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Philippe Grimbert, Un Secret, 2004

Philippe Grimbert : lors d'une conférence en 2015

Philippe Grimbert (né en 1948) :  explorateur de la mémoire 

La psychanalyse

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Ce n’est sans doute pas par hasard que Philippe Grimbert choisit de faire des études de psychologie, suivies, en 1968, d’une psychanalyse, en lien avec l’École freudienne de Paris fondée par Lacan en 1964, qui en reconnaissant les apports de Freud, affirme la primauté du signifiant, de la forme du langage, sur le signifié. La maxime de Lacan, « Tout est langage », c’est-à-dire l’idée que l’homme, loin d’être maître du langage, est déterminé par lui, renvoie, en effet, au silence que Grimbert a vécu dans son enfance, qui n’a été rompu qu’à l’adolescence, quand il découvre que son nom Grinberg a été changé pour masquer son origine juive, que son père a vécu un premier mariage, et que lui-même a eu un frère, Michel, mort en déportation à Auschwitz…

Philippe Grimbert : lors d'une conférence en 2015

Il ouvre ensuite son propre cabinet où il travaille pendant plusieurs années, mais il suit aussi des adolescents autistes et psychotiques dans deux instituts médico-éducatifs à Asnières et à Colombes, avant de poursuivre cette exploration par l’écriture qui se nourrit de cette pratique.

L'écriture

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Ses premiers écrits sont des essais liés à la psychanalyse, Psychanalyse de la chanson, en 1996, écho de son amour de la musique comme Chantons sous la psy (2002), puis Pas de fumée sans Freud, en 1999, ou encore Évitez le divan, en 2001. Il participe aussi à de nombreux articles et est sollicité pour des préfaces.

Mais il choisit, avec La petite Robe de Paul, publié en 2001, de poursuivre cette approche à travers l’écriture de romans, qui permettent, eux aussi, de plonger dans les secrets de la mémoire. C’est ce que fait Un Secret, son deuxième roman, paru en 2004 qui lui apporte le succès, notamment récompensé par le Prix Goncourt des Lycéens avant d’être adapté au cinéma en 2007. Il entre alors pleinement dans la littérature, en tant que critique pour Le Nouvel Observateur ou Le Monde, et il préside, en 2009, le Prix du Livre Inter. Plusieurs romans reprennent ce thème, associant les méandres de la mémoire à la quête de l’identité, tels La Mauvaise Rencontre (2009), La Vie d'un Homme Inconnu (2012) et Un Garçon Singulier (2016).

Le contexte socio-historique 

​Écrit au début du XXIème siècle, ce roman s’inscrit à son début dans la période qui suit l’après-guerre, celle de l’enfance du narrateur que nous suivons jusqu’à la fin de ses études secondaires, mais sa quête de la mémoire familiale accorde une place bien plus importante à la marche vers la guerre et aux réalités de l’occupation nazie.

Contexte

L'après-guerre 

Une vie banale

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Aucun événement historique ne vient véritablement marquer cette période de l’enfance et de l’adolescence, partagée entre l’école et une vie familiale banale dans l’appartement et le magasin de « commerce de gros », rue de Bourg-l’Abbé.

Cette vie simple est scandée par les visites au Louvre avec sa mère, les promenades à la découverte de Paris avec son père, la visite du grand-père chaque mari, et les repas familiaux du dimanche soir chez l’oncle et la tante, ou encore au stade de la Société d’Éducation Physique Alsacienne et Lorraine avec ses parents en fin de semaine. De même, rien d’exceptionnel dans la vie scolaire, d’où ne ressortent que quelques détails, le son de « la cloche », l’odeur enivrante des « amandes de la colle en pot » et le souvenir de la cour de récréation où les filles ont leur « carré réservé » : « Elles y jouaient à la marelle ou sautaient à la corde, loin des jeux de ballon et des exclamations qui résonnaient sur le territoire des garçons. »

Le gymnase dans le stade de « l’Alsacienne »

Le gymnase dans le stade de « l’Alsacienne »

​L’histoire, avec les bouleversements politiques, notamment les guerres d’Indochine et d’Algérie, est donc totalement effacée du récit, qui laisse l’impression d’une atmosphère paisible de cette période qui sera nommée "Les Trente Glorieuses".

Les traces laissées par de la guerre

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Mais cette banalité fait ressortir les blessures laissées par la guerre malgré le silence qui s’est imposé, par exemple le changement de nom, de « Grinberg » en « Grimbert » ou le baptême de l’enfant déjà en âge de s’en souvenir, d’où la conclusion du narrateur dans le premier chapitre : « L’œuvre de destruction entreprise par les bourreaux quelques années avant ma naissance se poursuivait ainsi, souterraine, déversant ses tombereaux de secrets, de silences, cultivant la honte, mutilant les patronymes, générant le mensonge. Défait, le persécuteur triomphait encore. »

L'entrée d'Auschwitz, Nuit et Brouillard, film d'Alain Resnais, 1955

Cependant, tous ne se résignent pas à ce silence, d’abord brisé par le cinéma, avec le film sorti pour l’anniversaire des dix ans de la fin de la guerre projeté aux élèves, sans doute Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, en 1955. Le roman lui consacre un long passage pour souligner l’horreur alors ressentie par le narrateur, qui avait déjà été ému par un autre film vu à la télévision, peut-être, avec la mention des corps de femmes, La dernière Étape, réalisé en 1948, de la résistante polonaise Wanda Jakubowska, rescapée d’Auschwitz, qui retrace la vie des femmes dans ce camp.

L'entrée d'Auschwitz, Nuit et Brouillard, film d'Alain Resnais, 1955

Pour écouter "Nuit et Brouillard", chanson de Jean Ferrat, 1963

Son incapacité à répondre à la question sur Laval, posée à l’oral du Baccalauréat, amène le narrateur à entreprendre une recherche

j’avais appris l’existence d’un lieu à Paris où je pourrais trouver les informations qui me manquaient. Au cœur du Marais le Mémorial possédait un service de documentation, les recherches de Béate et Serge Klarsfeld avaient permis un recensement complet de toutes les victimes du nazisme. En consultant les registres il était possible de retrouver le nom de chaque déporté, le numéro et la destination du convoi dans lequel il avait pris place, la date de son arrivée au camp et, s’il n’avait pas survécu, la date de sa mort.

C’est en 1953 qu’est décidé de construire à Pris le premier Mémorial dédié aux victimes juives du nazisme, inauguré en octobre 1956, aujourd’hui appelé Mémorial de la Shoah.

La crypte du Mémorial de la Shoah

La crypte du Mémorial de la Shoah

Le narrateur mentionne aussi les époux Klasfeld, qu'on a qualifié de "chasseurs de nazis" : ils ont activement agi pour dénoncer la responsabilité des hommes et des États dans la déportation et l’élimination des juifs, et défendre les droits des survivants et de leurs descendants. Ainsi, à partir de la liste des 76000 déportés, classés par convoi, Serge Klarsfeld publie en 1978 Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, puis, en 1995, Le Mémorial des enfants, où il essaie de retrouver l’identité et la photo des 11000 enfants exterminés. Sans doute est-ce à ces ouvrages que fait allusion le narrateur dans l’épilogue :

Peu de temps après j’étais retourné au Mémorial, ayant lu dans la presse que les Klarsfeld envisageaient de publier un ouvrage consacré aux enfants de France morts en déportation. J’avais déposé au service de documentation la photo de Simon conservée dans le tiroir de mon bureau, accompagnée des renseignements demandés.

Quelques mois plus tard je recevais le gros livre noir, le terrible album rempli de sourires, de robes et de costumes du dimanche, de coiffures apprêtées, dans lequel il figurait, clignant les yeux sous le soleil, devant son rempart d’épis de blé.

La montée des périls 

La longue insouciance

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Du côté maternel comme paternel, l’origine étrangère est mise en évidence. Sa mère Tania a pour père un immigré de Lituanie, qui, avant d’abandonner sa famille, a mené la vie difficile de ceux qui ont fui la Russie : « Violoniste sans emploi André a vécu de cachets de fortune, jouant Les Yeux noirs ou Kalinka dans les cabarets russes de la capitale, accompagnant des chanteurs de variétés dans des music-halls sans gloire. » Le grand-père paternel Joseph est originaire de Bucarest, mais « il n’a rien dit de sa décision de quitter » la Roumanie, pays totalement effacé, sauf par ses goûts alimentaires, des « loukoums » ou des « cornichons » par exemple.

Le récit reproduit l'ambiance joyeuse de l'entre-deux-guerres, en racontant les moments de loisirs au stade, ou le premier mariage de Maxime avec Hannah, à la synagogue : rien n’oblige alors à cacher sa judéité. La vie familiale reste paisible, aussi bien pour Maxime que pour Tania, alors mariée à Robert, le frère d’Hannah. Lorsque « [l’]ombre de la guerre se rapproche », comme chez beaucoup de descendants d’immigrés, le discours nie la menace, tel celui de Maxime : « ils sont en France, patrie de la liberté, rien se semblable ne peut y être envisagé. » N’est-ce pas la patrie des Lumières, des droits de l’homme ?

Les menaces

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En revanche, ils suivent les informations sur les « événements qui bouleversent l’Europe », comme l’invasion de la Pologne le 17 septembre 1939. Mais une active propagande s’emploie à rassurer la population : ils croient « la France bien à l’abri derrière cette ligne Maginot dont on leur a vanté l’invulnérabilité ».

En revanche, ceux qui ont eux-mêmes immigré sont plus inquiets, tel Joseph qui se souvient des « brimades qu’il a subies en Roumanie » : « plus que d’autres il est attentif à la vague brune qui s’étend au-delà des frontières ». Mais leur inquiétude reste longtemps niée comme le souligne l’attitude de Maxime, qui « fait la sourde oreille » :

Il veut encore croire à l’impossible, comme beaucoup d’autres il a entendu le récit d’enlèvements au petit matin, il est au courant des opérations organisées pour nettoyer le pays des éléments indésirables. Mais il persiste à croire que ces mesures visent Polonais, Hongrois, Tchécoslovaques, apatrides réfugiés depuis peu, parlant à peine le français, orthodoxes qui n’ont rien changé à leur mode de vie et créé une véritable enclave au cœur de Paris.

C’est ce qui explique que l’exode familial a été tardif, et que les hommes, partis en zone libre les premiers, aient accepté de laisser les femmes et le petit Simon, fils de Maxime et Hannah, alors âgé de huit ans, les rejoindre plus tard.

Le temps de la guerre 

La défaite

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Le récit de Grimberg n’adopte pas une approche historique, chronologique, mais reste lié au destin des personnages.

Le premier signe de la guerre touche Robert, le mari de Tania, « mobilisé sur le front de l’Est ».

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Puis, une fois la France envahie et l’armistice signé, vient l’événement significatif, l’obligation faite aux juifs de porter l’étoile jaune.

Le port de l’étoile est devenu obligatoire. Une gifle pour Maxime qui ne peut plus rien opposer à ceux qu’il a tenté de rassurer. Les inquiétudes de Joseph, les craintes des commerçants voisins étaient fondées. La perspective d’arborer l’insigne jaune anéantit tous ses efforts, le rallie de force à une communauté avec laquelle il voudrait prendre ses distances. Pire, l’ennemi n’est plus l’envahisseur mais son pays lui-même, qui le range du côté des proscrits. Il décide une fois encore de désobéir, ce chiffon ne viendra pas salir ses costumes de prix, ni humilier sa famille.

Est aussi mentionnée « la terrible exposition du palais Berlitz » qui s’ouvre en septembre 1941 afin de mettre en place dans les esprits la propagande antisémite, destinée à reconnaître ceux qui sont présentés comme « les ennemis de la France ».

Affiche de l’exposition antisémite « le Juif et la France » (5 septembre 1941-15 janvier 1942), organisée par l’Institut d’étude des questions juives

La vie pendant l'Occupation

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Le récit se limite ensuite à deux images opposées :

      Est d’abord relaté l’exode dans l’Indre, à Château-Gaultier : Maxime et Georges, son beau-frère, passent la ligne de démarcation : tout semble alors « facile » et cette vie en exode n’introduit aucune menace réelle. Ainsi, Tania peut les rejoindre, après avoir liquidé le magasin possédé à Lyon.

