Gérard de Nerval, Aurélia ou Le Rêve et la Vie, 1855
L'auteur (1808-1855) : l'exploration du "moi"

Le "mal du siècle"
Gérard Labrunie, né le 22 mai 1808 à Paris, prend en décembre 1836 dans Le Figaro le pseudonyme de Gérard de Nerval. Sa jeunesse illustre le "mal du siècle", formule qualifiant le début du XIXème siècle. Il n’a que quelques mois quand son père, médecin militaire, suit l’armée napoléonienne sur les bords du Rhin, où sa mère meurt deux ans après. Son père ne rentre en France qu’en 1814. Avant de vivre avec lui à Paris où il poursuit de brillantes études au collège, il est donc élevé par un grand-oncle maternel, entre la région maternelle du Valois et Saint-Germain-en-Laye. La présence dans ses œuvres de figures féminines toujours inaccessibles fait forcément penser à ce manque maternel initial.
Félix Nadar, Gérard de Nerval, 1854. Photographie
Mais ce "mal du siècle" romantique prend aussi d’une dimension politique et, comme les jeunes gens de son temps, dont son ami de collège Théophile Gautier, il participe avec enthousiasme aux journées de juillet 1830, de même d’ailleurs que, le 25 février, il s’était associé à une autre révolte, littéraire, celle du "drame" lors de la bataille d’Hernani.
Gérard Grandville, Les Romains échevelés à la 1re représentation d'Hernani, 1848. Lithographie, 15,2 x 13,9. BnF

Ainsi sa carrière littéraire reflète ce double aspect, avec d’une part des poèmes d’inspiration politique comme, en août 1830, « Le peuple, son nom, sa gloire, sa force, sa voix, sa vertu, son repos », puis « En avant, marche ! » ou « Nos adieux à la Chambre des Députés de l’en 1830, d’autre part, des pièces de théâtre d’inspiration médiévale, aujourd’hui perdues. Il fait aussi ses débuts dans la littérature avec la traduction de Faust, la pièce de l’allemand Goethe, puis avec deux anthologies, de la poésie allemande puis de celle de la Renaissance française ; enfin, plusieurs poèmes paraissent dans l’Almanach des Muses avant d’être complétés et publiés en recueil en 1853 sous le titre Odelettes.
Il participe alors au "Cénacle" qui réunit différents artistes autour de Victor Hugo, mais aussi au "Petit-Cénacle" aux mœurs plutôt bohèmes. Il s’y regroupe ceux qui sont nommés "bousingots", à l’origine d’après le "bousin", un chapeau de marin en cuir bouilli à bords plats, légèrement relevé, mais qui est devenu, par glissement, le tumulte propre aux cabarets de marins mal famés. Ces jeunes gens, sous l’effet de l’alcool, manifestent très bruyamment leurs opinions républicaines, et Nerval évoque dans un poème le court séjour en prison que ce déésordre lui a valu.

Auguste Hervieux, Les Bousingots, 1836. Gravure in Paris and the Parisians en 1835 de F. Trollope
Les amours malheureuses
Faut-il rattacher au manque affectif de l’enfance ou à l’idéalisation de la femme propre au romantisme les échecs amoureux de Nerval ? Sa rencontre avec l’actrice Jenny Colon est un tel coup de foudre qu’il lui consacre plusieurs articles dans la revue, Le Monde dramatique, qu'il a fondée en 1835 mais pour une brève durée et source d’un endettement. Il crée aussi pour elle le premier rôle du livret de Piquillo, rédigé comme "plume" d’Alexandre Dumas, son signataire, une opérette jouée à l’Opéra-Comique le 31 octobre 1837. Mais son histoire d’amour est très brève car Jenny Colon se marie en avril 1838.
Alors qu’il est en mission à Vienne durant l’hiver 1839-1840, avec l’espoir de construire une carrière diplomatique, il tombe amoureux de la pianiste Marie Pleyel, brève idylle aussi pour remplacer la précédente, mais amour tout aussi impossible car de trop nombreux admirateurs la courtisent.
Paul Gavarni, Mademoiselle Jenny Colon, 1836. Lithographie, 18 x 11,8, in Le Monde dramatique

Finalement, quand il revoit les deux femmes lors de la première de Piquillo à Bruxelles, le 15 décembre 1840, tout se passe comme si le destin favorisait son obsession sentimentale, amenant la fusion de ces deux femmes métamorphosées en un être unique, divinité inaccessible omniprésente dans ses œuvres, comme dans Sylvie, Pandora, Aurélia…
Le voyageur
La découverte du « tourisme » au XIXème siècle, qui propose aux jeunes Anglais une découverte de « l’ailleurs », l’héritage reçu à la mort de son grand-père, en 1834, offre à Nerval son premier voyage, dans le sud de la France et en Italie, pays alors à la mode. Puis c’est l’Allemagne qu’il visite avec Dumas, durant l’été 1838, voyage suivi de son séjour en Autriche. De ses voyages, il rapporte des reportages, des récits publiés dans diverses revues.

Mais le plus important est celui qui est relaté dans Voyage en Orient, dont quelques récits paraissent dans des journaux, avant d'être publiés en deux tomes bien plus tard, en 1851. S’embarquant en 1842 à Marseille, il effectue un long parcours, durant toute l’année 1843 : Alexandrie, Le Caire, Beyrouth, et la Syrie, puis Constantinople en passant par Chypre, Rhodes et Smyrne, avec un retour à Naples par Malte. Il s’inscrit ainsi dans les pas des pèlerins chrétiens et de Chateaubriand qui avait publié, en 1811, son Itinéraire de Paris à Jérusalem, mais ce voyage est loin d’avoir pour seul but la découverte de l’exotisme oriental alors à la mode. Il attend d’y retrouver l’écho à sa propre quête, à travers les légendes et les mythes des temps anciens, mais aussi le mysticisme des religions et des traditions ésotériques. Il s’agit donc d’un voyage initiatique, qui l’amène à plonger dans les mystères des croyances anciennes, mais aussi dans ses propres mystères intérieurs.
Bords du Nil et ébauche d'un plan du Caire par Gérard de Nerval, 1843. Carnet de voyage en Orient
Même malade, il ne cesse pas, entre 1844 et 1852, de multiplier les voyages en Belgique, en Hollande, à Londres… comme pour chercher toujours cet "ailleurs" qui répondrait à sa quête.
Une "descente aux enfers"
L'expression de « descente aux enfers » est employée par Nerval lui-même pour qualifier ses dernières années. Les échecs amoureux ont-ils joué un rôle dans les premières crises nerveuses en 1841, à son retour de Belgique, qui l'ont conduit à plusieurs séjours dans la clinique psychiatrique du docteur Émile Blanche à Passy, de février à novembre ? Ou bien est-ce l’explosion d’une psychose bien antérieure que l’écriture n’a fait qu’accroître ? Il explique lui-même dans une lettre à Alexandre Dumas : « On ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre et même à ma véracité. » Il est difficile d’en juger, mais son état a peut-être été aggravé par l’annonce de cette crise de folie dans Le Journal des Débats par son éditeur Jules Janin, dès le 1er mars, dans une sorte de biographie posthume, ce que Nerval vit comme une véritable condamnation d’où sa colère : « Je suis toujours non moins reconnaissant qu’affecté de passer pour un fou sublime grâce à vous, à Théophile, à Thierry, à Lucas, etc., je ne pourrai jamais me présenter nulle part, jamais me marier, jamais me faire écouter sérieusement. » À cela s’est peut-être ajoutée la tuberculose qui atteint Jenny Colon au début de l’année 1841, alors que Nerval est interné, dont elle meurt à Paris en juin 1842.
La maladie connaît ensuite un apaisement avant que ne survienne une deuxième crise en janvier et février 1852, nouvel internement dans la maison de santé dite « maison Dubois », qui se répète en février-mars 1853. En août 1853, un véritable accès de délire l’amène à nouveau dans la clinique du docteur Blanche, séjour tout de même interrompu par un voyage en Allemagne en juin-juillet 1854 avant un retour, puis sa décision de la quitter le 19 octobre, malgré l’avis du psychiatre. Le 26 janvier 1855, on le retrouve pendu rue de la Vieille-Lanterne, mort annoncée dans Le Figaro du 28 : « On nous apprend à l'instant une bien triste nouvelle : M. Gérard de Nerval, atteint depuis quelques années d'une affection cérébrale, vient de mettre fin à ses jours. »
Gustave Doré, Rue de la Vieille-Lanterne, 1855. Lithographie, 50,2 x 34,3. BnF

Présentation d'Aurélia ou Le Rêve et la Vie
Pour lire l’œuvre
La genèse de l’œuvre
Une longue élaboration
En janvier 1854 paraît Les Filles du feu, recueil de nouvelles dont plusieurs ont déjà été publiées dans des revues. Mais dans une lettre du 2 décembre 1853, sa phrase « J’entreprends d’écrire et de constater toutes les impressions que m’a laissées ma maladie », semble annoncer l’élaboration d’Aurélia, qu’il définira ensuite comme le récit d’une « descente aux enfers ». Il présente l’œuvre comme une sorte de catharsis, « J’arrive ainsi à débarrasser ma tête de toutes les visions qui l’ont si longtemps peuplées », et, malgré les critiques du docteur Blanche qui juge nocive cette réactivation, il partage avec lui certaines pages : « Je vous envoie deux pages qui doivent être ajoutées à celles que je vous ai remises hier. Je continuerai cette série de rêves si vous voulez. » Cette rédaction se poursuit durant toute l’année 1854, lors de son voyage en Allemagne, où il travaille à son projet qui « avance beaucoup », écrit-il le 13 juin, puis le 23 il évoque son « roman-vision » dans une lettre à son ami Franz Liszt, et le 25 juin il annonce au docteur Blanche des révisions à faire : « j’ai dû beaucoup refaire de ce que j’ai écrit à Passy ». Cette lente élaboration semble faire écho à l’article que son ami Dumas a consacré au recueil des Filles du feu, cité dans sa Préface où celui-ci évoque des « théories impossibles, dans les livres infaisables. »
Gérard de Nerval, Aurélia, 1855. Un feuillet manuscrit, BnF


La parution
Dix chapitres paraissent le 1er janvier 1855 dans la Revue de Paris, sans signaler qu’il s’agit d’une première partie. Ce n’est que le 15 février qu'est publiée une « Seconde partie », présentée comme « Suite et fin » et introduite par une épigraphe : « Eurydice ! Eurydice ! », qui fait référence à la descente aux enfers d’Orphée pour aller rechercher Eurydice.
Mais le 26 janvier, Nerval s’est suicidé : il n’a pas pu relire les épreuves selon son usage. Les éditeurs de la revue se retrouvent donc avec des fragments pas toujours reliés entre eux, ce qui explique la "Note de la Direction" : « Nous publions le dernier travail de Gérard de Nerval, tel qu’il nous a laissé, en respectant, comme c’était notre devoir, les lacunes qu’il avait l’habitude de faire disparaître sur les épreuves. » Louis Ulbach, directeur de la Revue de Paris, relate cette difficulté : « Je me souviens du manuscrit bizarre qui fut remis par Gérard de Nerval à la Revue de Paris : des bouts de papier de toutes dimensions, de toutes provenances, entremêlés de figures cabalistiques... des fragments sans liens que l'auteur reliait entre eux dans le travail pénible de correction des épreuves. »
La Revue de Paris, 15 février 1855, parution de la « Seconde partie » d’Aurélia
En fait, ce sont les éditeurs qui ont réuni et réorganisé ces feuillets, en reconnaissant d’ailleurs l’incertitude de leur choix, comme l’écrit Théophile Gautier : « Je crois que c’est ici que se placent naturellement les rêves – sur un pic élancé d’Auvergne et les rêves qui suivent jusqu’au numéro 7. » Il serait fastidieux de relever tous les aléas de l’ordre choisi pour cette parution, mais, par exemple, dans cette seconde partie, le chapitre IV est plus probablement une réécriture qu’une suite des chapitres II et III. Le récit donne ainsi une impression d’inachèvement, même si, finalement, ce désordre traduit bien le flou des rêves et le temps des délires.
Titre et sous-titre
Un prénom féminin : Aurélia
Sur les huit nouvelles du recueil intitulé Les Filles du feu, sept portent comme titre un prénom féminin, Angélique, Sylvie, Jemmy, Octavie et Corilla, sans oublier la référence à la déesse antique, Isis. Rien d’étonnant donc qu’un prénom féminin soit à nouveau choisi comme titre de ce récit. Dans le premier chapitre, une première indication est donnée, qui renvoie à la biographie de l’auteur en invitant à voir en elle Jenny Colon : « Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importe les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. » Mais quelques lignes plus loin, c’est Marie Pleyel qui est évoquée : « Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée qui me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon cœur capable d'un amour nouveau !... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. » Les deux femmes semblent ainsi se confondre dans ce prénom Aurélia, pour ne représenter que les échecs amoureux de Nerval.

