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Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, 1855 : explications

Première partie : chapitre III, du début à "... ciel d'Asie." 

Pour lire le texte

La première phrase d’Aurélia, « Le rêve est une seconde vie », met d’emblée en évidence ce que Nerval appelle ensuite sa « Vita nuova », une plongée dans l’imaginaire, et il annonce son projet : « transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ». Le récit a donc une dimension  autobiographique, ce que confirme deux présentations : celle d’Aurélia, la femme aimée à présent « perdue », identifiée à l’actrice Jenny Colon, suivie de celle de la « dame d’une grande renommée », dans laquelle on reconnaît Marie Pleyel. Dans le deuxième chapitre intervient le récit d’un rêve, une errance dans une étrange « hôtellerie », qui prend sa source dans la vision d’Aurélia. Dans cet extrait du troisième chapitre, comment l’écrivain, dans le récit d'une nouvelle expérience onirique, entreprend-il de donner sens à cette quête nocturne ?

Première partie : l'analyse consciente (des lignes 1 à 10) 

Jacques Ernotte, portrait d'Aurélia. Lithographie, édition de 1947

Jacques Ernotte, portrait d'Aurélia. Lithographie, édition de 1947
EXPL-I, 3

La réalité et le rêve

Ce passage se situe après la visite du narrateur à des amis avec lesquels il a déjà échangé sur des « sujets mystiques » : l’un d’eux le raccompagne alors qu’il a annoncé sa volonté d’aller « Vers l’Orient » en se laissant guider par une « étoile ». Ce trajet est présenté comme un moment fondateur, qu’il définit comme la fusion du rêve et de la réalité : « Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. » Sa description suggère une forme de schizophrénie, avec une dissociation entre l’état conscient et le temps du rêve, « À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double », avec l’emploi de l’imparfait qui inscrit ce phénomène dans la durée. Le tiret marque une rupture, suivi d’une double négation qui souligne l’analyse consciente accomplie par l’écrivain dans sa narration : « — et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. » Le lecteur doit être persuadé de la rationalité et de la fiabilité du récit, alors même que le rêve est irrationnel.

Mais le connecteur « Seulement » termine le premier paragraphe en insistant sur la volonté de l’écrivain de s’opposer au jugement habituel porté sur la nature même du rêve : d’un côté, est placée au premier plan la rationalité, « la raison humaine » qui juge « insensées » les « actions » vécues par le rêveur, qui relèveraient de « ce qu’on appelle illusion » ; de l’autre, l’apposition nie cette critique, qui ne serait vraie qu’« en apparence », contestation que l’aposiopèse invite le lecteur à approfondir. Finalement, peut-être le rêve représente-t-il autre chose qu’une simple « illusion »

Le surnaturel

Dans le deuxième paragraphe, le narrateur prolonge lui-même cette réflexion et la généralise par le pronom « nous » en donnant au rêve un tout autre sens : « Cette idée m’est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s’incarnait tout à coup en la forme d’une personne ordinaire ». Il propose donc une interprétation mystique, en établissant un lien entre les êtres appartenant au monde spirituel, et les humains, les premiers pouvant « s’incarn[er] » dans les seconds. Il va jusqu’à considérer que cet « Esprit » venu de l’au-delà exerce son pouvoir, comme s’il prenait possession de telle ou telle « personne ordinaire » : il « agissait ou tentait d’agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir. » D’où ce jugement critique habituel, renvoyer le rêve à une « illusion », en lui ôtant tout sens.

Deuxième partie : l’errance (lignes 11 à 27) 

En suivant l'étoile...

Une quête

Il n’y a pas de transition entre la vie réelle, la présence de son compagnon, qui, lui, reste dans le rationnel, « voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait », et le basculement dans l’irréel de la quête, puisqu’il progresse immédiatement « dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. » Comment ne pas penser ici à l’image biblique des trois rois mages guidés par l’étoile vers l’étable où le Christ est né, donc vers celui qui sera le sauveur de l’humanité ? N’a-t-il pas d’ailleurs annoncé précédemment à son ami sa volonté d’aller « Vers l’Orient » ? Cette dimension mystique, l'attraction exercée par l'étoile, est renforcée par la connotation religieuse du chant qui accompagne sa route, « Je chantais en marchant un hymne mystérieux, dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans une autre existence ». En adoptant le point de vue de l’être qu’il était lors de sa marche, le choix du verbe « je croyais » fait une illusion de cette temporalité abolie qui fait remonter du passé un autre " moi", mais le sentiment alors ressenti, cette « joie ineffable » - retrouver le temps où il vivait l’amour… – dont le chant le « remplissait » efface toutes les douleurs jusqu’alors exprimées.

En suivant l'étoile...

Une métamorphose

Le basculement dans l’irréel s’accentue dans la suite du récit, en soulignant l’accès progressif dans un au-delà spirituel, illustré par le dépouillement symbolique du rêveur de ce qui le rattache au monde terrestre, d’abord les éléments les plus extérieurs, les vêtements : « En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. » Les sensations elles aussi contribuent à la métamorphose : « La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. » L’espace traduit ainsi un mouvement ascensionnel, induit par la force d’attraction de « l’étoile », de plus en plus puissante. Le geste se fait alors christique, « Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile », comme pour appeler l’appui divin afin de réaliser la dissociation qui permettra l’ascension vers le monde spirituel en suivant l’appel de l’étoile ; pour cela, il est indispensable que l’âme, immatérielle, échappe à la prison que constitue le corps, Nerval rejoignant ici le néo-platonisme qui conçoit l’homme comme un être double. 

Entre le réel et le rêve

Mais le narrateur rapporte ensuite une sorte de réticence face à cette attraction céleste, qui s’exprime par la sensation physique, « Alors, je sentis un frisson », illustration de la peur, car l’attraction terrestre reste importante : « le regret de la terre et de ceux que j’y aimais me saisit au cœur ». La prière s’inverse alors : « et je suppliai si ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui qu’il me sembla que je redescendais parmi les hommes. » On note qu’ici « l’étoile » est plus nettement identifiée, peuplant ainsi le monde céleste par des « esprits », des êtres supérieurs.

Cependant ce retour à la vie terrestre se mêle à la métamorphose onirique. D’un côté, il y a la présence consciente de la « ronde de nuit », donc des « soldats » qui assuraient à cette époque la sécurité du Paris nocturne. Mais, de l’autre, le passage entre tirets maintient la transformation qui a fait accéder le rêveur à une dimension supérieure : « — j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand, — et que, tout inondé de forces électriques, j’allais renverser tout ce qui m’approchait. » Tout se passe comme si le « rayon » de l’étoile avait exercé sur lui une action magnétique, renforçant sa puissance. Le dédoublement devient manifeste, puisque, devenu autre, il reste capable d’une distanciation humoristique, de sourire de lui-même : « Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m’avaient recueilli. »

Troisième partie : la vision (de la ligne 28 à la fin) 

Le travail de l'écrivain

Le dernier paragraphe de ce passage rappelle le projet précédemment posé par l’écrivain : à partir de ses deux modèles, Swedenborg et Dante, « Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie »

Il en accentue la valeur par la double hypothèse qui met en évidence le rôle de l’écrivain : « Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici ». Nerval retrouve ici la conception romantique qui attribue à l’écrivain une véritable « mission », au service de l’humanité, comme le faisait déjà Victor Hugo dans « Fonction du poète », poème qui ouvre son recueil Les Rayons et les Ombres, paru en 1840 :

Peuples ! écoutez le poëte !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé. […]

Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l’éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l’âme
D’une merveilleuse clarté.

Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;

A tous d’en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l’étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Il confirme ainsi le but de son œuvre, mais sans en masquer la difficulté,  car, comme il l’avait expliqué dans le premier paragraphe, il est parfaitement conscient des réactions critiques que pourrait avoir le lecteur : « je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives… » Rappelons que, pendant longtemps, le rêve a été considéré comme « le délire d’une imagination déréglée », selon la définition de l’Encyclopédie méthodique, parue en 1827, insérée dans sa section "Médecine". Après cette première crise, en février 1841, Nerval avait d’ailleurs vécu douloureusement le long article publié le 1er mars dans le Journal des débatsJules Janin, célèbre critique, avait diffusé la nouvelle de son internement, le faisant ainsi passer pour fou. Son récit est donc une réponse, qui vise à redonner un plus juste sens à ce monde des rêves.

La vision

Après cette précaution, il peut dérouler sa vision alors qu’il a été amené dans un corps de garde par les soldats qui l’ont trouvé errant demi-nu dans les rues : « Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. » Il a donc finalement accompli l’ascension qui lui permet de contempler le monde spirituel invisible jusqu’alors. La dissociation de l’âme et du corps, souhaitée puis redoutée, s'est donc pu s’accomplie, comparée à la libération d’une prison : « Le destin de l’Âme délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d’avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j’allais quitter… »

La contemplation des mystères célestes

La contemplation des mystères célestes
Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, 1889. Huile sur toile, 73 x 92. Musée d’Art moderne, New York

La comparaison donne alors à la description de l’immensité céleste une dimension poétique, d’abord par les formes évoquées qui l’élargissent : « D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps ». Puis le mouvement s’accentue, se charge de couleurs et s’anime, tandis qu’y apparaissent des esprits : « chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour à tour ». Enfin, dépassant cette multiplicité se révèle une unité, une vérité unique : « et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations ». Mais quelle est cette « divinité » ? Elle reste encore innommée, elle « se réfugiait enfin insaisissable dans les mystiques splendeurs du ciel d’Asie », mais rattachée déjà aux mystiques orientales, ici on pense  à celles de la Grèce d’Asie Mineure.

Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, 1889. Huile sur toile, 73 x 92. Musée d’Art moderne, New York

CONCLUSION

Après avoir dépeint son état d’esprit suite à ses échecs amoureux, dans ce passage Nerval inaugure les récits de visions et de rêves qui occupent la majeure partie d’Aurélia, en surmontant la difficulté d’un projet qui oblige à mettre de la rationalité là où règne le surnaturel. Sans cesse, en effet, en écho au sous-titre « Le rêve et la vie », le récit fait alterner les deux domaines, la réalité terrestre limitée s’effaçant au profit de l’infini céleste, de même qu’en l’homme la pesanteur corporelle disparaît pour permettre à l’âme de rejoindre le monde des esprits. Guidé par cette « étoile » qui exerce sur lui une force magnétique, le rêveur entreprend ainsi la quête initiatique qui donnerait sens à son existence. Ainsi, l’évocation finale des « mystiques splendeurs du ciel d’Asie » promet déjà une révélation spirituelle : en mourant à lui-même, en perdant son identité dans le flou de l’espace et du temps du rêve, il pourrait voir son « Âme délivrée » et plonger dans un au-delà du réel pour pénétrer le mystère à l’origine du monde et de l’humanité que révélerait la mystique de « l’Orient ».

Première partie : chapitre VI, de " Un rêve... " à la fin 

Pour lire le texte

Le rêve relaté dans le chapitre III a conduit le narrateur à un premier internement, au cours duquel d’autres rêves se déroulent, le transportant dans d’autres lieux, « au bord du Rhin », par exemple dans le chapitre IV où un vieillard lui fait parcourir des temps infinis et voir « une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes » en qui il se confond.  La plongée se poursuit dans le chapitre V, où son guide le fait descendre dans les « profondeurs » d’une montagne : il y rencontre les « habitants primitifs », et découvre ainsi une humanité innocente et heureuse, « souvenir d’un paradis perdu », une « patrie mystique » qui apporte la révélation de « l’immortalité de l’âme » : « Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie. » Dans le chapitre VI, comment le récit d’un nouveau rêve prolonge-t-il cette vérité mystique ?

EXPL-I, 6

Première partie : l'entrée dans le monde du rêve (premier paragraphe) 

Un lieu clos

Le sens de ce nouveau rêve est annoncé avant qu’en soit fait le récit : « Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. » Il s’agit encore prolonger la révélation précédente, celle de « l’immortalité de l’âme ». Le rêve commence par un déplacement quasi magique,  car inexpliqué dans le même lieu que celui du chapitre V, la demeure « au bord du Rhin » présentée comme celle d’un « oncle » : « Je me trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. » Peut-être revit-il dans ce rêve son séjour, de 1808 à 1814, à Mortefontaine, près de Loisy chez son grand-oncle Boucher alors que ses parents sont en Allemagne. Mais le rêve transfigure cette « salle », qui s’étend dans l’espace, « Elle semblait s’être agrandie seulement », et ressemble au décor d’un conte de fée : « Les vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps. » Tout se retrouve, en effet, embelli par le recours aux synesthésies, la vue, le toucher, l’odorat, et comme illuminé.

Les personnages

Dans un second temps, sont présentés les personnages, ici « trois femmes [qui] travaillaient dans cette pièce », un nombre qui, dans ce cadre merveilleux, se charge d’une valeur symbolique, trois fées, ou bien, vu le sujet, l’immortalité, peut faire penser aux trois « Moires » de l’antiquité grecque, illustration du destin humain, dont la première, Clotho, fabrique le fils, que la deuxième, Lachésis, déroule ensuite sur sa quenouille, jusqu’à ce qu’Atropos, la plus âgée des trois sœurs, le coupe. De même que le lieu, ces trois femmes font renaître un temps disparu : elles « représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. » 

Giorgio Ghisi, Les trois Parques Clotho, Lachésis et Atropos, 1558-59. Gravure, 13,8 x 22,2. Metropolitan  Museum of Art, New York

Giorgio Ghisi, Les trois Parques Clotho, Lachésis et Atropos, 1558-59. Gravure, 13,8 x 22,2. Metropolitan  Museum of Art, New York

Mais, telle celle des fantômes, leur apparence reste floue, à la fois polymorphe, « Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes », et elles se fondent l’une dans l’autre : « Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d’une lampe, et à tout moment quelque chose de l’une passait dans l’autre ; le sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes familiers, s’échangeaient ». Comme souvent dans ses récits, le narrateur introduit, par ses comparaisons, une analyse, en cherchant à donner à la vision une logique : « comme si elles eussent vécu de la même vie, et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté complète. » Ainsi, comme le décor, ces femmes illustrent un monde merveilleux où peut régner la « beauté » parfaite.