          Tout s’inverse avec le récit de « la plus grande rafle organisée depuis le début de l’Occupation », celle dite du Vél’d’Hiv, en juillet 1942 : 

L’opération a été tenue secrète, dès le petit matin tout le onzième arrondissement a été bouclé, à chaque entrée de rue, à chaque bouche de métro les forces de police se tiennent prêtes. On frappe aux portes, on surprend des familles ensommeillées, on leur laisse à peine le temps de réunir quelques affaires et on les force à dévaler les escaliers, parfois à coups de pied ou de crosse, pour les entasser dans des autobus.

David Korn-Brzoza, La Rafle : la honte et les larmes, documentaire, France 5, février 2024
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Les femmes, Esther, Hannah et son fils, et Louise, la fidèle voisine, échappent à la rafle, et peuvent à leur tour s'installer à Château-Gaultier. Mais Hannah et le petit Simon sont arrêtés par des officiers allemands avant de passer la ligne de démarcation.

À partir de ce moment, les faits liés à la guerre s’effacent presque totalement. À peine sont mentionnés l’existence des camps de détention, « Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande », et les informations transmises par la Résistance sur les camps, le « mal absolu au-delà des frontières ». La dernière évocation précise correspond à la Libération, celle du retour des déportés à la fin de la guerre :

À Paris on guette l’arrivée des déportés, jour après jour on se rend aux nouvelles, on consulte les listes affichées dans le hall de l’hôtel Lutétia. On passe de groupe en groupe en brandissant des photos, on pose des questions, on assiste à l’arrivée des autobus déchargeant sur le trottoir leur cargaison de fantômes.

Pour conclure

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Dans l’immédiat après-guerre, il s’agissait de réconcilier la nation, d’où le silence sur la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation, favorisé par le silence des survivants, porteurs d’un terrible traumatisme. Mais il faudra encore plusieurs années pour que les recherches des historiens, tel l’Américain Robert Paxton sur Vichy en 1966, et les témoignages lèvent le voile sur les réalités de la guerre. Enfin le président Chirac en 1995 brise définitivement le silence en reconnaissant officiellement cette collaboration active.

Il est donc particulièrement intéressant que le roman de Grimbert, prenant en toile de fond ce contexte historique, montre comment le silence gardé sur l’horreur agit en profondeur, même sur ceux qui ne l’ont pas vécue

Présentation d'Un Secret 

Pour lire l’œuvre 
Le château de Chateldon, propriété du comte de Chambrun, lieu présumé  du cimetière pour chiens

La genèse de l’œuvre 

​Une première indication sur la façon dont Grimberg a mûri ce récit est donnée dans l’Épilogue, non daté, où est relatée la visite du narrateur, avec sa fille Rose, dans le château du comte de Chambrun, époux de Josée de Chambrun, fille de Laval, l’homme du régime de Vichy complice du nazisme. Il y découvre le cimetière où « elle enterrait […] ses animaux chéris », des chiens. Les dates les plus récentes sont celles figurant sur la tombe de « Vasco », 1972-1982, plus de trente ans après la naissance de l’écrivain donc. Des sépultures pour des animaux alors que, pour tous ceux qui ont été exterminés dans les camps, « leur nom n’était inscrit sur aucun marbre »…

Le château de Chateldon, propriété du comte de Chambrun, lieu présumé  du cimetière pour chiens

Il annonce alors une décision qui lui prête une fonction d'écrivain : « Devant ce cimetière, entretenu avec amour par la fille de celui qui avait offert à Simon un aller simple vers le bout du monde, l’idée de ce livre m’est venue. Dans ses pages reposerait la blessure dont je n’avais jamais pu faire le deuil. » Cette annonce est précisée dans l’article « Ce que sécrète un secret », qu’il fait paraître en 2008, dans la revue Enfances et Psy où il explique la durée prise par cette maturation liée à sa psychanalyse : « Beaucoup plus tard, après un indispensable temps de deuil et de nombreuses années sur un divan, m’est venue la nécessité de coucher par écrit cette expérience. », « Beaucoup plus tard, après un indispensable temps de deuil et de nombreuses années sur un divan, m’est venue la nécessité de coucher par écrit cette expérience. »

Titre et sous-titre 

Le substantif "secret"

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Le titre initialement prévu était Le cimetière des chiens, ce qui invite à mesurer leur rôle dans le roman. Changé à la demande de l'éditeur, il offre l'avantage d'attirer le lecteur en suggérant une énigme. Le terme vient du latin « secretum » dont le sens originel est topographique : il s’agit d’un lieu écarté, à part, séparé de la réalité connue. De là, son sens habituel pour qualifier ce qui est inconnaissable. Puis le sens s’élargit un peu car il est admis que ce fait, cette idée, puissent être connus de quelques personnes de confiance, qui doivent en préserver la confidentialité. Or c’est bien là le sujet même traité par Grimbert, le non-dit rompu à deux reprises : de la part de Louise, amie de la famille, à l’adolescent, puis du narrateur à ses parents quand il découvre lui-même la vérité au Mémorial.

Mais, vu la profession de Grimbert et sa pratique de la psychanalyse, comment ne pas rapprocher ce terme de la nature même de "l’inconscient", le "ça" qui cache dans ses profondeurs le secret du "moi", tous les interdits refoulés, inavouables ? De même que la cure psychanalytique doit amener cet inconscient à la conscience, de même le roman montre l’accès progressif du narrateur à la conscience

Le déterminant "un"

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La double nature du déterminant « un » enrichit le sens du titre.

Un adjectif numéral cardinal

Prenant alors le sens d’"un seul", il est surprenant, car le récit évoque de nombreux secrets, depuis le plus ancien, celui de Joseph, le grand-père émigré de Roumanie qui n’a jamais expliqué ce qui l’a poussé à l’exil. Il y a ensuite, en raison du narrateur homodiégétique, les nombreux secrets qu’il ignore, sa judéité, le premier mariage de son père, Maxime, avec Hannah et leur fils, Simon, puis l’amour qui a réuni Maxime et Tania. Mais celui qui vit aussi avec « un secret » est son père lui-même, à qui a été soigneusement caché par Louise et Esther, qui avait assisté à la scène, l’acte qui a conduit à l’arrestation d’Hannah et de Simon : elle a choisi délibérément de présenter ses « vrais » papiers d’identité aux officiers allemands et, en déclarant « C’est mon fils » quand l’enfant revient dans la salle du café, elle a aussi choisi de le sacrifier, telle Médée à laquelle la compare le récit. En rompant ce « secret », révélé à son père, le narrateur peut alors conclure : « je venais de délivrer mon père de son secret », de la culpabilité qu’il a toujours porté en cédant, après cette arrestation, à sa passion pour Tania.​

Un article indéfini

Mais, si on le considère comme un déterminant indéfini, il se généralise pour dépasser les personnages du récit, et tout particulièrement le "je" du narrateur enfermé dans les non-dits. Il renvoie alors à n’importe quel « secret », quel qu’en soit celui qui le porte en soi et quel qu’en soit le contenu, et rejoint ainsi la psychanalyse, qui fait de tout « secret » la cause d’un traumatisme qui pèse sur l’enfance mais se porte aussi pendant toute une vie. C’est ce qu’explique Grimbert dans l’article précédemment cité à propos de choix d’écriture :

Cet acte, il fallait que je le maîtrise, que je lui donne sa bonne forme, en évitant deux obstacles majeurs : celui du pathos et celui de la trop grande distance, le feu et la glace, afin de pouvoir offrir au lecteur Un secret, et non pas Mon secret. C’est aussi cela le contenu de ce livre et peut-être le secret de son inattendu succès : à la faveur de cette histoire dramatique qui est la mienne, il décrit la trajectoire d’un secret, l’itinéraire d’un sujet à partir de la place qu’il occupait pendant son enfance et son  adolescence.

Le sous-titre

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Quand un narrateur choisit le "je", le lecteur a spontanément tendance à voir dans l’œuvre une autobiographie, surtout quand sa lecture fait apparaître les ressemblances entre les éléments du récit et ce qu’il sait de la biographie de l’auteur. Le choix du sous-titre « Roman » insiste donc sur un refus de l’écrivain, un refus d’accepter que son lecteur entre dans ce que Philippe Lejeune nomme "le pacte autobiographique" dans son essai de 1975 : l’auteur s’engage à dire toute la vérité, rien que la vérité, à un lecteur qui, lui, s’engage à le croire. Grimbert, lui, veut, au contraire souligner l'importance de la fiction, en fait double :

            Ce qu’il relate, c’est le roman "familial", et surtout celui du couple de ses parents dont il entreprend de retracer la construction. Mais la structure de l’œuvre montrera la place initiale de la fiction.

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, 1975

            Mais, même si tout ressemble à l’autobiographie du narrateur, remontant à ses années d’enfance, vingt ans après la mort de ses parents, Grimbert invite en fait son lecteur à la méfiance, comme il l’explique dans « Ce que sécrète un secret » :

Est-il possible d’évoquer un souvenir sans être dans le fictionnel ? Non, sans doute, car tout souvenir est fiction, toute remémoration est reconstruction et c’est pourquoi chacun de nous devient l’auteur, le romancier de sa propre histoire. Il nous est arrivé à tous cette expérience troublante, surtout lorsque nous avons acquis quelque expérience, de nous retrouver un beau jour sur les lieux de notre enfance, perdus de vue depuis longtemps, et de constater de visu à quel point nous les avions transformés, rendus fictionnels.

La dédicace 

La dédicace, trois prénoms, « À Tania et Maxime », puis, en dessous, « à Simon », reste mystérieuse, contrairement à des dédicaces adressées à des gens connus. Ce n’est qu’au début de la deuxième partie que le voile se lève, quand, en entreprenant de relater la naissance de l’« idylle » entre ses parents, il les nomme, « Maxime et Tania ».

Pour « Simon », la révélation au lecteur est encore plus tardive. Comme le narrateur, il apprend du récit de Louise qu’il était le fils d’un premier mariage de Maxime avec Hannah : « Le frère que je m’étais inventé, celui qui avait rompu ma solitude, ce grand frère fantôme avait donc existé. »

Le chien "Sim" , un indice caché

À la fin de cette partie, le récit marque le lien entre ce demi-frère, jusqu’alors considéré comme imaginaire, et l’ouverture du roman racontant la découverte d’une « peluche râpée », que l’enfant va adopter, un petit chien qu'il nomme « Sim ».

Quand il m’arrivait de me brouiller avec mon frère je me réfugiais auprès de mon nouveau compagnon, Sim. Où étais-je allé lui chercher ce nom ? Dans l’odeur poussiéreuse de sa peluche ? Au détour des silences de ma mère, dans la tristesse de mon père ? Sim, Sim ! Je promenais mon chien dans l’appartement et je ne voulais rien savoir du trouble de mes parents, lorsqu’ils m’entendaient l’appeler.

Le chien "Sim" , un indice caché

Ses questions introduites par le narrateur, le lecteur se les pose aussi, et c’est à nouveau à partir de la psychanalyse, le rôle accordé par Lacan au langage dont le signifiant est le véhicule de l’inconscient que Grimberg apporte une réponse dans ce même article :

À l’époque où j’étais encore infans, c’est-à-dire sans parole, ce nom a évidemment été prononcé devant moi, autour de moi, quelque part dans la pièce pendant que celui qui ne devait pas l’entendre jouait, le dos tourné à ceux qui parlaient mais les oreilles grandes ouvertes, comme c’est le cas pour tous les enfants. Ce signifiant, Simon, accompagné d’un « Ah ! », d’un « C’est trop horrible ! » ou « Je ne peux pas supporter que tu prononces ce nom devant moi ! », ou simplement de l’émotion qui étreignait une voix au moment où ce prénom était prononcé, ont fait qu’il est venu immédiatement se loger dans cette crypte de l’enfant qui ne parlait pas encore. Celui-ci aussitôt a associé à ce « Simon » quelque chose de l’ordre de l’indicible, d’une insupportable douleur ressentie par ceux qui en parlaient. Ce fantôme-là était un signifiant qui n’attendait pour se révéler qu’un événement, une rencontre. Le surgissement d’un chien en peluche aura été l’occasion de cette rencontre, et c’est sur cet objet que le nom du frère est venu se poser. 

