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Observation du corpus 

Tout corpus s’organise en fonction de la problématique choisie pour traiter l’objet d’étude, « Vers un espace culturel Européen : Renaissance et Humanisme », et le thème retenu, ici « Le pouvoir politique ».

Introduction
CorpusXVI°s. Pouvoir poliique

INTRODUCTION

 

Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisqu’il est question de « pouvoir politique », par les conditions historiques et sociales dans l’Europe de la Renaissance.

Il est important aussi, avant d’aborder les différents auteurs de cette période, d’expliquer les raisons pour lesquelles ils sont qualifiés d’« humanistes », notion concrétisée par l’étude du dessin de Léonard de Vinci, L’Homme de Vitruve. Dans la mesure où eux-mêmes ont revendiqué le fait de prendre pour modèles les auteurs antiques, l’introduction propose la lecture cursive de trois extraits d’auteurs qui ont ouvert la voie aux réflexions des humanistes, Platon, Cicéron et Plutarque. 

De là découle la mise en place de la problématique, c’est-à-dire de la question qui guide la démarche du corpus, « Comment la pensée européenne élabore-t-elle, à la Renaissance, une réflexion sur le pouvoir politique ? », dont les composantes sont explicitées :

        Le  cadre spatial est l’Europe, avec des auteurs d’origine diverse : l’Italien Machiavel, le Hollandais Érasme, l’Anglais More et les Français, Rabelais, La Boétie et Montaigne. 

           L’époque est la Renaissance. Mais l’étude montrera aussi l’influence que ces écrivains ont pu exercer sur leurs successeurs, notamment au XVIII° siècle, siècle des Lumières qui a relancé la réflexion politique.

        Le thème, « le pouvoir politique », fait porter l’intérêt, d’abord, sur celui qui l’exerce, à la fois pour formuler d’éventuelles critiques et pour proposer un idéal ; ensuite, sur celui qui subit ce pouvoir, le peuple. Quelles seraient donc les caractéristiques d’un pouvoir « humaniste », apte à préserver la dignité de l’homme ?

           Enfin, l’adverbe interrogatif, « Comment », amène à s’interroger sur le genre et la forme littéraire choisis par les auteurs et sur les procédés stylistiques mis en œuvre. Le terme « réflexion » suggère, en effet, le recours à l’essai, particulièrement propre à l’argumentation. Mais la réflexion peut également être déduite du portrait d’un personnage, péjoratif ou mélioratif, ou du discours que l’écrivain lui prête.

Déroulement de l'étude

 

Le corpus, outre les cinq lectures analytiques, qui suivent l’ordre chronologique, et les lectures cursives en écho, est enrichi par des recherches complémentaires. Elles portent sur l’histoire des arts, ici le portrait pictural, qui se développe à la Renaissance, sur un auteur primordial, comme Érasme, ou sur un genre littéraire, telles l’utopie et la dystopie.

La séquence comporte également un travail d’écriture, permettant de s’entraîner à l’épreuve de français au baccalauréat et d’aborder un autre genre littéraire, la poésie.

CONCLUSION

 

Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur la Renaissance dans le domaine politique.

Enfin, une lecture personnelle, La Ferme des animaux d’Orwell, permet d’approfondir la réflexion autour des notions d’« utopie » et de « dystopie ».

George Orwell, La Ferme des animaux

Pour compléter l'introduction : l'héritage antique 

L'antiquité gréco-romaine : trois visions du pouvoir politique
Héritage

Pour lire les extraits

Platon, La République, VIII, 372 av. J.-C. 

L'antiquité gréco-romaine : trois visions du pouvoir politique

Introduction

La République est un dialogue entre le philosophe Socrate et les deux frères de Platon, Glaucon et Adimante, en douze livres. Son auteur, Platon : lui-même disciple de Socrate, a vécu l’apogée de la démocratie athénienne, au V° siècle avant J.-C., à Athènes, mais a aussi séjourné en Sicile, aux côtés du tyran Denys de Syracuse.

Le principe de la progression du dialogue est ce que Socrate a nommé la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’ « accoucher » les esprits, un jeu de questions/réponses, dont le but est d’amener « l’élève » à formuler lui-même la vérité.

Pour poser la forme et les conditions du gouvernement idéal, recherche qui constitue l’objectif de ce dialogue, celui-ci commence par analyser les formes de gouvernement existantes. Ce passage, tiré du  Livre VIII (566d-569c), présente l’accession au pouvoir du tyran, en en suivant les différentes étapes, autant d’arguments cautionnés par l’interlocuteur.

Première étape : la démagogie (lignes 1-4)

La séduction du peuple, ou démagogie, est indispensable pour arriver au pouvoir. Il s’agit  donc, pour le tyran, d’allier la dissimulation de ses intentions, ce que traduit le verbe « affecte », la flatterie, « il sourit » et « promet beaucoup », et, surtout, la corruption, en accordant des avantages matériels : il « remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris ».

Deuxième étape : les guerres (lignes 5-15)

Les guerres permettent au tyran d'asseoir son pouvoir. D’une part, face aux dangers, la présence d’un chef est d’autant plus souhaitée. D’autre part, le coût des guerres exige la levée d’ « impôts », de ce fait les citoyens pensent d’abord à leur survie économique, avant de penser aux luttes politiques. Enfin, elles lui offrent un moyen pratique de se débarrasser de ses ennemis, de « ceux qui ont l’esprit trop libre », en les envoyant au combat.

Combat d'hoplites. Vase, vers 500 av. J.-C.

Combat d'hoplites. Vase, vers 500 av. J.-C.

Troisième étape : les purges (lignes 16-33)

Cependant, le comportement du tyran peut susciter des adversaires : même parmi ses fidèles, ses partisans, il peut y avoir des critiques, voire d’autres hommes de valeur, des rivaux potentiels. Platon introduit alors l’image de la « purge », empruntée à la médecine, mais inversée car destinée à « enl[ever] ce qu’il y a de bon » : « ne laisser […] aucun homme de quelque valeur », par son « courage », sa « grandeur d’âme », sa « prudence » – sa sagesse – ou ses « richesses ».  

Se met ainsi en place un engrenage d'éliminations, montré comme inévitable (« Il faut », « Il doit », « il en est réduit, bon gré, mal gré », « il y est contraint »…), le tyran devenant lui-même prisonnier du système qu’il a mis en place, d’où l’ironie par antiphrase de Platon : « tel est son bonheur », « une bienheureuse nécessité ! », soulignée ici par l’exclamation.

Quatrième étape : la protection du tyran (lignes 33-50)

Le comportement du tyran menace forcément sa sécurité. Pour l’assurer, il doit se constituer une « garde fidèle ». Platon mentionne deux solutions. La première est le recours à des mercenaires, désignés par une métaphore péjorative, des « frelons étrangers » ; la seconde est d’enlever des esclaves aux citoyens, puis de les affranchir, afin de se les attacher par une forme de gratitude. Il a donc remplacé des hommes nobles et sages par des hommes de basse origine et, le plus souvent, sans éducation, d’où l’ironie renouvelée  aux lignes 45-46.

Cinquième étape : le peuple exploité (lignes 50-73)

La conséquence est l’exploitation du peuple, d’abord sur le plan financier : le tyran a besoin d’argent pour entretenir son armée, sa garde personnelle, et pour se maintenir au pouvoir par de la corruption. Pour cela, il peut d’abord puiser dans les « trésors sacrés » de la cité, acte particulièrement grave, puisqu’il dépouille alors les dieux ; ensuite, il alourdira encore les impôts.

Bien sûr, il est possible que le peuple se révolte. Dans ce cas, le tyran n’hésitera pas à recourir à la violence contre lui, d’où l’interrogation oratoire indignée du disciple aux lignes 69-70, « le tyran oserait violenter son père […] ? » qui clôt la métaphore filée de la fin de l’extrait, celle du père et de son fils. Le père est le peuple, car c’est lui qui a porté le tyran au pouvoir, d’où la gradation : il a « engendré, caressé, élevé un pareil nourrisson ». Cette métaphore permet de développer une série d’antithèses, des lignes 60 à 66, entre ce qui est juste, à savoir que tout gouvernement est au service du peuple, et ce qui est injuste, que le peuple soit « esclave ». Mais, quand le peuple veut chasser le tyran, cela s’avère impossible : « ceux qu’il prétend chasser sont plus forts que lui ». D’où l’image finale du tyran « parricide ».

Conclusion

Ce passage illustre la mise en place de la tyrannie par le peuple lui-même. Elle naît donc, paradoxalement, de la démocratie, quand le peuple se laisse duper. On sent toute la méfiance de Platon face à ceux qui, aveugles, croient facilement les belles promesses et, cupides, sont prompts à se laisse corrompre.

Platon en dégage les conséquences :

        pour le tyran, contraint de toujours se préoccuper de sa propre sécurité, en ne s’entourant que de gens sur lesquels il est sûr d’avoir une emprise totale, mais souvent peu recommandables ;

        pour le peuple lui-même, asservi et opprimé.

Plutarque, Les Vies parallèles des hommes illustres, "Vie de Périclès", 100-110 

Introduction

Plutarque veut faire œuvre d’historien, mais il voit l’Histoire à partir d’une conception particulière : pour lui, elle se construit à partir des « hommes illustres ». Parmi ceux-ci figure Périclès, que l’on considère comme l’exemple même de l’apogée d’Athènes au V° siècle, alors une démocratie. Mais pour Plutarque, l’accès au pouvoir de Périclès n’a pas été si démocratique…

L'accès au pouvoir (1er paragraphe)

La méthode de Plutarque consiste à poser plusieurs opinions historiques, parfois opposées, pour donner l’impression de laisser le lecteur juger lui-même. Mais, en réalité, il l’influence dans sa façon de les présenter. Ainsi, ici il oppose l’opinion de Thucydide, « une sorte d’aristocratie » et celle de « plusieurs autres » : leur nombre et le fait de les placer en seconde position montrent que cette opinion a sa préférence. Or, ils le voient comme un démagogue, qui s’est « s’insinu[é] dans les bonnes grâces du peuple », qui l’a séduit en satisfaisant son intérêt financier, par la « distribution des terres conquises » ou par la rémunération de l’assistance aux spectacles ou de l’accomplissement de ses devoirs civiques.

Il voulait l’emporter sur son rival, Cimon, mais celui-ci fait preuve d’une vraie générosité envers le peuple tandis que Périclès, lui, se montre généreux « avec les deniers publics ». Plutarque l’accuse donc de corruption.​

La puissance de Périclès (2ème et 3ème paragraphes)

Les paragraphes suivants inversent cette image négative, une fois que Périclès a conquis le pouvoir, avec des formules fortes pour mettre en valeur sa puissance, « Athènes, c’était Périclès », soulignée par l’énumération des lignes 19 à 21 et par la répétition : « il attira tout à lui, il tenait tout dans ses mains ». Une série d’images montre l’évolution de Périclès, soulignée par l’anaphore : « Ce n’était plus ce démagogue voguant à tous les vents populaires », qui suggère un bateau sans gouvernail ni capitaine pour caractériser la versatilité du populiste, puis « Ce n’était plus […] comme un instrument dont les cordes détendues ne rendent que des sons languissants et sans énergie », qui dépeint un gouvernement sans réelle autorité. À cela s’oppose l’image d’un cavalier résolu, qui « tint les rênes ».

Philippe Foltz, Oraison funèbre de Périclès, 1877

Philippe Foltz, Oraison funèbre de Périclès, 1877

Cela introduit un éloge de Périclès, qui met en relief ses qualités principales. C’est d’abord l’éloquence utile pour guider le peuple « par le raisonnement et par la persuasion », puis une « force » mise au service de l’intérêt public. Une métaphore filée empruntée à la médecine développe son talent : il connaît bien son peuple et ses « passions », et il sait comment le guérir, selon les situations, « par l’espérance ou la crainte ».

Plutarque souligne alors la confiance du peuple en un homme incorruptible, et qui a encore augmenté la puissance d’Athènes, amplifiée par le chiasme : « ayant trouvé sa patrie grande et opulente, [il] l’avait élevée au comble de l’opulence et de la grandeur ».

Bilan sur le gouvernement de Périclès (4ème paragraphe)

C’est après sa mort que chacun va mesurer le véritable mérite de Périclès, par contraste avec ses successeurs : malgré son autoritarisme, son gouvernement a été « un boulevard de salut ». Après lui, Athènes commence sa décadence politique.

Conclusion

Ce passage présente une réflexion intéressante sur la conquête du pouvoir : finalement, la démagogie originelle est effacée, car elle a servi l’intérêt de la cité. En quelque sorte, Plutarque considère que « la fin justifie les moyens ».

Mais, comme Platon, Plutarque manifeste une méfiance envers le peuple, donc envers la démocratie : le peuple est facile à séduire, voire à corrompre, se laisse guider par ses « passions ». Une démocratie n’est donc viable que si le gouvernement se montre fort pour viser la justice et l’intérêt collectif.​

Cicéron, La République, Livre I, XXVI-XXXV, 54 av. J.-C. 

Introduction

Sur le modèle de La République de Platon, Cicéron imagine un dialogue entre Scipion Émilien, général romain célèbre pour avoir détruit Carthage et consul, et Lélius, lui aussi consul et son ami.

Lélius joue ici le rôle du disciple, mais le texte est moins vivant que le dialogue de Platon car la maïeutique n’y est plus réellement pratiquée : c’est surtout Scipion qui développe longuement ses conceptions politiques, et Lélius intervient peu.

Dans ce passage, Cicéron, par la bouche de Scipion, pèse les avantages et les inconvénients des trois principales formes de gouvernement.

Assaut final sur Carthage, rasée par Scipion Émilien en 149 av. J.-C. Gravure du XIX° siècle

Assaut final sur Carthage, rasée par Scipion Émilien en 149 av. J.-C. Gravure du XIX° siècle

Paragraphe XXVI

Le premier paragraphe part du titre de l’ouvrage, « La république » signifiant « la chose publique », donc « la chose du peuple ». Or, ce peuple a besoin d’une autorité, qui peut s’exercer sous trois formes, la monarchie, où elle est « dans la main d’un seul », l’aristocratie, « dans quelques mains choisies », enfin la démocratie où « toute chose réside dans le peuple. » Ces trois formes de gouvernement sont acceptées comme « tolérables », à condition que « le lien qui a primitivement réuni les hommes en société, dans un intérêt commun, conserve toute sa force ». Néanmoins, un premier doute est introduit sur ce point concernant la démocratie…

Paragraphes XXVII-XXVIII

Mais « tolérables » ne signifie pas que ces formes de gouvernements soient sans défauts. Cicéron les souligne, pour chacune. Dans la monarchie, le peuple est « dépouillé de droit et de pouvoir public ». Dans l’aristocratie, une part importante du peuple est exclue de la « liberté ». Enfin, « l’égalité » qu’offre la démocratie est, en réalité, une « injuste inégalité », puisque chacun y est mis sur le même plan indépendamment de son mérite.

