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Jean Anouilh, Antigone, 1944

L'auteur (1910-1987) : le théâtre au cœur 

Portrait de Jean Anouilh

La passion pour le théâtre

C’est à treize ans, au lycée, que naît la passion de Jean Anouilh pour le théâtre, renforcée ensuite par des rencontres littéraires, avec l’acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault, avec l’écrivain Jean Cocteau, et par de nombreuses lectures de ses grands contemporains, l’italien Pirandello, l’irlandais, Shaw, ainsi que Claudel et Giraudoux. Ainsi, il délaisse dès 1929, ses premiers emplois aux Grands Magasins du Louvre puis dans une agence de publicité, pour lier sa vie au théâtre en devenant secrétaire général de la comédie des Champs-Élysées, alors dirigée par Louis Jouvet. Seul son service militaire en 1931 interrompt brièvement une vie qui restera tout entière consacrée au théâtre. De premiers échecs, Humulus le muet (1929) ou L’Hermine (1932), ne le découragent pas, d’autant que les droits cinématographiques de sa pièce, Y’avait un prisonnier (1935), lui permettent de se consacrer à l’écriture dramatique.

Portrait de Jean Anouilh

Un auteur à succès

C’est grâce à un autre grand nom du théâtre, acteur, metteur en scène et directeur du théâtre des Mathurins, Georges Pitoëff, qu’Anouilh  obtient son premier grand succès en 1937 avec Le Voyageur sans bagage. Les succès vont alors se succéder, La Sauvage et Le Bal des voleurs en 1938, pièce qui inaugure sa longue collaboration avec le metteur en scène André Barsacq : malgré quelques reproches, il est reconnu comme un grand auteur dramatique. Sa mobilisation et son emprisonnement en juin 1940 n’est qu’une nouvelle brève interruption, car une erreur administrative le faisant passer pour un civil lui permet d’être libéré.

La suite de la vie d’Anouilh peut se résumer en la liste de ses pièces à succès, dont il participe activement à la mise en scène. Même ses deux épouses sont comédiennes, la première, Monelle Valentin, créant le rôle d’Antigone en 1944, et c’est pour sa première fille qu’il compose Cécile ou l’École des pères, en 1954. « Je n’ai pas de biographie et j’en suis très content », écrit-il au metteur en scène Hubert Gignoux.

S’il connaît quelques controverses et échecs et qu’entre 1961 et 1967, il ne fait plus jouer ses pièces, il ne s’éloigne pas pour autant du théâtre : il traduit des auteurs étrangers, tels Graham Greene ou Shakespeare, et travaille comme metteur en scène, par exemple du Tartuffe de Molière, en 1960, de Victor ou Les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac, en 1962, ou même d'un spectacle de marionnettes, Chansons bêtes, monté, en 1968, à partir d’un recueil de 47 fables inspirées de La Fontaine.

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Anouilh : répétition de L’Hurluberlu, avec Porlan Piétri et Paul Meurisse, 1959. Coll° A.R.T.

Sa carrière reprend en 1968 avec le succès de Le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron, et ses pièces, à nouveau s’enchaînent, trente-huit au total, lui valant le Grand prix du théâtre de l’Académie française, en 1980, jusqu’à la crise cardiaque qui, en 1983, l’amène à se retirer en Suisse avec sa troisième épouse.

Mythe

Présentation d'Antigone 

Pour lire la pièce

À partir de 1942, Anouilh organise son œuvre en classant ses pièces selon leur sujet et leur tonalité, d’abord entre "pièces roses" et "pièces noires", puis viennent les "pièces brillantes", les "pièces grinçantes" et les "pièces costumées", enfin il ajoute des "pièces baroques", des "pièces secrètes" et des "pièces farceuses". Autant d’appellations qui mettent en valeur la variété de son œuvre.

Antigone, jouée en février 1944 au théâtre de l’Atelier dans Paris encore occupé fait partie, avec deux autres pièces inspirées par la mythologie grecque, Médée (1951) et Eurydice (1953), des "pièces noires".

Anouilh, Antigone, 1944

L'héritage antique 

Un mythe

Étymologiquement, le mythe (du grec « mythos ») est une "parole", un récit transmis oralement au fil des générations. Selon Le Petit Robert, c’est « un récit fabuleux, souvent d’origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine. » Chaque narrateur se le réapproprie et peut le réinventer, le charger d'un sens en accord avec ses propres préoccupations et celles de son époque, comme le déclare d’ailleurs Anouilh à propos d’Antigone : « Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre »

Or, très présents chez les auteurs classiques, tels Corneille et Racine au XVIIème siècle, et encore Voltaire au XVIIIème siècle, mais ayant disparu au XIXème siècle au profit de l’histoire contemporaine, les mythes reviennent en force au théâtre dans la première moitié du XXème siècle, avec Cocteau, Giraudoux, Anouilh ou Sartre. Trois raisons peuvent expliquer ce renouveau.

  • Dans une période de crises et de guerres, le recours à l’irréel, qu’implique le mythe, correspond à un désir d’évasion et de rêve, mais aussi au renouvellement de la mise en scène.

  • Le mythe renvoie à un fond commun de notre civilisation occidentale qui touche aussi bien à nos fantasmes les plus secrets – c'est ainsi qu'il a pu passionner la psychanalyse – qu'à nos angoisses profondes. De plus, comme il est globalement connu, ce n'est plus l'intrigue qui constitue, pour le public, l'enjeu essentiel de la découverte, mais la psychologie des personnages, leurs relations, les conflits entre eux. Le mythe fournit donc un terrain privilégié à une réflexion sur la condition humaine.

  • Enfin, le mythe déplace l'intrigue dans le contexte de l'antiquité, ce qui permet aux dramaturges, non seulement de tirer des effets, parfois comiques, du va-et-vient entre ces temps reculés et leur époque. Mais surtout il permet une mise à distance, qui favorise une réflexion dépassionnée autour des débats contemporains.

Les Labdacides

Apollodore le grammairien (180-230) : le mythe d’Œdipe 

Le  mythe d'Œdipe  

Le point de départ de la pièce est le mythe antique autour de la famille des Labdacides, et de son personnage central Œdipe déjà mentionné chez Homère. Les grands auteurs tragiques grecs en ont repris les temps forts : Eschyle, dans Les Sept contre Thèbes (467 av. J.-C.) raconte la lutte entre les deux fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice, pour le pouvoir ; Sophocle, avec Antigone (442 av. J.-C.) reprend histoire de la fille d’Œdipe, puis Œdipe-Roi (entre 430 et 415 av. J.-C.), représentant la découverte par Œdipe de ses crimes de parricide et d’inceste, est suivi d’Œdipe à Colone, (joué à titre posthume en 401 av. J.-C.), qui évoque l’exil d’Œdipe, accompagné d’Antigone, tous deux accueillis par le roi Thésée à Athènes ; enfin, Euripide avec Les Phéniciennes, écrite entre 411 et 408 av. J.-C., montre à son tour la lutte des frères ennemis.

La fin du prologue chez Anouilh rappelle cette situation terrible, la façon dont, après la mort d’Œdipe, les deux frères se sont entretués, et introduit les membres de la famille : Créon, devenu roi de Thèbes, son épouse Eurydice et son fils Hémon, enfin Antigone et Ismène, les filles d’Œdipe. L’écrivain souligne d’ailleurs son héritage, l'« Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur ». Mais il ajoute « Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre ». 

Structure

L'héroïne

Le titre

Anouilh conserve le titre de Sophocle, centrant ainsi la tragédie sur cette héroïne, dont le prénom est symbolique : du grec « Αντιγονη » (antigonè), c’est-à-dire, « contre la semence », elle entreprend une lutte qui la laisse sans descendance, comme elle l’exprime lors du dénouement chez Sophocle, alors qu’enfermée dans un tombeau elle est condamnée à mort.

Antigone : l'héroïne au cœur de la pièce

Oui, c'est vous / Qui devrez témoigner comment, privée des pleurs / Des miens, selon quelle justice / Je dois descendre dans ce cachot creusé / Dans ce tombeau inouï / Io ! rejetée infortunée / Par les vivants et par les morts / Ni vivante ni cadavre (Sophocle, Antigone, V, 842 sqq).

