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François Rabelais, Gargantua, 1534

François Rabelais, estampe de Michel Lasne, XVI° siècle. BnF 

 L'auteur (1483-1553): un homme inscrit dans son temps 

Les dates de la vie de Rabelais sont peu sûres : on retient souvent 1483-1553. Mais sa vie est tout à fait représentative des évolutions propres à la Renaissance.

Rabelais et la religion

La formation de Rabelais s’inscrit dans un contexte de renouveau religieux. En 1508, Jacques Lefèvre d’Étaples publie, en effet, une Bible en français : il préconise le retour au texte original des Écritures saintes. En 1516, Érasme, quant à lui, édite le « Nouveau Testament », et, en 1523, Lefèvre d’Étaples le publie en français. C’est à cette époque que Rabelais fait ses études dans un monastère puis, vers 1510-11, il est probablement novice dans un couvent de franciscains. En 1520, il est moine au couvent des cordeliers de Fontenay-le-Comte, où il approfondit l’étude des langues grecque et latine.

Mais c’est aussi le début des troubles religieux : en 1517, Martin Luther publie ses thèses contre les Indulgences, et, en 1520, il jette au bûcher la bulle papale qui l’excommunie.En 1523, la Sorbonne tente d’empêcher l’étude du grec, et les supérieurs de Rabelais lui confisquent ses livres de grec. Il passe alors dans un couvent de bénédictins. Puis, en 1528, il quitte le froc de bénédictin pour l’habit de prêtre séculier. Un voyage ultérieur à Rome lui permet de déposer une requête auprès du pape pour se faire absoudre du crime d’apostasie. Il est autorisé à redevenir bénédictin, puis en 1551, reçoit la cure de Meudon.

C’est aussi cette effervescence religieuse qui explique les luttes menées par Rabelais. Ainsi, un an après sa parution, soit en 1533, la Sorbonne condamne Pantagruel, comme livre obscène. En 1534 (17-18 octobre) éclate l’Affaire des Placards, qui entraîne une violente répression contre les partisans de Luther et de Calvin. En 1542, la lutte contre « l’hérésie » s’accentue avec la fondation, à Rome, de la Congrégation de l’Inquisition. En 1545 débutent aussi les bûchers pour les « hérétiques ». Une édition regroupant Pantagruel et Gargantua, en 1543, bien que le texte ait été remanié, pour atténuer les critiques contre la Sorbonne, se trouve tout de même condamnée d’abord par le Parlement, à la demande des théologiens, puis par la Sorbonne en 1544. Il en sera de même en 1546 pour Le Tiers Livre, puis pour Le Quart Livre en 1552. Or, Rabelais a fréquenté les évangélistes, a été ami avec plusieurs d’entre eux, tel Étienne Dolet, mort sur le bûcher en 1546.

Rabelais et la médecine

À cette époque, la médecine connaît une importante évolution, qui témoigne d’un intérêt accru pour la connaissance de l’anatomie. Ainsi, en 1527, Paracelse donne des conférences à l’Université de Bâle sur « la nouvelle médecine ». Or, dès 1528-30, Rabelais débute, à Paris, ses études de médecine, puis en septembre 1530, il s’inscrit comme étudiant à la Faculté de Médecine de Montpellier.
En 1532, il exerce la médecine à l’Hôtel-Dieu de Notre-Dame de la Pitié à Lyon. Parallèlement, il traduit du grec en latin les Aphorismes d’Hippocrate, et publie ses Commentaires sur « l’Art » de Gallien. En 1537, il devient docteur en médecine à la Faculté de Montpellier ; il exerce alors et enseigne la médecine à Lyon, où il effectue une dissection restée fameuse. En 1537-38, il donne un cours sur les Pronostics d’Hippocrate, et des démonstrations d’anatomie. En 1546, il exerce comme médecin pour la ville de Metz.

Une scène de dissection à la Renaissance. 

Une scène de dissection à la Renaissance

Rabelais l'humaniste

Outre ses études et traductions du grec et du latin, Rabelais fréquente assidument les plus célèbres humanistes de son temps. Il entretient, par exemple, une correspondance avec Érasme et Budé, et à Lyon, centre pour les érudits, il a comme amis des poètes, tels Jean Bouchet et Mellin de Saint-Gelais, et Dolet.

Comme tout humaniste, il bénéficie de la protection de puissants mécènes, tel Geoffroy d’Estissac, qui fait de lui le précepteur de son jeune neveu, ou les frères du Bellay. Il effectue aussi de fréquents séjours en Italie : en 1534 (février-avril), à Rome avec le cardinal Jean du Bellay ; de juillet 1535 à mais 1536, à Rome comme chargé mission pour Geoffroy d’Estissac ; de 1539 à 1541, à Turin, avec Guillaume de Langey, gouverneur du Piémont, frère du cardinal du Bellay ; enfin de 1547 à 1549, à Rome, comme médecin du cardinal du Bellay. 

 Le contexte : l'humanisme de la Renaissance

Pour en savoir plus sur le XVI° siècle

La Renaissance débute en Italie au XV° siècle (le Quattrocento), et se développe en France au XVI° siècle : les guerres qu'y a alors menées Français Ier ont contribué à en faire découvrir les artistes, leurs œuvres, et de nouveaux raffinements.

Contexte
Horace, "Les Odes", édition d'A. Manuce, 1501

De nouvelles connaissances

Le mot "savoir" est sans doute celui qui illustre le mieux la Renaissance.
Les voyages de découvertes, accomplis grâce aux progrès des instruments de navigation et des navires, élargissent les limites du monde. La comparaison entre le comportement des Européens et celui des  peuples  dits "sauvages" conduit à un nouveau questionnement sur la nature de l'homme dit "civilisé".

L'invention des caractères d'imprimerie mobiles vers 1450 par Gutenberg, en Allemagne, permet une large diffusion des livres, notamment ceux des anciens, en grec et en latin. L'enseignement de ces deux langues se développe, pour revenir à l'authenticité du texte, et les ateliers d'imprimerie se multiplient. Les plus célèbres, par exemple ceux d'Alde Manuce en Italie, de Froben en Allemagne, sont des lieux d'échange et de réflexion pour les "humanistes", ainsi nommés en raison de l'intérêt supérieur qu'ils portent aux "lettres humaines", profanes, par rapport aux "lettres divines". Cet aspect est très présent dans les choix éducatifs proposés par Rabelais dans Gargantua.

Les "Odes" d'Horace, édition d'Alde Manuce, 1501

Aucun domaine n'échappe à cette soif de savoir : on dissèque les corps pour mieux connaître l'anatomie, les pouvoirs politiques sont étudiés, tout comme la Bible. 

De nombreux conflits

 

Dès 1492, avec Charles VII, commencent les guerres d'Italie, poursuivies par Louis XII, et, surtout, par François Ier : ce n'est qu'en 1559 que le traité de Cateau-Cambrésis y met fin... Les conflits dits "de succession" sont alors nombreux entre les princes de l'Europe, qui rivalisent pour accroître leur territoire, ou à propos des conquêtes coloniales. On peut y trouver un écho dans la « guerre picrocholine » racontée dans Gargantua, ou dans la réflexion sur ce que doit être un "bon prince".

Mais la principale cause de conflit est la religion. D'une part, de plus en plus, face à la toute-puissance de l'Eglise se dresse la science. D'autre part, la lecture de la Bible, revue, traduite, expliquée, conduit à remettre en cause les abus de l'Eglise catholique, les excès de la papauté notamment. Un courant  "évangéliste", auquel on rattache parfois Rabelais, se répand, qui réclame une religion épurée, plus authentique. Les thèses de Luther, publiées en 1517, se diffusent : il crée la Réforme, poursuivie par Calvin.

Le XVI° siècle, qui avait ouvert un élan d'optimisme, de confiance dans les possibilités humaines, se termine de façon bien plus sombre, avec les huit guerres de religion qui se succèdent à partir de 1562. La société entière semble replonger dans la barbarie...

L'idéal humaniste

 

Pour les humanistes, l'homme est placé au centre de tout : il lui appartient de pousser au plus haut degré possible ses capacités physiques, artistiques, intellectuelles, d'où l'importance prise par l'éducation au XVI° siècle. De nombreux écrivains en font un thème essentiel de leur réflexion, tels Rabelais, Montaigne... ou Jean Pic de la Mirandole dans son Discours sur la dignité de l'homme, écrit en 1486 et publié en 1504 : il souhaite y expliquer "pourquoi l'homme est le mieux loti des êtres animés, digne par conséquent de toute admiration, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échue dans l'ordre de l'univers."

Au premier plan de l'humanisme figurent le retour aux modèles antiques et le questionnement philosophique sur la nature de l'homme et sa place dans l'univers. Le but ultime est de mieux se connaître, de mesurer la valeur réelle de tout homme, indépendamment de son statut social ou de son origine ethnique : le "sauvage" n'est pas forcément inférieur au "civilisé"... Il s'agit aussi de défendre la dignité de l'homme et son intégrité contre tous les fanatismes qui les menacent.

Les cours royales encouragent ce renouveau intellectuel, telles celles de François Ier ou de sa sœur, Marguerite de Navarre. Ce roi, à l'image des princes italiens comme les Médicis à Florence, se comporte en mécène : construction de luxueux châteaux, soutien accordé aux artistes... Influencé par l'humaniste Guillaume Budé, il crée, en 1530, un Collège Royal où sont enseignés le grec, le latin et l'hébreu, et il signe, en 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qui impose l’emploi du français dans les textes officiels.  

LECTURE CURSIVE : Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486 

Pour lire le texte

Ce passage est représentatif de l’humanisme propre à la Renaissance par l’éloge vibrant que Pic de La Mirandole adresse à l’homme, dans son exclamation nominale, « Chose incroyable et merveilleuse ! », ou par son choix d’un lexique mélioratif hyperbolique : il est « le mieux loti des êtres animés », « digne […] de toute admiration », « une grand merveille, un être décidément admirable ».

Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations, Pic de La Mirandole s’appuie sur le récit de la Genèse, en rappelant qu’après avoir créé chaque élément de l’univers, chacun avec ses caractéristiques propres, Dieu a été confronté à un dilemme : qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? Il présente alors la décision divine : « le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pourrait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » Le discours divin rapporté directement insiste fortement sur l’immense liberté ainsi accordée à l’homme : « c’est ton propre jugement […] qui te permettra de définir ta nature. »

De cela se déduit l’importance de l’éducation, puisque l’homme peut alors « dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales », ou, au contraire, se « régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Il appartient, en effet, à l’éducation, d’agir sur « les germes » que tout être porte en soi : « ceux que chacun aura cultivé se développeront et fructifieront en lui. »

Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486

Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486

 Observation du corpus 

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Le programme de français pour l’année scolaire 2021-2022 en classe de 1ère propose l’étude, pour toutes les séries, de l’œuvre de Rabelais, Gargantua, parue en 1534. Cependant l’enjeu du parcours qui lui est associé diffère :

-      Pour les séries générales : « Rire et savoir »,

-      Pour les séries technologiques : « La bonne éducation ».

Cette différence n’empêche pas que certains points de l’étude restent communs à toutes les séries : une introduction pour présenter l’auteur et le contexte de l’écriture, la Renaissance, la présentation de l’œuvre et de son Prologue, une explication et une étude d’ensemble sur « la jeunesse de Gargantua » complétée par l’analyse d’une gravure de Gustave Doré.

 

Cependant, la différence de perspective invite à ne pas choisir la même problématique pour construire la séquence. Le tableau fait ainsi ressortir plusieurs approches différentes.

        Pour les séries technologiques, la problématique, « Comment Rabelais met-il en valeur, dans Gargantua, son idéal d’éducation ? », conduit à proposer trois explications, opposant les éducations scolastique et humaniste, avant d’analyser celle donnée dans l’abbaye de Thélème. La recherche permettant une synthèse sera effectuée lors du parcours associé, de même que les devoirs préparatoires à l’épreuve écrite de l’examen.

        Pour les séries générales, la problématique, « Comment le rire, dans Gargantua, est-il mis au service des idéaux humanistes ? », est plus large car le terme « savoir » ne se réduit pas à la seule éducation. Elle met l'accent sur la dimension comique, sur son rôle pour soutenir la réflexion de Rabelais. D'où l’étude d’ensemble sur « la guerre picrocholine », la recherche pour mesurer l’évolution de l’éducation, et des explications qui abordent d’autres cibles de la satire. Un devoir  de dissertation ferme la séquence.

La conclusion a pour but de faire un bilan des textes étudiés, en formulant une réponse adaptée à chacune de ces problématiques.

Corpus

 Présentation de Gargantua  (édition du Seuil, collection "Points") 

Frontispice de "Gargantua", édition de 1847

En 1532 Rabelais publie Pantagruel, puis, en 1534, Gargantua, inversant ainsi la chronologie, puisque Gargantua est le père de Pantagruel. Ensuite viennent le Tiers Livre, condamné en 1546 par la Sorbonne, et le Quart Livre, en 1552. On discute encore de l'authenticité du Cinquième Livre, en 1556. 

La structure de l'œuvre

L’œuvre peut être considérée comme une parodie des romans de chevalerie, avec les trois étapes traditionnelles de ce genre littéraire : la naissance et l’enfance du héros, qui le rendent déjà exceptionnel, puis son éducation et les expériences qui forment son initiation, enfin l’épiphanie qui le révèle au monde par ses exploits guerriers.

Rabelais, frontispice de l'édition de 1547 

Pour lire  Gargantua en français modernisé ou dans la langue originale

Présentation

Mais l’on observe un autre équilibre dans la répartition. 

 

        Des chapitres I à XXV, le héros est au centre, après 3 épisodes préliminaires : sa généalogie (chapitre I), la grossesse de sa mère, Gargamelle (chapitres III à V), et le moment de sa naissance, aux chapitres VI et VII. Le chapitre II, sous forme d’un poème, interrompt ce déroulement chronologique pour citer la fin d'« un petit traité » sur sa généalogie, énigme entremêlant la mythologie et l’histoire antique pour traiter sans doute de la crise politique en Europe entre 1525-1530, d’un point de vue aussi critique que celui de Luther sur le catholicisme romain.

À partir du chapitre VIII, tout tourne autour de son éducation, d’abord dans sa petite enfance, puis avec une opposition entre les mauvais et les bons maîtres. Enfin, intervient le voyage à Paris qui constitue une rupture, et parachève son éducation. 

 

    Des chapitres XXVI à L se déroule la guerre picrocholine. L’opposition est marquée entre Gargantua (et son père Grandgousier), modèles des « bons princes », et le « mauvais prince », Picrochole. Un personnage intervient, en fonction d’adjuvant, Frère Jean des Entommeures.

 

       Les chapitres L à LVIII constituent la chute du roman, en présentant le devenir des différents protagonistes de cette guerre. L’œuvre se clôt sur l’utopie de l’abbaye de Thélème, offerte en récompense à Frère Jean, et longuement décrite. Le dernier chapitre, sous forme de poème et d’énigme, comme en écho au second chapitre, donne un sens à l’oeuvre, en la rattachant fortement à la doctrine évangélique, tout en posant les idéaux de l’humanisme.

LECTURES CURSIVES : Gargantua, "Aux lecteurs", "Prologue" 

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Pour lire l'extrait du prologue

"Aux lecteurs"

L'adresse « Aux lecteurs » qui précède l'œuvre montre la place importante que Rabelais accorde au « rire », terme récurrent. Mais, son injonction « En le lisant, ne soyez pas scandalisés, / Il ne contient ni mal ni corruption », sous-entend que ce rire pourrait choquer, donc qu’il serait, en réalité, une forme de satire

Cette interprétation est soutenue par la façon dont Rabelais dépeint ses lecteurs : sa remarque sur sa « vue du chagrin qui vous mine et consume » les montre peu satisfaits du monde dans lequel ils vivent et qui semble les accabler. 

AUX LECTEURS

Amis lecteurs, qui lisez ce livre,

Dépouillez-vous de toute passion

Et, en le lisant, ne soyez pas scandalisés.

Il ne contient ni mal ni corruption;

Il est vrai qu'ici vous ne trouverez

Guère de perfection, sauf si on se met à rire;

Autre sujet mon cœur ne peut choisir

A la vue du chagrin qui vous mine et consume.

Il vaut mieux traiter du rire que des larmes,

Parce que rire est le propre de l'homme.

Gustave Doré, Gargantua et Pantagruel, frontispice, 1854. Gravure sur bois, 23,4 x 20. BnF 

"Prologue"

Le prologue, étymologiquement le « discours » placé « avant », est censé, à l’origine, précéder une œuvre littéraire, théâtre ou roman, pour l’introduire, en en présentant les personnages, les faits antérieurs, l’action… Mais ici, l’interpellation qui l’ouvre, « Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux (c’est à vous, à personne d’autre que sont dédiés mes écrits) », le rapproche d’une préface, où l’auteur s’adresse à ses lecteurs pour leur exposer ses intentions.

Pour les séries technologiques, après lecture du document, l’observation porte sur

  • les éléments qui relèvent du « rire », à travers un relevé de ce champ lexical : « joyeux », « moqueries », « pitreries », joyeuses menteries », « dérision », « plaisanterie »

  • l’image du chien face à son os à moelle, qui est à relier à l’attitude du lecteur face au livre que souhaite Rabelais.

 EXPLICATION : Gargantua, "Prologue"(séries générales) 

Pour lire l'extrait du  prologue 

Le début du prologue. Manuscrit, BnF

Rabelais fait publier, sans doute en 1534, Gargantua, qu’il présente comme le récit de la « vie très horrifique » du père de Pantagruel, héros d’une première œuvre parue en 1532 et déjà condamnée par la Sorbonne pour « obscénité ».  Il garde son nom d’auteur fictif, « Maître Alcofribas [Nasier] », anagramme de François Rabelais, pour nous transporter à nouveau dans un monde de géants, avec tous les effets comiques que cela provoque.

Le dizain « Aux lecteurs » anticipe les critiques en donnant le ton de Gargantua : la prédominance du « rire ». Vient ensuite le « Prologue », qui interpelle les lecteurs, désignés de façon peu respectueuse comme « buveurs très illustres », « vérolés très précieux », fort peu estimables donc par leurs mœurs corrompues.

Le prologue commence, par la référence au philosophe grec Socrate « laid de corps et ridicule en son maintien », mais « doté d’une intelligence plus qu’humaine », à poser l’idée d’une opposition entre l’apparence extérieure et la vérité intérieure. Il se poursuit en approfondissant cette opposition, qui conduit aux conseils donnés aux lecteurs.

Quelle définition de Gargantua Rabelais pose-t-il dans ce passage ? 

Le début du prologue. Manuscrit, BnF

Prologue

De l'extérieur à l'intérieur 

Après cette première comparaison de Socrate aux Silènes, le prologue se poursuit avec l’explicitation et l’approfondissement de ce symbole, appliqué à son œuvre Gargantua

L'extérieur

 

La première approche d’un livre se fait à travers son titre, qui, en principe, reflète le contenu et donne le ton de l’œuvre. Ainsi, après voir cité Gargantua et Pantagruel, ses deux œuvres, Rabelais invente et énumère d’autres « joyeux titres », qui promettent aux lecteur un rire obscène, « Fessepinte » ou « De la dignité des braguettes », ou bien peu de sérieux, tel « Des Pois au lard assaisonnés d'un commentaire ». C’est d’ailleurs le champ lexical du rire qui domine  dans l’attente du lecteur : « il n’y est question au-dedans que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries », allant « dans le sens de la dérision et de la plaisanterie », « matière assez joyeuse », « dit de verve ». C’est pourquoi, il qualifie le titre d’« écriteau » dans la traduction – d’ « enseigne » dans le texte original –, comme si le livre devenait une sorte de boutique dont le titre doit attirer le client.