Deuxième partie : la métamorphose (2ème paragraphe) 

Le rôle des trois femmes

Dans le rêve une communication s’établit entre ces femmes et le rêveur : « La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse ». Le discours, ainsi chargé d’harmonie, reste inaudible, mais est présenté comme porteur d’un sens profond : « je ne sais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. » Ces femmes elles-mêmes venues du passé ont le pouvoir d’y renvoyer le rêveur par la voix qu’il « reconnaissai[t] pour l’avoir entendue dans l’enfance ». L’ouvrage tissé par leurs « doigts de fée » confirme leur fonction magique, comme celle de la dernière qui va servir de guide au rêveur : « Alors l’une d’elles se leva et se dirigea vers le jardin. »

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La transformation du rêveur

Renvoyant le rêveur dans son enfance, la première exerce sur lui un pouvoir magique en modifiant son apparence : « elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l’aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. » Lui aussi se retrouve ainsi dans le passé, avec un vêtement que les synesthésies embellissent comme le décor : « Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. » Il adopte ainsi un comportement correspondant à ce recul temporel, reproduit aussi par le langage enfantin : « Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant de grandes belles dames. »

Élisabeth Louise Vigée-Lebrun, Portrait d’enfant jouant au yo-yo, vers 1790. Huile sur toile. Musée Leblanc-Duvernoy, Auxerre

Troisième partie : le décor naturel (3ème et 4ème paragraphes) 

Un lieu lumineux

Le récit du rêve est interrompu par une affirmation générale du narrateur, catégorique, qui fait appel à l’expérience que peut avoir tout lecteur ou à un savoir livresque : « Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. » Il conclut ainsi en insistant, pour le décor extérieur comme il l’avait fait pour celui de la maison, sur la luminosité, qui inscrit d’emblée le rêve dans une dimension mystique : « Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. »

Tout comme il s’était retrouvé brutalement dans la maison de « l’oncle », la sortie est tout aussi brutale : « Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ». La description avec l’évocation de la vigne renvoie à d’autres textes de Nerval, comme, dans Les Chimères, « El Desdichado », le voyage en Italie où il mentionne « la treille où le pampre à la rose s’unit », ou « Myrtho » : « Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse, / Au Pausilippe altier, de mille feux brillant, / À ton front inondé des clartés d’Orient, / Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse. » Mais si nous nous rappelons que ce prénom Myrtho dérive du myrte, plante consacrée à Aphrodite, déesse de l’amour, le chemin ainsi ouvert au rêveur, guidée par cette femme surgie du passé, ressemble une quête initiatique de l’amour perdu. Mais les jeux de lumière créant un clair-obscur renforcent déjà le flou de l’apparition féminine : « à mesure que la dame qui me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treillis croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. »

La végétation

La remontée dans le passé se concrétise dans la description de l’« espace découvert » qui suit, celle d’un jardin "à la française" classique, mais qui semble à l’abandon : « On y apercevait à peine la trace d’anciennes allées qui l’avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis longues années ». 

L’énumération de la végétation donne une impression de luxuriance, mais aussi d’un inquiétant désordre. D’un côté, les « arbres » s’élèvent vers le ciel, tandis qu’inversement les autres plantes semblent les emprisonner : « des plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d’aristoloche, étendaient entre des arbres d’une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. » Tout s’inverse ensuite vers le sol, avec un contraste nettement marqué entre la fertilité, « Des branches pliaient jusqu’à terre chargées de fruits », et une végétation négligée : « et parmi des touffes d’herbes parasites s’épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l’état sauvage. » Le rêveur entre ainsi un jardin dont la luxuriance peut évoquer le paradis biblique, mais un paradis à présent abandonné, comme s’il suggérait la perte des vérités chrétiennes.

Un verger à l'abandon

Un verger à l'abandon

La confusion des éléments

Le désordre s’accentue dans le paragraphe suivant, en raison de la confusion des éléments, le végétal, le minéral et le liquide. Les arbres cités, mêlant les origines géographiques, « De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acacias et de pins », et associés aux « statues noircies par le temps », peuvent inciter le lecteur à y lire une approche symbolique, remontant aux sources de l’humanité.

         Le peuplier renvoie, en effet, au culte pythagoricien : ses feuilles composaient le lit mortuaire des adeptes, qui développaient, notamment la science des nombres organisatrice de l’univers, évoquée dans le chapitre VII  dans un autre rêve, l'histoire de la création : « Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. »

           L’acacia, lui, renvoie au personnage biblique Adoniram, architecte mythique du roi Salomon choisi pour bâtir le temple de Jérusalem : il voulait bâtir une œuvre immortelle, en usant de secrets qu’il refusa de transmettre, ce qui lui valut la mort. Mais Salomon avait pu retrouver son corps grâce à l’acacia indiquant sa tombe, et l’enterrer ensuite avec les honneurs mérités. Nerval avait d’ailleurs relaté à sa façon sa légende dans son Voyage en Orient, faisant de lui le premier des artistes maudits dont il se sentait le descendant, tandis que la franc-maçonnerie en fait un des maîtres des secrets.

           Enfin, le pin renvoie à Attis, amant de Cybèle qu’elle frappa de folie quand il la rejeta, au point qu'il se tue après s’être émasculé : de son sang naquit le pin, toujours vert, symbole d’éternité, puisque Cybèle avait ressuscité Attis. L’arbre était porté lors du culte rendu à cette déesse, considérée comme la "Magna Mater", la déesse mère de la création.

Ces trois arbres réunissent ainsi les symboles mystiques chers à Nerval, dans lesquels il pense lire son propre destin.

Cette image de la création mythique est complétée par la dernière vision, qui impose l’eau sortie de terre, sans laquelle la vie ne peut exister : « J’aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d’eau dormante à demi voilée des larges feuilles du nénuphar. » À nouveau, l’emploi des synesthésies associé au jeu de lumière donne à ce paysage une dimension féérique.

La déesse Cybèle, milieu du IIème siècle. Relief funéraire d’un archigalle de Lavinium, musée du Capitole

La déesse Cybèle, milieu du IIème siècle. Relief funéraire d’un archigalle de Lavinium, musée du Capitole

Le bassin des nymphéas, parc de Bagatelle, Paris

Le bassin des nymphéas, parc de Bagatelle, Paris

Quatrième partie : la révélation ultime (5ème et 6ème paragraphes) 

La "dame" transfigurée

Le récit de l’itinéraire reprend ensuite, ouvrant sur la métamorphose de la dame, qui  s’accomplit en trois temps :

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          Le premier est lié à son « mouvement », mis en valeur par la séparation entre le sujet et le verbe et par le rythme des deux hendécasyllabes : elle « entoura / gracieusement / de son bras nu // une longue tige / de rose trémière ». Au-delà de ce geste gracieux, le choix de cette fleur se charge de symbolisme : son nom étant une altération de « rose d’Outremer », elle renvoie à l’Orient d’où elle aurait été rapportée par les croisés aux XIIème et XIIIème siècles. Fleur sauvage, elle pousse en s’élevant vers le ciel, donc incarne la quête spirituelle, en s’associant à l’amour, ce dont témoigne le récit médiéval, Le Roman de la Rose. Dans « El Desdichado », elle se retrouve évoquée dans ce même rôle, « Et la treille où le pampre à la rose s’allie », et encore plus précisément dans « Artémis » : « Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement : / C’est la mort, ou la morte… O délice ! ô tourment ! / La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière. » Dans ce sonnet, le tercet, « Sainte Napolitaine aux mains pleines de feux, / Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule : / As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ? », renvoie à Jenny Colon, compagne du voyage à Naples, ville dont Sainte Rosalie est la patronne, puis revue à Bruxelles, capitale consacrée à sainte Gudule, et cela en fait une fleur mystique, symbole de la foi chrétienne à présent disparue puisque les « cieux » sont vides.

La rose trémière

          Le deuxième repose sur un double jeu de lumière, d’abord des reflets imprimés à son vêtement qui accompagnent déjà une sorte d’élévation, « développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant », qui s’accentue ensuite dans un double octosyllabe : « puis elle se mit à grandir / sous un clair rayon de lumière ». La lumière céleste, dont les sonorités liquides [ l ] et [ R ] semblent reproduire la coulée, illumine ainsi la dame comme pour la sanctifier.

           Dans un troisième temps, il se crée une fusion entre elle et le décor, d’abord le paysage qu’elle absorbe dans sa robe en une progressivité marquée par le rythme binaire : « de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, / et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements » ; en même temps, elle se fond dans l’univers céleste qui prend sa forme et se revêt de sa couleur : « tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. » Nouvelle étape du mysticisme puisque la couleur pourpre renvoie au violet, couleur de la spiritualité : en alchimie, il est d’ailleurs l’étape finale de la transmutation, l’œuvre au violet, qui va permettre au plomb de se transformer en or.

Sous les yeux du rêveur s’achève alors la métamorphose de la « dame » qui s’efface par cette fusion : « Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. » Cette assomption est accompagnée de l’imploration rapportée au discours direct : « Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! » Cette injonction désespérée confirme la déification de la « dame », progressive à travers les étapes dépeintes et sous l’action du « clair rayon de lumière » : elle rejoint la déesse antique qui donne son nom à un des sonnets des Chimères, Artémis, mais qui se confond avec Isis et Astarté, toutes trois déesses mères de la nature.

La fin du rêve

N’étant plus guidé, la marche du rêveur devient alors douloureuse, « Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces », image des obstacles à traverser dans sa quête, définie comme celle qui permettrait de conserver l’amour : « comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait ». S’annonce déjà l’échec, concrétisé par l’ultime obstacle qui impose l’arrêt : « mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme ». Seul subsiste sur le sol cette image minérale féminine incomplète, comme si l’assomption de la « dame » avait permis à son âme immortelle de rejoindre l’espace céleste. Le narrateur rappelle alors sa certitude, mais sans pouvoir même nommer le prénom de celle qu’il cherchait à rejoindre, vainement : « En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Je reconnus des traits chéris ». Il est ainsi placé face à la mort, de celle dans laquelle le lecteur reconnaît Aurélia, qui l’avait guidé mais qu’il ne peut plus suivre dans l'au-delà où elle se trouve à présent, dans un paysage lui aussi devenu mortuaire : « portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. » Le rêve se termine par une hallucination auditive violente, « Des voix disaient : ‘‘L’Univers est dans la nuit !’’ », qui traduit la place prise par la mort, puisque toute étoile, tout rayon a disparu. Ainsi s’achève la plongée dans les ténèbres qui ont remplacé la lumière initiale.

CONCLUSION

Cet extrait illustre parfaitement la quête accomplie dans les rêves, d’abord par la description du paysage, qui se transforme et se charge d’une valeur symbolique au fur et à mesure de la marche du rêveur : le jardin luxuriant du début se change en un sinistre cimetière. De même, comme par une action magique, le rêveur se retrouve projeté dans son passé, tandis que la « dame » qui le guide vit, elle aussi, une métamorphose fantastique : elle envahit l’espace avant de se fondre dans l’univers céleste, image de l’assomption de son âme. D’elle, il ne reste au sol qu’un « buste » inerte, tel ceux qui ornent les tombeaux, au grand désespoir du rêveur qui identifie alors Aurélia et comprend que sa quête est vaine : elle lui échappe définitivement. Mais ce n’est que dans la première phrase du chapitre suivant que le narrateur reconnaît le sens prémonitoire de ce rêve : « Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte. »

Première partie : chapitre X, de " Je me mis à parcourir.... " à la fin 

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Les chapitres VII et VIII poursuivent le récit du séjour du narrateur dans la clinique du docteur Blanche, où les fresques et les dessins créés montrent son obsession pour Aurélia, transfigurée dans son rêve : « Une figure dominait toujours les autres : c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. » Mais ses rêves vont plus loin encore, puisqu’il recrée l’histoire de la création, récit « emprunté aux traditions orientales » : elle « commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers » ; mais ensuite naissent des « races maudites », et tout sombre dans une terrible destruction : « Partout mourait, pleurait, languissait l’image souffrante de la Mère éternelle. » Quand il peut quitter la clinique, au chapitre IX, les rêves ne s’arrêtent pas pour autant, et il en arrive à y percevoir « l’autre », son double, puis se trouve transporté, au chapitre X, dans une ville immense où il pénètre dans un « casino », à cette époque un vaste établissement public qui offre des salles de réunion, de jeu, de spectacles, de danse. Après avoir parcouru un atelier semblable à une forge, il va vivre une expérience étrange. Comment le narrateur cherche-t-il à réconcilier deux temps, celui du rêve et celui de la conscience qui cherche à l'interpréter ?