Antigone : l'héroïne au cœur de la pièce

La structure

Chaque épisode s'organise autour de l’héroïne, dont l'importance est mise en évidence dès les premières phrases de la pièce, à travers la présentation faite par le personnage nommé « Le Prologue », et chaque épisode s'organise autour d'elle :

Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...

Anouilh reprend ici la tradition antique : une présentation de l’intrigue avant même qu’elle ne débute. Il garde aussi la présence du « chœur », mais en en faisant un personnage unique qui n'intervient qu’aux moments clés, par exemple lors de l’arrestation d’Antigone : « Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle- même pour la première fois. Le chœur disparaît, tandis que les gardes poussent Antigone en scène. »

Il ne suit pas la répartition classique en actes et en scènes, mais les entrées et sorties des personnages marquent une succession de tableaux, assez semblable à la construction d’une tragédie grecque et aux cinq actes d’une tragédie classique :

  • Un premier épisode place face à face Antigone et sa sœur Ismène, posant un débat encadré par deux conversations de l’héroïne avec « la Nourrice » : il sert d’exposition, permettant de découvrir l’héroïne, sa personnalité et son projet.

  • Un second épisode est l’échange d’Antigone avec Hémon, son fiancé, le fils de Créon, pour l’héroïne une scène d’adieu.

  • Au cœur de la tragédie se déroule ce que l’on nommait alors "l’agôn", le conflit, en trois temps : un garde vient d’abord annoncer à Créon la transgression de son interdiction d’enterrer Polynice ; puis vient un long débat entre l’héroïne et Créon, qui se clôt par une brève intervention d’Ismène.

  • L’épisode suivant est un nouveau débat, violent, entre Créon et Hémon, qui tente de sauver Antigone, mais en vain.

  • Le dénouement s’ouvre sur la dernière apparition d’Antigone, qui, en compagnie d’un garde, se prépare à sa mort, qui en entraîne deux autres, celle d’Hémon, annoncée à Créon par un messager, et celle de son épouse, Eurydice, que lui apprend le chœur. Il reste alors enfermé dans sa solitude, avec un jeune page comme seul accompagnement. Comme dans la tragédie antique, c’est au Chœur que revient la dernière tirade.

Réécriture

Une réécriture 

La mise en scène  

Mais l’observation de la mise en scène au théâtre de l’Atelier le 4 février 1944, réalisée par André Barsacq, apporte un autre éclairage sur l’inspiration d’Anouilh. Si, sur un fond de décor neutre, un simple rideau, l’arrondi des quatre marches d’un gradin peut rappeler le théâtre antique, mais sans aucun autre élément visant à souligner ce recul temporel, les costumes, en revanche, sont modernes : Créon ne porte pas une toge royale, mais un frac élégant, Antigone et Ismène portent de longues robes, sobres, noire pour la première, blanche pour la seconde. Mais surtout les gardes portent des cirés noirs, comme ceux des membres de la Gestapo allemande ou de la Milice au service des nazis. La pièce s'inscrit ainsi dans le contexte de la guerre, où la résistance s’organise face à l’ordre nazi.

Maquette du décor d' Antigone par André Barsacq in André Barsacq, cinquante ans de Théâtre, 1978, BnF

Maquette du décor d' Antigone par André Barsacq
in
André Barsacq, cinquante ans de Théâtre, 1978, BnF

Le contexte de la guerre  

Dans la préface de la première édition, en 1946, Anouilh explique que la pièce est née du croisement entre sa connaissance de l’Antigone de Sophocle et du « choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges », inspiration fictive, en fait, puisque ces affiches condamnant à mort un groupe de dix résistants datent du 23 février 1944 alors que la pièce, elle, est créée le 4 février, et écrite dès 1941… Beaucoup plus vraisemblable est sa phrase à Olivier Queant, publiée dans « Antigone », article de l’Illustration du 4 avril 1944, où il déclare avoir écrit cette œuvre entre 1941 et 1942, « à la lueur des premiers attentats terroristes », dont ceux manqués par le résistant Paul Collette, le 27 août 1941, contre Pierre Laval et Marcel Déat, deux soutiens du régime de Pétain, collaborant avec le pouvoir nazi.

Ainsi, Anouilh déplace la fatalité tragique, traditionnellement fondée sur la lutte des hommes contre le poids du destin, chez Sophocle, la faute originelle qui vaut à la descendance de Labdacos, roi de Thèbes, sa malédiction, celle de Laïos et Jocaste, puis de leur fils Œdipe, enfin celle de ses deux fils et filles. Ce qui opprime les hommes, chez lui, relève des forces de l’Histoire qui poussent à l’extrême les défauts des hommes : le désir de pouvoir, l’orgueil, l’égoïsme, l'hypocrisie, mais aussi les tentations de l’héroïsme.

POUR CONCLURE: la réception de la pièce

Les réactions du public lors des premières montrent qu’il ne s’est pas trompé sur cette actualisation du mythe antique : beaucoup s’enthousiasmèrent de la résistance d’Antigone face à un Créon, image de la compromission acceptée par Pétain ; mais Anouilh relate la difficulté alors rencontrée :

Annonce des représentations d' Antigone : affiche

La salle était pleine tous les soirs, il y avait beaucoup d’officiers et de soldats allemands. Que pensaient-ils ? Plus perspicace, un écrivain allemand, Frédéric Sieburg, l’auteur de Dieu est-il Français ?, alerta, m’a-t-on dit, Berlin, disant qu’on jouait à Paris une pièce qui pouvait avoir un effet démoralisant sur les militaires qui s’y pressaient. Barsacq fut aussitôt convoqué à la Propaganda-Staffel où on lui fit une scène très violente, l’accusant de jouer une pièce sans avoir demandé l’autorisation. C’était grave. Barsacq fit l’imbécile innocent, la pièce avait été autorisée en 1941 – il montra son manuscrit tamponné et on retrouva le second exemplaire dans le bureau voisin. Les autorités allemandes ne pouvaient pas déjuger sans perdre la face. On lui suggéra cependant d’arrêter la pièce. 

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Cette réaction range donc Anouilh dans le camp de la Résistance, mais d’autres critiques sont plus sévères, par comparaison à son héritage antique. Ainsi, Claude Roy, dans un article des Lettres françaises, clandestines en mars 1944, lui reproche d’avoir donné à Créon un trop beau rôle, en en faisant un personnage estimable, porteur de l'ordre, face aux excès d’Antigone.

C'est à Créon qu'il appartiendra de démasquer Antigone, l'Antigone de 1944 de Jean Anouilh. Un à un, il lui arrache ses faux visages. La nouvelle Antigone ne meurt plus par fidélité à une mémoire car elle accepte l'image que Créon lui propose de Polynice : un imposteur et un jeune voyou. Elle ne se sacrifie pas à une foi religieuse car elle partage le scepticisme ironique du dictateur. Et ce n'est pas non plus à l'oppresseur de Thèbes qu'elle s'attaque... [...] Quand Créon lui demande pourquoi, en fin de compte, elle meurt, elle répond : "Pour moi". Cette parole sonne lugubrement, dans le même temps où sur tout le continent, dans le monde entier, des hommes et des femmes meurent qui pourraient, à la question de Créon, répondre : "Pour nous... pour les hommes !"

Cadre

Le cadre spatio-temporel 

Le fait que le sujet de la pièce relève du mythe accentue la caractéristique propre au théâtre : la durée de l’intrigue qui se déroule sur scène, face au public, s’élargit à tout ce qui la précède et l’explique et aux lieux extérieurs, où ont lieu les moments déterminants. Ce double aspect apparaît dès la fin de la présentation du Prologue :

Étéocle et Polynice : vase grec, pour illustrer Les Sept contre Thèbes

Elle commence au moment où les deux fils d'Œdipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l'aîné, au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals... Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.

Étéocle et Polynice : vase grec, pour illustrer Les Sept contre Thèbes

Les lieux 

Le lieu scénique

La didascalie initiale, en présentant le lieu de l’action, reste dans un flou total : « Un décor neutre. Trois portes semblables. » Ce n’est que bien plus tard que sera nommé un « palais » dans la ville de Thèbes. Cela rappelle les pièces du XVIIème siècle, où était exigée l'unité de lieu, qui permet ainsi de resserrer l’action : peu importe que la scène avec la Nourrice soit peu susceptible de se dérouler dans le même endroit que celui où Créon reçoit les gardes ou que l’endroit où, à la fin, Antigone attend d’être emmenée à la mort… C’est, en fait, le lieu où se joue la vie ou la mort.