Pourtant, le récit ne propose aucun portrait précis d’Aurélia, qui reste toujours dans le flou ou renvoyée à la tombe. Dans la seconde partie, elle s’efface même, puisque seule figure l’initiale A*** qui la rend anonyme, et elle n’apparaît plus que dans le rêve :
Le sommeil m'apporta des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. - Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur, - l'ami dont je viens de parler, peut-être. Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d'œil, il me sembla reconnaître A ***. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortit de la glace, soit que passant dans la salle elle se fût reflétée un instant avant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit : "Nous nous reverrons plus tard... à la maison de ton ami."
Mais, même dans le rêve, elle reste insaisissable, et à la fin, même l’initiale laisse place aux seules astérisques ***, car Aurélia n’est plus qu’un symbole de toutes les figures féminines : « Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. ». C’est ce que lui confirme le discours rapporté d’une des dernières apparitions : « Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant: "Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis." »

Le titre Aurélia fait donc écho aux figures féminines citées à la fin d’« El Desdichado », sonnet des Chimères : « Mon front est rouge encor du baiser de la reine ; / J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène… // Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron : / Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » Rappelons l’épigraphe qui ouvre la seconde partie, « Eurydice ! Eurydice ! », double exclamation qui déplore la quête impossible et la perte irrémédiable.
Louis Jammot, Rayons de soleil, treizième tableau du Poème de l’âme, vers 1854. Huile sur toile, 113,2 x 145,7. Musée des Beaux-Arts de Lyon
Le sous-titre : « Le Rêve et la Vie »
Du titre originel, « Le Rêve et la Vie », Nerval a fait un sous-titre, ainsi chargé d’une valeur explicative.
L’ordre des mots donne une première indication, accordant une prééminence au rêve, qui serait porteur d’une vérité plus puissante que les événements vécus, notamment parce qu’il éclaire le passé en le faisant rejaillir, parce qu’il peut accompagner un moment présent, par exemple une promenade qui amène des visions étranges, et même être perçu comme une prescience de l’avenir.
La conjonction de coordination « et » marque l’ajout, ce qui crée un lien ambigu entre les deux termes, ainsi reliés alors qu’a priori ils sont opposés comme l’irréel et le réel. Plus que d’un ajout, les premières phrases du récit traduisent même une fusion : « Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoires ou de corne qui nous séparent du monde invisible. »
Illustration : première de couverture de l'édition du Livre de Poche

Enfin, en choisissant, non pas des déterminants possessifs mais les articles définis, « le » et « la », Nerval entend dépasser la dimension purement autobiographique de ses visions pour en faire une analyse rationnelle. C’est cette volonté qu’il annonce au début du chapitre III de la première partie :
Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, — et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison humaine…
Là est la gageure de cette œuvre : comment mettre de la « raison » sur ce qui est « illusion » ?
La structure du récit
La première partie compte dix chapitres, la seconde six, mais elle est complétée par une section annoncée comme une suite : « J’inscris ici, sous le titre de Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter. »
Un parcours de vie
La première partie
Dans les deux premiers chapitres de la première partie, même si sont déjà transcrites des « visions », le lecteur attentif peut reconnaître un point de départ autobiographique, comme un catalyseur, son amour pour Jenny Colon, « Une dame que j’avais aimée longtemps, et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. ». Même si cette perte est aussitôt liée au second échec amoureux, sa relation avec Marie Pleyel, les deux femmes se trouvant réunies dans le chapitre II, c’est bien le premier amour perdu qui le fait entrer dans ce qu’il nomme sa « Vita nuova », dont il annonce « deux phases », sans doute les deux « parties » prévues.
Il est alors possible de reconnaître dans le récit, les étapes de la vie de Nerval, à commencer, à la fin du chapitre III, la première crise nerveuse en 1841, un délire qui amena l’internement : « Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé. Beaucoup de parents et d’amis me visitèrent sans que j’en eusse la connaissance. ». Ce n’est que dans le chapitre VII que nous retrouvons l’autobiographie, la mort de Jenny Colon par la prescience du rêve relaté, avec le rappel de « la nouvelle de sa maladie » alors qu’il était encore hospitalisé : « Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte. » Il évoque ensuite son activité littéraire, « On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d’inscriptions en toutes langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’études et de fragments de songes », avant que le chapitre IX ne mentionne la fin de son internement : « « Peu à peu le calme était rentré dans mon esprit, et je quittai cette demeure qui était pour moi un paradis. »
Un saut chronologique de presque dix ans est alors effectué avec les deux événements relatés ensuite : « Des circonstances fatales préparèrent, longtemps après, une rechute qui renoua la série interrompue de ces étranges rêveries. »

La chute, le 24 septembre 1851, suivie d’un évanouissement s’est, en effet, produite chez l’imprimeur et éditeur Édouard Rigo : « En descendant les marches d’un escalier rustique, je fis un faux pas, et ma poitrine alla porter sur l’angle d’un meuble. J’eus assez de force pour me relever et m’élançai jusqu’au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. » Un lien est alors établi avec la mort d’Aurélia : « La fièvre s’empara de moi ; en me rappelant de quel point j’étais tombé, je me souvins que la vue que j’avais admirée donnait sur un cimetière, celui même où se trouvait le tombeau d’Aurélia. Je n’y pensai véritablement qu’alors ; sans quoi, je pourrais attribuer ma chute à l’impression que cet aspect m’aurait fait éprouver. »
La tombe de Jenny Colon dans le cimetière de Montmartre
La seconde partie
La première phrase du premier chapitre, « Une seconde fois perdue ! », marque le lien avec cette insistance sur la mort de Jenny Colon, effectivement enterrée au cimetière de Montmartre. Mais il est difficile de relier à des faits réels sa quête du tombeau de l’actrice, puis son renoncement…
Dans le chapitre II, un recul temporel inverse intervient pour une plongée dans l’enfance, rappel des souvenirs amoureux évoqués dans la nouvelle « Sylvie » des Filles du feu où, à côté de la jeune Sylvie, l’amour d’enfance, figure la troublante Adrienne, perdue aussitôt que rencontrée car devenue religieuse et morte au couvent : « je me rendis à quelques lieues de Paris, dans une petite ville où j’avais passé quelques jours heureux de ma jeunesse, chez de vieux parents, morts depuis. J’avais aimé souvent à y venir voir coucher le soleil près de leur maison. Il y avait là une terrasse ombragée de tilleuls qui rappelait aussi le souvenir de jeunes filles, de parentes, parmi lesquelles j’avais grandi. Une d’elles…
Mais opposer ce vague amour d’enfance à celui qui a dévoré ma jeunesse, y avais-je songé seulement ? »
Ce retour sur le passé se retrouve dans le chapitre IV, comme pour expliquer le contenu des rêves, une mère jamais connue, les influences d’une éducation qui invitait déjà à la découverte des mystères, « Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines et celtiques », et une instruction religieuse : « je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. »
La fin du chapitre ramène au nouvel internement d’abord à la « maison Dubois » : « Là, mon mal reprit avec diverses alternatives. Au bout d’un mois j’étais rétabli ». Le récit entrecroise les temps de liberté, avec de nombreuses promenades erratiques dans Paris, et les internements, par exemple « à l’hospice de la Charité », avant que le récit se termine par le long séjour dans la clinique du docteur Blanche à Paris, auxquels sont consacrés les derniers chapitres : « Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors du parterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur les épaules une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacre et je fus conduit à une maison de santé située hors de Paris. »

La façade de l'hôtel de Lamballe, clinique du docteur Blanche, Passy
Les visions et les rêves
Le récit des rêves
Mais la plus grande partie d'Aurélia présente le récit des rêves, qu’il s’agisse de visions diurnes, de rêves durant le sommeil, qui vont parfois jusqu’au délire. On en compte quatre dans la première partie, au chapitre IV où le rêveur est « transporté au bord du Rhin », puis à la fin du chapitre VI. Un long rêve mystique occupe ensuite les chapitres VII et VIII, tandis que le rêve à la fin du chapitre X se termine par un réveil brutal : « Le cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante, me réveilla en sursaut ! »
Ils sont plus nombreux dans la seconde partie en remettant au premier plan, dans le chapitre II, la vision d’Aurélia, « je me représentai son mariage, la malédiction qui nous séparait », qui se prolonge dans le rêve suivant, au chapitre III. Dans le chapitre IV, la longue errance dans Paris suscite un nouveau rêve, qui conduit à l’internement, enchaînement qui se répète dans le chapitre suivant, tandis que l’internement dans la clinique de Passy multiplie à la fois la puissance de l’imaginaire, « J’attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et à celles de mes compagnons. », et deux rêves, « sombre contemplation » pour le premier, « rêve délicieux » pour le second, termine ce chapitre VI, le dernier de cette partie.

"Mémorables"
Au début de la première partie, une source est proposée au titre de cet ajout : « Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; l’Âne d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit » Le terme emprunté à Swedenborg (1688-1772), scientifique, théologien et philosophe suédois, rappelle les rêves et les visions mystiques de celui a posé la théorie des "correspondances", en considérant que le monde naturel, matériel, et le monde spirituel s’interpénètrent, sans frontière entre eux. Il est repris au début de la section : « J’inscris ici, sous le titre de Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter. »
Emmanuel Swedenborg, Memorabilia, 1745 : illustration
Puis le manuscrit débute cette section avec un intitulé qui suggère qu’elle comporte plusieurs étapes, mais seule la première est nettement indiquée, avec un titre.
SOUVENIRS D'ENFANCE
MEMORABILIA
1. — L'Auvergne
Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson...
Après huit paragraphes, le passage à un autre manuscrit indique une deuxième partie, mais sans titre, construite autour d'images féminines : « Je sors d'un rêve bien doux : j'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse ». Après quatre paragraphes, commence une troisième partie qui introduit un nouveau thème, mystique : « Malheur à toi, dieu du Nord », occupant six paragraphes, avant qu’une nouvelle lacune dans le manuscrit ne soit suivie d’une quatrième et dernière étape, trois évocations des voyages qui ont entrecoupé les temps d’internement.
Faut-il d’ailleurs parler de paragraphes, ou bien le terme « strophes » ne conviendrait-il pas mieux à ces évocations dont les images, les rythmes et les sonorités rappellent plutôt le poème en prose, et que Nerval lui-même rattache à ceux qu'il qualifie de « modèles poétiques » ,
Les formes du dédoublement
L’omniprésence du « je » dans cette œuvre en fait un long soliloque. Mais dans les premiers chapitres, ce « je » s’affirme comme dans tout récit autobiographique, en se dédoublant entre le « je » narrateur, dans le présent du récit, et le « je » narré, personnage qui a vécu les faits relatés. Mais le fait que le récit mêle le réel et les rêves dédouble alors l’image du personnage. De plus, la situation se complique encore par sa ressemblance à une séance de psychanalyse : sur le divan, il y a le patient, narrateur qui se veut objectif pour dire ce qu’il a vécu comme rêveur, mais de façon totalement subjective, sensations, émotions et sentiments, jusqu’à se sentir lui-même dédoublé, tandis qu’à ses côtés le médecin psychanalyste présent-absent guide son patient vers l’interprétation, pour permettre la compréhension du « moi ».
Les instances de l'énonciation
L’œuvre repose donc sur une polyphonie qui entrecroise les voix : celle de l’auteur, l’écrivain créateur d’Aurélia, déléguée à celle du narrateur qui prend en charge le récit dans lequel il fait vivre deux personnages, le rêveur lui-même, spectateur de ses visions qu’il dépeint, et l’acteur tel qu’il a agi durant le rêve, souvent transporté dans un autre espace et un autre temps.
La place de l'écrivain
Au début de son œuvre, Nerval se présente en tant qu'écrivain, en invitant son lecteur, par l’emploi du pronom « nous », à partager les images du « sommeil » qu’il va lui présenter : « un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. […] le monde des Esprits s’ouvre pour nous. »
C’est aussi à des écrivains qu’il se compare, Swedenborg, Apulée et Dante, avant d’annoncer son projet, « Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans mon esprit », puis de prendre du recul sur ce qu’il vient d’écrire, nettement marqué par la rupture du tiret : « — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. » Il s’affirme donc souvent en tant qu’écrivain, sûr de sa puissance, « Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre », ou, dans ses derniers mots quand il souligne le bilan, la sagesse obtenue : « Toutefois, je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers. »
Mais il ne cache pas la difficulté de son entreprise, déjà minimisée quand il la présente comme des « notes », pratique qui rappelle celles du Carnet de voyage en Orient, datant de 1843, dans lesquelles s’annonce déjà Aurélia, par exemple l’évocation de « L’Étoile rouge le Désir de l’Orient » ou même l’ouverture de la seconde partie : « Elle – je l’avais fuie, je l’avais perdue ».
Il révèle aussi les doutes qu’il a pu surmonter, comme dans le chapitre III : « Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives… »
Nerval, feuillet manuscrit du Carnet de Voyage, 1843

Il appartient donc au lecteur de rechercher, dans l’œuvre, les moments où l’écrivain se démasque, par exemple par une prise de distance, au début de la seconde partie, « Qu’ai-je écrit là ? Ce sont des blasphèmes. », ou, au contraire, en montrant qu’il est seul maître de sa création, par exemple par une prolepse, mise en valeur par le tiret qui la précède : « — je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi la mort. »
La double voix du narrateur
L’entrecroisement du réel et du rêve dans Aurélia a comme conséquence un dédoublement du narrateur.
Le narrateur du réel
Le premier narrateur, caractéristique dans toute autobiographie, relate des épisodes marquants de son existence, au début les amours vécues pour Jenny Colon et Marie Pleyel, qui fusionnent dans le personnage d’Aurélia, perdue définitivement.
Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans les enivrements vulgaires ; j’affectai la joie et l’insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice : j’aimais surtout les costumes et les mœurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal ; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment pour nous autres Français. — Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus !
Ce passage illustre bien le retour sur soi, à la fois des choix d’existence, tel le voyage en orient qui a suivi la mort de Jenny Colon, ici sous-entendu, en les justifiant par l’interprétation posée comme une hypothèse, et même en accentuant la vérité du récit par le discours rapporté direct.
À plusieurs reprises, il replonge dans son enfance, évoquée avec nostalgie :
Je me rendis à quelques lieues de Paris, dans une petite ville où j’avais passé quelques jours heureux de ma jeunesse, chez de vieux parents, morts depuis. J’avais aimé souvent à y venir voir coucher le soleil près de leur maison. Il y avait là une terrasse ombragée de tilleuls qui rappelait aussi le souvenir de jeunes filles, de parentes, parmi lesquelles j’avais grandi.
Il y a aussi une rapide mention d’un épisode historique, « ces années de scepticisme et de découragement politique et social qui succédèrent à la révolution de Juillet. J’avais été l’un des jeunes de cette époque, et j’en avais goûté les ardeurs et les amertumes. »