À cela, s’ajoute le fait que chacune de ces formes porte en elle le principe de sa corruption, illustré par une image maritime : « son passage glissant et rapide vers un écueil voisin ». Cicéron s’appuie sur des exemples historiques pour expliquer que la  monarchie se corrompt en tyrannie, comme « le barbare Phalaris » succédant à Cyrus, « roi digne d’amour ; l’aristocratie, « sage » à Marseille », se corrompt en une dangereuse oligarchie avec « la faction des Trente » à Athènes ; enfin, la démocratie, « aux mains d'une multitude aveugle et effrénée » se corrompt en anarchie, ce qui « causa la ruine » d’Athènes.

Paragraphes XXX-XXXII

Mais Lélius insiste pour savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement aux yeux de son interlocuteur. La réponse pose d’abord deux principes essentiels : la liberté, l’égalité.

Il fait surtout l’éloge de la liberté, avec une hyperbole : « cette liberté le plus doux des biens ». Mais la liberté ne peut aller qu’avec l’égalité : [cette liberté] « si elle n’est pas égale pour tous, n’est pas la liberté ». C’est ce sur quoi insiste le paragraphe XXXII en concluant : « Si, en effet, on n'a point voulu mettre l'égalité entre les fortunes, si on ne peut la mettre entre les esprits, au moins doit-elle exister, entre les droits de ceux qui sont citoyens d'une même république. »

Il conclut, dans un premier temps, à la supériorité de la démocratie, où « le peuple exerce la puissance souveraine », qui « serait véritablement le séjour de la liberté », en la comparant aux deux autres formes de gouvernement : « il n’est aucun citoyen qui ne puisse parvenir à tout ».

Paragraphe XXXV

Mais ce premier jugement n'est pas définitif. Devant l’insistance renouvelée de Lélius, Scipion se dérobe en posant comme idéal, « un gouvernement sorti du mélange de toutes ». Puis, à défaut de cette possibilité, il pose comme premier choix la monarchie, ce qui paraît surprenant pour un Romain quand on sait l’attachement de ceux-ci pour la République, et leur rejet des « rois » étrangers. Mais il pose aussi une condition, par une comparaison, assez voisine de celle de Platon, le roi serait vu comme « père » de son peuple, ses « enfants », sous la « surveillance protectrice d’un seul homme, très bon et très puissant ».

Cependant, aussitôt ce choix posé, il revient à l’aristocratie, considérant qu’« il y a plus de lumière dans plusieurs que dans un seul » et qu’eux aussi promettent « justice » et « bonne foi », la « fides », fidélité à un serment sacré. Enfin, est mise en valeur, par le rythme ternaire, la protestation du peuple, qui revendique sa liberté, donc l'exigence de démocratie.

La phrase de conclusion, en soulignant les qualités de chaque forme de gouvernement, est une nouvelle dérobade (« le choix est difficile »), et le débat reste ouvert

Conclusion

Ce texte offre l’intérêt de définir clairement, en les liant à l’exigence d’autorité, les principes qui fondent les trois formes de gouvernement connues dans l’antiquité, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Comment chacune d’elles assure-t-elle la préservation de deux notions fondamentales aux yeux de Cicéron, la liberté et l’égalité ?

En refusant de trancher nettement le débat dans cet extrait, Cicéron a cependant lancé une question rhétorique, « Qu'est-ce, en effet, qu'une cité, sinon une association au partage du droit ? » qui propose déjà une réponse : seule la « loi » peut être fondatrice d’un juste gouvernement, assurant à la fois l’« association », l’égalité par le « partage », et la liberté qu’offre le « droit ».

Autour d'Érasme 

Didier Érasme, Éloge de la folie, LV, 1511 

Érasme

Pour lire le texte

INTRODUCTION

L'Éloge de la folie, œuvre écrite en latin en 1509, est publiée en 1511, alors que font rage les guerres religieuses liées à la Réforme et qu'Érasme séjourne en Angleterre auprès de Thomas More, auquel elle est dédiée, d’où le jeu de mots du titre en grec « Morias Enkomion » comme en latin : « Encomium Moriae ».

Erasme, Eloge de la folie

« Ces jours derniers, voyageant d’Italie en Angleterre et devant rester tout ce temps à cheval, je n’avais nulle envie de le perdre en ces banals bavardages où les Muses n’ont point de part. J’aimais mieux méditer quelques points des études qui nous sont communes ou bien j’évoquais les bons amis que j’ai quittés (...) Voulant donc m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant guère à du travail sérieux, j’eus l’idée de composer par jeu un éloge de la Folie. Quelle Pallas, diras-tu, te l’a mise en tête ? C’est que j’ai pensé d’abord à ton propre nom de Morus, lequel est aussi voisin de celui de la Folie (moria) que ta personne est éloignée d’elle (...) Chacun peut se délasser librement des divers labeurs de la vie ; quelle injustice de refuser ce droit au seul travailleur de l’esprit ! surtout quand les bagatelles mènent au sérieux, surtout quand le lecteur, s’il a un peu de nez, y trouve mieux son compte qu’à mainte dissertation grave et pompeuse (...) c’est aux autres de me juger ; pourtant, si l’amour-propre ne m’égare, je crois avoir loué la Folie d’une manière qui n’est pas tout à fait folle ! »

Extrait de la dédicace à Thomas More

La marotte du bouffon

Les bouffons, les "fous" du roi au moyen âge, brandissaient une « marotte », sorte de visage ironique planté sur une baguette de bois et affublée d’un bonnet avec deux ou plusieurs pendants à chacun desquels était attaché un grelot. Ainsi Érasme donne la parole à un personnage féminin appelé la Folie par analogie à cette marotte : le discours s’ouvre sur ces mots, « Stultitia loquitur », « C’est la Folie qui parle ». Cette « declamatio », genre oratoire auquel se rattache l’ouvrage, devient ainsi une prosopopée : la parole y est portée, non pas par un mort ou un objet, comme c’est souvent le cas, mais par une abstraction. La Folie y développe son propre éloge, vante sa puissance et les avantages immenses qu’elle offre aux hommes : elle se présente comme la source de tous les plaisirs.

Mais le lecteur comprend rapidement, vu que l’éloge ne porte que sur des défauts, qu’il s’agit, en réalité, d’une satire, et qu’il doit le considérer comme ironique, donc le prendre dans le sens contraire.

La marotte du bouffon

Hans Holbein le Jeune. Illustration en marge, 1515

À quelle critique politique conduit ce portrait des hommes de pouvoir dépeint par la Folie ?

UNE ARGUMENTATION RIGOUREUSE

Même si c’est « la Folie » qui est censée parler, l’argumentation est rigoureusement structurée.
Une brève introduction en pose le thème, les « Rois » et les « Princes de cour », et avance la thèse : comme ils sont des « hommes libres », ils peuvent lui rendre, sans avoir besoin de se cacher, un « culte sincère », c’est-à-dire prendre la Folie comme modèle et règle de vie.

Pour soutenir cette thèse, la locutrice développe trois arguments.

        Le premier est introduit par une hypothèse au sein d’une question rhétorique : « À vrai dire, s'ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ? » Tout le paragraphe répond à cette question par de nombreux exemples des contraintes qui pèsent sur les puissants. Ainsi est posée la conclusion : seul un fou peut aspirer au pouvoir, nul ne le voudrait «  si l'on réfléchissait au poids du fardeau que s'impose celui qui veut vraiment gouverner ».

Hans Holbein le Jeune. Illustration en marge, 1515

      Le début du paragraphe suivant, toujours au moyen d’une hypothèse,  renforce cette assimilation des puissants à des « fous » : « En vérité, si les princes se voyaient dans cette situation, ce qu'ils feraient s'ils étaient sages, ils ne pourraient, je pense, goûter en paix ni le sommeil, ni la table. » Heureusement, la Folie vient aider ses fidèles adeptes : « C'est alors que j'apporte mon bienfait ». La suite du paragraphe énumère tous les comportements révélateurs de ce qu’est aussi la "folie" des princes, le fait d’agir à l’inverse des normes et des règles sociales et morales.

        Le dernier paragraphe, qui s’ouvre sur une injonction pour interpeller le destinataire, « Représentez-vous maintenant le Prince tel qu'il est fréquemment », est organisé de façon antithétique. D’un côté, est repris le portrait de ces puissants, de leur conduite indue, de l’autre sont rappelés les signes de leur pouvoir et leur valeur symbolique des vertus attendues de leur part, « le collier d'or », «  la couronne de pierres précieuses », « le sceptre » et « la pourpre. La conclusion de cette opposition, à nouveau à partir d'une hypothèse, est une nouvelle comparaison du Prince à un « fou » : « Un prince qui saurait comparer sa conduite à ces insignes de sa fonction, rougirait, ce me semble, d'en être revêtu et redouterait qu'un malicieux interprète ne vînt tourner en dérision tout cet attirail de théâtre » Seul un fou peut ne pas voir la contradiction, ne pas comprendre qu’il n’est en réalité qu’un bouffon qui joue un rôle de roi, un acteur sur une scène.

Par le biais de l’éloge que sa locutrice s’adresse à elle-même et à ceux qui lui rendent un « culte », Érasme a donc réussi à démythifier les « Rois » et les « Princes », en contournant, par sa stratégie ironique, les dangers de la censure. 

UNE DOUBLE IMAGE DU POUVOIR POLITIQUE

Le texte, en effet, oppose clairement un idéal politique au comportement réel des puissants, bien plus blâmables à la Renaissance. 

L'idéal vertueux

Sous le masque de la compassion pour le « fardeau » qui pèse sur le prince, pour les « efforts » qu’il a à fournir pour remplir sa fonction, Érasme présente, en fait, les charges qui lui incombent, proposant ainsi un idéal de gouvernement, fondé sur une interdiction redoublée : « ne point se tromper sur son devoir et n'y jamais manquer. »

Maître des Heures de Henri II, Portrait de François Ier en habit de sacre,1566, BnF

À la fin du texte, il les symbolise par les attributs propres au prince, chacun s’associant à des « vertus ». Ainsi le « collier d’or » (allusion à l’ordre de la Toison d’or et au collier qu’il conférait) représente « la réunion de toutes les vertus », que précise « la couronne ornée de pierre fines », marque de sa supériorité dans les « vertus héroïques », notamment donc au combat. « Le sceptre », lui, est « emblème de la justice et d’une âme incorruptible » ; enfin, la couleur royale, « la pourpre […] signifie le parfait dévouement à l’État. »

Maître des Heures de Henri II, Portrait de François Ier en habit de sacre,1566, BnF

       Au premier rang est placé, en effet, dans une phrase renforcée par les négations restrictives, le fait de « ne viser qu’au bien général », c’est-à-dire de faire passer les « affaires politiques », le souci de l’État, avant son intérêt personnel.

       Puis vient la notion de « justice », là aussi avec une insistance, « ne pas s’écarter d’un pouce des lois qu’il a formulées ». C’est une question de logique : s’il promulgue une loi, il doit être irréprochable, et, pour qu’elle soit respectée, se l’appliquer à lui-même, la « fai[re] exécuter » et « exiger l’intégrité de chacun » de ceux qui participent à l’application de la loi, « dans l’administration et les magistratures ».

Une double image empruntée à l’astronomie, antithétique, justifie cette argumentation en mettant en valeur « l’influence » du prince, vers lequel « [t]ous les regards se tournent ». D’un côté, elle est positive : il peut être « l’astre bienfaisant qui assure le salut des hommes », une sorte de soleil donc, image que reprendra le roi Louis XIV. De l’autre, elle devient négative, telle, « la comète mortelle qui leur apporte le désastre », rôle attribué aux comètes depuis les temps antiques. C’est ce second point qui est explicité dans la suite du paragraphe, conséquence de son « rang » qui fait de lui un modèle, mais souvent de comportements blâmables : « ses moindres défaillances répandent le mauvais exemple universel ».

La Roue de fortune, Hortus Deliciarum, enluminure, XIIe s. (copie du XIXe s.)

Mais, à la fin du paragraphe, pour inciter l’homme de pouvoir à suivre cet idéal, Érasme place dans la bouche de la Folie une menace, double.

     D’abord, le prince est menacé dans son pouvoir même, car il suscite de nombreux opposants, « vivant au milieu des embûches, des haines, des dangers », il est donc « toujours en crainte ». Érasme se souvient ici des multiples complots et guerres qui ont épuisé des principautés et des royaumes à son époque.

        Cependant, il y a plus grave encore. Érasme, penseur chrétien, rappelle aux puissants, par une périphrase, l’existence « au-dessus de sa tête [du] Roi véritable », c’est-à-dire le jugement divin qui les attend dans l’au-delà. Il amplifie ce risque de châtiment divin auquel nul mortel n’échappe : Dieu « ne tardera pas à lui demander compte de la moindre faute, et sera d'autant plus sévère pour lui qu'il aura exercé un pouvoir plus grand. »

La Roue de fortune, Hortus Deliciarum, enluminure, XIIe s. (copie du XIXe s.)

Ainsi, si le prince est « favorisé par la fortune », cela doit l’inciter à se montrer digne de cette faveur, le terme « fortune », emprunté à l’antiquité, n’étant qu’une façon de lui signaler que son sort est entre les mains de Dieu.

L'exercice réel du pouvoir

Cependant, la réalité qu’Érasme observe  dans les royaumes de son temps est bien loin de répondre à cet idéal.

Sans s’étendre sur elle, il formule une première critique, la façon dont les princes accèdent au pouvoir : « Personne ne voudrait payer la couronne du prix d'un parjure ou d'un parricide ». Il  sous-entend que ce sont là des moyens, totalement immoraux, voire violents, mais fréquemment utilisés.

Il développe plus longuement l’image critique de leur mode de vie, en totale opposition à l’idéal précédemment formulé, à commencer, au lieu de se soucier des « affaires politiques », par un désintérêt du « bien général » pour privilégier le sien propre, ce que soulignent le  lexique péjoratif et la négation restrictive : il « se moque du salut public et n’a d’autre règle que ses convoitises et son égoïsme ». C’est ce qui explique que les puissants ne pensent qu’à leurs « plaisirs », et mènent une « vie de mollesse », où seul importe le divertissement : « Ils croient remplir pleinement la fonction royale, s'ils vont assidûment à la chasse, entretiennent de beaux chevaux ». Comment en serait-il autrement, puisqu’« il est entouré de toutes les séductions ; parmi les plaisirs, l'indépendance, l'adulation, le luxe » ?