Les lieux hors scène

De même, les lieux hors scène mentionnés dans les discours illustrent l’opposition entre la vie et la mort.

Lieux de vie

         C'est Antigone qui, dans son dialogue avec la Nourrice, évoque la première un lieu de vie, celui de sa sortie matinale hors du palais : « Le jardin dormait encore. Je l'ai surpris, nourrice. Je l'ai vu sans qu'il s'en doute. C'est beau un jardin qui ne pense pas encore aux hommes. […] Dans les champs, c'était tout mouillé, et cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule sur la route et j'étais gênée parce que je savais bien que ce n'était pas moi qu'on attendait. Alors j'ai enlevé mes sandales et je me suis glissée dans la campagne sans qu'elle s'en aperçoive... » En mettant en valeur la beauté paisible du jardin, que la rapide allusion à l’eau associe à la vie, et alors même que, pieds nus, elle cherche à renforcer ce contact avec la terre, Antigone exprime cependant son sentiment de s’en sentir exclue : la nature « attendait » le lever du jour, le soleil, le retour à la vie, tandis qu’elle-même se sait promise à la mort.

        L’autre lieu qui illustre la vie est la ville elle-même, avec la mention des rues de Thèbes, la ville à présent délivrée de la guerre. Mais, là encore, la mort plane, car la foule, comme le rappelle Ismène, est menaçante, « Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes. », comme le signale aussi Créon, « La foule sait déjà, elle hurle autour du palais », et le répète une didascalie : « Antigone entre dans la pièce, poussée par les gardes qui s'arc-boutent contre la porte, derrière laquelle on devine la foule hurlante. »

Lieux de mort

          La vie s’efface ainsi peu à peu, pour laisser toute leur place aux lieux de mort, à commencer par celui où gît le cadavre de Polynice, bien gardé pour maintenir l’interdiction de l’enterrer. Le garde qui vient annoncer la transgression évoque la présence des « vautours », mais Créon va encore plus loin pour insister sur l’horreur de ce lieu : « […] il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps. Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l'hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois. »

        La mort s’impose lors du dénouement, avec l'image du tombeau d’Antigone, à laquelle le garde annonce qu’on va la « murer dans un trou », « Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. » Le nom même de ce lieu, celui du dieu qui règne aux Enfers, le lie directement à la mort, et l’image du « profondeurs du trou », muré par des « blocs de pierre », se répète quand le message relate la mort d’Hémon, « au fond du trou ».

          Face à l’horreur de cette description, le lieu où Eurydice se donne la mort est plus paisible : « Et puis elle est passée dans sa chambre, sa chambre à l'odeur de lavande, aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche, pour s'y couper la gorge, Créon. Elle est étendue maintenant sur un des petits lits jumeaux démodés, à la même place où tu l'as vue jeune fille un soir, et avec le même sourire, à peine un peu plus triste. » Dans un tel endroit, la mort, non attendue, paraît donc encore plus inacceptable.

La temporalité 

La durée de l'action

Comme le voulait la règle classique de l’unité de temps, l’action est rapide, ce qu’annonce déjà le Prologue : « Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir. »

Il est, en effet, cinq heures du matin quand Antigone est surprise par la Nourrice, de retour de sa promenade, et une didascalie signale cet horaire : « C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. Antigone entr'ouvre la porte et rentre de l'extérieur sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à la main. » Une des dernières répliques de Créon pose, elle, la limite temporelle, cinq heures du soir, une fois que toutes ces morts ont été accomplies : « (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures. Qu'est- ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures ? »

Dès le début, en fait, l’action est conclue, puisqu’Antigone a déjà effectué sa première transgression, comme elle le dit à Ismène, « C'est trop tard. Ce matin, quand tu m'as rencontrée, j'en venais. », et qu’elle est sûre de mourir très vite : « Je vais mourir tout à l’heure. » Une tirade du Chœur fait d’ailleurs de cette rapidité la caractéristique même de la tragédie : « Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. »

L'élargissement du temps

Le rappel du passé

En raison de la fatalité qui pèse sur les personnages, leurs discours ne se limitent pas aux conflits mis en scène : les discours reviennent sans cesse sur le passé, chargé d’un double aspect, antithétique.

       Dans l’obscurité et la douleur du moment tragique, ce passé, lui, apparaît parfois lumineux, avec des souvenirs heureux. C’est ainsi que le dépeint le Prologue, en rappelant, par exemple, la demande en mariage d’Hémon, « un soir de bal », dont Antigone évoque ensuite l’importance : « Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille ? » Elle porte en elle cet amour sincère, jusqu’à la fin de la pièce quand elle lui adresse une dernière lettre. De même, Créon a vécu des temps paisibles avant de devenir roi : « Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. »

        Cependant, ce passé laisse déjà planer le malheur, notamment pour l’héroïne qui porte en elle une douloureuse conscience du prix de la vie mais aussi de ses limites : « Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le pré et qu'on ne pouvait pas tous les prendre ? »

         Le pire est que ce passé, gravé dans la mémoire, n’est, en réalité qu’une illusion, comme Créon s’emploie à le montrer à Antigone, en démasquant ce que furent, en réalité, les deux frères qu’elle aime tant : Polynice, avec « [s]on poing de brute à toute volée dans les visage » de son père, puis entreprenant, avec les Argiens, une « une chasse à l’homme contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume » ; Étéocle ne valait pas mieux, ayant « essayé, lui aussi, de faire assassiner son père » et « de vendre Thèbes au plus offrant. » C'est aussi ce que ressent Hémon, quand il compare l’image de son père au temps de son enfance, aujourd’hui détruite : « ce dieu géant qui m'enlevait dans ses bras et me sauvait des monstres et des ombres, c'était toi ? Cette odeur défendue et ce bon pain du soir sous la lampe, quand tu me montrais des livres dans ton bureau, c'était toi, tu crois ? […] Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins de héros, c'était donc pour en arriver là ? » Le présent se fonderait donc sur un immense mensonge.

Le futur interdit

Bien évidemment, pour les personnages plongés au cœur de la tragédie, l’ouverture vers le futur s’avère impossible. C’est ce qui explique le conditionnel passé choisi par Antigone pour évoquer la naissance d'un enfant, rejetée par avance dans l’irréel : « Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux... […] Tu sais, je l'aurais bien défendu contre tout. […] Oh ! Je l'aurais serré si fort qu'il n'aurait jamais eu peur, je te le jure. » Pourtant Créon, s’efforçant de la sauver, lui promet cet avenir, « Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. », en lui présentant des images de bonheur : « la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. » Mais la réponse d’Antigone est une nouvelle négation de cet avenir : « Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ? » Aux yeux de l’héroïne, l’avenir ne pourrait être qu’un mensonge, parce qu’il détruit la pureté originelle, celle de l’enfance où l’on n’a encore conscience ni des contraintes sociales ni de la mort inévitable, où l’on se contente de vivre l’instant, pleinement et sans compromissions.

Anachronisme

Les anachronismes et leur rôle 

La vie quotidienne

Depuis l’antiquité, contrairement à la comédie, la tragédie met en scène des rois et des reines, une fatalité qui accable des familles nobles, les Labdacides, les Atrides… Or, s'ils peuvent encore concerner le public au temps de la monarchie absolue, de tels héros sont fort éloignés des spectateurs contemporains. Les auteurs qui ont repris les mythes antiques, Anouilh comme Cocteau ou Giraudoux, ont donc rapproché leur intrigue de la réalité de leur temps, par la mention omniprésente d’objets, de gestes ou d’activités quotidiennes. La liste en serait interminable, depuis le rouge à lèvres d’Ismène ou le café que va préparer la Nourrice, jusqu’aux gardes qui mettent les menottes à leur captive, prévoient leur avancement dans l’armée ou jouent aux cartes à la fin de la pièce, en passant par les « cigarettes » et les « pantalons longs » des deux frères, ou encore le portrait d’Eurydice : « Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels tricots pour les pauvres. » Cette banalisation amène le public à comprendre que les questions posées par les personnages, que toute la réflexion sur le pouvoir, sur le sens de la vie, concernent chacun de nous, et sont indépendantes du cadre spatio-temporel.

Des "confidents" ?