Plus longuement, il dépeint en détails ses différents internements, les lieux, tels le parc pour les promenades ou sa chambre avec son mobilier, la « camisole » qu’on lui impose, et les malades côtoyés, notamment dans la clinique du docteur Blanche : « Parmi les malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat d’Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. Au moyen d’un long tuyau de caoutchouc introduit dans une narine, on lui faisait couler dans l’estomac une assez grande quantité de semoule ou de chocolat. »
Sarah Cohen, La Clinique du docteur Blanche, 2013. Film TV, Arte
Le narrateur des rêves
Parallèlement, il y a le narrateur qui relate ses visions et ses rêves, en en présentant avec précision les circonstances et en dépeignant les actions de son personnage qu’il observe attentivement, comme l'illustre le jeu des pronoms sujet et objet : « Je me vis errant... »
Une femme, qui avait pris soin de ma jeunesse, m’apparut dans le rêve et me fit reproche d’une faute très grave que j’avais commise autrefois. Je la reconnaissais, quoiqu’elle parût beaucoup plus vieille que dans les derniers temps où je l’avais vue. Cela même me faisait songer amèrement que j’avais négligé d’aller la visiter à ses derniers instants. Il me sembla qu’elle me disait : « — Tu n’as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer le pardon ? » Le rêve devint confus. Des figures de personnes que j’avais connues en divers temps passèrent rapidement devant mes yeux. Elles défilaient, s’éclairant, pâlissant et retombant dans la nuit comme les grains d’un chapelet dont le lien s’est brisé.
Cependant, à côté des discours rapportés qui donnent au rêve sa puissance et sa vérité, il reconnaît aussi la difficulté de raconter un rêve, souvent flou : « Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j’ai gardé le souvenir. » D’où la multiplication des termes indiquant le doute comme « je crus voir », « il me semblait » ou « comme si », « pour ainsi dire ».
L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’événements logiques.
Il va enfin au-delà de ce rôle, de façon encore plus intéressante, quand il commente son rêve, déjà en indiquant l’impression d’ensemble, « Je sors d’un rêve bien doux : j’ai revu celle que j’avais aimée transfigurée et radieuse. » Parfois, au contraire, c’est la peur qui ressort. Allant encore plus loin, en une véritable séance de psychanalyse, il propose une interprétation, persuadé que ses rêves ont un sens, ce que refuse son entourage médical :
Il n’accepte donc pas que les rêves ne traduisent qu’une « aberration d’esprit », et s’emploie donc à dégager ce sens, comme il l’explique dans la dernière section des Mémorables :
Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. — Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? […] Qui sait s’il n’existe pas un lien entre ces deux existences et s’il n’est pas possible à l’âme de le nouer dès à présent ?
Dès ce moment, je m’appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l’état de veille.
Il rejoint ainsi la théorie mystique du suédois Swedenborg, cité au début d’Aurélia, fondée sur l’existence de "correspondances" qui mettent en relation, dans une fluidité totale, le macrocosme, sur terre ou dans un au-delà, et le microcosme, ici l’âme du rêveur. Il s'agit bien, comme il le dit au début du chapitre III de la première partie, de « l'épanchement du songe dans la vie réelle » qui implique le dédoublement du narrateur : « À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, — et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle illusion, selon la raison humaine… »
Le dédoublement du rêveur
Adolphe Legros, portrait de Nerval, 1853. Photographie annotée par l'écrivain
Au cœur du récit du narrateur figure le personnage du rêveur, traversant souvent des espaces et des temps divers, mais qui, lui aussi, peut parfois se dédoubler. Cette expérience, particulièrement violente, amène, quand il y a le retour à la conscience, la volonté d’en interpréter le sens. Ce double mouvement se reconnaît dans ce que Nerval a écrit sur une photographie réalisée en 1853 par Adolphe Legros, « Je suis l’autre », telle l’aveu d’une double identité, tant qu’au-dessus les termes « cigne allemand feu G rare » semblent proposer une interprétation symbolique de cette altérité.
La vision du "double"
Le plus souvent, les visions font apparaître divers personnages, avec lesquels interagit le rêveur. Mais les crises, elles, provoquent un dédoublement qualifié d’"autoscopique" : comme en un miroir, la vision amène « l’image totale de son double avec un vécu angoissant d’étrangeté », selon le Dictionnaire de l’Académie de Médecine (2020), aujourd’hui interprétée médicalement comme le résultat des « états confuso-oniriques (notamment ceux dus à des hallucinogènes), démentiels, et dans certaines formes de psychose hystérique ».

Cette expérience est relatée à deux reprises dans Aurélia.
La quête de l’Étoile : première partie, chapitre III
Tout commence à la fin du chapitre II par une situation banale, une marche nocturne dans Paris, mais dont le but formulé dans le dialogue avec un ami introduit le basculement du réel à l’illusion : il lui déclare aller « Vers l’Orient », et la quête débute :
je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la mort devait me frapper.
Le dédoublement s’accomplit progressivement dans le chapitre III, quand il poursuit sa marche « dans la direction de l’étoile » tout en chantant « un hymne mystérieux […] entendu dans quelque autre existence ». Aucune angoisse alors, au contraire « une joie ineffable » liée à un dépouillement de son identité initiale : « En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. »
Le dédoublement est enfin pleinement vécu, en observant et en entendant la scène dans laquelle il est devenu « un inconnu arrêté » par des soldats :
Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j’entendais que les soldats s’entretenaient d’un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, — distinctement partagée entre la vision et la réalité.
Le réel fusionne alors avec l’hallucination, où le double affirme sa réalité :
Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent ; puis la porte s’ouvrit et quelqu’un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. — Mais on se trompe ! m’écriais-je, c’est moi qu’ils sont venus chercher et c’est un autre qui sort ! Je fis tant de bruit que l’on me mit au cachot.
J’y restai plusieurs heures dans une sorte d’abrutissement ; enfin, les deux amis que j’avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s’était passé, mais ils nièrent être venus dans la nuit.
Le « mariage mystique » : première partie, chapitre IX
La seconde expérience suit la chute, suivie de son évanouissement, où se déroule un nouveau rêve, dans lequel il se retrouve transporté dans le lieu merveilleux découvert dans un rêve antérieur relaté au chapitre IV.
Le dédoublement s’opère ici de façon quasi magique :
Le même Esprit qui m’avait menacé, — lorsque j’entrai dans la demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse, — passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu’il portait jadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince d’Orient. Je m’élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. Ô terreur ! ô colère ! c’était mon visage, c’était toute ma forme idéalisée et grandie…
La ressemblance avec le dédoublement précédent est soulignée, « Alors, je me souvins de celui qui avait été arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avait fait sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amis étaient venus pour me chercher », tandis qu’il se transforme en « l’autre », le fiancé d’un « mariage mystique » avec Aurélia, « Je croyais entendre parler d’une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d’un mariage mystique qui était le mien, et où l’autre allait profiter de l’erreur de mes amis et d’Aurélia elle-même ». Dans le dernier chapitre, il s’incarne dans ce double, avant que le cri d’une femme ne le réveille brutalement :
On parlait d’un mariage et de l’époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la fête. Aussitôt un transport insensé s’empara de moi. J’imaginai que celui qu’on attendait était mon double qui devait épouser Aurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner l’assemblée. Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs et invoquant le secours de ceux qui me connaissaient.
Le symbolisme du "double"
Mais, après cette vision du « double », le regard est suivi de l’intervention de la conscience du « je » narré, qui va tenter d’organiser et de donner sens à ces expériences oniriques.
La mort symbolisée
L’apparition du double s’accompagne d’une dislocation du « moi », donc d’une mort figurée : voir son « double » revient à voir sa mort promise, d’où cette première interprétation, immédiate : « Un instant, j’eus l’idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu’il le voit, la mort est proche. »
Les figures de « l’Étoile »
Dans ces deux passages, intervient une étoile, qui guide, dans la première, et qui éclaire le décor dans la seconde, où est explicitement mentionnée Aurélia dont il vient d’apprendre la mort. Cette place accordée à l’étoile, symbole de la femme aimée toujours en lien avec la mort, figure déjà en 1853 dans le premier quatrain du sonnet « El Desdichado » : « Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »
Mais cette place accordée à l’Étoile dépasse l’image de la femme aimée, pour plonger dans un contexte religieux multiple, à la fois en lien avec les déesses de l’antiquité et le récit biblique. Elle se rattache à la déesse grecque de l’amour, Vénus, et à Astarté, déesse orientale guerrière. Mais toutes deux incarnent principalement les instincts de la vie, amour et fécondité, et, plus largement encore, la figure de la Mère, principe féminin à l’origine de la création : « Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. » Dans le récit biblique, elle est, en effet, celle qui guide les rois mages vers la vérité, la naissance du Christ, devenue ici celle qui guide le rêveur vers le savoir mystique.

La déesse Astarté, 1800-1750 av. J.-C. Bas-relief, British Museum, Londres
Le dualisme
Ce dédoublement renvoie aussi à la double nature de la créature humaine, divisée entre sa part matérielle, le corps, et sa part spirituelle, l’âme, conception posée depuis les temps les plus anciens, division soulignée par l’italique et qui se manifeste au moment même du premier dédoublement : « Puis, je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attiré magnétiquement dans le rayon de l’étoile. » Nous retrouvons ici le néo-platonisme qui sous-tend tout le XIXème siècle : comme le considère Platon, le corps est la prison de l’âme, principe de vie et monde de « l’Esprit », mais quand elle s’en échappe dans le rêve, elle a besoin d’un corps pour s’incarner, d’où la vision du double.
Mais c’est encore plus complexe chez Nerval, puisqu’à partir de la référence au théologien chrétien Augustin (354-430), « Une idée terrible me vint : — L’homme est double, me dis-je. — « Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Église. », l’âme elle-même se dédouble : « — Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. » Mais, tel Baudelaire qui, dans Mon Cœur mis à nu, attribue à ce dédoublement de l’âme « deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », Nerval rejoint cette interprétation morale qui ouvre un double destin à partir de l’ésotérisme oriental : « Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon et le mauvais génie. — Suis-je le bon ? suis-je le mauvais ? me disais-je. En tout cas, l’autre m’est hostile… Qui sait s’il n’y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent ? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l’un est-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à l’anéantissement ou à la souffrance éternelle ? »
Une écriture dédoublée
Mais ce double qui apparaît interroge aussi sur le travail de l’écrivain, tout à fait singulier dans Aurélia, qui met en forme la narration et intervient dans la représentation dédoublée du personnage.
Le réalisme
L’écrivain, dans la mesure où il rapporte des faits vécus, s’inscrit dans le réalisme attendu dans l’autobiographie. Par exemple, les errances sont rattachées à des lieux parisiens précis comme le pont des Arts, la rue du Coq ou la galerie de Foy, la barrière de Clichy ou encore l’église Notre-Dame-de-Lorette. On reconnaît aussi des amis proches, tel « Georges » cité dans le premier chapitre de la seconde partie, l’écrivain et critique littéraire Georges Bell (1824-1889), qui accompagna la fin de la vie de Nerval et lui consacra une biographie. Enfin, même dans les périodes d’internement, les descriptions s’attachent aux moindres détails du décor :
Jules-Adolphe Chauvet, L’ancienne rue du Coq Saint-Jean, 1880. Dessin, 26,1 x 14. Musée Carnavalet, Paris
Ma chambre est à l’extrémité d’un corridor habité d’un côté par les fous, et de l’autre par les domestiques de la maison. Elle a seule le privilège d’une fenêtre, percée du côté de la cour, plantée d’arbres, qui sert de promenoir pendant la journée. Mes regards s’arrêtent avec plaisir sur un noyer touffu et sur deux mûriers de la Chine. Au-dessus, l’on aperçoit vaguement une rue assez fréquentée, à travers des treillages peints en vert.

La poésie
Mais, dès qu’il entre dans le récit d’une vision ou relate un rêve, l’écriture de Nerval se fait poétique, jouant sur la confusion des sensations pour dépeindre un univers animé, illustré par la multiplication des images, comme dans ce passage :
Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux.
C’est encore plus frappant dans la dernière partie d’Aurélia, "Mémorables", où la forme même ressemble aux poèmes en prose, tels ceux de l’initiateur du genre Aloysius Bertrand dans Gaspard de la Nuit (1842), brefs récits discontinus dont chacun, séparé par un blanc typographique, forme une sorte de strophe :
Sur les montagnes de l’Himalaya une petite fleur est née — Ne m’oubliez pas ! — Le regard chatoyant d’une étoile s’est fixé un instant sur elle, et une réponse s’est fait entendre dans un doux langage étranger. — Myosotis !
Une perle d’argent brillait dans le sable ; une perle d’or étincelait au ciel… Le monde était créé. Chastes amours, divins soupirs ! enflammez la sainte montagne… car vous avez des frères dans les vallées et des sœurs timides qui se dérobent au sein des bois !
Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l’on respire à pleins poumons l’air vivifiant de la patrie. — Là-haut, sur les montagnes, le monde y vit content ; le rossignol sauvage fait mon contentement !
On y reconnaît toutes les caractéristiques de la poésie, la métrique par exemple les deux endécasyllabes ou les deux tétrasyllabes, les paysages transfigurés qui s’animent, montagne de l’Himalaya ou Paphos, dans l’île de Chypre, sans oublier les synesthésies qui associent les sensations, auditives, visuelles, olfactives…
POUR CONCLURE
Le thème du double est une des caractéristiques du fantastique, déjà notable dans certains contes de fées, mais qui se développe tout particulièrement au XIXème siècle. Ainsi, les apparitions du double surgissent au sein même du réel, et marquent l’angoisse d’un « moi » qui voit son identité lui échapper, et ne peut tenter de la retrouver qu’en la recomposant par l’écriture qui prend alors sa fonction cathartique. C’est ce désir qu’expriment les questions que se pose le narrateur, annonçant ainsi son écriture : « — Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? » Les tentatives pour interpréter les visions sont un parcours de la conscience que le lecteur est invité à suivre, à travers toutes les hésitations et les incertitudes, toujours entre le possible et l’irréel…
Les représentations d'Aurélia
Il est difficile de parler de "portrait" puisqu’à aucun moment n’est physiquement dépeinte celle qui donne son titre à l’œuvre. Mais, elle reste représentée, à la fois dans sa réalité, et dans certains récits de rêve, jusqu’à devenir une figure symbolique polymorphe qui donne sens, pour l’écrivain, à sa destinée même.
La femme aimée
L'idéalisation
Cela amène le narrateur à un retour sur soi, en une sorte de lucidité : « Quelle folie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures : j’ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle… » Dans ce discours rapporté, il reconnaît l’idéalisation romantique, l’emprunt aux poètes, tel Pétrarque (1304-1374) avec sa muse, Laure, elle-même poétesse et tenant une "cour d’amour" – Rappelons que Nerval a réalisé une anthologie de la poésie de la Renaissance – ou Béatrice, dite Beatrix, muse de Dante (1265-1321) l’accompagnant dans le récit de sa descente aux enfers.
Dans le premier chapitre, c’est par un recul dans le passé qu’est introduite l’héroïne, avec l’annonce immédiate de l’échec de l’histoire d’amour vécue avec elle : « Une dame que j’avais aimée longtemps, et que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. »