L'intérieur

 

Mais l’extérieur, le titre, n’est qu’une apparence, que Rabelais oppose à l’intérieur, une réalité plus profonde. Ainsi il exprime une inversion des valeurs, prenant à témoin ses lecteurs à partir d’un proverbe, « vous dîtes vous-mêmes que l’habit ne fait pas le moine », qu’il développe par deux exemples concrets. L’« habit monacal » et « une cape espagnole » ne sont que des vêtements, trompeurs comme le soulignent les négations : l’un « n’est en dedans rien moins que moine », l’autre « au fond du cœur, ne doit rien à l’Espagne. »

Il conclut cette opposition en revenant sur l’image du début du prologue, celle des Silènes, alors décrites comme « de petites boîtes », sur le dessus desquelles « étaient peintes des figures amusantes et frivoles », mais qui contenaient « les fines drogues […] et autres produits de grande valeur ». De même, pour le livre, « l'ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ; c'est-à-dire que les matières traitées ici ne sont pas aussi frivoles que, au-dessus, le titre le laissait présumer. »

Au « sens littéral » s’oppose donc un « sens transcendant », c’est-à-dire une vérité supérieure transmise dans le livre, ce qui sera précisé à la fin de l’extrait par l’image de la « substantifique moelle ». Ce rôle accordé à la lecture correspond bien aux souhaits de l’humanisme, sur le plan moral et philosophique, « le ferme espoir de devenir avisés et vertueux », et la volonté de découvrir « une philosophie cachée ». L’extrait se termine par l’annonce des domaines traités : « notre religion », « la situation politique et la gestion des affaires ». Ce sont là des sujets très sérieux,  mais qui peuvent aussi être dangereux à traiter… d’où la double face de l’œuvre annoncée dans ce prologue : le rire est un masque pour des sujets sérieux, à la fois pour divertir le lecteur mais peut-être aussi pour l’égarer, pour contourner la censure.

Les conseils aux lecteurs 

La relation de Rabelais à ses lecteurs

 

L’extrait s’ouvre sur une question rhétorique, qui vise à impliquer les lecteurs, « À quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d'envoi ? », stratégie qui se retrouve dans le troisième paragraphe où les questions se multiplient pour faire appel à leur expérience quotidienne, ouvrir « une bouteille au tire-bouchon » ou observer un chien face à « quelque os à moelle ».

L’interpellation très familière qu’il leur adresse reproduit la double face de l’ouvrage, en créant entre eux une relation, elle aussi double, à la fois plaisante et sérieuse :

         En les désignant comme « quelques autres fols en disponibilité », il en fait des amis avec lesquels se divertir en partageant un joyeux moment, sans se soucier des convenances, des normes morales, en toute liberté. Il nous rappelle ainsi le rôle de la « fête des fous » ou du « fou du roi » au Moyen-Âge, où les bouffons pouvaient braver tous les interdits pour faire rire, mais un rire libérateur, qui contestait, qui dénonçait des faits politiques, sociaux, religieux…

            En les qualifiant de « bons disciples », il se pose en maître d’élèves attentifs. La relation devient alors plus sérieuse, d’où le ton didactique choisi par endroits, avec des injonctions fréquentes : « il faut », « il vous convient ». C’est cette relation qui lui permet de blâmer des lecteurs superficiels : « vous jugez trop facilement », « ce n'est pas avec une telle désinvolture qu'il convient de juger les œuvres des humains. » Il les invite donc à une autre lecture, à « un examen plus approfondi », à « ne pas s’arrêter là », c’est-à-dire à dépasser la dimension comique de l’œuvre, le « rire » qu’elle provoque, pour y chercher le « savoir » qu’elle transmet

Des lecteurs attentifs. Manuscrit, BnF

Des lecteurs attentifs. Manuscrit, BnF

Le rôle des comparaisons

 

Pour mettre en œuvre cet approfondissement qu’il demande à ses lecteurs, Rabelais recourt à de multiples comparaisons, les obligeant à un va-et-vient entre la fiction, le comparé imaginaire, et la réalité, les comparants, son œuvre et les lecteurs.

C’est déjà le cas quand il compare le « titre » à un « écriteau », le livre devenant alors une boutique où le client vient chercher une marchandise, ou quand il évoque « une boîte » d’apparence plaisante mais qui renferme un « ingrédient » précieux. Mais les lecteurs sont plus directement impliqués dans les comparaisons qui leur indiquent le comportement à adopter.

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Les Sirènes

Ils sont comparés aux matelots sur le bateau d’Ulysse dans l’Odyssée, « comme enchantés par les Sirènes », donc trompés, séduits par le chant de séduction du livre, « une matière assez joyeuse et qui correspond bien au titre », ce qui est « dit de verve », un récit vif et entraînant. Rabelais leur demande alors de résister pour « interpréter », donc chercher le sens caché dans l’œuvre.

Ulysse face aux Sirènes 

La bouteille

Le livre devient ensuite une « bouteille » que les lecteurs, qualifiés d’ailleurs de « buveurs » au début du prologue, veulent ouvrir. Le vin est omniprésent dans l’œuvre de Rabelais, source souvent d’une joyeuse ivresse partagée, mais aussi permettant, comme le vin  de messe, ou comme au temps de Bacchus et de ses prêtresses, l’accès à une vérité supérieure comme cela apparaîtra dans le Cinquième livre où la fin du voyage de Pantagruel lui livre « l’oracle de la Dive Bouteille », « Trinck ». Mais le verbe « attaqué » suggère que la bouteille résiste « au tire-bouchon », et qu’il faut donc fournir un effort pour l’ouvrir, d’où le juron qui l’accompagne, « Nom d’un chien ! », mais cet effort est récompensé : «  Rappelez-vous la contenance que vous aviez. » C’est ce même effort que celui que Rabelais réclame à ses lecteurs pour aller au-delà d’une première lecture : « il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. »

La "Dive Bouteille" et son message 

La "Dive Bouteille" et son message 

Le chien et l'os à moelle

La dernière comparaison, plus longuement développée et explicitée, donne l’exemple même de ce double aspect de son œuvre que souligne Rabelais : rendue cocasse par la description du chien, elle est parcourue de références typiques de l’humanisme à l’antiquité, aux ouvrages du philosophe Platon ou du médecin Galien. Rabelais s’inscrit ainsi dans le burlesque, choix d’une tonalité comique, jusqu’à l’exagération, pour traiter un sujet, en fait sérieux.  

        Cette image illustre le comportement du lecteur idéal pour Rabelais. L’énumération des actions du chien personnifie l’animal, par les sentiments qui lui sont prêtés : « avec quelle sollicitude il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l'entame, avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce. » Or, chacune de ses qualités est mise en parallèle avec les qualités intellectuelles réclamées aux lecteurs, qui se trouvent, eux, animalisés. Ils doivent être « légers à la poursuite », c’est-à-dire faire preuve de curiosité, puis « hardis à la rencontre » pour faire l’effort d’une lecture approfondie, et l’énumération « fleurer, sentir, estimer », les invite à discerner le sens profond du livre.

Gustave Doré, Gargantua et Pantagruel, pour illustrer le prologue 

        La comparaison associe aussi la valeur de l’os à celle que Rabelais souhaite donner à Gargantua. L’attitude du chien face à son os en fait un objet précieux, auquel il est particulièrement attentif, et que justifie la réponse aux questions rhétoriques posées aux lecteurs : « Quel instinct le pousse ? Qu'espère-t-il de son travail, à quel fruit prétend-il ? À rien de plus qu'à un peu de moelle. » Mais aussitôt après avoir ainsi minimisé le contenu de l'os, Rabelais le revalorise, par la qualification, plaisamment rapportée à Galien : « Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre nourriture, parce que la moelle est un aliment élaboré jusqu'à sa perfection naturelle ». En poursuivant l’image, « ces beaux livres de haute graisse », et en la précisant, « la substantifique moelle », cette image alimentaire conduit à amplifier la valeur de son livre : « vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie cachée qui vous révélera de très hauts arcanes et d'horrifiques mystères ».  Ces choix lexicaux, de même que l’allusion aux « symboles pythagoriques », compare la lecture à une initiation mystique, et donne ainsi à l’œuvre une dimension sacrée. Rabelais ouvre ainsi à son lecteur un riche horizon d’attente. 

Gustave Doré, Gargantua et Pantagruel, pour illustrer le prologue 

CONCLUSION

 

Cet extrait du prologue explicite la présentation faite dans le frontispice de l’œuvre.

  • D’un côté, un récit qui, par le lien avec Pantagruel, renvoie à un monde de démesure, d'excès, mais plaisamment qualifié : « La vie très horrifique du Grand Gargantua père de Pantagruel ».

  • De l’autre, en se qualifiant d’ « abstracteur de quinte essence » et en précisant « Livre plein de Pantagruélisme », il fait de ce monde de géants le support d’une véritable philosophie, se comparant lui-même à un alchimiste capable d’extraire de la matière brute une substance subtile.

Ce passage donne d’ailleurs l’exemple de cette double face de Gargantua : la vivacité du récit, les énumérations, les images plaisantes, le recours au burlesque, ont pour but de séduire, d'amuser les lecteurs, de créer avec eux un lien, tout en les incitant à ne pas se contenter d’une lecture divertissante, mais d’y rechercher un sens plus profond, représentatif des critiques et des souhaits de l’humanisme.

Frontispice de l'édition de 1542 

Frontispice de l'édition de 1542 

ÉTUDE D'ENSEMBLE : la jeunesse de Gargantua 

Lire les extraits cités: ch. Vi, IX, XI

L’étude porte sur les chapitres IV à XIII inclus, de la naissance de Gargantua au moment où il faudra décider de son instruction, « sur la fin de la cinquième année ».

Elle sera effectuée en fonction de la problématique retenue, donc

  • Pour les séries générales, nous nous interrogerons sur la façon dont Rabelais provoque le « rire » et sur sa capacité – ou non – à conduire ainsi le lecteur à un « savoir ».

  • Pour les séries technologiques, nous observerons surtout la peinture de l’éducation donnée à Gargantua, pour juger de sa valeur.

La nature et la personnalité du héros,  mises en valeur par le récit de sa petite enfance, permettent des effets comiques. Mais, comme l’a signalé le prologue, le comique soutient une satire dont il appartient au lecteur de dégager le sens.

Jeunesse

Un enfant géant 

Le merveilleux héroïque

 

Dès la grossesse de sa mère, Gargamelle, Gargantua est placé sous le signe de l’exception, comme le souligne le titre du chapitre III, « Comment Gargantua fut porté onze mois au ventre de sa mère », et Rabelais le rapproche ainsi des héros de la mythologie grecque, tel le fils de Neptune.

Albert Robida, Illustration du chapitre VI, in Œuvres de Rabelais, 1885

Puis les chapitres IV à VI sont consacrés aux circonstances de sa naissance, « d’une façon bien étrange », elle aussi extraordinaire. Parce qu’ « elle avait trop mangé de tripes », pour éviter « le relâchement du gros intestin », elle se voit administrer « un astringent », qui inverse le parcours du bébé : « il entra dans la veine creuse  et, grimpant à travers le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules, à l’endroit où la veine en question se sépare en deux, il prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille de ce même côté. » Ce parcours cocasse fait sourire, mais, à nouveau, Rabelais le rattache plaisamment aux plus illustres naissances de l’antiquité, telle celle de Minerve, née de la cuisse de Jupiter. De plus, à peine né, il est capable de parler pour réclamer « à boire ! », ce qui lui vaut son baptême par son père, en symbole de cet aspect merveilleux : « Que grand tu as (sous-entendez : le gosier) »

Albert Robida, Illustration du chapitre VI, in Œuvres de Rabelais, 1885

Albert Robida, Illustration du chapitre VII, in Œuvres de Rabelais, 1885

La démesure

 

Le gigantisme du héros est aussitôt mis en relief : « il faisait bon le voir car il portait bonne trogne et avait presque dix-huit mentons ». Cette nature même du héros implique que tout, dans son mode de vie, doit être à son échelle. Deux exemples ressortent particulièrement :

  • Pour la nourriture, il est digne de ses parents, dont les chapitres IV et V évoquent la quantité de nourriture et de boisson absorbée à l’occasion d’un banquet. Il faut, en effet, « dix-sept mille neuf cent treize vaches » (chapitre VII), pour assurer son allaitement.

  • En guise de landau pour transporter le bébé, il faut « une belle charrette à bœufs », et, pour lui fabriquer un cheval de bois, une grosse poutre montée sur des roulettes !

  • Dans le chapitre VIII, Rabelais insiste aussi sur la quantité de tissu nécessaire à son habillement, avec des mesures impressionnantes, tant pour ses vêtements, par exemple « neuf cents aunes » pour sa chemise, sachant qu’une aune fait environ un mètre vingt, que pour la taille de sa braguette dont « l’ouverture […] était de la longueur d’une canne ».

Albert Robida, Illustration du chapitre VII, in Œuvres de Rabelais, 1885

Cette démesure s’inscrit dans le style même de Rabelais, marqué par la présence de multiples énumérations, par exemple pour ses occupations au chapitre XI.

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La grossièreté

 

Le fait qu’il s’agisse d’un tout jeune enfant permet aussi à Rabelais de donner libre cours au rire fondé sur la scatologie ou la sexualité, comme pour annoncer ce que Freud qualifiera de « stade anal » ! Condamné par la Sorbonne pour « l’obscénité » de Pantagruel, Rabelais récidive ici, en retrouvant à la fois le ton de la farce médiévale et les pratiques traditionnelles du carnaval, hérité des Saturnales romaines, qui inversent les normes et les codes moraux. Ainsi, ses occupations, énumérées dans le chapitre XI témoignent de cette tendance, de même que le développement sur sa braguette qu’il « commençait déjà à essayer » en suscitant le plus grand intérêt de ses « gouvernantes ». Le chapitre XIII entier est consacré aux multiples essais de l’enfant pour trouver le « torche-cul » idéal : 

Pour illustrer le "torche-cul"

Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu'il n'y a pas de meilleur torche-cul qu'un oison bien duveteux, pourvu qu'on lui tienne la tête entre les jambes.

Croyez-m'en sur l'honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu'à cause de la bonne chaleur de l'oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu'à se transmettre à la région du cœur  et à celle du cerveau.

Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu'ils se torchent le cul avec un oison […].

Un prétexte à la satire 

Des critiques traditionnelles

 

Les moqueries reprennent deux sujets traditionnels, très présents dans les farces et soties médiévales :

  • La naïveté de certains adultes, que l’enfant trompe bien facilement, par exemple, au chapitre XIII, le maître d’hôtel et le fourrier qui le suivent jusqu’en haut de la maison… alors qu’ils cherchent les écuries.

  • Rabelais profite aussi de l’occasion pour s’en prendre aux femmes, qu’il représente comme des obsédées sexuelles, n’hésitant pas à tromper leurs maris.

Une critique du fonctionnement social

 

Plus intéressante est la satire de l’ordre social. Son héros, né d’une famille royale et dont il a longuement développé la généalogie, lui fournit aussi le prétexte de remettre en cause la ridicule fierté de la noblesse, dans les deux chapitres consacrés aux « couleurs ». Dans le chapitre IX, notamment, il oppose ainsi, à partir de tous ces symboles de dignité, « l'usage des tyrans qui veulent leur arbitre tenir lieu de raison : non des sages et savants qui par raisons manifestes contentent les lecteurs. » C'est cet idéal politique qu'il représentera à travers Grandgousier face à Picrochole.

Sa seconde cible est l'éducation. Comment ne pas être frappé aussi, même si son père célèbre son « intelligence », par la façon dont le jeune enfant reste livré à lui-même, sans que personne ne vienne guider ses occupations ou ses jeux, ni même se soucier de ce qu’il mange ? Le chapitre XI, s’ouvre, en effet, sur un contraste : « Gargantua, de ses trois ans jusques à ses cinq ans, fut élevé et éduqué en toutes les disciplines qui convenaient selon les dispositions de son père ; il passa ce temps-là comme tous les petits enfants du pays, c'est à dire à boire, manger et dormir, à manger, dormir et boire, à dormir, boire et manger. » Le lexique de la première partie de la phrase, « fut élevé et éduqué dans toutes les disciplines », suggère un véritable intérêt porté au développement de l’enfant, tandis que la triple répétition à la fin ne fait que varier l’ordre d’activités qui pourraient être celles d’un  animal ! L’éducation ne consiste alors qu’à suivre son bon plaisir…

Rabelais et la religion

 

Si les récits de Rabelais ont été censurés par la Sorbonne, c’est aussi parce que ces théologiens ont bien perçu son irrespect religieux, récurrent par la façon dont il mêle le profane et le sacré. La satire de Rabelais le rapproche des critiques alors formulées par les « évangéliques », notamment contre le clergé. Ainsi, alors que l’enfant vient de tromper le fourrier et le maître d’hôtel, celui-ci lui déclare  « Tu nous as bien bernés, mon mignon. Je te verrais bien pape un jour ou l’autre. », et l’enfant renchérit en jouant irrespectueusement sur les mots : « J’y compte bien, dit-il. Mais quand je serai pape vous serez papillon et ce gentil papegeai sera un parfait papelard. »

C’est cette même tendance qui se retrouve, à propos de la naissance de Gargantua « par l’oreille » dans la façon dont Rabelais cite les « Saintes Écritures » pour s’en moquer : « à Dieu, rien n’est impossible, et […] s’il le voulait, les femmes auraient des enfants de la sorte, par l’oreille. » Comment ne pas penser ici à la conception du Christ par « l’Immaculée Conception » ?

CONCLUSION

 

Avant même de développer les aventures de son héros, la peinture de sa jeunesse permet à Rabelais de mettre en œuvre ce que son prologue a annoncé : le merveilleux du gigantisme, mêlé à la grossièreté, lui permet de construire une fiction cocasse, mais cette fantaisie masque souvent une vision du monde réel qu’il critique ainsi. Dans la lignée humaniste, il s’agit de dénoncer tout ce qui relève de la superstition, de l’irrationnel, aussi bien dans les textes des anciens, alors respectées, que dans l’ordre social ou religieux.

HISTOIRE DES ARTS : Gustave Doré, "Le repas de Gargantua", 1873 

Gustave Doré, « Le repas de Gargantua », in Œuvres de François Rabelais, 1873. Dessin, 24,9 X 20 cm, gravure sur bois de Paul Jonnard

Gustave Doré, « Le repas de Gargantua », in Œuvres de François Rabelais, 1873. Dessin, 24,9 X 20 cm, gravure sur bois de Paul Jonnard

La gravure sur bois est un art qui se développe au XIXème siècle pour illustrer les œuvres littéraires, avant d’être supplanté par la photographie. Gustave Doré participe à ce développement, par les dessins qu’il réalise et que reproduit le graveur.

Son premier succès, en 1854, est l’illustration de Rabelais, qui est encore enrichie dans une édition plus élaborée, en 1873. Ce « repas de Gargantua » correspond à une phrase du chapitre XXI : « « Pendant ce temps, quatre de ses gens, l’un après l’autre, lui jetaient dans la bouche, sans interruption, de la moutarde à pleines pelletées. » Pour l’étudier, nous observerons les lignes qui construisent la planche, puis la figuration, avant de nous intéresser à la technique mise en œuvre.