La Nourrice

Le personnage de la Nourrice est présent dans l’antiquité, mais est repris, dans les tragédies classiques, sous la forme de la "suivante" qui escorte reines et princesses. Si, à cette époque, c’est un moyen de répondre à une convenance pour les femmes, ce personnage joue aussi le rôle de confidente, et existe aussi au masculin, aux côtés des rois. Comme, au théâtre, il n’y a pas de narrateur pour relater ce que ressent le héros ou l’héroïne, le confident, par ses questions et ses remarques, permet de découvrir ses sentiments, sa personnalité, en étant aussi porteur de la mémoire du passé

Antigone et la Nourrice : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003, théâtre Marigny

Antigone et la Nourrice : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003, théâtre Marigny

D’où l’importance de la longue conversation avec la Nourrice, qui à la fois par ses bougonnements, sa tendresse et ses reproches, dresse un portrait touchant d’Antigone, en nous rappelant qu’elle reste encore une enfant même si elle a déjà un fiancé. De plus, comme les spectateurs connaissent déjà le mythe, savent donc la transgression commise par Antigone de nuit pour aller enterrer Polynice, les répliques de l’héroïne, incomprises de sa nourrice, se chargent d’un double sens qui installe déjà l’atmosphère tragique, par exemple quand elle répond à la menace avec un accablement, souligné par la didascalie : « ANTIGONE, soudain un peu lasse. –  Oui, nourrice, mon oncle Créon saura. » De même, toute l’intrigue se met en place quand elle lance sa promesse : « Je suis pure, je n'ai pas d'autre amoureux qu'Hémon, mon fiancé, je te le jure. Je peux même te jurer, si tu veux, que je n'aurai jamais d'autre amoureux... Garde tes larmes, garde tes larmes ; tu en auras peut-être besoin encore, nounou. Quand tu pleures comme cela, je redeviens petite... Et il ne faut pas que je sois petite ce matin. » Enfin, le contraste entre les demandes d’Antigone, par exemple de ne pas gronder sa chienne, Douce, et même de lui parler, et les réactions de la nourrice, qui, dans son langage familier, s’indigne et « qui ne comprend pas », insiste sur le fait qu’Antigone est déjà entrée dans la dimension tragique, qui reste inaccessible aux êtres ordinaires.

Le Page

Le choix que Créon soit en scène, non en compagnie d’un gouverneur ou d’un conseiller, d’un adulte donc, mais d’un « petit page », outre l’anachronisme, est intéressant car la jeunesse de cet enfant empêche qu’il puisse jouer réellement ce rôle de confident. Il disparaît d’ailleurs dans les scènes de conflit entre le roi et Antigone, Ismène et Hémon.

Ainsi, il souligne la solitude dans laquelle est enfermé Créon, mais aussi met en évidence le contraste entre le pouvoir, qui, par ses exigences, salit celui qui l’exerce, et la pureté inhérente à l’enfance. Le petit page lui tend donc comme un miroir : « (Il a pris le petit page par l'épaule.) Viens, petit. Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant... Et puis, la jolie besogne commencera. Tu mourrais, toi, pour moi ? Tu crois que tu irais avec ta petite pelle ? (Le petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tête.) Oui, bien sûr, tu irais tout de suite, toi aussi... (On l'entend soupirer encore en sortant.) »

C’est sur ce rôle que revient le dénouement, un impossible partage du poids du tragique, malgré le « nous », avec un enfant, encore inconscient des contraintes sociales, puisqu’il l’appelle même simplement « Monsieur » :

CRÉON. – Tout seul, oui. (Un silence. Il pose sa main sur l'épaule de son page.) Petit...

LE PAGE. – Monsieur ?

CRÉON. – Je vais te dire, à toi. Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ?

LE PAGE. – Je ne sais pas, monsieur.

CRÉON. –  Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance ! Ce qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde d'être grand, toi ?

LE PAGE. – Oh oui, monsieur !

CRÉON. – Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures. Qu'est- ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures ?

LE PAGE. – Conseil, monsieur.

CRÉON. –  Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller.

Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page.

Les gardes

Ces personnages sont présentés dans le Prologue, qui souligne leur rôle dans l’intrigue : 

Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leurs chapeaux sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et toujours satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de Créon.

La didascalie accompagnant la première entrée en scène du garde venu annoncer à Créon la transgression de son interdiction confirme ce double portrait, d'un homme grossier au service du pouvoir : « Le garde entre. C'est une brute. Pour le moment, il est vert de peur. » Face au tyran, il multiplie, en effet, les précautions pour éviter un châtiment, en soulignant son irresponsabilité dans ce forfait et en protestant de sa compétence : « J'ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire, la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef. Moi, je suis "service". Je ne connais que ce qui est commandé. Mes supérieurs, ils disent toujours : " Avec Jonas, on est tranquille.", puis « Chef, on a fait tout ce qu'on devait faire ! Durand s'est assis une demi-heure parce qu'il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le dira. » Il illustre ainsi le pouvoir qu’exerce Créon sur sa police et sur son armée.

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En revanche, quand il amène Antigone captive, c’est sa brutalité qui ressort : il « a repris tout son aplomb », et se moque des protestations de la jeune fille : « La fille d'Œdipe, oui ! Les putains qu'on ramasse à la garde de nuit, elles disent aussi de se méfier, qu'elles sont la bonne amie du préfet de police ! » Ses camarades qui « rigolent » partagent sa vulgarité. Tous ne pensent qu’à la récompense qu’ils espèrent recevoir, et à la façon dont ils vont « fêter ça », chez la Tordue en se saoulant ou bien au « Palais arabe » avec des prostituées.

Antigone et les gardes : mise en scène d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier

Ces deux scènes les rendent à la fois grotesques et odieux, en rupture avec la tragédie. Pourtant, lors du dénouement, le rôle du garde, paradoxalement, fait ressortir l’horreur de la mort promise à l’héroïne. Lui, son « dernier visage d’homme », déroule tout un discours pour commenter les réalités de sa carrière, les grades, la solde, les perspectives d’avancement…, en se montrant incapable de se hausser à la hauteur de la jeune fille :

ANTIGONE. – Je vais mourir tout à l'heure. Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent pas. Au bout d'un moment, il reprend.

LE GARDE. – D'un autre côté, on a plus de considération pour le garde que pour le sergent de l'active. Le garde, c'est un soldat, mais c'est presque un fonctionnaire.

Le dialogue est donc impossible entre eux, renvoyant Antigone à sa terrible solitude. Anouilh renforce encore ce décalage lors de l’écriture de sa lettre. Cette lettre d’amour, intime, un aveu, pour la seule fois, de sa faiblesse et de sa peur, perd toute sa valeur par le comportement du garde qui a du mal à rédiger : il « répète de sa grosse voix en écrivant », comme un enfant à l’école, il « suce sa mine » et « peine sur sa dictée », il proteste aussi, « Eh ! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que j'écrive ? Il faut le temps tout de même... », et son commentaire finit par ôter à la lettre toute sa grandeur : « "Je ne sais plus pourquoi je meurs..." On ne sait jamais pourquoi on meurt. » Ayant déjà perdu toute sa signification, cette lettre affirme d’autant plus le tragique qu’elle ne sera jamais remise à son destinataire, Hémon, puisque la question du garde, « Et c’est à qui qu’elle est adressée ? » reste sans réponse : « À ce moment, la porte s'ouvre. Les autres gardes paraissent. Antigone se lève, les regarde, regarde le premier garde qui s'est dressé derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important... »

POUR CONCLURE

L’étude du cadre spatio-temporel montre comment, dans sa réécriture du mythe, Anouilh le rapproche du contexte contemporain, celui de la seconde guerre mondiale qui a obligé chacun à choisir, soit plier devant le pouvoir politique, soit résister. Ainsi, tant par la mise en scène que par certains personnages, en jouant sur le langage familier et les anachronismes, le mythe s’est trouvé banalisé.

Cependant, cette banalisation n’amoindrit pas le tragique, bien au contraire : elle ne fait que le souligner par l’écart ainsi introduit entre les êtres ordinaires, ancrés dans le quotidien, et les héros qui, eux, sont animés par les plus nobles valeurs.

