Georges Feydeau, Un Fil à la patte, 1894
L'auteur (1862-1921), un maître du vaudeville
Le théâtre en héritage
Fils du romancier Ernest Feydeau, il grandit dans un milieu bohème, auprès d’un père qui a de nombreux amis dans le monde des lettres, tels Flaubert, Gautier ou les frères Goncourt, et d’une mère d’origine polonaise, considérée comme une « femme galante », au point que la paternité de l’enfant est attribuée tantôt à Napoléon III, tantôt au duc de Morny.
Dans un article, « Le Vaudeville Moderne / De la paresse à la gloire : comment je suis devenu vaudevilliste », paru le 15 mars 1908, à la Une du Matin, Feydeau rattache son goût pour le théâtre à cette origine familiale : « J’étais tout enfant, six ans, sept ans. Je ne sais plus. Un soir on m’emmena au théâtre. Que jouait-on ? Je l’ai oublié. Mais je revins enthousiasmé. J’étais touché. Le mal venait d’entrer en moi. »
Carolus-Duran, Portrait de Georges Feydeau, XIXème siècle. Huile sur toile, 610 x 460. Palais des Beaux-Arts, Lille
Il raconte alors plaisamment comment l’écriture d’une première pièce lui permet d’échapper aux contraintes scolaires avec l’approbation de son père. Il n'a qu'onze ans quand il compose sa première pièce, un drame historique, Églantine d’Ambois, en 1873, et envisage une carrière d’acteur, fondant d’ailleurs au lycée Saint-Louis, une compagnie, « Le Cercle des Castagnettes », qui ne lui vaut guère de succès cependant.
Une fois démobilisé, il trouve un emploi comme secrétaire général du théâtre de la Renaissance. Cela lui ouvre encore davantage les cercles littéraires et artistiques, et, après son mariage avec la fille du portraitiste Carolus-Duran, il prendra même des cours de peinture. Le remariage de sa mère, en 1876, après trois ans de veuvage, avec Henry Fouquier, journaliste qui dirige alors le journal XIXe siècle lui permet aussi de devenir, de mars 1885 à mars 1886, rédacteur de la rubrique « Courrier des théâtres ».
Une vie vouée au théâtre
En 1882, Feydeau fait jouer sa première pièce en un acte, Par la Fenêtre, puis il compose plusieurs monologues, interprétés par des acteurs alors connus, Galipaux, Coquelin cadet, Saint-Germain. Il mènera dès lors – et jusqu’à la fin de sa vie – cette "vie de bohème" qui caractérise ce que l’on nomme alors la « Belle Époque » : une vie nocturne, dans les hauts lieux du luxe parisien, tel "Maxim’s", une vie d’excès aussi, tant au jeu où il perd beaucoup que par le recours à la cocaïne ou la multiplication des liaisons… peut-être autant de sources d’inspiration pour l’intrigue et les personnages de ses pièces…
Sa vie se confond ensuite avec sa carrière d’auteur dramatique, qui connaît des hauts et des bas : un premier succès, Tailleur pour dames (1886), célébré par Labiche, est suivi de pièces jugées médiocres, autant d’échecs, avant de connaître une véritable consécration comme "maître du vaudeville" : de Monsieur Chasse !, en 1892, à On purge bébé (1910) et Mais n’te promène donc pas toute nue ! (1911), les succès se succèdent, comme Un Fil à la patte, Le Dindon (1896), La Dame de chez Maxim (1899) ou Occupe-toi d’Amélie, en 1908.
Yves Marevéry, Georges Feydeau, auteur de Le Bourgeon, 1913. Dessin, encre. BnF
Mais de premiers troubles psychiques, symptômes de la syphilis, le frappent en 1919 et achèvent de mettre fin à cette carrière. Placé en maison de santé, il meurt en 1921 en laissant soixante-trois pièces de théâtre, dont il avait souvent assuré la mise en scène, et dans lesquelles il avait même parfois joué.
Lecture cursive : Georges Feydeau, « Le Vaudeville Moderne / De la paresse à la gloire : comment je suis devenu vaudevilliste », Le Matin, 15 mars 1908
Pour lire le texte
Une introduction
Dans cet article, Feydeau, qui a déjà conquis le succès, commence par justifier le fait de « parler de soi », ce qui pourrait paraître un manque de « modestie ». Il a, en quelque sorte, été contraint de répondre à une demande insistante du journal Le Matin : expliquer « pourquoi » il est « vaudevilliste ». L’écrivain revient ainsi sur ses jeunes années, sur ce qu’il considère comme une « vocation ».
Le temps de l'enfance
Feydeau se lance alors dans un dialogue avec le lecteur, avec un jeu de question-réponse qui s’ouvre sur un paradoxe : la raison de son choix serait la « paresse », non pas une oisiveté, père de tous les vices, mais considérée comme « la mère miraculeuse, féconde du travail. »
Il relate alors une anecdote remontant à l’enfance en trois temps :
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Le premier est la découverte du théâtre à « six ans, sept ans », dont il revient « enthousiasmé ».
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Le deuxième restitue un dialogue entre l’enfant, qui s’est « mis au travail » et un père bienveillant. Quand il proclame écrire « une pièce de théâtre », loin de le blâmer son père non seulement l’encourage mais aussi l’excuse et lui permet d’échapper aux leçons de son institutrice.
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De cela, il tire profit, l’écriture dramatique devenant un alibi parfait, « le truc sauveur » pour éviter le travail scolaire. Ainsi se trouve justifié le paradoxe initial : il s’agit bien de « paresse ».
Des actes fondateurs
Feydeau rappelle ensuite les premiers actes témoignant de son amour du théâtre. Encore tout jeune, il compose de nouveaux écrits « au collège ». Puis, au lieu de citer le nom de la troupe alors fondée, il raconte son essai en tant qu’acteur dans une comédie d’Émile Augier, Le Gendre de M. Poirier (1854), auteur à succès pour ses plaisantes critiques de la bourgeoisie, essai avorté, ce qui a peut-être résolu son dilemme, « Auteur ? Acteur ? », en faveur de l’écriture.
Une conclusion
Ce récit conduit au rappel de son premier succès, alors qu’il est encore en train de faire son service militaire, Tailleur pour dames : « Ma joie ! Mes espoirs ! » Mais les pièces suivantes furent des échecs, d’où son aveu amer : « Il me fallut déchanter. » Sans cacher les rivalités propres au monde du théâtre, iI reprend alors la plaisante explication initiale : « Avec de la paresse et de l’entêtement, on est toujours sûr d’arriver à quelque chose. »
En invoquant ce défaut, la « paresse », il feint d’entrer dans le jeu de tous ceux qui considèrent le vaudeville comme un genre inférieur, mais, en même temps, en parlant d’« entêtement » et en déroulant ce parcours, il leur répond en soulignant le travail qu’il a pu fournir pour s'imposer.
Affiche de Tailleur pour dames. Comédie-vaudeville de Mr Georges Feydeau… Le Grand succès du théâtre de la Renaissance de Paris. Tournée Saint-Omer. prochainement.
Le contexte de la pièce
La Belle-Époque
L’essor économique qui a débuté sous le Restauration se poursuit tout au long du siècle, malgré les révolutions de 1830 et 1848, malgré la guerre de 1870 suivie de la Commune, et malgré des scandales comme celui du canal de Panama ou de l’affaire Dreyfus. On nommera "Belle-Époque" cette période qui, quand éclate la première guerre mondiale, paraît rétrospectivement un temps véritablement heureux...
Les divertissements
Ainsi, même si tous ne bénéficient pas de cette économie florissante, Paris devient la « ville-lumière » qui offre de nombreux divertissements, à commencer par les plus élégants pour les privilégiés. L’aristocratie, comme la riche bourgeoisie, qui l’imite fréquente les allées du bois de Boulogne, les hippodromes, les courts de tennis, et des restaurants réputés, chez Maxim's ou au Pré Catelan. Ils se retrouvent aussi dans les hauts lieux du tourisme, sur les plages de Deauville, de Biarritz ou de la Côte d'Azur, où elle va passer l'hiver, dans les élégants wagons de l'Orient-Express et sur les ponts de paquebots, à Vienne ou dans les palais de Venise... Autant de lieux fréquentés par Feydeau et dans lesquels il fait vivre ses personnages.
Albert Harlingue, Chez Maxim’s, vers 1900. Photographie
Mais les petits artisans et ouvriers, nurses et domestiques, employés de tout niveau, c'est-à-dire les classes populaires, ont aussi leurs lieux de divertissement : des cabarets, cafés-concerts, cirques et bals populaires jusqu'aux Folies-Bergère et au Moulin-Rouge, en passant par les tavernes de Montmartre ; chacun veut chanter, danser, boire, rire... Autant de lieux où les plus élégants ne dédaignent pas d'aller "s'encanailler", comme on le dit alors. Et, avant que ne naisse le cinéma, tous fréquentent les salles de théâtre.
La place des femmes
Les femmes règnent alors sur cette vie mondaine. Les magazines féminins rendent compte de leurs réceptions, elles se pressent aux "thés" comme dans les expositions, et les grands couturiers, tel Poiret, deviennent des arbitres de la mode. Ce sont aussi les débuts de leur émancipation : au volant des automobiles, sur les courts de tennis, elles participent aux concours hippiques, se mettent même au ski et à d'audacieuses escalades... Tout aussi émancipées sont les demi-mondaines, celles que l'on nomme les "cocottes" : Cléo de Mérode (1875-1966), la belle Otéro (1868-1965), Émilienne d'Alençon (1869-1946)... attirent dans leurs salons et fascinent les hommes qui les font vivre dans un luxe qu'elles n'hésitent pas à étaler.
Portrait d’Émilienne d’Alençon
Partout, sur les scènes de théâtre comme dans les salons, les femmes sont au premier rang, sur scène et dans le public. Il est donc logique qu’elles occupent une place centrale dans les pièces de Feydeau.