Pour voir un diaporama d'analyse

HIDA-Doré

RECHERCHE : Rabelais, Gargantua, l’éducation au Moyen-Âge 

Le système éducatif

 

Les objectifs de l’éducation, même s’il s’agit toujours de former une élite, a évolué depuis l’antiquité. Il s’agissait alors de former le citoyen,  capable de soutenir la puissance des cités en Grèce, la république ou l’empire à Rome. Au Moyen-Âge, le but est de former de parfaits chrétiens, ce qui explique que les écoles sont prises en charge par l’Église, dans les monastères mais aussi dans des écoles rattachées aux églises et aux cathédrales dans les villages et les villes.

Mais les contenus de l’enseignement n’ont pas changé : d’abord le « trivium », grammaire, rhétorique et dialectique, puis le « quadrivium », arithmétique, géométrie, astronomie, musique. Pour les jeunes gens de la noblesse, l’éducation accorde une large place aux maniement des armes, et à toutes sortes d’activités physiques, les jeunes filles, elles, sont éduquées pour être de parfaites épouses et mères, en maîtrisant les tâches ménagères. Dans le peuple, en revanche, les jeunes gens étant destinés à poursuivre le métier de leur père, la scolarisation est réduite au minimum indispensable, les femmes devant aider aux travaux agricoles ou de commerce : l’analphabétisme domine largement dans les campagnes. C’est par l’apprentissage, dispensé par des « maîtres » au sein des corporations d’artisans, que s’apprennent les métiers plus techniques. 

Ce n’est qu’en 1200 que le roi Philippe Auguste emploie le mot « universitas » pour définir l’ensemble des maîtres et étudiants, appelés « clercs », qui poursuivent des études supérieures : il leur accorde des droits judiciaires, puis, en 1215, les statuts sont fixés pour l'université de la Sorbonne, ainsi que les programmes et la discipline. L’université joue ainsi un rôle important, notamment pour contrôler les publications.

La tradition scolastique

 

La scolastique désigne l’enseignement philosophique donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, du douzième au quinzième siècle, largement asservi à la théologie et soumis à l’autorité du philosophe grec Aristote. Il s’agissait surtout d’apprendre à lire les textes sacrés, à prêcher, à démontrer les dogmes. Il fallait donc maîtriser la langue avec ses trois composantes : la grammaire, la rhétorique et la dialectique.

Même quand on s’éloignait du sacré, l’idée restait encore d’acquérir un savoir livresque, que l’on pouvait restituer par cœur, d’argumenter sur tous les sujets (même les plus ridicules : « est-ce l’homme ou la corde qui tient le cochon qu’on mène au marché pour le vendre ? ») en dégageant le « pour » et le « contre » (à la façon des sophistes de l’antiquité) de façon très pédante, en s’appuyant sur les citations livresques. On étudie aussi la glose, c’est-à-dire les interminables commentaires faits par des savants sur un même ouvrage. Les pratiques pédagogiques sont donc figées, il s’agit avant tout de reproduire des modèles, des exemples… et, en cas d’échec ou d’indiscipline, le maître ne recule pas devant les châtiments corporels.

Cours de philosophie à Paris, fin du XIVème siècle, in Grandes chroniques de France, bibliothèque municipale de Castres

Cours de philosophie à Paris, fin du XIVème siècle, in Grandes chroniques de France, bibliothèque municipale de Castres

LECTURE CURSIVE : Rabelais, Gargantua, chapitre XIV 

Pour lire l'extrait

L’éducation est un  thème central de l’humanisme. Érasme y a consacré son De ratione studii en 1512 et Guillaume Budé le De studio litterarum recte et commode instituendo en 1527 et 1533 ; plus tard Montaigne s’y intéressera à son tour dans ses Essais.
Après le chapitre XIII, c’est-à-dire le comique grossier des « torche-cul », Grandgousier « fut saisi d’admiration en considérant le génie et la merveilleuse intelligence de son fils », et décide qu’il faut l’instruire pour enrichir cette intelligence innée.

C’est le prétexte, pour Rabelais, dans les chapitres XIV, puis XXI à XXIV, de se livrer à une opposition entre l’éducation médiévale traditionnelle, fondée sur la scolastique, et l’idéal humaniste.

Albert Robida, Illustration du chapitre XIV, "le grand docteur sophiste" in Œuvres de Rabelais, 1885

Les maîtres

 

Le premier est présenté de façon élogieuse, « un grand sophiste », mais son nom, Thubal Holoferne, porte déjà une satire : il fait allusion à la fois à « Tubal », nom de la terre de « confusion » sur laquelle règne Gog, ennemi de Dieu, et à celui qui, dans la Bible, représente le type des persécuteurs du peuple de Dieu, caractérisé par sa lubricité et son ivrognerie. Ici, ce « Maître » meurt d’ailleurs d’une « vérole », maladie vénérienne. Celui qui lui succède est encore pire, qualifié de « vieux tousseux » au nom évocateur de Jobelin Bridé, car composé à partir de l’adjectif « jobard », qui désigne un niais, et « bridé » est le traitement appliqué aux volailles auxquelles on lie les pattes. Cela lui attribue la sottise souvent associée à l’oie ou à l’oison…

Albert Robida, Illustration du chapitre XIV, "le grand docteur sophiste" in Œuvres de Rabelais, 1885

L'enseignement dispensé

 

Pour accentuer sa critique, Rabelais recule sa description dans le temps, à l’époque où Gargantua « copiait tous ses livres car l’art de l’imprimerie n’était pas encore en usage », comme le signale aussi la date de la mort du premier maître de Gargantua, 1420. De même, la pratique de « l’écriture gothique » est, en 1534, déjà largement remplacée par l’italique. Ce recul temporel renforce l’idée que cet enseignement traditionnel est largement dépassé. De même, l’image de son « écritoire », même si sa taille correspond (comme précédemment pour la nourriture ou l’habillement) au gigantisme de son héros, symbolise aussi le poids qu’un tel enseignement peut imposer à un élève.

Le programme

Le contenu de l’enseignement reste identique au « trivium » de l’antiquité romaine, la grammaire, la rhétorique, la dialectique, pour preuve les œuvres et les auteurs énumérés.

         Pour les auteurs, il mêle les auteurs latins de l’antiquité, le philosophe Sénèque, ou le grammairien Donat, à des auteurs de manuels pédagogiques, pédants qui se parent de noms latins : Alanus, en fait un poète lillois qui avait composé un traité de morale en latin, Hugutio et Passavantus. Mais, surtout, il leur adjoint des noms fictifs, qui les ridiculisent totalement : « Faquin », terme d’insulte méprisant, « Tropditeux », qui parle trop, « Galehaut », roi d’un roman, « Jean le Veau », surnom donné aux tout jeunes écoliers, ou « Brelinguandus » qui pourrait se traduire par « Maître Lecon »….

         Les ouvrages cités sont également porteurs de satire, par la place que leurs titres accordent à la théologie (« Theodolet », attribué à un évêque du Vème siècle, ou « in Parabolis »), privilégiant dans l’expression l’aspect formel au contenu, comme « Les modes de la signification », ou une instruction qui réduit la morale au savoir-vivre : « Comment se tenir à table », ou « Dormir sans souci »

La pédagogie

Nous y reconnaissons les caractéristiques de la scolastique, par exemple la répétition d’« il lui lut » rappelle que l’enseignement consiste en des lectures effectuées par le maître ; l’ajout « avec les commentaires » renvoie à la pratique de la glose, que l’élève doit reproduire avec exactitude comme le montre sa façon de compter sur ses doigts pour ne rien oublier : « il prouvait sur ses doigts à sa mère que de « modis significandi non erat scientia ». L’élève doit ensuite réciter mécaniquement ses leçons, ce que Rabelais ridiculise tout particulièrement puisque Gargantua « disait par cœur à rebours » aussi bien l’alphabet qu’un ouvrage entier : « mis à l’épreuve, il le rendait par cœur à l’envers ».

Pour conclure

 

Le résultat est un échec total, que Rabelais caricature par les durées exagérées de ces différents apprentissages : « cinq ans et trois mois » pour apprendre l’alphabet, « treize ans six mois et deux semaines » pour trois ouvrages, au total quarante ans quatre mois et deux semaines, sans compter le dernier paragraphe ! Durée, certes, à l’échelle d’un géant, mais dont l’ironie par antiphrase de la dernière phrase du chapitre démasque l’inutilité, avec ce verbe « enfourné » détruisant l’éloge « tellement sage » : « À la lecture desquels il devint tellement sage que jamais plus nous n’en avons enfourné de pareils.  » 

Scène d’enseignement dans une école épiscopale : la lecture du maître en chaire, XIVème siècle. Enluminure

Scène d’enseignement dans une école épiscopale : la lecture du maître en chaire, XIVème siècle. Enluminure

EXPLICATION : Gargantua, chap. XXI, d' "Il employait donc son temps... " à "... son âme était dans la cuisine." (toutes séries) 

Pour lire l'extrait

Le premier enseignement donné à Gargantua, suivant la tradition scolastique, conduit à un échec, constaté par son père au début du chapitre XV : « il ne progressait en rien, devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur. » La comparaison qu’il fait entre son fils et un jeune page, Eudémon, âgé de seulement douze ans formé par son pédagogue, Ponocrates, l’accable encore davantage. Décision est alors prise de donner à Gargantua ce même maître. Les jeunes gens partent alors avec lui à Paris pour poursuivre leurs études. Après cinq chapitres consacrés à leur voyage et, surtout au vol des grosses cloches de Notre-Dame par Gargantua, qui veut en faire des « clochettes au cou de sa jument », occasion de ridiculiser à nouveau les discours des sophistes, le chapitre XXI reprend le thème de l’éducation.

En excellent pédagogue, Ponocrates, étymologiquement, « celui qui fonde son pouvoir sur le travail », demande d’abord à son élève de « se comporter selon sa méthode habituelle ». C’est ce que nommerions aujourd’hui, une « évaluation des acquis et des compétences ». L’extrait suit donc la chronologie de la journée de Gargantua, laissé libre d’agir. Comment la description des activités matinales permet-elle à Rabelais de formuler sa satire ?

Chap.XXI

1ère partie : le temps du lever (des lignes 1 à 13) 

Un réveil tardif

 

Le premier reproche porte sur l’heure du réveil, tardif, « entre huit et neuf heures », et, surtout, sans tenir compte d’un rythme biologique plus naturel car fondé sur les saisons : « qu’il fût jour ou non ». Notons que ses maîtres sophistes n’hésitent pas à tronquer une phrase de psaume, « Il est vain de se lever avant la lumière », en en supprimant la suite : « Le Seigneur comble ceux qu’il aime pendant qu’ils dorment. » Ils réussissent ainsi à ne pas contrarier l’enfant en justifiant sa paresse

C’est le recours à un auteur antique, le médecin Galien, qui permet de poursuivre cette paresse, en invoquant la notion d’« esprits animaux », ces liquides qui feraient circuler l’énergie : « il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux ragaillardir ses esprits animaux ». Le savoir livresque est, en fait, mis au service des désirs primaires de l’enfant, semblable à un jeune animal.

Le manque d'hygiène

 

Est ensuite illustré le manque d’hygiène, avec le vêtement qui contredit l’affirmation première, « selon la saison », puisqu’il préfère un vêtement lourd et chaud : « une grande et longue robe de grosse laine grège fourrée de renards ». La toilette est inexistante, contrairement aux temps antiques où les « thermes » permettaient la pratique du bain, et encore au Moyen-Âge où les bains restent fréquents, du moins dans les familles aisées ou dans des « étuves », bains publics. Mais, peu à peu, l’eau apparaît dangereuse, facteur de propagation des maladies : on privilégie une toilette avec un simple linge mouillé, avec le changement de linge… et les parfums pour pallier les mauvaises odeurs ! Notons qu’à nouveau l’argument invoqué, « perdre du temps en ce monde », se rattache au discours religieux, tout comme le jeu de mots qui soutient la périphrase, « il se peignait avec le peigne d’Almain », puisque celui-ci est un docteur en Sorbonne du XVème siècle. La religion, en effet, infériorise le corps, part matérielle et terrestre de l’homme, par rapport à l’âme, à la vie spirituelle, pour assurer son salut dans l’au-delà.

Pourtant, il se soucie de son corps, vu le petit-déjeuner absorbé, « de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime », sous prétexte, à présent, de fortifier son corps : « pour abattre la rosée et le mauvais air ». Cette énumération, certes rapportée au gigantisme du héros, est contraire à tous les conseils alimentaires alors formulés.

L'absence de codes de comportement

 

Enfin, cette liberté totale conduit à un irrespect total des plus élémentaires règles du savoir-vivre en société, mis en valeur par l’énumération verbale, qui inclut aussi, comme souvent dans Gargantua, une dimension scatologique : « Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se mouchait comme un archidiacre ». L’existence d’autrui, le respect qu’on lui doit, n’entrent pas dans ses préoccupations !

2ème partie : l’art d’argumenter (des lignes 14 à 26) 

L’observation faite par Ponocrates le conduit à une remarque qui nous rappelle la règle  humaniste, héritée de l’antiquité, celle de la nécessaire mesure, d’où l’équilibre physique qu’il prône : « il ne devait pas tant se repaître au sortir du lit sans avoir premièrement fait quelque exercice ». Cela donne à Rabelais l’occasion, par la réponse, de critiquer le modèle d’argumentation enseigné par les sophistes, qui doit permettre de tout justifier, le faux comme le vrai, l’injuste comme le juste, le mal comme le bien.

La réponse est construite selon les formes de la rhétorique.

         Elle s’ouvre sur une interpellation de l’adversaire, fortement modalisée par l’exclamation et les questions rhétoriques, qui marquent la tonalité polémique : « Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? »

         Il recourt ensuite à une argumentation dite d’autorité, puisqu’elle ne repose que sur la  valeur prêtée aux exemples qui suffisent à valider la thèse.

  • Le premier tire sa valeur du statut du personnage historique : « Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux ».

  • Le deuxième est l’exemple même des maîtres, mais le discours affirmé, « le déjeuner donnait bonne mémoire », ne correspond pas réellement au modèle qu’ils donnent, plutôt blâmable : « c’est pourquoi ils buvaient les premiers ». Sa seule justification est, en fait, non pas le développement de sa « mémoire », mais un meilleur appétit : « Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que mieux. »

  •  Vient enfin l’exemple suprême, valorisé par l’éloge du maître dans la parenthèse : « (qui fut le premier de sa licence à Paris) ». Mais à nouveau il opère un glissement, d’une morale empruntée à une fable d’Ésope, « La tortue et le lièvre », « Ce n’est pas tout de courir vite, […] il faut partir de bonne heure. », à sa propre volonté, « boire le matin ».

         Le connecteur « Aussi » introduit la conclusion, en généralisant à partir de son cas particulier, au moyen d’une concession. Mais, s’il concède un blâme de l’excès,  reproche adressé par Ponocrates, il déplace le sujet de la nourriture à la boisson, et le ridiculise par la répétition et la comparaison : « la pleine santé de notre humanité n’est pas de boire des tas, des tas, des tas, comme des canes ». Il soutient cette conclusion, le bienfait de « boire le matin », comme cela se fait fréquemment, par une citation, reprise d’un proverbe populaire censé représenter la suprême sagesse, mais déformé car « boire » remplace « déjeuner » : « Lever matin n’est point bonheur / Boire matin est le meilleur. »

3ème partie : le temps de l’étude (de la ligne 27 à la fin) 

L'image de la religion

 

Nous restons dans ce monde des géants, d’où la poursuite des exagérations, par  exemple le « gros bréviaire emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins, onze quintaux et six livres à peu près », ou « sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude, dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ». Rappelons que l’objectif premier de l’éducation scolastique est de former de bons chrétiens.

Mais il est permis de s’interroger sur le nombre, lui aussi exagéré, des messes, « vingt-six ou trente », des « kyrielles », longue suite de prières, ou du fait d’égrener « des tas de chapelets » en en disant « plus que seize ermites ». Relève-t-il du gigantisme du héros, ou d’une critique de la place prise par la religion, jugée démesurée, et de sa dimension uniquement mécanique dans laquelle la foi n’intervient pas ? La seconde interprétation est soutenue par d’autres aspects de la satire :

  • Déjà, Gargantua ne fournit aucun effort personnel : on lui « portait » son lourd livre de messe, et il a un « diseur d’heures », donc ne lit pas lui-même les prières. C’est donc, à nouveau, une instruction passive.

  • Le verbe choisi pour la récitation des chapelets, qu’il « épluchait », sous-entend qu’il n’y prête pas plus d’attention ou de sérieux que s’il s’agissait de légumes !

  • À cela s’ajoute le portrait satirique du « diseur d’heures, encapuchonné comme une huppe, et qui avait très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne ». Outre le ridicule du vêtement, la périphrase du « sirop de vigne » soutient plaisamment l’accusation d’ivrognerie, renforcée par sa dissimulation hypocrite.

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Albert Robida, Illustration du chapitre XXI, "Son âme était dans la cuisine" in Œuvres de Rabelais, 1885 

Le livre d’heures de Metz, vers 1440. Musée de Cleveland

L'apprentissage

 

Le contraste ressort entre la place considérable occupée par la religion et le temps réduit de l’étude, « quelque méchante demi-heure ». Est-il d’ailleurs possible de parler d’étude, puisque c’est encore la passivité qui est mise en évidence par son attitude, « les yeux posés sur son livre » ? La réponse est donnée par la référence à Térence, qui souligne l’absence total d’intérêt porté au savoir intellectuel. Seule compte la satisfaction du corps… 

CONCLUSION

Cet extrait complète la critique de la mauvaise éducation scolastique, celle dispensée, notamment par les Maîtres de la faculté de théologie de la Sorbonne, avec laquelle Rabelais a des comptes à régler depuis la censure de son Pantagruel. Mais c’est avant tout l’humaniste qui s’exprime ici, au-delà du rire provoqué par le comportement de son héros géant.

Une lecture inversée de ces critiques fait apparaître, en effet, les grands principes de l’idéal humaniste, une reprise de la formule antique : « mens sana in corpore sano », c’est-à-dire la mise en parallèle d’un corps en harmonie avec l’ordre naturel de l’univers, avec un esprit instruit, capable de faire usage de sa raison en se dégageant de la seule influence religieuse.

EXPLICATION : Gargantua, chap. XXIII, de "Puis il le soumit..." à "... tous de l'arithmétique. "  (séries technologiques) 

Pour lire l'extrait

Rappelons que, pour les séries technologiques, la problématique retenue pour l’étude de Gargantua, « Comment Rabelais met-il en valeur, dans Gargantua, son idéal d’éducation ? », a été choisie en lien avec l’enjeu du parcours associé « La bonne éducation ». C’est ce qui explique que, dans la construction de la séquence, après l’explication du chapitre XXI qui dénonce la mauvaise éducation dans la tradition scolastique, un extrait du chapitre XXIII est expliqué, tandis que les lectures complémentaires et la synthèse seront proposées dans la séquence sur le parcours associé. En revanche, elles seront proposées dans cette séquence aux séries générales, pour conclure l’explication de l’extrait du chapitre XXI.

Chap.XXIII

Après avoir observé, dans les chapitres XXI et XXII, le « vicieux mode de vie » de son élève, son précepteur, Ponocrates, entreprend de le corriger. Dans un premier temps, il recourt à un médecin pour lui « nettoy[er]le cerveau de toute corruption », lui faire « oublier tout ce qu’il avait appris avec ses anciens précepteurs ». Il lui fait aussi fréquenter des « gens de science du voisinage » afin de lui donner, par cet exemple, le désir d’« étudier selon d’autres méthodes ». En quoi l’éducation donnée à Gargantua reflète-t-elle l'idéal et les principes de l'humanisme ? 

L’extrait du chapitre XXIII présente l’organisation de son emploi du temps matinal, dans lequel est présenté le contenu de ce programme, dans sa dimension physique et intellectuelle, avec une nouvelle pédagogie.