Antigone

Le portrait d'Antigone 

Antigone, héroïne éponyme, est présente dans presque toutes les scènes de la pièce, dont la plupart représente un conflit, plus ou moins larvé. Ainsi, le public, qui peut la connaître déjà par l’image donnée par le mythe antique, notamment chez Sophocle, la découvre à la fois à travers le regard des autres personnages et par ses propres discours et réactions. La réécriture d’Anouilh compose ainsi un personnage aux multiples facettes, selon le moment qu’elle vit et son interlocuteur.

Une enfant 

En raison de la fatalité, son héritage familial, et même si elle a vingt ans, Antigone porte encore en elle son enfance. Sans cesse d’ailleurs, depuis le Prologue, elle est appelée « la petite Antigone » et c’est ainsi qu’elle se qualifie ainsi elle-même ; de même le Chœur objecte à Créon : « C’est une enfant ».

Le regard de la Nourrice

L’ouverture de la pièce offre d’abord aux spectateurs le regard de la Nourrice sur celle qu’elle a élevée depuis sa plus tendre enfance. Elle évoque ainsi une enfant bien différente des autres petites filles, une sorte de garçon manqué : « Combien de fois je me suis dit : "Mon Dieu, cette petite, elle n'est pas assez coquette ! Toujours avec la même robe, et mal peignée. Les garçons ne verront qu'Ismène avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la laisseront sur les bras." » C’est pour cette raison qu’elle mentionne sa personnalité déjà rebelle, son « sale caractère », mais, en même temps, elle est consciente de l’amour dont est capable Antigone : « Ta sœur était plus douce, mais je croyais que c'était toi qui m'aimais. »

Antigone et la Nourrice : mise en scène d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier

Antigone et la Nourrice : mise en scène d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier

Le regard de Créon

Aux yeux de Créon aussi, elle reste une enfant, « N'oublie pas que c'est moi qui t'ai fait cadeau de ta première poupée, il n'y a pas si longtemps. », qu’il traite familièrement de « petite peste » en la menaçant d’une paire de gifles. En rappelant sa relation avec ses frères, il met l’accent sur un double aspect. C’était une petite fille face à deux garçons, qu’à la fois elle redoutait, mais aussi admirait : « Que te rappelles-tu de tes frères, d'abord ? Deux compagnons de jeux qui te méprisaient sans doute, qui te cassaient tes poupées, se chuchotant éternellement des mystères à l'oreille l'un de l'autre pour te faire enrager ? » Ainsi, sa riposte, « j’étais une fille… », traduit un mélange d’envie et de regret, reprend son aveu à Ismène : «  Ai-je assez pleuré d'être une fille ! »

Un autoportrait

Quand Antigone évoque son enfance, elle en fait une période lumineuse, malgré des peurs, car sa nourrice pouvait alors les effacer : « Mais fais-moi tout de même bien chaud comme lorsque j'étais malade... Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre de l'armoire qui ricane et se transforme d'heure en heure sur le mur, plus forte que les mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part dans la nuit, plus forte que la nuit elle-même avec son hululement de folle qu'on n'entend pas ; nounou plus forte que la mort. », lui demande-t-elle, dans son souhait d’être encore « « petite ». C’est avec attendrissement qu’elle se souvient aussi du temps heureux de l’enfance, des jeux avec son frère, Polynice, aux « châteaux de sable sur la plage, pendant les vacances. », de la « grande fleur de papier » qu’il lui a offerte. Autant d’instants qu’elle a précieusement gardés en elle, au point de se servir de la « pelle de Polynice » pour l’enterrer, ou de regarder cette fleur avant d’accomplir cette transgression.

Emil Teschendorff, Antigone et Ismène, 1893. Gravure sur bois, 26,5 x 17,8. New York Public Library

Mais elle montre aussi les colères déjà violentes en elle à cette époque, par exemple sa jalousie envers sa sœur : « Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois, je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux, tes beaux cheveux... »  Elle portait en elle une révolte contre toutes les interdictions :

Il fallait comprendre qu'on ne peut pas toucher à l'eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie !

Emil Teschendorff, Antigone et Ismène, 1893. Gravure sur bois, 26,5 x 17,8. New York Public Library

L’enfance est donc le temps où s’est construit en elle son désir de liberté, de vivre pleinement, sans limites : « Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le près et qu'on ne pouvait pas tous les prendre ? »

Ainsi, dans sa révolte actuelle, c’est l’enfance qui renaît, avec sa valeur d'absolu : « Moi, je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier - ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite – ou mourir. »

Une jeune fille amoureuse 

Face à Hémon

L’entrée en scène d’Hémon introduit une autre image d’Antigone, celle d’une jeune fille amoureuse, qui vient s’excuser d’une querelle la veille au soir : « Oh ! mon chéri, comme j'ai été bête ! Tout un soir gaspillé. Un beau soir. » Le portrait fait  d’elle par Hémon, avec du « parfum », « Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle robe », qu’elle avoue avoir empruntés à Ismène, traduit son désir de ressembler à toutes les jeunes filles de son âge, et son besoin d’avoir la certitude d’être aimée : « Je n'étais pas très sûre que tu me désires vraiment et j'avais fait tout cela pour être un peu plus comme les autres filles, pour te donner envie de moi. » C’est ce qui explique aussi qu’elle revienne sur la scène originelle, où Hémon lui a déclaré son amour, pour s’en assurer :

ANTIGONE. – Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille ? Tu es sûr que tu n'as jamais regretté depuis, jamais pensé, même tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt dû demander Ismène ?

HÉMON. – Idiote !

ANTIGONE. – Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m'inonde quand j'ai la tête au creux de ton cou ?

HÉMON. – Oui, Antigone, je t'aime comme une femme.

Un amour absolu

Mais cet entretien avec Hémon est aussi une scène d’adieu, car Antigone sait que son acte la condamne. Elle ne sera jamais l’épouse d’Hémon, jamais la mère de leur enfant, comme le montre l’emploi du conditionnel passé, signe d’impossibilité : «  Notre petit garçon, Hémon ! Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée - mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. »

Antigone et Hémon : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Elle exprime ainsi un sentiment amoureux vécu avec cette force absolue, ce don entier de soi, qui la caractérise : « Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ? […] (Dans un souffle, après un temps.) Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que j'aurais été très fière d'être ta femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en t'asseyant, sans penser, comme sur une chose bien à toi. » C’est encore ce sentiment que sa dernière lettre restitue, depuis sa première phrase, « Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m'aimer... », jusqu’à son dernier mot : « Je t’aime… ».

Antigone et Hémon : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

La fille d'Œdipe 

Le poids de la fatalité

Dès sa présentation, le Prologue rattache Antigone à la fatalité, au destin familial inéluctable : « Elle aurait bien aimé vivre Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout. »  Et elle en a pleinement consciente, comme le prouve sa réponse à la peur d’Ismène que Créon les fasse « mourir » : « Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est comme ça que ç'a été distribué. Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ? »

Ainsi, elle revendique d’emblée cet héritage familial, par exemple face au garde : « Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille d'Œdipe, je suis Antigone. Je ne me sauverai pas. » De même, c’est ainsi que la considère Créon, en la traitant de « petite Œdipe », puis en développant sa ressemblance à son père :  

CRÉON, la regarde et murmure soudain. – L'orgueil d'Œdipe. Tu es l'orgueil d'Œdipe. Oui, maintenant que je l'ai trouvé au fond de tes yeux, je te crois. Tu as dû penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un dénouement tout naturel pour toi, orgueilleuse ! Pour ton père non plus je ne dis pas le bonheur, il n'en était pas question ; le malheur humain, c'était trop peu. L'humain vous gêne aux entournures de la famille. Il vous faut un tête-à-tête avec le destin et la mort. Et tuer votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent ? Et comme on les boit goulûment quand on s'appelle Œdipe, ou Antigone. Et le plus simple, après, c'est encore de se crever les yeux et d'aller mendier avec ses enfants sur les routes...