Portrait de Laure, XVIIème s. Huile sur toile, 63 x 46. Musée Calvet, Avignon - Marie Spartalli Stillman, Béatrice, 1896. Aquarelle et gouache, 57,6 x 43,2. Delaware Art Museum
Il reconnaît aussi que, pour tenter d’oublier cet amour, il lui a substitué un amour factice, allusion à Marie Pleyel : « J’empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m’avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé », faute dont il lui fait l’aveu : « réduit à lui avouer, avec larmes, que je m’étais trompé moi-même en l’abusant. »
Rien de cette histoire d’amour n’est non plus évoquée, sauf la dernière rencontre, un ultime adieu : « un jour me trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir à moi et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le regard profond et triste dont elle accompagna son salut ? » Le sens qu’il donne à ce geste traduit le sentiment d’une faute commise, mais, en même temps, sublime encore l’amour vécu : « J’y crus voir le pardon du passé ; l’accent divin de la pitié donnait aux simples paroles qu’elle m’adressa une valeur inexprimable, comme si quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d’un amour jusque-là profane, et lui imprimait le caractère de l’éternité. »
L'amour perdu
Si, dès le début du récit, l’amour est annoncé comme perdu, la suite va plus loin, puisque la mort d’Aurélia rend cette perte définitive. Elle est présentée en deux temps, d’abord comme un pressentiment en rêve : « Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte. » Ensuite, il met en évidence les sentiments contrastés suscités par cette mort : « Je n’eus d’abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l’état de mon esprit, je ne ressentis qu’un vague chagrin mêlé d’espoir. Je croyais moi-même n’avoir que peu de temps à vivre, et j’étais désormais assuré de l’existence d’un monde où les cœurs aimants se retrouvent. D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie… Égoïste pensée que ma raison devait payer plus tard par d’amers regrets. » Aveu réitéré d’une culpabilité…
Ouvrant la seconde partie, l’exclamation « Une seconde fois perdue ! » ne représente plus Aurélia que dans la mort, lorsqu’il se rend au cimetière pour rechercher sa tombe, « Je cherchai longtemps la tombe d’Aurélia, et je ne pus la retrouver. Les dispositions du cimetière avaient été changées, — peut-être aussi ma mémoire était-elle égarée… », Il me semblait que ce hasard, cet oubli, ajoutaient encore à ma condamnation. — Je n’osai pas dire aux gardiens le nom d’une morte sur laquelle je n’avais religieusement aucun droit… », et son échec renforce encore ses remords : « Non, me dis-je, je ne suis pas digne de m’agenouiller sur la tombe d’une chrétienne ; n’ajoutons pas une profanation à tant d’autres !… » Il ne reste plus alors qu’à compléter cette mort par une mort symbolique, brûler sa dernière lettre précieusement conservée dans un coffret : « les papiers brûlés - La flamme a dévoré ces reliques d’amour et de mort, qui se renouaient aux fibres les plus douloureuses de mon cœur. » (II, 3) Mais ce renoncement, suivi d’une nouvelle expression de remords, « Je ne me trouvais plus digne même de penser à celle que je tourmentais dans sa mort après l’avoir affligée dans sa vie, n’ayant dû un dernier regard de pardon qu’à sa douce et sainte pitié », mais elle n’a pas disparu pour autant, puisque même un épisode, a priori dérisoire, la fait revivre de façon illusoire : « une femme vint chanter près de notre table, et je ne sais quoi, dans sa voix usée mais sympathique, me rappela celle d’Aurélia. Je la regardai : ses traits mêmes n’étaient pas sans ressemblance avec ceux que j’avais aimés. On la renvoya, et je n’osai la retenir, mais je me disais : — Qui sait si son esprit n’est pas dans cette femme ! et je me sentis heureux de l’aumône que j’avais faite. »
La femme rêvée
Des apparitions
La puissance de cet amour amène son incarnation dans plusieurs des rêves, d’abord par une apparition encore floue lors d’une errance : « je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient : « L’Univers est dans la nuit ! » Ensuite, les rêves permettent une rencontre répétée lors de son internement : « Une figure dominait toujours les autres : c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. » (I, 7) Elle est alors déjà divinisée.
L'effacement
Mais, à nouveau, son image s’efface progressivement, d’abord par l’impossibilité de l’illustrer dans la réalité : « je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j’aimais ; tous les matins, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l’image. » Puis, à la fin de la première partie, le sentiment d’une culpabilité, « non de l’avoir oubliée, ce qui n’était point arrivé, mais d’avoir, en de faciles amours, fait outrage à sa mémoire », rend le rêve lui-même impossible : « L’idée me vint d’interroger le sommeil : mais son image, qui m’était apparue souvent, ne revenait plus dans mes songes. » (I, 9) D’où cette conclusion, terrible : « – Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité… Aurélia n’était plus à moi !… » Il se trouve alors lui aussi effacé lors du « mariage mystique », où « l’autre », son double, n’est plus identifié par Aurélia : « Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes ; — pour Aurélia, c’était moi-même, et l’esprit désolé qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d’elle, se voyait à jamais destiné au désespoir ou au néant. »
Ainsi, dans la seconde partie, elle n’apparaît plus que dans un seul rêve, très fugitif, dernière expression des remords :
Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d’œil, il me sembla reconnaître Aurélia. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu’elle sortît de la glace, soit que, passant dans la salle, elle se fût reflétée un instant auparavant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit : « — Nous nous reverrons plus tard… à la maison de ton ami. En un instant, je me représentai son mariage, la malédiction qui nous séparait… et je me dis : — Est-ce possible ? reviendrait-elle à moi ? « — M’avez-vous pardonné ? » demandai-je avec des larmes. Mais tout avait disparu.
Le symbolisme
Mais, dans cette seconde partie, alors qu’Aurélia a disparu dans la vie réelle et n’est plus identifiée nommément dans les rêves, elle se métamorphose en se chargeant ainsi progressivement d’un symbolisme complexe.

Marie, mère du Christ
Dans un premier temps, la mention de sa foi chrétienne, « Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j’ai surpris un jour le nom de Jésus sur ses lèvres. Il en coulait si doucement que j’en ai pleuré. Ô mon Dieu ! cette larme, — cette larme… Elle est séchée depuis si longtemps ! Cette larme, mon Dieu ! rendez-la-moi ! », la rapproche de la figure sacrée de la Vierge : « Je comprends, me dis-je, j’ai préféré la créature au créateur ; j’ai déifié mon amour et j’ai adoré, selon les rites païens, celle dont le dernier soupir a été consacré au Christ. Mais si cette religion dit vrai, Dieu peut me pardonner encore. » C’est pourquoi, comme la Béatrice de Dante dans le chant XXIII de La Divine Comédie, elle joue le rôle traditionnellement dévolu à Marie, intercéder auprès du Christ pour qu’il pardonne au pécheur : « Elle est perdue ! m’écriai-je, et pourquoi ?… Je comprends, — elle a fait un dernier effort pour me sauver ; — j’ai manqué le moment suprême où le pardon était possible encore. Du haut du ciel, elle pouvait prier pour moi l’Époux divin » (II, 2)
Elle devient donc, par-delà sa mort, celle qui guiderait le narrateur vers le salut dans l’au-delà, mais aussitôt ce rôle formulé, le doute intervient : « … Et qu’importe mon salut même ? L’abîme a reçu sa proie ! Elle est perdue pour moi et pour tous !… »
Domenico Ghirlandaio, Le Christ et la Vierge intercédant en faveur de l’humanité, vers 1490. Huile et détrempe sur bois, 87,6 x 55,2. Musée des Beaux-Arts, Montréal
Les figures féminines
Mais, dans le chapitre IV de la seconde partie, ce rôle de suprême intercession attribué à Aurélia morte dépasse la seule vérité chrétienne : « – Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je m’y suis senti ramené par le souvenir chéri d’une personne morte, et comment le besoin de croire qu’elle existait toujours a fait rentrer dans mon esprit le sentiment précis des diverses vérités que je n’avais pas assez fermement recueillies en mon âme. » Ces « vérités diverses » renvoient, en effet, aux multiples figures prises par la femme, divinisée : « Pendant mon sommeil, j’eus une vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse m’apparaissait, me disant : "Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis…" » (II, 5) Ce passage met en évidence l’importance, pour Nerval, de cette mère jamais véritablement connue, amour qu’il semble avoir recherché à travers toutes ses relations amoureuses.
Mais, dans le dernier chapitre, cette divinisation s’élargit encore dans un syncrétisme religieux, qui place au premier rang des figures féminines salvatrices, la déesse Isis : « Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. » (II, 6) L’identification à la déesse de l’Égypte antique renforce ce rôle salvateur, puisque celle-ci a pu reconstituer le corps de son frère et époux, Osiris, démembré en quatorze morceaux par son frère Seth, et le ramener à une vie éternelle.
Une représentation d'Isis, déesse égyptienne

Même si un nouveau doute face à cette toute-puissance est exprimé, « La nuit me ramena plus distinctement cette apparition chérie, et pourtant je me disais : — Que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants ? », elle finit par triompher lors du dernier rêve dans lequel, guidé par celui qu’il nomme « Saturnin », se renouvelle l’apparition d’une étoile qui se métamorphose en divinité-mère : « aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à grandir, et la divinité de mes rêves m’apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l’avais vue autrefois. Elle marcha entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s’élevaient de terre sur la trace de ses pas… »
L’ensemble de son existence prend ainsi un sens. Comme les fidèles du culte d'Isis dans l'antiquité, il a été « soumis aux épreuves de l’initiation sacrée », à présent achevée : elle « est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délire s’est emparé de ton esprit. Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s’est rencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis à moi-même de venir et de t’encourager. »
L’apothéose peut alors s’accomplir, dans la seconde section des « Mémorables », d’abord par une promesse, « Oh ! que ma grande amie est belle ! Elle est si grande, qu’elle pardonne au monde, et si bonne qu’elle m’a pardonné », puis dans une chevauchée fantastique, « ma grande amie a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent. Elle m’a dit : « — Courage, frère ! car c’est la dernière étape. », ultime ascension dans l’espace céleste : « Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux, et l’arc de lumière éclatait dans les mains divines d’Apollon. Le cor enchanté d’Adonis résonnait à travers les bois. »
POUR CONCLURE
Le récit reproduit donc l’amour de Nerval pour Jenny Colon mais transfiguré, puisque le récit ne fait pas revivre réellement le temps de l’amour, mais celui de l’échec, puis de la mort, qui ne permet de ne le ranimer que dans les rêves.

Piero della Francesca, Rencontre de la reine de Saba et de Salomon, vers 1460. Fresque de La Légende de la Vraie Croix, église San Francesco d’Arezzo
Mais ces rêves eux-mêmes transfigurent aussi l’image de celle qui, nommée « Aurélia » finit par incarner toutes les mystiques, comme dans la dernière vision des « Mémorables » où la mystique orientale, Bible et Coran, se confond avec celle de la Grèce antique. Il s’éclaire quand on le compare à l’extrait intitulé « La Reine de Saba » intégré à Petits Châteaux de Bohême (1852) qui regroupe des textes publiés en feuilleton, où elle est directement rattachée à Jenny Colon :
Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites [la reine de Saba] tourmentait mes nuits [...]. Elle m’apparaissait radieuse, comme au jour où Salomon l’admira s’avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du matin. Elle venait me proposer l'éternelle énigme que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l'amour, tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu’elle était belle ! non pas plus belle cependant qu’une autre reine du matin dont l’image tourmentait mes journées. Cette Jenny réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait, comme l’immortelle Balkis [nom coranique de la reine de Saba], le don communiqué par la huppe miraculeuse : les oiseaux se taisaient en entendant ses chants. La question était de la faire débuter à l’Opéra.
Rêves et visions
Le récit distingue ce qui relève d’un pur fonctionnement hallucinatoire, par exemple un cri où le narrateur croit entendre Aurélia ou une chanteuse dans une auberge dont les « traits » et la voix lui ressemblent, les rêves durant le temps du sommeil, et parfois les délires, comme il l’explique à la fin du chapitre III de la première partie : « La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité. » Mais, visions ou rêves, des caractéristiques semblables peuvent s’observer.
La représentation de l’espace
Les métamorphoses
Les rêves font traverser des espaces très divers, lieux imaginaires, recréés parfois par la mémoire, mais aussi lieux réels, tels ceux évoqués dans « Mémorables », où les rêves amènent le lecteur au sommet de l’Himalaya, au sud de l’île de Chypre, à Paphos, ou encore en Autriche, à Vienne, avant que le paysage ne se métamorphose encore :
— Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d’un paysage de Norvège éclairé d’un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents et je vis se creuser devant moi un abîme profond où s’engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Néwa, aux eaux bleues, dût s’engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s’agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine éclaira d’en haut cette scène de désolation.
« Tout changeait de forme autour de moi », déclare-t-il lors du récit d’un rêve dans le chapitre V. Qu’il soit terrestre ou céleste, l’espace se modifie, en effet, pendant que se déroule le rêve dans lequel le personnage se déplace, souvent errant dans un espace élargi, comme dans un des premiers récits, « J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles », puis dans une sorte d’hôtellerie aux escaliers immenses » dans lequel le rêveur se perd : « Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors » (I, 2) Au cours de cette errance, tantôt il descend dans des profondeurs souterraines, tantôt il entreprend une longue ascension : « Nous montâmes encore par de longues séries d'escaliers, au-delà desquels la vue se découvrit », ce que lui rappelle dans la seconde partie la divinité qui s’adresse à lui, « ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir ». À l’issue de l’errance, l’espace semble s’agrandir, même quand il s’agit d’un lieu clos telle cette chambre qui « semblait s’être agrandie », jusqu’à ce que les murs s’écroulent « comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies ».
C’est particulièrement le cas quand il s’agit de l’espace céleste, qui lui aussi se dilate en devenant immense : « Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes […] D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps » (I, 3), Finalement, dans le chapitre 4 de la seconde partie, c’est tout l’univers qui finit par se mouvoir, lui aussi emporté dans une errance qui le démultiplie :
L'espace céleste

À travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour.
Le décor
Pour les lieux intérieurs, la description, détaillée, fait appel aux synesthésies, associant les sensations, comme dans cette chambre où « [l]es vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps ». Le rêveur entre ainsi dans un nouvel espace, où le végétal se mêle au minéral et à l’eau pour créer un univers harmonieux : « De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le temps. J’aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d’eau dormante à demi voilée des larges feuilles du nénuphar. » (I, 6)

Mais, de même qu’en l’homme coexistent le bien et le mal, ce nouvel univers peut aussi devenir fantastique :
Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m’étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus ; — les figures arides des rochers s’élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient au milieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. (I, 7)
Le Chaos ou l’Origine du monde, in Le Temple des muses d’Antoine de Labarre de Beaumarchais, 1733. Eau-forte, BnF
Dans ce monde en gestation, où règne le chaos, tout contribue alors à susciter l’effroi.
La lumière
Pour parachever ces métamorphoses, les variations de la lumière jouent un rôle important, que souligne le narrateur en l’illustrant dans son récit : « Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs ; à mesure que la dame qui me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treillis croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. » (I, 6)
Ainsi, les couleurs peuvent être trompeuses, telles celles des costumes des personnages rencontrés : « Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. » (I, 5)
La lumière contribue à créer l’univers étrange propre au rêve : « La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté. » (I, 7)
Mais si elle offre souvent l’apaisement, la lumière peut aussi faire sombrer le rêveur dans la terreur, comme dans le chapitre 4 de la seconde partie : « Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : " — La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?" »
Une vision d'apocalypse

Les personnages
Des guides
Si plusieurs de ces rêves laissent le rêveur seul, comme les premiers relatés dans le deuxième chapitre, il est parfois escorté par un personnage qui lui sert de guide et lui explique ce qu’il découvre. C’est le cas dans le chapitre 4 de la première partie, où il rencontre un vieillard « qui cultivait la terre », symbole traditionnel de la sagesse, mais déjà mystérieux, puisque, comme cela se produit dans les contes, il est l'incarnation d'un animal : « Je le reconnus pour le même qui m’avait parlé par la voix de l’oiseau ». Être réel ou irréel, « soit qu’il me parlât, soit que je le comprisse en moi-même », il va lui ouvrir la route de son rêve : « Le vieillard quitta son travail et m’accompagna jusqu’à une maison qui s’élevait près de là. » Mais, dans le chapitre suivant, ce vieillard se transforme, « L’esprit avec qui je m’entretenais n’avait plus le même aspect. C’était un jeune homme qui désormais recevait plutôt de moi les idées qu’il ne me les communiquait… », comme si le vieillard avait transmis son savoir à un jeune disciple, qui prend la suite dans la fonction de guide, tantôt pour une ascension, « Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les bruits divers de l’industrie », tantôt dans une descente : « Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. »
Dans le chapitre 6 de la seconde partie, lors de l’internement dans la clinique du docteur Blanche, à partir du spectacle d’un malade réel, « un jeune homme, ancien soldat d’Afrique », nourri par une sonde, qui a « impressionn[é] vivement » le narrateur et avec lequel il a créé un lien étrange : « Il me semblait qu’un certain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. On n’en voulait rien croire, et j’attribuais à mon ardente volonté ce commencement de guérison. » C’est lui qui se métamorphose en ce guide qui entraîne le rêveur dans le dernier chapitre : « Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !… Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. » Dans les « Mémorables », il accompagne alors le personnage, non plus en le guidant, mais en lui ouvrant la porte du rêve qui lui rend Aurélia : « Cette nuit, le bon Saturnin m’est venu en aide, et ma grande amie a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent. »
Des personnages polymorphes
Des êtres humains
Durant ses rêves, le personnage est rarement seul, car le décor qu’il traverse est peuplé, par exemple de ceux qui participent aux « discussions philosophiques » ou des « voyageurs » de l’hôtellerie dans le chapitre II. C’est même un peuple entier qu’il découvre dans la montagne parcourue dans le chapitre IV, d’abord des « hommes qui paraissaient appartenir à une nation particulière », puis des êtres de tous les âges, vieillards et jeunes gens, femmes et enfants : « Un enfant s’amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d’une étude. Une femme âgée, mais belle encore, s’occupait du soin du ménage. En ce moment, plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs travaux. »
Mais, comme les décors, ces personnages se métamorphosent jusqu’à devenir polymorphes, tandis que leurs traits se dissolvent, telles ces « trois femmes » au travail dans le rêve du chapitre VI : « Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d’une lampe, et à tout moment quelque chose de l’une passait dans l’autre ; le sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes familiers, s’échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie, et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté complète. »
Ainsi, de même que dans le rêve l’espace peut se dilater jusqu’à l’infini, tous, y compris le rêveur, finissent par se confondre en une ubiquité totale :
il me semblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes en qui j’étais et qui étaient moi-même ; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Mon étonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs. (I, 4)
Au-delà de l'humain
Mais les métamorphoses vont au-delà, car le rêveur plonge dans un monde irréel, au début semblable à ce qui se produit dans les contes, quand le réel, ici l’image de l’oiseau qui sort d’un « coucou » suisse, s’anime et que l’humain s’incarne dans un animal : « sur cette horloge un oiseau […] se mit à parler comme une personne. Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cet oiseau ». Le narrateur explique alors ce phénomène : « il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et qu’ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence. » L’oiseau se charge alors de mystère, puisqu’il devient témoin, mais aussi messager d’une sagesse que « l’oncle » va ensuite transmettre au rêveur.
Parallèlement à ce monde irréel féérique, les métamorphoses peuvent aussi créer des êtres effrayants, comme dans le chapitre VIII, où apparaissent des « monstres », eux-mêmes polymorphes : « Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sur des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. » Ainsi, l'animal et l’humain en arrivent à se confondre en changeant sans cesse d’apparence : « tous les monstres que j’avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux. »
Le passé ranimé
De façon plus étrange encore, ces êtres rencontrés renvoient le rêveur à son passé, dès le premier rêve : « je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. » Ce recul temporel est longuement développé dans le chapitre IV de la première partie. En se déplaçant dans un paysage qui ramène le rêveur dans l’enfance, car il « rappelait celui d’un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes », il rejoint ce temps passé :
Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. […] Une vieille servante, que j’appelai Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis l’enfance, me dit : " N’allez-vous pas vous mettre au lit ? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard ; on vous réveillera pour souper." »
Le recul temporel s’affirme alors que le rêveur se « voi[t] comme transporté d’un siècle en arrière », et à nouveau la confusion s’impose puisque des temps différents se confondent : « Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dans d’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquet de famille. »
Dans ce même décor, la maison de l’oncle, le rêve se renouvelle dans le chapitre VI avec les femmes qui ramènent elles aussi le rêveur dans le passé : « Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes. […] La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance ».
L'interprétation des rêves
Après avoir plongé dans cet univers onirique, tout s’est donc retrouvé brouillé, les lieux, les temps, et les êtres eux-mêmes, le narrateur revient à la conscience lors du réveil, et, dans la seconde section des « Mémorables », il annonce son projet, « Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret », et sa mise en œuvre : « Dès ce moment, je m’appliquai à chercher le sens de mes rêves ». Le lecteur est ainsi invité à étudier les interprétations proposées, en un syncrétisme mystique complexe car il tente de rassembler différentes traditions religieuses allant de l’antiquité grecque à celles de l’Orient, comme le signale son ami Théophile Gautier : « Nerval, dont le cerveau fut toujours travaillé d’idées mystiques, et qui rêvait une synthèse religieuse réduisant en un seul les cultes de tous les temps qui, selon lui, se trouvent les mêmes ».
L'âme immortelle
Toutes ces rencontres d’êtres appartenant au passé, soit à celui du rêveur, enfance, jeunesse, soit, en remontant encore dans le temps, à des « aïeux », le conduisent à croire en l’immortalité : « — Cela est donc vrai ! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous !… », déclare-t-il au vieillard qui le guide dans le chapitre IV de la première partie. Le temps se trouve ainsi aboli puisqu’en chaque être se réalise une fusion totale : « Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous. » D’où la conclusion du narrateur à la fin du chapitre V :
Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie.
Le rêve apporte donc l’ultime consolation, il dénoue l’angoisse de la mort et apporte la promesse de retrouver les êtres aimés, à commencer par Aurélia.
La compréhension mystique de l'univers
Nerval, comme beaucoup de romantiques, est en quête d’une spiritualité qui permettrait d’échapper aux pesanteurs matérielles et au sentiment d’un Occident décadent parce qu’il aurait perdu la vérité de son origine. Si certains, comme Chateaubriand, la cherchent dans les textes sacrés de la foi chrétienne, d’autres, tel Nerval, recourent à l’ésotérisme oriental, notamment à la Kabbale qui propose des réponses à la création du monde et à la nature de l’homme. C’est ce choix qui ouvre la seconde partie : « J’avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans cette étude, et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles. »

Il développe alors une « conviction », celle de la vérité de la Kabbale car elle réunirait en elle « [l]es dogmes et les rites des diverses religions » : « chacune possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d’expansion et de défense », mais, en même temps, « ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits. » C’est ainsi que, dans la seconde partie, alors qu’il est dans la clinique du docteur Blanche, il définit son rôle en lien avec la Kabbale : « Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle par l’art cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses religions. »
Johann Miller, « L’arbre de Vie », Frontispice de Portae Lucis de Joseph Gikatilla,1516. Collection privée
La vision d'un "paradis perdu" : chapitre V
Dans cette quête, qui amène l’écrivain à mêler diverses traditions ésotériques, un premier récit, dans le chapitre V de la première partie, remonte à l’origine de l’humanité.
Suivant son guide, le rêveur accomplit d’abord une ascension qui amène une découverte : « Une race heureuse s’était créé cette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l’air pur et de la clarté. » Puis le mouvement s’inverse, et il plonge dans les temps les plus reculés :
Sans rien demander à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de races nouvelles, ils vivaient là, simples de mœurs, aimants et justes, adroits, fermes et ingénieux, — et pacifiquement vainqueurs des masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. mélancolie.
Ce parcours lui donne un bonheur profond, celui d’avoir ainsi retrouvé le peuple des origines : « Je ne puis rendre le sentiment que j’éprouvai de ces êtres charmants qui m’étaient chers sans que je les connusse. C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradis perdu. » Mais cette « patrie mystique » ne se révèle que dans l’état second du rêve : « Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. »
William Blake, illustration du Paradis perdu de Milton, édition de 1667

Les étapes de l'évolution
Trois étapes sont formées :
La première remonte au temps le plus lointain, en présentant « les premiers germes de la création », la naissance de figures, minérales, végétales, animales, effrayantes, puis des « êtres primitifs monstrueux », mais qui, peu à peu, « dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes ; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux », grâce à l’action d’une « déesse rayonnante.» Les races ainsi distinguées créent ainsi un monde harmonieux : « chaque fois qu’un de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux. »

Tout s’inverse ensuite par l’intervention d’un esprit maléfique qui va créer des génies malfaisants : « Cependant, l’un des Éloïm eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments de la terre, et qu’on appela les Afrites. — Ce fut le signal d’une révolution complète parmi les Esprits qui ne voulurent pas reconnaître les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe. » Trois Eloïms se réfugient alors dans des royaumes souterrains. Nommés « nécromants », ils « avaient emporté les secrets de la divine cabale qui lie les mondes : « Dans de vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors des races passées et certains talismans qui les protégeaient contre la colère des dieux. »
Gustave Doré, " La chute des anges", illustration du Paradis perdu de Milton, 1866
Mais, même s’ils peuvent vivre « mille ans », leurs générations s’affaiblissent progressivement : « les faibles enfants de ces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie. » Tout se détruit alors, la nature et la race humaine : « Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sources taries, on voyait sur l’herbe brûlée se flétrir des enfants et des jeunes femmes énervés et sans couleur. », « Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêtes et les plantes moururent et les immortels eux-mêmes dépérissaient sous leurs habits pompeux. »
Intervient enfin une troisième étape, une recréation, à partir de l’image biblique du déluge : « Un fléau plus grand que les autres vint tout à coup rajeunir et sauver le monde. La constellation d’Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux […] l’inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portant l’espoir d’une création nouvelle. » Un espoir peut alors naître : « L’hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieusement pour consacrer l’accord des races nouvelles. »
La possession du savoir suprême
Le narrateur a alors la certitude d’avoir atteint, à travers les rêves, la compréhension absolue, mais par une approche progressive.
Cela est formulé à deux reprises, d’abord comme une illumination soudaine : « Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre », dans le premier chapitre, est repris, dans le deuxième, par « il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes. » Mais le contenu de ce savoir, dont on ignore la provenance, reste encore flou.
Ce n’est qu’ensuite qu'interviennent les différents guides, autant de médiateurs qui, à la fois, le révèlent à lui-même, par l’apparition de « l’autre », son double, lui font voir le lien qui unit le monde terrestre et céleste, et lui apprennent l’origine de la souffrance humaine illustrée dans le premier rêve :
Un être d’une grandeur démesurée — homme ou femme, je ne sais, — voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d’haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d’une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie d’Albrecht Dürer.
Albrecht Dürer, Melancolia, 1514. Gravure sur cuivre, 24,2 x 18,8. Städel Museum, Nuremberg