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André Masson, Aurélia, 1960. Aquarelle, 13,75 x 10,25

Première partie : le cadre du rêve (du début à la ligne 10) 

Les rencontres

Comme le plus souvent, le rêve relate un itinéraire, ici un parcours à travers « les salles du casino », ce qui multiplie les rencontres d’« une grande foule ». Comme souvent aussi, les êtres rencontrés appartiennent à des temps différents, mais plusieurs se rattachent au passé du rêveur : il y reconnaît « quelques personnes qui m’étaient connues, les unes vivantes, d’autres mortes en divers temps », nouvel indice de l’immortalité déjà constatée dans des rêves précédents. Mais le contact avec elles est impossible, comme si le rêveur restait invisible : « Les premières semblaient ne pas me voir, tandis que les autres me répondaient sans avoir l’air de me connaître. »

Le symbolisme des couleurs

Le symbolisme des couleurs

Le décor

Il pénètre alors dans le lieu clé du rêve, mis en valeur par la description : « la plus grande salle, qui était toute tendue de velours ponceau à bandes d’or tramé, formant de riches dessins. » Dans le chapitre II, le sujet d’une conversation avec des amis « sur la peinture et sur la musique », attire l’attention sur la conception ésotérique de Nerval, sur le sens attribué à « la génération des couleurs et le sens des nombres », en lien avec l’intérêt porté à toutes les mystiques, parmi lesquelles l’alchimie

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Un fauteuil de trône

La couleur ici évoquée, est d’abord le « velours ponceau », de ce rouge produit par l’usage du coquelicot, couleur intense qui représente la passion, la guerre, le pouvoir, et en cela, celle de la force spirituelle. Associée aux « bandes d’or », elle associe deux symboles vie, le sang et le feu, antithétiques : tantôt perçus comme sanctifiant, telles les langues rouge feu descendant sur les apôtres ou le sang du Christ sauveur auréolé, tantôt, au contraire, destructeurs comme dans l’enfer qui punit le crime.

Ainsi le décor de cette salle annonce une scène symbolique, qu’un meuble compare à un couronnement avec ses « préparatifs » : « Au milieu se trouvait un sofa en forme de trône. » Le récit confirme cette annonce en rapportant la rumeur entendue par le rêveur, celle  d'un mariage mystique : « On parlait d’un mariage et de l’époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la fête. »

Un fauteuil de trône

Deuxième partie : la révolte (des lignes 10 à 27) 

Le thème du "double"

Un basculement se produit alors, le rêveur se voyant à nouveau confronté à « l’autre », déjà entrevu dans les rêves des chapitres III et IX, et il est pris du même effroi, « Aussitôt un transport insensé s’empara de moi ». Il se sent, en effet, dépossédé de celle qu’il aime : « J’imaginai que celui qu’on attendait était mon double qui devait épouser Aurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner l’assemblée. » Rappelons qu'en effet le mariage d'Aurélia avait mis fin à cette relation amoureuse. Le discours narrativisé, « Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs et invoquant le secours de ceux qui me connaissaient », n’est pas explicite, mais insiste sur le sentiment d’être victime de cette situation. Le blâme du « vieillard », « — Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le monde », tente de le ramener à une forme de sagesse, mais la paranoïa l’emporte alors : « — Je sais bien qu’il m’a frappé déjà de ses armes ». 

Cette allusion avait déjà été formulée lors de la vision du double au chapitre IX, « N’avais-je pas été frappé de l’histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même ? », dans laquelle se reconnaît la nouvelle fantastique de Théophile Gautier, Le Chevalier double, parue en 1840. Pour retrouver Brenda, la femme qu’il aimait, le héros devait surmonter une épreuve, se débarrasser de son double maléfique : après l’avoir rencontré sur la route, il avait pu le faire fuir en un combat violent et ramener sa fiancée chez lui. La certitude affirmée par le narrateur du rêve précédent, « l’autre m’est hostile », est ici contredite par une autre certitude, un dénouement identique au triomphe du héros de Gautier : « mais je l’attends sans crainte et je connais le signe qui doit le vaincre. »

Eugène Delacroix, Combat de chevalier dans la campagne, vers 1834. Huile sur toile, 81 x 105. Musée du Louvre

Eugène Delacroix, Combat de chevalier dans la campagne, vers 1834. Huile sur toile, 81 x 105. Musée du Louvre

Le combat

Mais le combat ensuite vécu par le rêveur a une issue bien différente, puisqu’il se trouve brusquement, dans le surgissement propre au rêve, confronté à un adversaire dont l’arme signale la puissance maléfique : « En ce moment, un des ouvriers de l’atelier que j’avais visité en entrant parut, tenant une longue barre dont l’extrémité se composait d’une boule rougie au feu. Je voulus m’élancer sur lui, mais la boule qu’il tenait en arrêt menaçait toujours ma tête… » Le feu symbolise la force satanique ennemie, qui semble insurmontable, vu les réactions de l’entourage : « On semblait autour de moi me railler de mon impuissance… »     Le rêveur se trouvant ainsi plongé dans ce monde fantastique, sa seule résistance possible relève, elle aussi, du surnaturel, en revêtant le rêveur d’une dimension supérieure : « Alors, je me reculai jusqu’au trône l’âme pleine d’un indicible orgueil, et je levai le bras pour faire un signe qui me semblait avoir une puissance magique. »

La fin du rêve

Tout aussi brutalement que le rêve a commencé, le réveil intervient par l’irruption d'une hallucination sonore : « Le cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante, me réveilla en sursaut ! » Un temps de recul dépeint le dénouement, un échec car la magie n’a pas fonctionné : « Les syllabes d’un mot inconnu que j’allais prononcer expiraient sur mes lèvres… » Ce qui s’est alors révélé, c’est l’impuissance du langage, et le rêveur se trouve alors réduit au désespoir en comprenant son échec : « Je me précipitai à terre et je me mis à prier avec ferveur en pleurant à chaudes larmes. » Le recours aux larmes et à la prière termine cette première partie du récit, en remettant au premier plan la foi chrétienne.

Troisième partie : l’interprétation du rêve (de la ligne 27 à la fin) 

Le retour au réel

Dès le chapitre III, Nerval a affirmé vouloir remplir « la mission » de l’écrivain, « analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie », donc apporter un sens aux rêves. Ainsi le tiret introduit une rupture, car le questionnement appartient au narrateur, revenu dans la réalité : « – Mais quelle était donc cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit ? » La réponse confirme ce retour au réel, « Elle n’appartenait pas au rêve ; c’était la voix d’une personne vivante », mais l’interprétation montre la puissance du rêve, qui a permis de faire renaître la femme aimée, quoique morte : « et pourtant c’était pour moi la voix et l’accent d’Aurélia… » Face à cette confusion, le narrateur prolonge sa volonté de comprendre : « J’ouvris ma fenêtre ; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. — Je m’informai au dehors, personne n’avait rien entendu. — Et cependant, je suis encore certain que le cri était réel et que l’air des vivants en avait retenti… » Il imagine même l’objection rationnelle qui pourrait lui être adressée, de façon à nier l’idée que le cri ait pu venir d’Aurélia : « Sans doute on me dira que le hasard a pu faire qu’en ce moment-là une femme souffrante ait crié dans les environs de ma demeure. » Objection rejetée, car Nerval rejoint ici à nouveau Swedenborg, l’idée d’une correspondance entre le monde terrestre et le monde spirituel : « — Mais, selon ma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. » Cependant, cela ne résout pas la difficulté pour l’écrivain d'arriver à comprendre et à éclairer ces correspondances : « C’est un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu’il est plus aisé d’indiquer que de définir… »

Le désespoir

Face à cette impuissance, le narrateur fait alors un retour sur lui-même, avec une question angoissée qui suggère déjà son sentiment de culpabilité : « Qu’avais-je fait ? » De quelle faute s’agit-il ? De son retour à la réalité pour trouver une explication, le cri d’une « femme souffrante » au lieu d’admettre, tout simplement, qu’il s’agissait bien d’Aurélia, dont l’âme survit dans l’au-delà : « J’avais troublé l’harmonie de l’univers magique où mon âme puisait la certitude d’une existence immortelle. » Il avait donc commis la faute de résister à une vérité spirItuelle.

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Il se sent donc coupable d’avoir pris une distance avec le monde spirituel auquel le rêve avait permis d’accéder : « J’étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine ». L’exclamation met en valeur sa certitude de subir de ce fait un terrible châtiment divin : « je ne devais plus attendre que la colère et le mépris ! » La vision finale, « Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l’air des cercles fatals », illustre dans l’espace céleste l’horreur ainsi ressentie, avec une comparaison qui laisse peser une menace : « comme les oiseaux à l’approche d’un orage. »

Gustave Courbet, Autoportrait, 1843-1845. Huile sur toile, 45 x 54. Collection particulière

CONCLUSION

Ce rêve, qui ferme la première partie d’Aurélia, montre la contradiction au sein même de la conscience, avec d’un côté la relation détaillée de l’itinéraire suivi par le rêveur, de son cadre, des personnages rencontrés, de l’autre le sentiment que tout cela relève d’une illusion à laquelle il importe de trouver un sens, comme il l’avait souhaité : « Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. » Ainsi ces deux niveaux se juxtaposent, mais, tant dans le rêve que lors du retour au réel, où il est en proie à une angoisse intense, le narrateur se reconnaît impuissant : il n’a pu empêcher le mariage mystique de son « double » avec Aurélia, et en cela il s’avoue coupable puisque l’au-delà céleste ne fait que poursuivre l’échec de leur amour terrestre. Il est rejeté définitivement de l’univers spirituel où existait encore Aurélia. Il ne reste plus alors que les « larmes » et à « prier avec ferveur », pour obtenir la rédemption de sa faute, avoir tenté de posséder un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu. C’est cette marche vers la rédemption que va relater la seconde partie d’Aurélia.

Seconde partie : chapitre I, du début à "... de défense." 

Pour lire le texte
EXPL-II, 1

Comme dans le mythe d’Orphée, dans la première partie le narrateur a raconté son parcours dans l’au-delà pour rejoindre Aurélia, son Eurydice perdue : à travers ses rêves, il croit à plusieurs reprises pouvoir la rejoindre, guidée par une « étoile », puis par une « dame » dans un jardin merveilleux, avant de la perdre définitivement puisque l’union mystique s’est révélée impossible dans le dernier chapitre. Il ne lui reste alors que la haine de son "double" et une immense culpabilité d’avoir ainsi tenté de transgresser la séparation des mondes terrestre et céleste. Ainsi, la seconde partie s’ouvre sur le cri désespéré d’Orphée, quand il perd sa bien-aimée : « Eurydice ! Eurydice ! » Écrite longtemps après la première, cette partie change alors de ton, pour permettre au narrateur de se racheter. Comment cet extrait introduit-il cette tentative de rédemption ?

Première partie : le néant (du début à la ligne 12) 

La conscience de la mort

L’exclamation qui ouvre cette seconde partie, « Une seconde fois perdue ! », établit un parallèle entre l’héroïne mythique, Eurydice, et Aurélia, donc entre le poète Orphée et le narrateur. Orphée, en effet, avait vécu la mort de sa bien-aimée, puis avait réussi à obtenir d’Hadès de pouvoir la ramener sur terre, mais l’avait à nouveau « perdue » en ne respectant pas la condition posée, ne pas se retourner pour la voir sur la route. De même, Nerval a perdu Aurélia une première fois quand elle a mis fin à leur amour par son mariage, puis quand elle est morte, mais ensuite, comme Orphée, il l’a retrouvée dans un rêve qui l’a transporté dans l’au-delà, mais il n’a pu conclure son union mystique avec elle car il a été réveillé par un « cri ». Son sentiment de perte est renforcé par la seconde exclamation au passé composé : « Tout est fini, tout est passé ! »

Pour découvrir le mythe

Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112 x 137. Museum of fine arts, Houston

Cette mort le conduit à songer à sa propre mort, « C’est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir ! », que le verbe pose comme une obligation, comme s’il se sentait coupable de la perte d’Aurélia.

Le sens de la mort

Le tiret marque une rupture, où s’introduit une méditation sur la mort : « — Qu’est-ce donc que la mort ? » Cette question oratoire l’amène à l’hypothèse d’un matérialisme, mais que l’aposiopèse prolonge comme pour formuler un souhait : « Si c’était le néant… » La prière qui suit ce souhait, « Plût à Dieu ! », traduit l’espoir qu’aucune survie de l’âme ne soit possible, immédiatement nié : « Mais Dieu lui-même ne peut faire que la mort soit le néant. » Il dépasse donc ici toute dimension religieuse, en refusant à Dieu le pouvoir suprême.

La question rhétorique prolonge alors la méditation religieuse, mais le pronom en italique traduit ce même refus de reconnaître un Dieu souverain : « Pourquoi donc est-ce la première fois, depuis si longtemps, que je songe à lui ? »

La justification de ce refus résume la conception philosophique de Nerval, qui recule dans le temps pour marquer sa croyance en la puissance de ce qu’il qualifie de « système fatal » c’est-à-dire conduisant le vivant inéluctablement vers la mort, mais conçue comme un destin qui ne s’incarne pas dans le Dieu tout puissant des chrétiens : « Le système fatal qui s’était créé dans mon esprit n’admettait pas cette royauté solitaire… ou plutôt elle s’absorbait dans la somme des êtres ». Ainsi, il l’avait jadis remplacé par la croyance matérialiste qui prête cette puissance à la nature, cette « somme des êtres » : la matière doterait d’une puissance propre toutes les créations, qui formeraient ensuite un tout, l’univers.