La place du corps 

Une nouvelle hygiène de vie

Dès son réveil, Gargantua apprend à prendre soin de son corps, par une toilette telle que faite à cette époque, à l’aide d’un linge mouillé, « on le frictionnait », et à réguler ses fonctions intestinales de façon convenable, ce que met en valeur le choix d’une expression plus raffinée : « il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles » alors qu’auparavant « il fientait, pissait » sans retenue. L’énumération souligne à quel point sa toilette est soignée : « il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé. » De même, après les activités sportives, alors que « la sueur leur coulait par le corps », cette même hygiène s’applique : « Ils étaient alors très bien essuyés et frottés. Ils changeaient de chemise ». Enfin, à  la fin du repas, ce même souci d'hygiène se retrouve : « Gargantua se curait les dents avec un tronc de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraîche ».

Notons également le respect du rythme biologique à propos du repas, plaisamment souligné par la formule solennelle : « Cependant, Monsieur l’Appétit venait, et ils s’asseyaient à table au bon moment. » Gargantua n’est plus obsédé par l’idée de manger et de boire, et il ne se goinfre donc plus, car les nourritures énumérées sont plus équilibrées, moins lourdes et moins grasses : « du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines ». Les éléments sont d’ailleurs choisis, non pour leur seule abondance, mais avec un souci diététique : ils parlaient « des vertus et propriétés, de l'efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table ».

Joueurs de paume parisiens au XVIème siècle. Estampe, BnF

Des exercices physiques

 

C’est ce même objectif qui explique la place accordée dans ce programme à l’exercice physique : ils « allaient se divertir au Grand Braque ou dans les prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle ». Ces jeux de balle variés,  pratiqués après « trois bonnes heures » de leçons, montrent bien cette volonté d’assurer un équilibre, selon la formule « mens sana in corpore sano », harmonie que souligne le commentaire de Rabelais : « s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercé l’esprit. »

Joueurs de paume parisiens au XVIème siècle. Estampe, BnF

Les contenus de l'enseignement 

La phrase qui introduit le passage, en écho au titre du chapitre, est en opposition totale avec l’éducation antérieure de Gargantua, déjà par l’heure du réveil, très matinale, « vers quatre heures du matin ». Aucun moment n’est perdu pour l’instruction, « Puis il le soumit à un tel rythme de travail qu’il ne perdait pas une heure de la journée », et la durée des leçons est considérablement augmentée, « pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. » C’est ce que soulignent les indices temporels qui marquent l’enchaînement des activités, la récurrence de « Cela fait », les adverbes, « puis », « ensuite », « alors », « après », « Sur ce ».

La place de la religion

 

Elle reste présente, scandant la journée, dès le matin, « on lui lisait quelque page des Saintes Écritures », mais sans les excès antérieurs, et avec un retour aux textes sacrés, comme le souhaitaient les humanistes, et, plus particulièrement les évangéliques. Ainsi, la lecture, interprétée, se charge d’un sens plus profond, qui relève d’une foi sincère, illustrée par l’énumération verbale et les hyperboles : « « Suivant le thème et le sujet du passage, bien souvent il s'appliquait à révérer, adorer, prier, et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux jugements apparaissaient à la lecture ». Il ne s’agit plus d’écouter passivement une lecture ou une messe, ou d'égrener mécaniquement des chapelets, mais de s’impliquer dans la pratique religieuse, par exemple après le déjeuner : « tous rendaient grâce à Dieu par quelques beaux cantiques à la louange de la munificence et de la bonté divines. » 

Le programme d'étude

 

Il est présenté de façon élogieuse au début de l’extrait : « il consacrait tout son temps aux lettres et au noble savoir. » Mais cet enseignement dépasse le « trivium », enseignement plutôt littéraire portant sur la grammaire, la rhétorique et la dialectique, pour s’intéresser aux sciences, en étudiant par exemple, « l’état du ciel », donc l’astronomie, première approche de la physique, remise à l’honneur sous la Renaissance où elle se démarque de l’astrologie pour n’y voir que le système géométrique du monde, en se fondant sur des calculs, sans chercher à y voir une influence sur les destins humains. 

Est aussi présent ce qui se rattache à la biologie, à travers l’étude « de la vertu, de la propriété, de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. » Mais cet apprentissage s’ouvre largement à tout ce qui touche à l’homme, puisqu’il repose sur la lecture aussi bien d’historiens, tels Pline ou Polybe, de scientifiques, comme Dioscorides, botaniste, ou Oppien, qui traite des poissons et de la pêche, de médecins, Galien, et, bien sûr, de philosophes, Porphyre et Aristote. 

A. Robida, Illustration du chap. XXIII,  in Œuvres de Rabelais, 1885 

A. Robida, Illustration du chap. XXIII,  in Œuvres de Rabelais, 1885 

Enfin, n’oublions pas que Gargantua, fils d’un seigneur, peut être amené à combattre ; ainsi la lecture de « quelque histoire plaisante des anciennes prouesses », exploits guerriers des chansons de geste et romans courtois, n’a pas pour seul but de divertir, mais aussi de transmettre les valeurs morales des nobles chevaliers combattants

Une pédagogie nouvelle 

Le développement de l'esprit critique

 

Le savoir reste, certes, largement livresque, mais avec le souci, propre aux humanistes, d’une plus grande vérité, par exemple en ne se contentant pas de la glose mais en recourant au texte originel, « Sur les propos tenus, ils faisaient souvent, pour être certains, apporter à table les livres cités. » De plus il ne s’agit plus seulement d’écouter passivement une lecture « marmonn[ée] » , car son lecteur, Anagnostes, s’applique à rendre le texte intelligible en lisant «  à voix haute et claire, avec la prononciation requise. » Ponocrates veille aussi à ce que son élève comprenne la leçon, car « il lui expliquait les passages les plus obscurs », et qu’il reste actif pour pouvoir développer son esprit critique par l’échange : « Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture », « Ils discutaient quelquefois pendant deux ou trois heures », « Après, ils parlaient des leçons lues dans la matinée ». La mémorisation « par cœur » subsiste, certes, fondée sur la répétition, « il répétait ce qu’on lui avait lu », « on lui répétait les leçons de la veille », « ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules retenues de la leçon ». Mais cet apprentissage se fait dans une nouvelle perspective, passer du savoir livresque à son application concrète, dans le but de servir une réflexion sur la condition humaine : il « y mêlait quelques cas pratiques concernant la vie des hommes. » 

La liberté

 

Alors que cet apprentissage peut paraître fort lourd, Rabelais insiste sur la liberté, préservée. Ainsi, pour les activités physiques, toute contrainte est exclue : « Tous leurs jeux se faisaient librement, car ils abandonnaient la partie quand cela leur plaisait ». De même, est préservé le temps de repos que représente le repas, en choisissant de lire « quelque histoire plaisante », mais sans obligation : « Alors, si on le jugeait bon, on continuait la lecture ou ils commençaient à deviser joyeusement ensemble ». Le plaisir est ainsi mis au service de l’apprentissage, comme pour le jeu qui n’est plus un divertissement gratuit : « Sur ce, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petits amusements et inventions nouvelles, lesquels découlaient tous de l’arithmétique. » 

CONCLUSION

 

Ce texte, qui exprime la volonté d’occuper chaque moment à acquérir le savoir le plus vaste possible, jusqu’à l’exhaustivité, reflète à la fois l’ambition encyclopédique des débuts de la Renaissance – illustrée par le nom même du précepteur, « celui qui fonde son pouvoir sur le travail » – et son désir de développer l’homme dans sa totalité, corps, revalorisé, esprit et âme. Il renvoie aussi à sa propre formation humaniste, avec latin et grec, à l’influence de ses amis évangéliques, et à sa pratique médicale.

Cette éducation peut, aujourd’hui, paraître démesurée, mais n’oublions pas que Rabelais joue aussi sur le gigantisme de Gargantua. Ce qui est frappant est surtout le début d’une réflexion sur la pédagogie, bien négligée depuis l’auteur romain, Quintilien : comment garantir un véritable progrès de l’élève ? D’où l’insistance sur la clarté de la leçon, sur les explications à  fournir, sur la nécessaire répétition et sur une vérification de l’apprentissage qui fasse appel, non seulement à une mémorisation « par cœur », mais à l’esprit critique, y compris en matière de textes sacrés, comme le prônent les évangéliques, et à sa mise en pratique dans la vie quotidienne.

SYNTHÈSE : de l'éducation médiévale à l'idéal humaniste 

Pour lire les extraits

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Après une lecture cursive du chapitre XIV et l’explication de l’extrait du chapitre XXI, une synthèse est proposée aux séries générales sur la façon dont l’idéal de « savoir » humaniste de Rabelais répond à la satire de la scolastique médiévale.

Cette étude d’ensemble s’appuie sur la lecture cursive d’extraits du chapitre VIII de Pantagruel (la lettre de Gargantua à son fils) et des chapitres XXIII (cf. supra) et LVII (l’abbaye de Thélème) de Gargantua.

Pour voir la synthèse

Éducation

Cette synthèse a été préparée par la recherche précédente sur l’éducation scolastique au Moyen Âge : on rappellera la satire de Rabelais, le ridicule des maîtres, le vide de l’apprentissage, dont il souligne plaisamment les excès… et dont le résultat sur Gargantua marque l’échec. Elle peut être complétée par l’analyse d’un site portant sur les lieux d’enseignement, les matières enseignées, la relation entre les maîtres et les élèves et la pédagogie à cette époque. Dans un second temps, on l'oppose aux principes posés par les humanistes, à partir des lectures cursives.

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Cours de théologie à la Sorbonne, fin du XV° siècle. Enluminure, bibliothèque de Troyes

ÉTUDE D'ENSEMBLE : la guerre picrocholine  (séries générales) 

Picrochole
Le récit de la guerre, dite « picrocholine » d’après le nom du prince qui la provoque, Picrochole, occupe plus de la moitié de l’œuvre, des chapitres XXV à L. L’étymologie grecque de ce nom, de « πικρός », piquant, aigre, et « χολή », comme souvent chez Rabelais, définit le personnage : il est  celui qui a la « bile aigre », c’est-à-dire, selon les théories médicales de l’époque, facilement irritable et colérique. En cela, il s’oppose à son ennemi, Grandgousier, modèle, lui, du bon prince.
Pour dégager, comme le demande Rabelais dans le prologue, « la substantifique moelle », de cette partie importante de Gargantua, il convient de rappeler d’abord la place prise par les guerres à cette époque, notamment celles dites « de succession » pour conquérir des territoires. Mais le récit se nourrit aussi des conflits religieux liés aux thèses de Luther et Calvin qui se répandent, et l’année même de la parution de Gargantua, en 1534, éclate l’Affaire des Placards.

Les chapitres consacrés à cette guerre suivent les étapes traditionnelles des récits épiques : les causes du conflit, les combats (avec les réactions dans les deux camps), la victoire finale et ses conséquences.

La guerre picrocholine, manuscrit

La guerre picrocholine, manuscrit

Une forme de réalisme 

Les lieux de la guerre picrocholine
Les lieux de la guerre picrocholine

Les lieux

 

Pour accentuer l’efficacité de sa satire, Rabelais choisit d’oublier la dimension fictive de son monde de géants pour l’inscrire dans la réalité, et d’abord géographique. Les lieux sont empruntés à la région du Chinonais, où est né Rabelais, sur un territoire très réduit qu’il connaît bien. On les trouve énumérés avec précision au début du chapitre XLVII, et la description en est très fidèle.  

La société

 

De ce fait, à l’occasion de cette guerre, Rabelais reproduit avec exactitude les mœurs campagnardes. Par exemple, le conflit raconté au chapitre XXV entre les bergers qui gardent les vignes lors des vendanges et les fouaciers reproduit le vieux mépris des voyageurs pour des sédentaires, des artisans pour les paysans. De même, les habitudes pacifiques de Grandgousier rappellent les traditions de bon voisinage entre seigneurs.  

L’histoire, quant à elle, rappelle les vieux litiges paysans : un conflit avait eu lieu dans la région au sujet de la circulation sur la Loire entre le seigneur de Lerné, Gaucher de Sainte-Marthe, et la communauté des marchands et propriétaires des alentours. Or, Rabelais reprend certains noms : par exemple celui du chef des fouaciers, Marquet, était le nom de famille de l’épouse de Sainte-Marthe ; de même le maître des requêtes, faisant fonction d’ambassadeur au service de Grandgousier, se nomme Ulrich Gallet, qui était le nom de famille de l’avocat de la communauté en lutte.

Ainsi, au-delà du monde des géants, Rabelais évoque une réalité familière.

Une parodie 

Gustave Doré, "La jument noyant les ennemis", in Gargantua de Rabelais, 1873. BnF

La banalité de cette guerre, qui se déroule sur un territoire si réduit, contraste avec l’amplification et la multiplication des procédés comiques, ce qui inscrit le récit dans le burlesque.

Le gigantisme

 

En se servant du gigantisme de Gargantua, Rabelais effectue une parodie des épopées et des romans de chevalerie avec leurs exploits guerriers : notons, par exemple, au chapitre XXXVI, la façon dont Gargantua déracine un arbre, ou dont sa jument, en pissant, noie les ennemis au gué de Vède.

Alors Gargantua monta sur sa grande jument, escorté comme il est dit plus haut, et, trouvant sur son chemin un arbre grand et haut (on l'appelait généralement l'arbre de saint Martin, parce que c'est un bourdon que saint Martin avait planté jadis et qui avait crû de la sorte), il dit : « Voici ce qu'il me fallait; cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et il l'arracha de terre facilement, en ôta les rameaux et le décora pour son plaisir.

Sur ces entrefaites, sa jument pissa pour se relâcher le ventre, mais ce fut si copieusement qu'elle en fit sept lieues de déluge. Tout le pissat descendit au gué de Vède et l'enfla tellement au fil du courant que toute notre bande d'ennemis fut horriblement noyée, à l'exception de quelques-uns qui avaient pris le chemin à gauche, vers les coteaux.

Gustave Doré, "La jument noyant les ennemis", in Gargantua de Rabelais, 1873. BnF
Gustave Doré, "Gargantua au combat", in Gargantua de Rabelais, 1873. BnF
Tout le combat est donc mis à l’échelle du héros, de façon cocasse, comme lorsque le boulet de canon reçu devient « un grain de raisin », et qu’il prend les balles pour des « mouches » : 

Ils tiraient si serré contre lui qu'il s'écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches-là m'aveuglent ; passez-moi quelque rameau de ces saules pour les chasser. » Il percevait les boulets de plomb et de pierre comme si ce fussent des mouches à bœufs.

Ponocrates l'avertit que ces mouches n'étaient autres que les salves d'artillerie que l'on tirait depuis le château. Alors, de son grand arbre, il cogna contre le château, abattit à grands coups les tours et les fortifications et fit tout s'effondrer en ruine. De la sorte, tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur furent écrasés et mis en pièces.

Gustave Doré, "Gargantua au combat", in Gargantua de Rabelais, 1873. BnF

La parodie est d’ailleurs mise en évidence par l’écrivain qui compare les actions héroïques de ses personnages aux exploits des héros épiques, tel Gymnaste qui a dressé son cheval à ne pas craindre les cadavres sur le champ de bataille, mais en les démythifiant par le ridicule :

Il l'avait habitué à ne craindre ni les esprits, ni les cadavres. Non pas en tuant les gens, comme Diomède tuait les Thraces, ou comme Ulysse qui mettait les corps de ses ennemis aux pieds de ses chevaux, ainsi que le rapporte Homère, mais en lui mettant un mannequin dans son foin et en le faisant habituellement passer dessus quand il lui donnait son avoine.

Les procédés du comique

 

Nous constatons qu’outre le comique de situation, sur lequel se fondent plusieurs épisodes de la guerre, comme le combat de Frère Jean des Entommeures, ou le chapitre XXXVIII, « Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade », Rabelais s’appuie aussi sur d’autres formes du comique, de caractère, de gestes et de mots.

Pour peindre le personnage de Picrochole, Rabelais se livre à une caricature féroce de sa vanité et de ses ambitions sans limites, notamment dans le chapitre XXXIII où il croit aveuglément au discours de ses lieutenants, qui lui présentent comme réalisée toute une suite de conquête, d’abord au futur, « Je ferai donc, dit-il, bâtir le temple de Salomon », puis au présent et même au passé : 

- Verrons-nous Babylone et le mont Sinaï ? dit Picrochole.

- Ce n'est pas nécessaire pour l'instant, dirent-ils. Vraiment, n'est-ce pas assez de tracas que d'avoir traversé la mer Caspienne et parcouru les deux Arménies et les trois Arabies à cheval ?
- Ma foi, dit-il, nous sommes épuisés ! 

Albert Robida, Illustration du chapitre XXIII, "Le conseil de Picrochole" in Œuvres de Rabelais, 1885 

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Mais Rabelais joue aussi sur le langage, à commencer par les noms des personnages : Frère Jean des Entommeures, le moine des « entamures », des morceaux découpés (de la nourriture qu’il apprécie tant ? ou bien des ennemis qu’il va tailler en pièces ?) ou Gymnaste, dans le camp de Grandgousier ; dans le camp de Picrochole, Trépelu, le tout pelé miteux, Toucquedillon, le fanfaron, Basdefesses,  Spadassin, Merdaille… Rabelais s’amuse avec les mots, notamment dans les énumérations, mais aussi avec des jeux sonores, comme dans le portrait fort irrespectueux de frère Jean : 

En l'abbaye il y avait alors un moine cloîtré nommé Frère Jean des Entommeures, jeune, fier, pimpant, joyeux, pas manchot, hardi, courageux, décidé, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien servi en nez, beau débiteur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles et pour tout dire, en un mot, un vrai moine s'il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie.

Rabelais ne recule, en effet, ni devant les obscénités ou la scatologie, ni devant la grossièreté la plus choquante, comme lorsque Bon Jean, un  des moines, « tira son livre d’heures de sa braguette ».

À cela s’ajoute le comique de gestes, accélérés souvent par le rythme, comme pour le combat de frère Jean ou les actions de Gymnaste qui, au chapitre XXXV, joue les voltigeurs sur son cheval, ce qui effraie les ennemis, le prenant pour « un lutin ou un diable déguisé de la sorte. »

Les cibles de la satire 

La critique politique

 

Comme Rabelais le lui conseille dans le Prologue, le lecteur doit dépasser le comique, qui masque, en fait, sa critique politique. Il a, en effet, vécu sous les règnes de Louis XII et de François Ier, alors que Charles Quint cherche à étendre son emprise sur l’Europe. Les guerres se multiplient, avec des troupes arriérées et brutales, et surtout des mercenaires (mendiants, voleurs, voire criminels) pillards et sanguinaires. C’est ce que dénonce le comportement des troupes de Picrochole, au chapitre XXVI par exemple : 

Alors, sans ordre ni organisation, ils se mirent en campagne pêle-mêle, dévastant et détruisant tout sur leur passage, n'épargnant pauvre ni riche, lieu saint ni profane.

Ils emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattaient les noix, vendangeaient les vignes, emportaient les ceps, faisaient tomber tous les fruits des arbres. C'était un tohu-bohu innommable que leurs agissements, et ils ne trouvaient personne qui leur résistât.

Ainsi Rabelais, à travers ses personnages, va opposer trois formes de pouvoir.
       