Ce portrait met en valeur le poids de ce destin, inscrit en elle comme il l’était en son père. Tous deux en tirent un « orgueil », le signe grandiose de leur exception qui les rend prêts à aller jusqu’à la mort pour l’assumer. Assumer une fatalité, ne pas chercher à la fuir, c’est, paradoxalement, proclamer sa liberté. C’est avec fierté donc qu’Antigone chante les louanges de ce père auquel elle affirme ressembler, « Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler », en assumant, comme lui, le destin tragique qui lui est promis : « Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien, plus rien ne pouvait le sauver. »

C’est ainsi que Créon, face à la supplication d’Hémon, définit la mort d’Antigone, comme le résultat d’un destin qui s’est imposé à elle, presque malgré elle, mais qu'elle, finalement, choisi :

C'est elle qui voulait mourir. Aucun de nous n'était assez fort pour la décider à vivre. Je le comprends, maintenant, Antigone était faite pour être morte. Elle-même ne le savait peut-être pas, mais Polynice n'était qu'un prétexte. Quand elle a dû y renoncer, elle a trouvé autre chose tout de suite. Ce qui importait pour elle, c'était de refuser et de mourir. 

La rebelle

L’héroïne revendique aussi son caractère rebelle, signalé déjà par sa nourrice, en se qualifiant comme révoltée par nature : « Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir. » Cette révolte explose avec violence quand elle se retrouve captive face à Créon, qui veut la faire plier : « ANTIGONE. –  Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas. CRÉON. – Tu crois ? ANTIGONE.  – Ni me sauver, ni me contraindre. »

Cette révolte va croissante au fil de leur conflit, jusqu’à l’insolence finale, une véritable provocation :

CRÉON, lui broie le bras. – Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends ?

ANTIGONE. – Tu m'ordonnes, cuisinier ? Tu crois que tu peux m'ordonner quelque chose ?

CRÉON. – L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ? On va t'entendre.

ANTIGONE. – Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !

CRÉON, qui essaie de lui fermer la bouche de force. – Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu ?

ANTIGONE, se débat. –  Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes ! 

La révolte d’Antigone :  mise en scène de Marc Paquien, 2012

La révolte d’Antigone :  mise en scène de Marc Paquien, 2012

Mais les raisons de sa révolte sont beaucoup plus ambiguës chez Anouilh que chez Sophocle. Dans la tragédie antique, l’héroïne insiste sur la puissance des lois « qui viennent des dieux » et qui obligent à « appliquer les rites », bien supérieure à celle des simples mortels. Or cet argument est bien réduit chez Anouilh, car, même si Antigone reprend la conception antique, « Je le devais tout de même. Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. », elle admet, face à la caricature que Créon fait de ces rites religieux, ne pas vraiment croire en leur valeur.

Antigone face à Créon : mise en scène d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier

En fait, sa révolte est surtout la preuve de sa liberté, de sa volonté de n’obéir qu’aux lois qu’elle se donne : « Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires ? Moi, je peux encore dire "non" encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seule juge. », « je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ». C’est pourquoi, quand Créon lui demande, « Pourquoi fais-tu ce geste alors ? », sa réponse est catégorique : « Pour personne, pour moi. » Dans l’antiquité grecque, on aurait parlé d’ὕβρις (hybris), terme qui exprime la démesure de l’homme quand il prétend se hausser à la hauteur des dieux. Chez Anouilh, où le sacré est pratiquement absent, il s’agit plutôt de se hausser à la hauteur d’un destin, qui, dès lors qu’on le fait sien, forge une absolue liberté, plus précieuse que la tendresse d’une nourrice ou d’une sœur, et même que l’amour d’Hémon.

Antigone face à Créon : mise en scène d'André Barsacq, 1944, théâtre de l'Atelier

Face à la mort

Antigone, comme l’annonce le Prologue, « Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre », est certaine de sa mort inéluctable : « Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir », dit-elle à Ismène. Cependant, alors même que Créon multiplie les efforts pour la sauver, « Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique », elle fait de cette mort, non plus une obligation fatale, mais le résultat de sa propre volonté : « Tu as choisi la vie et moi la mort. »

Mais elle ne part pas triomphalement vers la mort. Enfermée avec le garde, elle laisse percevoir sa peur, soigneusement dissimulée auparavant, « Tu crois qu'on a mal pour mourir ? », et elle l’avoue dans sa lettre à Hémon, avant de faire barrer cette phrase : « J'ai peur... » L’image d’Antigone face à la mort est donc chez Anouilh, bien différente de celle donnée par Sophocle, même s’il reprend la phrase qui l’introduit : « Ȏ tombeau ! Ȏ lit nuptial ! Ȏ ma demeure souterraine ! ... (Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule... S’il y a, chez Sophocle, une lamentation plus accentuée que chez Anouilh, il y a aussi sa certitude d’avoir fait un juste choix dans son respect des lois divines, et donc sa mort conserve tout son sens : « Mais, en partant, je garde la très grande espérance d'être la bienvenue pour mon père, et pour toi, mère, et pour toi, tête fraternelle ! » Aucun doute en elle, contrairement aux sentiments qu’elle exprime chez Anouilh : « Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. » Elle va donc vers la mort dans une totale solitude, sans l’aide même qu’auraient « deux bêtes » qui pourraient se blottir l’une contre l’autre. Mais, si Anouilh retient de Sophocle l’image d’une mort assumée, puisqu’Antigone choisit de se pendre, pour son prédécesseur, l’image reste sombre, une pendaison avec une « corde faite de son linceul », l’ultime vision chez Anouilh nous rappelle que l’héroïne est encore proche de l’enfance : « Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier d'enfant ».

POUR CONCLURE

Anouilh a su réactiver le tragique hérité de Sophocle, en faisant revivre une héroïne victime de la fatalité, prête à aller jusqu’au bout de sa résistance et de son destin. Mais, là où Sophocle met l’accent uniquement sur les valeurs collectives, l’opposition entre les lois de la cité et la piété religieuse, Anouilh, lui, attribue à son héroïne cette dimension enfantine qui la rend nostalgique d’une pureté et d’une innocence perdues, et met en valeur son amour pour Hémon. De ce fait, elle est plus sensible, presque plus humaine que son modèle antique.

Pouvoir

L'image du pouvoir 

Le contexte de l’écriture de la pièce, jouée alors que la France est encore occupée, a nourri les discussions autour du jugement d’Anouilh sur le pouvoir politique. Dans le débat entre Antigone et Créon, à qui donne-t-il raison ? A-t-il exalté la résistance ou, au contraire, défendu le pouvoir en raison de ses contraintes ? En plaçant d’un côté, les liens du cœur, l’idéalisme de la jeunesse qui pousse à la transgression et la force du sacrifice, de l’autre la protection de l’État, le soutien de l’ordre et de la loi, une morale des devoirs citoyens, donne-t-il à ces choix si différents le même poids ?

Aujourd’hui, le contexte n’est plus le même, mais le débat reste ouvert autour des raisons qui peuvent pousser, soit à se soumettre à un pouvoir, à lui obéir, soit à s’y opposer, avec les risques que cela implique.

Le pouvoir royal 

La force du pouvoir

Les premiers mots de son portrait fait par le Prologue renvoient au pouvoir qu’il tire de sa fonction même, « Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. », sur laquelle insiste aussi Ismène : « Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. », « c’est la loi de Créon. Ne tente pas ce qui est au-dessus de tes forces. »

Mais, plus qu’un roi, Anouilh en fait un tyran, usant d’un droit de vie et de mort sur ses sujets, qui explique la peur du garde venu annoncer l’enterrement de Polynice, confirmée par la menace lancée : « Vous êtes tous coupables d'une négligence, vous serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville qu'on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois. » Pour sauver sa nièce, il n’hésite pas d’ailleurs à éliminer ces témoins de la transgression : « Je ferai disparaître ces trois hommes. »

Il peut ainsi imposer la loi sans contestation. Ainsi, il avoue à Antigone qu’alors que les cadavres de Polynice et d’Étéocle n’étaient pas identifiables, il a décidé de faire de l’un un coupable, un traître, et de l’autre un héros, pour assurer son pouvoir sur la ville : « il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un d'eux. »

Un pouvoir menacé

Cependant, il reste lucide sur la menace qui pèse sur tout pouvoir, la contestation, voire l’assassinat : « L'opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l'ail, soudainement alliés aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque chose au milieu de tout cela... » Ainsi, il imagine ce tueur qui peut toujours se dresser et l’obliger à son tour à tuer : « Un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes fusils. Un précieux sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va à l'homme.) Mais ils ont des complices, et dans ma garde, peut-être. »

Il devient alors le prisonnier de ce pouvoir, qui lui impose des contraintes, déjà celle que mentionne Ismène : « Il est le roi. Il faut qu’il donne l’exemple », qu’il répète à son fils : « Je suis le maître avant la loi. Plus après. » Il n’a donc pas la possibilité de faire ce qui serait, aux yeux du peuple, serait une preuve de favoritisme, une exception à la loi : « Ils diront que […] je la sauve parce qu'elle allait être la femme de mon fils. Je ne peux pas. » Finalement, il reste dépendant du peuple qui peut le destituer, et envahir le palais : « La foule sait déjà, elle hurle autour du palais. je ne peux pas. »

La faiblesse d'un roi : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

La faiblesse d'un roi : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Le poids du pouvoir 

Le pouvoir imposé

Face à ces menaces, comment imaginer qu’un homme puisse désirer le pouvoir ? Dans sa présentation de Créon, le Prologue souligne qu’il ne l’a pas vraiment voulu, que ce sont les circonstances historiques, les menaces d’une destruction de Thèbes par l’armée des Argiens qui le lui ont imposé :

Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris leur place. 