C’est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l’heureuse nouvelle.
Je sors d’un rêve bien doux : j’ai revu celle que j’avais aimée transfigurée et radieuse. Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire, et j’y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ.
Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux !
Dans les « Mémorables », c’est par la poésie, définie par le psychanalyste Lacan comme la « création d’un sujet assumant un nouvel ordre de création au monde » (Les Psychoses, Le Séminaire, Livre III, 1981) puisqu’elle échappe à la logique pour privilégier le jaillissement des images afin de faire surgir toutes les expressions de la sensibilité et de l’imagination, que s’affirme ce savoir. Nerval peut ainsi affirmer que, par la médiation de la femme aimée dont le rôle est marqué par l’emploi du passé composé, temps de l’achevé, son savoir est acquis : un retour à la vérité de la mystique chrétienne.
POUR CONCLURE
Vécus dans un état second, les rêves se composent d’éléments hétérogènes, qu’il s’agisse des lieux, des temps, des personnages, à commencer par le rêveur lui-même qui revêt des apparences diverses. L’entreprise du narrateur ne peut donc que produire un récit ponctué de doutes incessants, multipliant les formules comme « il me semblait », « je croyais voir »… Parallèlement, quand, dans un deuxième temps, il revient à un état conscient, mais souvent aussi prisonnier de la maladie qui lui vaut l’internement, les interprétations se juxtaposent, mêlent les approches mystiques, et apportent tantôt le retour des angoisses, tantôt l’apaisement, et même une forme d’apothéose dans les images finales. Finalement, Aurélia, pour reprendre la formule du psychiatre et psychanalyste André Green dans Le Travail du négatif (1993), témoigne de « la haute portée significative de la vie rêvée », car, pour l’écrivain-poète la seule vérité est celle qui naît quand la vie se nourrit du rêve.
Conclusion de l'étude d'Aurélia
L’étude de cette œuvre s’est appuyée sur son titre, Aurélia, prénom de la figure féminine en laquelle s’incarnent toutes les femmes aimées mais aussi les divinités les plus lointaines, et sur son sous-titre, « Le Rêve et la Vie ». L’objectif était de tenter de comprendre la quête identitaire de Nerval, dans sa dimension autobiographique, mais aussi en tant que longue « descente aux enfers » qui l’a amené aux portes de la folie, et comment il a entraîné à sa suite son lecteur dans les profondeurs d’un monde fantastique de visions, de « chimères ». L’étude a permis de mettre en évidence les raisons qui contribuent à rendre cette œuvre particulièrement complexe.
La nature des rêves
L’étude a mis en évidence le flou propre au rêve, qu’il s’agisse de l’espace, qui se transforme sans cesse, se resserrant ou s’agrandissant, du temps, quand le rêveur est, par exemple, transporté dans le passé, ou des personnes, à commencer par lui-même se revoyant enfant ou quand une étoile se métamorphose en une divinité : « tout se transfigurait à mes yeux », explique-t-il. Dans les récits, est aussi montrée la façon dont le rêveur passe brusquement d’un lieu à un autre et se trouve doué d’un étrange pouvoir d’ubiquité, ou même se voit dédoublé dans son délire. S’il peut arriver que le rêve crée parfois une douce harmonie, le plus souvent les visions et les créatures fantastiques font plonger dans un effrayant cauchemar, d’où l’affirmation : « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Ce sont d’ailleurs les hospitalisations qui concluent les plus violents délires.
La nature du récit
Sa fonction autobiographique
S’il n’y avait que la description des visions, le lecteur plongerait dans les images, poétiques, s’inscrivant dans le merveilleux ou le fantastique. Ce qui complique tout est que, comme dans l’autobiographie, le "je" a un double statut, révélé par la formule fréquente, « je me voyais », où il est à la fois sujet et objet. Ce pronom renvoie à la fois au personnage, au rêveur vivant dans son monde étrange, et au narrateur qui, revenu dans son présent, cherche à « transcrire les impressions » laissées par ce rêve.
Mais, derrière lui, se cache l’écrivain, comme Nerval l’écrit dans une lettre à son père du 2 décembre 1853 : « J’entreprends d’écrire et de constater toutes les impressions que m’a laissées ma maladie ». Cette phrase souligne la multiplicité des instances narratives, les « impressions » renvoyant aux images mêmes du rêve, dépeintes par le narrateur qui va les relater, donc les « écrire », les « constater », mais avec une volonté : il s’agit de comprendre le lien avec la « maladie », donc animé, tel un médecin, du désir d’observer des symptômes afin de poser un diagnostic et, peut-être, de pouvoir ainsi guérir le malade. Cela ressort nettement des derniers paragraphes des « Mémorables ».
La plongée dans l'inconscient
Cependant l’effort incessant pour donner une logique au rêve qui, a priori, n’en a pas, introduit une ambiguïté fondamentale. Il est ainsi possible de lire dans l’entreprise de Nerval l’annonce du rôle attribué aux rêves par Freud dans Cinq Leçons sur la psychanalyse (1909) : l’« interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l'inconscient ». Dans le rêve, en effet, les désirs sont moins réprimés par la censure psychique, le "Surmoi", et il permet de laisser émerger les désirs refoulés dans l’inconscient, mais encore masqués.
Cependant, dans la démarche de Nerval, il manque le thérapeute extérieur qui, dans la théorie freudienne, permet le fonctionnement de la cure psychanalytique en aidant le patient à associer le contenu manifeste du rêve à son contenu latent, inconscient. Les compagnons figurant dans les rêves, comme celui de l’oncle dans la première partie, ou de Saturnin dans le dernier rêve, sont, certes, des guides, des médiateurs, mais ne sont pas suffisamment détachés du rêveur, suffisamment extérieurs pour avoir l’objectivité d’un thérapeute. C’est ce qui explique que, laissé seul pour donner sens à son rêve, l’écrivain multiplie les formules révélatrices de l’incertitude comme « je crus », « il me semblait », « peut-être »…
La personnalité de Nerval
À cette complexité narrative, vu la dimension autobiographique de l’œuvre, il convient d’ajouter la complexité de la personnalité même de Nerval.
Un destin fatal
Par certains aspects, Nerval ressemble à Rousseau. Comme lui, il se sent marqué d’un signe fatal, la privation d’une mère, mentionnée dans le chapitre IV de la seconde partie. De ce manque initial il fait la source d’une quête éperdue d’amour, pour tenter enfin de retrouver, à travers la fiction de celle qu’il nomme Aurélia, les femmes aimées dans la réalité, évoquées dès le premier chapitre, Jenny Colon et Marie Pleyel, un amour absolu. Mais ces amours échouent, ce qui renvoie Nerval aux plus terribles identités et le condamne à d’éternelles ténèbres, comme le souligne le premier quatrain du sonnet des Chimères, « El Desdichado » : « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie : / Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie. » Déjà, dans la Préface des Filles du feu, en 1854, dédiée à Alexandre Dumas, il explique : « Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. »
L'artiste maudit
À ce destin personnel, aux crises qui ont amené les hospitalisations, s’ajoutent les réalités de son époque, source de ce que l’on a nommé le "mal du siècle" pesant sur cette jeunesse romantique, les amis de Nerval. Elle rêve d’idéal dans une société qui fait triompher le matérialisme, le positivisme de la science combattant les élans de l’âme, comme il l’explique dans le chapitre IV de la seconde partie. Comme après lui, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, il est l’artiste maudit, celui que rejette une société qui se sent menacée par la poésie. Ainsi les symbolistes à la fin du siècle lui rendront hommage, comme ensuite les surréalistes, tel André Breton qui, dans le premier Manifeste du surréalisme, paru en 1924 : « sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot supernaturalisme, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace des Filles de Feu. Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l'esprit dont nous nous réclamons. »
Les recherches intellectuelles
L’écriture d’Aurélia correspond aussi à la période où Nerval poursuit des recherches personnelles qui le conduisent à plonger dans toutes les croyances qui prétendent apporter des réponses à la nature de l’univers et de l’être humain.
Bien sûr, il hérite de la double tradition occidentale, les œuvres de l’antiquité grecque et le christianisme fondé sur les textes bibliques, Ancien et Nouveau Testament. Premier mélange observé dans Aurélia, avec, par exemple, les multiples références au mythe d’Orphée et à sa « descente aux enfers », ou aux dieux et déesses antiques, tels Apollon, Aphrodite ou Cybèle, à côté des nombreux passages de la seconde partie qui font appel à la Vierge Marie, intermédiaire du pécheur pour obtenir la miséricorde divine, ou l’évocation de l’apocalypse.
C’est aussi la philosophie qui nourrit les recherches de Nerval, là encore en un syncrétisme complexe. Tantôt il emprunte à Pythagore, par exemple à sa théorie des nombres, fondatrice de l’harmonie cosmique, tantôt il rejoint de De rerum natura de Lucrèce et la théorie atomiste, et bien sûr, il retrouve Platon avec sa conception de l’immortalité de l’âme.
Mais il serait plus exact de rattacher ses réflexions au néoplatonisme qui a repris toute sa force à l’époque romantique, notamment à travers l’idée d’une initiation qui permettrait à l’âme, immortelle, de remonter à sa source originelle : « La naissance est une descente, la mort est une réascension », selon Plutarque dans le Traité de l’âme, ce qui conduit le philosophe Olympiodore d’Alexandrie à admettre un culte des mystères qui permet à l’initié d’effectuer cette remontée vers la mort. Selon les néoplatoniciens, l’âme humaine s’exprime par l’illumination qui se produit durant le sommeil, comme l’explique Synésios de Cyrène dans Des Songes, et ouvre les portes de la mort. Autant de conceptions qui sous-tendent les visions relatées dans Aurélia…

Eugène Delacroix, La Barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers, 1822. Huile sur toile, 189 x 241,5. Musée du Louvre
Mais ce néoplatonisme s’est aussi lié à des conceptions mystiques et a eu une influence considérable sur le monde hébraïque et sur des courants de l’islam. Or, rappelons qu’Aurélia fait suite à l’écriture de Voyage en Orient dans lequel Nerval approfondit sa découverte du monde oriental. Il plonge ainsi à la fois dans les contes et les mythologies, assyrienne, égyptienne…, et dans les croyances ésotériques, par exemple celles propres à la Kabbale juive, reprises également mais réadaptées au XIXème siècle, prolongée en lien avec la société contemporaine dans la Franc-Maçonnerie, ou aux conceptions de Swedenborg, cité d’ailleurs dans le premier chapitre d’Aurélia.
Enfin, il vit aussi à une époque où toutes les pratiques ésotériques finissent par se mêler, puisque toutes se proposent le même objectif, donner une unité à l’univers, à l’histoire de l’humanité et au destin individuel. Ainsi Nerval « l’étoile » qui réapparaît dans les rêves, peut aussi bien être celle qui guide les mages vers la vérité du Christ naissant que celle qui figure, dans le tarot, l'arcane XVII, la renaissance. De même, les pouvoirs dont se sent revêtu le narrateur peuvent aussi bien relever de celui de l’alchimiste réalisant le "Grand Œuvre", la transmutation du plomb en or, que du disciple de Mesmer, capable, comme le relatent le dernier chapitre et la fin des « Mémorables », de faire renaître le malade déjà aux portes de la mort.
Ainsi, le lecteur d’Aurélia parcourt toutes les conceptions qui se juxtaposent et s'entrecroisent à l’époque du romantisme : la divinisation de la femme, son assimilation à la nature "Déesse-mère", l’immortalité de l’âme, qui va jusqu’à la métempsycose, et sa séparation entre le bien et le mal, reflet d’une loi universelle, les correspondances entre la terre et le ciel, enfin l’idée qu’en tout homme s’inscrit l’histoire de l’humanité. Si, à la fin des « Mémorables », Nerval les qualifie d’« idées bizarres » dues à « ces sortes de maladies », et se dit capable de « juger plus sainement le monde d’illusions » précisément relaté dans Aurélia, cela ne signifie pas pour autant qu’il y renonce : « je me sens heureux des convictions que j’ai acquises », conclut-il, et il revient sur le néoplatonisme, « je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers », en rappelant le rôle purificateur de la mort fictive lors de l’initiation du disciple. Il aurait ainsi accompli sa quête : passer de la nature de l’homme, matérielle avec ses limites, un être « fini » dans le temps et dans l’espace, à sa nature spirituelle, puisqu’il possède une âme immortelle.
Lectures cursives : deux portraits de Nerval
Pour lire les extraits

Premier extrait : Gérard de Nerval, Lettre du 9 novembre 1841, à Mme Alexandre Dumas
Nerval a été particulièrement touché par l’article paru le 1er mars 1841 dans le Journal des Débats par Jules Janin révélant son état mental et son internement, ce qu’il a vécu comme une trahison de son ami. Dans cette lettre, Nerval s’adresse à l’épouse d’Alexandre Dumas, en laquelle il a toute confiance, peu après être sorti de la clinique du docteur Blanche où il a été hospitalisé, après sa première crise de délire, en 1841, relatée dans le chapitre III d’Aurélia. Il revient sur cette accusation de folie.
Alexandre Dumas et son épouse. Photographie de Félix Nadar, 1900
Une protestation contre la médecine
Dans un premier temps, il s’emploie donc à contester l’état de malade, qui l’a amené à être hospitalisé car considéré comme atteint de folie. Il ne voit dans la crise alors traversée qu’un état provisoire, et non pas « une affection définie par les docteurs et appelée indifféremment théomanie ou démonomanie », deux formes morbides du sentiment religieux, dans le premier cas le délire amenant à se voir doté de pouvoirs divins, dans le second à se croire possédé par des esprits maléfiques. Certains des rêves racontés dans Aurélia renvoient, en effet, à de tels effets, toute-puissance ou faiblesse.
Mais, dans cette lettre, il met en avant le sentiment d’humiliation alors ressenti, et son impression d’avoir subi une terrible violence, telle une victime entre les mains du bourreau : « Avoue ! avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques ». Ainsi, il accuse « la science » qui s’arroge le droit d’exercer une pression pour amener le malade à cet aveu de folie, qu’il a dû accepter de faire pour être considéré comme guéri : « on ne m’a laissé sortir et vaguer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade ».
Un autoportrait
Contestant cet état de malade, il fait de sa crise un simple épisode correspond à sa nature profonde : « Je suis toujours et j’ai toujours été le même et je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier. L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens, dont je n’ai jamais manqué. » En se définissant ainsi, il proclame son droit au rêve, dont il souligne même de sa valeur : « Au fond, j’ai fait un rêve très amusant, et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui ». Il se dépeint ainsi sous un double aspect :
-
celui d’un poète, que rejette la société dont il risquerait de remettre en cause le fonctionnement matérialiste : « des commissaires […] veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique ». Il annonce ici le thème du « poète maudit » propre au romantisme.
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comme le dira Rimbaud, celui d’un "voyant", puisqu’il se compare à « tous les prophètes et voyants prédits par l’Apocalypse, et s’exclame : « je me flattais d’être l’un ! »
La fin de ce message marque donc l’ambiguïté que Nerval porte en lui, qu’il souligne au début de la seconde partie d'Aurélia ; d’un côté, l’acceptation et l'exercice de la « raison », quand il déclare « je me résigne à mon sort », de l’autre le sentiment d’être doté d’un destin à accomplir : « si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit divin. »
Second extrait : Alexandre Dumas, « Causerie avec mes lecteurs », Le Mousquetaire, 10 décembre 1853
En publiant le 10 décembre 1853 dans la revue Les Mousquetaires, le sonnet « El Desdichado », ultérieurement inséré dans le recueil poétique Les Chimères, alors que le poète est à nouveau hospitalisé dans la clinique du docteur Blanche, Alexandre Dumas l’accompagne d’un article qui, comme celui de Jules Janin, blesse profondément Nerval. Ainsi, en guise de réponse, il compare ces deux articles dans la Préface des Filles du feu, recueil de nouvelles paru en 1854 qu’il lui dédie : « J’avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on m’avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m’a cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l’épitaphe de mon esprit. » C’est pourquoi il insère au début de cette Préface un passage de l’article de Dumas qui retrace son portrait.