Picrochole représente le tyran, semblable à Charles Quint, avec sa soif de pouvoir qui rappelle la devise de celui-ci : « Plus oultre ». Colérique, il ne prend pas le temps de la réflexion, et n’écoute que son intérêt personnel et son désir d’expansion territoriale. Il s’entoure de mauvais conseillers, qui savent le flatter, et il extermine sans pitié celui qui, comme Toucquedillon, a voulu le servir en tuant Hastiveau qui appelait à cesser le combat, au chapitre XLVII : « Alors, il ordonna à ses archers de le mettre en pièces, ce qui fut fait dans l'instant, avec une telle sauvagerie que la salle en était toute pavée de sang. »

       Grandgousier, lui, est le type du seigneur féodal, celui du temps de Louis XII. Plus que le droit, il privilégie les liens d’amitié, d’où son étonnement devant l’attaque de Picrochole, et il s’appuie encore fortement sur les valeurs chrétiennes. Cela se traduit dans sa lettre à Gargantua, qui suit ses réactions d’étonnement face à l’agression, au chapitre XXVIII :

Oh ! oh ! oh ! mes bonnes gens, mes amis et mes loyaux serviteurs, faudra-t-il que je vous contraigne à m'y aider ? Hélas ! ma vieillesse ne demandait dorénavant que le repos et, toute ma vie, je n'ai rien tant cherché que la paix; mais je vois bien qu'il me faut maintenant charger de l'armure mes pauvres épaules lasses et faibles, et prendre en ma main tremblante la lance et la masse pour secourir et protéger mes pauvres sujets. La raison veut qu'il en soit ainsi car c'est leur labeur qui m'entretient et leur sueur qui me nourrit, moi-même comme mes enfants et ma famille.

Mais, malgré tout, je n'entreprendrai pas de guerre avant d'avoir essayé de gagner la paix par toutes les solutions et tous les moyens. C'est ce à quoi je me résous. 

Il se pose ainsi en protecteur de son peuple, à la façon d’un père. Il envoie même un émissaire auprès de Picrochole pour tenter d’apaiser la situation, et fait rembourser les fouaces dérobées. Il sait aussi à la fois faire preuve de clémence, par exemple avec Toucquedillon, au chapitre XLVI, et récompenser ceux qui le servent bien.
        Mais c’est Gargantua qui figure le modèle, ce que sera le futur François Ier. Il Il est le prince idéal, selon Rabelais, qui s’inspire des idées de Machiavel dans Le Prince. C’est, en effet, un habile stratège, qui sait écouter ses conseillers, et ill dispose d’une armée organisée et bien tenue, présentée au chapitre XLVII, selon le souhait d’une armée de métier formulé par Machiavel.

Il dépêcha seulement des émissaires pour ramener en bon ordre les légions qu'il entretenait d'ordinaire en ses places de la Devinière, de Chavigny, de Gravot et de Quinquenays, qui comptaient deux mille cinq cents hommes d'armes, soixante-six mille hommes de pied, vingt-six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d'artillerie, vingt-deux mille fantassins et six mille chevau-légers, tous par compagnies, si bien pourvues d'intendants, avec leurs vivandiers, leurs maréchaux, leurs armuriers et les autres personnes indispensables au train de guerre, si bien instruites en l'art militaire, si bien équipées, reconnaissant et suivant si bien leurs enseignes, si promptes à comprendre leurs capitaines et à leur obéir, si vives à la course, si rudes à l'assaut, si prudentes à la progression, qu'elles ressemblaient plus à une harmonie d'orgue ou à un mécanisme d'horlogerie qu'à une armée ou à un corps de troupe.

C’est surtout un roi juste, qui respecte le droit de la guerre, là aussi en suivant Machiavel, qui voulait privilégier la paix à la guerre. Et il sait être clément, comme le prouve sa « harangue aux vaincus » au chapitre L.
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La critique religieuse

 

Enfin Rabelais prend aussi le prétexte de cette guerre pour attaquer de biais la religion.
Il utilise en particulier, pour ce faire, le personnage de Frère Jean, en le dépeignant comme un moine courageux, face aux autres moines dont Gargantua blâme violemment l’inutilité dans le long discours critique du chapitre XL.

Mais Frère Jean lui-même ne montre guère de respect pour les règles religieuses, par son amour de la boisson et du vin, ni pour la vie humaine. Il massacre sans pitié, et même avec un joyeux enthousiasme !

Un moine dans un cellier. Enluminure.

C’est aussi à la satire que renvoie l’anecdote des pèlerins. A priori, elle n’est que cocasse par le ridicule, signalé déjà par le titre du chapitre XXXVIII, « Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade ». Mais cela est prétexte d’une critique des faux prédicateurs, tels ceux qui prient contre la peste, et de l’inutilité des pèlerinages, c’est-à-dire du culte des saints. Il s’en prend même à la toute-puissance divine, ridiculisée quand il explique par la Providence du créateur le « beau nez » de Frère Jean, mise en parallèle par Ponocrates, le précepteur humaniste, à une « foire ».

- Pourquoi, dit Gargantua, Frère Jean a-t-il un si beau nez ?
- Parce que Dieu l'a voulu ainsi, dit Grandgousier. Il nous donne forme et fonction selon son divin arbitre, comme fait un potier qui modèle ses vases.
- Parce que, dit Ponocrates, il fut un des premiers à la foire des nez. Il a pris un des plus beaux et des plus grands.

CONCLUSION

 

Le rire dans Gargantua naît fréquemment de la parodie, et Rabelais recourt à toutes les ressources du comique pour le faire naître. Il joue également sur deux tonalités : le burlesque, langage familier employé pour traiter un sujet sérieux, ou, à l’inverse, l'héroï-comique, noble expression contrastant avec un sujet bas et vulgaire. L’expression « guerre picrocholine » est restée pour définir un conflit absurde, menée par un chef ridicule pour des raisons dérisoires.

Mais, n’oublions pas l’image de la « substantifique moelle », présentée dans le Prologue. Au-delà des aspects comiques, voire cocasses, de la guerre picrocholine, il faut y distinguer les idées humanistes, notamment à propos des conflits politiques, du prince idéal, des croyances religieuses. ​ La guerre est l’exemple même de ce qui contrevient au respect de la dignité humaine prônée par les humanistes.

EXPLICATION : Gargantua, chap. XXVII, de "Ce disant, il mit bas..." à "... déjà abattus. "  (séries générales) 

Chap.XXVII

Les chapitres XXV à L de Gargantua racontent la "guerre Picrocholine" ainsi nommée à partir de l'adversaire, Picrochole, et introduite par ce titre du chapitre XXV : « Comment entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Grandgousier survint la grande querelle qui entraîna de grandes guerres ». Il s'agit donc d'un conflit à propos de "fouaces", ou galettes, que les bergers voulaient acheter. Suite au refus des fouaciers, les bergers les prennent de force, en les payant cependant. Cela déclenche la colère de Picrochole, qui se lance aussitôt à l’assaut. Après avoir pillé le bourg de Seuilly, ses soldats entreprennent de rompre « les murailles du clos pour dévaster la vendange ». Les moines, apeurés, ne savent que faire, mais frère Jean des Entommeures, lui, se lance au combat.

Au delà de l'aspect plaisant du récit, que dénonce Rabelais par cette mise en scène ? 

Pour lire l'extrait

Rabelais, "Gargantua", chap. XXVII

Une parodie des combats épiques 

Illustration du chapitre XXVII. Manuscrit, BnF

Dans la lignée des épopées antiques (l’Iliade d’Homère, l’Énéide de Virgile) et des chansons de geste, comme La Chanson de Roland, les romans de chevalerie sont alors à la mode, et montrent les exploits de valeureux chevaliers.

Les raisons du combat

 

Mais ici Rabelais les ridiculise, d'abord en détournant leur objectif traditionnel, qui veut que le chevalier combatte pour protéger les plus faibles, tels la veuve et l’orphelin, et par fidélité à son suzerain. À l'inverse, pas de noble cause ici. Il ne s’agit que de sauver les « vendanges », attaquées. On note l’effet comique produit par l’accumulation des verbes d’action, « sortit », « mit », « frappa », qui traduisent l’allure martiale du héros, tandis que le verbe « vendangeaient », montrant l’action des « ennemis », arrive en fin de phrase dans le texte original. Le héros, au nom cocasse puisqu'il évoque de petits pâtés faits de hachis, n’exprime aucune aspiration à la gloire, ni à l’honneur : sa seule préoccupation est de préserver la boisson des moines.  

Les armes

 

Il en va de même pour les armes, puisque le héros n'utilise ni la noble « lance » du chevalier, ni l’épée, mais le « bâton de la croix » qui n’en a que la longueur. Certes, cette arme a la noblesse que lui accorde la religion, et il est « semé de fleurs de lys », ce qui le rattache à la monarchie. Mais tout cela est rendu ridicule avec l'atténuation de « quelque peu », et le fait que ces « fleurs de lys »sont « presque toutes effacées ». Finalement, ce qui compte est surtout le matériau lui-même, ce « bois de cormier », particulièrement dur, et la maniabilité : « remplissant bien la main ». 

Le pillage du clos de l'abbaye

Le pillage du clos

Le héros, Frère Jean

 

Le héros, lui aussi a perdu toute sa grandeur chevaleresque, et son combat produit un effet comique

       Son vêtement, d'une part, n’a rien d’une noble armure, et son déshabillage manque vraiment de dignité. Il portait le « sarrau », ou surplis, vêtement blanc, souvent plissé, à larges manches, qui descend jusqu’à mi-jambes, enfilé par-dessus les vêtements d'un moine. Son « froc », partie de l’habit monastique qui couvre les épaules, avec un capuchon pour la tête, se transforme en "écharpe".

          D'autre part, il ne fait preuve d’aucune stratégie. D’abord, il arrive « sans crier gare ».

Ensuite, il « frapp[e] à tort et à travers » en ne respectant donc aucune des règles de combat, alors enseignées aux jeunes nobles par les maîtres d’armes, souvent originaires d’Italie : il combat « comme les anciens s’escrimaient ». Les verbes ont perdu toute noblesse, devenant de plus en plus ridicules au fil du combat : « frappa si brutalement », « il les cogna […] si roidement », « il les culbutait », « il écrabouillait », « il débezillait les fauciles » … 

Enfin, l’accélération du rythme semble multiplier les mouvements, et produit un effet comique, renforcé par les échos sonores du son  [ è ] avec l’imparfait et le préfixe « -dé » répété dans le texte original. À cela s’ajoute la précision médicale du vocabulaire, par exemple dans le second paragraphe, comme si frère Jean se livrait à une dissection calculée, d’une précision croissante. Ainsi la violence perd son réalisme, qui pourrait être horrible, et sombre dans la fantaisie et l’irréalisme, avec une gradation : « il lui froissait toute l’arête du dos », « il lui faisait voler la tête en morceaux », « il l’empalait par le fondement ». Le héros se transforme ainsi en une sorte de girouette, agissant dans une gesticulation cocasse, inversion comique de la grandeur héroïque.

Le  combat de Frère Jean : une caricature de héros

Les ennemis

 

Face à lui, les ennemis sont encore plus ridicules, car le lexique est, certes, militaire, avec les « drapeaux », « enseignes », « tambours », « trompettes », mais il ne renvoie qu’aux éléments d'une parade ; de plus, il est nié par la série de négations : « sans… sans… ni ». En fait, ces instruments ne font que traduire le pillage : pour les « tambours », les « emplir de raisons », comme de vulgaires paniers, et « les trompettes » semblent décorées de pampres. Il ne pourra y avoir aucune gloire à triompher d’ennemis ainsi démunis.

Le  combat de Frère Jean : une caricature de héros

Enfin leur réaction a également perdu toute noblesse. Déjà leur valeur se trouve amoindrie par l’anonymat de leur présentation : « aux uns », « à d’autres », « l’un d’eux », « un autre », « quelqu’un », « à d’autres »… Les nombreuses comparaisons animales accentuent l’image péjorative : « il les culbutait comme porcs », « enfonçait les dents dans la gueule », « lui cassait les reins comme à un chien ». 
De plus, dans les combats de cette époque, la tradition veut que les deux armées, avec les combattants en armure, marchent solennellement face à face. Ici, au contraire, les ennemis font preuve de lâcheté : « c’était la débandade » est leur première réaction. La série d’hypothèses, avec l'anaphore de « si », représente tous les cas de fuite, autant de situations dépourvues de noblesse : « cherchait à se cacher au plus épais des ceps », « cherchait son salut en fuyant », « grimpait à un arbre, croyant y être en sécurité ». Leur dernier espoir est de se rendre, mais, rapportée au discours direct pour la rendre vivante, leur imploration elle aussi échoue. Enfin, la suite d’invocations aux saints, avec son accélération finale, produit, elle aussi, une cacophonie comique.

Les cibles de la satire 

La religion

 

La cause même qui pousse Frère Jean au combat suggère une critique religieuse. Se battre pour du vin est une allusion au sacrement de l’Eucharistie, où le vin symbolise le sang du Christ. Rabelais nous guide vers cette interprétation par son jeu de mots dans le passage précédant l'extrait entre « service divin » et « service du vin ». Cette interprétation est soutenue par le choix de l’arme, qui rappelle les combats alors menés par les chevaliers de l’Ordre du Temple, brandissant la croix en allant au combat. 

Les croyances démythifiées

D'une part, Rabelais dénonce, comme de nombreux humanistes, la mainmise exercée sur les esprits par l'Eglise catholique. Une large part du texte est ainsi consacrée aux paroles prononcées par les ennemis, qui font appel aux croyances alors répandues par l’Église.

Mais ces appels à la toute-puissance des saints, dans leur rôle d’intercesseurs auprès de Dieu, sont rendus ridicules déjà par l’aspect désordonné de ces invocations, la confusion produite par cet entrecroisement de voix (« les uns […] les autres »), mais surtout par le mélange entre les saints "officiels" protecteurs des combattants, tels « Sainte Barbe », « Saint Georges », et « Sainte Nitouche », imaginée, elle, à partir de l’expression qui désigne une personne qui joue l’innocence. L'énumération des lieux de pèlerinage à la Vierge, qui semble ainsi se démultiplier, et celle des abbayes (toutes dans la région de Chinon, dont Rabelais est originaire) jouent le même rôle. Cette démythification se complète par l’allusion aux reliques, le « Saint Suaire de Chambéry », dont l’action est immédiatement démentie par la fin de la phrase : « il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin ». Rabelais exagère volontairement la réalité puisque seul le reliquaire qui l’abritait avait brûlé en 1532, mais cela montre bien son inefficacité : que pourrait-il protéger quand il ne se protège pas lui-même ? L'ensemble se clôt sur une formule hyperbolique désinvolte, fort irrespectueuse : « mille autres bons petits saints ».

Tout cela est, de toute façon, ramené à des actes dérisoires, comme le souligne la phrase finale avec l’enchaînement des chiasmes : « Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. » Ainsi la religion ne fournit qu’un secours totalement inutile au moment de la mort.

Le combat de frère Jean des Entommeures

La violence dénoncée

D'autre part, la religion s'associe ici, à la violence. Il ne faut pas oublier, en effet, que frère Jean est un moine. Il devrait donc être sensible à la souffrance et aux prières. Au contraire, le texte accentue progressivement sa violence, et le narrateur le souligne d’ailleurs, en interpellant le lecteur au moyen d’une hyperbole : « Croyez bien que c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu ». Ainsi, derrière le rire, nous observons un moine sans charité chrétienne envers l’ennemi, qui se rend. Il en fait même un jeu de mots : « tu rendras du même coup ton âme à tous les diables ! ». Chacun de ses gestes finit par paraître d’une cruauté raffinée : « il crevait si violemment le nombril qu’il leur en faisait sortir les tripes », « il perçait le boyau du cul entre les couilles ».

Le violent combat de frère Jean

À la fin du combat, il est rejoint par les autres moines, mais là encore, même si le narrateur évoque « les cris des blessés », avec l’insistance sur « ces pauvres gens […] blessés à mort », la religion se trouve accusée par leur comportement. Ils n’arrivent qu’à la fin du combat, quand il n’y a plus de risques. Avant cela, ils s’étaient contentés de prier et de chanter… Leur première préoccupation n’est d'ailleurs pas de soigner ou de soulager, mais « ils en confessèrent quelques-uns ». Enfin, les « petits moinillons », eux, ne pensent qu’à participer au combat, ce que souligne la récurrence du verbe « égorgeter », appliqué à des ennemis déjà « à terre », « déjà abattus ».

Même si le ton d’ensemble vise le rire, dès qu’on réfléchit sur le sens second de ce texte, on est très loin du commandement biblique : « Tu ne tueras point ».​

La guerre

 

Les guerres sont nombreuses à l'époque où écrit Rabelais. Dès 1494, en effet, Charles VIII envahit l’Italie, inaugurant une période de 65 ans de guerres incessantes contre les diverses cités italiennes, contre les Suisses, soldats du Pape, et contre les Espagnols de Charles Quint. Or, on sait, par les écrits de cette époque, à quel point ces guerres étaient violentes, avec l’usage relativement récent des armes à feu qui causaient des plaies horribles. Il faudra attendre le chirurgien militaire Ambroise Paré (1510-1590) pour voir un début d’amélioration : au lieu de cautériser les plaies au fer rouge ou à l’huile bouillante au risque de tuer le blessé, il met au point la ligature des artères. 

 Martin van Heemskerck, Le Sac de Rome en 1527, 1555. Gravure, British Museum

Martin van Heemskerck, Le Sac de Rome en 1527, 1555. Gravure, British Museum

Certes, ici il n’y a pas la moindre allusion au sang, et tout est désamorcé par le rire. Cependant, les actes présentés n'en sont pas moins d’une violence extrême, et tout cela pour une raison totalement dérisoire : le pillage d’un vignoble. N'oublions pas que, peu d’années avant la publication du roman, a eu lieu, le 6 mai 1527, le saccage de Rome par les soldats de Charles Quint et une charge violente contre le Pape Paul III réfugié, sans opposer de résistance, au Château Saint Ange : « le plus hideux, cruel, furieux et épouvantable sac qu’on ouïe jamais. » Ce souvenir devait forcément faire écho en lisant le texte de Rabelais et le jugement du narrateur : "le plus horrible spectacle qu'on ait jamais vu".

CONCLUSION

Ce combat parodique s'inscrit dans le registre burlesque, qui consiste à traiter de façon comique un sujet originellement noble. Il forme une charge ironique contre les deux puissances de cette époque : l'Église et l'Armée. Il inverse donc totalement les valeurs prônées par les humanistes.  Ceux-ci réclament, en effet, le retour à une religion en harmonie avec ses dogmes fondamentaux, secourable aux plus faibles et n’exerçant pas sa mainmise sur les esprits, ce que cherchera à établir Luther avec la religion dite réformée. Ils expriment aussi leur volonté de pacifisme ou, à défaut, d'une guerre réfléchie, accomplie pour de justes raisons et respectant les droits des ennemis.

En même temps, frère Jean est un personnage ambigu, car la suite du roman fait son éloge : il a au moins eu le courage d’agir – même si ses actions sont moralement condamnables – là où les autres moines ne se sont pas engagés pour sauver leur abbaye. Moines inutiles, ou moine imparfait ? Tel est le choix que semble proposer Rabelais, qui fut lui-même moine !

EXPLICATION : Gargantua, chap. XLV, de "Cependant, Grandgousier demandait..." à la fin  (séries générales) 

Pour lire l'extrait

Gargantua, chapitre XLV. Manuscrit, BnF

Gargantua, chapitre XLV. Manuscrit, BnF

La « guerre picrocholine » occupe largement Gargantua, des chapitres XXV à L. Dans le récit des combats s’insère un épisode, les aventures des pèlerins, qui occupe trois chapitres

  • Chap. XXXVIII : « Comment Gargantua mangea six pèlerins en salade », ils réussissent à être sauvés grâce à un cure-dents, s’échappent et se cachent dans une cabane.