C’est ce qu’il explique lui-même à Antigone, en formulant ses regrets : « Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant... » Pourquoi alors a-t-il accepté ce pouvoir ? Il y a, chez Créon, le sentiment d’un devoir à remplir, pour rétablir l’ordre : « Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l'assure. » Ainsi, à Antigone qui le lui reproche, « Il fallait dire non, alors ! », sa réponse, « Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage », ne manque pas de noblesse. Alors même qu’au dénouement de la tragédie, les morts l’entourent, Antigone, son fils Hémon, son épouse Eurydice, Créon maintient ce sens du devoir : « on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ? » À sa façon, il y a une grandeur chez Créon, auquel Anouilh prête une forme de courage, de noblesse, de dignité.

Les exigences du pouvoir : Antigone, mise en scène de Jean-Barrault, 1949. New Theater, Londres

Les exigences du pouvoir : Antigone, mise en scène de Jean-Louis Barrault, 1949. New Theater, Londres

Une tâche difficile

Pour dépeindre l’exercice du pouvoir, Anouilh prête à son héros une longue métaphore où il se compare à un capitaine qui, quand la tempête se déchaîne, doit « mener la barque » qui « prend l’eau de toutes parts ». Dans cette « barque », il y a tous ses sujets, pour lesquels il n’a que du mépris, les qualifiant, très souvent, de « brutes », et il  a des doutes sur son choix : « Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... » 

Mais ces difficultés ne l’empêchent pas de considérer le pouvoir comme un devoir à remplir :

Thèbes a droit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m'appelle seulement Créon, Dieu merci. J'ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, j'ai résolu, avec moins d'ambition que ton père, de m'employer tout simplement à rendre l'ordre de ce monde un peu moins absurde, si c'est possible. Ce n'est même pas une aventure, c'est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire, je vais le faire. 

Ainsi, face aux « problèmes précis [qui] se posent, qu’il faut résoudre », le pouvoir impose à celui qui l’exerce des contraintes : il n’a pas « le temps de faire le raffiné », il faut accepter de tuer, de mentir, de se livrer à l’horreur de laisser pourrir le cadavre de Polynice pour imposer sa loi au peuple : « Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois. » Il faut se salir les mains en acceptant toutes les compromissions, cette « cuisine » qu’il dépeint à Antigone en lui avouant la vérité sur ses deux frères, tous deux traîtres, et les mensonges destinés à rétablir l’ordre : « Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. » C’est pour la même raison qu’il rejette les prières d’Hémon : « Elle a parlé maintenant. Tout Thèbes sait ce qu'elle a fait. Je suis obligé de la faire mourir. »

POUR CONCLURE

Anouilh a donc créé un personnage ambigu, un dictateur impitoyable par ses actes, mais un roi humain, conscient du poids de sa tâche, qu’il accomplit comme à regret :

CRÉON, sourdement.– Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

ANTIGONE.– Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?

CRÉON.– Je te l'ai dit.

ANTIGONE.– Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !

CRÉON.– Oui, c'est cela !

Les contemporains d’Anouilh ont vu en Créon l’image de tous ceux qui, en suivant Pétain et le régime de Vichy, ont accepté, eux aussi, de se salir les mains : alors que Pétain déclarait, dans son message du 17 juin 1940, « je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. », la collaboration est devenue, en effet, une œuvre de mort, d’extermination. C’est pourquoi, certains ont pu s’indigner de ce sens du devoir, invoquée comme excuse par Créon.

Mais, en réalité, Anouilh laisse au public le soin de départager qui a tort et qui a  raison, et son œuvre dépasse le contexte historique de son temps : ses deux héros, Antigone qui dit « non », et Créon qui dit « oui » sont tous deux placés face à la mort, pour l’une, la sienne, assumée, pour l’autre, celle de ceux qui lui sont chers. Ainsi, en cette période où la philosophie de l’Absurde commence à s’imposer dans la littérature, la conclusion du chœur renvoie les deux héros au néant qui caractérise la condition humaine : « Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre la mort. »

Créon portant le corps d'Hémon :  film de Giorgos Tzavellas, 1961

Créon portant le corps d'Hémon :  film de Giorgos Tzavellas, 1961

Le chœur et son rôle 

Chœur

Le chœur, χορός, est une des composantes du théâtre antique, constitué de douze à quinze choreutes, costumés et masqués, dirigés par le coryphée, qui, lui, peut dialoguer avec les personnages de la pièce. Accompagnés par un joueur de flûte, les choreutes se déplacent dans l’"orchestra" en une sorte de marche rythmée : après leur entrée, la "parodos", leurs danses et leurs chants lyriques séparent les épisodes de la pièce, en en soulignant le sens, et leur sortie, l’"exodos", marque le dénouement. Tantôt, il est le porte-parole de l’auteur : il présente alors le contexte et résume les situations pour aider le public à suivre les événements ; tantôt, il représente le public par ses commentaires et ses réactions devant l’action des personnages.

Le théâtre de Dionysos, à Athènes. Reconstitution, 1891

Le théâtre de Dionysos, à Athènes. Reconstitution, 1891

Pour lire les extraits concernant le chœur 

En reprenant cette appellation, « Le chœur », Anouilh confie ce rôle à un seul personnage, auquel il attribue deux longues tirades, en guise de parodos et d’exodos, mais le fait aussi intervenir dans un dialogue avec Créon.

L’expression du tragique 

Le chœur fait son entrée en scène immédiatement après que Créon a appris du garde l’enterrement de Polynice. La première phrase de son long monologue est comme une introduction à ce qui va suivre, la confrontation d’Antigone et de Créon : « Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. » Tout se passe comme si Anouilh lui-même venait présenter sa pièce, à la fois sa conception de la tragédie, son choix de ce genre littéraire et ce que cela implique dans l’écriture.

Le poids de la fatalité

Pour définir la tragédie, Anouilh l’oppose à un autre genre littéraire, le drame, qui, en multipliant les péripéties, laisse des « lueurs d’espoir » : « « On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. », « Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir. »

Au contraire, la tragédie fait peser une fatalité à laquelle nul ne peut échapper. Il suffit de lancer l’action, « On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre », et ensuite il n’y a pas d’échappatoire, tout est « minutieux », « bien huilé », comme un engrenage qui tourne indépendamment de toute volonté humaine. C’est ce qui explique l’exclamation : « On est tous innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre qui est tué. C'est une question de distribution. » Cette « distribution » oblige Antigone à être ce que le destin a décidé pour elle, donc à refuser d'être sauvée, de même que Créon doit jouer son rôle jusqu’au bout, d’où le portrait qu’en a fait Anouilh, expliquant ses actes et refusant de le condamner catégoriquement.

Le héros tragique

De cette première caractéristique, fondamentale, découle l’image du héros, illustrée par une périphrase métaphorique : il porte « tout le ciel sur son dos », ce qui rappelle l’origine antique de la fatalité, les dieux imposant aux mortels leur destin. Ainsi, alors même que la comparaison familière, « on est pris comme un rat », réduit le héros à l’impuissance, il n’en garde pas moins sa grandeur parce qu’en acceptant son sort, il forge, paradoxalement, sa liberté. Ainsi, Anouilh lui prête une force dans l’affirmation de soi : « on n'a plus qu'à crier, pas à gémir, non, pas à se plaindre, à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être même pas encore. » Dans la tragédie, le public assiste à une épiphanie du héros : « la petite Antigone » accède à un statut supérieur, elle devient l’héroïne du mythe, qui traversera les siècles… Tout est ainsi déterminé, sa mort est inéluctable, elle crie « pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi », la tragédie lui permettant d’accéder à sa vérité, en allant jusqu’au bout de sa révolte. D’où le commentaire du chœur quand Antigone entre en scène : « Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est prise. La petite Antigone va pouvoir être elle-même pour la première fois. »

La fonction de la tragédie

Le philosophe grec Aristote considérait que la tragédie devait susciter dans le public la terreur et la pitié, de façon à pouvoir provoquer la catharsis, c’est-à-dire la purgation de ses passions, des pulsions qui viennent perturber l’ordre.