La vie culturelle
Un mouvement littéraire : le réalisme
Né dans la seconde moitié du siècle, même si ses premières œuvres en gardent l’héritage, Feydeau s’est éloigné du romantisme, remplacé par le réalisme, dans tous les genres littéraires : dans les romans, où il va même jusqu’au naturalisme, tel celui des frères Goncourt, que Feydeau a connus dans le salon paternel ; dans la poésie, avec le Parnasse qui refuse les grands élans sentimentaux ; au théâtre, où, même si les pièces classiques rencontrent encore un grand succès, comme celles qui fondent un nouveau courant, le symbolisme, le public se presse surtout dans les théâtre dit "de boulevard", où le réalisme s'impose dans la comédie, comme dans les pièces d’Émile Augier (1820-1889) qui se livre à une satire de sa société en s'en prenant notamment au rôle joué par l’’argent dans les familles et aux comportements immoraux qu’il entraîne.
Un genre littéraire : le vaudeville
Son origine
On admet le plus souvent que ce terme vient du lieu normand, le Val-de-Vire, d’où sont originaires deux poètes, l’un du XVème, l’autre du XVIème siècle, auxquels sont attribués les textes d'un recueil, intitulé Vaudevire, regroupant des chansons à boire, parfois grivoises, sur un air facile, mais toujours satiriques à partir d’un événement ponctuel ou d’une anecdote, un peu comme le feront les chansonniers au XXème siècle.
Après s’être développé dans les périodes troublées, comme pendant la Fronde au XVIIème siècle, le vaudeville, tout en restant chanté, devient une composition scénique, ce qui lui ouvre le théâtre, notamment lors des spectacles sur les tréteaux des foires.
Son implication
Il poursuit son essor au XVIIIème siècle, ce qui amène Pierre-Antoine Augustin de Piis et Pierre-Yves Barré à fonder à Paris, en 1792, le Théâtre du Vaudeville : il accueille alors des comédies de plus en plus élaborées, changeant à plusieurs reprises d’emplacement avant qu’un nouveau théâtre ne soit construit, en 1868, sur le boulevard des Capucines, d’où l’appellation prise ultérieurement de "théâtre de boulevard". Quatre cariatides du sculpteur Jules Salmson ornent l’étage supérieur, qui illustrent parfaitement les caractéristiques du genre : le Folie, pour son aspect débridé, la Comédie dont il reprend l’héritage, la Satire, son objectif affirmé, et la Musique qui continue à accompagner les spectacles.
Son succès
Plusieurs auteurs lui donnent ses lettres de noblesse dans la seconde moitié du XIXème siècle, tels Eugène Scribe (1791-1861) et surtout Eugène Labiche (1815-1888), puis Georges Courteline (1858-1929) et Georges Feydeau. Si, à l’origine, il se compose de ce que nous nommerions aujourd’hui des sketches, au mieux d’un scénario très léger, en un ou deux actes, il finit par rejoindre l’ambition originelle de la comédie, la formule du poète Horace « castigat ridendo mores », une peinture comique propre à soutenir la satire sociale. Deux caractéristiques y sont récurrentes : le thème de l’adultère, avec la critique du mariage, et le ridicule d’une bourgeoisie qui rêve d’ascension sociale.
Charles Marville, Le théâtre du Vaudeville, Paris, vers 1853-1870. Photographie, 35,5 x 25,5. State Library Victoria
Lecture cursive : Georges Feydeau, « Le Vaudeville Moderne » (2nde partie), Le Matin, 15 mars 1908
Pour lire le texte
Après avoir expliqué, dans cet article, d’où lui était venue sa « vocation » de vaudevilliste, Feydeau poursuit en posant les raisons qui, selon lui, lui ont valu le succès.
Sa conception du vaudeville
Il commence par critiquer ce genre littéraire, lui reprochant ses intrigues, « des trames désuètes » et ses personnages, « conventionnels, ridicules et faux ». De plus, l’adverbe « invariablement » souligne le manque d’originalité de ces pièces.
Il présente alors son propre dessein, la volonté d’accentuer le réalisme des personnages tout en conservant les excès des « situations burlesques ». De toute évidence, il cherche à se rapprocher de l’essence même de la « comédie ».
L'image du public
Il rappelle son succès auprès du public, contestant ainsi implicitement le reproche parfois adressé au vaudeville, d’être un genre "inférieur" car apprécié de spectateurs populaires peu férus de littérature. Il proteste, en effet, d’une noble intention, qui rejoint les affirmations fréquentes de Molière : « ma seule intention était de lui plaire et de le faire rire autant qu’il est possible. »
Mais comment ne pas sourire de l’anecdote qui conclut l’article ? Elle met en évidence le décalage entre un courrier d’éloges, lui confirmant son « immense talent », et la proposition du rédacteur qui lui adressait son « manuscrit »… mais une œuvre jugée sans valeur : elle « dépassait les bornes du permis en fait d’idiotie ». La pirouette qui sert de chute à l’article, certes, est cocasse et révèle l’esprit caustique de Feydeau ; mais est-il possible de tirer « gloire » d’être admiré d’un tel spectateur ? Cela ne confirme-t-il pas, précisément, l’infériorité du vaudeville ?
Présentation d'Un Fil à la patte
Pour lire la pièce
La pièce est représentée le 9 janvier 1894 au Théâtre du Palais-Royal, et remporte un succès immédiat, avec 129 représentations. Ce succès valut à Feydeau d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur grâce à l’appui d’Alexandre Dumas fils. Un succès durable puisque la pièce entre au répertoire de la Comédie-Française en 1961, reste représentée aujourd’hui, est diffusée fréquemment à la télévision et a aussi donné de nombreux films.
Félix Nadar, Un fil à la patte. Photographie à sa création, 1894
Le titre
Pour illustrer le titre
Cette expression tire son origine du fil utilisé pour empêcher un oiseau, ou tout autre animal de s’échapper, repris par l’argot parisien des truands au XIXème siècle. Il prend ensuite un sens figuré pour évoquer toute situation qui limite la liberté d’agir.
C’est ce sens que retient Feydeau, qui contribue à la populariser, en la déplaçant dans le domaine affectif pour évoquer le mariage. Son personnage principal, Fernand de Bois-d’Enghien, doit faire un mariage brillant avec Viviane, la fille de la baronne Duverger. Il est donc indispensable qu’il rompe la liaison entretenue avec sa maîtresse, Lucette Gautier, chanteuse de café-concert. Rupture urgente, et d’autant plus difficile que la chanteuse, elle, n’est pas prête à l’accepter, qu’elle a été invitée par la baronne pour se produire le jour de la signature du contrat.
Dans la scène 5 de l’acte III, le héros lui-même emploie cette expression en aparté, « Oh ! le fil à la patte ! », alors qu’une fois de plus il constate la difficulté de se débarrasser de Lucette.
La structure
La pièce est beaucoup plus complexe que la plupart des vaudevilles, avec trois actes, dont les deux premiers, avec respectivement 20 scènes et 18 scènes introduisent de nombreuses péripéties, avant qu’elles ne se dénouent dans l’acte III, plus rapide avec 9 scènes. Le nombre de personnages, onze hommes et 8 femmes, sans compter les domestiques ou les agents, contribue aussi à la complexité de l’intrigue.
Le schéma actanciel
Le sujet qui mène l’action est Fernand de Bois-d'Enghien, et son objet est Lucette, sa maîtresse avec laquelle il désire rompre. Dans le rôle du destinateur, c’est l’ambition sociale et financière qui le pousse, puisque le destinataire, son objectif, est son mariage avec une riche héritière, la fille du baron Duverger.
Programme de la représentation au théâtre du Palais-Royal en 1894
Bien évidemment, Lucette, sa maîtresse, est la principale opposante. Mais très hésitant, velléitaire, voire lâche, le héros lui-même devient aussi son propre ennemi. Pourtant, il bénéficie de nombreux adjuvants, bien sûr la baronne et sa fille qui souhaitent ce mariage, mais aussi tous ceux qui espèrent profiter de cette rupture à commencer par le général sud-américain Irrigua qui veut conquérir Lucette et est prêt, pour cela, à tuer Bois-d’Enghien, mais aussi tous ceux dont les interventions perturbent la situation mais qui encouragent la rupture avec un amant sans le sou : Nini Galant, une « cocote », qui donne l’exemple d’u riche mariage, Marceline, la sœur de Lucette, qui espère bénéficier de l’argent de ses amants, Bouzin, clerc de notaire qui voudrait que Lucette interprète une de ses chansons, Gontran de Chenneviette, ex-amant, père de l’enfant de Lucette mais qui se ruine aux courses et vient lui demander de payer la pension du petit, Ignace de Fontanet, un admirateur fervent…
Le schéma narratif
La situation initiale
La situation initiale est, a priori, paradoxale par rapport à l’enjeu d’ensemble, puisque Bois-d’Enghien « est revenu », comme tous le proclament joyeusement dès le début de l’acte I, alors que la rupture avec Lucette semblait conclue : « ça a repiqué de plus belle ! », déclare familièrement Gontran de Chenneviette. Toute la question est donc de réussir à inverser cette situation, puisque le héros affirme qu’il était « venu pour rompre » définitivement… Mais pour cela, il faudrait se justifier, donc annoncer son mariage !
La situation finale
Ce résultat est obtenu dès la scène 5 de l’acte III, puisque Bois-d’Enghien parvient à renverser la situation à son profit : il arrive à persuader la baronne de son innocence, puis de sa rupture, qu’il a concrétisée en chassant Lucette, et il reçoit la déclaration d’amour de sa fiancée, qui finit de convaincre sa mère. Comme le veut traditionnellement la comédie, son mariage aura donc bien lieu, tandis qu’on pressent aussi que le général Irrigua pourra le remplacer auprès de Lucette.
Les éléments perturbateur et de résolution
Il est difficile de distinguer un élément perturbateur précis vu l’introduction successive des personnages dans l’acte I. De même, le scandale provoqué par le fait que Bois-d’Enghien se retrouve en sous-vêtements chez sa belle-mère ne suffit pas à résoudre l’action, puisque de nouvelles péripéties vont se succéder dans l’acte III avant qu’il ne rejette définitivement sa maîtresse et que sa fiancée n’oblige sa mère à accepter ce mariage qu’elle a fini par désirer elle-même.