  •  Chap. XLIII : Les troupes de Picrochole les trouvent, et les font prisonniers.

  •  Chap. XLIV : Frère Jean délivre les pèlerins, au nombre de cinq (rien n’est dit sur le sixième…) qu’il ramène avec lui au château de Grandgousier. Ils vont participer au banquet.

Le chapitre XLV apporte une conclusion par un banquet, au cours duquel Grandgousier interroge ses hôtes : quels rôles joue l’épisode des pèlerins ?

La satire religieuse 

Le culte des saints

À travers les pèlerinages, Rabelais vise en réalité le culte des saints.

Les pèlerins se sont rendus à « Saint-Sébastien, près de Nantes », ville qui, depuis le XIV° siècle, était devenu un important centre de pèlerinage. La peur de la peste y attirait de nombreux pèlerins qui imploraient la protection du saint : selon la Légende dorée (en latin, vers 1261-65) racontant la vie de 150 saints, il aurait sauvé Rome et Pavie de la peste vers 680. 

Josse Lieferinxe, Pèlerins au tombeau de saint Sébastien, 1498. Peinture sur bois, 82 x 55. Galleria Nazionale, Rome

En fait, dans la mythologie gréco-romaine, Apollon, le dieu-archer, était censé apporter la peste avec ses flèches, et l’image de Sébastien, martyr transpercé de flèches, fut le moyen de christianiser cette tradition.

C’est cette imposture que dénonce Rabelais, à travers, d'abord, la question de Grandgousier, « estimez-vous que la peste vienne de Saint-Sébastien », très ironique car il inverse le rôle des saints : il ne s’agit plus de guérir par un miracle, ni de protéger, mais d’envoyer la peste. L'ironie vient aussi du rapprochement effectué entre cette croyance chrétienne et des œuvres profanes, avec la référence à « Homère » ou aux « poètes ».

Josse Lieferinxe, Pèlerins au tombeau de saint Sébastien, 1498. Peinture sur bois, 82 x 55. Galleria Nazionale, Rome

Chap.XLV

En prêtant, par prudence, ce discours aux « prédicateurs » qui « blasphèment », Rabelais joue, en réalité, sur le double sens de l’adjectif « responsable » : ils ne sont plus « chargés du rôle » de protéger, mais « coupables » du mal.

Trois pèlerins au moyen-âge

Il élargit alors la critique en énumérant d’autres exemples pris dans l’hagiographie. Après saint Antoine, les trois autres cités sont rattachés à des maladies par des jeux de mots sur les sonorités de leur nom : entre « Eutrope » et « hydropique », entre Gildas et les « gilles » qui désignent les bouffons, les « fous », et entre « saint Genou », et les « gouteux », car  cette articulation subit les atteintes de la goutte.

Ce glissement lui permet d’assimiler alors les saints à des « diables, qui ne font que du mal parmi les hommes », à « une multitude de Lucifers et de dieux malfaisants ».

Il en conclut qu’il s’agit de superstitions païennes, et que les pèlerinages sont sans valeur : « ces voyages ineptes et ridicules ».

Trois pèlerins au moyen-âge

Les prédicateurs

 

Là où les pèlerins parlent de « prédicateurs », Grandgousier emploie, lui, un lexique nettement péjoratif, dans son interrogation rhétorique, « Les faux prophètes vous annoncent-ils de telles bourdes ? », ou par le terme de « cafard » pour les qualifier, c’est-à-dire faux dévot.

Il parodie alors le reproche adressé par le Christ aux faux prophètes, dans l’Évangile selon saint Mathieu, « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr l'âme et le corps dans la géhenne. », en le rendant plus violent par sa brièveté et le lexique péjoratif. Le comparatif souligne son blâme : « ils sont plus répréhensibles que ceux qui par l'art de la magie ou d'autres artifices auraient répandu la peste dans le pays. »

Comme Érasme, il reproche ainsi au clergé de profiter de la naïveté et des peurs des fidèles, d’où la pitié de Grandgousier envers eux (« pauvres gens »), reprise par frère Jean : « Pauvres hères ».

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La débauche du clergé

 

La critique des mœurs des couvents  est une tradition littéraire comique du Moyen Âge, fréquente dans les farces ou les soties. Mais Rabelais y insiste tout particulièrement par l’allusion à l’abbé Tranchelion, coupable d’avoir dilapidé les biens de son monastère, ici désigné comme « ce bon buveur », complétant l'accusation d'ivrognerie par celle de goinfrerie des moines : « quelle chère font-ils ? » Un long passage, introduit par « ils biscottent vos femmes », est consacré à leur débauche : ils ne respectent pas leur vœu de chasteté.

Ivresse du clergé

Rabelais développe ce reproche, en exagérant les explications données pour renforcer le comique d’une critique généralisée à tous les moines : « Elle peut bien être aussi laide que Proserpine, pardieu, elle aura la secousse du moment qu'il y a des moines aux alentours ». En réponse à l’objection du pèlerin sur la laideur de sa femme, qui lui interdirait d’avoir un amant, « qui la verra de jour n’ira pas se rompre le cou pour la visiter de nuit ! », il fait preuve d’ironie, « Voilà, dit le moine, un drôle d’atout ! », et recourt plaisamment à un proverbe qui transforme cet adultère en un travail : « un bon ouvrier met indifféremment toutes pièces en œuvre. » Il prête à Frère Jean, lui-même moine, un langage indigne de sa fonction statut religieuse : il jure, « Cordieu », fait un serment indigne de son vœu de chasteté, « Que j’attrape la vérole si vous ne les trouvez pas engrossées  à votre retour », qu’il associe à une image cocasse : « la seule vue d’un clocher d’abbaye est fécondante. » Le comique vient aussi du décalage entre le sujet vulgaire, la sexualité des moines, et la comparaison à « l’eau du Nil » soutenue par ces références, chères aux humanistes, à des auteurs de l’antiquité, Strabon ou Pline, qui « pense que cette fécondité est valable pour les céréales, le textile et la génération. » 

 

Tous ces reproches rapprochent Rabelais des évangéliques, alors condamnés parce qu’ils demandent le retour à la vérité du seul texte sacré, la Bible. Grandgousier reconnaît d’ailleurs qu’ils lui ont valu d’être traité d « hérétique »…

L'idéal politique 

De plus, ce passage permet à Rabelais d’exprimer sa conception sur ce que doit être le bon prince, sujet abondamment traité au début du XVIème siècle, depuis Le Prince de Machiavel, écrit en 1513, publié en 1532. On y lit en négatif les accusations portées contre le mauvais fonctionnement de la politique.

Une autorité protectrice

 

Un bon roi doit savoir réprimer les abus. On note l’opposition entre le comportement de Grandgousier et celui du roi François Ier, bien sûr non nommé. Le premier, en effet, n’hésite pas à braver les menaces de l’Église romaine contre lui pour punir le comportement d’un prédicateur imposteur : « je le punis si exemplairement, bien qu’il me traitât d’hérétique », violement bl. Au contraire, il blâme la soumission du  roi de France face à la Sorbonne qui lui demandait alors d’intervenir pour protéger le culte des saints guérisseurs, source d’importants bénéfices pour l’Église : « je suis sidéré s’il est vrai que votre roi les laisse proférer dans son royaume des prédications aussi scandaleuses ».

Un roi authentiquement chrétien

 

Cela n’empêche pas Grandgousier d’avoir une foi sincère, que Rabelais souligne quand il assimile les sermons des prédicateurs à des sacrilèges : « Blasphèment-ils les justes et les saints  de Dieu ? » Ainsi, il place les pèlerins sous la protection divine, « au nom de Dieu le créateur; que celui-ci vous soit un guide perpétuel », en faisant référence au « bon apôtre saint Paul ». Le choix du futur affirme la certitude que le salut est assuré à ceux qui respectent les commandements religieux : « vivez comme vous l'enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisant, vous serez sous la protection de Dieu, des anges et des saints, et il n'y aura peste ni mal qui puisse vous nuire. » Lui-même les met d’ailleurs en pratique : il sait être généreux avec les pèlerins, les invite à « se restaurer » et leur fournit toute l’assistance dont ils ont besoin pour la suite de leur voyage : « Puis il fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, leur donna à chacun un cheval pour leur adoucir le reste du chemin, et quelques carolus pour vivre. » 

La sagesse du roi

 

En même temps, Grandgousier se montre soucieux du bien-être de ses sujets. Il leur en explique alors les conditions, avec l’impératif dans son discours didactique : « Entretenez vos familles, travaillez chacun selon votre vocation, instruisez vos enfants ». Il les invite ainsi à remplir leurs obligations envers ceux qui dépendent d’eux, femme et enfants, tout en rappelant l’importance de l’éducation, quelle que soit la classe sociale. Il insiste aussi sur la nécessité de remplir ses obligations envers la société en contribuant à son développement économique. Cela sous-entend une ultime critique des pèlerinages : l’absence du père détruit la vie familiale, laissée sans secours, et nuit à la prospérité du pays en supprimant des journées de travail.

Grandgousier représente donc un prince idéal encore très proche du modèle féodal : un souverain paternaliste, qui se veut protecteur et guide de son peuple. La valeur de ce modèle est doublement confirmée, d’abord par le jugement mélioratif des pèlerins, marqué par l’exclamation et la comparaison : « Qu'il est heureux, le pays qui a un tel homme pour seigneur ! Nous sommes plus édifiés et instruits par ces propos qu'il nous a tenus que par tous les sermons qui ont pu être prêchés dans notre ville. » En digne humaniste, il fait aussi intervenir la référence au philosophe grec Platon, accentuée par sa brièveté et le chiasme par rapport au texte original : « les républiques seront heureuses quand les rois philosopheront, ou quand les philosophes régneront. »

CONCLUSION

 

Cet extrait met fin à l’épisode des pèlerins, à première vue sans utilité dans la « guerre picrocholine », sinon pour renforcer la tonalité comique de Gargantua, surtout au début, quand Gargantua avale les pèlerins « en salade ».

Mais, comme le plus souvent, chez Rabelais, le comique conduit à un sens plus profond, témoignage de l’intérêt que porte Rabelais aux évangéliques : il demande, comme eux, que l’Église soit purifiée des comportements qui contredisent ses commandements. François Ier leur a été d’abord favorable, notamment en créant le « Collège des Lecteurs royaux » pour contrebalancer l’influence de la Sorbonne, mais il commence alors – et « l’affaire des Placards » n’arrange rien – à lutter contre eux et condamne plusieurs amis de Rabelais. Ce texte témoigne aussi d’un nouvel intérêt naissant à l’époque de Rabelais, la réflexion sur ce qui asservit les hommes et sur les moyens de lutter contre cet asservissement. Et, au premier rang des asservissements, il met en évidence celui qui vient d’un détournement de la religion vers la superstition.

LECTURES CURSIVES : Gargantua, extraits des chapitres XXVI, XLVI et L 

Pour lire l'extrait

1er EXTRAIT : chapitre XXVI, « Comment les habitants de Lerné, sur ordre de Picrochole, leur roi, attaquèrent par surprise les bergers de Gargantua. »

 

Le portrait du « bon prince », Gargantua, est précédé de plusieurs passages qui mettent en scène, eux, le roi Picrochole, en totale opposition, conformément à son nom même, « bile amère », qui traduit son tempérament colérique.

L’extrait fait suite à la querelle intervenue entre les bergers, sujets de Grandgousier, et les fouaciers de Picrochole, producteurs de galettes, qui ont refusé de leur en vendre. L’un de ces derniers, Marquet, a frappé d’un coup de fouet un berger, qui a répliqué en le jetant à terre d’un coup de bâton. Un combat a alors eu lieu, à l’issue duquel les fouaciers viennent porter plainte auprès de leur roi. Ses réactions offrent à Rabelais l’occasion de  formuler une double critique.

Un belliciste

Picrochole est un roi irréfléchi, comme le souligne l’adverbe temporel, « Lequel aussitôt entra en courroux furieux », imprudent, qui ne cherche pas à  savoir la vérité et ne pèse ni les causes ni les conséquences : « sans s’interroger plus sur le quoi et le comment ». Il croit aveuglément les plaignants. Il ne prend pas non plus le temps de la diplomatie, par exemple pour tenter de parlementer avec le roi « ennemi » Grandgousier, père de Gargantua.

Il ne respecte pas non plus l’habitude qui veut qu’une guerre soit officiellement déclarée. Bien au contraire, il se lance immédiatement dans les préparatifs militaires, dont l’importance est soulignée par les énumérations des armes et des troupes, et les chiffres donnés, en total contraste avec l’aspect dérisoire de la querelle, pour quelques galettes qu’en plus les bergers proposaient de payer.

Enfin, il se révèle un véritable tyran pour son peuple, menacé de mort en cas de rébellion : « ordonnant que chacun, sous peine d’être pendu en cas de refus, se retrouve en armes en la grand place ».

François Desprez, Songes drolatiques de Pantagruel, où sont contenues plusieurs figures de l’invention de maître François Rabelais et dernière œuvre d’icelui, pour la récréation des bons esprits, 1565. Gravure sur bois, BnF

François Desprez, Songes drolatiques de Pantagruel, où sont contenues plusieurs figures de l’invention de maître François Rabelais et dernière œuvre d’icelui, pour la récréation des bons esprits, 1565. Gravure sur bois, BnF

La violence

L’injustice de cette agression est marquée par le contraste entre la paix qui règne dans les terres de Grandgousier, « ils trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque », et la formulation de la décision rapide qui apparaît alors totalement injustifiée : « En entendant cela Picrochole commanda que chacun marchât sous son enseigne en toute hâte. »

La guerre picrocholine, 1537. Manuscrit , BnF

La guerre picrocholine, 1537. Manuscrit , BnF

Une longue énumération dénonce le comportement inadmissible des troupes, à la fois les ravages causés aux biens, et les massacres perpétrés, l’ensemble se trouvant résumé par la formule hyperbolique : « un désordre incomparable ». Rabelais nous décrit donc ici une armée sans contrôle, et qui fait preuve d’un irrespect total, « sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu, sacré ou profane », notamment des lois courantes de la guerre qui veulent qu’on ne tue pas celui qui implore son salut, quelle que soit son argumentation : « tous se rendaient à eux, les suppliant d’être traités plus humainement, en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été de bons et aimables voisins, et qu’ils ne commirent jamais envers eux ni excès ni outrage, pour être ainsi soudainement mal traités ». Même la menace d’un châtiment divin, « que dieu les en punirait très vite », ne les arrête pas.

Pour conclure

Ce passage offre un contre-exemple, en nous présentant un prince irréfléchi, qui agit sous l’impulsion de la colère, de façon exagérée par rapport au litige, et sans respect ni pour les biens ni pour les personnes. De ce fait, il nous donne une bonne image de ce que pouvait représenter la guerre au XVI° siècle, pillages et massacres, et met d’autant plus en valeur les qualités de Gargantua et le pacifisme de Rabelais.

2ème EXTRAIT : Chapitre XLVI, « Comment Grandgousier traita humainement Toucquedillon prisonnier »

 

Cet extrait poursuit la réflexion politique élaborée dans Gargantua, avec l’opposition entre le blâme de Picrochole à travers son portrait péjoratif, et l’éloge du « bon prince » illustré par le comportement et le discours de Grandgousier à un des conseillers de Picrochole, Toucquedillon.

Le blâme de Picrochole

Il résume en lui tous ces princes d’Europe qui ont multiplié les guerres de succession, ici dénoncées, d’abord par un proverbe, « C’est trop d’ambition […] : qui trop embrasse mal étreint », puis par un rappel de l’exigence chrétienne et du commandement, « Tu ne tueras point » : Le temps n'est plus de conquérir ainsi les royaumes en causant du tort à son prochain, à son frère chrétien. Le discours met en évidence le progrès souhaité par les humanistes, par l’opposition temporelle : ces conquêtes, fondées sur des « ambitions belliqueuses », étaient bonnes pour les « conquérants antiques » : « ce que jadis les Sarrasins et les Barbares appelaient des prouesses, nous l'appelons maintenant brigandage et sauvagerie. »

Mais, outre le fait de nuire à ses ennemis, un mauvais roi tel Picrochole fait d’abord du tort à ses propres sujets, à nouveau avec une référence au christianisme, à « l'Évangile, qui nous commande de garder, de sauver, de régir et d'administrer nos propres terres » : « Picrochole eût mieux fait de rester en ses domaines et de les gouverner en roi, que de venir faire violence aux miens et de les piller en ennemi. » Cette critique est résumée par la maxime construite sur une antithèse, renforcée par l’opposition temporelle : « Bien gouverner les eût enrichis, me piller les détruira.

L'éloge de Grandgousier 

C’est toujours le christianisme qui soutient la clémence de Grandgousier envers Toucquedillon : « Allez-vous-en, au nom de Dieu ». Mais il l’accompagne de conseils, mis en valeur par le rythme ternaire des impératifs en gradation : « suivez une bonne voie : faites remarquer à votre roi les erreurs que vous décèlerez et ne le conseillez jamais en fonction de votre propre profit ». Il attire ainsi l’attention du lecteur sur le rôle des conseillers du prince, l’importance de toujours privilégier l’intérêt général, en leur rappelant la nécessaire solidarité entre tous les sujets d’un royaume : « car la perte des biens communs ne va pas sans celle des biens particuliers. »

L’extrait se ferme sur un ultime geste de générosité : « Pour ce qui est de votre rançon, je vous en fais don entièrement, et à ma volonté on vous rendra vos armes et votre cheval. » Le lecteur de ce temps pouvait ici, comme souvent chez Rabelais, dégager derrière le discours de ce héros l’allusion à l’actualité. La clémence de Gargantua est, par exemple, un écho direct du conflit entre François Ier et Charles Quint, qui, lui, s’était montré bien  plus cruel à l’issue de la défaite française à Pavie en 1525. Il n’avait libéré le roi de France, gardé un an prisonnier, qu’en échange de ses deux fils, François et Henri, emprisonnés à Madrid pendant quatre ans.

Bernard Van Orley, La capture de François Ier, 1525-1531. Tapisserie. Musée National de Capodimonte 

Bernard Van Orley, La capture de François Ier, 1525-1531. Tapisserie. Musée National de Capodimonte 

Bernard Matthaus Merian, Le sac de Rome, 6 mai 1527, 1630. Gravure sur cuivre, in Historische Chronica, Francfort

Bernard Matthaus Merian, Le sac de Rome, 6 mai 1527, 1630. Gravure sur cuivre, in Historische Chronica, Francfort

3ème EXTRAIT : Chapitre L, « La harangue que fit Gargantua aux vaincus »

 

Le chapitre L introduit l’épilogue de Gargantua, en présentant le devenir des différents protagonistes de cette guerre, après la victoire de Gargantua, à commencer par le sort qu’il réserve aux vaincus, auxquels il adresse un discours solennel. Rabelais pose ainsi une question politique essentielle : quel comportement un "bon prince" doit-il adopter à l'égard des vaincus ? 

Même si à aucun moment Rabelais n’emploie le terme « clémence », l’ensemble du discours développe cette notion, dont Gargantua a déjà fait preuve envers Toucquedillon, le conseiller de Picrochole fait prisonnier, et dès son ouverture avec l’affirmation qui justifie ses choix : « Ne voulant donc aucunement dégénérer de la bienveillance héritée de mes parents ».

