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Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, 1855

L'auteur (1808-1855) : l'exploration du "moi" 

Félix Nadar, Gérard de Nerval, 1854. Photographie

Le "mal du siècle"

Gérard Labrunie, né le 22 mai 1808 à Paris, prend en décembre 1836 dans Le Figaro le pseudonyme de Gérard de Nerval. Sa jeunesse illustre le "mal du siècle", formule qualifiant le début du XIXème siècle. Il n’a que quelques mois quand son père, médecin militaire, suit l’armée napoléonienne sur les bords du Rhin, où sa mère meurt deux ans après. Son père ne rentre en France qu’en 1814. Avant de vivre avec lui à Paris où il poursuit de brillantes études au collège, il est donc élevé par un grand-oncle maternel, entre la région maternelle du Valois et Saint-Germain-en-Laye. La présence dans ses œuvres de figures féminines toujours inaccessibles fait forcément penser à ce manque maternel initial.

Félix Nadar, Gérard de Nerval, 1854. Photographie

Mais ce "mal du siècle" romantique prend aussi d’une dimension politique et, comme les jeunes gens de son temps, dont son ami de collège Théophile Gautier, il participe avec enthousiasme aux journées de juillet 1830, de même d’ailleurs que, le 25 février, il s’était associé à une autre révolte, littéraire, celle du "drame" lors de la bataille d’Hernani.

Gérard Grandville, Les Romains échevelés à la 1re représentation d'Hernani1848. Lithographie, 15,2 x 13,9. BnF

Gérard Grandville, Les Romains échevelés à la 1re représentation d'Hernani, 1848. Lithographie, 15,2 x 13,9. BnF

Ainsi sa carrière littéraire reflète ce double aspect, avec d’une part des poèmes d’inspiration politique comme, en août 1830, « Le peuple, son nom, sa gloire, sa force, sa voix, sa vertu, son repos », puis « En avant, marche ! » ou « Nos adieux à la Chambre des Députés de l’en 1830, d’autre part, des pièces de théâtre d’inspiration médiévale, aujourd’hui perdues. Il fait aussi ses débuts dans la littérature avec la traduction de Faust, la pièce de l’allemand Goethe, puis avec deux anthologies, de la poésie allemande puis de celle de la Renaissance française ; enfin, plusieurs poèmes paraissent dans l’Almanach des Muses avant d’être complétés et publiés en recueil en 1853 sous le titre Odelettes.

Il participe alors au "Cénacle" qui réunit différents artistes autour de Victor Hugo, mais aussi au "Petit-Cénacle" aux mœurs plutôt bohèmes. Il s’y regroupe ceux qui sont nommés "bousingots", à l’origine d’après le "bousin", un chapeau de marin en cuir bouilli à bords plats, légèrement relevé, mais qui est devenu, par glissement, le tumulte propre aux cabarets de marins mal famés. Ces jeunes gens, sous l’effet de l’alcool, manifestent très bruyamment leurs opinions républicaines, et Nerval évoque dans un poème le court séjour en prison que ce déésordre lui a valu.

Auguste Hervieux, Les Bousingots, 1836. Gravure in Paris and the Parisians en 1835 de F. Trollope

Auguste Hervieux, Les Bousingots, 1836. Gravure in Paris and the Parisians en 1835 de F. Trollope

Les amours malheureuses

Faut-il rattacher au manque affectif de l’enfance ou à l’idéalisation de la femme propre au romantisme les échecs amoureux de Nerval ? Sa rencontre avec l’actrice Jenny Colon est un tel coup de foudre qu’il lui consacre plusieurs articles dans la revue, Le Monde dramatique, qu'il a fondée en 1835 mais pour une brève durée et source d’un endettement. Il crée aussi pour elle le premier rôle du livret de Piquillo, rédigé comme "plume" d’Alexandre Dumas, son signataire, une opérette jouée à l’Opéra-Comique le 31 octobre 1837. Mais son histoire d’amour est très brève car Jenny Colon se marie en avril 1838.