La Chasse au taureau, tapisserie audenarde, fin XVI° sièclen détail)

Aucune limite ne peut donc le freiner, et certainement pas un entourage de courtisans flatteurs, empressés de lui complaire : ils « ne veulent écouter que ceux qui savent leur parler agréablement et chasser tout souci des âmes. » Il est donc l’antithèse même de ce que prône l’humanisme de la Renaissance : il « hait le savoir, l’indépendance et la vérité ». 

Érasme brosse aussi un portrait en contre-exemple de l’idéal préalablement posé. Ces puissants, « assez hostile[s] » à l'intérêt même de leur peuple, ne gouvernent pas réellement mais « laissent aux dieux l’arrangement des affaires ». Aucun respect de la justice, au contraire, une cupidité qui les pousse à « trafiqu[er] à leur gré des magistratures et des commandements » et, pire encore à « invente[r] chaque jour de nouvelles manières de faire absorber par leur fisc la fortune des citoyens », dénonciation claire, à la fois de la corruption et de l’accablement du peuple sous le poids excessif des impôts. Enfin, ce sont de véritables démagogues, qui s’emploient à tromper le peuple, ils « découvrent les prétextes habiles qui couvriront d'un semblant de justice la pire iniquité ». Ils sont prêts à tous les mensonges : « Ils y joignent, pour se les attacher, quelques flatteries aux masses populaires. » 

Hans Holbein le Jeune. Illustration, 1515

CONCLUSION

Cette prosopopée, discours prêté par Érasme à la Folie est, en fait, une habile stratégie pour dénoncer le comportement des hommes de pouvoir de son temps. Comment la censure pourrait-elle, en effet, s’en prendre à ce qui se présente comme des propos de « folie » ?  

Or, à travers l’éloge qu’elle s’adresse, en se vantant de sa puissance qui lui vaut tant d’adeptes parmi les « Rois » et les « Princes », la Folie les raille ouvertement en en faisant des « fous », à la fois dépourvus de toute sagesse et valeurs morales, et, comme ceux qui accompagnaient les rois au moyen âge, des bouffons qui jouent un rôle. Ils ne méritent donc pas le respect que leur accordent leurs sujets. Ironie et dérision sont les maîtres mots de cette « declamatio ».

Hans Holbein le Jeune. Illustration, 1515

Documents complémentaires 

Pour lire les documents

DIDIER ÉRASME, Institution du prince chrétien, 1515, extrait

Après avoir enseigné à Cambridge, Érasme écrit pour Charles de Habsbourg, futur empereur Charles Quint en 1519, L’Institution du Prince Chrétien, ouvrage publié en 1515. Il cherche à convaincre le roi que tous les efforts doivent être faits pour tendre vers la paix sans jamais faire la guerre. Dans cet extrait, comme dans le passage précédent de L’Éloge de la folie, il oppose les défauts du « tyran » aux qualités du « vrai roi »

 

La principale différence entre eux est le souci de l’intérêt du « peuple », des « citoyens » : « il ne pense qu’au bien de l’État », vertu déjà mise au premier plan par la Folie. C’est de cela que naissent les autres oppositions, avec les mêmes défauts que ceux critiqués précédemment :

       Chez le tyran l’emportent « la violence », « la ruse », « les moyens les plus perfides », hyperbole pour conclure ce rythme ternaire. Chez le « bon roi », ce sont « la sagesse », « la raison », « la bienveillance », caractéristiques de l’humanisme.

       Pour l’un, le profit financier est « entre les mains d’un petit nombre » de gens peu estimables (« les plus vils ») aux dépens du peuple : c’est le règne de la cupidité. Pour l’autre, le plus important est « la richesse des citoyens », garante de la sienne.

    Le premier recherche l’asservissement du peuple, il veut «  tout maintenir sous sa dépendance », aussi bien « par les lois » que « par les délations », moyen peu justifiable. Pour l’autre, « la liberté des citoyens » prime.

Bernard van Orley, Portrait de Charles Quint, vers 1516, huile sur bois, 37 X 26.5. Bourg-en-Bresse, musée du Monastère royal de Brou

Bernard van Orley, Portrait de Charles Quint, vers 1516, huile sur bois, 37 X 26.5. Bourg-en-Bresse, musée du Monastère royal de Brou

Nous retrouvons aussi – mais sans sa portée religieuse – la menace lancée par la Folie. Le « tyran » vit, en effet, sans cesse dans la crainte d’une révolte contre lui : il lui faut « des gardes de mercenaires et de brigands ». Au contraire, un roi aimé de son peuple pour sa « bienveillance » ne craint rien.

Érasme et l'Europe

RECHERCHE : Érasme, un penseur de la Renaissance

A. Érasme et l'Europe

1. Lire la biographie d'Érasme. Sources  possibles : Imago mundi et Encyclopédie Larousse

2. Puis identifier sur la carte  les  lieux où il a séjourné et nommer les personnalités rencontrées.

3. Quel a été, selon vous, l'intérêt de ces voyages ?

B. Érasme et l'humanisme

1. Lire les quatre textes proposés, puis compléter le tableau ci-dessous. 

2. Que signifie la devise d’Érasme « Nulli concedo » ?

3. Pourquoi peut-on considérer Érasme comme un humaniste ?

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Machiavel

Autour de Nicolas Machiavel 

Nicolas Machiavel, Le Prince, XIX, 1513 

Pour lire le texte

INTRODUCTION

 

Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence, dans une famille noble. Il participe à la vie politique de sa cité et, dès 1498, il devient « secrétaire » de la république de Florence, se trouvant alors chargé de nombreuses missions diplomatiques en Italie et à l’étranger. Mais, avec le retour des Médicis à Florence, en 1512, il se trouve écarté du pouvoir et exilé. C’est alors qu’il rédige Le Prince, qu’il dédie à Laurent de Médicis, dans l’espoir d’un retour en grâce, qu’il n’obtiendra pas. Il pourra cependant rentrer à Florence en 1514, où il se consacrera à l’écriture jusqu’à sa mort en 1527. 

Santi di Tito, Portrait posthume de Nicolas Machiavel, 2ème moitié du XVI° siècle, Huile sur bois, 104 x 85. Palazzio Vecchio, Florence

Pour en savoir plus sur Machiavel

Santi di Tito, Portrait posthume de Nicolas Machiavel, 2ème moitié du XVI° siècle, Huile sur bois, 104 x 85. Palazzio Vecchio, Florence

Pour en savoir plus sur l'œuvre

Ce texte est extrait de l’essai politico-philosophique de Machiavel, Le Prince, composé en 1513, où il élabore une réflexion sur le pouvoir. L’œuvre débute par une brève dédicace, respectueuse : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bien connaître les princes. »

L’ouvrage comporte vingt-six chapitres, dont le titre résume l’idée générale.

  • Le chapitre 1 forme une introduction qui présente les deux principales formes de pouvoir, la république et la monarchie, c’est-à-dire le « principat » auquel s’intéresse l’essai.

  • Les chapitres 2 à 11 étudient les différentes formes de « principat », comment les conquérir et comment maintenir son royaume.

  • Les chapitres 12, 13 et14 présentent la question des armes et de l’armement.

  • Les chapitres 15 à 23 analysent les qualités et les attitudes des princes, mises en relation avec le caractère des hommes qu’ils ont à gouverner. En posant la notion de « virtù », au sens général de valeur, Machiavel insiste sur l’équilibre à maintenir entre les qualités morales et la nécessité de conserver son pouvoir : « un prince voulant maintenir son état est souvent forcé de ne pas être bon. »

  • Les chapitres 24 à 26 apportent une conclusion qui s’attache à la situation politique de l’Italie, les conseils donnés au « prince » visant à libérer et à réunifier ce pays.

L’œuvre n’a été publiée qu’en 1532, à titre posthume, et a été mis à l’index en 1559, censure entérinée en Italie en I564, à l’issue du Concile de Trente.

À partir du conseil donné par le titre du chapitre 19, « Qu’il faut éviter d’être méprisé et haï », quelle morale Machiavel dicte-t-il au prince et dans quel but celui-ci doit-il l’adopter ?

DES CONSEILS MORAUX

Une phrase d’introduction montre le désir de Machiavel de construire une argumentation rigoureuse dont il souligne l’enchaînement.

       Il rappelle, en effet, ce qui précède : « Après avoir traité spécialement, parmi les qualités que j’avais d’abord énoncées, celles que je regarde comme les principales » Il vient de développer la nécessité pour le prince de respecter la foi chrétienne.

      Puis, il annonce ce qui suit, en reprenant le titre,  « Qu'il faut éviter d'être méprisé et haï », sous forme de chiasme tout en renforçant l’obligation par la modalité impérative : « je parlerai plus brièvement des autres, me bornant à cette généralité, que le prince doit éviter avec soin toutes les choses qui le rendraient odieux et méprisable ».

Il inscrit ainsi clairement son propos dans la morale, définie comme l’ensemble des règles de conduite relatives au bien et au mal, donc posant les défauts à éviter et les qualités à mettre en œuvre.

Le mauvais gouvernement : la justice entravée

Les défauts condamnés

En relation avec les deux notions posées, haine et mépris, selon l’ordre annoncé, il commence par ceux qui causent la haine. Ils sont soulignés par les termes évocateurs, « rapace », image d’un oiseau de proie, et « attenter », verbe qui traduit un acte criminel contre le « bien de ses sujets »  et « l’honneur de leurs femmes », repris en parallèle pour insister : « Pourvu que ces deux choses, c’est-à-dire les biens et l’honneur, soient respectées ». Notons la mise en relief du conseil qui précède sa formulation : « Ce qui le rendrait surtout odieux ». 

Puis sont énumérés ceux qui causent le mépris, avec une reprise insistante, « toutes choses dont le prince doit se tenir loin comme d’un écueil », avec la comparaison qui rapproche le prince d’un capitaine de navire, son royaume : « comme d’un écueil ». Chaque adjectif représente une forme de faiblesse, dans l’esprit ou dans l’action. « [I]nconstant » qualifie celui qui varie dans ses opinions et ses choix, « léger » celui qui agit trop rapidement, sans peser sa décision, donc se montre peu sérieux, « efféminé » marque sa ressemblance à une femme, en fait sa faiblesse et son manque d’autorité, « pusillanime » exprime son absence de courage, jusqu’à la lâcheté, et « irrésolu », c’est-à-dire incapable de prendre une décision, résume l’ensemble.

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338-1339. Fresque, 200 x 35001. Palazzo Publico, Sienne

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338-1339. Fresque, 200 x 35001. Palazzo Publico, Sienne

Les qualités prônées

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338-1339. Fresque, 200 x 35001. Palazzo Publico, Sienne

Le troisième paragraphe se termine par une énumération nominale qui inverse les défauts précédemment énumérés, en développant le conseil sur un rythme ternaire en gradation : « faisant en sorte que dans toutes ses actions on trouve […] ; que l’on soit convaincu […], et que cette conviction s’établisse de telle manière dans leur esprit... » 

Ainsi, « grandeur » s’oppose à « efféminé » : le prince doit apparaître comme un homme « grand » par ses « actions » ; « courage » s’oppose à « pusillanime », « gravité » à « léger », et « fermeté » aussi bien à « inconstant » qu’à « irrésolu ». C’est d’ailleurs cette constance qui se trouve reprise dans la fin de la phrase avec « décisions […] irrévocables ».  

Cette énumération définit donc la « vertu » du prince, qui lui permet de se construire une réputation. Ainsi, le prince dont Machiavel fait le portrait est valorisé avec le superlatif absolu et le lexique mélioratif : « le prince qui a donné de lui cette idée est très considéré », il « jouit d’une telle considération » « il a de grandes qualités et […] il est respecté par les siens ».

Le bon gouvernement : la sagesse et la paix

UN OBJECTIF POLITIQUE 

Machiavel ne veut pas construire une utopie politique, dépeindre un prince idéal. Il souhaite, au contraire, partir de la « vérité effective » de la vie politique, qui concerne avant tout, selon lui, les conflits entre les hommes et la nécessité de régler, de la façon la plus efficace possible, les relations entre eux.

Les risques courus

Le prince court de multiples risques dans ces temps troublés du début du XVI° siècle. Machiavel insiste donc sur les menaces qui pèsent sur le prince, dont il doit être conscient pour s’en protéger : « Deux craintes doivent occuper un prince » (  un prince doit avoir deux peurs » (l. 24). À nouveau Machiavel choisit le chiasme pour développer son analyse : après avoir annoncé, d’abord « l’intérieur de ses États » puis « le dehors », il reprend à l’inverse en commençant par les ennemis extérieurs.

Machiavel connaît bien, par les fonctions diplomatiques qu’il a exercées, les conflits qui déchirent son propre pays, l’Italie, mais aussi l’Europe en ce début du XVI° siècle. Il souligne par la répétition l’importance de la puissance militaire, et le rôle qu’elle joue dans la diplomatie : « Pour celle-ci, le moyen de se prémunir est d’avoir de bonnes armes et de bons amis ; et l’on aura toujours de bons amis quand on aura de bonnes armes. » Nous lisons là comme une illustration de la formule fameuse « Si vis pacem para bellum » (Qui veut la paix prépare la guerre), adage peut-être dérivé de la phrase de l’auteur romain Végèce dans Epitoma Rei Militaris « Igitur qui desiderat pacem, paeparet bellum », soit « Ainsi celui qui désire la paix doit préparer la guerre ». 

Machiavel annonce déjà là l’idée de dissuasion, en faisant reposer la préservation de la paix, paradoxalement, sur la peur inspirée à l’ennemi. 

Pierre-Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Pierre-Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Mais le prince doit aussi tenir compte de la menace intérieure. C’est pourquoi Machiavel établit deux catégories parmi les sujets du prince.

       D’un côté, il y a la majorité, « l’ensemble des hommes » (l. 8), les sujets dont les « reproches » sont potentiellement les plus redoutables par leur nombre ; mais ces sujets-là se satisfont de leur confort matériel et d’une vie sans troubles : « Pourvu que ces deux choses, c’est-à-dire les biens et l’honneur, soient respectées, le commun des hommes est content. » Le prince qui suit donc ce double conseil n’aura rien à craindre d’eux.

     De l’autre, il distingue « l’ambition d’un petit nombre d’individus » : il s’agit, certes d’une minorité, mais active et dangereuse car ce sont ceux qui peuvent vouloir tramer une « conjuration » pour s’emparer du pouvoir.