Manuscrit du De rerum natura de Lucrèce, 1483. Copié par Girolamo du Matteo de Tauris pour Sixte IV

Il remonte à l’antiquité par sa référence à Lucrèce, le poète latin du De rerum natura, au Ier siècle, qui, dans la lignée d’Épicure, attribue une puissance aveugle et totale à la seule matière, mortelle, aussi bien pour les corps que pour les âmes qui leur sont indissociablement liées : « Ma doctrine enseigne les principes de l'univers : j'ai dit leur nature, la variété de leurs formes, le mouvement éternel dont ils s'envolent spontanément dans l'espace et comment ils sont capables de créer toutes choses. » De ce fait, Lucrèce renvoie les dieux un au-delà lointain et ôte tout pouvoir à « la puissance divine incapable de reculer les limites du destin, de lutter contre les lois de la nature ». Or, le portrait fait par Nerval « c’était le dieu de Lucretius, impuissant et perdu dans son immensité », rejoint l’image des dieux dépeints par le poète latin :

je vois les dieux puissants dans leurs tranquilles demeures que n'ébranlent pas les vents, que les nuages ne battent pas de leur pluie, que la blanche neige glacée n'outrage pas dans sa chute, car un éther toujours serein leur sert de voûte et leur verse à larges flots sa lumière en riant. Tous leurs besoins, la nature y pourvoit et rien en aucun temps n'altère la paix de leurs âmes.

Manuscrit du De rerum natura de Lucrèce, 1483. Copié par Girolamo du Matteo de Tauris pour Sixte IV

Lucrèce entendait ainsi libérer l’homme de toute peur, des interventions divines dans leur vie comme de ce qui peut le menacer dans l’au-delà, de cette même angoisse ressentie par Nerval.

Le rôle d'Aurélia

De la même façon, le souhait lancé par Nerval, que la mort ne soit que « néant », apporterait une libération. Mais tous les rêves relatés dans la première partie n’ont-ils pas, au contraire, prouvé une survie des âmes dans l’éternité ? Puisqu’il a pu y voir des êtres familiers disparus et Aurélia elle-même, il lui faut donc, à présent, admettre l’immortalité de l’âme, ce qui fait renaître le souvenir de la jeune femme vivante, qui offrait un exemple de foi chrétienne : « Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j’ai surpris un jour le nom de Jésus sur ses lèvres. » Il rappelle l’émotion alors ressentie devant cette scène de foi fervente : « Il en coulait si doucement que j’en ai pleuré. Ô mon Dieu ! cette larme, — cette larme… » L’exclamation souligne à quel point cela ranime alors la douleur de la perte, « Elle est séchée depuis si longtemps ! », d’où la prière lancée : « Cette larme, mon Dieu ! rendez-la-moi ! » Le narrateur attribue donc à Aurélia un nouveau rôle, servir de modèle pour ramener le narrateur à la foi, à la rédemption. »

Deuxième partie : à propos du christianisme (des lignes 13 à 28) 

Le paragraphe suivant développe ensuite un dilemme, scandé par les tirets comme pour reproduire le débat intérieur, entre ce que représente le christianisme, ce qu’il peut apporter de bénéfique à l’être humain, et son refus, dont il expose les raisons.

Les apports de la foi chrétienne

Le christianisme est présenté d’abord comme la réponse au but que s’est fixé l’écrivain, qui reprend ici le sous-titre d’Aurélia, qui s’est traduit, dans la première partie, comme la volonté de relater les rêves mais en cherchant à les analyser : « Lorsque l’âme flotte incertaine entre la vie et le rêve, entre le désordre de l’esprit et le retour de la froide réflexion, c’est dans la pensée religieuse que l’on doit chercher des secours ». La foi chrétienne est donc présentée comme la seule réponse possible puisque sa conception de l'immortalité de l'âme permet de donner un sens au contenu des rêves.

Son second avantage serait le soulagement qu’elle apporte, « — elle lutte contre les douleurs morales », mais il reste très limité car elle se contente d’enlever la part sensible de l’homme, « en anéantissant la sensibilité », c’est-à-dire celle qui relève du corps et de ses sensations, parce qu’elle impose de privilégier le salut de l’âme, comme le souligne la comparaison : « pareille à la chirurgie, elle ne sait que retrancher l’organe qui fait souffrir. »

Le refus du christianisme

Par opposition, la critique est sévère pour nier les « secours » de la foi : « — je n’en ai jamais pu trouver dans cette philosophie qui ne nous présente que des maximes d’égoïsme ou tout au plus de réciprocité, une expérience vaine, des doutes amers ». La morale chrétienne ne proposerait donc, d’abord, qu’un un salut individuel, relevant de « l’égoïsme »¸ ou au mieux une « réciprocité » puisque faire son salut passe aussi par l’idée de ne pas nuire à autrui. De plus, elle n’enlève pas l’angoisse fondamentale de l’homme sur le sens à donner à sa vie, qui paraît « vaine » puisqu’elle conduit inéluctablement à la mort, sur laquelle il n’existe que des « doutes amers », puisque l’homme ignore ce qu’est véritablement la mort.

Nerval prolonge cette critique en la liant aux circonstances historiques, allusion aux révolutions, celle de 1789, les journées de 1830, puis la république instaurée en 1848, qui ont cherché à abolir le pouvoir de la religion, d’où la génération du "mal du siècle" à laquelle il se rattache pour expliquer la perte d’une foi fervente et sincère : « — Mais pour nous, nés dans des jours de révolutions et d’orages, où toutes les croyances ont été brisées ». La religion n’est plus alors qu’une apparence vide de sens : « — élevés tout au plus dans cette foi vague qui se contente de quelques pratiques extérieures, et dont l’adhésion indifférente est plus coupable peut-être que l’impiété et l’hérésie ».

Le dilemme tranché

Il conclut en opposant deux époques.

  • Dans les temps anciens, existaient encore des croyances ésotériques, « l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs la ligne toute tracée. »

  • Dans les temps modernes, cet « édifice » a été détruit, remplacé par le savoir, posé comme seule voie d’accès à la vérité, ce que rejette avec force l’exclamation lancée au discours direct : « L’arbre de science n’est pas l’arbre de vie ! »

Ces deux images opposent avec force la place prise par la science, avec toutes ses "branches", à « l’arbre de vie » qui renvoie à des mystiques datant de la plus lointaine humanité, symbole repris dans la Bible, dans la Genèse où il accorderait à l’homme la vie éternelle, puis dans l’Apocalypse, où il offre à nouveau à l’homme qui a tout perdu l’accès à la rédemption s’il se nourrit de Dieu. On le retrouve, notamment, dans la Kabbale – à laquelle Nerval s’est toujours intéressé comme aux mystiques orientales – où il représente le lien entre le monde terrestre, dans lequel plongent profondément ses racines, et le monde céleste, vers lequel s’élancent ses branches.

L’arbre de vie, mosaïque arabe, vers 735, trouvée à Khirbat al-Mafjar. Musée de Jéricho, Jordanie

L’arbre de vie, mosaïque arabe, vers 735, trouvée à Khirbat al-Mafjar. Musée de Jéricho, Jordanie

La conclusion pose alors un double mouvement, opposé :

        Présenté comme une nécessité, « nous en sentons le besoin », il exprime le désir de retrouver cette vérité ancienne formulée par la question rhétorique : « Cependant, pouvons-nous rejeter de notre esprit ce que tant de générations intelligentes y ont versé de bon ou de funeste ? » La quête des temps anciennes serait donc à poursuivre.

         Mais c’est l’échec qui s’impose finalement, « Il est bien difficile » de revenir à cette époque où le mysticisme restait puissant, et la négation catégorique le confirme car la science a pris trop de place pour permettre de revenir à l'innocence et à la pureté ancestrales : « L’ignorance ne s’apprend pas. »

Troisième partie : un espoir (des lignes 29 à 37) 

Le renouveau du christianisme

Après avoir promis l’échec à l’idée de retrouver la vérité par le christianisme, le narrateur fait preuve d’un nouvel élan : « J’ai meilleur espoir de la bonté de Dieu ». L’hypothèse ouvre, en effet, une perspective optimisme, l’accomplissement d’un cycle : « peut-être touchons-nous à l’époque prédite où la science, ayant accompli son cercle entier de synthèse et d’analyse, de croyance et de négation, pourra s’épurer elle-même ». Il file ici la métaphore de « l’édifice mystique » à « reconstruire » sur la négation de la foi sincère des temps ancienne, image de destruction remplacée par un magnifique espoir : ce nouveau cycle pourrait « faire jaillir du désordre et des ruines la cité merveilleuse de l’avenir… ». Il rend alors toute sa force à la rationalité, fondatrice de la science, qu’il avait précédemment dénoncée comme impuissante, puisqu’elle aussi relève de la création divine : « Il ne faut pas faire si bon marché de la raison humaine, que de croire qu’elle gagne quelque chose à s’humilier tout entière, car ce serait accuser sa céleste origine… »

Un dieu miséricordieux

Après avoir affirmé « la bonté de Dieu », le narrateur justifie cet espoir en développant l’idée de miséricorde divine : « Dieu appréciera la pureté des intentions sans doute ». Dans l’importance accordée à la science, tout n’est pas négatif, en effet : la science représente une autre forme de la quête de vérité, dans le but de mieux comprendre l’univers et d’y trouver la juste place de l’homme. L’exclamation s’appuie sur l’image chrétienne de « Dieu le père » de ses créatures en la comparant familièrement à la relation au sein de la famille : « et quel est le père qui se complairait à voir son fils abdiquer devant lui tout raisonnement et toute fierté ! »

Le Caravage, L’Incrédulité de Thomas, 1601-1602. Huile sur toile, 107 x 146. Palais de Sanssouci, Potsdam

Le Caravage, L’Incrédulité de Thomas, 1601-1602. Huile sur toile, 107 x 146. Palais de Sanssouci, Potsdam

Sa seconde justification est empruntée à l’évangile selon saint Jean relatant les doutes de Thomas, le disciple du Christ, voulant une preuve pour croire :

Les autres disciples lui disaient : « Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur déclara : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l’endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! »

Huit jours plus tard, les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison, et Thomas était avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d’eux. Il dit : « La paix soit avec vous ! » Puis il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant. » Thomas lui dit alors : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. 

Le récit biblique confirme cette miséricorde divine, puisque le Christ ne punit pas Thomas : « L’apôtre qui voulait toucher pour croire n’a pas été maudit pour cela ! »

Quatrième partie : une nouvelle quête (de la ligne 38 à la fin) 

Le recul

La séparation marquée par la mise en page et la question qui ouvre cette dernière partie mettent en évidence une brutale inversion : « Qu’ai-je écrit là ? Ce sont des blasphèmes. » Le vocabulaire traduit, en effet, un retour à la foi qui provoque un sentiment d’horreur devant sa revendication du droit, pour l’homme, d’exercer sa raison pour comprendre la création, en s’arrogeant ainsi un pouvoir qui n’appartient qu’au créateur lui-même : « L’humilité chrétienne ne peut parler ainsi. » Ces protestations pour revaloriser la raison de l’homme interdiraient donc toute miséricorde divine : « De telles pensées sont loin d’attendrir l’âme. » Par ces « pensées », qui « ont sur le front les éclairs d’orgueil de la couronne de Satan », l’homme se révolterait à l’image de Satan, l’ange déchu pour avoir défié le pouvoir de Dieu, comme le relate dans la Bible le livre d’Isaïe :

Te voilà tombé du ciel, Astre brillant, fils de l'aurore ! Tu es abattu à terre, Toi, le vainqueur des nations ! Tu disais en ton cœur : Je monterai au ciel, J'élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ; Je m'assiérai sur la montagne de l'assemblée, À l'extrémité du septentrion ; Je monterai sur le sommet des nues, Je serai semblable au Très Haut. Mais tu as été précipité dans le séjour des morts, dans les profondeurs de la fosse.  

La question rhétorique elliptique, suivie de l’aposiopèse, « Un pacte avec Dieu lui-même ?… », prolonge cette accusation contre l’argument de l’homme invoquant le fait que sa raison lui ait été accordée par Dieu lui-même pour s’en servir contre lui. La double exclamation conclusive, « Ô science ! ô vanité ! », remet au premier plan l’impuissance de la science à atteindre la vérité.

L'ésotérisme

Par opposition, Nerval revient à son éloge précédent du mysticisme comme véritable voie d’accès à l’univers invisible, ici par le moyen de la « cabale », remise à l’honneur à l’époque romantique en lien avec la Franc-Maçonnerie : « J’avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans cette étude, et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles. » Il réunit ainsi le fruit de ses lectures ésotériques, qui proposent une clé mystique d’interprétation de l’univers, à ses propres expériences, relatées notamment dans Voyage en Orient, où il avait parcouru les différentes croyances religieuses offrant une réponse aux mystères : « La conviction que je m’étais formée de l’existence du monde extérieur coïncidait trop bien avec mes lectures pour que je doutasse désormais des révélations du passé. » 

David Rosenberg, Le Miroir de la Sagesse, vers 1832. Lithographie, 59,4 x 45,8. Musée de la franc-maçonnerie

David Rosenberg, Le Miroir de la Sagesse, vers 1832. Lithographie, 59,4 x 45,8. Musée de la franc-maçonnerie

De ce parcours, personnel et livresque, il tire l’idée d’un syncrétisme fécond. Il permettrait, en réunissant les traditions religieuses, de pénétrer les mystères de l’univers, ses « arcanes », depuis son « expansion », sa création, jusqu’à sa « défense » contre ce qui le menace d’une destruction apocalyptique  : « Les dogmes et les rites des diverses religions me paraissaient s’y rapporter de telle sorte, que chacune possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d’expansion et de défense. »

CONCLUSION

Cette introduction à la seconde partie d’Aurélia marque l’évolution de la quête entreprise à travers les rêves dans la première partie. Le narrateur y révèle son déchirement intérieur, une forme du "mal du siècle" romantique : alors que la science, le matérialisme, affirment leur puissance, ils n’effacent pas l’aspiration à un idéal supérieur, spirituel, qui unirait « le monde réel avec le monde des esprits », permettant donc de pénétrer « le mystère impénétrable de l’éternité du monde ». Si, dans la première partie, l’« étoile » l’avait guidé vers l’Orient, se révélant ensuite comme l’âme immortelle d’Aurélia, à présent le souvenir de la jeune femme le guide vers une autre vérité, celle du Dieu des chrétiens qui promet, lui aussi, l’immortalité de l’âme. En ayant renoncé à sa foi, il se serait donc rendu coupable, puni par la perte définitive d’Aurélia, d’où la phrase qui conclut ce chapitre : « Cet époux préféré, ce roi de gloire, c’est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais dans son ciel celle qu’il m’eût donnée et dont je suis indigne désormais ! » Ainsi s’annonce une nouvelle forme de quête qui remplacerait la vérité du rêve par une vérité d’une foi éternelle, regroupant en elle toutes les traditions mystiques.