La structure 

Le roman est divisé en cinq parties, numérotées mais sans titre, comme les cinq actes d'une pièce de théâtre. Dans chacune, des blancs typographiques permettent de distinguer ce que nous pourrions nommer "scènes" ou "tableaux" marquant les étapes du récit. L’ensemble se termine par un « Épilogue », en fait une projection temporelle des années après, le narrateur ayant à présent une fille. Ces cinq parties suivent une organisation qui, elle aussi, rappelle le théâtre.

La première partie

Elle pose la situation initiale, en remontant à la petite enfance du personnage devenu narrateur. Il se présente, en mettant dès la première phrase, l’accent sur l’essentiel, « Fils unique, j’ai longtemps eu un frère ». Il introduit ensuite les différents protagonistes, depuis la peluche nommée « Sim » puis ce frère imaginaire, dont le rôle évolue : d’abord complice, ensuite rival ennemi. Il pose ensuite une sorte de carte d’identité, indiquant son nom, évoquant ses parents, puis son adresse, avant de se dépeindre physiquement, en soulignant sa faiblesse, « un trou sous le plexus », une maigreur persistante, faisant ainsi ressortir ce qui l’oppose à des parents sportifs. Il déroule rapidement ces années d’enfance, entre la famille et l’école. Cette partie se termine en introduisant un autre personnage, la voisine Mademoiselle Louise, infirmière sexagénaire qui faisait partie de la famille et avec laquelle il « pouvai[t] parler sans contrainte ». En lien avec le titre « Un secret » est ainsi annoncé son rôle, essentiel dans le récit, celui de confidente.

Les trois parties centrales

Elles représentent les péripéties, organisées autour d’un coup de théâtre central :

  • La deuxième est fondée sur l’imaginaire de l’enfant : « J’ai longtemps été un petit garçon qui se rêvait une famille idéale. » Il construit, en effet, un récit autour de l’amour qui unit ses parents, en parallèle avec le contexte de la guerre.

  • Au cœur de la troisième partie intervient l’événement perturbateur, la vision d’un film documentaire sur Auschwitz bouleversant le narrateur, se confiant alors à Louise : « Jusqu’à mes quinze ans Louise a respecté le secret dont mes parents m’avaient entouré, secret dont elle faisait partie », « Le lendemain de mes quinze ans, j’apprenais enfin ce que j’avais toujours su. » C’est donc la première révélation du « secret ».

  • Cette révélation marque un tournant dans la quatrième partie car elle fait passer de l’imaginaire initial du couple parental à la véritable histoire : « J’ai ajouté de nouvelles pages à mon récit, nourries par les révélations de Louise. Une seconde histoire est née, dont mon imagination a rempli les blancs, une histoire qui ne pouvait cependant effacer la première. Les deux romans cohabiteraient, tapis au fond de ma mémoire, chacun éclairant à sa façon Maxime et Tania, mes parents, que je venais de découvrir. » De même, le frère jadis imaginaire prend corps, et un nouveau « secret » est mis en place : la vérité sur l’arrestation d’Hannah et de son fils est cachée au couple parental par les deux femmes, dont Louise, qui ont assisté à la scène.

La cinquième partie

Toujours comme au théâtre, elle forme le dénouement, en deux temps :

  • Un élément de résolution le prépare : l’enquête du narrateur entreprise au Mémorial à partie de son incapacité de répondre à sa question sur « Laval » à l’oral du baccalauréat complète les « blancs » restant dans l’histoire familiale.

  • La mort du petit chien Écho sert de catalyseur au récit fait à son père puis à sa mère qui fait tomber le « secret », non pas sur la vérité de l’arrestation, mais sur le sort ultime d’Hannah et de Simon : « Je lui ai dit qu’ils n’avaient pas connu l’horreur quotidienne du camp. Seule la haine des persécuteurs était responsable de la mort d’Hannah et de Simon. » La révélation reste donc partielle, mais cela conduit à une conclusion libératrice, au moins par rapport à ce qui a été caché à leur fils : « Je venais de délivrer mon père de son secret », ce silence si longtemps gardé. »

Structure

Une histoire d'amour 

Le roman met en son cœur les parents du narrateur, Maxime et Tania, à la fois en tant que couple, dans la relation qui les unit, et dans leur relation avec leur fils. Mais leur présentation se complexifie par les regards qui s’entrecroisent :

  • D’une part, la réalité familiale est observée par le narrateur, d’abord enfant, puis plus âgé face à des parents vieillis ;

  • D’autre part il y a le « roman » qu’il imagine, en deux temps, avant que ne soit révélé le « secret », quand rien ne fait obstacle à leur amour, puis après la révélation de Louise, où, en raison des oppositions, humaines ou réalités militaires, il reconstruit cette image de l’amour entre eux.

Le portrait du couple 

L'importance du corps

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Une fois qu’a été rappelée leur origine modeste, qui les a empêchés de poursuivre des études, et qu’a été posé le cadre professionnel, « Tous deux tenaient un commerce de gros, rue du Bourg-l’Abbé, dans ce carré de l’un des plus anciens quartiers de Paris réservé à la bonneterie. La plupart des magasins de sport se fournissaient chez eux en maillots, justaucorps et sous-vêtements », les éléments objectifs sont très limités, comme si rien ne les distinguait de leurs contemporains : « Les hommes portaient la coupe courte et légèrement ondulée de mon père, les femmes arboraient la sombre cascade de cheveux de ma mère, retenue par un ruban. »

En revanche, l’accent mis sur son propre corps par le narrateur met en valeur, par contraste, un portrait physique mélioratif : « je haïssais mon corps et mon admiration pour le leur ne connaissait plus de limites. » Tous deux bénéficient de cette admiration, soulignée par la comparaison qui les rapproche de la perfection : « Mes parents, mes bien-aimés, dont chaque muscle avait été poli, comme ces statues qui me troublaient dans les galeries du Louvre. » Tous deux, en effet, partagent un véritable culte du corps, qui assure aussi à leur union la même perfection : « Plongeon de haut vol, gymnastique sportive pour ma mère, lutte, agrès pour mon père, tennis, volley pour tous deux : deux corps faits pour se rencontrer, s’épouser, se reproduire. »

Le portrait de la mère, Tania

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Sa « beauté », terme récurrent quand le récit l’évoque, est suggérée par la précision sur sa première activité : « Elle défile pour des couturiers et le reste du temps croque des silhouettes qu’un journal de mode lui achète. » Ainsi, est aussi mentionnée à plusieurs reprises son élégance, qui ressort tout particulièrement lors de la description de ses plongeons : « Moulée dans un maillot noir, coiffée d’un bonnet blanc qui souligne la pureté de ses traits, Tania est éblouissante. Projetée vers le ciel après quelques rebonds elle fend l’air puis ramassée sur elle-même inscrit ses figures parfaites dans l’espace avant de filer vers la surface qui se referme sur elle sans une éclaboussure. » L’admiration met particulièrement en valeur sa silhouette gracieuse, « la ligne de ces épaules, de cette taille, de ces jambes ciselées ». Elle prend d’ailleurs grand soin de ce corps, en s’entraînant régulièrement dans la pièce aménagée en gymnase dans l’appartement : elle « s’y livrait cependant à des exercices d’échauffement, guettant, pour y remédier aussitôt, le moindre relâchement. »

La mise en valeur d'un corps parfait

La mise en valeur d'un corps parfait

Mais, quand une femme est définie avant tout par sa beauté physique, sa destruction par l’âge ou, comme dans le cas de Tania, par « une hémorragie cérébrale », est encore plus terrible en obligeant à voir « fondre ses muscle » ou « à affronter la vision d’une femme amaigrie, méconnaissable, se balançant sur un fauteuil. »

Robert Dubuis : un gymnaste accompli dans l’après-guerre 

Robert Dubuis : un gymnaste accompli dans l’après-guerre 

Le portrait du père, Maxime

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De la même façon, le portrait de Maxime insiste sur son excellence dans toutes les pratiques sportives : « il brille dans le gymnase, terrasse ses adversaires à la lutte gréco-romaine, effectue sans effort la croix de fer aux anneaux ». Depuis sa jeunesse, il sculpte son corps grâce à un entraînement incessant : « En quelques années la musculation et les agrès lui ont dessiné la stature dont il rêvait ». C’est, en fait, la seule compensation à l’échec de ses autres rêves, devenir médecin ou avocat, par manque d’argent dans sa famille. Sa carrure d’athlète fait ainsi oublier son origine modeste, et cela forge aussi sa personnalité de jeune homme, car à ce corps parfait, il faut aussi offrir un écrin : « il aime séduire. Il s’habille avec goût, porte des chemises sur mesure. Il veut briller et le premier achat important qu’il se permet est celui d’une voiture décapotable : chromes et sièges de cuir. »

L’image de l’amour 

George Hoyningen-Huene, À la plage en maillot, in Vogue, février 1930

Comme dans tout « roman », selon l’appellation que Grimberg attribue à Un Secret, l’histoire d’amour entre les parents du narrateur prend toute sa place, d’autant plus renforcée par le redoublement de l’image donnée :

  • Dans la deuxième partie d’abord, il entreprend de dépeindre le couple, en s’intéressant tout particulièrement à ce qui précède sa naissance : « À partir des rares images qu’ils me laissaient entrevoir j’ai imaginé la rencontre de mes parents ». Il dépeint alors un amour simple, naturel, et heureux même quand la guerre oblige à l’exode.

George Hoyningen-Huene, À la plage en maillot, in Vogue, février 1930
  • Mais tout s’inverse dans la troisième partie, dès le moment où le récit de Louise révèle au narrateur la vérité, à la fois la judéité de ses parents, le premier mariage de Maxime avec Hannah suivi de la naissance de leur fils, Simon, et l’épreuve vécue pendant la guerre : « Louise m’avait permis de reconstituer l’idylle de mes parents coupables. » Les obstacles à l'amour se sont, en effet, multipliés.

La vision initiale

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Tout contribue à idéaliser l’image de l’amour.

La grâce sur un plongeoir

La scène de rencontre

Traditionnel dans un roman, le récit de la première rencontre reprend ici tous les éléments de ce topos littéraire : deux "âmes-sœurs", ici réunies par la « pratique du sport, leur passion commune », se reconnaissent dès leur premier regard, qui provoque un coup de foudre réciproque. C’est donc dans le stade que naît cet amour : « Maxime a remarqué la beauté de Tania, il veut la conquérir. Tania est elle aussi séduite par ce garçon : elle guette son arrivée, le suit des yeux, parfois se rend au gymnase pour assister à l’un de ses combats. »  

La grâce sur un plongeoir

Maxime cesse alors de multiplier les conquêtes, chacun devient "unique" pour l’autre et la relation évolue rapidement : « Au bout de quelques semaines il ne peut plus se passer de sa présence. Ils se fréquentent en dehors du club, au volant de sa décapotable il l’emmène découvrir ses coins préférés de la capitale ». L'amour s'installe alors durablement.

L'exode

Loin de l'interrompre, la marche vers la guerre et même l’exode à Saint-Gaultier ne font qu'embellir leur relation amoureuse : « Ils l’associaient à deux années exceptionnelles, souvenir de pur bonheur, parenthèse de sérénité dans la tourmente. » Ils ont pu, en effet, trouver un travail rémunérateur qui les a insérés dans cette petite ville de province : « Maxime s’acquitte de sa pension en travaillant dans le parc de la propriété ainsi que dans ceux des demeures voisines, débitant à la hache du bois pour l’hiver, entretenant les plates-bandes et les potagers. Tania propose des cours de gymnastique aux enfants de l’école. » Ainsi l’amour se concrétise en soulignant l’union des corps, dans une parfaite harmonie : « Quand la fraîcheur de la nuit tombe sur leurs épaules ils rentrent, serrés l’un contre l’autre, gravissent l’escalier en évitant d’en faire craquer le chêne et s’aiment en silence dans le lit étroit, enlacés jusqu’à l’aube. »

La reconstruction​

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La première rencontre

La première rencontre doit forcément être modifiée, puisque le narrateur a appris que Maxime et Tania étaient tous deux mariés, lui avec Hannah, elle avec Robert. Il annonce donc, « J’ai ajouté de nouvelles pages à mon récit, nourries par les révélations de Louise », mais sa précision, « Une seconde histoire est née, dont mon imagination a rempli les blancs, une histoire qui ne pouvait cependant effacer la première », sous-entend qu’il s’agit à nouveau d’un « roman » qui maintiendra le topos littéraire du coup de foudre ressenti par Maxime ébloui par « la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée », mais le jour même de son mariage, ce qui met aussitôt en valeur l’obstacle : « une telle beauté lui est douloureuse, loin d’éclairer la fête elle vient l’assombrir : l’éclat de cette femme lui brise le cœur. C’est le jour de son mariage, celui où il unit son destin à Hannah et il est foudroyé par cet éclair d’été ».