Pouvoir et sécurité

Assurer la sécurité est le devoir essentiel du prince, qui doit garantir sa force et maintenir son pouvoir, dans son propre intérêt bien sûr, mais aussi dans l’intérêt même de ses sujets. L’ensemble du texte établit un lien entre les qualités morales du prince et la sécurité qu’il s’assure ainsi. Elles lui garantissent son maintien au pouvoir : « moyennant quoi il aura fait tout ce qu’il avait à faire, et il ne trouvera plus de danger dans les autres reproches qu’il pourrait encourir. » Elles lui permettent aussi de triompher de tout adversaire : « pourvu toutefois qu’il se soit conduit et qu’il ait gouverné conformément à ce que j’ai observé, et que de plus il ne perde point courage. » Machiavel propose donc une morale plutôt intéressée, pragmatique, fondée sur un équilibre à maintenir entre la force du chef, qui le fait craindre, et le respect que peut lui attirer son mérite : il s’agit de doser de façon habile la crainte et l’amour pour conserver le pouvoir.

Ainsi, par l’exercice de ces vertus, chaque menace se trouve minimisée.

        À propos du complot interne, Machiavel rappelle que, pour l’ensemble des sujets, l’importance est le maintien de la paix, la  certitude  de stabilité : « tant que le prince sera en sûreté et tranquille au dehors, il le sera aussi au-dedans ». Le parallélisme est renforcé par le choix du futur de certitude. Dans un tel cas, le peuple n’a donc aucune raison de se révolter. Quant à ceux qui seraient tentés de comploter, restriction introduite pour rester pragmatique, « à moins qu’il [le prince] n’eût été troublé par quelque conjuration », leur action a été minimisée par deux affirmations antérieures : « l’ambition d’un petit nombre d’individus, qu’il est aisé et qu’on a mille moyens de réprimer », avec une hyperbole insistante, reprise, au début du quatrième paragraphe,  par « il est difficile que l’on conspire contre celui qui jouit d’une telle considération ». Ainsi, Machiavel conseille au prince de jouer sur un double tableau : la crainte suscitée par un chef inébranlable (« personne n’ose penser ni à le tromper ni à le circonvenir. »), et la difficulté d’entraîner dans le complot un peuple satisfait.

       La menace extérieure, elle, est rapidement niée : « il est difficile […] qu’on l’attaque »  aux notions morales, « quand on sait qu’il a de grandes qualités et qu’il est respecté des siens ». Mais, là encore par souci de réalisme, la fin du passage lance une hypothèse, « et si même au dehors quelque entreprise est formée contre lui », la conjonction étant à prendre dans le sens de « même si ». Ce risque est aussitôt rejeté avec le futur de certitude et la généralisation : « il trouvera dans l’intérieur […] les moyens de résister à toute attaque ». Cette certitude affirmée est d’ailleurs renforcée par l’implication du locuteur, qui répète « comme j’ai déjà dit » et reprend un exemple précédemment posé, celui de « Nabis, tyran de Sparte ».

Aussi les tyrans que favorise la multitude, et qui n’ont d’ennemis que la noblesse, jouissent d’une bien plus grande sécurité, parce que leur violence est soutenue par de plus grandes forces que ceux qui n’ont d’appui contre l’inimitié du peuple que l’amitié de la noblesse. Favorisés par le peuple, il leur suffit, pour se maintenir, des forces intérieures. C’est ainsi que Nabis, tyran de Sparte, attaqué par la Grèce entière et le peuple romain, put résister à leurs efforts. Après s’être assuré du petit nombre des nobles, et soutenu par l’affection du peuple, il ne craignit pas de se défendre. Il n’aurait osé l’entreprendre si le peuple avait été son ennemi.

Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre I, chapitre XL, 1512-1517​

Machiavel montre donc à quel point l’intérêt du prince est de se concilier les faveurs de son peuple, de lui assurer une totale sécurité, car, en contrepartie, celui-ci le soutiendra alors contre tout ennemi, intérieur comme extérieur.

CONCLUSION

 

Cet extrait fait ressortir l’ambiguïté de la « morale » proposée par Machiavel à Laurent de Médicis. La « vertu » du prince est, en effet, plus politique que véritablement « morale » : c’est l’aptitude à conserver le pouvoir et à affronter les hasards de l’Histoire (la « fortuna ») en sachant doser le respect qu’il peut inspirer et la crainte, le but ultime étant de préserver l’ordre dans sa cité, ce qui est le meilleur service à rendre à ses sujets.

Le lecteur peut donc s’interroger sur la valeur de cette morale, plutôt opportuniste. De plus, Machiavel insiste sur le fait qu’il sera « réputé » pour cela : il s’agit donc plus de paraître moral en public que de l’être en profondeur. C’est ce qui explique le sens, plutôt péjoratif, qu’a pris, au fil des siècles, l’adjectif « machiavélique » pour qualifier un individu: dépourvu de tout sens moral, d’honnêteté et d’intégrité, n’hésitant pas à user de procédés perfides, hypocrites, voire criminels, pour arriver à ses fins.

Raphaël, Portrait de Lorenzo de Médicis, 1518. Huile sur toile, 97 x 79. Musée du Louvre, Paris

Raphaël, Portrait de Lorenzo de Médicis, 1518. Huile sur toile, 97 x 79. Musée du Louvre, Paris

Mais ce n’était certainement pas le sens que Machiavel voulait donner à ses conseils, qu’il développe selon une logique rigoureuse pour mettre en valeur le bien fondé des « qualités » qu’il prône et des « défauts » que son destinataire doit éviter. N’oublions pas le but ultime de son essai : rentrer en grâce auprès de Laurent de Médicis, pour jouer à nouveau un rôle politique.

Histoire des arts : le portrait d'apparat 

Le désir de donner à l’être humain une dimension d’éternité en en faisant le portrait remonte à l’antiquité : les généraux, les empereurs, par exemple, ont leurs bustes, leurs statues, leur profil est fixé sur des médailles, des monnaies… Le portrait vise alors à magnifier leur puissance, à mettre en valeur aussi les grands hommes de la cité. Mais de simples citoyens se font aussi représenter, notamment sur des monuments funéraires. Le souci de ressemblance n’est, cependant, guère présent.

Au moyen-âge, le poids de la religion, qui privilégie la représentation du sacré, limite l’art du portrait, qui ne reprend son essor qu’au XV° siècle en Italie, avec la naissance de l’humanisme. La richesse de certaines familles, à Venise, à Florence, comme dans d’autres pays, telles les Flandres avec la bourgeoisie prospère, ouvre un large espace au portrait : les peintres cherchent alors plus de ressemblance afin de mieux restituer l’intériorité des êtres, représentés dans leur cadre de vie.

Le XVI° siècle voit, parallèlement, se développer le portrait d’apparat, ou portrait de cour, dont les portraits de François Ier, par Jean Clouet, vers 1527, et par Titien en 1539, donnent deux images du pouvoir intéressantes à comparer.

François Ier, peint par Clouet et Titien

Jean Clouet, Portrait de François Ier en costume d’apparat, vers 1527. Huile sur bois, 96 x 74. Musée du Louvre, Paris

Tiziano Vecellio, dit Titien, Portrait de François Ier, 1539. Huile sur toile, 1,09 x 0,89. Musée du Louvre, Paris

Pour en savoir plus sur François Ier, une remarquable exposition de la BnF

Jean CLOUET

Jean Clouet, sans doute en association avec son fils François, a effectué des dessins préparatoires, qui révèlent sa volonté de reproduire fidèlement le visage de son modèle, son nez prononcé, son menton arrondi avec une fossette en partie cachée par sa barbe, sa bouche aux lèvres sensuelles.

Cependant, le tableau est bien un portrait d’apparat, car tout est mis en œuvre pour amplifier la majesté de ce roi, alors âgé d’une trentaine d’années, à commencer par le cadrage à mi-corps, avec la tête de trois-quarts, mes mains posés en premier plan, la droite sur un gant, symbole de noble distinction, la gauche sur le pommeau de son épée, signe de sa valeur  au combat.

J. Clouet, Portrait de François Ier, vers 1525. Pierre noire et sanguine sur papier. Musée Condé, Chantilly

J. Clouet, Portrait de François Ier, vers 1525. Pierre noire et sanguine sur papier. Musée Condé, Chantilly

Ce choix le fige dans une posture solennelle, encore amplifiée par la carrure qu’il lui prête grâce aux manches bouffantes du pourpoint.

À cela s’ajoutent le décor et le costume, même si le peintre ne reproduit pas les attributs de sa fonction, la couronne et le sceptre. En fond, une tapisserie de Damas, avec des couronnes fleurdelysées et sa couleur pourpre, signes du pouvoir suprême, symbolise la monarchie, rôle joué aussi par le collier d’or de l’ordre de Saint-Michel qu’il porte. Les couleurs or et argent, qui tranchent sur le noir, donnent une impression de chatoiement somptueux et illustrent la richesse.  

Enfin la lumière porte sur le cou et le visage du roi, dont la blancheur ressort. Elle semble venir du regard du spectateur que le roi fixe avec insistance, créant une forme de froideur, comme s’il voulait lui imposer son autorité.

Il s’agit donc pour Clouet, alors même que le roi, à la tête de ses troupes, est entré en conflit avec Charles Quint et a commencé ses campagnes en Italie, d’impressionner ses adversaires par sa force physique et sa majesté.

LE TITIEN

Le portrait du roi par Titien est bien différent, déjà par sa représentation de profil, plus proche de la technique antique. Ce choix, comme l’effacement des mains, inhabituel chez Titien, serait dû au modèle dont il aurait disposé, une médaille gravée par Benvenuto Cellini en 1537.

Nous y retrouvons cependant la ressemblance du visage, plus âgé, mais il esquisse un léger sourire et le corps paraît plus naturel, avec le buste plus effacé et légèrement tourné. Ce portrait montre donc un roi plus bienveillant, plus familier, moins propre à effrayer les Italiens alors conquis.

Benvenuto Cellini, médaille frappée à l'effigie du roi François Ier, vers 1537. Musée de Bode, Berlin

Benvenuto Cellini, médaille frappée à l'effigie du roi François Ier, vers 1537. Musée de Bode, Berlin

L’ensemble traduit également plus de sobriété, avec la tenture qui coupe en deux le fond du tableau, très sombre, de même que le manteau noir drapé autour du pourpoint, en partie masqué. Même si le roi porte encore le collier de l’ordre de saint Michel, les couleurs chaudes de son pourpoint, le teint de son visage, la lumière plus miroitante accentuent le sentiment de sérénité.

Ainsi, Titien s’attache davantage que Clouet à faire ressortir la psychologie d’un roi qui semble plus proche de ses sujets et non pas prêt à les écraser de sa majesté.

More

Autour de Thomas More 

Pour introduire : recherche sur l'utopie 

Pour une approche de l'utopie, un dossier et une exposition de la BnF

Pour introduire le texte de Thomas More, une recherche sera effectuée sur l’utopie, à partir du site de la BnF qui lui est consacré.

Le point de départ est la définition du terme. « Utopia », titre donné à son récit par Thomas More, est formé sur le grec, d’un préfixe « ou », la négation, et de « topos », le lieu. Il pourrait donc se traduire par « ce qui n’a pas de lieu », insistant alors sur la dimension imaginaire qui rendrait impossible une telle île, alors même que l’auteur la situe à proximité du Nouveau Monde et en propose une carte géographique.

Site BnF : l'utopie

Dans un deuxième  temps, on en observera une double source : le mythe antique de « l’âge d’or », qui, avec le christianisme, évolue en l’image du paradis perdu. Dans ces deux cas, le monde idéal dépeint est une création divine, dont les hommes ne se montrent pas dignes : ils s’en retrouvent privés.

Mais les penseurs, dès l’antiquité, ont cherché à retrouver cette création idéale en améliorant leur monde imparfait, tel Platon dans La République. Ils imaginent même, comme Lucien de Samosate (II° siècle) dans son Histoire véritable, où un bateau se trouve transporté dans sur la lune, un ailleurs parfois étrange, mais aussi parfois mieux organisé. La découverte du Nouveau Monde stimule encore la réflexion sur la possibilité de retrouver une forme de « paradis » perdu, avec de nouvelles questions sur le lien entre nature et culture.

La nouveauté, chez un penseur de la Renaissance comme Thomas More, et chez ses successeurs, est de placer la réalisation de ce monde idéal entre les mains des hommes, qui réfléchissent au meilleur gouvernement, propre à apporter le bonheur à un peuple. Il apporte la preuve de cet élan d’optimisme des humanistes, qui croient en la perfectibilité de l’être humain.

Thomas More, Utopie, Livre I, 1516 

Pour lire le texte

INTRODUCTION

 

Thomas More (1478-1535), fils d’un homme de loi londonien, devient lui-même avocat, puis membre du Parlement en 1504.  À l’arrivée d’Henri VIII au pouvoir (1509), il débute une brillante carrière politique : il fait partie du Conseil privé du roi, et effectue de nombreuses missions diplomatiques, enfin il devient Chancelier du royaume en 1509. Dans ces charges, il participe à la lutte contre les idées de Luther. Mais, en 1530, il refuse de cautionner la volonté du roi Henri VIII de divorcer pour épouser Anne Boleyn, ce qui conduit à la séparation d’avec l’Église catholique romaine et à la création de l’Église anglicane. C’est le début d’une rupture avec le roi, qui trouve son apogée en 1534 quand il refuse de prêter serment à l’Acte de Succession du Parlement qui nie l’autorité du pape. Il est emprisonné quatre jours après, puis déclaré coupable de trahison et décapité.

Hans Holbein le Jeune, Portrait de Sir Thomas More, 1527. Peinture sur bois, 74,2 x 59. Collection Frick, New York

Hans Holbein le Jeune, Portrait de Sir Thomas More, 1527. Peinture sur bois, 74,2 x 59. Collection Frick, New York
Illustration  de la 1ère édition d'Utopie

L’œuvre, sous-titrée « Le Traité de la meilleure forme de gouvernement », est écrite en latin, alors que More est en mission diplomatique à Anvers ; elle est publiée à Louvain, et remporte un vif succès auprès de ses amis humanistes, Érasme, Pierre Gilles, Guillaume Budé. Utopia se veut un « traité de la sagesse », comme en réponse à Moria (ou Éloge de la folie)  qu’Érasme avait lui-même dédié à More en 1511.

Illustration  de la 1ère édition d'Utopie : carte de l'île et alphabet en usage, accompagné d'un poème - "Utopus, mon souverain, m'a transformée en île, moi qui jadis n'étais point une île. Seule de toutes les contrées, sans le secours de la philosophie abstraite, j'ai représenté pour les mortels la cité philosophique. De bonne grâce, je partage mes bienfaits avec d'autres; volontiers, j'adopte des autres ce qu'ils ont de mieux."