Seconde partie : chapitre II, de "J'allai coucher..." à "... fatale journée."     

Pour lire le texte

La seconde partie d’Aurélia, après l’affirmation du souhait de revenir à la foi chrétienne, exprime aussi le remords du narrateur de ce reniement, encore renforcé par l’expérience mystique relatée par un ami malade. Ainsi, c’est sur l’espoir du pardon que s’ouvre le deuxième chapitre, qui l’amène à suivre un convoi mortuaire jusqu’au cimetière, celui où sont enterrés trois membres de sa famille ainsi qu’Aurélia. Mais il cherche en vain sa tombe, dans le cimetière, puis chez lui pour en retrouver l’adresse. Il renonce alors, en voyant dans cet échec son indignité, et décide de retourner sur les traces de sa jeunesse, « à quelques lieues de Paris, dans une petite ville », où se raniment des souvenirs heureux, « de jeunes filles, de parentes », qu’il ne relate pas. Cependant, les derniers mots, « Une d’elles… », interrompus, suggèrent l’amour alors vécu, qui renvoie le lecteur à une nouvelle des Filles du feu, recueil paru en janvier 1854, « Sylvie » racontant sa relation amoureuse avec cette compagne d’enfance, bouleversée par l’irruption de la mystérieuse Adrienne. Mais ce recul dans le passé suscite un nouveau rêve. En quoi le récit traduit-il le bouleversement intérieur du narrateur ?

Première partie : l’entrée dans le rêve (du début à la ligne 12) 

Le cadre du rêve

Le récit part de la situation réelle dans ce lieu lié à la jeunesse, « J’allai coucher dans une auberge où j’étais connu », et d’une conversation qui remet au premier plan l’obsession de Nerval, la mort : « L’hôtelier me parla d’un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à la suite de spéculations malheureuses, s’était tué d’un coup de pistolet… » C’est elle qui provoque le basculement du réel dans l’irréel, présenté ici comme un cauchemar, « Le sommeil m’apporta des rêves terribles. », dont il annonce par avance la difficulté d’en faire le récit : « Je n’en ai conservé qu’un souvenir confus ». Déjà, contrairement à des récits précédents, le lieu reste flou de même que son compagnon, présenté comme une simple hypothèse, le mort évoqué par l’aubergiste : « — Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu’un du monde extérieur, — l’ami dont je viens de parler, peut-être. » Le seul détail précis est un élément du décor, a priori banal : « Une glace très haute se trouvait derrière nous. »

La vision

Mais, au-delà de sa banalité, nous retrouvons ici le rôle du miroir, traditionnel dans le merveilleux où il marque souvent la frontière entre le réel et l’irréel, puisque qu’il n’offre, en soi, qu’un reflet, une illusion. Ici, l’illusion est poussée à l’extrême, puisqu’il illustre l’obsession même du narrateur, la perte d'Aurélia : « En y jetant par hasard un coup d’œil, il me sembla reconnaître Aurélia. » Le verbe traduit le recul pris par le narrateur quand il s’agit d’expliciter son rêve, répété dans le portrait de cette vision : « Elle semblait triste et pensive ». La fonction magique du miroir est accentuée par la double hypothèse, la première illustrant l’irruption brutale de l’au-delà dans la réalité terrestre, la seconde dotant le reflet de la vivante d’une durée dans la mort : « soit qu’elle sortît de la glace, soit que, passant dans la salle, elle se fût reflétée un instant auparavant ». La vision se prolonge par la matérialisation d’Aurélia, dont l’indice temporel confirme à quel point le surgissement est brusque et inattendu : « tout à coup, […] cette figure douce et chérie se trouva près de moi. » 

Léonor Fini, illustration d’Aurélia, 1960. Eau-forte en couleur, édition du Club international de Bibliophilie

Léonor Fini, illustration d’Aurélia, 1960. Eau-forte en couleur, édition du Club international de Bibliophilie

Le comportement alors décrit donne vie à cette apparition, qui semble accorder au rêveur toute sa compassion, « Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux », avec le discours rapporté directement, qui formule une promesse, celle de se trouver à nouveau réunis : « — Nous nous reverrons plus tard… à la maison de ton ami. »

Deuxième partie : l’évolution du rêve (des lignes 13 à 30) 

Le basculement

Face à cette vision, dans un premier temps la promesse de ce rendez-vous efface la rupture, « En un instant, je me représentai son mariage, la malédiction qui nous séparait… », et provoque un espoir, qui serait une modification du passé, « je me dis : — Est-ce possible ? reviendrait-elle à moi ? — M’avez-vous pardonné ? » demandai-je avec des larmes. » À nouveau se retrouve l’idée, déjà formulée, d’une culpabilité du narrateur, qui n’a jamais été précisée cependant. Mais, tout aussi brutalement que lors de son surgissement, le rêve se transforme et efface cette vision consolatrice : « Mais tout avait disparu. »

La Mer des Rochers, paysage du Gard

Un nouveau décor

Le rêveur se trouve ainsi projeté de la chambre initiale dans un décor bien différent, à la fois sauvage et sinistre : « Je me trouvais dans un lieu désert, une âpre montée semée de roches, au milieu des forêts. » De même, l’itinéraire suivi vers cette « maison », pour tenter de rejoindre Aurélia, est une ascension qui oblige à un parcours labyrinthique, sans issue : « Une maison, qu’il me semblait reconnaître, dominait ce pays désolé. J’allais et je revenais par des détours inextricables. » La marche même est pénible, même si ponctuellement l’effort s’apaise : « Fatigué de marcher entre les pierres et les ronces, je cherchais parfois une route plus douce par les sentes du bois. »

L'échec

Si le narrateur maintient le flou, à présent temporel, « Une certaine heure sonna », le récit rapporte le monologue intérieur, d’abord l’espoir, « — On m’attend là-bas ! pensais-je », mais déjà en partie atténué par le pronom indéfini « on » qui efface Aurélia. Puis l’échec s’impose, mis en valeur par l’emploi de l’italique, « Je me dis : "Il est trop tard !" », confirmé et renforcé comme par l’écho des êtres de l’au-delà : « Des voix me répondirent : "Elle est perdue !" »

La Mer des Rochers, paysage du Gard

Cet échec est symbolisé par l’obscurité, « Une nuit profonde m’entourait », qui contraste avec la lumière lointaine, celle de la promesse : « la maison lointaine brillait comme éclairée pour une fête et pleine d’hôtes arrivés à temps. » Ces « hôtes » heureux seraient ceux qui, contrairement au narrateur, ont obtenu la rédemption de la faute commise. Dans son rêve, le personnage accepte ce qu’il vit comme un châtiment mérité : « — Elle est perdue ! m’écriai-je, et pourquoi ?… Je comprends, — elle a fait un dernier effort pour me sauver ». Il fait donc d’Aurélia celle qui peut intercéder en sa faveur, en lui ôtant sa culpabilité : « — j’ai manqué le moment suprême où le pardon était possible encore. » Il rappelle la ferveur chrétienne de la jeune femme, présentée au début de cette seconde partie, en lui accordant ainsi le rôle que le christianisme accorde à Marie : « Du haut du ciel, elle pouvait prier pour moi l’Époux divin… »

Mais l’échec s’accentue encore, puisque, anéanti dans le monde terrestre après la mort d’Aurélia, le rêveur n’envisage même plus une survie de l’âme dans le monde céleste : « Et qu’importe mon salut même ? L’abîme a reçu sa proie ! Elle est perdue pour moi et pour tous !… En inversant l’ascension en une plongée dans l’« abîme », il transforme alors l’idée traditionnelle d’une assomption céleste de l’âme en celle d’une chute, en reprenant l’image de l’apocalypse biblique, avec ses quatre cavaliers illustrant la mort  promise à l’humanité, ici infligée à celle qu’il aimait : « Il me semblait la voir comme à la lueur d’un éclair, pâle et mourante, entraînée par de sombres cavaliers… »

Albrecht Dürer, Les quatre Cavaliers de l’Apocalypse, 1497-1498. Xylographie, 39,9 x 28,6. Galerie d’Art, Karlsruke

Troisième partie : l'issue du rêve (de la ligne 30 à la fin) 

Albrecht Dürer, Les quatre Cavaliers de l’Apocalypse, 1497-1498. Xylographie, 39,9 x 28,6. Galerie d’Art, Karlsruke

Le réveil

Si, lors d’un rêve précédent, le réveil s’était produit par un cri de femme venu de l’extérieur, à présent, il est à nouveau dû à un « cri » mais poussé par le rêveur lui-même, confronté l’horreur de sa vision : « Le cri de douleur et de rage que je poussai en ce moment me réveilla tout haletant. »

Il inverse alors la prière, puisque c’est lui qui, dans un élan de foi, intercède pour le salut de la femme aimée et non plus pour lui-même : « — Mon Dieu ! mon Dieu ! pour elle et pour elle seule ! Mon Dieu, pardonnez ! m’écriai-je en me jetant à genoux. »

Le retour au réel

Le passage des ténèbres, qui avaient environné le rêve au « jour » accompagne le retour au réel, c’est-à-dire à l'issue que le narrateur donne à son rêve : « Par un mouvement dont il m’est difficile de rendre compte, je résolus aussitôt de détruire les deux papiers que j’avais tirés la veille du coffret ». Il revient ici à sa recherche de l’emplacement de la tombe d’Aurélia, qui l’avait amené à rouvrir le « petit coffret » qui, qualifié de « reliquaire », renfermait ses souvenirs les plus précieux :

une rose cueillie dans les jardins de Schoubrah, un morceau de bandelette rapportée d’Égypte, des feuilles de laurier cueillies dans la rivière de Beyrouth, deux petits cristaux dorés, des mosaïques de Sainte-Sophie, un grain de chapelet, que sais-je encore ?… enfin le papier qui m’avait été donné le jour où la tombe fut creusée, afin que je pusse la retrouver…

Les « deux papiers » détruits sont symboliques de la perte, une lettre dont on suppose qu’elle était un adieu, et « le papier funèbre qui portait le cachet du cimetière », donc l’adieu définitif, celui imposé par la mort. Le renoncement alors exprimé, « — Retrouver sa tombe maintenant ? me disais-je, mais c’est hier qu’il fallait y retourner », correspond à l’interprétation du rêve, compris comme révélant la force inéluctable de la mort et l’impossible pardon.

CONCLUSION

Ce rêve revêt une tonalité différente de ceux de la première partie, puisqu’à présent Nerval a perdu Jenny Colon, l’Aurélia du récit. Placé face à la certitude de la mort, il ne lui reste alors qu’une seule interrogation, liée à la foi chrétienne, celle d’une survie de l’âme, immortelle, qui ouvrirait aux amants l’espoir de se retrouver dans l’au-delà. Dans un premier temps, c’est l’espoir qui est introduit par la promesse d’Aurélia, mais la seconde partie du rêve détruit cet espoir, en rejetant la faute sur le narrateur, qui aurait envisagé trop tardivement ce retour au christianisme vers lequel la jeune femme l’avait pourtant guidé. Ce chapitre marque donc une évolution, mais qui ne permet pas encore au narrateur d’échapper à son obsession angoissée.

Seconde partie :chapitre IV, de "Toutes les actions..." à "... de ma vie."     

Pour lire le texte

La seconde partie d’Aurélia est toute entière organisée autour de la quête d’une vérité qui lui aurait été signifiée par la mort de celle qu’il aimait. Un premier rêve, qui le replonge dans le désespoir d’une perte irrémédiable, est confirmé par un deuxième rêve dans le chapitre III dans lequel il voit un message transmis par une « femme, qui avait pris soin de [s]a jeunesse ». Elle insistait sur sa culpabilité, « — Tu n’as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer le pardon ? », plusieurs fois exprimée, et le renvoyait à la seule voie d’accès à la vérité, le christianisme : « Les religions et les fables, les saints et les poètes s’accordaient à expliquer l’énigme fatale, et tu as mal interprété… Maintenant, il est trop tard ! » Il ne lui reste alors que le remords : « Dieu m’avait laissé ce temps pour me repentir, et je n’en avais point profité. » Mais est-il si facile de revenir à la foi ? C’est ce à quoi le retour sur son passé dans le chapitre IV tente d’apporter une réponse. Quelles raisons invoque-t-il pour tenter d'excuser sa culpabilité ?