Mais cette situation modifie l’effet de cette scène de rencontre. Nous y retrouvons, certes, l’échange de regards, mais l’accent est surtout mis sur celui, insistant, de Maxime sur celle qui est devenue sa belle-sœur : « Il fixe la jeune femme jusqu’à ce qu’elle entende enfin son appel muet et relève la tête. […] Il soutient son regard, une seconde de trop. Mais il la fixe une fois encore. Elle ouvre les yeux, traversée par le même éclair de surprise. » Ainsi, si cette insistance trouble la jeune femme, « le regard appuyé qu’il lui a adressé le jour même de son mariage l’a glacée », et si son « apparence l’a séduite dès leur première rencontre », son jugement est plutôt sévère : « Elle le devine habitué aux conquêtes faciles, sûr de son charme, un de ces hommes pour qui les femmes sont des proies. »

L’affirmation de l’amour

Le mariage de chacun d’eux crée donc un écart entre eux. En revoyant Tania, que la guerre et la mobilisation de son époux ont ramenée à Paris, Maxime voit renaître « son éblouissement d’autrefois » et est à nouveau « bouleversé » par sa beauté quand il contemple son plongeon. Mais le récit introduit aussitôt l’obstacle, Hannah, son épouse, qui perçoit le sens de ce regard : « Elle connaît suffisamment son mari pour y lire un désir fou, une fascination qu’il ne songe même pas à dissimuler. Jamais il ne l’a regardée ainsi. » La jalousie l'envahit dès ce moment.

Tania partage ce trouble de Maxime, mais, plus que reconnaître là un sentiment amoureux, c’est à nouveau le corps qui crée son « attirance » : il « occupe ses pensées plus qu’elle ne le voudrait. Elle a beau lutter, son image la poursuit, image troublante d’un homme qu’elle n’aime pas. » Un premier silence la retient, en effet, la gêne ressentie devant ce regard le jour de son mariage, inapproprié, dont elle n’a parlé à personne ce qui en fait comme « un pacte » entre lui et elle, par le désir qu’à son tour elle éprouve.

Pour la première fois elle éprouve une attirance qui ne s’accompagne ni d’estime, ni de tendresse. Des visions trop précises l’assaillent, le hâle de son cou tranchant sur la blancheur de sa chemise, la ligne de ses épaules, les veines saillantes de ses avant-bras. Elle se laisse aller à imaginer son odeur, le poids de son corps, son sexe, les muscles de ses fesses. 

Mais elle aussi se sent coupable face à l’interdit que représente le mariage et la famille de Maxime.

L’exode

Tout bascule lors de l’exode qui amène Tania à se réfugier elle aussi à Saint-Gaultier, où les épouses doivent rejoindre les hommes partis préparer leur installation. Cette attente permet à Maxime et Tania de se retrouver, et leur désir réciproque renaît. Les nuits de Maxime sont habitées par l’image de Tania : « Bouleversé par Tania, Maxime se retourne chaque nuit sans fin, obsédé par l’image de la jeune femme qui dort dans la chambre voisine, sa chevelure répandue sur l’oreiller, sa peau hâlée tranchant sur la pâleur des draps. » Il ne cache même plus ses regards qui « se font plus insistants », et Tania « leur répond, se laisse envahir par ces vagues de désir » qui font écho aux siennes : « Il l’attire plus que jamais, elle lutte contre la tentation de se réfugier contre son torse, de coller sa bouche à la sienne. Rien n’a d’importance en dehors de cette force qui la possède tout entière. » D’une certaine façon, l’arrivée prochaine d’Hannah les rassure car l’interdit sera alors ranimé et empêchera une relation durable.

Mais, quand Esther et Louise arrivent et annoncent l’arrestation d’Hannah et de son fils, tout bascule, en deux temps :

  • La culpabilité les saisit. Maxime est accablé et s’isole ; Tania, elle, « l’évite, baisse les yeux lorsqu’elle le croise. » Tous deux luttent donc contre leur attirance : « L’absence de sa femme et de son fils dresse entre eux une barrière infranchissable. »

Yves Ducourtioux, Saint-Gaultier, ville de la Creuse, fin du XXème siècle. Dessin, carte postale

  • Mais le désir est plus puissant que cette résistance. Il suffit d’une promenade au bord de la rivière pour que la vue de Tania en maillot amène le geste réciproque de transgression :

Il ne cherche pas à se cacher de Tania, lorsqu’elle se hisse sur la berge il lui offre sa douleur, les yeux nus. Face à lui elle reste immobile, ruisselante. Elle tend sa main mouillée, il s’en saisit et y enfouit son visage. Elle s’approche de lui, il entoure sa taille de ses bras et appuie sa joue sur l’étoffe du maillot. Il touche enfin le corps de Tania. Après s’être allongé tant de fois en rêve dans sa chaleur c’est la peau glacée de la nageuse qui s’offre à lui. L’eau de la Creuse se mêle à ses larmes. Ils restent ainsi un long moment puis se détachent, toujours sans un mot. Tania s’allonge à côté de lui et tous deux fixent le ciel.

À partir de ce moment, l’inéluctable se produit : « Un soir enfin il s’autorisera à la prendre. » Mais la culpabilité n’est pas pour autant effacée d’où le mouvement de Maxime : « Il tient dans ses bras celle qu’il désire depuis des années mais sur le point de perdre conscience, c’est l’image d’Hannah qui lui apparaît. Alors de toutes ses forces il la repousse, rejetant son visage clair dans la nuit. »

Yves Ducourtioux, Saint-Gaultier, ville de la Creuse, fin du XXème siècle. Dessin, carte postale

C’est ce qui explique l’obstacle qui demeure, « Il faudra du temps pour que Tania et Maxime envisagent une vie commune », le refus de se débarrasser des jouets du petit Simon, dont ce chien en peluche que trouvera le narrateur enfant, et surtout ce silence qui pèse sur toute son enfance.

La relation entre le narrateur et ses parents 

Une double réalité familiale

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Relatant sa vie familiale, le narrateur reconnaît l’amour qui lui est accordé : « Unique objet d’amour, tendre souci de mes parents ». Le « trio » familial est uni et veillent à donner à leur enfant une culture solide : « Ma mère m’emmenait chaque semaine au Louvre, mon père me faisait partager sa passion pour Paris que je parcourais avec lui à la découverte de lieux inconnus des touristes. » Ils suivent aussi avec inquiétude sa scolarité et ses problèmes de santé, notamment sa mère : « J’ai survécu, grâce aux bons soins des médecins et à l’amour de ma mère. »

Mais, derrière cette réalité objective, la haine de son corps malade, malingre, surtout par comparaison au physique de ses parents, amène un ressenti, subjectif, accablant. Cela commence par le sentiment de ne pas être à la hauteur du fils idéal que devaient souhaiter ses parents, d’où l’imaginaire qu’il construit autour de sa naissance : « le résultat de l’union des deux athlètes est là, recueilli dans un linge : bien différent de celui dont ils ont rêvé, c’est un enfant fragile qu’il faut arracher à la mort... » L’accent est mis, notamment, sur l’amour d’un père, sur lequel il tente de se rassurer alors même qu’il ne peut s’empêcher d’en douter : « Mon père m’a aimé aussi, je veux le croire, surmontant sa déception, trouvant dans les soins, l’inquiétude, la protection, de quoi nourrir ses sentiments. Mais son premier regard a laissé sur moi sa trace et régulièrement j’en ai retrouvé l’éclair d’amertume. »

Le mensonge

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Le récit de Louise, les informations données au narrateur sur le premier mariage de son père, sur la naissance de son premier fils Simon, avec la description de cette première vie familiale, viennent à la fois révéler la force de l'amour parental, mais briser l’image d’une famille heureuse, et conforter sa propre certitude d’une faille non-dite, d’où les infinitifs juxtaposés : ils « allaient unir leurs destinées pour me donner naissance, m’aimer et me mentir. » Ainsi, si la révélation provoque un bouleversement, en même temps elle rassure en déplaçant la culpabilité. Elle apporte, en effet, une justification à ces doutes dont le narrateur alors enfant s’accusait en raison de sa disgrâce physique. Il n’en est plus coupable, il n’est que la victime du nazisme qui a fait disparaître le premier enfant « parfait » :

 J’ignorais qu’au-delà de mon torse étroit, de mes jambes grêles, c’était lui que mon père contemplait. Il voyait ce fils, son projet de statuaire, son rêve interrompu. À ma naissance, c’était Simon que l’on avait déposé encore une fois dans ses bras, le rêve d’un enfant qu’il allait former à son image. Ce n’était pas moi, balbutiement de vie, brouillon dont n’émergeait aucun trait reconnaissable. Avait-il pu dissimuler sa déception aux yeux de ma mère, avait-il pu s’arracher un sourire attendri en me contemplant ?

La vérité reconstruite

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En se déculpabilisant lui-même, ses connaissances sur les réalités de la guerre, du nazisme et de l’Occupation brisent ainsi peu à peu les silences. D'un côté, les parents tombent du piédestal où l’enfant les avait tout naturellement placés : « Peu à peu je me détachais de mes parents. J’acceptais de voir les fêlures apparues sur ces perfections. » Mais, de l’autre, ils bénéficient d’une forme d’indulgence face aux « premières atteintes de l’âge », plus douloureuses encore pour ceux qui ont accordé tant d’importance à leur corps qui se dégrade : « Mon père en souffrait davantage que ma mère et je surprenais parfois l’anxiété de son regard face au miroir. Un soir il était rentré effondré : pour la première fois une jeune femme lui avait cédé sa place dans le métro. » Quand sa mère se retrouve totalement handicapée, tout empire encore : « Cette douleur, mon père la ressentirait plus violemment encore que moi. » 

Ainsi, le narrateur se reconstruit en devenant adulte. Devant le « corps frêle » de son père vieilli, il peut se rapprocher de lui jusqu’à briser, à son tour, le silence pour lui permettre, à lui aussi, d’effacer les mensonges dans lesquels il s’était enfermé en lui révélant le sort d’Hannah et de son fils qui, exterminés dès leur arrivée à Auschwitz, ont échappé à la douleur de la vie dans ce camp : « Seule la haine des persécuteurs était responsable de la mort d’Hannah et de Simon. Sa douleur d’aujourd’hui, sa culpabilité de toujours ne devaient pas permettre à cette haine d’exercer encore une fois ses effets. » Il offre donc, en montrant à son père sa connaissance de la vérité, un pardon.

Cependant l’ajout, « Je n’ai rien dit de plus », montre qu’à son tour il choisit le silence, puisqu’il n’explique pas comment s’est produite l’arrestation, un véritable suicide d’Hannah entraînant avec elle son fils, en raison de sa prise de conscience de la relation qui se créait entre Maxime et Tania, violente jalousie immédiate : « Son tempérament ne l’a jamais poussée au combat, aussitôt elle voudrait disparaître, s’effacer pour leur laisser la place. » Il épargne ainsi à ses parents une culpabilité encore plus forte, cautionnant leur amour. La dernière preuve en sera leur double suicide, Maxime permettant à sa femme d’échapper à sa douleur, mais refusant aussi de continuer à vivre sans elle.  

POUR CONCLURE

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Au cœur de ce roman, Philippe Grumbert, psychanalyste, a donc placé la vie familiale avec tous les secrets qui peuvent se cacher sous une apparence d’harmonie et d’amour. Tous les personnages, en fait, sont prisonniers de silences, nés de la culpabilité initiale et du désir parental de protéger l’enfant, certes louable, mais qui échoue en fait : les non-dits ne l’empêchent pas de sentir, par les mots perçus, les gestes ou les regards, que quelque chose lui est caché, et de s’enfermer à son tour dans le silence d’une douloureuse culpabilité.