Le primat de l'imagination
Dans ce portrait de Nerval, Alexandre Dumas adopte un ton particulièrement ironique, commençant par l’éloge d’« un esprit charmant et distingué » ce qui lui vaut une sincère affection de « ses amis », pour ouvrir aussitôt après un horizon d’attente sur la nature de ce « certain phénomène », qui introduit, en réalité, une critique de son état : « l’imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison ». Il formule, certes, une excuse, un « travail » intense de l’écrivain qui « l’a fort préoccupé » ; mais les images, elles, accentuent ce blâme d’un être qui a perdu sa « raison » car l’imagination finit par être « toute puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d’hallucinations ». Les comparaisons qui suivent à « un fumeur d’opium du Caire » ou à « un mangeur de hatchis d’Alger » renforcent encore l'accusation car elles rejettent sur Nerval la faute de recourir à des pratiques destructrices de sa raison par l’imagination qualifiée de « vagabonde ». Dumas fait ici nettement allusion à Voyage en Orient, que Nerval vient de publier, en critiquant aussi le résultat de cet ouvrage, cette imagination délirante qui « le jette dans les théories impossibles », ce qui conduit, selon lui, à des « livres infaisables ».
Les multiples visages de la folie
Cette ambiguïté se poursuit dans les comparaisons successives, scandées par l’anaphore de l’adverbe temporel, « tantôt » soutenue par « un autre jour », qui masquent l’accusation de folie derrière des éloges des qualités de l’écrivain.
D’abord, Dumas reprend le parcours relaté dans Voyage en Orient, avec la mention de la légende du roi Salomon et de la reine de Saba relatée par un conteur alors que Nerval se trouve dans un café à Constantinople. Mais il va très loin dans l'image de la folie en évoquant une véritable identification de l’écrivain au personnage du conte : « il est le roi d’Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la reine de Saba ». À nouveau, Dumas joue un double jeu, en louant la puissance du récit par la litote et l’adresse au lecteur insistante, « croyez-le bien, il n’est conte de fée, ou des Mille et une Nuits, qui vaille ce qu’il raconte à ses amis », tandis qu’il fait ressortir son état de malade aux yeux de ses amis « qui ne savent s’ils doivent le plaindre ou l’envier ». - La folie est confirmée par l’errance géographique : « tantôt il est sultan de Crimée, comte d’Abyssinie, duc d’Égypte, baron de Smyrne. »
La qualification médicale est encore plus nette car formulée par l’écrivain lui-même : « Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l’est devenu ». Cependant, Dumas reconnaît une fascination devant les qualités de l’écrivain, à la fois en raison du rythme de la narration, « avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes », et de la poésie mise en œuvre dans ses descriptions d’un décor « plein d’oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui s’élèvent sur la route brûlée d’Alexandrie à Ammon ». Mais cet éloge ne fait, en fait, que montrer la puissance de cette folie devenant ainsi contagieuse : « chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations »,
Mais Dumas, dont l’article accompagne le sonnet « El Desdichado », conclut de façon beaucoup plus positive, en mettant en valeur la dimension purement romantique de Nerval : « tantôt, enfin, c’est la mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez ». La négation antéposée accentue la gradation des comparatifs élogieux justifiant sa louange : « car jamais Werther, jamais René, jamais Antony, n’ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques !… ». Mais, si les deux premières comparaisons font référence à deux œuvres emblématiques du romantisme, de Goethe et de Chateaubriand, il n’oublie de s’attribuer sa place dans ce panthéon, puisqu’il est l’auteur d’Anthony, drame représentée en 1831 qui valut, en effet, un immense succès à son auteur !
Pour conclure
Cette préface est un long plaidoyer de Nerval, qui termine en présentant Les Chimères qui constituent la dernière partie des Filles du feu : « Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d’Hégel ou les mémorables de Swedemborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible » Il répond ainsi à la double accusation lancée de « théories impossibles » et de « livres infaisables ». Mais dans cette réponse, comme dans la lettre à l’épouse de Dumas, il laisse transparaître toute son amertume devant le fait de le considérer médicalement comme atteint de folie, en associant cet état à sa fonction même qu’il veut mettre en valeur : « concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; — la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poëte : c’est à la critique de m’en guérir. » C'est donc uniquement en tant que poète qu'il réclame d'être jugé.
Le poète
Un nouvel Orphée
Le cri, épigraphe de la seconde partie d’Aurélia, « Eurydice ! Eurydice ! », et les nombreuses allusions à une « descente aux enfers », ainsi formulée ou à travers des paysages décrits, souterrains, renvoient au mythe d’Orphée auquel s’identifie le poète. Ce mythe offre, en effet, bien des ressemblances avec les images que Nerval donne de lui-même, à commencer par les trois termes du premier vers d’« El Desdichado », « Je suis le Ténébreux – le Veuf – l’Inconsolé », surtout si l’on se rappelle une des étymologies de nom « Orphée », du grec ὀρφνός (orphnos), signifiant « sombre », et son parcours.
Rappelons le premier épisode du mythe, l’offre à Orphée d’une lyre par Apollon, qui le place sous la protection de ce dieu de la lumière, des arts et de la divination, affirmant ainsi la supériorité du poète, doté d’un « esprit divin », et chargé d’une mission sacrée. La mention de l'instrument, la lyre, rappelle aussi qu'à l'origine la poésie s'associe à la musique, si souvent présente dans le récit de Nerval, jusqu’à sa conclusion dans « Les Mémorables » pour célébrer l’harmonie rétablie : « ô première octave qui commença l’hymne divin ! »

Puis vient la relation d'amour entre Orphée et Eurydice : grâce à son chant, il parvient à charmer les êtres infernaux, et obtient du dieu Hadès le droit de ramener Eurydice morte à la lumière. Nouvelle preuve de la supériorité quasi magique du poète, qui correspond aux moments qui, dans Aurélia, permettent au rêveur d’apercevoir sa bien-aimée dans ses rêves, mais, comme Orphée qui ne respecte pas la condition posée, ne pas la regarder sur le chemin du retour au monde des vivants et perd définitivement Eurydice, le rêveur ne parvient pas à la rejoindre et sombre dans une profonde douleur.
Edward Poynter, Orphée et Eurydice, 1862. Huile sur toile, 51,2 x 71,1. Collection particulière
De retour parmi les vivants, Orphée chante cette douleur, comme le fait Nerval dans la seconde partie du récit. Mais, rejetant toute séduction, il est puni par les Bacchantes qui déchiquètent son corps et le jettent dans le fleuve Euros : il devient alors le maudit, comme le poète interné car jugé fou, donc mort à la vie normale.
Mais la dernière étape du mythe rend à Orphée sa puissance : jetée dans l’Euros, sa tête dérive jusqu’à l’île de Lesbos, consacrée à Aphrodite, d'où les Muses l’emportent pour l’enterrer avec le reste de son corps au pied du mont Olympe, au sommet duquel siègent les dieux. Sa tête va alors continuer à chanter, symbole de l'éternité de la création poétique. À ce dernier épisode du mythe peut faire référence l'insistance sur les montagnes au début des « Mémorables » : « Sur les montagnes de l’Himalaya une petite fleur est née — Ne m’oubliez pas ! — Le regard chatoyant d’une étoile s’est fixé un instant sur elle, et une réponse s’est fait entendre dans un doux langage étranger. — Myosotis ! » Ainsi, la poésie fleurit grâce au pouvoir de la muse, de cette « étoile » qui guide le rêveur, et, par le symbolisme du myosotis, "forget me not" en anglais, est est le langage qui accorde l'éternité à la femme aimée, pour Nerval à cette Aurélia polymorphe, comme le promettait Ronsard, poète de la Pléiade au XVIème siècle, à Cassandre, Hélène et Marie dans son recueil Les Amours.
Les voies de la poésie
Les métamorphoses
Nourri de romantisme, Nerval en illustre dans Aurélia, deux des aspects. Par leur goût pour le monde médiéval, les romantiques avaient recouru tantôt au merveilleux des princes chevaliers et des fées, tantôt au fantastique des monstres et des sorciers. De même, les rêves relatés font parfois traverser un décor paisible et harmonieux, baigné de lumière, et, plus souvent, un monde de ténèbres et d’horreur, peuplé de monstres. Tout peut toujours se transformer comme dans les contes, si bien qu'un oiseau peut parler avec la voix de l’oncle disparu tandis qu'une femme se dissout dans l'espace… Dans l’optique romantique, l'idéal poétique recherchée peut aussi bien se créer à partir de la beauté, d’images colorées, lumineuses et ordonnées, que jaillir des plus sombres horreurs : « Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sur des pattes gigantesques ; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corps aussi étrange que les leurs. Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin ».
Les "correspondances" verticales
Rappelons les références philosophiques retenues par Nerval, le néoplatonisme, qui reprend l’allégorie de la caverne, développé dans le livre VII de La République, expliquant que les objets de notre monde visible ne seraient que les reflets, affaiblis, du monde des Idées. À cette conception s’ajoute l’influence, considérable, du penseur suédois Swedenborg (1688-1772), mystique, qui considère que certains signes du monde visible pourraient être les moyens d’une communication métaphysique avec le monde spirituel : « Toutes les choses qui existent dans le monde naturel, en général et en particulier et jusqu'aux plus infimes, ont une correspondance avec les choses spirituelles et par suite les signifient. » Ainsi sont posés à la fois un dualisme, entre un monde visible, inférieur, et un monde spirituel, supérieur, que Nerval tente de réunir, difficilement dans la première partie d’Aurélia, puisqu’il reste impuissant à la rejoindre, mais en même temps une unité, puisqu’est ouverte la possibilité de décrypter le second dans le premier, quand il a revu la femme aimée « transfigurée et radieuse » et qu’alors « Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire » pour lui révéler « le secret du monde des mondes. »
Le lecteur est donc invité à observer deux des caractéristiques de l’écriture de Nerval dans Aurélia :
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La fréquence du symbole qui donne à une image concrète un sens abstrait, tel un élément du paysage, la tour avec ses escaliers par exemple dans le dernier rêve, ou un personnage, tel le « pauvre malade ».
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La personnification des abstractions, qui se déploient même en allégories, comme le lui expose la divinité apparue dans le dernier rêve.
Les "correspondances" horizontales ou synesthésies
C’est ce qui explique que l’écriture cherche elle aussi une unité, donc s’emploie à mettre en "correspondances" les différentes sensations, l’image perçue avec ses formes, ses couleurs et sa lumière, mais aussi un son, un parfum, la douceur d’une atmosphère… Dans la poésie, cela passe aussi par le travail, observé dans les extraits étudiés, sur les rythmes et les sonorités, assonances ou allitérations.
Dans son introduction à Gérard de Nerval, en 1927, Jean Giraudoux pose ce jugement sur l’œuvre et sur l'écrivain : « Aurélia est à mon avis une leçon suprême de poésie. Le poète est celui qui lit sa vie, comme on lit une écriture renversée, dans un miroir, et sait lui donner, par cette réflexion qu’est le talent, et la vérité littéraire, un ordre qu’elle n’a pas toujours » Selon lui, Nerval ferait donc de cette œuvre l’écho de la tension, dans son existence, entre la vie réelle et le rêve qui permet de fuir ce conflit en attendant l’ultime fuite, la mort. D’où la forme prise par tant de passages de l’œuvre et l’image que donne Giraudoux du poète : « une suite d’illuminations et d’apothéoses autour d’une âme chancelante, un cadavre éclairé à tous les feux de Bengale, l’observation presque médicale d’un cas désespéré ».
Lecture cursive : "Les mémorables", épilogue
Pour lire l’extrait
L’ajout des « Mémorables » offre un double intérêt. Dans un premier temps, l’expression lyrique rappelle le parcours du narrateur à travers ses rêves qui, par les lieux visités et les personnages à ses côtés, a pu, tel un nouvel Orphée, remonter des ténèbres des Enfers et transcender la perte de son Eurydice par son chant donnant vie à la nature. C’est la foi chrétienne, promettant l’immortalité de l’âme dans l’au-delà, qui permet d’accéder à la vérité : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde des mondes. Hosannah ! paix à la terre et gloire aux cieux ! » Dans la deuxième section, d’autres rêves se succèdent qui, à travers les lieux parcourus, Saardam en Hollande, Vienne en Autriche, puis le glissement d’un « paysage de Norvège » à Cronstadt et Saint-Pétersbourg – rappelons que, depuis 1853, la guerre de Crimée oppose la France à la Russie – formule un nouveau dépassement de la mort qui pèse sur l’humanité : « Mon rêve se termina par le doux espoir que la paix nous serait enfin donnée. » L’écrivain termine par un passage qui ressemble un peu à une préface : comment explicite-t-il Aurélia, le contenu des récits, l’objectif recherché et la démarche pour l'atteindre ?
Première partie : les sources de l’œuvre (du début à la ligne 25)
Le but de l’écrivain
À l’issue d’un récit qui a relaté tant de rêves, Nerval quitte son rôle de narrateur pour revenir à l’origine, à la décision qui en a motivé l’écriture, dont il ne minimise pas la difficulté : « C’est ainsi que je m’encourageais à une audacieuse tentative. » Son choix implique, en effet, d’accepter une plongée dans ce que Freud nommera plus tard "l’inconscient", donc le dédoublement entre les sensations, les perceptions, souvent éphémères, et la rationalité qui veut leur donner une logique, donc un sens : « Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret. » Le verbe « fixer » résume la difficulté d’imposer un ordre, et le singulier « le secret » insiste sur la certitude de parvenir à découvrir ainsi une vérité unique.
La quête
Les deux interrogations négatives qui suivent posent les raisons de ce choix :
La première relève d’une forme d’orgueil : « – Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? ». L’écrivain se compare, en effet, à un guerrier, doté d’une force supérieure, « armé de toute [s]a volonté », donc capable de vaincre les obstacles, ces « sensations » incontrôlables lors des rêves.