Alors qu’il est en mission à Vienne durant l’hiver 1839-1840, avec l’espoir de construire une carrière diplomatique, il tombe amoureux de la pianiste Marie Pleyel, brève idylle aussi pour remplacer la précédente, mais amour tout aussi impossible car de trop nombreux admirateurs la courtisent.

Paul Gavarni, Mademoiselle Jenny Colon, 1836. Lithographie, 18 x 11,8, in Le Monde dramatique

Paul Gavarni, Mademoiselle Jenny Colon, 1836. Lithographie, 18 x 11,8, in Le Monde dramatique

Finalement, quand il revoit les deux femmes lors de la première de Piquillo à Bruxelles, le 15 décembre 1840, tout se passe comme si le destin favorisait son obsession sentimentale, amenant la fusion de ces deux femmes métamorphosées en un être unique, divinité inaccessible omniprésente dans ses œuvres, comme dans Sylvie, Pandora, Aurélia

Le voyageur

La découverte du « tourisme » au XIXème siècle, qui propose aux jeunes Anglais une découverte de « l’ailleurs », l’héritage reçu à la mort de son grand-père, en 1834, offre à Nerval son premier voyage, dans le sud de la France et en Italie, pays alors à la mode. Puis c’est l’Allemagne qu’il visite avec Dumas, durant l’été 1838, voyage suivi de son séjour en Autriche. De ses voyages, il rapporte des reportages, des récits publiés dans diverses revues.

Bords du Nil et ébauche d'un plan du Caire par Gérard de Nerval, 1843. Carnet de voyage en Orient

Mais le plus important est celui qui est relaté dans Voyage en Orient, dont quelques récits paraissent dans des journaux, avant d'être publiés en deux tomes bien plus tard, en 1851. S’embarquant en 1842 à Marseille, il effectue un long parcours, durant toute l’année 1843 : Alexandrie, Le Caire, Beyrouth, et la Syrie, puis Constantinople  en passant par Chypre, Rhodes et Smyrne, avec un retour à Naples par Malte. Il s’inscrit ainsi dans les pas des pèlerins chrétiens et de Chateaubriand qui avait publié, en 1811, son Itinéraire de Paris à Jérusalem, mais ce voyage est loin d’avoir pour seul but la découverte de l’exotisme oriental alors à la mode. Il attend d’y retrouver l’écho à sa propre quête, à travers les légendes et les mythes des temps anciens, mais aussi le mysticisme des religions et des traditions ésotériques. Il s’agit donc d’un voyage initiatique, qui l’amène à plonger dans les mystères des croyances anciennes, mais aussi dans ses propres mystères intérieurs.

Bords du Nil et ébauche d'un plan du Caire par Gérard de Nerval, 1843. Carnet de voyage en Orient

Même malade, il ne cesse pas, entre 1844 et 1852, de multiplier les voyages en Belgique, en Hollande, à Londres… comme pour chercher toujours cet "ailleurs" qui répondrait à sa quête.

Une "descente aux enfers"

L'expression de « descente aux enfers » est employée par Nerval lui-même pour qualifier ses dernières années. Les échecs amoureux ont-ils joué un rôle dans les premières crises nerveuses en 1841, à son retour de Belgique, qui l'ont conduit à plusieurs séjours dans la clinique psychiatrique du docteur Émile Blanche à Passy, de février à novembre ? Ou bien est-ce l’explosion d’une psychose bien antérieure que l’écriture n’a fait qu’accroître ? Il explique lui-même dans une lettre à Alexandre Dumas : « On ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre et même à ma véracité. » Il est difficile d’en juger, mais son état a peut-être été aggravé par l’annonce de cette crise de folie dans Le Journal des Débats par son éditeur Jules Janin, dès le 1er mars, dans une sorte de biographie posthume, ce que Nerval vit comme une véritable condamnation  d’où sa colère : « Je suis toujours non moins reconnaissant qu’affecté de passer pour un fou sublime grâce à vous, à Théophile, à Thierry, à Lucas, etc., je ne pourrai jamais me présenter nulle part, jamais me marier, jamais me faire écouter sérieusement. » À cela s’est peut-être ajoutée la tuberculose qui atteint Jenny Colon au début de l’année 1841, alors que Nerval est interné, dont elle meurt à Paris en juin 1842.  