Mais le romancier interroge aussi son lecteur sur « le secret » peut-être fondamental, cet adjectif dissimulé, "juif" : « Je découvrais tous ceux qui me l’avaient dissimulé marqués par cet adjectif si encombrant, si coupable. » La culpabilité n’est-elle pas celle des « bourreaux », des  nazis durant la guerre, mais aussi de tous les antisémites qui, en imposant aux juifs l’exclusion, imposent aussi la dissimulation aux juifs d’abord, mais aussi à eux-mêmes car leur rejet est condamné par la loi ?

Le personnage-narrateur 

Le « je » du récit, même en écartant une dimension purement autobiographique, en raison de l’indication initiale « roman », maintient le lien entre le personnage, dépeint de son enfance à l’âge adulte, et le narrateur. Mais ce narrateur a pris une distance, ce qui conduit à un entrecroisement des regards et des sentiments jadis ressentis, et les explications qui se mettent progressivement en place.

Le frère imaginaire 

Le premier fait qui s’impose dès la première phrase est ce frère imaginaire : « Fils unique, j’ai longtemps eu un frère. » Mais son évocation est précédée de la trouvaille du chien en peluche auquel il est immédiatement associé : « La nuit qui a suivi je pressais pour la première fois ma joue mouillée contre la poitrine d’un frère. Il venait de faire son entrée dans ma vie, je n’allais plus le quitter. » Son rôle, cependant, se modifie au fil du récit de Louise. 

Le chien en peluche​

​Sa découverte

La trouvaille se fait en présence de la mère, et la peluche séduit immédiatement l’enfant : « La peluche râpée, le museau poussiéreux, il était vêtu d’un manteau de tricot. Je m’en étais aussitôt emparé et l’avais serré sur ma poitrine ». Mais un interdit est aussitôt imposé, et l’obéissance est justifiée par une première perception de l’enfance : « j’avais dû renoncer à l’emporter dans ma chambre, sensible au malaise de ma mère qui m’incitait à le remettre à sa place. »

Un compagnon d'enfance : le chien en peluche

Un compagnon d'enfance : le chien en peluche

Cependant, l’enfant ne se résout pas à abandonner la peluche, adoptée définitivement : « j’avais insisté pour y retourner et cette fois ma mère n’avait pu m’empêcher de redescendre avec le petit chien. Le soir même je l’installais sur mon lit. » Il devient alors le double du frère imaginaire : « Quand il m’arrivait de me brouiller avec mon frère je me réfugiais auprès de mon nouveau compagnon, Sim. »

​L'interprétation

Le narrateur change alors de rôle. Il ne se contente plus de raconter, mais entreprend d’interpréter la fonction de cette peluche, d’abord par ses questions : « Où étais-je allé lui chercher ce nom ? Dans l’odeur poussiéreuse de sa peluche ? Au détour des silences de ma mère, dans la tristesse de mon père ? » Il reconnaît cependant, à nouveau, cette perception d’un malaise parental, qu’il a lui-même nié à cette époque : « Sim, Sim ! Je promenais mon chien dans l’appartement et je ne voulais rien savoir du trouble de mes parents, lorsqu’ils m’entendaient l’appeler. »

Ce déni ne sera levé que par la révélation de Louise du prénom du premier fils de Maxime et de sa première épouse, Hannah, Simon. La fusion entre la peluche et ce frère disparu s’accomplit ainsi lors du récit qui les associe lors de l’exode. « Prévenu que l’on allait marcher de nuit dans la campagne, Simon serre son petit chien contre lui », l’enfant le confie à Louise pour aller aux toilettes, qui l’emportera avec elle jusqu’à ce qu’il soit remis à Maxime qui le conservera précieusement.emettre à sa place. »

De la peluche au vrai chien

Mais le nom, « Écho », donné à un « véritable chien », « petit bâtard noir et blanc recueilli sur les bords de la Marne », vient confirmer la fonction de la peluche, qu’il remplace aussi bien auprès du narrateur, dormant sur son lit, qu’auprès du père : « Mon père s’attendrissait lorsqu’il serrait son chien noir et blanc contre sa poitrine. Il emmenait Écho en promenade au bois, jouait avec lui comme avec un enfant, le lâchait le dimanche sur les pelouses du stade, roulait avec lui dans l’herbe. » La révélation du « secret » a conduit, en effet, à un rejet de la peluche : elle « avait rejoint les souvenirs poussiéreux de la chambre de service : je savais que je ne pourrais plus affronter l’éclair de ses petits yeux noirs, maintenant que je connaissais son histoire. » Cela amène de nouvelles questions du narrateur, qui suggèrent la culpabilité des parents :

Comment mon père avait-il pu supporter de me voir le serrer contre ma poitrine, l’installer à côté de moi à chacun de nos repas ? Et ma mère, qu’avait-elle ressenti en entendant de nouveau le nom de celui que j’avais arraché à sa nuit, qu’elle avait sans doute si longtemps craint de voir réapparaître ?

C’est cette fonction de substitution, accomplie par le narrateur qui la prête aux parents, qui explique la dernière mention dans le récit du petit chien, au nom déjà significatif. L’accident qui cause la mort d’Écho provoque le bouleversement de Maxime, mis en parallèle avec les morts anciennes : « Mon père avait surmonté la disparition de son fils et de sa femme, la mort de son chien le faisait s’effondrer. » Ainsi cette mort sert de catalyseur, car la phrase du père, « Il m’a dit qu’Écho était mort par sa faute », amène la réponse qui va briser ce long silence au sein de la famille, rendu inutile puisque le fils montre qu’il est parfaitement au courant et n’accuse en rien son père : « Je me suis entendu lui dire que c’était vrai, qu’il était responsable de cela, mais de cela seulement. »

Peut-être faudrait-il aussi rapprocher cette place ainsi accordée à la peluche, puis à Écho, la mention des chiens dans l’épilogue, dans ce cimetière où la fille de Laval, le collaborateur antisémite qui a soutenu la déportation des enfants, leur offre un ultime témoignage de son amour pour eux… N’est-ce pas ce qui suscite chez le narrateur de faire de son récit un témoignage, dédié à « Simon », ce frère disparu, qu’il rend ainsi à ses parents ? Grimbert déclare d'ailleurs : « Écrire est le moyen que j’ai trouvé pour faire un travail de deuil. Je n’ai compris cela que très récemment : chacun de mes livres est une petite tombe ».

Le frère imaginaire : un double

Le lien fraternel

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Dans un premier temps, ce frère imaginaire apporte un soutien à cet enfant qui dort mal, « agité par de mauvais rêve » : « Un jour enfin je n’ai plus été seul ». Ainsi, il offre une consolation car il partage ce chagrin : « La nuit qui a suivi je pressais pour la première fois ma joue mouillée contre la poitrine d’un frère. » Il est donc associé à tous les moments de son existence, tel une "ombre" : « Il m’accompagnait au square, à l’école, je parlais de lui à tous ceux que je rencontrais. », « je demandais qu’on l’attende avant de passer à table, qu’on le serve avant moi, que l’on prépare ses affaires avant les miennes au moment du départ en vacances. »

Le frère imaginaire : un double

Il offre aussi un autre avantage, encore plus important : « Longtemps mon frère m’a aidé à surmonter mes peurs. Une pression de sa main sur mon bras, ses doigts qui ébouriffaient mes cheveux et je trouvais la force de franchir les obstacles. Sur les bancs de l’école le contact de son épaule contre la mienne me rassurait et souvent, si l’on m’interrogeait, le murmure de sa voix à mon oreille me soufflait la bonne réponse. ». Il devient ainsi une compensation à sa propre faiblesse physique et psychique : « Je m’étais choisi un frère triomphant. Insurpassable il l’emportait dans toutes les disciplines pendant que je promenais ma fragilité sous le regard de mon père ».

Un frère ennemi

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Mais quelques indices annoncent rapidement l’inversion de son rôle. Déjà une première comparaison montre qu'il réduit la dimension de l’enfant : il dit avoir « flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large », ce que confirme l’image d’une néantisation : « Je m’étais créé un frère derrière lequel j’allais m’effacer, un frère qui allait peser sur moi, de tout son poids. » L’adverbe, mis en valeur entre virgule, lance une accusation : « Pendant ce temps, insolemment, mon frère exhibait ses épaules carrées, le hâle de sa peau sous son duvet blond. » Sa beauté ne fait que souligner la laideur du corps que le personnage déteste.

La complicité est alors remplacée par le conflit :

Plus j’avançais en âge, plus mes relations avec mon frère devenaient tendues. Je nous inventais des querelles, je me rebellais contre son autorité. […] Les années passant, il s’était transformé. De protecteur il était devenu tyrannique, moqueur, parfois méprisant. M’endormant au rythme de sa respiration je continuais cependant de lui confier mes peurs, mes défaites. Il les accueillait sans un mot mais son regard me réduisait à néant, il détaillait mes imperfections, soulevait les draps et étouffait un rire. Alors la colère m’envahissait, je le saisissais à la gorge. Frère ennemi, faux frère, frère d’ombre, retourne à ta nuit !

Il faudra attendre les révélations de Louise pour que tout s’explique et fasse disparaître ce frère imaginaire : « Après avoir vécu toutes ces années sous l’ombre d’un frère, je découvrais celui que mes parents m’avaient caché. »

Le personnage de Louise 

Présenté dès la fin de la première partie, le personnage de Louise joue un rôle important dans le roman, d’abord dans le quotidien de l’enfant, puis par son récit révélateur.

La complicité

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Dès la fin de la première partie, la proximité est affirmée, à la fois locale, car le magasin des parents « partageait le rez-de-chaussée de l’immeuble avec le cabinet de Mademoiselle Louise », mais surtout affective, à travers les soins apportés tant aux parents, des massages, qu’à l’enfant malade : « Louise faisait partie de notre famille, je l’avais toujours connue. »

Mais c’est surtout avec l’enfant que la complicité est grande : il « recherchait sa compagnie traversant le plus souvent possible l’étroit couloir encombré de cartons pour lui rendre visite. Je passais moins de temps dans le magasin que chez elle, où je pouvais parler sans contrainte. » Le narrateur avance une explication, le même partage d’un corps imparfait que tous deux détestent : « Je la sentais proche de moi, sans doute en raison de sa difformité : elle devait sa démarche cahotante à un pied-bot dissimulé dans une chaussure orthopédique, un boulet de cuir noir qu’elle traînait partout avec elle. Sa silhouette vacillante bousculée par les murs du couloir était à l’image de son visage, un sac de peau que ne soutenait aucune armature. », « Certains jours plus propices à la confidence, Louise racontait l’enfance d’une petite fille boiteuse, moquée, vivant dans l’ombre de ses camarades plus agiles. Je m’y reconnaissais. »

Ainsi le cabinet de Louise devient comme un refuge, car avec elle la communication donne l’impression d’une transparence totale : « Curieux de sa vie, je lui posais les questions que je ne m’étais jamais permises avec mes parents. » Transparence réciproque, puisqu’elle incite ainsi l’enfant à se confier : elle « plantait son regard interrogateur dans le mien, attendant mes confidences. Alors je pouvais me laisser aller à lui raconter mes rêves. » Transparence même avec les parents lors des massages : « avec leur fatigue, ils abandonnaient chez elle leurs secrets. »

La révélatrice des "secrets"

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Le personnage de Louise disparaît dans la deuxième partie, lorsque le narrateur relate la vie imaginaire prêtée à ses parents, jusqu’au moment de la guerre où il lui redonne un rôle lors de l’exode notamment : « Ils avaient fermé le magasin, en avaient confié les clefs à Louise, leur voisine et amie fidèle. Elle veillerait à ce que les marchandises ne soient pas pillées en leur absence. Une de ses cousines qui travaillait à la mairie d’une localité de l’Indre leur avait fourni l’adresse d’une famille susceptible de les héberger. »

En fait, Louise n’a levé le secret des réalités vécues à cause de la guerre que bien tardivement : « Longtemps elle m’a caché les avoir connues elle aussi. Jusqu’à mes quinze ans Louise a respecté le secret dont mes parents m’avaient entouré, secret dont elle faisait partie. Peut-être guettait-elle un signe avant de m’en dire davantage. Un mot, une allusion de ma part qui lui permettrait d’entrouvrir la porte. »

Une famille juive

Ce secret va être dévoilé en deux temps, d’abord sur l’origine familiale, après le film sur Auschwitz qui a bouleversé l’adolescent de quinze ans : « À Louise j’ai dit la vérité, à elle seule je pouvais la dire. Je lui ai raconté la projection, je lui ai parlé des montagnes, je lui ai décrit la femme de caoutchouc, je lui ai dit comment j’avais lavé l’injure qui lui avait été faite. Mais je ne lui ai pas parlé de mon rire. J’ai avancé dans mon récit et soudain, submergé par l’émotion, j’ai pleuré devant Louise comme je ne l’avais jamais fait devant personne. »â€‹

Elle rend ainsi consciente la judéité, jusqu’alors enfouie dans le silence imposé au sein de la famille : « Le lendemain de mes quinze ans, j’apprenais enfin ce que j’avais toujours su. J’aurais pu moi aussi coudre l’insigne à ma poitrine, comme ma vieille amie, fuir les persécutions, comme mes parents, mes chères statues. Comme tous ceux de ma famille. » Cette origine partagée renforce encore le lien établi depuis longtemps entre eux, et la révélation prend encore plus de force dans la mesure où Louise elle-même a connu l’humiliation.