Deux personnages sont face à face dans ce dialogue, Morus et Raphaël Hythlodée, personnage auquel l’auteur aurait été présenté par son ami Pierre Gilles lors d’une mission aux Pays-Bas.

Le narrateur explique que Raphaël, marin voyageur ayant découvert l’île d’Utopie, a observé  « chez ces nouveaux peuples […] un grand nombre de lois capables d'éclairer, de régénérer les villes, nations et royaumes de la vieille Europe ». Il dépeint un monde imaginaire, à l’opposé de la réalité anglaise du temps, et représentatif de l’idéal de More. Construit en deux livres, il propose à fois d’une violente critique des monarchies anglaise et française, et d’une invitation à entreprendre des améliorations, même si More reste lucide sur les difficultés des réformes : « je le souhaite plus que je ne l’espère ».

Devant la suggestion  que, vu sa sagesse, il serait utile que Raphaël entre « au conseil de quelque grand prince », celui-ci refuse.

Quelle image du pouvoir monarchique cet extrait présente-t-il ?

UN DIALOGUE VIVANT 

Malgré le genre mentionné dans le sous-titre choisi, « Traité », More choisit comme modèle littéraire, non pas la forme de l’essai, mais celle du dialogue, à la façon de Platon dans La République.

La base de l'extrait : une hypothèse

L’extrait s’ouvre sur une hypothèse, « Supposons, par exemple… », qui est présentée comme réalisée dans la seconde partie de la phrase par le présentatif : « Me voilà siégeant… » Cet effet de réel est renforcé par le recours au présent, « L’un propose […] L’autre conseille… », et le discours rapporté, direct des lignes  10 à 12, ou indirect des lignes 12 à 16.

Cette hypothèse est reprise à la fin du texte par « Je reviens à ma supposition » (l.44) et est  amplifiée par l’intervention du locuteur qui imagine, des lignes 47 à 51, son discours direct adressé directement au « monarque ». En cela le passage est déjà une forme d’ « utopie », la situation du discours étant fictive.

Le recours à l'anecdote

L’anecdote racontée accentue la vivacité du dialogue. Elle occupe les quatrième et cinquième paragraphes du texte, et forme la base du long discours imaginaire adressé par le locuteur aux conseillers du roi : « Écoutez, messeigneurs, ce qui arriva chez les Achoriens… », « nation, située au sud-est de l’île d’Utopie ». Elle entre dans le cadre même de l’utopie, puisque ce peuple est imaginaire.

Cette anecdote représente un apologue, avec sa double fonction : divertir le lecteur, en rendant concrète l’idée abstraite de la conquête de territoires, et le faire réfléchir en l’amenant à dégager lui-même le sens du récit, un éloge de la paix.

La fiction du dialogue

Morus, en qui nous reconnaissons l’auteur, est associé dès le début au discours par le pluriel « Supposons », et se trouve interpellé par la question finale : « Dites-moi, cher Morus… ». C’est aussi lui qui tire la conclusion, dans une réponse qui souligne la difficulté de changer le comportement des rois. Il joue donc, comme dans les dialogues de Platon fondés sur la maïeutique, le rôle de l’ignorant, à l’écoute du sage, Raphaël Hythlodée.

Socrate et ses disciples : la maïutique

Socrate et ses disciples : la maïeutique

Le choix de la dénomination de ce personnage n’est pas innocent. Son prénom « Raphaël » est une double allusion, au nom du navire, « Sao Rafael », sur lequel Vasco de Gama ouvrit la route des Indes en 1498, et à celui de l’archange patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs. Le récit le présente, en effet, comme un marin ayant découvert l’île d’Utopie. Son nom « Hythlodée » vient du grec « hythlos », qui signifie « le bavardage, le non-sens », et « diaios », adjectif signifiant « adroit ». Il serait donc « celui qui est habile à dire des non-sens », décrivant, en effet, dans son récit, un monde qui fonctionne à l’envers du monde réel.

Il démasque lui-même son propre rôle, en faisant preuve d’humour puisqu’il se moque de lui-même : « moi, homme de rien ». Et sa « harangue » est présentée comme parfaitement inutile par la question finale, puisqu’elle suggère que le roi n’en tiendra pas compte.

Le passage illustre donc le sens même du terme « utopie ». C'est, en effet, un dialogue fictif, avec ici une double mise en abyme : dans le dialogue, l’insertion d’un dialogue fictif d’Hythloday, adressé aux « plus sages politiques du royaume », dans lequel s’insère l’apologue lui-même fondé sur la fiction des « Achoriens ».

UNE CRITIQUE DU POUVOIR POLITIQUE 

L'ambition des princes

C’est la première cible des attaques de Thomas More qui joue sur un double niveau : le discours et l'anecdote insérée.

Le texte fait nettement allusion à la réalité de la politique européenne à l’époque de l’écriture, plus précisément, dans le premier paragraphe, à la politique de François Ier qui, après avoir envahi l’Italie, a vaincu les Suisses à Marignan et a conquis le Milanais. Ainsi l’hypothèse posée repose, en fait, sur les événements du temps, le futur ne faisant que donner force aux projets prévisibles du roi : annexer les possessions bourguignonnes et flamandes du roi d’Espagne. L’énumération des lignes 4 à 8 donne l’impression d’une soif de conquêtes infinies.

La Bataille de Marignan, tableau attribué au Maître à la Ratière, Milan, vers 1515. Musée Condé, Chantilly

La Bataille de Marignan, tableau attribué au Maître à la Ratière, Milan, vers 1515. Musée Condé, Chantilly

Selon More, observateur de son temps, le territoire est l’assise de la puissance d’un monarque, d’où l’importance des successions qui peuvent permettre d’accroître le royaume. L’avidité des princes est donc sans limites, quel que soit le prix à payer en argent et en vies humaines, sans compter un défaut qu’ils partagent tous : c’est « pour flatter la vanité d'un seul homme » que sont, par exemple, déclenchées les guerres meurtrières. D’où la différence avec l’île d’ « Utopie », lieu « de nulle part » : le territoire ne peut donc pas constituer un enjeu.

L’anecdote, qui relève, elle, de la fiction, reprend le même thème, avec une dénonciation plus marquée à travers le lexique péjoratif : « son roi prétendait à la succession… » (l. 25-26), « pour flatter la vanité d’un seul homme » (l. 31-32).

La vie politique

Deux dénonciations sont nettement formulées.  

D’une part, il se livre à une satire ironique contre les conseillers du prince, en utilisant l’antiphrase entre le lexique mélioratif qui dépeint les conseillers et le lexique péjoratif qui exprime leurs actions. Ainsi, « les délibérations des plus sages politiques du royaume » et « Ces nobles et fortes têtes » s’opposent à « par quelles machinations et par quelles intrigues » ; « cette royale assemblée où s’agitent tant de vastes intérêts » et « ces profonds politiques » s’opposent à « leurs combinaisons et leurs calculs ». Les conseillers apparaissent donc comme des hommes malhonnêtes et hypocrites.

La seconde cible est la diplomatie, que More connaît bien. Les discours rapportés du deuxième paragraphe critiquent les fondements de son fonctionnement.

        Le mensonge en est la base, pour tromper les ennemis : il s’agit d’abord de « dissiper leurs défiances », en n’hésitant pas à les « leurrer ». La parole donnée n’a, dans ce cas, aucune valeur : « L'un propose de conclure avec les Vénitiens un traité qui durera autant qu'il n'y aura pas intérêt à le rompre ». Ensuite, d’habiles manipulations sont élaborées pour mieux tirer profit de l’ennemi : « donnons-leur communication des premiers mots de l'énigme ; laissons même chez eux une partie du butin, nous la reprendrons facilement après l'exécution complète du projet. » 

    L’argent joue un rôle essentiel : il permet d’engager des mercenaires (« engager des Allemands »), d’acheter des alliés (« amadouer les Suisses avec de l’argent ») ou la non-agression de l’ennemi, en le corrompant, ici « le dieu impérial », Charles-Quint, auquel il faudrait « faire une offrande d’or en guise de sacrifice ». Les royaumes servent de monnaie d’échange, changeant de mains au gré des alliances, sans tenir compte du droit : « il est opportun d'entrer en arrangement avec le roi d'Aragon, et de lui abandonner comme un gage de paix le royaume de Navarre, qui ne lui appartient pas. »

Les lansquenets, mercenaires allemands servant en France aux XV° et XVI° siècles

Les lansquenets, mercenaires allemands servant en France aux XV° et XVI° siècles

        Enfin, notons le recours à l’espionnage : « entretenir à sa cour des intelligences secrètes, en payant de grosses pensions à quelques grands seigneurs ».

Ainsi est mis en évidence le cynisme des hommes de pouvoir, dépourvus de toute valeur morale.

L’extrait fait apparaître un contraste entre la critique de la guerre qui s’oppose à l’idéal pacifiste de More.

GUERRE ET PAIX

La critique de la guerre

À travers l’anecdote des « Achoriens », More évoque les guerres de succession qui déchirent alors l’Europe : « parce que son roi prétendait à la succession d'un royaume voisin, en vertu d'une ancienne alliance ». La volonté de conquête des princes, « concluant tous à la guerre », est représentée comme un engrenage sans fin : « la conservation de la conquête était plus difficile et plus onéreuse que la conquête elle-même ». More insiste sur les conséquences désastreuses pour le pays vainqueur, obligé de lutter sans relâche, par la répétition d’« à tout moment », et le rythme binaire repris : « à l’intérieur » comme « dans le pays conquis », « pour ou contre les nouveaux sujets ». Une antithèse est particulièrement évocatrice : « l’armée était debout » s’oppose à « les citoyens écrasés d’impôts ». Enfin,  la conclusion est soulignée par des métaphores hyperboliques : « l’argent s’en allait au-dehors ; le sang coulait à flots ». Ce récit permet de mieux visualiser les dégâts, repris de façon plus générale dans le discours rapporté direct adressé au monarque à la fin du texte : « cette passion de guerroyer qui bouleverse les nations à cause de lui, après avoir épuisé ses finances, ruiné son peuple, pourrait avoir pour la France les conséquences les plus fatales ».

Enfin même les temps de paix se trouvent atteints par la guerre antérieure. More, en effet, met en relief par des images la « corruption dans les cœurs » des soldats : des comportements, admis en temps de guerre, sont considérés alors comme normaux dans la vie civile : « le soldat rentrait dans ses foyers avec l'amour du pillage et l'audace de l'assassinat, fruit du meurtre sur les champs de bataille. »

Pierre Paul Rubens, Allégorie de la paix, 1629-1630. Peinture sur bois, 203 x 298. The National Gallery, Londres 

Pierre Paul Rubens, Allégorie de la paix, 1629-1630. Peinture sur bois, 203 x 298. The National Gallery, Londres 

L'éloge de la paix

Par opposition, le dénouement de l’anecdote met en évidence un fonctionnement idéal de la vie politique. Déjà, on observe une forme de démocratie puisque les Achoriens « se réunirent en conseil national ». Ils font preuve d’un bon sens populaire, soutenu par la comparaison entre un prince chargé de « deux royaumes » et « un muletier » doté de « deux maîtres » : « il ne pouvait plus porter deux couronnes, et qu'il était absurde qu'un grand peuple fût gouverné par une moitié de roi, quand pas un individu ne voudrait d'un muletier qui serait en même temps au service d'un autre maître. » Enfin le prince est lui-même est un être raisonnable, qualifié comme « ce bon prince » : « il abandonna son nouveau royaume à un de ses amis », repris par «  il se contenta de son ancienne possession ». Les événements lui donnent d’ailleurs raison puisque son successeur « fut chassé bientôt après ».

Dans le discours final d’Hythloday au « monarque », il dresse, avec des impératifs insistants, le portrait du prince idéal, « père » de son peuple et non pas « despote », comparé à un paysan par une métaphore méliorative sur un rythme ternaire : « cultivez le royaume de vos pères, faites-y fleurir le bonheur, la richesse et la force ».

Mais, la fin du passage, avec la question qui soulève le doute et la réponse pessimiste de Morus, montre la valeur utopique du pacifisme de Thomas More : Dites-moi, cher Morus, de quelle humeur une telle harangue serait-elle accueillie ?  – De fort mauvaise humeur, répondis-je. » La triste réalité risque donc fort de perdurer !

CONCLUSION

L’autonomie du territoire, l’indépendance d’un État-nation, et la conquête de nouveaux espaces sont les principaux enjeux de la politique étrangère, nécessitant la guerre au détriment, regrette More, de la prospérité des peuples. Ainsi, dans la seconde partie de l’œuvre, il dépeint la structure de l’île d’Utopie, organisée pour garantir le maintien de la paix, puisque l’idée de possession territoriale y est abolie. : « De fait, nager dans les délices, se gorger de volupté au milieu des douleurs et des gémissements d’un peuple, ce n’est pas garder un royaume, c’est garder une prison. »

Mais More ne se prend pas au sérieux, malgré la gravité de ses accusations et la situation sociale désespérée qu’il décrit, parce qu’il pressent que son cri d’alarme restera sans écho – du moins sans écho dans les sphères du pouvoir : « la philosophie n’a pas accès à la cour des princes », dit Raphaël au livre I. Il demande aussi, à propos du philosophe qui voudrait dire aux princes l’exacte vérité quant à leurs menées immorales : « N’est-ce pas conter une histoire à des sourds ? – Et à des sourds renforcés, répond Morus, Mais cela ne m’étonne pas, et, à vous dire ma façon de penser, il est parfaitement inutile de donner des conseils, quand on la certitude qu’ils seront repoussés et pour la forme et pour le fond. »

L’Utopie serait donc condamnée à l’échec, face au pouvoir politique ambitieux et corrompu, et More en serait tout à fait conscient. C’est du moins ce que dit Raphaël le voyageur (figure d’un More rêveur et idéaliste), face à Morus (figure de More le réaliste), qui tente de garder espoir : il y a une façon de dire la vérité, qui consiste à faire passer la « vertu » en la dissimulant habilement. C’est bien là le rôle même de l’utopie, forme d’apologue :

Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire, devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent.

Vous parlez à des hommes imbus de principes contraires aux vôtres ; quel cas feront-ils de vos paroles, si vous leur jetez brusquement à la tête la contradiction et le démenti ? Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal : car tout ne sera bon et parfait que lorsque les hommes seront eux-mêmes bons et parfaits. Et, avant cela, des siècles passeront. 

More, Utopie.

Documents complémentaires 

Pour lire le texte

THOMAS MORE, Utopie, Livre II, 1516, extrait

La seconde partie d’Utopie commence par une description de l’île d’Utopie, et  une présentation de son organisation politique et sociale. Puis le locuteur, Raphaël Hythlodée, en arrive au mode de vie suivi par l’ensemble des habitants. Le passage décrit d’abord l’organisation chronologique de la journée, qui entraîne des comportements bien différents de ceux du XVI° siècle, ce qui conduit à une brève conclusion en réponse à une objection.