Le seul personnage qui joue un rôle dans les deux cas est Bouzin, deux fois à l’origine d’un quiproquo : le premier quand, en glissant sa carte de visite dans un bouquet renfermant un écrin avec une bague offert par le général, il provoque le conflit qui va opposer Irrigua à Bois-d’Enghien ; le second quand, finalement c’est lui qui provoque le scandale : dépouillé de ses vêtements par Bois-d’Enghien, il se retrouve arrêté à sa place pour atteinte publique à la pudeur.
Les péripéties
Au-delà des personnages, les péripéties reposent très souvent sur des objets.
Dans l’acte I, trois d’entre eux compliquent la situation de Bois-d’Enghien.
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Dès la didascalie initiale, est mentionné un journal : « sur la table de gauche, un Figaro plié ». Il est particulièrement dangereux, comme le souligne Bois-d’Enghien dans la scène 4 : « Sapristi ! mon mariage qui est annoncé dans le Figaro ! » Il doit donc à tout prix le cacher à Lucette, ce qui est particulièrement difficile car il comporte aussi un article élogieux sur elle, que Fontanet, son rédacteur, voudrait lui faire lire : il revient de façon récurrente dans les scènes 6, 7 et 14.
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Est encore plus important le rôle du bouquet, porteur de l’écrin avec la bague, offert par le général Irrigua mais dont Bouzin s’approprie l’origine en y glissant sa carte en espérant ainsi que Lucette acceptera d’interpréter sa chanson qu’elle a rejetée. Son stratagème fonctionne en provoquant un quiproquo, mais pas le suivant.
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Le troisième objet, le parapluie que Bouzin a feint d’oublier, lui a servi de prétexte pour revenir, mais, en présence du général, porteur d’un second bouquet accompagné d’un bracelet, le quiproquo est démasqué.
De ces bouquets, Bois-d’Enghien tire profit, car il espère qu’une telle richesse attirera Lucette et favorisera sa rupture. Le seul risque est la menace du général, de tuer son rival…
Un éloquent bouquet, mise en scène de Christophe Lidon, 2022. Théâtre Hébertot
Dans l’acte II, Bois-d’Enghien poursuit ses tentatives pour cacher à Lucette son mariage, alors même que son contrat va être signé. Mais il maîtrise de plus en plus mal la situation, car les objets sont à présent au service de Lucette. À la scène 7, elle le découvre vite dans l’armoire où il s’est caché. Deux objets sont aussi introduits, mais leur rôle semble encore minime : la clé de l’appartement de Bois-d’Enghien, destinée, selon le général, à sortir la jeune femme de son évanouissement, est oubliée dans son dos… De même, quand Lucette menace de se suicider avec un revolver, l’action ne se réalise pas : « Elle tire sur le guidon du revolver, ce qui fait sortir un éventail avec lequel elle s’évente nerveusement. »
Intervient enfin un nouveau bouquet offert par le général, avec un double rôle.
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D’un côté, le collier de perles qui lie ces fleurs champêtres, confirme la richesse de ce séducteur.
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Mais de l’autre il permet à Lucette d’empêcher le mariage : en glissant un épi de blé dans le dos de Bois-d’Enghien, elle l’oblige à se déshabiller pour s’en débarrasser, et il est ainsi surpris avec elle dans une situation scandaleuse.
Le mariage de Bois-d’Enghien est alors compromis et la victoire de Lucette semble assurée.
M. Parys, Un scandale : pour illustrer l’acte II, BnF
Dans l’acte III, réapparaissent les deux objets dont l’usage était resté indéterminé dans l’acte II. La clé oubliée a obligé Bois-d’Enghien à passer la nuit à l’hôtel, donc à se changer quand son domestique lui ouvre le matin, d’où sa tenue légère durant tout cet acte ; de plus, récupérée par Lucette, elle lui permet d’entrer dans l’appartement de son amant sous prétexte de la lui rapporter, en fait pour renouer leur liaison.
M. Parys, Pour dépouiller Bouzin : pour illustrer l'acte III, BnF
Elle sort alors le revolver pour renouveler sa menace, mais la didascalie de la scène 5 révèle son inutilité : « (Il a saisi le pistolet par le canon, Lucette le tire par la crosse, ce qui fait sortir l’éventail de sa gaine. Restant avec le pistolet en main, l’éventail sorti.) » En revanche il est doublement bénéfique à Bois-d’Enghien :
• d’une part, furieux d’avoir été dupé, il trouve enfin le courage de rompre définitivement avec Lucette ;
• d’autre part, il l’utilisera pour obliger Bouzin à lui céder ses vêtements, ce qui fera de ce malheureux la victime du scandale à sa place.
Les objets ont toujours joué un rôle dans les pièces de théâtre, mais chez Feydeau leur rôle n’est pas seulement ponctuel. Il les utilise comme une composante même de son intrigue, tantôt pour constituer des obstacles, tantôt pour marquer une avancée de l’action, et jusqu’à sa résolution.
Le cadre spatio-temporel
La durée
Une remarque de Bois-d’Enghien dans l’acte III date précisément l’action, contemporaine donc de la date d'écriture : « Ah ! je m’en souviendrai de la nuit du 16 avril 1893 ! ».
Durée de l'action
Même si elle comporte une nuit, sa durée ne dépasse pas vingt-quatre heures. L’acte I s’ouvre, en effet, peut avant le déjeuner, prévu à midi, mais qui tarde vu l’arrivée successives des convives et le temps pris par Bois-d’Enghien pour se préparer. La signature du contrat, dans l’acte II, occupe la soirée, ce qu’annonce l’invitation de la baronne à Lucette : « c’est pour une soirée de contrat qui a lieu aujourd’hui même ». Enfin, le début de l’acte III nous informe que Bois-d’Enghien a passé la nuit à l’hôtel, et ce n’est qu’à dix heures qu’il se présente chez lui pour que son domestique puisse être présent pour lui ouvrir : « Oh ! Monsieur, dix heures du matin ! un lendemain de soirée de contrat ! Est-ce que c’est une heure pour rentrer ? » L’action s’accélère à l'acte III, puisque la noce, descendant l’escalier, précise dans la didascalie qui introduit la scène 6 ? peu avant le dénouement : « — Le beau-père : « Dépêchons-nous ! » — La mariée : « Mais nous avons le temps ! » — Le gendre : « La mairie, c’est à onze heures ! » (Etc., etc.) »
Une durée élargie
Mais la durée de l'intrigue est élargie par son enjeu, le mariage prévu qui exige la rupture de Bois-d’Enghien avec Lucette. Déjà une remarque de Bois-d’Enghien révèle que la décision est ancienne : « Justement mon fleuriste me disait tout à l’heure : « Comme vous faites durer longtemps vos fiançailles ». Remarque qui répond à sa future belle-mère, qui vient de lui annoncer une accélération : « Et maintenant, une bonne nouvelle pour vous, mon gendre… L’église ayant tous ses services retenus pour le jour que nous avons fixé, j’ai décidé d’avancer le mariage de deux jours. » Mais cela ne fait que renforcer l’urgence d’une rupture définitive.
Pourtant, au début de la pièce, nous apprenons qu’une première rupture a eu lieu, qui a provoqué la colère de Lucette deux semaines auparavant : « Figure-toi, le pauvre garçon, pendant que je l’accusais, il avait une syncope qui lui a duré quinze jours ! » Mais une réconciliation a eu lieu, toute récente encore comme le raconte Lucette : « Tu juges de mon émotion quand je l’ai vu revenir hier au soir ! » Tout reste donc à refaire pour Bois d’Enghien…
Enfin, l’action repose sur une double ouverture vers l’avenir, propre à créer un horizon d’attente :
- d’un côté, la première visite du général Irrigua et les riches bijoux qu’il offre pourrait aider la rupture en incitant Lucette à changer d’amant, car Bois-d’Enghien, lui, est désargenté.
- mais le désir de conquérir Lucette entraîne la jalousie du général qui menace son rival de duel, en croyant d’abord qu’il s’agit de Bouzin, mais dont il comprend, à la fin de l’acte II qu’il s’agit en fait de Bois-d’Enghien : « Demain, à la matin, yo vous touerai ! », d’où les multiples tentatives du héros pour lui échapper.
Les lieux
Pour lire les didascalies initiales
Dès l’ouverture du livre, le lecteur est frappé par la surabondance des didascalies, déjà par la longueur de celle qui ouvre chaque acte, mais aussi en constatant que pratiquement chaque réplique est précédée ou suivie d’une didascalie. Avant d’étudier celles qui soutiennent l’énonciation, nous nous intéresserons au double rôle des didascalies spatiales.
Pour concrétiser l’action
Pour compenser l’absence de spectacle, le lecteur doit pouvoir imaginer l’action, donc le lieu scénique, devenant ainsi lui-même metteur en scène. Dans Un Fil à la patte, chaque acte a son propre espace.
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Le premier acte représente un « salon chez Lucette Gautier », avec l’indication de séparations, « La pièce est à pan coupé du côté gauche ; à angle droit du côté droit », ce qui permet de juxtaposer trois lieux : au centre le salon, à gauche la salle à manger et à droite l’antichambre.
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Le deuxième acte se déroule dans la « chambre à coucher de Mme Duverger, dans son hôtel. »
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Dans le troisième, la scène est coupée en deux par « une cloison ». « La partie droite, qui occupe les trois quarts de la Scène, représente le palier du deuxième étage dʼune maison neuve ». Une porte est censée ouvrir « sur lʼappartement de Bois-dʼEnghien ». Vis-à-vis de cette porte, « autre porte ouvrant directement sur le cabinet de toilette de Bois-dʼEnghien » et c’est lui « qui forme la partie gauche du théâtre. »
À cela s’ajoute, particulièrement dans l’acte II, la mention de « plans » successifs, comme s’il s’agissait d’analyser une œuvre picturale. Enfin, un troisième lieu, extérieur à l'espace scénique, joue parfois un rôle dans l'action, comme dans l'acte III ce « troisième étage » où, de façon récurrente est mentionnée la noce, avant d'intervenir quand les invités surprendront Bois-d'Enghien en tenue llégère.
