverse l’interprétation traditionnelle d’une tragédie : loin d’accabler de douleur le public, de provoquer, pour reprendre la définition d’Aristote, « la terreur et la pitié », il affirme que cette ‘impuissance humaine […] peut aussi, en un sens, paraître comique. » En s’agitant inutilement, incapable d’accepter la réalité de son existence, l'homme deviendrait ainsi, selon lui, un pantin ridicule, tels ceux qu’il met en scène dans Rhinocéros, les habitants de sa petite ville avec les explications dérisoires du Logicien, de Jean, de Botard…

Troisième extrait

Ce dernier texte conteste l’effet même du « rire », donc le rôle habituellement attribué à une pièce comique, le partage d’un moment de plaisir, une évasion du quotidien, comme ce que proposait, à son époque, le théâtre dit « de boulevard » par exemple, au mieux, comme chez Labiche, Courteline ou Feydeau, une satire de la société et des défauts humains. Pour lui, le comique n’est, en fait qu’un masque pour « un drame [...] qu’on ne voit pas sur scène », et le rire devient « une libération », cet exorcisme explicité par Bergson. Affirmant qu’« on rit pour ne pas pleurer », Ionesco rejoint ainsi son prédécesseur, Beaumarchais qui plaçait une formule semblable dans la bouche de son héros Figaro.

Visionnage : mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota, 2020 

Visionnage
Ex

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