Le port de l'étoile de David 

Le port de l'étoile de David 

La vérité familiale rétablie

Un second secret est ensuite révélé, encore plus profondément enfoui : « Elle en avait trop dit mais ne pouvait en rester là. Elle me devait la vérité. Elle allait se défaire de son serment, trahir pour la première fois la confiance de mes parents. Et je n’imaginerais plus être le premier, le seul. » La fiction du premier va alors disparaître, remplacée par la vérité, le premier mariage du père, l’existence du frère, Simon, et, surtout, de sa disparition : « Mon amie ouvrait un à un de nouveaux chapitres. » Dans son récit, elle confie même à l’adolescent ce qu’elle avait choisi de taire pour épargner Maxime, la façon dont son épouse avait, en fait, choisi de se livrer aux officiers allemands en sacrifiant aussi son fils : avec la tante Esther, « elles ne s’étaient senti ni l’une ni l’autre le courage d’évoquer l’acte suicidaire d’Hannah et avaient choisi de parler d’une imprudence, d’un oubli ».

Le portrait du personnage 

Par l’objet, la peluche, puis par le personnage de Louise, le romancier construit un double portrait de son personnage en établissant un incessant va-et-vient entre l’image présentée et les commentaires du narrateur.

Prisonnier du « secret »

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De même qu’un prisonnier ne peut échapper aux murs de sa cellule, au début du roman l’enfant, dans la solitude de ses nuits où coulent ses larmes, ne peut échapper à la prison matérialisée par son corps malingre, par son « anatomie défaillante », dont témoigne ce « trou dans le plexus », image du vide qui l’habite. Comme un prisonnier aussi, il est surveillé par des gardiens, les médecins, par sa mère qui accompagne les visites médicales, et Louise qui applique les traitements : « Une fois par semaine elle m’injectait des vitamines ou m’asseyait face à l’aérosol : deux embouts crachotant dans les narines je restais immobile, plongé dans mes pensées, engourdi par le ronronnement de la machine. » Mais aucun remède n’agit vraiment :

Plus j’avançais en âge, plus mes relations avec mon frère devenaient tendues. Je nous inventais des querelles, je me rebellais contre son autorité. […] Les années passant, il s’était transformé. De protecteur il était devenu tyrannique, moqueur, parfois méprisant. M’endormant au rythme de sa respiration je continuais cependant de lui confier mes peurs, mes défaites. Il les accueillait sans un mot mais son regard me réduisait à néant, il détaillait mes imperfections, soulevait les draps et étouffait un rire. Alors la colère m’envahissait, je le saisissais à la gorge. Frère ennemi, faux frère, frère d’ombre, retourne à ta nuit !

Il est donc condamné à être seul face à lui-même, masquant son corps, « je cachais mes jambes et mon torse étroit dans des vêtements amples », et comblant le vide par la fiction qui construit un couple parental idéal.

Délivré de la prison

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Ce sont les récits de Louise qui ouvrent la porte de la cellule, d’abord en ofrrant une perspective générale par ses descriptions des réalités de la guerre : « Elle était intarissable : personne ne devait oublier les angoisses, les humiliations des persécutés. » Cela permet, à l’occasion du film sur la déportation, une confrontation physique avec celui qui symbolise l’horreur de la guerre, ce camarade qui partage le mépris des nazis par sa réaction : « Nous avons roulé sous la table, je n’étais plus moi-même, pour la première fois je n’éprouvais aucune crainte, je n’avais pas peur que son poing vienne se loger dans le creux de mon plexus. »

Mais il faudra, pour véritablement sortir, lever l’anonymat, en deux temps :

          Nommer l’identité, « juif », est une première étape qui offre une échappatoire : « Un qualificatif venait s’ajouter à ma liste : je n’étais plus seulement faible, incapable ou inapte. À peine la nouvelle venait-elle de tomber des lèvres de Louise que déjà cette identité me transformait. Toujours le même j’étais devenu un autre, curieusement plus fort. » 

      Puis, en nommant « Simon », le frère véritable, donc en particularisant, la sortie de la cellule peut s’accomplir. En expliquant les raisons de l’emprisonnement, la culpabilité, la honte, s’effacent : « Grâce à Louise j’apprenais qu’il avait un visage, celui du petit garçon que l’on m’avait caché et qui ne cessait de me hanter. Blessés à jamais de l’avoir abandonné à son sort, coupables d’avoir construit leur bonheur sur sa disparition, mes parents l’avaient maintenu dans l’ombre. Je ployais sous la honte dont j’avais hérité, comme sous ce corps qui avait exercé la nuit sa tyrannie sur le mien. »

Mon apparence ne m’était plus une souffrance, je m’étoffais, mes creux se comblaient. Grâce à Louise ma poitrine s’était élargie, le vide sous mon plexus s’était atténué, comme si la vérité y avait été jusque-là inscrite en creux. Je savais désormais ce que recherchaient les yeux de mon père lorsqu’ils fixaient l’horizon, je comprenais ce qui rendait ma mère muette. Pour autant je ne succombais plus sous le poids de ce silence, je le portais et il étoffait mes épaules. Je poursuivais mes études avec succès, je lisais enfin l’estime dans les yeux de mon père. Depuis que je pouvais les nommer, les fantômes avaient desserré leur étreinte : j’allais devenir un homme.

POUR CONCLURE

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De l’autobiographie au roman, un cheminement s’accomplit à travers la fiction construite par l’écrivain. Si l’on ne peut parler véritablement de fonction cathartique de l’écriture, puisque la psychanalyse a permis à Grimbert d’effectuer cette catharsis, le récit restaure la vérité et introduit une distanciation qui parachève la libération : la peluche finit par révéler son sens, le personnage de Louise le confirme. Il ne reste plus que l’ultime délivrance, celle de la mise en forme par le livre.

Écriture et psychanalyse 

Psychanalyste lui-même, Philippe Grimbert hérite forcément de cette discipline, et le lecteur d’Un Secret ne peut qu’être frappé par la façon dont, réinterprétée par le narrateur, la quête de vérité du personnage reflète la démarche de la psychanalyse, du moins, sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs approches propres aux trois courants qui ont marqué le XXème siècle, portés par Freud, Jung et Lacan.

Sigmund Freud (1856-1939) : le fondateur 

Ferdinand Schmutzer, Portrait de Sigmund Freud, 1926. Dessin, 31,7 x 42. Freud Museum, Londres

Freud (1856-1939) pose la base théorique, en définissant les trois instances du psychisme : le "Ça", les pulsions inconscientes refoulées par le "Surmoi", les interdits sociaux et moraux intériorisés, et le "Moi", qui tente de trouver un équilibre entre eux, d’établir une médiation. En accordant à la sexualité une place centrale, il met notamment l’accent sur le complexe d’Œdipe, l’amour pour la mère conduisant au désir de tuer le père, double interdit dont l’horreur génère des mécanismes de défense, refoulement ou sublimation, qui peuvent entraver non seulement l’état psychique mais aussi l’état physique. L’inconscient se manifeste souvent par les rêves, qui traduisent le malaise inconscient.

Ferdinand Schmutzer, Portrait de Sigmund Freud, 1926. Dessin, 31,7 x 42. Freud Museum, Londres

La sexualité

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Même si elle reste discrète dans le récit, la sexualité est présente d’abord en lien avec les jeux sous la couverture avec le frère fantasmé : « Troublé par son contact j’imaginais la douceur de sa peau. » L’allusion se fait plus précise ensuite par la suggestion de la masturbation : « Mon visage présentait les cernes bleutés, le teint livide d’un enfant épuisé par les pratiques solitaires. Quand je m’enfermais dans ma chambre, toujours j’emportais avec moi l’image d’un corps, la tiédeur d’une chair. » Cette pratique est soutenue par le corps du frère, mais aussi par celui des petites filles, dont « la blancheur d’une petite culotte » est entraperçue à la récréation : « Quand je n’accrochais pas mes membres à ceux de mon frère je célébrais l’éclair qui venait m’éblouir à l’heure de la récréation. » Plus tard encore, même les « nudités » des déportés vus à l’occasion d’un film peuvent soutenir cette pratique, qui ne peut alors que susciter une culpabilité : « Sachant trop bien ce que j’allais en faire une fois seul dans ma chambre, j’ai attardé mon regard sur ces chairs déjà profanées. »

Le désir œdipien

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Désirer l’union avec la mère, ce qui implique de tuer le père, le terrible interdit œdipien, se retrouve dans le récit, mais mis à distance grâce à ce frère fantasmé qui permet une double transposition :

         La fusion avec la mère se réalise par l’imagination de sa naissance, sexualisée : « Adoré de ma mère j’étais le seul à avoir séjourné dans ce ventre musclé par l’exercice, à avoir surgi d’entre ces cuisses de sportive. J’étais le premier, le seul. Avant moi, personne. » Refusant toute place sexuée au frère, c'est aussi au père qu'il la refuse, dont il est l'exact portrait.  

Joseph Blanc, Le meurtre de Laïus par Œdipe, 1867. Huile sur toile, 113 x 147. École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris 

          De même, pour le père, d’un côté l’admiration pour son corps d’athlète ne fait que renforcer la haine de son propre corps, source du sentiment que son père le méprise, qu’il oppose au portrait du frère réel fait par Louise, « sûr de sa force », au « corps si bien dessiné du double parfait de Maxime, couvé par le regard admiratif de son père. » D’où une « jalousie féroce » qui se reporte sur lui, comme se reporte sur lui le désir œdipien qui amène à se sentir « coupable » : « Et cette image, conscient de l’horreur de mon désir, j’aurais voulu la livrer aux flammes. »

Joseph Blanc, Le meurtre de Laïus par Œdipe, 1867. Huile sur toile, 113 x 147. École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris 

Le refoulement

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Au sein de la famille, le refoulement s’est imposé, chacun portant sa propre culpabilité à commencer par l’enfant qui a le sentiment de ne pas correspondre à l’image du fils idéal que pouvait espérer ce père au physique puissant. Mais il s’emploie à taire sa souffrance, que le silence renforce et qui ne se manifeste que par ses larmes dans la solitude nocturne : « J’avais beau souffrir de ma maigreur, de ma pâleur maladive, je voulais me croire la fierté de mon père. » Mais les parents aussi se sentent coupables de la trahison de leur premier mariage et de la mort de ceux qui faisaient obstacle à leur union, Hannah, épouse de Maxime et belle-sœur d’Hannah, et son fils, Simon. Ils se sont donc enfermés dans le silence, mais douloureux comme le prouve la réaction de la mère quand l’enfant découvre le chien en peluche de Simon : « j’avais dû renoncer à l’emporter dans ma chambre, sensible au malaise de ma mère qui m’incitait à le remettre à sa place. »

Carl Gustav Jung (1875-1961) : de l’individu au collectif 

Après Freud, un de ses disciples, Carl Gustav Jung (1875-1961), fonde la "psychologie analytique", en ajoutant à cet inconscient personnel l’inconscient collectif, un héritage psychique qu’il nomme les "archétypes", renfermant un héritage culturel ancestral, tous les symboles, images, et contenus refoulés. De plus, selon sa théorie, l’inconscient personnel capte tout ce qui se passe dans notre environnement, mais cela ne prend sens que si un lien causal est établi au moment de la "synchronicité" qui fait apparaître simultanément un fait externe et un archétype. La personne peut alors accomplir "l’individuation" en intégrant dans sa conscience les différentes composantes de sa personnalité.