Les indications sont très détaillées, surchargées de descriptions de l’ameublement, par exemple, dans l’acte I, la « cheminée », « un piano » et « son tabouret » , « un canapé », et même les moindres objets, tels le « porte-manteau » ou « la vaisselle », jusqu’à l’énumération finale : « Entre les deux portes du fond, un petit chiffonnier. Bibelots un peu partout, vases sur la cheminée, etc. ; tableaux aux murs ; sur la table de gauche, un Figaro plié. »
Chez Lucette : l’antichambre. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
De même, dans l’acte III sont cités « tous les ustensiles de toilette ; flacons, brosses, peignes, éponges, verre et brosse à dents, serviettes, etc. » Nous reconnaissons ici la volonté de réalisme, annonce du naturalisme que le metteur en scène Antoine expérimentera en 1887 en créant son Théâtre Libre. De ce fait, les lieux traduisent le statut social des personnages : Lucette est une "cocotte", une femme entretenue qui vit dans un luxe tapageur par rapport à la plus grande sobriété de la baronne, dans son « hôtel » particulier, tandis que, chez Bois-d’Enghien, l’importance du « cabinet de toilette » fait de lui un dandy, soucieux de son apparence qui lui permet de séduire. Le lecteur dispose ainsi de toutes les informations nécessaires pour entrer dans l’action et en suivre le déroulement.
Une composante de l’action
Mais leur rôle va au-delà car les indications spatiales soutiennent directement l’action, en imposant des déplacements – entravés ou facilités – et même en déterminant les effets comiques. Cela ressort dès la didascalie qui ouvre la scène 1 de l’acte I : « Au lever du rideau, Marceline est debout, à la cheminée sur laquelle elle sʼappuie de son bras droit, en tambourinant du bout des doigts comme une personne qui sʼagace dʼattendre ; pendant ce temps, dans le fond, Firmin, qui a achevé de mettre le couvert, regarde lʼheure à sa montre et a un geste qui signifie : "Il serait pourtant bien temps de se mettre à table." » Elle impose à la fois la position, la gestuelle, et, de ce fait, traduit l’état psychologique des personnages. La didascalie fonctionne ainsi comme le récit d’un narrateur qui proposerait une interprétation au lecteur, allant jusqu’à y introduire un discours rapporté direct.
Dans ces didascalies spatiales, Feydeau souligne l’existence des « portes », autant d’indications qui vont permettre les mouvements, mais, surtout, constituer le fondement même de l’intrigue. Par exemple, elles permettent la fuite, jusqu’à la porte de l’armoire dans laquelle se cache Bois-d’Enghien dans l’acte II pour échapper à Lucette, ou, au contraire, font obstacle, comme la porte fermée de son appartement puis celle du cabinet de toilette dans l’acte III.
Acte II, la sortie de l'armoire. Représentation de 1894 au théâtre du Palais-Royal
POUR CONCLURE
Tout se passe comme si Feydeau imposait une double exigence : à son metteur en scène – rôle qu’il jouait lui-même le plus souvent – mais aussi à son lecteur, qui doit le suivre dans le sens qu'il imprime à sa pièce. L’importance accordée aux décors s’explique, bien sûr, par la complexité de l’intrigue, avec ses multiples rebondissements et les interactions entre les personnages, et par son rythme accéléré, avec une volonté de mettre en valeur les situations cocasses. Ainsi les analyses de la critique Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre (1996) montrent ici leur pertinence : elles sont, selon elle, « un texte de régie » destiné aux praticiens et un « soutien permettant au lecteur de construire imaginairement soit une scène soit un lieu du monde, soit les deux à la fois ».
Les personnages
Le vaudeville s’inscrit dans le réalisme, ce qui explique aussi le choix des personnages, emblématiques à la fois de leur "Belle-Époque" et de la vie parisienne. Ils en reproduisent, en effet, les contrastes sociaux, les modes de vie, mais aussi l’ambition générale de profiter de l’essor économique, du luxe et des plaisirs.
Des personnages emblématiques. Mise en scène de l’Atelier théâtre de l’École alsacienne, 2013
Le héros Bois-d'Enghien
Le personnage ressemble à ces jeunes gens du XIXème siècle qui ont gardé de leur origine aristocratique, ici la « noblesse d’empire », une attitude de dandy, mais qui souffrent d’un manque de fortune. Le mariage reste le moyen privilégié de l’ascension sociale, d’où le manque de scrupules de Bois-d’Enghien.
Un dandy désargenté
Du dandy, il a le charme, souligné par sa maîtresse Lucette, « il est si beau ! », et confirmé par son ex-époux qui résume le portrait : « Mon Dieu, son Bois-d’Enghien, c’est un charmant garçon, je n’y contredis pas, mais enfin, quoi ? ce n’est pas une situation pour elle… il n’a plus le sou ! » Il lui faut donc sauver les apparences : il a encore un domestique, Jean, et, surtout, prend soin de son habillement, comme le montre sa colère après avoir dû passer la nuit à l’hôtel, « en habit… sans linge, sans rien de ce qu’il faut pour la toilette… J’ai dû coucher avec ma chemise de jour ! » Son premier souci, en rentrant chez lui, est donc sa toilette.
Bois-d’Enghien, le dandy. Costumes créés par Vanessa Sannino pour la mise en scène de Jérôme Deschamps, 2010, à la Comédie-Française
Mais il cherche surtout à réaliser une ascension sociale pour remédier à ce manque d’argent. Ainsi, c’est grâce à « un forfait avec [s]on fleuriste » qu’il peut respecter le code amoureux qui exige d’offrir des bouquets aux femmes. De même, quand Bouzin lui présente « la note de frais » du notaire, la didascalie et sa réplique énergique révèlent sa situation réelle : « BOIS-d’ENGHIEN, avec un rire amer, pendant que Bouzin ramasse les morceaux du contrat. – Ah ! ah ! ah ! la note des frais, Ah ! ah ! ah ! la note des frais… Ah ! il en a de bonnes ! Tout est rompu et il faudrait encore que ça me coutât de l’argent. Ah ! non ! »
Un ambitieux
Ce mariage est donc essentiel pour cet ambitieux, une ambition qui perce sous l’anecdote qu’il imagine pour prétendre qu’il ne faut pas parler de mariage devant Lucette, qui aurait « eu autrefois un amour malheureux ! » avec un homme qui lui ressemble beaucoup, finalement : « d’une nature faible », comme lui, mais qui « a succombé… […] À une vieille dame très riche qui l’a emmené en Amérique… ». N'est-ce pas là son propre espoir ? Parallèlement, face à Lucette, c’est aussi son absence de scrupules qui ressort, quand il envisage l’adultère comme un acte parfaitement admissible : « Est-ce que la main droite n’est pas indépendante de la main gauche ?… Je me marie d’un côté et je t’aime de l’autre ! »
Un amant faible
Mais a-t-il les moyens de satisfaire son ambition ? En fait, depuis le début de la pièce, toutes ses paroles, en apartés, ne font que témoigner de sa faiblesse, par exemple son constat accompagné d’un geste amer face à la joie provoquée par son retour mais masqué par son sourire : « BOIS-d’ENGHIEN, souriant. – Il est revenu, mon Dieu, oui ; il est revenu… (À part, gagnant la gauche en se passant piteusement la brosse dans les cheveux.) Allons, ça va bien ! ça va très bien ! Moi qui étais venu pour rompre ! »
La faiblesse du héros. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2010. Comédie-Française
Il redoute donc la colère de sa maîtresse s’il choisit de « lui flanquer comme ça [s]on mariage dans l’estomac, sans l’avoir préparée » et avoue : « je suis embêté à la perspective de rompre tout à l’heure ! », « Je ne sais pas comment je vais lui faire avaler ça ! » Une colère qui, d’ailleurs, peut être poussée à l’extrême puisque Lucette le menace de se suicider s’il l’abandonne…
Il est donc prisonnier de sa propre lâcheté, en ne trouvant comme première solution que l’hypocrisie. D’un côté, il s’encourage à agir clairement, « Il n’y a plus à tergiverser : mon contrat se signe ce soir, il s’agit d’aborder la rupture carrément. » ; de l’autre, il proteste de son amour, éternel. Enfin, quand il trouve un argument qui lui paraît plus valable pour affirmer « j’aime autant prendre mon courage à deux mains, tout de suite : Lucette, il faut que nous nous quittions ! », et tente d’invoquer son honneur, la réponse de Lucette le ridiculise.
BOIS-d’ENGHIEN. – Mais à cause de ma position de fortune actuelle… ne pouvant t’offrir l’équivalent de la situation que tu mérites…
LUCETTE. – C’est pour ça ! (Éclatant de rire, en se laissant presque tomber sur lui d’une poussée de ses deux mains contre les épaules.) Ah ! que t’es bête !
BOIS-d’ENGHIEN. – Hein ?
LUCETTE, avec tendresse, le serrant dans ses bras. – Mais est-ce que je ne suis pas heureuse comme ça ?
BOIS-d’ENGHIEN. – Oui, mais ma dignité !…
LUCETTE. – Ah ! laisse là où elle est, ta dignité ! Qu’il te suffise de savoir que je t’aime.
Il n’a donc plus aucune autre solution que de tenter jusqu’au bout de cacher son futur mariage à Lucette, ce qui le conduit à multiplier les efforts – et les mensonges – dans les actes I et II. Ce n’est qu’en constatant la manipulation de Lucette avec son revolver fictif qu’il trouve enfin le courage de la renvoyer : « J’en ai par-dessus la tête de votre amour, et la preuve, tenez ! (Il ouvre la porte.) La porte est ouverte, vous pouvez la prendre. »
Les personnages féminins
Les femmes appartiennent à deux milieux sociaux bien différents, même si tous deux reflètent l’évolution de la vie parisienne à la fin du siècle.