Face aux combattants ennemis

Comme il est de règle au XVI° siècle, la victoire de Gargantua a conduit à faire des prisonniers, officiers et simples soldats. Mais aucun code ne régit leur sort : ils peuvent être tout simplement massacrés, au mieux, pour les plus fortunés, espérer une délivrance en échange d’une rançon. Marquée par le redoublement verbal, « je vous pardonne » et « je vous délivre », reprise de façon insistante par « je vous laisse aller francs et libres comme avant », la clémence de Gargantua est donc particulièrement remarquable. Elle associe la dimension chrétienne, intérieure, celle du pardon des offenses, à un choix politique, celui d’assurer une paix durable en s’assurant la reconnaissance des anciens ennemis. La dimension religieuse est réaffirmée à la fin du paragraphe par la bénédiction lancée, « Que Dieu soit avec vous ! ».

​C’est aussi ce qui explique la générosité supplémentaire à leur égard : « chacun d'entre vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez rentrer dans vos foyers, au sein de vos familles. » Il s’agit, en effet, de préserver la dignité des vaincus, en ne faisant pas porter aux familles le poids de la défaite, pour éviter ainsi tout désir futur de vengeance.

Enfin, le prince s’assure de la « sûreté » des vaincus, qui, pour rentrer chez eux, doivent traverser les terres du vainqueur, donc pourraient subir la vengeance de paysans, moins enclins à la clémence que leur roi : « Six cents hommes d'armes et huit mille fantassins vous conduiront en sûreté, sous le commandement de mon écuyer Alexandre, pour éviter que vous ne soyez malmenés par les paysans. »​

Face aux combattants ennemis

Dans un premier temps, Gargantua souligne la lâcheté de son ennemi vaincu : il a disparu et […] on ne sait où ni comment il s'est évanoui ». Picrochole se révèle incapable d’assumer les conséquences de ses actes, et, reproches pires encore, un roi qui ne se soucie en rien du devenir de son peuple, et un père indigne, ne pensant pas à protéger son tout jeune fils de « cinq ans ».

Comme le rappelle Gargantua, la guerre a, depuis les temps anciens, deux causes principales, le désir d’«  accroître [s]es biens ou [s]a renommée ».  Sur ce point encore, Gargantua souligne sa différence, à la fois son pacifisme et son respect des frontières : cette guerre a été déclenchée « malgré [s]a volonté ». D’où le fait qu’il choisit de ne pas s’approprier les terres du vaincu, ce qui risquerait d’engendrer une guerre de revanche…, mais, contrairement à ce père indigne, de remettre le royaume entre les mains de son héritier légitime : « je tiens à ce que son royaume revienne intégralement à son fils ».

L’analyse politique de Gargantua, marquée par l’emploi des conjonctions de cause, « puisque », « comme », traduit sa prudence, fondée sur sa connaissance de la nature humaine et sur des principes humanistes, notamment sur l’importance de l’éducation d’un futur prince. Ainsi, l’indispensable conseil de Régence, vu l’« âge trop tendre » de l’enfant, associera ceux qui connaissent la politique, mais aussi des savants : «  il sera dirigé et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume », rôle confié à Ponocrates, son ancien précepteur : « Et, puisqu'un royaume ainsi décapité serait facilement conduit à la ruine si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, j'ordonne et veux que Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs, qu'il ait l'autorité nécessaire pour cela et qu'il veille sur l'enfant tant qu'il ne le jugera pas capable de gouverner et de régner par lui-même. » 

Le discours de Gargantua, 1537. Manuscrit , BnF

Le discours de Gargantua, 1537. Manuscrit , BnF

Pour conclure

Les actes de Gargantua et son discours après sa victoire marquent le triomphe des valeurs de l’humanisme sur celles de la féodalité médiévale, qui prônent l’exploit guerrier sans reculer devant la démesure ou la violence. Gargantua donne, en effet, le parfait exemple du souverain conforme à l’idéal humaniste, à la fois conscient des faiblesses de la nature humaine, donc prudent pour s’en prémunir, et animé par la volonté d’améliorer la vie de ses sujets en leur assurant d’abord les bienfaits d’une paix durable.

​Cet éloge d’une clémence accompagnée d’une lucidité prudente rappelle aussi les lectures chères aux humanistes, à commencer par celle du De Clementia (vers 55-56) de Sénèque, composé afin de convaincre le jeune empereur Néron de pratiquer ce que le philosophe stoïcien considère comme une vertu cardinale. Mais peut-être Rabelais se souvient-il aussi du commentaire de Calvin sur ce traité latin, lui qui avait déjà violemment dénoncé la sévérité excessive dans l’éducation des enfants ?

EXPLICATION : Gargantua, chap. LVII, du début à "... de leurs noces."  (séries technologiques) 

Chap.LVII

Ce passage se situe à la fin du roman. Des chapitres LI à LVII, Rabelais présente  la récompense offerte à Frère Jean, héros de la guerre picrocholine, par Grandgousier, père de Gargantua, « l’abbaye de Thélème ». Or, Rabelais lui-même a été instruit d’abord à Fontenay-le-Comte au couvent des cordeliers de la Baumette, puis, en 1521, au couvent des franciscains de  Puy Saint-Martin, où, sur ordre de la Sorbonne en 1523, ses livres de grec lui sont confisqués, enfin  à l’abbaye des bénédictins de Maillezais. Autant de lieux où la vie monastique suit des règles strictes, ce que refuse Frère Jean, qui veut fonder, lui, « une abbaye à [s]on idée », inversion du mode de vie monastique qu’a bien connu Rabelais : « Il pria Gargantua d’instituer son ordre au rebours de tous les autres. »

Pour lire l'extrait

Charles Lenormand, Rabelais et l’architecture de la Renaissance, « L’abbaye de Thélème, reconstitution architecturale », 1860 

Charles Lenormand, « L’abbaye de Thélème, reconstitution, Rabelais et l’architecture de la Renaissance, 1860 

Ainsi, il développe un idéal d’éducation, associé à la construction de l’abbaye, puis au recrutement de ses membres, à l’architecture intérieure, enfin aux vêtements. Il en arrive, au chapitre LVII, au « mode de vie », qui implique une réflexion sur l’éducation. En quoi l’abbaye de Thélème est-elle une utopie représentative des idéaux de la Renaissance ?

1ère partie : un principe fondateur, la liberté (des lignes 1à 15) 

Étymologiquement, le nom « Thélème », signifiant le « désir », vient de l’Ancien Testament biblique pour désigner la volonté de Dieu. Ici, le sens en est détourné puisqu’il s’agit à la fois du désir de l’auteur d’un éducation parfaite, et des désirs des habitants de l’abbaye.

L'abbaye de Thélème et sa devise. Gravure 

La devise de l'abbaye et son application

 

La typographie de la devise de l’abbaye met en évidence son principe fondateur, la liberté, qui, présentée comme une « clause », prend, paradoxalement, une valeur officielle, devenant une autre forme d’obligation.

Mais, comme souvent dans Gargantua, cette devise est une parodie. Rabelais détourne, en effet, une formule de Saint Augustin se rapportant à l’amour voué, pour un chrétien, à Dieu et à son prochain : « Aime et fais ce que voudras ». En n’en  gardant que la seconde partie, il exclut Dieu de cette devise : dans la vie de l’abbaye, tout est ramené au niveau de l’homme et de son libre-arbitre. Tout le premier paragraphe insiste sur ce point, par l’opposition nettement marquée (« non par… mais selon ») qui pose une triple exclusion, des « lois », des « statuts » et des « règles », face à une double affirmation : « leur volonté et libre arbitre », sans la moindre exception en raison du sujet de la phrase, « toute leur vie ». Ainsi, tout ce premier paragraphe se construit sur l’opposition lexicale entre le primat du principe de « liberté », la possibilité d’agir, « librement », et le rejet de la contrainte : « forçait », « asservis par une vile sujétion », « le joug de la servitude », « les choses défendues », « ce qui nous est refusé ».

L'abbaye de Thélème et sa devise. Gravure 

Puis viennent les exemples concrets, redoublés. Dans un premier temps, Rabelais donne une image positive des activités, avec une énumération de verbes à l’imparfait de répétition, soutenue par un parallélisme : « quand bon leur semblait », « quand le désir leur en venait ». L’énumération des verbes, «  dormir », boire », « manger », au milieu duquel le verbe « travaillaient » est un perdu, insiste surtout sur le corps, dont l’importance était niée par l’Église, et sur ses satisfactions. L’image se prolonge ensuite, mais à partir d’exemples négatifs, avec les anaphores : « Nul… nul », « ne… ni… ni… ».

Cette « abbaye » est donc bien différente de celles qui existent au temps de Rabelais, où l’obéissance est la règle, et où les heures de la journée sont strictement organisées, et même de l’éducation de Gargantua sous l’égide de Ponocrates, qui lui impose un emploi du temps sans le moindre temps libre.

L'argumentation

 

Mais une totale liberté ne risque-t-elle pas de devenir de l’anarchie ? Rabelais détruit par avance cette objection, mais à nouveau sans mentionner la religion comme guide moral. Son argumentation remplace les commandements religieux par une confiance en l’homme, capable de se diriger seul vers la vertu à condition que la liberté lui soit laissée pour lui permettre de choisir le bien : les hommes «  quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion ou une contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et d’enfreindre ce joug de servitude ». Rabelais justifie cette confiance en l’homme, caractéristique de l’humanisme,  par un constat psychologique, le goût de l'homme pour transgresser les interdits, présenté comme une vérité générale et dans laquelle il s’inclut par le pronom « nous » : « car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est refusé. »

Le rythme binaire insiste sur cette confiance, d’abord grâce au zeugma qui met sur le même plan les deux compléments du verbe, un terme abstrait, psychologique, et une terme concret, imagé, l’outil qui sert à faire avancer le bétail : ils « ont naturellement un instinct, un aiguillon ». Il complète cette image par une double subordonnée à valeur morale,  antithétique : « qui pousse toujours vers la vertu et les éloigne du vice ». Mais en explicitant la nature de « cet aiguillon [...] qu’ils appellent honneur », Rabelais rattache la vertu, non pas à la seule morale, mais à une forme de dignité héritée du code de l’aristocratie depuis la féodalité, ce qui réserve cet idéal à une élite sociale, « des gens libres, bien nés », qui auraient, de ce fait, une qualité naturelle, innée. Cela limiterait donc la jouissance de la liberté à une partie de la société réduite  et privilégiée par sa naissance, pouvant ainsi être « bien éduqué[e] », mais aussi refermée sur elle-même, « vivant en honnête compagnie ».

« L’abbaye de Thélème", enluminure 

« L’abbaye de Thélème", enluminure 

2ème partie : la vie dans l'abbaye (des lignes 16 à 31) 

L'éducation

 

L’autre raison qui empêche l’abbaye de tomber dans l’anarchie est  l’éducation de ses membres, précisée dès le début, puisqu’ils sont « bien éduqués », et développée dans le troisième paragraphe : «  Ils étaient tant noblement instruits… ».
Le premier élément à noter est que cette éducation est mixte. Cela est nettement marqué par le glissement des pluriels (« Toute leur vie », « des gens ») aux parallélismes : « Si l’un ou l’une… », « aucun ou aucune ». Ainsi Rabelais associe les hommes et les femmes, contrairement aux règles monastiques de son temps.

Les exemples de cette éducation reflètent l’idéal éducatif de Rabelais, déjà observé pour l’éducation de Gargantua par Ponocrates. L’enrichissement de l’esprit est associé au développement du corps, le tout à travers des exercices pratiques et avec une visée encyclopédique, reproduite par les énumérations : 

  • pour l’esprit, le développement intellectuel se mêle aux activités artistiques : « lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose.

  • pour le corps, avec le parallélisme renforcé par l’anaphore : « Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, plus vigoureux, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes … » Les hommes pratiquent donc la chasse, « au vol ou à la courre », les femmes aussi sont d’excellentes cavalières, « montées sur de belles haquenées ». 

Notons cependant que les exercices évoqués pour les femmes ne sont guère novateurs. Ils correspondent aux occupations qui leur sont traditionnelles, mais aussi à un idéal féminin à la fois physique et psychologique, en contrepoint du portrait péjoratif qui en est souvent fait, par exemple dans les farces ou les soties : « Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. »

Une vie heureuse

 

Dès le moment où tout est ramené au niveau de l’homme, la notion de bonheur n’est plus renvoyé à l’au-delà de la mort, dans le paradis à venir, mais placée sur terre, « hic et nunc ». L’homme revendique le droit de construire son bonheur sur terre.

La noble société de  "l’abbaye de Thélème"

Les plaisirs de la bonne société de « L’abbaye de Thélème"

Ainsi, le texte décrit une vie joyeuse, où tout semble lié à la recherche du plaisir, d’où l’emploi du verbe « plaire » pour introduire le deuxième paragraphe. D’une part, l’abbaye offre tous les signes du luxe : les « dames « sont « si élégantes », avec « leur poing joliment ganté », et elles chevauchent « de belles haquenées, avec leur palefroi richement harnaché ». D’autre part, les occupations évoquées sont des divertissements : « tous buvaient », « tous jouaient », « « allons nous ébattre dans les champs ». Rien n’évoque le moindre travail, ni même les efforts nécessaires pour leurs apprentissages, dont seul le résultat est mentionné. Ainsi cette vie au sein de l'abbaye confirme qu'elle ne concerne qu'une élite sociale, riche, qui peut vivre dans l’oisiveté, sans avoir besoin de travailler pour subvenir à ses besoins.. »

Rabelais s’oppose ainsi à la vie ascétique des monastères, mais aussi à la religion qui exige de l’homme un effort pour se dépasser lui-même. Ici, tout se fait facilement, de façon idyllique

3ème partie : la sortie de l’abbaye (de la ligne32 à la fin) 

Le maintien de la liberté

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La perfection ne s’arrête pas au cadre de l’abbaye, elle s’étend à la vie entière des êtres ainsi formés, car l’abbaye conduit à une vie au sein de la société, et non pas recluse.

Ses membres y ont appris à se gouverner, et la dépendance des enfants aux parents s’efface. Ainsi chacun en en sort librement, « soit à la demande de ses parents », conformément à la tradition qui le mène vers le mariage, « ou pour une autre cause », c’est-à-dire un choix personnel. 

L'importance de l'amour

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Rabelais dépeint alors un heureux mariage, d’abord parce qu’il est fondé sur l’absence de séparation entre les hommes et les femmes qui apprennent à se connaître en vivant « en dévotion et en amitié ». Ce terme « dévotion » n’est pas ici à prendre dans le sens religieux, mais plutôt tel que le posait l’amour courtois, comme un respect mutuel. L’amour profane a donc remplacé l’amour de Dieu.

Ainsi, les principes cultivés dans l’abbaye ne s’effacent pas au dehors. C’est ce que met en valeur la subordonnée de conséquence à la fin du texte : « ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage ». De plus, contrairement à la pratique de cette époque, les mariages ne sont pas arrangés, mais viennent d’un libre choix, qui donne la primauté à la décision de la femme, « celle qui l’aurait pris pour son dévot. »

La naissance de l'amour dans "l’abbaye de Thélème"

La naissance de l'amour dans "l’abbaye de Thélème"

C’est aussi la garantie d’un bonheur conjugal qui s’inscrit dans la durée : « aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces. » Plus de conflits conjugaux ni d’adultère… La fin du texte est digne d’un conte de fées.

Jean Claude Buisson, pour illustrer Gargantua : "l’abbaye de Thélème"

CONCLUSION

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Dans la lignée d’Utopia de Thomas More (1516), l’utopie devient un genre à la mode au XVI° siècle : étymologiquement « lieu de nulle part », coupée de la société, elle met en place un monde idéal, une sorte de rêve où l’homme pourrait atteindre la perfection en remédiant à tous les défauts par une inversion des réalités, ici monastiques : pas de vœu de chasteté, pas de « vœu d’obéissance », et même pas de place accordée à la religion. Ainsi, ce texte brosse le tableau idéal d’une communauté unie dans une quête fructueuse du bonheur : la joie de l’un des membres incite spontanément tous les autres à la partager. Les principes qui fondent l’abbaye montrent comment, chez Rabelais, une forme d’hédonisme s’associe aux notions d’« éducation » et de « vertu », chères aux humanistes. En cela, Thélème est révélatrice du nouveau mode de vie et des nouvelles aspirations de l’individu au XVI° siècle.

Jean Claude Buisson, pour illustrer Gargantua : "l’abbaye de Thélème"

Cependant, elle nous interroge, car c’est  aussi une utopie élitiste, sélective : « on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes belles, bien formées et de bonne nature, et hommes beaux, bien formés et de bonne nature », ce que confirme l’inscription « sur la grande porte de Thélème », rapportée au chapitre LIV. Cet exemple pourrait-il être généralisé ? Est-il possible même que l’individu puisse se soumettre à cette devise,  « Fais ce que voudras », qui le fait, dans la pratique, se conformer aux choix que lui proposent les autres ? En substituant aux obligations sociales d'une époque celle de la vie collective ainsi construite, n’y a-t-il pas là une autre forme d’aliénation ?

Conclusion : bilan sur la problématique 

Pour les séries technologiques 

Rappelons la problématique retenue pour l’étude de l’œuvre : « Comment Rabelais met-il en valeur, dans Gargantua, son idéal d’éducation ? »

À l’issue de cette étude, il convient donc de définir en quoi consiste cet « idéal d’éducation », et de dégager les procédés qui ont permis de le mettre en valeur.

Conclusion

Le questionnement sur la problématique

À partir de la définition des termes

Le terme même d’« idéal » implique une perfection, ce qui sous-entend que la réalité existante, elle, est loin d’être parfaite. Il s’agit donc d’opposer la réalité du temps, critiquée, aux améliorations souhaitées par RabelaisDans un second temps, appuyons-nous sur l’étymologie du mot « éducation », « e(x) ducere », c’est-à-dire « conduire hors de », qui implique un état antérieur de la personne, jugé insatisfaisant, et un objectif, l’améliorer

Or, la personne forme un tout, corps, esprit, voire âme si l’on se place dans une perspective spirituelle : il faut donc envisager les contenus de l’éducation touchant à ces trois composantes, en observant ce qu’était Gargantua à l’origine, puis après avoir reçu une « mauvaise » éducation, enfin, après l’amélioration opérée. Mais, dans l’éducation, il n’y a pas que le contenu, les savoirs enseignés, mais aussi la pédagogie, c’est-à-dire sa forme, la façon dont l’éducateur conduit son élève vers le savoir, les ressources qu’il met en œuvre pour que celui-ci le suive volontiers.

Enfin, une dernière question reste posée : comment juger qu’il s’agit bien d’un « idéal », c’est-à-dire comment évaluer la réussite de l’éducation reçue ?

La mise en valeur de l'idéal

Pour mettre en valeur l’idéal, Rabelais doit convaincre et persuader son lecteur. Il lui faut donc jouer sur l’opposition entre les défauts de la « mauvaise » éducation, en allant jusqu’à la caricature pour les souligner, et les qualités de la « bonne », par un éloge qui doit frapper le lecteur.

Pour cela, il dispose déjà du choix même de son personnage : Gargantua est un géant, donc, forcément, tout sera mis à son échelle, volontairement amplifié. L'adresse de Rabelais « Aux lecteurs » ainsi que le Prologue mettent en place un autre procédé : faire « rire », le « rire » soutenant la « substantifique moelle », blâme ou éloge. Le lecteur est donc invité à observer le rôle joué par les formes du comique, fondé sur la situation, le caractère, le langage et même les gestes. Ainsi le sérieux des chapitres XXIII et XXIV s’oppose à la dénonciation caricaturale dans les chapitres XXI et XXII.