Alessandro Lonati, Portrait du psychiatre suisse Carl Gustave Jung, XXème siècle. Dessin, 20,3 x 17,7

Alessandro Lonati, Portrait du psychiatre suisse Carl Gustave Jung, XXème siècle. Dessin, 20,3 x 17,7

Les "archétypes"

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Transmis de génération en génération, s’ils s’illustrent dans les contes, les mythes ou les religions, par exemple par la représentation des monstres, des magiciens, ou des génies, les archétypes se manifestent aussi dans l’inconscient, notamment par des rêves, des fantasmes, mais aussi des troubles psycho-somatiques. Parmi les divers archétypes jungiens, deux se reconnaissent tout particulièrement dans Un Secret.

Les "archétypes", kaléidoscope de l'inconscient

Les "archétypes", kaléidoscope de l'inconscient

Le Soi ou « archétype de la totalité"

Il représente toutes les connaissances d’un individu sur lui-même, à la fois l’image qu’il se fait de lui-même, source de l’estime de soi. Dans un conte, par exemple, il est figuré lors du dénouement quand l’ordre est rétabli grâce à un personnage qui accède ainsi lui-même à une perfection reconnue. Cette image se construit à partir de son reflet dans le miroir, des comportements que l’individu adopte, des émotions ressenties, mais aussi des relations sociales, du regard des autres qui induit aussi bien des comparaisons mais aussi le désir de correspondre à l’image que ceux-ci transmettent.

Dans le roman de Grimbert, le Soi de l’enfant est profondément brisé, d’abord par son atteinte physique, qui provoque la haine de son corps, quand il l’observe dans le miroir : « je me plantais devant le miroir pour inventorier mes imperfections : genoux saillants, bassin pointant sous la peau, bras arachnéens. Et je m’effarais de ce trou sous le plexus dans lequel aurait tenu un poing » Le dégoût est intensifié quand il se compare à son père, quand il perçoit son regard, interprété comme de la « désillusion », mais aussi quand il se juge inférieur à ses camarades dont il envie la force. C’est ce qui explique aussi, inversement, sa relation de proximité avec Louise, dans la mesure où il voit en elle une "semblable » en raison de son « pied-bot ». En grandissant, l’estime de soi est aussi entamée par sa relation à la sexualité, ressentie comme coupable, et par la certitude qu’il ne sera jamais à la hauteur des attentes paternelles.

"L’Ombre"

L’Ombre est l’inverse du Soi, porteuse de tous les défauts qu’on refuse d’admettre en soi, peur, jalousie, dégoût, comportements immoraux… Elle est donc la part ignorée, refoulée dans l’inconscient, qui ne se révèle que dans les troubles, tels ceux du sommeil, dans les rêves ou les fantasmes. Elle constitue ainsi un double psychique, qui peut se matérialiser par un frère imaginaire qui, de complice d’abord, devient vite un ennemi avec lequel le « Soi » entre en lutte pour s’affirmer.

Cet archétype joue un rôle fondamental dans le roman de Grimbert, affirmé dès la première phrase qui pose l’existence de ce frère imaginaire, présenté comme tout ce qui manque au Soi : « Plus beau, plus fort. Un frère aîné, glorieux, invisible. » Il est donc tout ce que l’enfant voudrait être, sans y arriver, donc joue un double rôle :

  • d’abord compensatoire par exemple à l’école où il « affichait la fierté des rebelles qui balayaient les obstacles, des héros de cour de récréation suspendus au vol d’un ballon, des conquérants qui escaladaient les grilles. » : « Insurpassable il l’emportait dans toutes les disciplines pendant que je promenais ma fragilité sous le regard de mon père, ignorant l’éclair de déception qui le traversait. » Il possède toutes les qualités dont l'enfant se sent dépourvu.

  • ensuite, précisément en raison de cette supériorité, déjà physique, car « insolemment, [il] exhibait ses épaules carrées, le hâle de sa peau sous son duvet blond », il exerce un pouvoir négatif qui ouvre aussi la possibilité de révolte, une résistance pour détruire celui qui est devenu un adversaire :

Je nous inventais des querelles, je me rebellais contre son autorité. Je tentais de le faire fléchir mais je sortais rarement vainqueur de nos empoignades. Les années passant, il s’était transformé. De protecteur il était devenu tyrannique, moqueur, parfois méprisant. M’endormant au rythme de sa respiration je continuais cependant de lui confier mes peurs, mes défaites. Il les accueillait sans un mot mais son regard me réduisait à néant, il détaillait mes imperfections, soulevait les draps et étouffait un rire.

Ainsi, cet archétype imagé est récurrent dans les termes, dès le constat affirmé : « De ce jour j’ai marché dans son ombre, flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large », comme au moment du rejet violent : « je le saisissais à la gorge. Frère ennemi, faux frère, frère d’ombre, retourne à ta nuit ! »

Tuer l’Ombre est donc le moyen d’accéder au Soi, ce qui pourra s’accomplir quand le frère imaginaire deviendra « Simon » prendra corps dans le récit de Louise, et sera éliminé par les nazis, qui réalisent ainsi le souhait du personnage de le faire disparaître dans les flammes.

L'"inconscient collectif"

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Mais Jung ajoute à l’inconscient individuel un inconscient collectif, inné en tout être qui hérite du passé sans le savoir, surtout lorsque, comme dans la famille du narrateur, la transmission transgénérationnelle ne se fait pas explicitement : le grand-père ne raconte pas pourquoi il a fui Bucarest, les parents taisent, par culpabilité, comment ils se sont unis, et l’enfant né du mariage précédent de Maxime.

Mais le silence n’empêche pas la transmission du traumatisme, qui s’inscrit dans l’inconscient de l’enfant : « L’œuvre de destruction entreprise par les bourreaux quelques années avant ma naissance se poursuivait ainsi, souterraine, déversant ses tombereaux de secrets, de silences, cultivant la honte, mutilant les patronymes, générant le mensonge. » Mais ce silence est parfois percé par un geste, tel le « malaise » de la mère devant le chien en peluche, ou la fuite du père pour ne pas voir un film sur la déportation… Le psychisme est donc comme hanté par une réalité, dans le roman celle qui a exterminé les juifs durant l’Occupation des nazis, mais, n’en percevant pas la source, à son tour, il efface cette mémoire en corroborant la description des parents de leur vie pendant l’exode : « J’imaginais qu’un aiguilleur bienveillant avait détourné de Saint-Gaultier le long convoi de deuils, de souffrances, d’abominations, et que sa sinistre cargaison n’avait pas transité par les rues paisibles de la petite localité. La guerre, réduite aux informations diffusées par les voix nasillardes des chroniqueurs, n’avait déployé ses horreurs que dans les postes de T.S.F. et les images d’épouvante étaient restées bien à l’abri sous les couvertures des manuels d’histoire. »

La quête du moi ne peut donc que passer par l’appropriation par la conscience de cet inconscient collectif refoulé, dans le roman grâce au récit de Louise, suivi de l’enquête entreprise par le narrateur au Mémorial.

La "synchronicité"

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Ainsi, l’individu capte toute ce qui se passe dans son environnement, mais n’en reçoit aucune explication, donc n’établit pas le lien causal entre ces perceptions et l’archétype ou le contenu de l’inconscient collectif. Le traumatisme s’installe alors.

Le lien causal non établi

Le roman donne plusieurs exemples de cette synchronicité, perçue mais aussitôt effacée.

         Cela commence avec le chien en peluche, que l’enfant nomme « Sim », diminutif du frère réel, Simon, prénom qu’il a sans doute entendu prononcé dans une conversation familiale, sans savoir à qui il renvoie. Il perçoit alors le « malaise » de sa mère mais sans en comprendre la raison ; pourtant, inconsciemment, il en mesure l’importance puisqu’il va imposer aux parents la présence de cette peluche comme s’il s’agissait d’un être réel.

        Un autre exemple est celui de la circoncision, présentée comme une « intervention chirurgicale nécessaire », doublement effacée par cet alibi, « Rien de rituel, une simple décision médicale, une parmi tant d’autres », et par le baptême tardif, donc inscrit dans la mémoire, mais preuve du traumatisme porté par les parents juifs : « Je n’en avais pas conscience et me prêtais au jeu, obéissant, silencieux, tentant de croire, avec tous ceux qui me fêtaient, que l’on réparait une simple négligence. »

     Il en va de même lors des visites chez le grand-père paternel, Joseph, qui fournissaient des indices : « Malgré ces précautions la vérité affleurait, accrochée à des détails : quelques feuilles de pain azyme trempées dans de l’œuf battu et dorées à la poêle, un samovar modern style sur la cheminée du salon, un chandelier enfermé dans le buffet, sous le vaisselier. » Indices à nouveau non interprétés, de même qu’à propos de son nom : « régulièrement on m’interrogeait sur les origines du nom Grimbert, on s’inquiétait de son orthographe exacte, exhumant le « n » qu’un « m » était venu remplacer, débusquant le « g » qu’un « t » devait faire oublier, propos que je rapportais à la maison, écartés d’un geste par mon père. » Les arguments invoqués par le père empêchent la synchronicité : « Nous nous étions toujours appelés ainsi, martelait-il, cette évidence ne souffrait aucune contradiction : on trouvait trace de notre patronyme dès le Moyen Âge, Grimbert n’était-il pas un héros du Roman de Renart ? »

Vers « l’individuation »

Malgré cet effacement, tous ces faits se sont fixés dans l’inconscient, et font leur chemin jusqu’à ce qu’un fait, plus prégnant, le film visionné alors qu’il a quinze ans, fasse jaillir la vérité refoulée, le lien causal entre sa famille et lui-même et l’horreur de l’extermination à Auschwitz. Dans un premier temps, l’inconscient résiste en tentant de « rire » pour appartenir au groupe qu’il admire : « J’ai ri parce qu’il m’avait poussé du coude, parce que c’était la première fois que l’un de ces corps glorieux recherchait la complicité du mien. » Mais, tout à coup, la vérité s’impose, dans toute la violence du traumatisme jaillissant : « J’ai ri jusqu’à la nausée. Soudain mon estomac s’est retourné, j’ai cru que j’allais vomir et sans prendre le temps de réfléchir je l’ai frappé violemment au visage. » Ce n’est pas un hasard s’il tait à son père les raisons de cette bagarre, puis à Louise ce rire initial, les larmes qui accompagnent le récit de cet épisode sont déjà un aveu, qui se confirme dans l’aveu qui annonce le récit de Louise qui établit le lien causal : « Le lendemain de mes quinze ans, j’apprenais enfin ce que j’avais toujours su. »

Jung invite ainsi à ne pas s’arrêter à l’inexplicable, à le dépasser pour réunir des éléments apparemment dissociés, en fait révélateurs de la personne, dans sa composante d’abord mais aussi dans son appartenant à une communauté : « À peine la nouvelle venait-elle de tomber des lèvres de Louise que déjà cette identité me transformait. Toujours le même j’étais devenu un autre, curieusement plus fort. »

Jacques Lacan (1901-1981) : la puissance du langage 

Alessandro Lonati, Portrait du psychiatre et psychanalyste français Jacques Lacan, XXème siècle. Dessin

L’approche de Freud et de Jung est prolongée par Jacques Lacan (1901-1981), associant la théorie freudienne aux recherches de la linguistique structuraliste. Ainsi, après le "stade du miroir", où l’enfant prend conscience de son propre corps, il constitue sa personnalité dans sa relation avec les autres : le regard et le langage, sur le rôle duquel Lacan insiste tout particulièrement, jouent alors des rôles prépondérants dans la construction de la personnalité où se distingue le "Je", sujet de l’inconscient, à propos duquel il déclare « Ça parle », c’est-à-dire que le sujet de l’énonciation ne correspond pas au sujet de l’énoncé, et le "moi" qui relève du social, de l’image. Donc, il lui est difficile d’atteindre l’énoncé, nommé "le Réel", et il ne peut alors qu’en rester qu’au "Symbolique" ou à "l’Imaginaire", illusions ou identifications fictives : créées par le langage, il appartient donc au langage de les décrypter.