La noblesse traditionnelle
La baronne Duverger
Elle s’inscrit dans la noblesse traditionnelle, déjà par son domicile, un « hôtel », et son cadre de vie qui nous montre une « [g]rande chambre carrée, riche et élégante, ouvrant au fond par une grande porte à quatre vantaux sur les salons ». Sont mentionnés aussi le « baldaquin » du lit et, bien sûr, tout le confort qu’offre l’électricité. D’où sa colère à l’idée qu’il pourrait y avoir « un vent coulis » dans le salon qui gênerait la chanteuse ! Mais elle cède au "chic" de son temps, elle a donné à sa fille une gouvernante anglaise, pour laquelle cependant elle n’a aucun respect. Et elle n’hésite pas à inviter pour la soirée de signature du contrat une chanteuse de café-concert.
De sa classe, elle a hérité un respect des convenances, régulièrement signalé, « estomaquée » devant le langage de son fille, « malheureuse enfant !… Tu emploies des comparaisons !… », par exemple « scandalisée » quand elle parle des « maîtresses » d’un homme : « Les maîtresses » ! Viviane, où as-tu appris à prononcer ces mots-là ? » Sa réaction en surprenant son futur gendre à moitié déshabillé, est donc conforme à ce souci des bienséances : « LA BARONNE, cachant la tête de sa fille contre sa poitrine. – Horreur ! En gilet de flanelle ! », « Une pareille chose chez moi ! sortez, Monsieur ! Tout est rompu !… »
La baronne et sa fille : La Compagnie des gens, 2017, Châtillon-sur-Seine
Viviane
Tout en ayant hérité des préjugés de sa classe sociale, la jeune fille illustre la volonté féminine, croissante, de s’en libérer, mais d’une façon particulièrement naïve. Ainsi, elle remet en cause l’importance du mariage, répondant avec « indifférence » à l’enthousiasme de sa mère : « En somme, ça n’est jamais que pour en faire mon mari ». Elle n’est manifestement pas amoureuse, rejetant les éloges de sa mère, pour proclamer son « idéal », preuve romanesque de son désir se distinguer de sa classe sociale : « un mauvais sujet », avec une réputation « détestable », un « monsieur dont on pouvait citer toutes les maîtresses ». C’est pour la même raison qu’elle s’exalte devant l’anecdote racontée par Bois-d’Enghien, à ses yeux « un roman d’amour ». Cependant, c’est toujours une forme d’aristocratie qu’elle affirme, par vanité en concluant son portrait : « un mari comme ça, c’est flatteur ! ça devient comme une espèce de légion d’honneur ! Et l’on est doublement fier de l’obtenir : d’abord pour la distinction dont on est l’objet, et puis… parce que ça fait rager les autres !… »
Mais elle va encore plus loin en insistant sur la possibilité du « divorce », rétabli à l’époque même de la pièce par la loi de juillet 1884, si le mariage ne convient pas. Cette liberté, elle en donne la preuve dans la scène 8 de l’acte III, en venant déclarer son amour, précisément parce qu’elle a été séduite par l’audace de Bois-d’Enghien pris sur le fait « en gilet de flanelle » dans les bras de sa maîtresse : « Qu’importe ce qui s’est passé. Je n’ai vu qu’une chose : c’est que vous étiez bien tel que j’avais rêvé mon mari ! » En voyant le pistolet laissé par Lucette, elle s’enthousiasme à l’idée que des femmes ont voulu se tuer par amour pour lui. Feydeau retrouve même Le Malade imaginaire de Molière en mettant en scène le stratagème de la leçon de chant permettant un duo amoureux, qui aura comme résultat de compromettre sa réputation, comme elle le dit dans sa chanson : « Maman criera, / Mais comm’je me suis compromise / Ell’cédera. »
Le demi-monde
Face à cette image traditionnelle, s’impose le demi-monde, avec ses trois représentantes, l’héroïne Lucette, chanteuse de café-concert, dont les succès sont célébrés dans la presse, sa sœur Marceline, et une amie, Nini. Toutes trois sont des femmes légères, dont le rêve est d’être entretenues dans le luxe par un, voire plusieurs amants, ou même d'être épousées, comme Nini qui annonce triomphalement le titre nobiliaire de son futur mari : « le duc de la Courtille ! je deviens duchesse de la Courtille ! », nouvelle que commente ironiquement Lucette : « Ah ! bah ! ça fera peut-être une petite dame de moins, ça ne fera pas une grande dame de plus. »…
Cette expression « petite dame » est un euphémisme pour qualifier ce que l’on nomme alors une "cocotte", plaisamment qualifiée de « femme à toquades » par Cheneviette, son ex-mari, qui rappelle que l’essentiel reste de trouver un amant qui puisse l’entretenir : « Mon Dieu, son Bois-d’Enghien, c’est un charmant garçon, je n’y contredis pas, mais enfin, quoi ? ce n’est pas une situation pour elle… il n’a plus le sou ! » C’est cet argent, en effet, qui permet à de telles femmes de tenir un salon, en étant entourées aussi de nombreux parasites qui profitent de leur luxe. C’est ici le cas de son ex-mari, qui s’excuse de ne pouvoir « subvenir » aux besoins de leur fils car « les affaires vont si mal », ou de sa sœur qui en bénéficie aussi, par exemple des largesses du général : « avant-hier, au café-concert, quand il a su que j’étais la sœur de ma sœur, il s’est fait présenter à moi et il m’a comblée de bonbons ! » Sa table est largement ouverte, donc ses convives ne peuvent que l’encourager quand ils croient que la magnifique bague « rubis et diamants » vient de Bouzin, prompts alors à changer d’avis sur sa chanson…
Lucette. Costume de Vanessa Sannino : mise en scènede Jérôme Deschamps, 2010, Comédie-Française
Cependant, même si la fortune que pourraient lui offrir d’autres amants est tentante, Lucette se distingue de ses homologues, puisqu' elle est capable de refuser les propositions du général par amour pour Bois-d’Enghien.
Une amante perfide : mise en scène de Jacques Charon, 1970.Théâtre Marigny
Mais, pour le garder, elle fait preuve aussi des défauts traditionnellement reprochés aux femmes dans la comédie, manipulation et perfidie, qui ressortent dans sa double menace de suicide avec un revolver fictif et, surtout, dans la scène 17 de l’acte II, quand elle joue la nostalgie sentimentale pour rappeler leurs promenades « dans les blés » et en profite pour glisser dans son dos un épi afin de l’obliger à se déshabiller ; elle appuie alors sur la sonnette pour faire exploser le scandale public qui fera annuler le mariage.
Une galerie de portraits
Le vaudeville se plaît à multiplier les personnages, a priori secondaires, mais qui contribuent tous à l’accumulation de péripéties qui caractérise ce genre dramatique.
Le général Irrigua
Il représente la vie parisienne, qui attire par son luxe et ses plaisirs des étrangers, tels ceux que l’on qualifie péjorativement de « rastaquouère », terme emprunté à la fin du XIXème siècle à l’hispano-américain, dont par le général Irrigua offre un exemple cocasse. Feydeau, par l’accent qu’il lui prête et son mauvais français, en fait un personnage comique. Mais son rôle est important, double : en étalant sa richesse pour conquérir Lucette, il pourrait faciliter la rupture souhaitée par le héros, mais constitue surtout une menace puisqu’il entend bien tuer tout rival. Il est donc la cause du mensonge destiné à reporter ce danger sur Bouzin.
Le général et son serviteur : mise en scène par La Compagnie des Gens, 2017. Châtillon-sur-Seine
Bouzin
Clerc de notaire de profession, Bouzin, lui, représente la fascination qu’exerce la vie d’artiste, puisqu’il espère obtenir le succès des chansons qu’il compose, telle celle dont il se vante en citant un article du Figaro à la baronne : « « Tous les soirs, à l’Alcazar ; grand succès pour Mlle Maya dans sa chanson : « Il m’a fait du pied, du pied, du pied… il m’a fait du pied de cochon, truffé. » Titre tout aussi ridicule que celui de la chanson qu’il souhaite voir interprétée par Lucette, « Moi, j’piqu’des épingues », qui, d’ailleurs, la juge « stupide ».
Mais, lui aussi est prêt à tout pour réussir, d’où sa manipulation : glisser sa carte de visite dans le bouquet de roses offert, en réalité, par le général. Et le voilà qui, bien malgré lui, joue un rôle dans l’action : le bouquet comportait une bague, un « rubis », ce qui le fait passer pour un riche séducteur… En cela, il serait utile au héros : « Tiens, tiens ! mais si on pouvait lancer ce Bouzin sur Lucette ! c’est ça qui me faciliterait ma retraite. » En fait, chacune de ses interventions crée un rebondissement et Bois-d’Enghien peut également en profiter pour détourner contre lui la colère du général, jusqu’à lui prendre ses vêtements dans l’acte III, ce qui lui vaut une arrestation mais facilite le dénouement, l'heureux mariage du héros.
Bouzin au dénouement. Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
De Chenneviette
Solennellement introduit comme « Monsieur le père de l’enfant de Madame », lui aussi représente ce mode de vie de l’aristocratie parisienne : passionné des courses hippiques, d’où le reproche lancé par Lucette : « tâche de ne pas aller, comme la dernière fois, perdre la pension de ton fils aux courses. » Dépendant financièrement de Lucette, il aurait donc tout intérêt à ce qu’elle se trouve un riche amant et non pas Bois-d’Enghien. De ce fait, il ne peut que l’encourager, dans un premier temps, à accepter le général, puis Bouzin, quand le quiproquo autour de la bague fait croire à la richesse de celui-ci. Quand le héros lui révèle son proche mariage, il ne peut donc que convenir à son tour que « c’est son intérêt, cette rupture ! », d’autant plus « qu’en ce moment, si elle voulait, elle aurait une occasion superbe. » Ainsi, dans l’acte II, quand il découvre que Bois-d’Enghien va signer son contrat de mariage, il se range à ses côtés pour tenter d’« emmener Lucette, de gré ou de force ».