La place du travail

En apparence, par rapport aux réalités du temps de More, le temps de travail est réduit : trois heures le matin et trois heures l’après-midi. More est donc obligé, à la fin du texte, de répondre à une objection : « Six heures de travail par jour ne suffisent pas aux besoins de la consommation publique, et l’Utopie doit être un pays très misérable. »

        Le cinquième paragraphe avait déjà signalé que certains Utopiens continuent à travailler, même pendant le temps laissé libre : « Loin de les en empêcher, on les approuve, au contraire, de se rendre ainsi constamment utiles à leurs concitoyens. »

       Dans le dernier paragraphe, More introduit un autre argument, fondé sur l'ordre social de son époque, en rappelant le « nombre de gens oisifs chez les autres nations », qu’il énumère en une virulente critique : « presque toutes les femmes », une « foule immense de prêtres et  de religieux fainéants », « nobles et seigneurs », « leurs nuées de valets », enfin « ce déluge de mendiants robustes et valides qui cachent leur paresse sous de feintes infirmités. »

Les autres activités

Notons que ce qui est qualifié de temps de « repos » n’en est pas un au sens moderne du terme, puisque More insiste immédiatement sur l’offre de « cours publics », donc sur le fait de suivre un enseignement, qui, d’ailleurs est obligatoire pour ceux « spécialement destinés aux lettres ». Cela montre l’importance que les humanistes accordent à l’instruction, perçue comme un droit précieux (pour tous, même les femmes) et non comme un travail.

Un long paragraphe consacré aux « divertissements » révèle l’importance accordée à l’art, avec la pratique de « la musique », et à la vie sociale, par « la conversation »,  indispensables à ce que le XVII° siècle nommera « l’honnête homme ». Pour les « jeux », eux aussi sont liés à l’apprentissage : des mathématiques pour le premier, et de la morale pour le second, le « combat des vices et des vertus ».

Les personnages du dialogue. Gravure pour la première édition d'Utopie, 1516 

Conclusion

L’utopie de More reflète l’idéal humaniste de la Renaissance. Mais elle pose déjà la question de la liberté individuelle, qui semble très réduite dans ce fonctionnement « idéal ». Cela explique aussi que l’utopie ait évolué, au XX° siècle, en dystopie (ou contre-utopie), en montrant des sociétés totalitaires, comme le fait George Orwell dans La Ferme des animaux, en 1945.

MONTESQUIEU, Lettres persanes, XII, 1721, extrait "Les bons Troglodytes"

Ce texte du XVIII° siècle, « siècle des Lumières », est extrait du roman épistolaire de Montesquieu, Lettres Persanes, récit du voyage de deux Persans en France, publié anonymement à Amsterdam car Montesquieu s’y livre à une satire féroce des institutions et des mœurs françaises.

Dans ce roman, il insère un récit, forme de mise en abyme, celui des Troglodytes (Lettres XI et XII), un peuple imaginaire : il montre comment s’est corrompu le régime politique des « mauvais Troglodytes », qui se sont entre-détruits, et, par opposition, comment les « bons Troglodytes » vont échapper à cette ruine et trouver le bonheur.

Pour lire le texte

Johannes Vander Bent, Scène pastorale dans un paysage italianisant», XVIIe siècle. Huile sur toile, 55 X 45. Collection privée

La représentation du bonheur

L’extrait met en place une représentation qui rappelle les « pastorales » du XVII° siècle : un mode de vie idyllique au sein de la nature, « dans l’endroit le plus écarté du pays ».

L’ambiance y est patriarcale, avec l’importance de la famille, et notamment des « pères », et l’économie essentiellement agricole avec « les troupeaux », les « bœufs » et « la charrue ». Le mode de vie illustre donc « les délices de la vie champêtre » (l. 40), jusqu’aux danses et à la musique. Même le travail ne semble pas pesant : « la terre semblait produire d’elle-même » (l. 10), « La Nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins » (l. 43).

Le champ lexical du bonheur parcourt l’ensemble du texte : « une vie heureuse », « sa félicité », « le bonheur de ces Troglodytes ».

Johannes Vander Bent, Scène pastorale dans un paysage italianisant, XVIIe siècle. Huile sur toile, 55 X 45. Collection privée

Les fondements de l'utopie

       L’égalité : L’ensemble du texte est structuré autour du pluriel, avec le pronom « ils » ou « ce peuple » : ainsi est mise en place, dans le dernier paragraphe, la notion d’un partage égal, aussi bien des responsabilités que des travaux et des possessions.

        La « vertu » : Montesquieu construit une opposition entre les « méchants » Troglodytes et les « bons », ce peuple, issu des deux survivants. Une gradation ternaire, « ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu » souligne l’importance, chez eux, du respect de la morale. Les deuxième et troisième paragraphes développent ce thème, avec la récurrence du mot « vertu », et l’introduction de la notion d’ « innocence », c’est-à-dire, au sens étymologique, l’incapacité de nuire à autrui.

      La religion : Au cœur du passage est placée la religion, comme un couronnement de cette société idéale : « il apprit « la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la Nature y avait laissé de plus rude » (l. 24). Montesquieu lui assigne un double rôle. D’abord, la peur que suscite le châtiment des dieux, leur « colère », garantit le respect des valeurs morales : « il apprit à les craindre », donc à s’éloigner du mal ; mais elle enseigne aussi à pratiquer la charité envers autrui et la fraternité, comme le révèle le contenu de leurs prières : « Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. »

Conclusion

L’utopie imaginée par Montesquieu met en place un mode de vie qui rappelle l’ancien mythe de « l’âge d’or ». Or, le XVIII° siècle connaît déjà un essor économique, culturel et urbain : n’est-ce pas là une vision trop passéiste d’une société idéale ? 

VOLTAIRE, Candide, Chapitre XVIII, "L'Eldorado", 1759, extrait

Publié en 1759 à Genève sous le pseudonyme du « Docteur Ralph » et prétendument traduit de l’allemand, le conte, écrit  peu de temps après le tremblement de terre qui a détruit Lisbonne, pose la question de l’existence du mal dans la création divine. Voltaire s’y oppose aux philosophes « providentialistes », tel Leibnitz, qui affirment que ce mal entre dans un plan divin, incompréhensible à l’homme mais mis en œuvre pour son bien. Son héros, Candide, comme dans un roman d’apprentissage, quitte le château paradisiaque dans lequel il a grandi, et traverse de multiples épreuves qui vont le rendre moins naïf, plus lucide sur le monde et sur les hommes. Mais ses voyages lui offrent aussi l’occasion de découvrir, avec son serviteur Cacambo, le pays mythique d’Eldorado.

En quoi la description des réalités du pays d’Eldorado constitue-t-elle une utopie ?

Pour lire le texte

Le rôle du merveilleux

Deux éléments inscrivent, dès le début, le texte dans le registre merveilleux : le « carrosse » attelé de « six moutons » qui « volaient » nous rappelle les animaux féeriques des contes pour enfants. Plus loin Voltaire insiste sur toutes sortes de matériaux inconnus : le « portail », dont « il était impossible d’expliquer quelle en était la matière », les « robes d’un tissu de duvet de colibri », qui seraient totalement irréalisables vu la taille minuscule de ces oiseaux. Enfin les « places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle » achèvent de nous plonger dans un monde imaginaire.

Illustration pour Candide

Illustration pour Candide

Dans ce pays merveilleux, tout se trouve agrandi et embelli. Les dimensions citées dépassent toute mesure humaine, « deux cent vingt pieds de haut et cent vingt de large » (soient soixante-dix mètres de haut et trente-deux de large) pour le « portail », ou, avec l’hyperbole, « des édifices élevés jusqu’aux nues », enfin la « galerie de deux mille pas » correspond à un kilomètre quatre cents mètres ! De même, les quantités sont exagérées, par exemple les « deux files, chacune de mille musiciens » ou les « mille colonnes » des « marchés ». Les voyageurs sont donc arrivés dans un monde d’abondance et de luxe, où tout est fait pour le plaisir de tous les sens : le toucher, avec le « tissu », l’ouïe avec les « musiciens », la vue avec la splendeur des édifices, même les plus ordinaires comme les « marchés », l’odorat avec les « pierreries », enfin le goût avec les « fontaines d’eau rose, celles de liqueur de canne de sucre ».  

Ainsi, comme dans les contes, tout paraît possible dans ce pays d’Eldorado, en inversant le réel connu. L’eau qui « coulai[...]t continuellement » des « fontaines », si elle peut rappeler les palais luxueux du XVIII° siècle, est ici sur des « places », offerte à tous, ce qui contraste avec les difficultés d’approvisionnement dans les grandes villes françaises. La « garde » est assurée par « vingt belles filles », et non plus par de vaillants soldats. Quant à l’or, le métal le plus estimé, il est ravalé à l’état de « sable » dans ce lieu exceptionnel.

Ces observations prouvent que Voltaire compose une utopie, étymologiquement « lieu de nulle part », un monde hors du temps, hors de l’espace connu, monde idéal et parfait.

De la satire à l'idéal

Mais l’utopie a surtout comme rôle de soutenir la satire en faisant ressortir, par opposition, les défauts du monde connu des lecteurs.

Candide reçu par le roi d'Eldorado

On relève d’abord la critique politique, celle d’un écart excessif entre le monarque et ses sujets, de règle dans la monarchie absolue : le roi y exige un respect quasi-divin tandis qu’ici il suffit d’« embrasser le roi et [de] le baiser des deux côtés ». La triple hypothèse de la question de Cacambo, par son exagération comique, ridiculise l’étiquette royale. Mais surtout son decrescendo (« à genoux ou ventre à terre », « les mains sur la tête ou sur le derrière », « si on léchait la poussière de la salle ») dénonce l’avilissement auquel sont réduits les sujets du roi Louis XV, en même temps que Voltaire met l’accent sur la relativité des coutumes : à chaque peuple les siennes. De quoi rabaisser un peu l’orgueil de la monarchie française ! 

Candide reçu par le roi d'Eldorado

Mais l’on observe également la critique de la justice. En Eldorado, il n’y a ni « cour de justice », ni « prison » : « on n’y plaidait jamais ». On est loin des excès si souvent dénoncés au XVIII° siècle, liés à une justice lente, coûteuse car souvent corrompue, et, surtout, cruelle avec, par exemple, la torture souvent dénoncée par Voltaire. En fait, dans le pays d’Eldorado, où tous les biens sont abondants, la justice devient naturelle, les querelles internes disparaissent, et même les lois deviennent inutiles : il n’y a plus besoin de « parlement ».

Par le moyen de la critique, Voltaire met en place un double idéal.

        D’une part, il souhaite des rapports humains non entravés par le protocole : même le « roi » « les reçut avec toute la grâce imaginable » ; mais surtout il demande que ne soient pas posés en a priori le rejet et la méfiance de l’étranger. C’est donc un idéal d’ouverture et de tolérance qui se trouve ainsi affirmé.

   D’autre part, le récit nous rappelle l’idéal des Encyclopédistes, la volonté de répandre le savoir, de diffuser les connaissances, avec l’insistance : « Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences ». Voltaire s’attarde plus particulièrement sur les sciences exactes (« mathématique », « physique ») car elles sont, à ses yeux, l’arme essentielle offerte à la raison pour lutter contre l’obscurantisme favorisé par l’enseignement religieux, ou toutes les formes de débats métaphysiques, sources de querelles infinies.

Conclusion

Voltaire s’amuse manifestement par ce récit de voyage dans un monde imaginaire, mais il n’est sûrement pas dupe de ce monde de rêve, comme le montrent les exagérations délibérées, le recours à l’humour, l’aspect cocasse de certaines images… Il reste, en effet, lucide et pragmatique : la perfection ne peut être de ce monde, tout au plus les hommes peuvent-ils œuvrer pour le rendre meilleur.

Mais cette utopie conduit tout de même à une remise en cause intéressante, car elle est l’inverse de ce qu’a vécu le héros jusqu’à présent, et pose déjà l’idéal qui sera celui de la Révolution. Elle nous montre une forme de liberté, avec un roi qui gouverne sans tyrannie et sans excès. Nous y voyons naître une forme d’égalité, puisque tous les habitants ont droit au luxe et à l’abondance et que la richesse n’est plus réservée à quelques privilégiés. Enfin la fraternité apparaît aussi au sein d’un peuple qui n’a pas besoin d’une justice sévère pour régler ses différents mais semble vivre en harmonie.

Rabelais

François RABELAIS, Gargantua, 1534 : chapitre L, "Le discours que fit Gargantua aux vaincus"

Pour lire le texte

INTRODUCTION

 

En 1532, Rabelais a publié, sous le pseudonyme de Maistre Alcofribas Nasier, un anagramme, Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel, Roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua. Le roman est condamné l’année suivante par la Sorbonne, pour obscénité, mais cela n’empêche pas Rabelais, à son retour d’Italie, de publier, en 1534, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, inversant ainsi l’ordre chronologique de ses personnages. Un nouveau titre est donné au roman dans l'édition de 1547.

Une analyse, pour en savoir plus sur Rabelais et sur Gargantua

Michel Lasne, Portrait de François Rabelais, estampe du XVI° siècle. BnF 

Michel Lasne, Portrait de François Rabelais, estampe du XVI° siècle. BnF 

L’œuvre peut être considérée comme une parodie des romans de chevalerie, avec les trois étapes traditionnelles de ce genre littéraire : la naissance et l’enfance du héros, qui le rendent déjà exceptionnel, puis son éducation et les expériences qui forment son initiation, enfin l’épiphanie qui le révèle au monde.

Mais l’on observe un autre équilibre dans la répartition.
         Des chapitres I à XXV, le héros est au centre, après trois épisodes préliminaires : sa généalogie (chapitre I), la grossesse de sa mère, Gargamelle (chapitres III à V), et son accouchement, aux chapitres VI et VII. Dans les chapitres suivants, tout tourne autour de son éducation, d’abord dans sa petite enfance, puis avec une opposition entre les mauvais et les bons maîtres. Enfin, intervient le voyage à Paris qui constitue une rupture

     Des chapitres XXVI à L se déroule la guerre picrocholine. L’opposition est marquée entre Gargantua (et son père Grandgousier), modèles des « bons princes », et le « mauvais prince », Picrochole.

      Les chapitres LI à LVIII constituent la chute du roman, en présentant le devenir des différents protagonistes de cette guerre, notamment celui de Frère Jean des Entommeures auquel Gargantua offre, en récompense de son appui, l’abbaye de Thélème, occasion pour Rabelais de développer une utopie qui pose  les idéaux de l’humanisme.