Première partie : aux sources du malheur (du début à la ligne 12) 

Un examen de conscience

En se livrant à ce qu’il qualifie d’« examen de conscience », le narrateur se reconnaît coupable, et même se montre sévère envers lui-même : « Toutes les actions de ma vie m’apparaissaient sous leur côté le plus défavorable, et dans l’espèce d’examen de conscience auquel je me livrais, la mémoire me représentait les faits les plus anciens avec une netteté singulière. » Mais cette plongée en lui-même ne suffit pas à l’engager sur la route de la foi chrétienne, en allant jusqu’au bout du remords par le recours à la confession : « Je ne sais quelle fausse honte m’empêcha de me présenter au confessionnal » La première raison invoquée, « la crainte peut-être de m’engager dans les dogmes et dans les pratiques d’une religion redoutable », est la peur de ce qui fonde le christianisme, l’idée que le salut de l’âme dépend d’un jugement divin qui peut conduire à un châtiment, le renvoi dans l’enfer. Il a donc conscience que son existence n’a pas répondu aux exigences de la foi chrétienne.

La génération du "mal du siècle"

La seconde raison rejette la faute sur l’époque. Né en 1808, sous le Ier Empire, Nerval a vécu une jeunesse influencée par les idées des Lumières, qui, notamment, avaient lutté avec force contre les abus du christianisme, avec une remise en cause de l’irrationalité source de superstitions, d’où l’explication de son refus de la religion : « contre certains points de laquelle j’avais conservé des préjugés philosophiques. » C’est ce qu’il précise ensuite, comme une empreinte irrésistible : « Mes premières années ont été trop imprégnées des idées issues de la Révolution, mon éducation a été trop libre, ma vie trop errante, pour que j’accepte facilement un joug qui, sur bien des points, offenserait encore ma raison. » Il avoue donc à quel point la liberté alors mise au premier plan a joué un rôle dans ses choix de ne pas respecter les principes chrétiens, qualifiés de « joug » imposé à la « raison », faculté humaine privilégiée par les Lumières. Finalement, son refus du christianisme est présenté comme une preuve de sincérité, de fidélité d’abord à cet héritage rationnel, ensuite à sa quête qui lui a montré la vérité d’autres religions, relatée par exemple dans Voyage en Orient ou dans le rappel de son étude de la Kabbale : « Je frémis en songeant quel chrétien je ferais si certains principes empruntés au libre examen des deux derniers siècles, si l’étude encore des diverses religions ne m’arrêtaient sur cette pente. » Ne vaut-il pas mieux rester dans le doute que se trahir soi-même ?

Deuxième partie : le temps de l'enfance (des lignes 12 à 39) 

L'absence maternelle

En replongeant dans son enfance, il place au premier plan une perte fondamentale, celle de sa mère, qui, alors qu’il est né le 23 mai 1808, l’a placé en nourrice pour suivre très rapidement son époux, médecin militaire dans l’armée napoléonienne, dite « armée du Rhin », et est morte alors qu’il avait à peine deux ans : « Je n’ai jamais connu ma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens Germains ; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide contrée de l’Allemagne ». Il n’avait ensuite retrouvé son père, une fois libéré de ses obligations militaires, qu’en 1814, donc trop tard pour influencer l’esprit dans la prime enfance : « mon père lui-même ne put diriger là-dessus mes premières idées. »

La première approche religieuse

Il poursuit son parcours, en évoquant son grand-oncle maternel, Antoine Boucher, celui « qui eut la plus grande influence sur [s]a première éducation, en lien avec le lieu lui aussi présenté comme fondateur, le Valois, qu’on retrouve dans plusieurs œuvres, notamment dans « Sylvie », dépeint comme « plein de légendes étranges et de superstitions bizarres ». Ce fut donc sa première plongée dans l’irrationnel et le mystère, confortée par l’occupation de cet oncle passionné d’archéologie, d’antiquités romaines et celtiques », science à la mode au début du XIXème siècle. La longue description qui suit – qui rappelle La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, parue en 1837 – présente ces découvertes des statues comme un nouveau culte, ce que souligne la connotation religieuse du verbe « vénérer », mais qui ne contredit pas la rationalité puisqu’elles sont objets d’étude de la part d’un « savant » et grâce à leur « histoire » rapportée dans des « livres ».

Tous les détails contribuent à les embellir, « Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout à offrir une image moins « redoutable » de la religion que  le dieu vengeur de l'Ancien Testament, telle « la bonne grosse figure barbue d’un dieu Pan souriant à l’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et du lierre », tous « des dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. » 

Deux dieux du panthéon gaulois : Ésus (à gauche) et Cernunnos (à droite). Musée de Cluny

Finalement, ces statues de divinités antiques supplantent la foi chrétienne, d’abord sur le plan esthétique par comparaison : « J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saints informes du portail ». À cela s’ajoute le doute introduit sur ces statues chrétiennes, « que certains savants prétendaient être l’Ésus et le Cernunnos des Gaulois », qui introduit déjà l’idée, chère à Nerval, d’un syncrétisme religieux.

Deux dieux du panthéon gaulois : Ésus (à gauche) et Cernunnos (à droite). Musée de Cluny   

Les hésitations de la foi

Mais l’enfant a déjà entrepris sa quête de la vérité : « Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c’était que Dieu. » La réponse de l’oncle, « Dieu, c’est le soleil » ne relève en rien du christianisme, mais davantage de ce syncrétisme accompli dans l’antiquité entre l’ancien culte solaire, celui d’Apollon ou de Mithra, cœur de la religion aussi dans l’Égypte antique, que l’empereur romain Aurélien avait officialisé en 274 en fixant sa fête au 25 décembre, et le christianisme car repris par l’empereur Constantin, au IVème siècle, en fixant cette même date pour la naissance du Christ. En l’oncle lui-même s’incarne ce syncrétisme, unissant aussi le rationnel à l’irrationnel : « C’était la pensée intime d’un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la Révolution, et qui était d’une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. »

Disque en argent dédié à « Sol Invictus », IIIème siècle. British Museum

Disque en argent dédié à « Sol Invictus », IIIème siècle. British Museum

Par opposition, face à cet oncle, l’enfant reçoit d’autres modèles qui, eux, remettent en évidence le christianisme, à la fois en tant que tradition, « Cela n’empêchait pas que les femmes et les enfants n’allassent à l’église », et revalorisé par ses apports : « je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. » La dernière intervention citée signale aussi un rôle plus tardif : « Après 1815, un Anglais qui se trouvait dans notre pays me fit apprendre le Sermon sur la Montagne et me donna un Nouveau Testament… » Il éloigne ainsi l’enfant du Dieu sévère et vengeur de l’Ancien Testament pour lui apporter une autre vision, celle de la miséricorde promise aux hommes, à la fois par les « Béatitudes », qui leur ouvrent l’accès au « royaume des cieux », et par le respect des règles morales, notamment à partir des dix commandements.

De tout ce rappel, il fait une excuse en soulignant sa division intérieure entre le rejet et l’adhésion à la foi : « Je ne cite ces détails que pour indiquer les causes d’une certaine irrésolution qui s’est souvent unie chez moi à l’esprit religieux le plus prononcé. »

Troisième partie : le retour à la foi chrétienne (de la ligne 40 à la fin) 

Le rôle d'Aurélia

L’extrait se termine par un commentaire adressé au lecteur, destiné à justifier l’évolution spirituelle relatée dans cette seconde partie : « Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je m’y suis senti ramené par le souvenir chéri d’une personne morte ». Il souligne ainsi le rôle joué par la femme aimée, fervente chrétienne, à présent disparue, mais surtout à quel point le seul espoir de retrouver cet amour est d’accepter l’idée d’un au-delà offert aux âmes immortelles : « comment le besoin de croire qu’elle existait toujours a fait rentrer dans mon esprit le sentiment précis des diverses vérités que je n’avais pas assez fermement recueillies en mon âme. »

Le rôle du christianisme

Rappelons l’autoportrait du poète dans le premier quatrain d’« El Desdichado », sonnet des Chimères :

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Plusieurs des rêves, mais aussi le récit de son errance dans Paris ont montré comment le narrateur est plongé dans les ténèbres : « Le désespoir et le suicide sont le résultat de certaines situations fatales pour qui n’a pas foi dans l’immortalité, dans ses peines et dans ses joies ». La suite du chapitre relate d’ailleurs comment, après avoir assisté à un office religieux à l’église Notre-Dame de Lorette, son errance dans Paris l’amène aux portes de la mort : « Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. À plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. » Ce « quelque chose » est précisément cette croyance en la survie de l’âme dans l’au-delà, qui attribue au christianisme un rôle salvateur pour celui qui souffre sur terre. Telle est la portée générale qu’il prête ainsi à son œuvre, offrir aux lecteurs à son tour, par le récit de son parcours personnel, un exemple du salut possible : « je croirai avoir fait quelque chose de bon et d’utile en énonçant naïvement la succession des idées par lesquelles j’ai retrouvé le repos et une force nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie. »

CONCLUSION

Cet extrait est comme une annonce de la cure psychanalytique freudienne, qui vise mène à remonter aux origines pour comprendre d’où vient le mal de vivre, sauf qu’ici c’est le narrateur qui est son propre thérapeute. Cette régression dans le passé ramène au traumatisme inconscient originel, l’absence d’une mère, qui engendre une quête pour la retrouver, ravivé par l’autre perte subie, celle d’Aurélia, et le « besoin de croire qu’elle existait toujours ». Mais quel itinéraire suivre pour remédier à ce double traumatisme, quand l’éducation initiale a juxtaposé les mystères des religions mystiques et la tradition chrétienne, à une époque qui, au contraire, privilégie la science et combat l’irrationnel de la foi ? Un seul point commun se dégage entre toutes ces approches, la croyance en l’immortalité de l’âme qui ouvre au narrateur la « vraie route », celle qui pourra inverser sa chute en une ascension vers la foi chrétienne.

Seconde partie :chapitre VI, de "Parmi les malades..." à la fin 

Pour lire le texte

Après la descente aux enfers relatée dans la première partie d’Aurélia, s’achevant par la mort affirmée d’« Eurydice », la seconde partie est la tentative de ce nouvel Orphée pour la ramener avec lui dans le monde des vivants. Tâche dont le rêve du chapitre II révèle l’impossibilité, nouvelle plongée dans l’enfer du « moi » pour croire en l’immortalité de l’âme propre au christianisme auquel Aurélia croyait avec ferveur. Mais ses errances dans Paris et ses prières ne conduisent qu’à l’échec, suivi d’un nouvel internement d’un mois. À sa sortie, la guérison ne dure guère, et, lors du rêve qui suit son imploration dans l’église Saint-Eustache, lui apparaît une divinité antique, identifiée à Isis, qui lui révèle sa nature qui mêle toutes les figures féminines sacrées : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis… ».

Armand Gautier, La cour des agitées à La Salpêtrière, 1857. Lithographie, 18,6 x 27,6. Harvey Cushing/John Hay Whitney Medical Library

Armand Gautier, La cour des agitées à La Salpêtrière, 1857. Lithographie, 18,6 x 27,6. Harvey Cushing/John Hay Whitney Medical Library

Le chapitre se termine par un nouvel internement, dans la clinique du docteur Blanche longuement décrite, perçu comme une nouvelle épreuve sur le chemin de l’initiation : « Du moment que je me fus assuré de ce point que j’étais soumis aux épreuves de l’initiation sacrée, une force invincible entra dans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux ». Ainsi son séjour redonne toute leur force aux croyances occultes : « Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. » Après un nouveau délire nocturne, le narrateur termine son récit par un dernier rêve : quel sens donner à cet épilogue ?

Première partie : une rencontre déterminante (du début à la ligne 19) 

Un malade

C’est le docteur Blanche qui a présenté son patient à un autre aliéné, peut-être pour lui faire découvrir une autre forme de souffrance : « Parmi les malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat d’Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. » Il illustre, en refusant de s’alimenter, le rejet de la vie, cette même aspiration à la mort souvent évoquée par le narrateur. Le traitement est terrible, puisqu’il s’agit de l’obliger à vivre par la violence : « Au moyen d’un long tuyau de caoutchouc introduit dans une narine, on lui faisait couler dans l’estomac une assez grande quantité de semoule ou de chocolat. »

La fraternité

Le récit souligne l’importance de cette rencontre : « Ce spectacle m’impressionna vivement. » Ce malade revêt alors un double rôle pour le narrateur.

         D’une part, alors qu’il se sentait « [a]bandonné jusque-là au cercle monotone de [s]es sensations ou de [s]es souffrances morales », les souffrances que celui-ci subit l’amènent à sortir de sa solitude pour se tourner vers autrui, donc vers un partage.

       D’autre part, le portrait qu’il en brosse, « je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l’existence », fait de ce malade une sorte de double. Comme lui, il reste étranger au monde réel, incapable de communiquer avec l’extérieur, mais la comparaison au « sphinx » le dote d’un pouvoir supérieur, celui que le narrateur aimerait détenir : traditionnellement, il est le gardien de l’entrée des tombeaux, celui qui connaît donc les secrets de l’au-delà, mais ne les révèle pas.

Le sphinx gardien de la pyramide de Giseh

Le sphinx devant la pyramide de Giseh

La réaction du narrateur, « Je me pris à l’aimer », met en évidence le sentiment de fraternité fondé sur le parallélisme établi : dans ce malade, il se reconnaît « à cause de son malheur et de son abandon », et peut alors échapper à un égoïsme coupable « par cette sympathie et par cette pitié ». Ainsi, ce qu’il éprouve, « je me sentis relevé », est vécu comme une réhabilitation, puisqu’il devient capable de suivre la voie chrétienne, l’amour du prochain.