De Fontanet
Autre personnage emblématique de cette époque où la presse joue un rôle croissant, il représente le monde des journalistes qui passionnent les lecteurs en rendant compte de la vie mondaine. En cela, ils assurent aussi le succès – ou l’échec – des artistes, ce qui leur ouvre leur salon, et même leur table, comme celle de Lucette à laquelle il a consacré un article et dont il se dit être « l’admirateur platonique » : « DE FONTANET, serrant la main à Chenneviette. - (À Lucette.) Eh bien ! ma chère amie, j’espère que vous avez été contente du brillant article du Figaro ? » Ce rôle excuse donc le terrible défaut de Fontanet, rappelé de façon récurrente : « il sent si mauvais ! ». Mais son désir de faire lire son article à Lucette, signe de sa vanité, le rend dangereux pour Bois-d’Enghien car, dans ce même journal son mariage est annoncé. De même, dans l’acte II, il risque de compromettre le héros en révélant qu’il a déjeuné avec lui chez Lucette, d’où tous les efforts pour le faire taire. Le risque est encore pire quand il révèle, en toute innocence, au général que l’amant de Lucette n’est pas Bouzin, mais Bois-d’Enghien…
De nombreux figurants
Une image de la société
Même s’ils n’interviennent que ponctuellement, les domestiques ou les employés contribuent à la peinture de la société, en révélant le statut social des protagonistes privilégiés au service desquels ils sont : Antonio porte les bouquets que vient offrir le général Irrigua, auquel il sert de traducteur, accentuant ainsi le comique de son accent. De même, la gouvernante anglaise de Viviane sert de "chaperon" à la jeune fille, sans oublier le fleuriste effectuant ses livraisons. ,
Mais la hiérarchie sociale existe aussi entre ces domestiques : la gouvernante anglaise de Viviane a une réelle responsabilité pour surveiller la jeune fille, et surtout entre Firmin, le « maître d’hôtel » de Lucette, et Jean, au service de Bois-d’Enghien.
Firmin dirige la maisonnée, fier de son rôle auprès de Lucette comme le montre sa proposition à Bouzin : « Une autre fois, avant d’entreprendre un travail pour madame, venez donc en causer avec moi d’abord. […] Oui ! vous comprenez : je suis habitué à voir ce qu’on fait pour elle, je sais ce qu’il lui faut. » Il connaît tous les invités et ne cache d’ailleurs pas son jugement sur eux, par exemple son ironie en constatant que « naturellement » celui-ci s’invite au déjeuner. Il semble parfaitement intégré dans ce demi-monde.
Dans l'acte III en revanche, Jean apparaît dans une tâche subalterne, « en train de faire les bottines de son maître ». Lui aussi se permet de blâmer son patron : « Oh ! Monsieur, dix heures du matin ! un lendemain de soirée de contrat ! Est-ce que c’est une heure pour rentrer ? » Mais Bois-d’Enghien le remet rapidement à sa place de domestique en lui reprochant son absence durant la nuit.
Une composante de la satire
La réplique de Jean donne une indication intéressante des contraintes imposées aux domestiques : « C’était mon jour… Monsieur sait bien qu’il m’a autorisé une fois par semaine à honorer Mme Jean. » Si contrairement aux femmes, qui doivent rester célibataires comme la gouvernante de Viviane, les hommes sont autorisés à se marier, c’est sous certaines conditions rappelées même dans des ouvrages comme le Guide des maîtres et domestiques (1881) d’Henry Buguet, telle l’obligation de négocier pour obtenir une nuit de liberté hebdomadaire, ce qui, d’ailleurs, ennuie Bois-d’Enghien : « Eh bien ! vous êtes embêtant avec Mme Jean. » Le guide préconise, en effet, que le domestique « ne soit pas trop assidu auprès de sa femme, car les maîtres doivent passer avant ». De même, Miss Betting doit solliciter le droit de s’absenter le soir pour aller au chevet de sa mère malade, et, alors qu’elle montre son anxiété, la baronne n’y attache aucune importance et assortit son accord d’une exigence : « Oh ! si elle veut. Ah ! seulement, dis-lui que je la prie de venir demain de bonne heure ».
Peu présents dans cette pièce, seulement par le notaire et les policiers, les représentants institutionnels participent eux aussi à la satire.
Le notaire témoigne de l’importance de l’argent : un « contrat » s’impose toujours lors d’un mariage, pour préserver le patrimoine familial tout en satisfaisant le futur marié par le montant de la dot. De cela, le notaire tire lui-même profit en établissant une « note des frais et des honoraires » qu’il n’hésite pas à présenter à Bois-d’Enghien…
Les policiers sont prompts à intervenir au service des puissants. Il suffit de la « plainte » des invités de la « noce Brugnot » au concierge pour que celui-ci aillent « chercher des agents »… Une plainte qui relève des bonnes mœurs, un homme en tenue légère dans l’escalier, mais qui donne lieu à une poursuite et à une arrestation : « Enfin, nous le tenons ! Nous avons dû faire une chasse à l’homme sur les toits. » Une arrestation injustifiée de Bouzin… mais salutaire pour Bois-d’Enghien, dont la réaction, « Mais bast ! je connais le commissaire, j’en serai quitte pour aller le réclamer », révèle le pouvoir que les privilégiés peuvent exercer sur la police.
POUR CONCLURE
Outre la peinture de la société, cette surabondance de personnages et leur diversité jouent un double rôle : elles favorisent le rythme donné à la pièce, par les bousculades qui se multiplient dans des pièces encombrées, et soutiennent ainsi le comique de gestes, de langage – d’où le rôle des accents ou des intonations signalées dans les didascalies, de caractère, puisqu’ils sont autant de caricatures, et de situation, avec les imbroglios incessants.
Les formes du comique
Le vaudeville se fixe comme premier objectif, comme Feydeau le déclare à l’occasion d’une interview dans Le Temps du 1er février 1899, de mettre en œuvre « les folies qui déchaîneront l’hilarité du public ». Mais si faire rire semble facile, d’où parfois le fait d’avoir considéré ce genre littéraire comme superficiel, léger, en fait cela exige une élaboration soignée. D’où les précisions apportées ensuite : « je garde le sérieux, le sang-froid du chimiste qui dose un médicament. J’introduis dans ma pilule un gramme d’imbroglio, un gramme de libertinage, un gramme d’observation. Je malaxe du mieux qu’il m’est possible ces éléments. Et je prévois presque à coup sûr l’effet qu’ils produiront. » La pièce permet ainsi de distinguer les quatre formes de comique.
Le comique de gestes
Directement hérité du théâtre de la foire, avec ses farces, et des improvisations de la commedia dell’arte, c’est la forme de comique la plus élémentaire, avec les gifles, les coups, les bousculades, voire les chutes.
Le rôle des didascalies
Les didascalies, surabondantes dans la pièce, doivent permettre au lecteur d’imaginer tous les déplacements, gestes, mimiques, ce qui révèle l’importance que Feydeau leur accorde. Ainsi, le moindre geste est précisé, « Firmin, qui a achevé de mettre le couvert, regarde l’heure à sa montre et a un geste qui signifie "Il serait pourtant bien temps de se mettre à table." », ce qui indique par avance toutes les perturbations causées par les arrivées successives. Le décor aussi est souvent mis au service du comique, par exemple pour accueillir Bouzin que tous croient riche vu l’offre de la bague : « (Chacun lui apporte une chaise : Bois-d’Enghien, celle au-dessus du canapé, qu’il met à côté de celle apportée par Lucette ; Fontanet, celle de la droite de la table, et Chenneviette, celle de gauche ; ce qui forme un rang de chaises derrière Bouzin.) BOUZIN, s’asseyant d’abord, moitié sur une chaise, moitié sur l’autre, puis sur celle présentée par Lucette. »
Enfin, la didascalie oblige l’acteur à jouer avec son corps pour prendre des positions ridicules afin d'accompagner ses mimiques que l’acteur peut accentuer à son gré, comme dans ce rapprochement amoureux entre les deux protagonistes : « (Lucette couche sa tête en se faisant un oreiller de ses deux bras sur la hanche de Bois-d’Enghien qui se trouve étendu sur ses genoux, de côté et très mal.)
Une scène d'amour ? Mise en scène de Jérôme Deschamps, 2011. Comédie-Française
Le rythme
Mais ce qui caractérise principalement le vaudeville est le rythme effréné imposé aux acteurs, déjà pour un simple geste tel celui de Bois-d’Enghien pour cacher le journal à Lucette : « (Il se précipite entre Lucette et Fontanet et arrache le journal des mains de ce dernier.) Donnez-moi ça !… donnez-moi ça ! » Même quand il est ralenti, le déplacement d’un personnage fait sourire car le décor lui fait obstacle : « (Bouzin, pendant ce qui précède, est rentré à pas de loup pour chercher son parapluie qu’il a laissé en se sauvant ; mais, dans son émotion, il s’empêtre dans les meubles et fait tomber la chaise.) »
Le règne de la dissimulation, enjeu de l’intrigue, se traduit donc dans les déplacements, encore accentués par la répétition : « (Pendant tout ce qui suit, Bois-d’Enghien effaré, ne sachant que faire et n’osant rien dire, essaye toujours de se mettre entre le général et Bouzin, tandis que Bouzin, au contraire, fait tout ce qu’il peut pour aller au général.) »
Lecture cursive : extrait de l'acte II, scène 14
Pour lire l'extrait
Les didascalies, support du discours
Cet extrait se situe chez la baronne, alors que Bois-d’Enghien a persuadé le Général Irrigua que son rival auprès de Lucette n’est pas lui, mais Bouzin. Or, la rencontre a lieu, et les didascalies accompagnent les cris de colère du général, qui le menace de mort, avec les participes présents évocateurs, « apercevant Bouzin et bondissant. », « faisant la chasse à Bouzin. », qui soutiennent une accélération cocasse : « (Poursuite autour de la table en va-et-vient, en sens contraire de la part du général et de Bouzin, puis en faisant le tour complet de la table au milieu du tumulte général.) »
On en arrive ainsi à une scène de lutte, dont le déroulement sur le plateau est décrit de façon précise dans une longue didascalie qui met en évidence le rôle du décor : « Bouzin s’est sauvé par la droite en faisant tomber au passage la chaise qui est à droite de la porte, dans les jambes du général. Le Général enjambe la chaise. »
Un rythme accéléré
Tout contribue à l’accélération du rythme, la brièveté des répliques, les interrogations, l’injonction ou l’exclamation comme « J’y vole ! », et l’indication des voix qui se mêlent : « tumulte général », « brouhaha général ». Feydeau va jusqu’à définir lui-même le sens qu’il souhaite donner à la scène, en la rattachant au genre de la farce : « Pendant ce dialogue très rapide au milieu du brouhaha général, ce qui en fait presque une pantomime ». La succession des gestes met en évidence, mais de façon grotesque, la menace qui pèse sur Bouzin, mais qui rejaillit sur tous, « Bois-d’Enghien, qui s’est précipité, tient le général par une basque de son habit. Chenneviette qui s’est lancé à son tour enlève à bras-le-corps Bois-d’Enghien qui lui obstrue le passage, le rejette derrière lui et se précipite à la poursuite. », comme le résume la brève phrase nominale : « Affolement des personnages qui restent. » Feydeau prend soin aussi d’amener le lecteur à se mettre à la place d’un spectateur en reproduisant l’organisation du plateau de scène et du décor : « Un instant après, on aperçoit dans le second salon la poursuite qui continue. Bouzin traverse le premier le fond en courant, puis, successivement, le général et Chenneviette. »
Le comique de langage
Le décalage
Comme l’explique Bergson dans Le Rire (1900), c’est le décalage qui provoque le rire du public, observable dans la pièce avec le rôle du général Irrigua et de miss Betting. Tout comme le comique de gestes le comique de mots repose alors sur des procédés simples, hérités du théâtre antique, tels les jeux sonores, les cris et les insultes, surtout quand ils s’enchaînent.