Gérard de Nerval, Généalogie fantastique, dite aussi délirante, 1841. Manuscrit

En même temps, l’adverbe interrogatif, « Pourquoi », suggérant l’absence d’obstacles, et l’image concrétisant le but du combat, « forcer ces portes mystiques » présentent la victoire comme possible, mais attribue d’emblée au rêve un rôle particulier, comme cela est affirmé depuis les temps antiques : le rêve est le révélateur du surnaturel, car il est le moyen d’une communication avec les dieux qui intervenaient pour soigner ou prédire l’avenir, pour révéler une vérité cachée.
Hypnos, fresque provenant de Délos, Ier siècle av. J.-C., Musée archéologique de Délos
La comparaison dans la deuxième question est plus critique envers la nature même du rêve, « N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable », qui rappelle le titre du recueil poétique de Nerval, Les Chimères, composé à partir de 1843, et paru en 1854 à la suite des nouvelles, Les Filles du feu. Les adjectifs soulignent la double face, antithétique, de ce monde imaginaire, tantôt des visions lumineuses, tantôt des cauchemars. Là encore le passage du verbe « dompter » à une force davantage affirmée, « imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison », traduit l’ambition de cet objectif.
Il reprend à nouveau la croyance antique que le rêve marque le pouvoir d’un monde surnaturel, d’« esprits » maléfiques qui s’amusent à tromper l’être humain en l’amenant à croire en un monde irréel, contraire à ce qui est la marque même de l’humanité, la « raison ». Ici, la question va plus loin encore que la première, car le déterminant possessif, « notre raison », dépasse un choix propre au seul écrivain pour associer le lecteur à cette tentative.
La nature du rêve
Pour poursuivre la justification de sa volonté, l’écrivain poursuit en insistant sur le rôle du sommeil, déjà par sa durée, « Le sommeil occupe le tiers de notre vie », mais surtout par sa double nature, tantôt apportant un apaisement, tantôt suscitant le trouble, car il fait payer les excès du jour : « Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs ». Cependant, le connecteur d’opposition montre que, pour l’écrivain, dans les deux cas la nuit poursuit l’activité mentale : « mais je n’ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. »
Ainsi, deux vies sont mises en parallèle, la vie terrestre, propre à la condition humaine, et « une vie nouvelle » qui libèrerait l’humanité de ses deux limites fondamentales : « affranchie des conditions du temps et de l’espace ». Ainsi, la comparaison, « pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort », pose d’emblée l’idée d’un au-delà, d’une survie, non pas de l’enveloppe corporelle, mais de l’âme. D’où la troisième question : « Qui sait s’il n’existe pas un lien entre ces deux existences et s’il n’est pas possible à l’âme de le nouer dès à présent ? » Indirecte et elle aussi négative, elle traduit l’espoir qui guide l’écrivain : découvrir dans le monde réel, celui de la vie matérielle et consciente, ce qui, en principe, n’est connu que dans le monde de l’au-delà, où l’être est devenu immatériel.
La démarche entreprise
Il explique alors comment a été mise en œuvre cette quête dans une démarche qui vise précisément à établir ce lien : « Dès ce moment, je m’appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l’état de veille. » Sont, en effet, mis en parallèle le temps des « rêves », irrationnels, et « l’état de veille », où se déroulent les « réflexions », dont rationnel. Le verbe « je m’appliquai » fait ressortir à nouveau la difficulté de cette entreprise, de même que l’« inquiétude » ainsi suscitée. D’autant plus que la réponse, « Je crus comprendre », laisse subsister l’incertitude sur l’affirmation précédente : « il existait entre le monde externe et le monde interne un lien ».
Deuxième partie : la vérité révélée (des lignes 26 à 41)
L'internement
La suite revient sur le dernier chapitre d’Aurélia, le temps de la crise qui avait amené un nouvel internement dans la clinique du docteur Blanche, où, à la façon d’une thérapie, il poursuit cette démarche à partir de ses rêves : « Telles étaient les inspirations de mes nuits ». Il reconnaît que ce séjour a pu lui apporter un apaisement, non par des soins à proprement parler, mais par la sympathie, au sens étymologique du terme, le partage de la souffrance : « mes journées se passaient doucement dans la compagnie des pauvres malades, dont je m’étais fait des amis. » Il sort de son solipsisme pour découvrir la fraternité.
Une triple conséquence ressort alors, à partir des rêves relatés, d’abord l’idée qu’il a échappé à la culpabilité si souvent exprimée dans le récit, ce pardon accordé par la vision d’Aurélia venue le retrouver : « La conscience que désormais j’étais purifié des fautes de ma vie passée me donnait des jouissances morales infinies ». Tout se déplace ainsi dans le domaine de la foi chrétienne, comme si ce partage fraternel lui offrait l’absolution, en même temps que le salut dans l’au-delà : « la certitude de l’immortalité et de la coexistence de toutes les personnes que j’avais aimées m’était arrivée matériellement, pour ainsi dire » à travers tous les rêves qui lui ont fait voir des aïeux, des êtres du passé. Il rappelle enfin le rôle de celui qui a servi de médiateur dans le dernier rêve, ce malade qui, sous le nom de « Saturnin », l’a accompagné car il fallait « une âme simple et dégagée des liens de la terre » comme le confirme le discours de la divinité : « Celle-là s’est rencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis à moi-même de venir et de t’encourager. » D’où sa conclusion : « je bénissais l’âme fraternelle qui, du sein du désespoir, m’avait fait rentrer dans les voies lumineuses de la religion » après tant d’années où, comme il l’a expliqué, il a rejeté le christianisme et cherché des réponses dans les doctrines ésotériques.
Ce « lien », en effet, reste masqué par le défaut de la raison humaine, trop faible dans sa démarche : « l’inattention ou le désordre d’esprit en faussaient seuls les rapports apparents ». Pour la raison, en effet, le lien n’apparaît pas en raison de l’étrangeté même des visions du rêve, « ainsi s’expliquait la bizarrerie de certains tableaux », qu’illustre la comparaison : « semblables à ces reflets grimaçants d’objets réels qui s’agitent sur l’eau troublée. »

Hervé Colard, Reflets dans "l’eau troublée". Photographie
La relation avec le malade
Il développe ensuite la relation établie avec ce malade, enfermé en lui-même, aux portes de la mort par son refus à la fois de nourrir son corps et le langage, faculté propre à l’humanité : « Le pauvre garçon de qui la vie intelligente s’était si singulièrement retirée recevait des soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur. » Il dépeint alors son propre rôle : « Ayant appris qu’il était né à la campagne, je passais des heures entières à lui chanter d’anciennes chansons de village, auxquelles je cherchais à donner l’expression la plus touchante. » Implicitement, il agit tel un nouvel Orphée, charmant par son chant un être appartenant au monde des Enfers, auquel il rend l’usage de ses sens et de la parole : « J’eus le bonheur de voir qu’il les entendait et qu’il répétait certaines parties de ces chants. »
La suite vient confirmer son identification du malade au « Saturnin » de son rêve : « Un jour, enfin, il ouvrit les yeux un seul instant, et je vis qu’ils étaient bleus comme ceux de l’Esprit qui m’était apparu en rêve. » Le lien entre le rêve, qui avait fait plonger dans l’au-delà, et la réalité de la clinique s’accentue encore quand le malade revient véritablement à la vie, « Un matin, à quelques jours de là, il tint ses yeux grands ouverts et ne les ferma plus », et que, en écho à son invitation, « Viens, frère ! » lancée dans le rêve, ses paroles confirment cette fraternité : « Il se mit aussitôt à parler, mais seulement par intervalle, et me reconnut, me tutoyant et m’appelant frère. »
Le dernier épisode accentue le sens religieux prêté à la relation entre l’écrivain et le malade, dont la demande rappelle l’évangile selon saint Jean : « Cependant, il ne voulait pas davantage se résoudre à manger. Un jour, revenant du jardin, il me dit : ‘‘ — J’ai soif.’’ » Arrêté dans le « jardin » des Oliviers, le Christ a été condamné à la crucifixion et subit les souffrances infligées, jusqu’à l’ultime instant :
Jésus, voyant sa mère, et auprès d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: Femme, voilà ton fils.
Puis il dit au disciple: Voilà ta mère. Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui.
Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà consommé, dit, afin que l'Écriture fût accomplie: J'ai soif.
Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, et, l'ayant fixée à une branche d'hysope, ils l'approchèrent de sa bouche.
Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit l'esprit. (Évangile de Jean, XV, 24-30)
Le texte de l’évangile met en évidence le dernier massage du Christ, un ultime geste d’amour pour unir sa mère, Marie, à son « disciple », qui s’accomplira pour le rêveur, retrouvant, à travers une des figures de la divinité, l’amour de la mère perdue. La demande, identique, amène le même geste, la boisson offerte, mais, différente du vinaigre acide, elle est un geste de compassion : « J’allai lui chercher à boire ; le verre toucha ses lèvres sans qu’il pût avaler. »
La fin de la conversation confirme le portrait initial du malade, alors comparé à « un sphinx aux portes suprêmes de l’existence ». À la question du narrateur, « Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme les autres ? », sa réponse, « — C’est que je suis mort, dit-il ; j’ai été enterré dans tel cimetière, à telle place… — Et maintenant, où crois-tu être ? — En purgatoire, j’accomplis mon expiation », confirme le jugement du narrateur, qui avait vu en ce malade un être « placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime », donc déjà appartenant à l’au-delà. De plus, elle se termine en posant la conception du Purgatoire propre au catholicisme, étape qui permet aux âmes des défunts, imparfaitement purifiées parce qu’elles résistent encore à l’amour de Dieu, peuvent tout de même accéder au salut éternel après ce temps d’épreuve, nommé Purgatoire. Par cette réponse, il ouvre une porte au narrateur pour obtenir ce « pardon » tant souhaité, en écho au rêve dans lequel il a servi de guide.

Le Purgatoire, Les très riches Heures du duc de Berry, XVème siècle. Musée Condé, Chantilly
Troisième partie : un double bilan (de la ligne 42 à la fin)
La guérison.
La fin des « Mémorables » peut surprendre car, après l’insistance précédente sur le rôle joué par ce malade, dépeint comme un esprit surnaturel lui ouvrant la voie vers un au-delà chrétien, Nerval revient à la réalité, et juge sévèrement à la fois le lien qu’il vient de poser entre les mondes terrestre et céleste et son retour à la foi : « Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies ; je reconnus en moi-même que je n’avais pas été loin d’une si étrange persuasion. » Il se reconnaît alors guéri, médicalement, ce qui influe sur son état mental comme le montre l’adverbe choisi pour traduire son retour à la rationalité : « Les soins que j’avais reçus m’avaient déjà rendu à l’affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus sainement le monde d’illusions où j’avais quelque temps vécu. »
Une ultime conviction
Mais pour autant, il n’y aucun reniement : « Toutefois, je me sens heureux des convictions que j’ai acquises » Ainsi, d’un côté, s’il admet que le chemin suivi a été formé d’« illusions », de l’autre, il garde au point d’arrivée toute sa valeur : la croyance en un au-delà où les âmes immortelle peuvent se trouver réunies. D’où le retour au mythe antique, qui, par le double cri « Eurydice ! Eurydice ! », épigraphe de la seconde partie d’Aurélia, avait marqué la reprise du mythe d’Orphée : « et je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers. » Nous retrouvons ici le tercet qui conclut le sonnet des Chimères, « El Desdichado » : « Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron: / Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée / Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » C’est sa victoire qu’il affirme ainsi, des retrouvailles possibles avec celle qui donne son titre à l’œuvre, Aurélia.

Louis Jacquesson de la Chevreuse, Orphée aux enfers, 1863. Huile sur toile, 115 x 145. Musée des Augustins, Toulouse

Gustave Doré, Dante sur une chimère, 1885. Gravure illustrant La Divine Comédie. BnF
Pour conclure
Cet épilogue du récit apporte au lecteur une double explication :
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D’un côté, Nerval reprend son rôle d’écrivain en rappelant les raisons qui l’ont poussé à composer ce récit multipliant les descriptions de ses rêves, son effort pour les « fixer », en tentant ainsi de leur donner un sens car ils relèveraient, comme dans les plus anciennes traditions, d’une communication mystique avec le monde spirituel.
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De l’autre, il reconnaît comment cette quête à conduit aux délires, à la maladie qui a entraîné des hospitalisations successives, notamment au dernier séjour dans la clinique du docteur Blanche, qui a encouragé l’écriture, vu comme une forme de thérapie.
Mais cette fin interroge : Nerval est-il réellement guéri ? Il est permis d’en douter puisqu’il admet avoir été guidé, par le malade, devenu compagnon fraternel de ses rêves dans ce monde des esprits, allant jusqu’à s’identifier à Orphée, mais aussi à tous ceux qui, dans la littérature, de Virgile à Dante, ont entrepris cette même quête d’une vérité transcendant les limites de la condition mortelle de l’homme.