Un médiateur

Mais la double comparaison accentue encore son rôle, puisqu’il voit dans ce malade « placé entre la mort et la vie », le rôle même du sphinx, connaisseur de tous les mystères dont il est « comme un interprète sublime », donc, de ce fait, tel un prêtre un intermédiaire entre Dieu et les hommes : « comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l’âme que la parole n’oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre. » La métaphore, « C’était l’oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d’un autre », résume ce double rôle, qui dote le malade d’une pureté totale : mieux qu’un prêtre, il offre un accès parfait à Dieu car il a perdu toute existence humaine. C’est ce rôle de confesseur que lui attribue le narrateur, qui lui permet à nouveau une plongée en lui-même : « Je passais des heures entières à m’examiner mentalement, la tête penchée sur la sienne et lui tenant les mains. »

Sergent-Marceau, Frontispice, The Magnetism, XIXème siècle. Gravure colorisée

Dans cette attitude on reconnaît les théories très en vogue au XIXème siècle, liées à celle du "magnétisme animal" posée par Mesmer (1734-1815) qui se prolonge dans des approches occultes, telles l’illuminisme – d’ailleurs dans son recueil Les Illuminés (1852) les nouvelles sont autant de portraits de ceux qui ont développé cette forme d’occultisme – ou certaines branches de la Franc-Maçonnerie. La suite confirme cette référence à Mesmer : « Il me semblait qu’un certain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. » Mesmer considère, en effet, qu’un "fluide" circule dans l’univers, reliant les mondes terrestre et céleste et les hommes eux-mêmes entre eux. Par le contact avec le corps malade, ce "fluide", transmis par le magnétiseur, aurait le pouvoir de guérir en rétablissant une circulation harmonieuse des énergies intérieures. Il n’y a plus besoin des mots, ce qui libère le contact de toute entrave mentale.

Sergent-Marceau, Frontispice, The Magnetism, XIXème siècle. Gravure colorisée

Ainsi, même si le corps médical, représenté par le pronom indéfini, refuse d’adhérer à ce résultat, « On n’en voulait rien croire », le narrateur, lui, reste persuadé qu’il a pu exercer ce pouvoir : « j’attribuais à mon ardente volonté ce commencement de guérison», et, en se disant « ravi », il confirme cette impression d’avoir été transporté hors de lui-même dans un espace céleste en ayant, à l’image du Christ, ramené le malade à la vie.

Deuxième partie : le rêve ultime (des lignes 18 à 30) 

Le cadre du rêve

Avant sa rencontre avec le malade, le narrateur avait décrit les horreurs de ses visions lors d’un cauchemar : « Je crus alors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoire universelle était écrite en traits de sang. » Le contraste est donc nettement marqué avec ce dernier rêve : « Cette nuit-là, j’eus un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. » Est ainsi annoncé un apaisement, la fin des épreuves.

Le décor se révèle d’emblée symbolique par le lien établi entre ces deux mondes, terrestre et céleste, que, depuis le début de l’œuvre, les rêves tentent d’établir : « J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. » L’interprétation de ce que ressent le rêveur reproduit le parcours contrasté relaté dans Aurélia, l’ascension, le sentiment de pouvoir accéder à l’au-delà, donc se réunir avec la femme disparue, le plus souvent suivie d’une chute, d’un échec, qui renvoie le narrateur à son désespoir : « Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage ». Parcours qui marque aussi l’élan vers les croyances mystiques dans la première partie, mais aussi vers le christianisme dans la seconde partie, qui, lui aussi, conduit à un aveu d’échec, illustré par la conclusion du chapitre IV, « le Christ n’est plus ! »

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La tour de Pocancy, à Janville-sur-Juine, dans l’Essonne

Le compagnon du rêve

Comme le plus souvent dans les rêves, le surnaturel fait brutalement irruption pour marquer une évolution : « Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !… » Déjà, dans ce cadre matérialisé par une tour, qui joue le rôle d’une prison, l’ouverture de cette « porte » introduit un espoir, et la précision « latérale » est intéressante car cela suggère que l’itinéraire n’est ni vers le haut ni vers le bas, mais à l’horizontal, donc au niveau même du rêveur. C’est ce que confirme l’exclamation lancée par cet « esprit » apparu : en le nommant « mon frère », ne lui révèle-t-il pas que la vérité est à chercher sur terre, dans cette fraternité tant souhaitée lors des révolutions successives, 1789, 1830, 1848, qu’il faudrait donc à nouveau rétablir ? Il ne s’agit donc plus de croire au seul amour de la femme, mais à un amour plus vaste, offert à tous les humains.

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L’identification de cet être reste floue, « Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin », mais le choix de ce prénom invite à y avoir le symbolisme lié à Saturne, complexe : il renvoie au mythe antique de la création de l’univers, dieu dévorant et maître du temps, associé à la mort car il correspond au solstice d’hiver, alors que l'univers s'endort, mais aussi à la vie, car c'est l'hiver qui permet aussi à la nature de se régénérer afin de renaître. Cet être offrirait donc un espoir, qui se reflète sur son visage : « Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. » Ainsi, alors que le malade imposait l’image de la mort, l’action du narrateur qui lui a rendu la parole, donc la vie, semble rappeler la double fonction du dieu Saturne.

Représentation de Saturne. Fresque de la maison des Dioscures à Pompéi. Musée archéologique de Naples

Une action magique

À partir de cette invitation, le décor change, instantanément comme souvent dans les rêves, la tour disparaît, remplacée par un espace ouvert, nocturne mais très lumineux, « Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles », dont la splendeur ressort : « nous nous arrêtâmes à contempler ce spectacle ». Reproduisant celui du narrateur sur le malade, le geste de contact à la fois renforce la fraternité mais aussi l’idée que cet être est une autre forme du double : « l’esprit étendit sa main sur mon front comme je l’avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon ». De la même façon, tout se passe comme si le même pouvoir avait pu s’exercer, c’est-à-dire offrir au rêveur une guérison, qui se matérialise par une métamorphose magique de l’univers : « aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à grandir ». Cette transformation fait écho à celle intervenue dans le premier rêve, au chapitre III de la première partie, où, lors de son errance nocturne, il avait été guidé par une étoile qu'il avait vue « s’agrandir », puis il avait senti son âme « se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile ». Arrêté par les soldats, il avait eu la perception de l’existence d’un double, mais tout s’était terminé par un premier internement. Dans ce dernier rêve, il en va tout autrement car une nouvelle apparition intervient : « la divinité de mes rêves m’apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l’avais vue autrefois. » Bien qu’elle ne soit pas nommée, elle rappelle l'apparition dans l'église Saint-Eustache de la déesse qui lui avait alors fait une promesse : « Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis… » 

Troisième partie : la révélation (de la ligne 30 à la fin) 

Une renaissance

Une double métamorphose s’est accomplie. La véritable nature de l’« étoile » se révèle : appartenant à l’univers céleste, elle s’incarne dans le monde terrestre pour révéler sa puissance  de « divinité ». De plus, alors que les deux personnages avançaient sous un ciel nocturne, l’apparition transforme aussi le paysage, qui passe des ténèbres, image de la mort, au jour, qui figure la renaissance. C’est d’abord la nature qui renaît, comme si elle sortait de l’hiver pour que naisse le printemps : « Elle marcha entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s’élevaient de terre sur la trace de ses pas… » Ce renouveau de la nature charge alors la déesse d’un symbolisme qui remonte à l’antiquité, celui de la "Terre-mère", la « Magna Mater » créatrice, à travers ses diverses formes, Gaïa, Cybèle, Artémis, Déméter dans la mythologie grecque, mais aussi, dans le culte égyptien, Isis qui avait ramené à la vie son époux Osiris et avait protégé son fils Horus du dieu destructeur et maléfique, Seth. À plusieurs reprises dans Aurélia, est mentionné ce syncrétisme qui unit à la femme aimée disparue toutes les figures féminines : « Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. »

Le discours de la déesse

Les paroles de la déesse font à celles prononcées dans le rêve du chapitre V, « bientôt tu me verras telle que je suis », promesse d'achever le parcours initiatique accompli pour obtenir la rédemption : « — L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ». Ainsi, le discours donne sens au décor initial, cette « tour », image de la quête du narrateur : « ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée ». Mais une exigence était indispensable pour terminer l’initiation, une rupture avec toutes les recherches ésotériques entreprises, notamment à travers les mystiques orientales ou la Kabbale, sources des rêves, mais aussi des doutes. Le discours revient alors sur un de ses derniers doutes, « et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délire s’est emparé de ton esprit. », rappel de son constat dans le chapitre V de cette seconde partie, « Quelque chose en moi me disait : La Vierge est morte et tes prières sont inutiles », qui l’avait à nouveau conduit à être interné. 

Or, la seconde partie avait posé d'emblée l’idée que cette quête spirituelle impose une difficulté car il faut « reconstruire l’édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs la ligne toute tracée ». Mais, le narrateur, revenant sur son passé, constate qu'à l’époque du rationalisme, hérité des Lumières, il semble impossible de retrouver cette pureté des origines, cette authenticité : « L’ignorance ne s’apprend pas », avait-il conclu. Il n’avait cependant pas renoncé à explorer les voies offertes par les différentes doctrines occultes, mais en vain. D’où le rôle attribué à ce malade, purifié par sa proximité avec la mort, avec lequel, par le magnétisme, le narrateur avait établi une communication profonde sur lequel le discours insiste : « Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s’est rencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis à moi-même de venir et de t’encourager. »

Le réveil

Contrairement à plusieurs des rêves, le réveil se produit sans brutalité, et laisse le narrateur dans la certitude d’avoir accompli sa quête : « La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. » En se rapprochant du malade souffrant, en le ramenant à la vie, il a accompli un geste d’amour altruiste, qui l’a rendu digne de ce pardon tant recherché. N’a-t-il pas répondu au chant des "Béatitudes", appris dans sa jeunesse : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. / Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. […] / Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » ? C’est d’ailleurs ce rôle salvateur que souligne l’interprétation du rêve et la phrase qui l’inscrit dans le réel et non plus dans la seule dimension céleste : « Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : "Tu m’as visité cette nuit." »

La réhabilitation lui est donc accordée, ce qui met un terme à la souffrance, symbolisée par le passage de la nuit à l’aurore, donc à la renaissance : « Le jour commençait à poindre. » Il n’est donc plus nécessaire de rechercher quelle serait la voie salvatrice, et ni Aurélia, ni aucune des divinités précédemment citées ne sont à présent nommées : la déesse apparue est, tout simplement, l’archétype de l’amour, enfin accordé à celui qui s’en est senti si souvent privé par la mort, de sa mère et de la femme aimées.

CONCLUSION

Cette fin d’Aurélia traduit l’espoir de l’écrivain, qui, alors même qu’il reste interné, donne sens par l’écriture à sa "folie" ». À l’image des escaliers de cette tour, décor du rêve, la première partie du récit avait décrit une descente douloureuse, imposant la mort inéluctable, tandis que la seconde tente de remonter vers l’idéal, l’immortalité des âmes pouvant alors poursuivre l’amour dans l’au-delà. Après toutes les explorations alors suivies, voie du christianisme ou mysticismes, qui échouent, l’initiation s’accomplit quand il réalise la fraternité avec ce malade, qui, tel son double, est enfermé en lui-même, placé entre la vie et la mort. La divinité la lui confirme, en le faisant renaître, comme la nature environnante, par la présence maintenant accordée, et par son discours. Cette figure féminine archétypale lui apporte donc la réponse tant attendue : c’est bien l’amour de la création qui ouvre la promesse de la renaissance et accorde l’éternité.

« Les Mémorables », I et II, d' "Oh ! que ma grande amie... " à "... création nouvelle." 

Pour lire "Les Mémorables"

La mort de Nerval a laissé la seconde partie sans relecture, alors même qu’après le rêve du chapitre VI relatant l’initiation, il annonce une suite : « J’inscris ici, sous le titre de Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter. » Suite qui tranche avec le récit précédent, car elle prend la forme du poème en prose, proposant des fragments de rêve dans les brefs paragraphes, telles des strophes. Mais l’intitulé proposé rejoint l’annonce faite au début d’Aurélia : « Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; l’Âne d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. » La poésie serait donc le langage digne de transcrire la renaissance que l’apparition d’une « divinité » vient de lui accorder.

La première section, sous-titrée « Souvenirs d’Auvergne », parcourt d’abord deux lieux élevés, « un pic élancé de l’Auvergne », puis « les montagnes de l’Himalaya », tous deux rapprochant de la vérité transcendante, la puissance d’un Dieu créateur, source de « paix » et d’amour, bien supérieur à Aphrodite, la divinité de l’antiquité grecque jadis célébrée dans « les bosquets embaumés de Paphos » car il accorde l’immortalité de l’âme. Quelles interprétations donner aux images jaillissant dans ces rêves successifs ?

Première partie : des apparitions (paragraphes 1 et 2) 

Pour lire l'extrait

Cette partie oppose deux apparitions chronologiquement antithétiques dans le récit précédent, l’échec du rêveur, qui conclut la première partie, encadré par sa réussite, rapportée lors du dernier rêve.

Un premier échec

Ce rêve de « [l’]autre nuit », non inscrit dans la chronologie précédente, transforme la femme aimée en une princesse de conte de fée, « elle était couchée je ne sais dans quel palais », et le rêveur en un preux chevalier médiéval, cherchant à la retrouver, mais l’échec est immédiatement affirmé : « je ne pouvais la rejoindre. » De ce rêve, ressort l’image d’une course difficile et douloureuse, tant pour la monture que pour le rêveur qui la chevauche : « Mon cheval alezan-brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour l’empêcher de se coucher à terre. » Comme plusieurs des rêves de la première partie, une épreuve est imposée, mais ne peut être surmontée.