Bilan de l'étude

L'état initial de Gargantua

Dans sa petite enfance, nous avons vu que Gargantua était semblable à un petit animal, ne se préoccupant que de satisfaire ses instincts, boire, manger – et évacuer la nourriture et la boisson – et ses plaisirs immédiats. Cependant, le chapitre du « torche-cul » révèle, par la comparaison des moyens utilisés, qu’il a quelque disposition à la réflexion, d’où, d’ailleurs, l’admiration de son père ! Mais il n’a alors aucune conscience des convenances sociales, ni des valeurs attendues d’un futur prince, comme le prouve la façon dont il dupe sans vergogne le fourrier et le maître d’hôtel dans le chapitre XII. Comme on dresse un animal, il s’agit donc de « dresser » l’enfant, toute la question étant de savoir ce qui lui sera inculqué, et comment.

La "mauvaise éducation"

Ce n’est qu’à la fin de la présentation de la première éducation de Gargantua, que le résultat en prouve l’échec. Loin d’améliorer la nature de l’enfant, « il ne progressait en rien et, pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur et radoteur. » Mais avant ce constat, confirmé par l’état dans lequel le trouve Ponocrates, observé dans l’explication du chapitre XXI, Rabelais s’est déjà employé à ridiculiser cet enseignement scolastique

  • par les noms de ses « précepteurs sophistes », et leur caractérisation ;

  • par le jeu sur le gigantisme, soulignant la durée de ses apprentissages ;

  • par l’accumulation des énumérations des livres, aux titres et aux noms d’auteurs parfois fictifs et souvent ridicules, qui met en valeur le recours excessif à un seul enseignement livresque.

La nullité de l’éducation donnée par ceux que Des Marais, ami de Grangousier, nomme « vos ahuris de néantologues », ressort pleinement par l’opposition, au chapitre XV, entre Gargantua et Eudémon, « l’heureux, le bien doté ». La « déclaration » d’Eudémon est construite, solidement argumentée et brillante : « prononcée par lui avec des gestes si appropriés, une élocution si distincte, une voix si pleine d'éloquence, un langage si fleuri, et en un si bon latin qu'il ressemblait plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul-Emile du temps passé qu'à un jeune homme de ce siècle. » Gargantua, au contraire, se rend ridicule, ce qu’accentuent les comparaisons animales et le geste décrit : « Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui se mit à pleurer comme une vache et se cachait le visage avec son bonnet, et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu'un pet d'un âne mort. »

L'idéal humaniste

Deux moments du roman en rendent compte : l’éducation donnée par le nouveau précepteur de Gargantua, Ponocrates, et celle dispensée dans l’abbaye de Thélème, qui se présente comme une utopie. Dans les deux cas, le programme humaniste se soucie de l’éducation du corps et de l’esprit, en veillant à associer le savoir intellectuel et la dimension artistique, en reprenant l’idéal de l’antiquité, le « καλὸς κἀγαθός », c’est-à-dire former un homme « beau et bon », que le poète latin Juvénal complètera par sa formule « mens sana in corpore sano ». L’objectif est donc de former un être humain se réalisant pleinement dans sa dignité d’homme et accédant à la sagesse. « On ne naît pas homme, on le devient », disait d’ailleurs l'humaniste Érasme.L’éducation donnée par Ponocrates s’oppose à l’état antérieur de l’élève. Elle est, bien sûr, à l’image du gigantisme de Gargantua pour  la quantité de travail à fournir dans la journée et de connaissances à acquérir. Mais, même si l’organisation du temps prête à sourire par la juxtaposition des activités vulgaires au temps d’apprentissage, tel le passage aux toilettes le matin en même temps que la lecture de la Bible, elle reflète l’idéal encyclopédique de cette première moitié du siècle, qui doit conduire à une parfaire compréhension du monde. Elle repose sur des choix pédagogiques qui visent à faire alterner les exercices, à expliquer les savoirs ou à les transmettre par le jeu, à les appuyer sur des observations pratiques, à s’assurer enfin de leur assimilation. Il est important aussi, par la discussion ou le débat, de faire preuve d’esprit critique et de s’enrichir au contact d’autrui.

         L’éducation donnée par Ponocrates s’oppose à l’état antérieur de l’élève. Elle est, bien sûr, à l’image du gigantisme de Gargantua pour  la quantité de travail à fournir dans la journée et de connaissances à acquérir. Mais, même si l’organisation du temps prête à sourire par la juxtaposition des activités vulgaires au temps d’apprentissage, tel le passage aux toilettes le matin en même temps que la lecture de la Bible, elle reflète l’idéal encyclopédique de cette première moitié du siècle, qui doit conduire à une parfaire compréhension du monde. Elle repose sur des choix pédagogiques qui visent à faire alterner les exercices, à expliquer les savoirs ou à les transmettre par le jeu, à les appuyer sur des observations pratiques, à s’assurer enfin de leur assimilation. Il est important aussi, par la discussion ou le débat, de faire preuve d’esprit critique et de s’enrichir au contact d’autrui.

Une représentation de l'humaniste

humanisme-education.jpg

          On retrouve cet idéal d’une formation complète dans l’abbaye de Thélème. Cependant l’accent y est davantage mis sur la liberté, avec moins de place laissée à la religion, et sur la dimension collective : l’objectif de cette éducation est bien la possibilité de s’insérer harmonieusement dans sa société, en y menant une vie heureuse. Mais n’oublions pas qu’elle s’adresse à des « gens bien nés », disposés à la « vertu » par leur nature même. 

L'idéal atteint ?

Le récit ramène Gargantua, après son temps d’éducation à Paris, aux côtés de son père qui vient d’être attaqué par Picrochole. La guerre picrocholine est l’occasion pour Rabelais, de prouver la réussite de son éducation, d’abord parce qu’il se montre – certes, avec l’aide de sa nature de géant – capable de faire preuve d’une judicieuse stratégie et de sa vaillance au combat. Son intense entraînement physique a donc été utile. Mais il a aussi acquis les qualités nécessaires pour gérer son royaume en faisant le bonheur de ses sujets. Sa clémence envers les soldats ennemis vaincus, dont témoigne le discours qu’il leur adresse au chapitre L, est une preuve à la fois de ses vertus chrétiennes et de sa sagesse prévoyante : il s’assure ainsi d’un bon voisinage, qui ne cherchera pas à prendre une revanche. De même, il concrétise l’éducation humaniste reçue de Ponocrates en faisant construire l’abbaye de Thélème, dont il organise le fonctionnement pour permettre à ceux qui y seront formés de vivre harmonieusement en société.

Pour les séries générales 

Rappelons la problématique retenue pour l’étude de l’œuvre : « Comment le rire, dans Gargantua, est-il mis au service des idéaux humanistes ? » La juxtaposition de l’adresse « Aux lecteurs », avec ces vers « Mieux est de ris que de larmes écrire / Pour ce que rire est le propre de l’homme » – rejoignant ainsi le philosophe Aristote qui définit l’homme comme « animal riant » – et du prologue où l’aspect risible de Socrate est présenté comme un masque de la sagesse de ce philosophe, nous a amené, en effet, à étudier le divertissement joyeux offert par Rabelais et la sagesse qu’il entend ainsi transmettre.

À l’issue de cette étude, il convient donc de faire le bilan des « idéaux humanistes » présents dans le roman, puis de dégager les procédés comiques qui ont permis de les mettre en valeur, en rappelant les fonctions du rire.

Raphaël, L’école d’Athènes (détail), 1508-1512. Fresque, 440 x 770. Chambre de la signature, Palais du Vatican

Les idéaux humanistes

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Les analyses effectuées ont envisagé trois domaines particulièrement importants pour les auteurs humanistes, l’éducation, la vie politique et la religion, envisagés dans l’objectif de dépasser l’état actuel de leur société pour une amélioration de l’homme même. À la base de l’humanisme, il y a donc une mise à distance, un rejet souvent comme nous l’avons vu pour la scolastique médiévale, qui ne soucie pas d’enrichir l’esprit des élèves. De même, la victoire contre Picrochole a permis de souligner tous les abus des pouvoirs expansionnistes qui n’accordent aucun pris au droit ni au respect de la vie humaine. Enfin, pour la religion, même si Rabelais ne s’élève pas contre les textes sacrés, il conteste l’usage qui en est fait, contraignant et déformant le message d’amour qu’ils portent. Il y a donc une volonté de transgression dans Gargantua.

Dans ces trois domaines, il s’agit de prôner une pensée libre et respectueuse de la dignité humaine, fondée sur son libre-arbitre, celle qui s’incarne dans l’idéal de l’abbaye de Thélème.

Raphaël, L’école d’Athènes (détail), 1508-1512. Fresque, 440 x 770. Chambre de la signature, Palais du Vatican

Les fonctions du rire

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La satire

Le rire est, depuis les comédies du grec Aristophane, et de ses successeurs, Ménandre en Grèce, Plaute et Térence à Rome, un excellent moyen de dérision, que le Moyen-Âge a su renouveler dans les farces et les soties, ou même dans la pratique du carnaval, héritage des saturnales romaines, ou dans l’éloge de la folie comme un révélateur de vérité. Devant la sottise, le ridicule, l’excès cocasse, le public rit car il se sent supérieur : la dérision lui offre le plaisir de rire de sa différence. Il rit de l’ambition de Picrochole qui se voit déjà en train de conquérir le monde, ou du discours du sophiste Janotus à l’occasion du vol des cloches de Notre-Dame par Gargantua.

Le sophiste avait à peine achevé que Ponocrates et Eudémon s'esclaffèrent si violemment qu'ils crurent en rendre l'âme à Dieu, ni plus ni moins que Crassus en voyant un âne couillard qui mangeait des chardons ou comme Philémon qui mourut à force de rire en voyant un âne manger les figues qu'on avait préparées pour le dîner. Maître Janotus se mit à rire avec eux, à qui mieux mieux, si bien que les larmes leur venaient aux yeux par suite du violent traumatisme de la substance cérébrale qui faisait s'exprimer ces humeurs lacrymales s'écoulant le long des nerfs optiques. De ce fait, ils se trouvaient représenter Démocrite héraclitisant et Héraclite démocratisant.

Rabelais montre ici à quel point le rire est communicatif puisqu’il finit par atteindre celui-là même qui est l’objet de la dérision. Cela conduit alors à une question : le lecteur qui, à son tour, rit du récit surmonte-t-il la distanciation et perçoit-il que, derrière la caricature, se cachent ses propres défauts ?

La transgression

La distanciation et la transgression que suppose le rire lui accorde un second rôle, dépasser tous les interdits, tous les tabous. C’est ce qui explique la place accordée dans Gargantua à tout ce qui relève du corps, condamné par l’Église, et plus particulièrement à la sexualité et à la scatologie, comme nous l’avons observé notamment dans les chapitres sur l’enfance de Gargantua, tel celui sur le « torche-cul », mais aussi dans le portrait des moines. C’est à nouveau une forme de libération que lui offre l’écrivain par ce rire.

Les procédés comiques

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La situation

Rabelais privilégie trois procédés :

  • l’opposition, en formant des dyptiques, par exemple entre le discours élaboré d’Eudémon et le mutisme stupide de Gargantua, ou entre l’art de la diplomatie de Grandgousier et l’aveuglement de Picrochole ;

  • la parodie, telle celle de l’épopée ou de la chanson de geste pour les combats lors de la guerre picrocholine, notamment celui de Frère Jean ;

  • l’exagération, en lien avec le gigantisme du héros, comme quand Gargantua mange les six pèlerins égarés dans sa salade ou qu’il prend les boulets reçus pour des mouches.

Le caractère

Comme dans les pièces de théâtre comiques, Rabelais grossit à plaisir les traits ridicules des personnages dont il veut dénoncer le comportement, par exemple pour Picrochole, Frère Jean, ou l’arrivée de Janotus de Bragmardo : 

Maître Janotus, tondu à la César, vêtu de son capuchon à l'antique, l'estomac bien immunisé au cotignac de four et à l'eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant lui trois bœufs-deaux à museau rouge et trônant par-derrière cinq ou six maîtres sans-art, bien crottés jusqu'au bout des ongles.

Il offre en effet, une image religieuse, mais démentie par l’allusion à sa gourmandise et à son ivrognerie, le « cotignac de four » étant une pâte de coing, et « l’eau bénite de cave », le vin. S'y ajoute le ridicule de sa double escorte : pour le précéder des « bœufs » au lieu des traditionnels « bedeaux », ainsi animalisés, et, à sa suite, dans le texte original des « maitres inertes » au lieu de ceux « in artibus », ce que rend la formule « sans-arts » au lieu de « es arts ».

Les gestes

Rabelais, pour accentuer la dimension cocasse, met ses personnages en mouvement, en transformant leur gestuelle en des sortes de gags, par des effets de rythme. Les exemples sont très nombreux : pensons, par exemple, aux activités de Gargantua observées par Ponocrates (chapitre XXI), au combat de Frère Jean ou à la voltige de Gymnaste pour effrayer l’ennemi au chapitre XXXV.

Le langage

Sans doute le procédé qui caractérise le mieux le rire rabelaisien est la façon dont l'auteur joue sur le langage. Nous retrouvons, dans les passages de récit comme dans les dialogues, injures et insultes, termes vulgaires aussi, obscènes ou scatologiques… Il sait également créer de plaisants néologismes, comme ces « néantologues » pour les maîtres sophistes, donner à ses personnages des noms aux sonorités évocatrices, tel celui de cet autre maître, Jobelin Bridé, ou Janotus de Bragmardo, qui joue sur le double sens du mot « braquemart », une épée courte à large lame mais aussi l’organe sexuel masculin.

Mais il pratique aussi l’art de la parodie, qu’il s’agisse de détourner une citation religieuse ou philosophique, de se servir du vocabulaire de la médecine hors de propos, de multiplier les images plaisantes, en allant même jusqu’au pastiche, par exemple à l’occasion du discours de maître Janotus, au chapitre XIX, avec ses jeux de mots ridicules et son pseudo latin, à grand renfort d’énumérations et d’un cliquetis verbal dépourvu de tout sens.

Pour conclure

L’antiquité a longtemps accepté le rire, comme le montrent déjà Homère qui prête même un « rire inextinguible » aux dieux bienheureux devant la laideur d’Héphaïstos, en fait même un attribut des dieux « (Iliade, XVI) ou Aristote, sans oublier les auteurs de comédies. Mais une réserve est déjà avancée chez Platon : « Il ne faut pas non plus que nos gardiens soient amis du rire. Car presque toujours, quand on se livre à un rire violent, cet état entraîne dans l'âme un changement violent également. » (La République, III) Le rire est ainsi perçu comme un danger – de même d’ailleurs que les larmes – car son aspect irrésistible ôte à l’homme la maîtrise de soi que doit rechercher le sage, ce que les Romains nommeront la « dignitas ».
Les autorités religieuses du Moyen-Âge prennent la suite de cette condamnation : la vie n’est qu’une « vallée de larmes », et l’homme, chargé du péché originel, doit veiller seulement à faire son salut sur terre pour accéder au paradis dans l’au-delà. La règle de saint Benoît, par exemple, déclare : « quant aux bouffonneries, aux paroles oiseuses et portant à rire, nous les condamnons en tous lieux à la réclusion perpétuelle, et nous ne permettons pas au disciple d’ouvrir la bouche pour de tels propos. »
Il est donc évident que l’œuvre de Rabelais ne pouvait que déplaire aux institutions religieuses de son temps, le rire étant, en soi, un acte de révolte, indépendamment des critiques qu’il porte et des conceptions soutenues. Le seul choix de faire rire le lecteur, sans limite aucune, est donc la marque de l’idéal humaniste, affirmer la liberté comme la première exigence mais aussi comme un objectif, à construire pour que l’homme en fasse un juste et bon usage. 

LECTURE CURSIVE : Rabelais, Gargantua, chapitre LVIII, vers 1 à 48 

Pour lire l'extrait

Comme en un écho au long poème du chapitre II, immédiatement après la généalogie de Gargantua, intitulé « Les fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique », Gargantua se ferme au chapitre LVIII, après la fondation de l’abbaye de Thélème, sur un autre long poème, sous le titre initial « Énigme trouvée es fondements de l’abbaye des Thélémites », transformée, dans l’édition de 1542, par  « Énigme en prophétie ».

Les recherches sur Rabelais ont pu montrer qu’il est largement emprunté à  un poète contemporain, Mellin de Saint-Gelais (vers 1491-1558), appelé « Merlin le Prophète » dans le commentaire final de Frère Jean. Mais en faisant de ce poème sa conclusion, Rabelais le prend pleinement à son compte… tout en laissant planer une ambiguïté :

         Le commentaire final de Frère Jean (ajouté dans l’édition de 1542) ramène cette description à une métaphore du « jeu de paume », donc à un  simple moment de jeu… Finalement, n’est-ce pas une façon de dire aux lecteurs que Gargantua est, d’abord et avant tout, un « jeu » ? Une stratégie pour contourner les critiques…

      En revanche, pour Gargantua lui-même, il représente « le cours et la persistance de la vérité divine », donc doit être interprété en lien avec la situation religieuse de cette époque. Rappelons que vient de se dérouler « l’affaire des Placards », début de la persécution des Protestants.

Les premiers vers du poème évoquent, en effet, un violent conflit : « Il surgira une race d'hommes / Qui, lassés du repos, dégoûtés de ne rien faire, / Iront d'un libre pas et en pleine lumière / Pousser les gens de toute condition / À s'affronter en rivales factions. » Comme s’il racontait l’apocalypse, le poème dépeint l’horreur des combats, les morts qui se multiplient, avant de conclure : « Oh ! dévastateur et pénible déluge ! » Mais les dix derniers vers ramènent à la fois la paix et un ultime jugement…

Au reste, après la conclusion de ces événements,

Les élus retrouveront joyeusement

Tous leurs biens et la manne que le ciel dispense

Et de plus, honorés d'une récompense,

Seront enrichis. Et les autres à la fin

Se retrouveront tout nus. Cette raison est donnée enfin

Pour que ces épreuves ainsi terminées

Chacun ait le sort qui lui était destiné.

Voilà les conventions. Il faut révérer

Celui qui jusqu'à la fin pourra persévérer !

Rabelais, qui comptait des amis parmi ceux qui prônaient la réforme du catholicisme, aurait-il perçu, dès cette époque, les guerres de religion qui marqueront la fin du siècle, tel le massacre de la saint-Barthélemy en 1572 ? Qui voit-il derrière ces « élus » qui triompheront ? Les partisans de l’Église catholique romaine, ou bien les évangéliques et ceux qui suivent Calvin et Luther, les Protestants ? La question n'est toujours pas tranchée...

Le roman serait, dans ce cas, entièrement symbolique, avec comme temps forts, les combats de la guerre picrocholine annonçant ceux des guerres de religion, et un héros prince célébré à l’image du roi François Ier, soutien de l’idéal humaniste. Profondément amoureux de l’Italie, c’est ce roi qui répand la Renaissance italienne en France, en servant de mécène à de nombreux artistes, tels Léonard de Vinci ou Benvenuto Cellini. Il favorise aussi l’essor littéraire de l’humanisme en protégeant des écrivains, et en créant, sous l’influence de sa sœur, Marguerite de Navarre et de l’érudit Guillaume Budé,  le Collège Royal, en 1530, pour contrebalancer la Sorbonne, université uniquement centrée sur les études de théologie.

DEVOIR : dissertation (séries générales)

Pour voir une proposition de corrigé

L’épreuve écrite du Baccalauréat propose aux candidats des séries générales la rédaction d’une dissertation portant sur l’œuvre au programme, comme ici, qui peut parfois concerner également le parcours associé.

SUJET : Le rire que Rabelais cherche à produire chez son lecteur est-il un masque ou un révélateur ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur votre lecture de Gargantua.

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