La maladie connaît ensuite un apaisement avant que ne survienne une deuxième crise en janvier et février 1852, nouvel internement dans la maison de santé dite « maison Dubois », qui se répète en février-mars 1853. En août 1853, un véritable accès de délire l’amène à nouveau dans la clinique du docteur Blanche, séjour tout de même interrompu par un voyage en Allemagne en juin-juillet 1854 avant un retour, puis sa décision de la quitter le 19 octobre, malgré l’avis du psychiatre. Le 26 janvier 1855, on le retrouve pendu rue de la Vieille-Lanterne, mort annoncée dans Le Figaro du 28 : « On nous apprend à l'instant une bien triste nouvelle : M. Gérard de Nerval, atteint depuis quelques années d'une affection cérébrale, vient de mettre fin à ses jours. »

Gustave Doré, Rue de la Vieille-Lanterne, 1855. Lithographie, 50,2 x 34,3. BnF

Gustave Doré, Rue de la Vieille-Lanterne, 1855. Lithographie, 50,2 x 34,3. BnF

Présentation d'Aurélia ou Le Rêve et la Vie 

Pour lire l’œuvre

La genèse de l’œuvre 

Une longue élaboration

En janvier 1854 paraît Les Filles du feu, recueil de nouvelles dont plusieurs ont déjà été publiées dans des revues. Mais dans une lettre du 2 décembre 1853, sa phrase « J’entreprends d’écrire et de constater toutes les impressions que m’a laissées ma maladie », semble annoncer l’élaboration d’Aurélia, qu’il définira ensuite comme le récit d’une « descente aux enfers ». Il présente l’œuvre comme une sorte de catharsis, « J’arrive ainsi à débarrasser ma tête de toutes les visions qui l’ont si longtemps peuplées », et, malgré les critiques du docteur Blanche qui juge nocive cette réactivation, il partage avec lui certaines pages : « Je vous envoie deux pages qui doivent être ajoutées à celles que je vous ai remises hier. Je continuerai cette série de rêves si vous voulez. » Cette rédaction se poursuit durant toute l’année 1854, lors de son voyage en Allemagne, où il travaille à son projet qui « avance beaucoup », écrit-il le 13 juin, puis le 23 il évoque son « roman-vision » dans une lettre à son ami Franz Liszt, et le 25 juin il annonce au docteur Blanche des révisions à faire : « j’ai dû beaucoup refaire de ce que j’ai écrit à Passy ». Cette lente élaboration semble faire écho à l’article que son ami Dumas a consacré au recueil des Filles du feu, cité dans sa Préface où celui-ci évoque des « théories impossibles, dans les livres infaisables. »

Gérard de Nerval, Aurélia, 1855. Un feuillet manuscrit, BnF

Gérard de Nerval, Aurélia, 1855. Un feuillet manuscrit, BnF
La Revue de Paris, 15 février 1855, parution de la « Seconde partie » d’Aurélia

La parution

Dix chapitres paraissent le 1er janvier 1855 dans la Revue de Paris, sans signaler qu’il s’agit d’une première partie. Ce n’est que le 15 février qu'est publiée une « Seconde partie », présentée comme « Suite et fin » et introduite par une épigraphe : « Eurydice ! Eurydice ! », qui fait référence à la descente aux enfers d’Orphée pour aller rechercher Eurydice. 