La réussite

L'extrait s'ouvre sur un élan qui célèbre la femme aimée : « Oh ! que ma grande amie est belle ! » Mais de cet éloge physique, la reprise de l’adjectif glisse à une autre qualité, qui lui donne un pouvoir supérieur, christique : « Elle est si grande, qu’elle pardonne au monde, et si bonne qu’elle m’a pardonné. » Le poète reconnaît ici une culpabilité, plusieurs fois mentionnée d’ailleurs dans le récit antérieur, qui l’aurait donc empêché de retrouver la femme perdue dans ses rêves. Mais la miséricorde l’aurait finalement emporté.

Odilon Redon, Muse sur Pégase, vers 1900. Huile sur toile, 73 x 54. Collection privée

Est alors raconté un rêve qui fait écho à celui qui a terminé le chapitre VI grâce à l’intercession du médiateur, ce malade que le narrateur fraternel a ramené à la vie : « Cette nuit, le bon Saturnin m’est venu en aide ». Est alors décrite une autre chevauchée qui inverse la scène puisque c’est à présent la femme qui vient le chercher pour qu’il chevauche avec elle sa monture dont la couleur symbolise la pureté, associée à la brillance du métal précieux : « ma grande amie a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent. » Or, l’annonce dans ses paroles, rapportées au discours direct, « — Courage, frère ! car c’est la dernière étape », laisse penser que ce rêve précède, en fait, le précédent qui, lui, accomplissait l’initiation

Odilon Redon, Muse sur Pégase, vers 1900. Huile sur toile, 73 x 54. Collection privée

Mais l’adresse au rêveur, « frère ! », correspond à la fois à l’attitude compatissante du narrateur avec le malade, qu’il a considéré comme son « frère » en souffrance, ensuite nommé Saturnin dans le rêve, et à l’image de l’amour souvent proposée dans le romantisme, qui fait de la femme une "âme-sœur", souvenir du mythe platonicien de l’androgyne. Soutenue par la polysyndète, la vision finale reproduit cet élan qui donne l’impression que la femme emplit l’espace céleste, en l’embaumant : « Et ses grands yeux dévoraient l’espace, et elle faisait voler dans l’air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l’Yémen. » On retrouve ici la marque de l’orient cher à Nerval, mais le manuscrit originel mentionnait, lui, « les parfums de Saba », allusion à Jenny Colon : il avait tenté de lui faire incarner le rôle de la reine de Saba dans un opéra conçu pour elle.

Deuxième partie : une chevauchée surnaturelle (paragraphes 3 et 4) 

Le merveilleux

Le paragraphe suivant introduit l’identification de cette femme salvatrice, « Je reconnus les traits divins de *** », dans un double mouvement, une sanctification mais en effaçant toute nomination par les trois astérisques, comme si en elle fusionnait Jenny Colon, Marie Pleyel mais aussi le prénom « Sophie », raturé sur le manuscrit, fait penser à Sophie Dawes, baronne de Feuchères qui résidait au château de Mortefontaine, voisin de Loisy où s’est déroulée l’enfance du poète, première vision lointaine d’une femme vue comme une déesse.

Constant Bourgeois, Vue du château de Mortefontaine, 1805. Gouache, 8 x 28. Collection privée

Constant Bourgeois, Vue du château de Mortefontaine, 1805. Gouache, 8 x 28. Collection privée

Le pronom « nous » traduit l’union du couple, qui fait de cette chevauchée une apothéose, la victoire sur tous les obstacles rencontrés de son vivant : « Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. » Dans cette chevauchée ascensionnelle, le couple est conduit par un oiseau, « La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux », au symbolisme complexe. Déjà dans le chapitre IV de la première partie d’Aurélia, un oiseau, incarnant « l’âme » de son oncle, avait permis au lecteur de plonger dans son passé : « L’oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément ». Qualifiée de « messagère », la huppe est évoquée dans « Les Nuits du Ramazan », récit de la dernière étape du voyage en Orient, à Constantinople, publié dans Le National du 7 mars au 19 mai 1850 : « Sous son nom arabe de Hud-Hud, elle accompagne Balkis, reine de Saba, dans « Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des génies ». Balkis la consulte dans les circonstances difficiles et la charge de diverses commissions auprès de ses sujets ou des esprits de l’air. »

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Puis ce merveilleux oriental glisse vers celui de la mythologie propre à la Grèce antique : « l’arc de lumière éclatait dans les mains divines d’Apollon. Le cor enchanté d’Adonis résonnait à travers les bois. » Image panthéiste, puisque sont associées deux apparitions symboliques chères à Nerval :

  • Apollon, ou Phoebus sous son nom latin : dieu de la lumière, mais aussi des arts, chant, musique, poésie, conducteur des neuf Muses et qui avait donné à Orphée sa lyre.

  • Adonis : un humain mais amant d’Aphrodite, la déesse de l’Amour, mais qui, alors qu’il chassait dans les forêts d’Idalion, sur l’île de Chypre, avait connu une fin tragique suite à sa blessure par un sanglier.

Aison, Aphrodite et Adonis, vers 410 av. J.-C. Lécythe aryballistique à figures rouges, diamètre 13,4 cm. Musée du Louvre

Rappelons que dans « El Desdichado », sonnet des Chimères, Nerval s’était déjà identifié à ces deux figures en s’interrogeant : « Suis-je Amour ou Phébus ?... » Ainsi cette chevauchée, embellie par les synesthésies, lumière et son, regroupe en elle les composantes fondamentales du mysticisme de Nerval qui permet ce triomphe.

L'apothéose

L’interrogation qui ouvre le paragraphe suivant, nomme, dans l’évocation lyrique, « « Ô Mort ! », le principal ennemi qui figure dans Aurélia, celui auquel s’est affronté Orphée, et pour l'écrivain, la perte de sa mère et celle de Jenny Colon. Le triomphe est en fait confirmé et justifié : « où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux ? » Cette justification remet au centre l’image du Christ dans toute sa gloire, « Sa robe était d’hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis », dont le narrateur avait rapporté, dans la seconde partie d’Aurélia, la quête, remplaçant celle accomplie à travers diverses théories ésotériques. Image soulignée par le symbolisme des couleurs, la luminosité intense d’un jaune tirant vers le rouge, tandis que les pierres les plus précieuses illuminent les membres du corps christique blessés lors de la crucifixion.

Il accompagne le couple réuni et, de sa « houssine », la baguette de houx qui stimule la monture, leur ouvre le lieu prophétique promis dans le livre de l’Apocalypse de Saint-Jean, ville sainte et demeure de Dieu où les âmes chrétiennes vivront leur éternité : « Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. » Cette « lumière » intense dépasse toute luminosité antérieure, elle est l’apothéose qui impose la gloire divine. La conclusion est formulée par le narrateur, qui s'attribue ainsi le rôle d'apôtre prophétique, « C’est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l’heureuse nouvelle », ce qui donnerait alors le sens même d’Aurélia.

Troisième partie : la révélation (du paragraphe 5 à la fin) 

Le commentaire du dernier rêve

Un nouveau décalage chronologique intervient, avec un commentaire par le narrateur du dernier rêve relaté au chapitre VI, dont il avait déjà signalé l’effet produit : « La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. » C’est ce bonheur qu’il réitère ici, « Je sors d’un rêve bien doux ». Après la première partie d’Aurélia qui avait marqué l’impossibilité de rejoindre sa bien-aimée perdue, le dernier rêve, non seulement, le lui a permis, mais de ce fait lui prouve l’immortalité de l’âme, tout en sanctifiant la jeune femme : « j’ai revu celle que j’avais aimée transfigurée et radieuse. » Ainsi est réalisé ce qu’il avait tout d’abord recherché dans les croyances ésotériques, puis avait échoué à trouver dans la foi chrétienne malgré ses prières, par exemple adressées à la Vierge Marie pour qu’elle intercède en sa faveur. La vision finale, « Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire, et j’y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ », marque le passage du dieu sévère de l’Ancien Testament à celui du Nouveau Testament, miséricordieux car sa mort a offert le rachat aux âmes des pécheurs, la résurrection.

Le rôle d'Aurélia

Au chapitre III de la première partie, le narrateur s’était dirigé « vers l’Orient », guidé par une étoile qui s’était agrandie et avait alors vécu un rêve, la vision de son double, mais conduisant à son internement.  En écho, dans le dernier rêve, de la même façon était apparue une étoile, elle aussi grandissante, mais qui avait amenée l’apparition de la divinité qu’il rappelle ici : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes. » Par les doctrines ésotériques, celles de l’antiquité grecque, des mystiques orientales, mais aussi du tarot révélateur ou de la Franc-Maçonnerie, cette vérité tant recherchée s’était avérée introuvable, qui, finalement, se révèle par la foi chrétienne, car elle ouvre la promesse d’un monde de l’au-delà, d’un monde suprême célébrant le Christ. D’où la double exclamation, « Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux ! », formule de bénédiction pour la première, célébrant l’entrée du Christ à Jérusalem avant la crucifixion, et de louange pour la seconde, empruntée au texte biblique de l’évangile de Luc : « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, / Et paix sur la terre parmi les hommes qu'il agrée ! » (II, 14)

L’étoile, arcane XVII du tarot

L’étoile, arcane XVII du tarot

Notons cependant que Nerval inverse l’ordre, comme pour insister sur la fraternité humaine, qui serait la voie ouverte pour obtenir le salut de l’âme. D'ailleurs, dans le dernier rêve, n’était-ce pas la fraternité du narrateur envers le malade aux portes de la mort qui avait transformé celui-ci en un compagnon et guide, « Saturnin » ?

L'harmonie cosmique

Cette vérité révélée permet au poète, nouvel Orphée, descendu aux enfers, au « sein des ténèbres muettes », de transcender ce domaine de la mort grâce au message chrétien de la divinité qui rétablit une harmonie cosmique : « deux notes ont résonné, l’une grave, l’autre aiguë, — et l’orbe éternel s’est mis à tourner aussitôt. » L’opposition des sonorités dans ce chant lie de façon indissociable les tonalités « grave », la mort, et « aiguë », la vie, deux étapes du temps grâce au « secret du monde des mondes » révélé, c’est-à-dire à l’immortalité accordée à l’âme par le christianisme, qui entraîne le chant de louange du poète : « Sois bénie, ô première octave qui commença l’hymne divin ! » Passé, présent, futur, le temps s'abolit alors, avec la référence à la messe qui rappelle chaque « dimanche » par l’eucharistie le sacrifice du Christ et la résurrection : « Du dimanche au dimanche, enlace tous les jours dans ton réseau magique. »

Jean Delville, Orphée mort,1893. Huile sur toile, 79,3 x 99,2. Bruxelles, Musées royaux de Belgique

Jean Delville, Orphée mort,1893. Huile sur toile, 79,3 x 99,2. Bruxelles, Musées royaux de Belgique

Après avoir « deux fois vainqueur traversé l’Achéron » (« El Desdichado »), puis proclamé son rôle de messager, « descendu parmi les hommes pour leur annoncer l’heureuse nouvelle », le poète peut alors accomplir une nouvelle magie, comme dans le mythe d’Orphée

Remonté seul des Enfers, Orphée avait pleuré la perte d’Eurydice par sa faute, mais, en lui restant fidèle, il avait provoqué la vengeance des Bacchantes méprisées : elles l’avaient déchiqueté mais sa tête, jetée dans l’Hèbre, fleuve de Thrace, avait dérivé jusqu’à l’île de Lesbos en prolongeant son chant qui charmait la création. De la même façon, animée par le poète, toute la création peut célébrer l’harmonie cosmique, marquée par le rythme poétique : « Les monts te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux fleuves, et les fleuves à l’Océan ; l’air vibre, et la lumière brise harmonieusement les fleurs naissantes. »

Ainsi, la nature s’anime en un flux d’eau et de « lumière ». Ce chant, tout en douceur, envahit le cosmos, en unissant les mondes terrestre et céleste, réconciliés par l’ultime vérité, l’amour divin universel : « Un soupir, un frisson d’amour sort du sein gonflé de la terre, et le chœur des astres se déroule dans l’infini ; il s’écarte et revient sur lui-même, se resserre et s’épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles. » Cette vision finale reproduit cette renaissance comme s’il s’agissait d’une nouvelle respiration accordée à l’univers, reproduite par le rythme de la succession des verbes et par l’allitération en [s].

CONCLUSION

En ce début des « Mémorables », c’est par un élan lyrique, exclamations, rythmes et sonorités mélodieuses, que Nerval exprime l’issue de son parcours en quête de la vérité qui donnerait sens à l’angoisse fondamentale de l’être humaine, sa condition mortelle. Après le rappel des multiples échecs relatés dans les rêves de la première partie, qui rendent impossible de rejoindre son Eurydice disparue, le dernier rêve a apporté une réponse, source d’une joie profonde : la foi dans le Christ est seule à ouvrir une porte, en promettant l’immortalité de l’âme. Les visions qui se succèdent dans ce passage transfigurent ce message divin, figuré par la chevauchée merveilleuse qui réunit le poète et la femme aimée sanctifiée : le chant du poète reproduit celui de l’harmonie cosmique, qui, rompue par la mort, peut renaître par l’amour, celui du Christ pour l'humanité souffrante comme celui des humains entre eux.

Conclusion
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