Cet extrait du chapitre L se situe après la victoire des troupes de Gargantua sur celles de Picrochole : le roi vainqueur s'adresse solennellement à ses prisonniers. Rabelais pose ainsi une question politique essentielle : quel comportement un "bon prince" doit-il adopter à l'égard des vaincus ? 

UN ÉLOGE DE LA CLÉMENCE 

Même si à aucun moment Rabelais n’emploie le terme « clémence », c’est bien à cette notion que renvoie l’ensemble du discours, et dès son ouverture avec l’affirmation qui justifie ses choix : « Ne voulant donc aucunement dégénérer de la bienveillance héritée de mes parents ».

Envers les troupes de Picrochole

Comme il est de règle au XVI° siècle, la victoire de Gargantua a conduit à faire des prisonniers, officiers et simples soldats. Mais aucun code ne régit leur sort : ils peuvent être tout simplement massacrés, au mieux, pour les plus fortunés, espérer une délivrance en échange d’une rançon. La clémence de Gargantua, marquée par le redoublement verbal, « je vous pardonne » et « je vous délivre », reprise de façon insistante par « je vous laisse aller francs et libres comme avant », est donc particulièrement remarquable. 

Mathaus Merian, Le sac de Rome, 6 mai 1527, 1630. Gravure sur cuivre, colorisée ultérieurement, in Historische Chronica, Francfort

Mathaus Merian, Le sac de Rome, 6 mai 1527, 1630. Gravure sur cuivre, colorisée ultérieurement, in Historische Chronica, Francfort

Elle associe la dimension chrétienne, intérieure, celle du pardon des offenses, à un choix politique, celui d’assurer une paix durable en s’assurant la reconnaissance des anciens ennemis. La dimension religieuse est réaffirmée à la fin du paragraphe par la bénédiction lancée, « Que Dieu soit avec vous ! ».

C’est aussi ce qui explique la générosité supplémentaire à leur égard : « chacun d'entre vous sera payé pour trois mois, afin que vous puissiez rentrer dans vos foyers, au sein de vos familles. » Il s’agit, en effet, de préserver la dignité des vaincus, en ne faisant pas porter aux familles le poids de la défaite.

Enfin, le prince s’assure de la « sûreté » des vaincus, qui, pour rentrer chez eux, doivent traverser les terres du vainqueur, donc pourraient subir la vengeance de paysans, moins enclins à la clémence que leur roi : « Six cents hommes d'armes et huit mille fantassins vous conduiront en sûreté, sous le commandement de mon écuyer Alexandre, pour éviter que vous ne soyez malmenés par les paysans. »​

Face au prince vaincu

Dans un premier temps, Gargantua souligne la lâcheté de son ennemi vaincu : il a disparu et […] on ne sait où ni comment il s'est évanoui ». Picrochole se révèle ainsi incapable d’assumer les conséquences de ses actes, et, reproches pires encore, un roi qui ne se soucie en rien du devenir de son peuple, et un père indigne, ne pensant pas à protéger son tout jeune fils de « cinq ans ».

Comme le rappelle Gargantua, la guerre a, depuis les temps anciens, deux causes principales, le désir d’«  accroître [s]es biens ou [s]a renommée ».  Sur ce point encore, Gargantua souligne sa différence, à la fois son pacifisme et son respect des frontières : cette guerre a été déclenchée « malgré [s]a volonté ». D’où le fait qu’il choisit de ne pas s’approprier les terres du vaincu, ce qui risquerait d’engendrer une guerre de revanche…, mais, contrairement à ce père indigne, de remettre le royaume entre les mains de son héritier légitime : « je tiens à ce que son royaume revienne intégralement à son fils ».

L’analyse politique de Gargantua, marquée par l’emploi des connecteurs logiques de cause, « puisque », « comme », traduit sa prudence, fondée sur sa connaissance de la nature humaine et sur des principes humanistes, notamment sur l’importance de l’éducation d’un futur prince. Ainsi, l’indispensable conseil de Régence, vu l’« âge trop tendre » de l’enfant, associera ceux qui connaissent la politique, mais aussi des savants : «  il sera dirigé et formé par les anciens princes et les gens de science du royaume. »  De plus, il met aussi au service de l’enfant Ponocratès, le troisième précepteur « dur à la peine » qui l’a lui-même formé : « Et, puisqu'un royaume ainsi décapité serait facilement conduit à la ruine si l'on ne réfrénait la convoitise et la cupidité de ses administrateurs, j'ordonne et veux que Ponocrates soit intendant de tous les gouverneurs, qu'il ait l'autorité nécessaire pour cela et qu'il veille sur l'enfant tant qu'il ne le jugera pas capable de gouverner et de régner par lui-même. »

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Le discours de Gargantua, illustration,  édition de 1537 

LE CHÂTIMENT DES COUPABLES 

Le rythme binaire d’abord, redondant, « la convoitise et la cupidité », « j’ordonne et veux », puis ternaire en gradation dans la description du rôle de Ponocratès, montre à quel point Gargantua est, par opposition à Picrochole, un roi vigilant, capable d’envisager les conséquences à long terme de ses décisions, affirmées avec force. Gargantua offre donc, par contraste avec Picrochole, le modèle du « bon prince ».

Cependant, sans illusion sur la nature humaine, Gargantua, dans la seconde partie du discours, n’occulte pas la nécessité de châtier les coupables, passant sans transition de la clémence à une sévérité qu’il prend soin de justifier : « Je considère que trop de facilité et de laxisme à pardonner aux méchantes gens, leur offre l'occasion de plus facilement commettre de nouveaux méfaits, à cause de cette néfaste assurance de l'impunité. » La question est donc de définir clairement qui sont ces « méchantes gens », plus coupables que les combattants eux-mêmes.

Le rôle des exemples

Mais, avant de les désigner, Gargantua, en digne représentant de l’humanisme de Rabelais, prend soin d’appuyer ses décisions personnelles sur des exemples, dont le rôle est souligné par l’emploi du même verbe introductif, « je considère », que celui utilisé pour poser le refus du « laxisme ».

La colère de Moïse, affiche du film Les dix Commandements, Cecil B. DeMille,  1958 

      Le premier exemple, celui de « Moïse », répond à l’exigence chrétienne de pardon des offenses en s’appuyant sur ce personnage biblique. Il est fondé sur le contraste entre la nature même de Moïse, amplifiée par le superlatif, « l’homme le plus doux qui fut sur terre », et ses actions : il « punissait sévèrement ceux qui se mutinaient et entraient en sédition au sein du peuple d'Israël. » Un exemple célèbre de cette colère de Moïse est la destruction du veau d’or et le châtiment des coupables de cette idolâtrie.

cLa colère de Moïse, affiche du film Les dix Commandements, Cecil B. DeMIlle,  1958 

Au contraire, vaincre son âme, contenir sa colère, modérer sa victoire, un adversaire éminent par sa noblesse, son esprit, son mérite, non seulement le relever alors qu’il est terrassé, mais accroître sa situation antérieure, celui qui fait cela, je ne me contente pas de l’égaler aux plus grands : je le juge en tout semblable à la Divinité.

Cicéron, De Marcello

       Le second exemple est de nature historique, celui de César, à partir du portrait fait par Cicéron, notamment dans le De Marcello, où il célèbre la clémence de l’empereur envers ce partisan de son ennemi Pompée, à nouveau avec l’insistance du rythme binaire, de la généralisation (« toujours », « tout un chacun ») et du superlatif : « empereur si débonnaire que, au dire de Cicéron, avoir le pouvoir de toujours sauver tout un chacun et de lui pardonner était à ses yeux le degré souverain de la réussite, et qu'avoir la volonté de le faire était son plus grand mérite ». 

Mais Cicéron, devant la tyrannie établie par César, changea d’opinion, et ce contraste que met en valeur le discours de Gargantua : « malgré tout, dans certains cas, malgré ces maximes, il punit impitoyablement les fauteurs de rébellion. »

Les coupables

Trois types de coupables sont cités, en gradation :

        Il y a d’abord, à l’échelon individuel, celui qui est désigné ironiquement comme « le beau Marquet », et surnommé, lors de la guerre picrocholine, « grand bastonnier de la confrérie des fouaciers » : il avait répondu par un grand coup de fouet à la demande d’achat d’une fouace – une galette – du berger Forgier qui lui tendait pourtant de quoi payer. Forgier l’avait alors, d’un coup de bâton, fait tomber sous sa jument, ce qui a entraîné la plainte des fouaciers auprès de leur roi Picrochole contre les bergers de Grandgousier. Marquet est donc le premier responsable, « la source et la cause initiale de cette guerre par la faute de son outrecuidance ».

      La responsabilité est ensuite collective, ceux qui ont cautionné l’acte de Marquet : « ses compagnons fouaciers qui ont négligé de calmer sa tête folle au moment voulu ».

       Enfin, une énumération insiste sur le rôle néfaste que peut jouer un entourage de mauvais courtisans : « tous les conseillers, les capitaines, les officiers et les familiers de Picrochole qui l'auraient encouragé ou glorifié, ou lui auraient conseillé de sortir de ses frontières pour nous tourmenter ainsi. » Au lieu de réfréner la colère de celui dont le nom même, « bile amère », exprime son tempérament colérique, au lieu de le ramener à la raison, ils ont flatté ses pires penchants.

Albert Robida, Le conseil des capitaines de Picrochole, illustration de Gargantua, 1848ines-deochole.

Albert Robida, Le conseil des capitaines de Picrochole, illustration de Gargantua, 1848

Ainsi, Gargantua choisit de punir plus sévèrement les fauteurs de troubles que ceux, qui par leurs fonctions militaires ou par obéissance à leur roi ont mené la guerre. En se montrant indulgent envers les seconds, il les contraint  à se plier à son ordre en conduisant eux-mêmes les coupables au vainqueur : « je veux qu'avant de partir vous me [les] livriez ». Le chapitre suivant nous  apprendra que le seul mal qui leur sera fait sera de les mettre au travail pour « tirer les presses à son imprimerie ».

CONCLUSION

Les actes de Gargantua et son discours après sa victoire marquent le triomphe des valeurs de l’humanisme sur celles de la féodalité médiévale, qui prônent l’exploit guerrier sans reculer devant la démesure ou la violence. Gargantua donne, en effet, le parfait exemple du souverain conforme à l’idéal humaniste, à la fois conscient des faiblesses de la nature humaine, donc prudent pour s’en prémunir, et animé par la volonté d’améliorer la vie de ses sujets en leur assurant d’abord les bienfaits d’une paix durable.

Cet éloge d’une clémence, accompagnée d’une lucidité prudente, rappelle aussi les lectures chères aux humanistes, à commencer par celle du De Clementia (vers 55) de Sénèque, composé afin de convaincre le jeune empereur Néron de pratiquer ce que le philosophe stoïcien considère comme une vertu cardinale. Mais peut-être Rabelais se souvient-il aussi du commentaire de Calvin sur ce traité latin, lui qui avait déjà violemment dénoncé la sévérité excessive dans l’éducation des enfants.

Bernard Van Orley, La capture de François Ier, 1525-1531. Tapisserie. Musée National de Capodimonte 

Mais, comme toujours chez Rabelais, derrière le discours de ce héros, se cachent la "substantifique moelle", ici les allusions à l’actualité. La clémence de Gargantua est, par exemple, un écho direct du conflit entre François Ier et Charles Quint, qui, lui, s’était montré bien  plus cruel à l’issue de la défaite française à Pavie en 1525. Il n’avait libéré le roi de France, gardé un an prisonnier, qu’en échange de ses deux fils, François et Henri, emprisonnés à Madrid pendant quatre ans.

Bernard Van Orley, La capture de François Ier, 1525-1531. Tapisserie. Musée National de Capodimonte 

Document complémentaire 

Pour lire le texte

François RABELAIS, Gargantua, 1534 : chapitre XXVI

Le portrait du « bon prince », Gargantua, est précédé de plusieurs passages qui mettent en scène, eux, le roi Picrochole, en totale opposition, conformément à son nom même, « bile amère », qui traduit son tempérament colérique.

L’extrait fait suite à la querelle intervenue entre les bergers, sujets de Grandgousier, et les fouaciers de Piccrochole, producteurs de galettes, qui ont refusé de leur en vendre. L’un de ces derniers, Marquet, a frappé d’un coup de fouet un berger, qui a répliqué en le jetant à terre d’un coup de bâton. Un combat a alors eu lieu, à l’issue duquel les fouaciers viennent porter plainte auprès de leur roi. Ses réactions offrent à Rabelais l’occasion de  formuler une double critique.

Un belliciste

L’adverbe temporel dans « Lequel aussitôt entra en courroux furieux » souligne la précipitation de ce roi irréfléchi, imprudent, qui ne cherche pas à  savoir la vérité et ne pèse ni les causes ni les conséquences : « sans s’interroger plus sur le quoi et le comment ». Il croit aveuglément les plaignants. Il ne prend pas non plus le temps de la diplomatie, par exemple pour tenter de parlementer avec le roi « ennemi » Grandgousier, père de Gargantua.

Il ne respecte pas non plus l’habitude qui veut qu’une guerre soit officiellement déclarée. Bien au contraire, il se lance immédiatement dans les préparatifs militaires, dont l’importance est soulignée par les énumérations des armes et des troupes, et les chiffres donnés, en total contraste avec l’aspect dérisoire de la querelle, pour quelques galettes qu’en plus les bergers proposaient de payer.

Enfin, il se révèle un véritable tyran pour son peuple, menacé de mort en cas de rébellion : « ordonnant que chacun, sous peine d’être pendu en cas de refus, se retrouve en armes en la grand place ».

Le roi Picrochole : caricature 

Le roi Picrochole : caricature 

Une agression injuste

L’injustice de cette agression est marquée par le contraste entre la paix qui règne dans les terres de Grandgousier, « ils trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque », et la formulation de la décision rapide qui apparaît alors totalement injustifiée : « En entendant cela Picrochole commanda que chacun marchât sous son enseigne en toute hâte. »

La guerre picrocholine. Illustration pour l'édition de 1537 

Une longue énumération dénonce le comportement inadmissible des troupes, à la fois les ravages causés aux biens, et les massacres perpétrés, l’ensemble se trouvant résumé par la formule hyperbolique : « un désordre incomparable ». Rabelais nous décrit donc ici une armée sans contrôle, et qui fait preuve d’un irrespect total, « sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu, sacré ou profane », notamment des lois courantes de la guerre qui veulent qu’on ne tue pas celui qui implore son salut, quelle que soit son argumentation : « tous se rendaient à eux, les suppliant d’être traités plus humainement, en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été de bons et aimables voisins, et qu’ils ne commirent jamais envers eux ni excès ni outrage, pour être ainsi soudainement mal traités ». Même la menace d’un châtiment divin, « que dieu les en punirait très vite », ne les arrête pas.