Alessandro Lonati, Portrait du psychiatre et psychanalyste français Jacques Lacan, XXème siècle. Dessin
L’inconscient et la complexité du signifiant

"Ça parle"

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Pour Lacan, l'inconscient parle car tout est langage, corporel ou par les mots, donc tout est signifié, mais encore faut-il pouvoir en quelque sorte "décoder" ce signifié à partir du signifiant, qui pour lui est primordial. Or, tout en parlant, entre le signifiant et le signifié l’inconscient établit un mur, une barrière, soit par la force du désir qui veut imposer un signifié, soit par déni quand le signifié est insupportable. L’inconscient n’est plus alors constitué que du signifiant, souvent indéchiffrable. Cela se constate, notamment,​

L’inconscient et la complexité du signifiant

  • à partir du regard : « Aussi longtemps que possible, j’avais retardé le moment de savoir : je m’écorchais aux barbelés d’un enclos de silence. Pour l’éviter je m’étais inventé un frère, faute de pouvoir reconnaître celui qui s’était à jamais imprimé dans l’œil taciturne de mon père.

  • à partir du nom de la peluche : « Sim, Sim ! Je promenais mon chien dans l’appartement et je ne voulais rien savoir du trouble de mes parents, lorsqu’ils  m’entendaient l’appeler. »

​Ainsi, le silence finit par paraître préférable, car il offre une protection, comme face à l’orthographe du patronyme modifié : « Butant sans cesse contre le mur douloureux dont s’étaient entourés mes parents, je les aimais trop pour tenter d’en franchir les limites, pour écarter les lèvres de cette plaie. J’étais décidé à ne rien savoir. » Le narrateur, lui-même, alors qu’il a pu mesurer à quel point les non-dits ont entravé son enfance et son adolescence, le choisit à son tour pour épargner ses parents en taisant ce qu’il vient d’apprendre de Louise.

Derrière les masques qui venaient de tomber demeuraient deux souffrances insoupçonna-bles. Alertés par ma pâleur, mes parents se sont inquiétés, je les ai rassurés d’un sourire. Je les ai observés, ils n’avaient pas changé. Le silence allait persister et je n’imaginais pas ce qui pourrait me décider à le rompre. À mon tour je cherchais à les protéger. 

Le puissance du signifiant

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Mais se taire enracine le traumatisme, comme cela a été le cas pour le personnage, et, pire encore, c’est tuer le "Réel", au moins symboliquement. Ainsi l’effacement du prénom « Simon », le silence si longtemps maintenu sur les disparus, est une véritable condamnation, qui rejaillit sur ceux qui le choisissent, maintenus dans leur culpabilité, et sur celui qui le subit :  

Tous mes proches savaient, tous avaient connu Simon, l’avaient aimé. Tous avaient en mémoire sa vigueur, son autorité. Et tous me l’avaient tu. À leur tour, sans le vouloir, ils l’avaient rayé de la liste des morts comme de celle des vivants, répétant par amour le geste de ses assassins. On ne pouvait lire son nom sur aucune pierre, il n’était plus prononcé par personne, pas plus que celui d’Hannah, sa mère. Simon et Hannah, effacés à deux reprises : par la haine de leurs persécuteurs et par l’amour de leurs proches. Aspirés par ce vide dont je n’aurais pu m’approcher sans risquer le naufrage. Un silence rayonnant, soleil noir qui ne s’était pas contenté d’absorber son existence mais avait aussi recouvert toute trace de nos origines.

Par opposition, Grimbert met en évidence la force du signifiant : nommer, c’est faire accéder à la vérité du "Réel", tels ces noms prononcés par Louise, ceux des « voisins, ces inconnus, dénoncés par la dernière syllabe de leurs noms en sky, en thal ou en stein.

Je découvrais tous ceux qui me l’avaient dissimulé marqués par cet adjectif si encombrant, si coupable », le mot « juif ». Le traumatisme peut alors être surmonté. Je savais désormais ce que recherchaient les yeux de mon père lorsqu’ils fixaient l’horizon, je comprenais ce qui rendait ma mère muette. Pour autant je ne succombais plus sous le poids de ce silence, je le portais et il étoffait mes épaules. Je poursuivais mes études avec succès, je lisais enfin l’estime dans les yeux de mon père. Depuis que je pouvais les nommer, les fantômes avaient desserré leur étreinte : j’allais devenir un homme.

Cette puissance du signifiant conduit à un véritable travail linguistique, en en décomposant par exemple les phonèmes, chargeant ainsi d’un sens plus profond le changement de patronyme en Grimbert : « Un "m" pour un "n", un "t" pour un "g", deux infimes modifications. Mais "aime" avait recouvert "haine", dépossédé du "j’ai" j’obéissais désormais à l’impératif du "tais" ». De la même façon, nommer le véritable chien « Écho » prend sens par rapport au chien en peluche, en renvoyant à l’enfant perdu. C’est enfin ce que reflètent les recherches au Mémorial, qui permettent de « retrouver le nom de chaque déporté, le numéro et la destination du convoi dans lequel il avait pris place, la date de son arrivée au camp et, s’il n’avait pas survécu, la date de sa mort. » Immédiatement, en les voyant « écrits pour la première fois », la libération de la culpabilité peut s’accomplir, pour le personnage comme pour ses parents.

Le rôle de l'écriture 

Un premier "roman"

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Prisonnier de sa solitude, le narrateur insiste sur la façon dont il a lui-même surmonté le silence imposé, par l’objet transitionnel, la peluche, puis par la fiction du frère imaginaire dont il parle autour de lui, mais aussi par une autre fiction, celle forgée autour du couple parental : « J’ai longtemps été un petit garçon qui se rêvait une famille idéale.  À partir des rares images qu’ils me laissaient entrevoir j’ai imaginé la rencontre de mes parents. Quelques mots lâchés sur leur enfance, des bribes d’informations sur leur jeunesse, sur leur idylle, autant de parcelles sur lesquelles je me suis jeté pour construire mon improbable récit. » Mais déjà la comparaison, « comme j’aurais écrit un roman », établit un lien avec l’écriture. À titre d’exemple, le récit de la première rencontre imaginée entre ses parents reprend tous les "archétypes" de ce topos, présent dans de si nombreux romans. L'écriture prend ainsi une place fondamentale dans la vie de cet enfant solitaire en jouant un rôle compensatoire :

La vigueur qui me faisait défaut lors des activités physiques se portait à incandescence lorsque, un stylo à la main, je remplissais des pages entières de récits de mon invention. Parfois ils me concernaient de près, sagas familiales, chroniques parentales, parfois ils s’égaraient en contes abominables semés de tortures, de morts et de retrouvailles, jeux du cirque, récits trempés de larmes.

Le deuxième"roman"

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Après les informations de Louise, la quatrième partie introduit un second récit de la rencontre et de l’évolution du couple parental :

J’ai ajouté de nouvelles pages à mon récit, nourries par les révélations de Louise. Une seconde histoire est née, dont mon imagination a rempli les blancs, une histoire qui ne pouvait cependant effacer la première. Les deux romans cohabiteraient, tapis au fond de ma mémoire, chacun éclairant à sa façon Maxime et Tania, mes parents, que je venais de découvrir.

Mais, qualifié de « roman » comme le précédent, et malgré la prise de conscience de faits réels, il n’offre pas plus de garantie de vérité. Finalement, chaque récit porte "sa" vérité, celle qui, en fait, correspond à « l’imagination » du personnage, au regard qui est le sien au moment où il le compose. Tout se passe comme si l’écriture fixait les strates constitutives d’une personnalité en construction.

Le "livre" qui nomme

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Après cette étape de reconstruction du destin individuel, il reste une étape, reconstruire les destins de tous ceux qui ont subi la déportation, en leur rendant leur nom. D’où les recherches du narrateur au Mémorial, ses découvertes, et le choix du narrateur, quand il retrouve la photo de son frère, la remettre aux Klarsfeld pour leur « ouvrage consacré aux enfants de France morts en déportation ». Ainsi, son frère fera partie du « gros livre noir, le terrible album rempli de sourires ». Mais surtout, semblable à un cimetière, ce livre est une restauration d’identité, notamment dans le cas de Simon dont le nom alors porté est encore le patronyme initial, avec son orthographe d’origine : « j’offrais enfin à Simon la sépulture à laquelle il n’avait jamais eu droit. Il allait y dormir, en compagnie des enfants qui avaient connu son destin, sur cette page portant sa photo, ses dates si rapprochées et son nom, dont l’orthographe différait si peu du mien. » Longtemps vécu comme un "double", ce frère reprend ainsi sa juste place, et rend au narrateur la sienne.

La photo du frère disparu dans l'album du Mémorial

La photo du frère disparu dans l'album du Mémorial

L'ultime "roman"

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Pour l'écrivain, Il reste une dernière étape, construire non plus un roman emprunté, à la fiction ou au récit d’autrui, à l’album d’autrui, mais devenir narrateur de son propre roman. Or, dès les premières révélations sur sa judéité, les questions se multiplient sur la façon de s’approprier sa propre histoire par l’écriture : « Qu’allais-je faire de cet adjectif, collé à ma silhouette décharnée, semblable à celles que j’avais vues flotter dans des pyjamas trop grands ? Et comment allais-je l’écrire sur mes cahiers, avec ou sans majuscule ? » Il en va de même quand il s’agit de quitter la dimension individuelle pour se hausser à la dimension collective, historique, afin de l’écrire avec justesse : « comment imaginer le hurlement des sirènes arrachant à leur sommeil des familles apeurées ? Comment se figurer l’angoisse de femmes et d’enfants serrés les uns contre les autres dans la pénombre de caves qui pourraient devenir leur tombeau ? »

C’est ce double itinéraire qu’il décide d’entreprendre, après les ultimes secrets levés, qui permettent d’aller « rendre Sim à son lit de couvertures », là où l’avait trouvé, le rendant alors à la mort. Mais, si cela le libère, en lui permettant de renaître pour construire son propre roman, les questions subsistent, l’impossibilité de rendre compte de l’inconscient parental, à propos de son comportement durant l’enfance avec la peluche, comme à propos de la culpabilité paternelle : « Comment mon père avait-il pu supporter de me voir le serrer contre ma poitrine, l’installer à côté de moi à chacun de nos repas ? Et ma mère, qu’avait-elle ressenti en entendant de nouveau le nom de celui que j’avais arraché à sa nuit, qu’elle avait sans doute si longtemps craint de voir réapparaître ? », « Qu’avait-il imaginé de la détention d’Hannah et de Simon durant toutes ces années ? Qu’imaginait-il encore aujourd’hui, quand son regard s’absentait, quand il ne pouvait trouver le sommeil ? » Il appartient alors au lecteur de poursuivre la démarche pour proposer des réponses à partir de l'écriture qui lui est offerte.

POUR CONCLURE

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Il était impossible de proposer une étude complète des courants de la psychanalyse qui ont pu influencer Grimbert dans l’élaboration de son roman. Mais il nous a paru important de marquer le lien entre les principales composantes théoriques et la façon dont le roman, à son tour, s’en inspire pour entreprendre de creuser afin de placer le réel à la place de la fiction, la vérité à la place du mensonge, et les mots à la place des silences. 

L'écriture du roman nourri des "secrets"

Se découvrant à la fois indépendant et relié à une communauté, Grimbert peut alors entreprendre d’accéder à une autre forme de destin, celui de romancier, qui implique un travail sur l’écriture donc une distanciation à travers la double fonction de personnage et de narrateur. Ainsi, aux ultimes questions posées dans l’épilogue, alors que le narrateur s’indigne devant ce cimetière consacré à des chiens par la fille de Laval, « Qu’allais-je faire de ma colère ? Profaner ces lieux, couvrir ces stèles d’inscriptions injurieuses ? », le roman Un Secret apporte la réponse.

L'écriture du roman nourri des "secrets"

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