Le Général Irrrigua
Le comique du personnage se fonde avant tout sur l’accent qui accompagne son français incorrect, commenté plaisamment par Firmin dès son entrée chez Lucette : « C’est un général auvergnat, ça ! »
LE GÉNÉRAL, en espagnol. – Cómo se dice « subjugar » en francès ?
ANTONIO. – « Subjuguer », Général.
LE GÉNÉRA, lui faisant signe qu’il peut retourner dans le vestibule. – Bueno ! gracías, Antonio !
ANTONIO. – Bueno ! (Il sort.)
LE GÉNÉRAL, à Lucette, reprenant brusquement sur le ton de la passion. – Vous m’avez « sou,chouqué » ; aussi tout ce qu’il est à moi est à vouss ! Ma vie, mon argent, chusqu’au dollar la dernière, chusqu’à la missère que yo l’aimerais encore porqu’elle venirait de vouss ! »
Cet accent produit des décalages souvent cocasses, par exemple, à partir de la confusion phonique entre [z] et [s] qui rend ridicule le compliment qui accompagne l’offre du bouquet à Lucette et se veut galant : « Bueno… cé lé sont des rosses qué yo mets aux pieds de la reine des rosses ! » De même, on rit de la transformation de « Bouzin » en « poussin » qui donne l’impression que le général pourra vite l’écraser. Le rôle de son interprète Antonio redouble l’effet produit par les efforts de langage galant du général, brisés par cet accent.
Feydeau pousse à l’extrême le procédé quand le Général reçoit un cours de phonétique de Bois-d’Enghien, qu’il met en application, comme un bon élève. Mais la langue française a des subtilités, qui relancent le comique… et la colère du général.
LE GÉNÉRAL, bondissant. – Oun pantalon, moi ! (Il change de ton.) Oh ! yo vous prie qué vous né fait pas le squeptique.
BOIS-D’ENGHIEN, qui ne comprend pas. – Quoi ?
LE GÉNÉRAL – Yo dis : qué vous ne fait pas le squeptique.
BOIS-D’ENGHIEN, comprenant. – Ah ? le sceptique. (Haussant les épaules.) « Le squeptique ». Qu’est-ce que ça veut dire le squeptique ? Parlez donc français au moins : s, c, é, ça ne fait pas squé, ça fait cé. On dit : « le sceptique », pas « le squeptique. »
LE GÉNÉRAL – Voilà !… Il m’est dour, allez ! surtout quand yo pense à la sandale d’hier !
BOIS-D’ENGHIEN. – La sandale ? Qu’est-ce que c’est que la « sandale ».
LE GÉNÉRAL – Eh ! la sandale qué vous l’avez fait Loucette et vous chez Madame Duvercher.
BOIS-D’ENGHIEN. – Ah ! « le scandale », vous voulez dire ! Vous dites la « sandale », s, c, a, ça fait sca, ça ne fait pas sa !
LE GÉNÉRAL, le prenant de haut. – Bodigué ! est c’qué tou té foutes de moi ? Tout à l’heure yo l’ai dit « squeptique », vous disse « sceptique » ! bueno. Maintenant yo dis « sandale », vous dis « scandale »… (Menaçant.) Bodégué !
Miss Betting
Le procédé est plus complexe pour le rôle de la gouvernante anglaise, qui, dans sa fonction, doit bien sûr parler anglais. Le décalage s’applique donc, non pas à elle, mais aux réactions absurdes de la Baronne, qui, pour se faire comprendre, recourt à un jargon ridicule en imitant l’accent anglais.
LA BARONNE. – Non… Je dis : ‘‘ Miss, il faut que vous restiez pour notre soirée.’’ (Voyant que Miss sourit sans comprendre — avec l’accent anglais.) Il faut, vous rester… pour soirée de nous !… Soirée… danse… danse ! (Elle esquisse le mouvement de danser, Miss la regarde en souriant, l’air hébété. Au public.) Elle n’a pas saisi une syllabe ? Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre ce que je lui dis !
Les jeux verbaux
Dans ce double objectif, Feydeau utilise toutes les ressources du langage, depuis l’argot familier jusqu’au mot déformé, voire au néologisme comme cette « occidomanie » pour qualifier l’obsession de meurtre du général Irrigua, en passant par les surnoms ridicules : « Ma Lulu », « Mon Nanan ». Il recourt fréquemment aux jeux de mots, comme quand Bouzin, contraint à la « course » pour échapper au général, se lamente : « Est-ce que je suis voué à cette chasse à courre chaque fois que je le rencontrerai… » De même, Feydeau joue sur l’homonymie, par exemple quand Bois-d’Enghien proclame avoir « l’âme aussi pure… que Jeanne d’Arc à la fin de sa vie d’héroïsme, quand elle comparut au tribunal de cet affreux Cauchon ! », la réaction indignée de la Baronne fat sourire : « Fernand ! ces expressions dans votre bouche ! » De ce même procédé relève le jeu de question-réponse entre Lucette, « Et vous en vîntes à bout ? », et Fontanet, « Mon Dieu,… comme je pus ! », qui entraîne le calembour de Bois-d’Enghien sur son odeur : « Oh ! oui ! ». Enfin, nous retrouvons le rôle du décalage dans l’emploi du paradoxe, comme quand Lucette prétend faire l’éloge de la chanson de Bouzin : « il faut bien avoir le courage de vous parler franchement : c’est plein d’esprit, mais ça ne veut rien dire. »
Le langage se vide alors de sens car il ne peut plus jouer son rôle, permettre de communiquer, et il touche alors à l’absurde, annonçant ainsi les pièces d’Ionesco notamment. C’est également le cas quand les personnages s’interrompent, parlent tous à la fois, comme le demande la didascalie « Tout ce qui suit doit être dit très rapidement, presque l’un sur l’autre, jusqu’à ‘‘ Enfin il est revenu !’ ’ », ou bien empêchent la parole de circuler, comme face à Bouzin dans l’acte I ou pour ne pas se trouver démasqué dans le cas de Bois-d’Enghien dans l’acte II.
Le comique de caractère
Le comique de caractère naît lui aussi d'un décalage, mais qui s’exerce sur un double plan : dans les interactions entre les personnages, mais aussi à l’intérieur même de certains d’entre eux.
La caricature
Certains personnages font preuve d’un excès qui contraste avec une norme sociale qui souhaite plus de modération et d’équilibre. Ainsi, leur comportement tourne à l’obsession monomaniaque, dont le général Irrrigua donne un parfait exemple avec ses déclarations d’amour ridicules, parodies du langage de la « galanterie », et son désir récurrent de tuer tout rival. De même, la volonté de Bouzin de compenser sa médiocrité sociale de clerc de notaire par la réussite par des chansons qu’il compose le conduit à une vanité caricaturale devant la baronne par exemple, « Récitant avec complaisance » sa chanson ridicule en se qualifiant de « littérateur par vocation ». Mais cet excès finit par faire de lui une marionnette entre les mains de ceux qui sont prêts à exploiter son obsession, comme le mettent en évidence les scènes 11 et 12 de l’acte I.
Le galant général : mise en scène de Noël Mongeais, 2015. Troupe « Double-Jeu », théâtre HEC, Paris
De façon plus simple, il suffit de la mise en relief d’un seul élément pour provoquer la caricature, d’abord un trait physique, telle l’haleine empesté de Fontanet, qui revient à chacune de ses apparitions et dont chacun se moque comme dans cet échange entre Lucette, déclarant « En voilà un qui ne ferait pas de mal à une mouche ! », et Chenneviette ripostant « Oui !… ça encore, ça dépend de la distance à laquelle il lui parle. ». Mais le défaut peut également relever de la psychologie comme la gourmandise de Marceline associée à son besoin d’être valorisée par rapport à sa sœur.
Fontanet : mise en scène de la Comédie-Française, 1970
Les contrastes
Mais Feydeau incarne aussi habilement, à travers ses personnages, les contradictions qui parcourent la société, ce qui lui permet d’en faire la satire. Comment ne pas sourire du souci des convenances manifesté par la Baronne et la gouvernante anglaise face aux affirmations de sa fille ?
LA BARONNE. – Eh bien ! mais… il me semble que ça suffit ! […] Ah ! çà pourquoi crois-tu donc qu’on se marie ?
VIVIANE. – Oh ! pour faire comme tout le monde ! parce qu’il arrive un temps où, comme autrefois on a quitté sa bonne pour prendre une gouvernante, on doit quitter sa gouvernante pour prendre un mari.
LA BARONNE, renversée. – Oh !
VIVIANE. – C’est une dame de compagnie… homme, voilà !