Mais le 26 janvier, Nerval s’est suicidé : il n’a pas pu relire les épreuves selon son usage. Les éditeurs de la revue se retrouvent donc avec des fragments pas toujours reliés entre eux, ce qui explique la "Note de la Direction" : « Nous publions le dernier travail de Gérard de Nerval, tel qu’il nous a laissé, en respectant, comme c’était notre devoir, les lacunes qu’il avait l’habitude de faire disparaître sur les épreuves. » Louis Ulbach, directeur de la Revue de Paris, relate cette difficulté :  « Je me souviens du manuscrit bizarre qui fut remis par Gérard de Nerval à la Revue de Paris : des bouts de papier de toutes dimensions, de toutes provenances, entremêlés de figures cabalistiques... des fragments sans liens que l'auteur reliait entre eux dans le travail pénible de correction des épreuves. »

La Revue de Paris, 15 février 1855, parution de la « Seconde partie » d’Aurélia

En fait, ce sont les éditeurs qui ont réuni et réorganisé ces feuillets, en reconnaissant d’ailleurs l’incertitude de leur choix, comme l’écrit Théophile Gautier : « Je crois que c’est ici que se placent naturellement les rêves – sur un pic élancé d’Auvergne et les rêves qui suivent jusqu’au numéro 7. » Il serait fastidieux de relever tous les aléas de l’ordre choisi pour cette parution, mais, par exemple, dans cette seconde partie, le chapitre IV est plus probablement une réécriture qu’une suite des chapitres II et III. Le récit donne ainsi une impression d’inachèvement, même si, finalement, ce désordre traduit bien le flou des rêves et le temps des délires.

Titre et sous-titre 

Un prénom féminin : Aurélia

Sur les huit nouvelles du recueil intitulé Les Filles du feu, sept portent comme titre un prénom féminin, Angélique, Sylvie, Jemmy, Octavie et Corilla, sans oublier la référence à la déesse antique, Isis. Rien d’étonnant donc qu’un prénom féminin soit à nouveau choisi comme titre de ce récit. Dans le premier chapitre, une première indication est donnée, qui renvoie à la biographie de l’auteur en invitant à voir en elle Jenny Colon : « Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importe les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. » Mais quelques lignes plus loin, c’est Marie Pleyel qui est évoquée : « Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée qui me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon cœur capable d'un amour nouveau !... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. » Les deux femmes semblent ainsi se confondre dans ce prénom Aurélia, pour ne représenter que les échecs amoureux de Nerval.

Gérard de Nerval, Aurélia, 1855

Pourtant, le récit ne propose aucun portrait précis d’Aurélia, qui reste toujours dans le flou ou renvoyée à la tombe. Dans la seconde partie, elle s’efface même, puisque seule figure l’initiale A*** qui la rend anonyme, et elle n’apparaît plus que dans le rêve :

Le sommeil m'apporta des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. - Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur, - l'ami dont je viens de parler, peut-être. Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d'œil, il me sembla reconnaître A ***. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortit de la glace, soit que passant dans la salle elle se fût reflétée un instant avant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit : "Nous nous reverrons plus tard... à la maison de ton ami."

Mais, même dans le rêve, elle reste insaisissable, et à la fin, même l’initiale laisse place aux seules astérisques ***, car Aurélia n’est plus qu’un symbole de toutes les figures féminines : « Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. ». C’est ce que lui confirme le discours rapporté d’une des dernières apparitions : « Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant: "Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis." »

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Le titre Aurélia fait donc écho aux figures féminines citées à la fin d’« El desdichado », sonnet des Chimères : « Mon front est rouge encor du baiser de la reine ; / J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène… // Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron : / Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » Rappelons l’épigraphe qui ouvre la seconde partie, « Eurydice ! Eurydice ! », double exclamation qui déplore la quête impossible et la perte irrémédiable.

Louis Jammot, Rayons de soleil, treizième tableau du Poème de l’âme, vers 1854. Huile sur toile, 113,2 x 145,7. Musée des Beaux-Arts de Lyon

Le sous-titre

Du titre originel, « Le Rêve et la Vie », Nerval a fait un sous-titre, ainsi chargé d’une valeur explicative.........................................

La structure du récit 

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