Or, dans sa description de la tragédie, Anouilh met en valeur ces deux sentiments, en évoquant la façon dont ils se mêlent devant la violence et les menaces qui planent : « La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin ». Il y a la fureur, la colère, « les cris de la foule », mais aussi ce « silence » sur lequel il insiste, qui terrorisent à l’idée que les hommes sont impuissants, comme sidérés face à une force supérieure. Mais, pour Anouilh, tous les personnages méritent aussi la pitié car tous finissent par être enfermés dans leur douloureuse solitude : « le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur et on dirait un film dont le son s'est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n'est qu'une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence... » Ainsi Antigone se dénoue dans le « silence » imposé à l’héroïne, qui ne peut réellement communiquer avec le garde et dont la lettre ne sera jamais remise à Hémon, son destinataire, mais aussi un « silence » imposé à Créon. Il a perdu son fils, son épouse, et n’a plus, à ses côtés, qu’un « petit page », encore un enfant, qui ne peut le comprendre : il n’a plus, lui aussi, qu’à attendre le silence ultime, celui de la mort.

La voix de la sagesse 

Dans ses autres interventions, le Chœur change de rôle : comme dans l’antiquité où il commentait l’action tragique, il traduit les sentiments du public, mais représente aussi la voix de la raison, de la sagesse.

L'expression de la pitié

C'est parce que, comme le public,  il ne se résigne pas à accepter la mort, que le chœur essaie de conseiller Créon. En fait, il sait déjà ce qui va arriver, il connaît le mythe : « Nous allons tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles. » Il tente donc de l’arrêter en faisant appel à la pitié.

Envers Antigone

Au moment où Créon ordonne aux gardes d’emmener Antigone vers la mort, le Chœur s’écrie « Tu es fou, Créon. Qu’as-tu fait ? », question qui révèle son effroi, et explique qu’il va ensuite, tel un avocat, plaider la cause de la jeune fille : « Ne laisse pas mourir Antigone ». Son premier argument, « C’est une enfant », met en avant son innocence, qui devrait permettre de la sauver. Ses questions lui suggèrent ensuite une autre forme de châtiment : « Est-ce qu’on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu’elle est folle, l’enfermer ? », « Est-ce qu’on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir demain ? » 

Le Chœur au dénouement : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Le dialogue avec Créon : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Envers Hémon

Assistant à la scène entre Créon et son fils, le Chœur, quand Hémon sort furieux, exprime sa pitié, et un trouble qui révèle son affolement dans deux répliques pathétiques : « Créon, il faut faire quelque chose. » et « Il est parti, touché à mort. » Mais la réplique de Créon, « Oui, nous sommes tous touchés à mort. », annihile cette tentative.  

En fait, tout se passe comme si le Chœur tentait d’arrêter le mythe, ce qui est paradoxal puisque sa longue tirade en soulignait l’aspect inexorable : il sait déjà qu’Antigone va mourir, qu’Hémon va se suicider. Il montre ainsi que la pitié reste sans pouvoir devant la puissance de la fatalité tragique.

Le Chœur, messager du tragique : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Le Chœur, messager du tragique : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Le tragique accompli

Le chœur intervient à nouveau lors du dénouement, pour souligner l’accomplissement de la fatalité, en écho à sa présentation initiale de la tragédie : « Là ! C'est fini pour Antigone. Maintenant, le tour de Créon approche. Il va falloir qu'ils y passent tous. » Il prend alors en charge l’annonce à Créon du nouveau coup qui l’accable, le suicide d’Eurydice, « Il te reste encore quelque chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme... », qu’il dépeint longuement avant de conclure : « Et s'il n'y avait pas cette large tache rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire qu'elle dort. » Sa dernière adresse à Créon, « Et tu es tout seul maintenant, Créon. » reprend les termes mêmes de la plainte formulée par Antigone avant sa mort.

Mais la réaction de Créon est bien différente de l’image donnée par Sophocle. Chez lui, Créon sombrait dans le désespoir, accablé par la fatalité : « Emmenez au loin un insensé, moi qui t'ai tué, ô enfant, et toi que voilà, aussi ! Ô malheureux ! Je ne sais, n'ayant plus rien, de quel côté me tourner. Tout ce que j'avais en mains est tombé ; une insupportable destinée s'est ruée sur ma tête. » Chez Anouilh, il reprend la tâche qu’il a accepté d’assumer, sa fonction de roi : « Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller. »

La réécriture du mythe

La dernière tirade  du chœur, avec la répétition de « c’est fini », tire un bilan, terrible, de la pièce, « Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris », qui met en évidence le pessimisme d’Anouilh. Personne n’a pu échapper à la fatalité, comme l’impose le mythe : « Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. » Ainsi, comme le voulait Aristote, l’ordre est rétabli, la catharsis s’est produite, en effaçant les passions : « Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes ».

Mais cette dernière tirade s’éloigne à nouveau de la tragédie antique.

         Chez Sophocle, en effet, en deux brèves répliques, le coryphée tire une leçon morale, en s’adressant d’abord à Créon, « Ne va pas souhaiter quoi que ce soit. Une fois que le Destin l'a décidé, / Il n'existe aucun moyen pour les mortels d'échapper à leur sort. », puis en généralisant à l’intention du public : « La sagesse, de loin, plus que tout, / Ouvre le chemin du bonheur ; / Aux dieux, il ne faut / Refuser rien de ce qu'on leur doit ; les grands mots / Valent de grands malheurs / Aux présomptueux / Et les ramènent avec l'âge à plus de mesure. » Il souligne ainsi la puissance des dieux et le néant de l'homme, dont l’hybris, la tentative pour s’élever au-dessus de sa condition mortelle, est condamnable.

         Au contraire, chez Anouilh, ces morts semblent dépourvues de sens, sans raison pour Antigone, « Antigone est calmée maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre », et surtout indépendantes des choix des humains : « Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. » La fatalité devient donc absurde, frappant de façon aveugle. Pire encore, le mythe lui-même semble perd de son sens : « Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à confondre leurs noms. »

Enfin, le pessimisme d’Anouilh est encore accentué par la didascalie qui suit cette tirade, « Pendant qu'il parlait, les gardes sont entrés. Ils se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté d'eux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont commencé une partie de cartes. », qui amène une dernière image, commentée par le chœur : « Il ne reste plus que les gardes. Eux, tout ça, cela leur est égal ; c'est pas leurs oignons. Ils continuent à jouer aux cartes... » C’est donc le grotesque, la grossièreté, la vulgarité qui, finalement, peuvent échapper à la fatalité tragique.

L'ultime message du Chœur : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

L'ultime message du Chœur : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

POUR CONCLURE

Anouilh a donc joué sur le double rôle du chœur, hérité de l’antiquité, interprète des sentiments du public mais aussi représentation d’une sagesse collective.  Mais, contrairement à son héritage, il refuse de poser une morale tranchée, laissant son lecteur juge.

À l’époque d’Anouilh, le public a vu dans cette image finale, une allusion à la collaboration pendant la seconde guerre mondiale et aux excès de l’épuration, souvent blâmés par l’écrivain. Mais, en dehors de ce contexte, elle met en valeur la lâcheté de ceux qui se contentent de se soumettre au pouvoir en acceptant le monde tel qu’il est et en cherchant seulement à en tirer profit. 

Le Chœur  sort de scène : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Le Chœur  sort de scène : mise en scène de Nicolas Briançon, 2003. Théâtre Marigny

Parcours

À partir de cette étude d’ensemble de la pièce est proposé un parcours pédagogique, une séquence organisée autour d’une problématique et de six explications d’extraits, qui permettra aussi une approche des caractéristiques de la tragédie.

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