LA BARONNE. – Mais il y a autre chose !… Et la maternité, qu’est-ce que tu en fais ?…
VIVIANE. – Ah ! oui, la maternité, ça c’est gentil !… mais… qu’est-ce que le mari a à faire là-dedans ?
LA BARONNE. – Comment, « ce qu’il a à faire » ?
VIVIANE, très logique. – Mais dame ! est-ce qu’il n’y a pas un tas de demoiselles qui ont des enfants et un tas de femmes mariées qui n’en ont pas !… Par conséquent, si c’était le mari… n’est-ce pas ?…
LA BARONNE, va pour lui répondre, puis ne trouvant rien, se levant et gagnant la droite. – Elle est déconcertante ! […]
Cet échange révèle à la fois le désir de liberté qui se manifeste chez les femmes à la fin du siècle, mais en contradiction avec une éducation qui vise encore à préserver les jeunes filles en leur laissant ignorer les réalités physiques du mariage… Dans l’acte III, en se compromettant délibérément avec Bois-d’Enghien, Viviane réussit ainsi à imposer sa volonté à sa mère qui en était venu à refuser le mariage.
De même, Feydeau retrouve la stratégie de Molière, quand il inverse la relation de pouvoir fonction traditionnelle entre le maître et le domestique, par exemple dans le rôle prêté à Jean au début de l’acte III : il se permet de blâmer Bois-d’Enghien, sans reculer devant l’insolence, « narquois » quand il réplique à son maître « rageur ».
Le comique de situation
Le quiproquo
Dans ce vaudeville, Feydeau retrouve tous les procédés habituels du comique de situation, à commencer par le quiproquo, qui souligne le décalage entre deux personnages, chacun enfermé en soi-même, donc une communication impossible. Il est doublement mis en scène dans l’acte I dans chacune des scènes élaborées autour du bouquet de roses offert par le général Irrigua. Dans la scène 11, deux quiproquos s’enchaînent en raison de la supercherie de Bouzin qui a glissé sa propre carte, mais sans savoir que le bouquet comportait aussi un écrin avec une bague, un « rubis ». Tous les assistants se laissent prendre à ce piège, prêts à accueillir favorablement cet homme si riche, alors que Bouzin, lui, ne comprend rien à toutes leurs félicitations pour ce magnifique cadeau : « (À part.) Qu’est-ce que ça me fait, sa bague ? » De ce fait, il se montre grossier, en toute innocence, en insistant sur le prix du bijou : « Ah ! là, là, quand on pense que c’est si cher, ces machines-là ! (Tout le monde se regarde interloqué, ne sachant que dire.) » Le quiproquo se prolonge, puisqu’il faut attendre la scène 16 qu'il s'arrête grâce au mensonge de Lucette, qui déclare au général que la bague lui « vient de [s]a mère », démasqué par une nouvelle offre du général, un bracelet.
Le coup de théâtre
À chaque acte se succèdent les mensonges et les feintes, mais ilselles ne durent qu’un temps car la vérité finit par éclater. Quand cela se produit, la situation s’inverse brutalement, effet de surprise pour les personnages, mais qui provoque le rire d’un public complice. Ainsi, quand Bouzin revient apporter sa chanson, tout heureux à l’idée qu’elle sera interprétée par Lucette, le mensonge de Bois-d’Enghien, retourne la situation puisqu’il se retrouve menacé de mort par le général.
De même dans l’acte II, quand Bois-d’Enghien croit avoir échappé à la fois à la colère de Lucette par ses stratagèmes successifs, et à la vengeance du général Irrigua, tout se retourne contre lui par la double vérité révélée : par la Baronne à Lucette sur le mariage prévu, par Fontanet au général sur son statut d’amant. À la fin de l’acte, tout semble alors perdu pour le héros : « Tout est rompu », s’écrit la Baronne quand elle le découvre en tenue légère dans les bras de Lucette, et « Demain, à la matin, yo vous touerai ! » annonce le général.
Ce sont d’ultimes coups de théâtre, qui, dans l’acte III, inversent à nouveau la situation en amenant la réussite de Bois-d’Enghien, libéré de son double « fil à la patte », grâce au coup de théâtre provoqué par Viviane, et à l’arrestation de Bouzin.
POUR CONCLURE
Dans la pièce, toutes les formes de comique s’unissent donc dans un seul et même but : mettre en évidence les ridicules d’une société où l’apparence l’emporte sur la vérité. Ainsi, les multiples masques sont peu à peu levés, mais est-il vraiment sûr que le dénouement garantisse le retour à l’ordre, à l'équilibre et à l’harmonie ? Si le publie rit du miroir que Feydeau lui tend, cela risque donc de ne pas suffire à le corriger…
Du rôle attribué à la comédie depuis l’antiquité, "castigat ridendo mores", Feydeau accorde donc la première place au rire, mais en prenant soin d’associer l’héritage de Plaute, les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, rebondissements, à celui de Térence, la mise en évidence du ridicule des caractères et des mœurs.
Visionnage : acte I, scène 19, mise en scène de Jérôme Deschamps
Ce spectacle a été créé par Jérôme Deschamps à la Comédie-Française durant la saison 2011-2012. Ce passage correspond à la scène 19 de l’acte I, au moment où Bois-d’Enghien, interprété par Hervé Pierre, pour échapper à la colère du général Irrigua, joué par Thierry Hancisse, contre son rival, ment en dénonçant Bouzin. C’est alors celui-ci, dans ce rôle Christian Hecq, qui devient victime de cette colère, et se retrouve chassé du salon de Lucette, incarnée par Florence Viala, au profit du général dont tous ont pu mesurer la richesse.
Le décor
L’extrait se déroule dans le salon de Lucette. Les portes sont mises en évidence par les riches tentures rouges qui les encadrent et signalent d’emblée l’importance des entrées et sorties des personnages, vers l’antichambre pour celle en fond de scène, par laquelle Gilles David, dans son rôle de Firmin, introduit Bouzin, côté jardin pour la chambre de Lucette par exemple.
L’ensemble du mobilier illustre, de façon réaliste, la richesse d’un salon bourgeois, confortable certes, mais surchargé à l’image de la tapisserie. Cependant, il traduit aussi le statut social et la personnalité de Lucette, avec le piano qui peut lui servir pour répéter ses chansons, le tableau au mur, une femme nue "à l’antique", évocateur du regard porté sur cette "cocotte", et l’énorme bouquet sur le manteau de la cheminée qui révèle la séduction qu’elle exerce sur ses admirateurs.
La mise en scène joue aussi sur les accessoires, le papier de la chanson ou la carte de visite, indiqués dans la pièce, auxquels Deschamps ajoute le carnet de Bouzin, avec le cordonnet qui y attache le crayon. Un choix qui, à la fois, correspond à son métier de clerc de notaire - il doit tout noter scrupuleusement - et permet un jeu de scène cocasse en raison de son élasticité qui le rend dangereux en obligeant Bois-d’Enghien à s’en écarter.
Les costumes
Le choix des costumes relève du même réalisme, indiquant eux aussi la fonction des personnages, à commencer par la tenue de Firmin, maître d’hôtel, ou l’uniforme du général. De façon plus symbolique, les couleurs signalent aussi le contraste entre celui de Bois-d’Enghien, plus élégant, et celui de Bouzin, plus étriqué et sombre à l’image de son effacement en tant que simple clerc de notaire. La tenue de Lucette est tout aussi gracieuse et légère que sa personnalité, couleur joyeuse, frou-frou et dentelles.
Mais ce réalisme repose sur un décalage chronologique que justifie Jérôme Deschamps.
Avec Vanessa Sannino, qui signe les costumes, nous avons fait une entorse au respect scrupuleux des indications de Feydeau pour aller non pas vers la mode de 1893, mais vers celle, plus élégante et plus inventive, littéralement ravissante, du début du XXe siècle ; c’est elle qui nous a inspirés. L’invention des costumes nous a permis de rejoindre le merveilleux savoir-faire et la finesse du travail des différents ateliers de la Comédie-Française. Modistes, couturières, chapeliers..., tous ces métiers auront leur part dans le bonheur que ce spectacle procurera, nous l’espérons, aux spectateurs. (Propos rapportés par Laurent Mulheisein)
Le jeu des acteurs
Le comique est ici soutenu par les quatre composantes du jeu d’acteur : les déplacements, la gestuelle, les mimiques et l’intonation.
Déjà par sa stature et ses postures, Thierry Hancisse joue parfaitement son rôle de général, et met en valeur tout l’aspect cocasse de son accent hispanisant, souligné aussi par l’incompréhension des autres personnages qui oblige à des répétitions.
Dans ce passage, le comique de gestes souligne un procédé fréquent chez Feydeau, l’inversion de situation. Quand Bouzin entre dans la pièce, il pense avoir un succès assuré pour sa chanson : il est donc tout heureux, et s’assied à la table avec enthousiasme pour marquer le rythme de cette composition. De même, voyant dans le général admirateur, il lui remet avec joie, en un geste familier, sa carte de visite, mais, à l'annonce de son grade, il change brusquement de posture pour adopter celle du soldat respectueux, puis sa mimique accentue son effroi devant la menace de mort lancée.
Le rythme s’accélère alors avec les bousculades répétées, les efforts de Bois-d’Enghien qui tente d’empêcher le général de frapper Bouzin, par exemple en le tirant par sa veste. Mais particulièrement remarquable est le jeu de Christian Hecq, digne des meilleures pantomimes des acteurs grotesques du théâtre de la foire traditionnel. Dès son entrée sur le plateau, sa démarche contournée, celle d’un homme habitué à son infériorité, fait rire, tout comme ses contorsions dans sa lutte avec le général ; l’apogée est atteinte quand le général lui fait effectuer un vol plané, suivi d’une pirouette qui le fait atterrir sur le canapé avant qu'il ne s’effondre lamentablement sur le sol.
La fin de l’extrait avec le double baise-main à Lucette remet en évidence l’enjeu même de la pièce : que fera Bois-d’Enghien ? Parviendra-t-il à lâcher la main de Lucette pour la céder au général, assurant ainsi sa propre fortune par son mariage mais aussi celle de la jeune femme ?