La guerre picrocholine. Illustration pour l'édition de 1537 

CONCLUSION

Ce passage offre un contre-exemple, en nous présentant un prince irréfléchi, qui agit sous l’impulsion de la colère, de façon exagérée par rapport au litige, et sans respect ni pour les biens ni pour les personnes. De ce fait, il nous donne une bonne image de ce que pouvait représenter la guerre au XVI° siècle, pillages et massacres, et met d’autant plus en valeur les qualités de Gargantua et le pacifisme de Rabelais.

La Boétie

Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, 1576 

INTRODUCTION

 

Cet extrait d’un essai philosophique d’Etienne de La Boétie (1530-1563), intitulé Discours de la servitude volontaire ou Contr’un,  a été écrit en 1549, alors que son auteur n’a encore que dix-huit ans. Il est publié, après sa mort d’une grave maladie, par Montaigne en 1576, son ami fidèle dont il avait fait la connaissance en 1557, alors qu’il venait d’être admis, après ses études de droit, au Parlement de Bordeaux

Ce court essai est un violent réquisitoire contre la tyrannie, dans lequel La Boétie pose une question essentielle : « pourquoi obéit-on ? ». Selon lui, un homme ne peut asservir un peuple si ce peuple ne s’asservit pas d’abord lui-même. Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle seule ne suffit pas à définir l’État. C’est à cause de la légitimité que la société accorde au prince  que tant de crimes sont commis. Il suffirait à l’homme de ne plus vouloir servir pour devenir libre. Ainsi, La Boétie tente de comprendre pour quelles raisons l’homme a perdu le désir de retrouver sa liberté. Le Discours a pour but d’expliquer cette soumission : quelle relation l’auteur établit-il entre le tyran et son peuple ?

Tony Noël, Étienne de La Boétie, 1892. Statue, Sarlat 

Pour lire le texte

Tony Noël,Étienne de La Boétie, 1892. Statue, Sarlat 

C’est sur la compassion de La Boétie envers le peuple que s’ouvre le passage, à travers la première partie de l’exclamation : « Pauvres gens misérables […] ! », envers les souffrances qu’il peut observer, d’où un blâme du tyran.

LE PEUPLE OPPRIMÉ 

La misère du peuple

Le premier but du tyran, immédiatement qualifié d’ « ennemi » est son profit : accaparer le plus possible de richesses. C’est ce que montre l’énumération indignée du début du texte : « enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu », « piller vos champs », repris par « il les dévaste », « voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres », repris par « ses pilleries ».

L’ensemble est résumé en une très brève phrase négative, « vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous », renforcée par deux énumération en gradation sur rythme ternaire : « la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies », « tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine ».

Le peuple dans la misère : la famine en 1693-1694, sous Louis XIV 

Le peuple dans la misère : la famine en 1693-1694, sous Louis XIV 

À la base, il s’agit des impôts qui accablent le peuple, mais le choix du lexique péjoratif pour qualifier le tyran,  un « larron qui vous pille », le rabaisse au rang d’un vulgaire bandit.

L'immoralité du tyran

La richesse du tyran et son pouvoir font qu’il peut se dispenser de toute morale, d’où l’accusation violente : « vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure ». Le peuple se retrouve alors victime de cette immoralité. Le blâme est souligné par le lexique péjoratif : « se mignarder dans ses délices », « se vautrer dans ses sales plaisirs », ce dernier verbe rapprochant le tyran d’un animal, tel le porc qui « se vautre » dans la boue.

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La violence subie

Comme le montre la gradation ternaire de la ligne 6, le tyran menace la « vie » même de son peuple, et ce de deux façons.

        Il s’agit d’abord d’une violence quotidienne, puisque le peuple doit être maintenu dans son esclavage, tel un animal comme le montre la métaphore « t[enir] plus rudement la bride plus courte ». Pour cela le tyran dispose des forces de sa police, chargée de la surveillance, et de son armée : « ces yeux qui vous épient », « tant de mains pour vous frapper », « vous assaillir ».         

Ruines et destructions : en 1693-1694, sous Louis XIV 

Le rythme ternaire en gradation de la première phrase inverse le premier point de vue, la compassion se trouvant remplacée par une forme de colère contre un peuple « insensé », c’est-à-dire incapable de comprendre sa propre situation, des « nations aveugles à leur bien », et qui se résignent à leur propre esclavage : « opiniâtres à leur mal ».

          Mais la violence se déchaîne surtout lors de la guerre, accomplie pour servir les ambitions du tyran, « ses convoitises », « ses vengeances ». C’est pourquoi le tyran est alors qualifié de « meurtrier », et l’accusation est violente des lignes 21 à 23, avec l’image de la guerre qui devient « boucherie ».

Ainsi La Boétie brosse un tableau pathétique de la situation du peuple : « vous vous usez à la peine ».

LE PEUPLE ACCUSÉ 

Sa passivité

Le premier reproche est le fait que, face à tous les « malheurs » qu’il subit, le peuple ne réagit pas, ce que souligne la reprise verbale : « vous vous laissez », « vous laissez ». La Boétie recourt à une forme d’ironie pour mettre en valeur le reproche, d’abord avec l’antithèse entre « un grand bonheur » et l’énumération négative « on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies ». Elle ressort aussi du paradoxe redoublé : « celui pour qui vous allez si courageusement à la mort », « vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort ».

Ainsi se trouve confirmée la soumission du peuple, en écho avec l’oxymore du titre de l’essai : « Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort ».

Sa culpabilité

On considère en général la tyrannie comme une violence exercée contre le peuple qui subit sans pouvoir rien faire. Au contraire La Boétie, lui, rappelle au peuple sa part de responsabilité. C’est lui, en effet, qui a permis au tyran d’accéder au pouvoir : « celui-là même que vous avez fait ce qu’il est ». Le peuple a donc fabriqué lui-même son propre « ennemi », interne celui-là face aux « ennemis » extérieurs. Mais c’est lui, surtout, qui lui permet de s’y maintenir en se mettant à son service, en devenant ses « ministres », c’est-à-dire ses serviteurs fidèles : « les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire ».

Ce reproche se trouve développé dans les interrogations oratoires des lignes 13 à 19. L’accusation devient violente avec la récurrence du « vous » dans chaque interrogation ( « si ce n’est de vous », « les vôtres », « de vous-mêmes », « avec vous ») qui souligne le fait qu’ils sont coupables d’avoir bâti le pouvoir du tyran, illustré de façon métaphorique par le champ lexical du corps : « yeux », « mains », « pieds », « oreilles ». À cela s’ajoute la gradation ternaire qui termine la série d’interrogations, avec le lexique péjoratif pour souligner cette culpabilité : « les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes. »

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Ainsi, La Boétie établit une interaction entre le tyran et son peuple, par la série d’antithèses, des lignes 19 à 26, qui opposent le pronom « vous » – et les actes constructifs du peuple (« vous semez », « vous meublez », « vous élevez », « vous nourrissez »…) – et  le pronom « il » pour les actes destructeurs du tyran. À nouveau se justifie l’oxymore présente dans le titre même de l’œuvre (« servitude volontaire »), et son sous-titre, « Contr’un », le « il » du tyran, et de l’État qu’il a mis en place, face au « vous » du peuple qui a l’avantage du nombre.

Ce réquisitoire resterait sans intérêt s’il ne conduisait pas à poser la question de savoir s’il est possible au peuple de sortir de cet esclavage, et à quelles conditions.

LA LIBERTÉ DU PEUPLE 

Une nécessaire lucidité

Puisque le peuple est « aveugle[…] à [son] bien », la première exigence est de l’amener à ouvrir les yeux, ce qui est l’objectif de ce discours : un peuple instruit ne sera plus « insensé » et pourra réfléchir à sa situation.

       Dans un premier temps, il convient de démythifier la « grandeur » du tyran, sa suprématie, en soulignant l’opposition entre, d’un côté, un seul homme, semblable à tous (« il n’a que… et rien de plus que… »), de l’autre les « habitants du nombre infini de nos villes ».

      Ensuite, puisque le tyran ne tire sa puissance que du peuple, il suffit de « ne plus le soutenir » pour que cette puissance s’écroule d’elle-même. Ainsi la comparaison finale, « vous le verrez tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre », traduit une vision optimiste de la chute possible du tyran par le refus de se soumettre à lui.

Une révolte paysanne 

La volonté

Mais pour arriver à cette résistance, encore faut-il une qualité : la volonté, mise en relief à la fin de l’extrait.

Dans la conclusion du premier paragraphe, elle est soulignée par l’inversion syntaxique («  de tant d’indignités […] vous pourriez vous délivrer ») et l’hypothèse, « si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir », qui s’achève sur le verbe-clé, « vouloir ».

Dans le dernier paragraphe, l’idée est reprise avec la modalité impérative (« Soyez résolus »), et la libération apparaît facile et immédiatement réalisable avec le présentatif, « et vous voilà libres ». Le locuteur intervient directement, « je ne vous demande pas », qui affiche sa certitude par le choix du futur : « et vous le verrez… »

Une révolte paysanne

Une révolte paysanne 

Cet extrait traduit une grande confiance de La Boétie en la possibilité d’éclairer les hommes, et de les conduire ainsi à prendre en charge leur propre destinée politique.

CONCLUSION

Cet extrait constitue une forme de réponse au Prince de Machiavel. Ce dernier considère, en effet, que le tyran construit son pouvoir, donc en porte la responsabilité, tandis que La Boétie, lui, juge que le peuple est responsable du pouvoir abusif pris par le tyran. Dans le premier cas, Machiavel envisageait donc que le peuple puisse tirer profit de ce pouvoir, car le tyran doit forcément ménager l’intérêt de ses sujets. La Boétie, lui, montre ici un peuple asservi et opprimé, mais qui pourrait réagir à force de volonté, une fois les sujets devenues des personnes lucides et éclairées.

Il est donc optimiste, mais cela n’empêche pas la question : un peuple asservi à ce point peut-il encore trouver la force de résister ?

Ce texte est très moderne, car l’interdépendance entre le tyran et son peuple sera reprise au XIX° siècle par le philosophe Hegel avec sa dialectique du « maître et de l’esclave » : le maître domine l’esclave, mais sans l’esclave le maître n’existe pas, donc il faut parvenir à abolir cette hiérarchie injustifiée. La Boétie annonce donc les philosophes libertaires.

Documents complémentaires 

Pour lire le texte

Denis DIDEROT, Encyclopédie, "Autorité politique", 1751

Ce texte est un article de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, ouvrage publié, sous la direction de Diderot et d’Alembert, de 1751 à 1772 malgré les nombreuses interventions de la censure, soient 28 volumes, dont plusieurs de « planches » illustratives.

C’est en 1751 que paraît l’article « Autorité politique », révélateur des objectifs des Encyclopédistes : au-delà d’une définition de dictionnaire, neutre et objective, il s’agit bien plutôt de proposer aux lecteurs une critique de la vie politique et d’engager une réflexion sur les principes fondateurs de la société.

Frontispice de l'Encyclopédie

Pour en savoir plus sur l'esprit des Lumières et l'Encyclopédie

La devise de la République

La devise de la République

Une structure rigoureuse

     Une courte introduction pose la thèse (l. 1-3), en établissant un lien fondamental entre « autorité » et « liberté », d’abord sous forme négative («Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. »), puis avec insistance : « La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. » Diderot annonce ici ce qui deviendra l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. », et justifiera les luttes pour abolir l’esclavage.

    La suite du premier paragraphe s’attache à définir la double « origine » de l’autorité, « naturelle » d’abord, puis sociale. Pour la première, c’est « la puissance paternelle », mais elle ne s’exerce que dans « l’état de nature », et, en plus, elle a des « bornes » : elle ne se justifie que quand les enfants n’ont pas encore la « raison » qui leur permettra de conquérir leur propre liberté. En revanche, dans une société organisée, Diderot distingue « deux sources », annonçant ainsi le plan de l’article : « la force et la violence » ou bien « un contrat fait ou supposé ».

       Le deuxième paragraphe développe le thème de la « violence », de façon très critique comme le montrent les négations restrictives : elle « n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent. » C’est le règne de ce qu’il nomme plus loin le « tyran », un système politique injuste, fondé sur « la loi du plus fort », signalé par un lexique péjoratif, tels les termes d’« usurpation », « le joug », le verbe « s’arroger », système totalement instable puisqu’il peut être renversé à tout moment par un homme plus puissant.

     Une brève transition (l. 17-20) marque le passage de cette première source à la seconde, lorsque l’autorité vient du « consentement exprès de ceux qu’on a soumis », donc d’un « contrat » qui donne sa légitimité à celui alors nommé « prince ».

        Le dernier paragraphe de l’extrait traite de la nature de ce « contrat », donc, en parallèle, des limites de la « soumission ».

L’article suit donc une démarche argumentative logique, à la façon d’une démonstration, soutenue par de nombreux connecteurs logiques, et une formulation qui, avec l’emploi du présent de vérité générale et du pronom « on », se veut objective. C’est pourtant une thèse toute personnelle que Diderot défend.

Les limites de l'autorité

Le texte critique nettement la monarchie absolue de droit divin, alors en vigueur en France, et les conditions de son exercice. Il affirme avec insistance : « l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement sans réserve à un autre homme »

Son argument est habile puisque Diderot, lui-même athée, se sert de la religion pour défendre sa thèse : il y a « un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, jaloux absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. » Le monarque de droit divin usurpe donc un pouvoir auquel il n’a pas droit, comme le souligne le lexique péjoratif, par exemple à nouveau le verbe « s’arroger », ou l’expression « crime de l’idolâtrie ». 

Cela conduit Diderot à dénoncer l’étiquette imposée à la cour, qualifiée de « criminelle » quand elle devient une forme de servilité, les « marques d’un culte civil et politique, ou d’un culte de religion. » Il inverse alors l’image des sujets respectueux du monarque : « livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature, en faire l’unique et le dernier motif de ses actions c’est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef. »             

Antoine Pezey, Louis XIV reçoit le serment de Dangeau, le 18 décembre 1695, XVIIe s. Huile sur toile (détail). Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon 

Antoine Pezey, Louis XIV reçoit le serment de Dangeau, le 18 décembre 1695, XVIIe s. Huile sur toile (détail). Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon 

Diderot ne prône cependant pas la révolution, et ne rejette pas toute forme de « cérémonial ». En évoquant le modèle anglais, « Un Anglais n’a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie ce qu’on a voulu qu’il signifiât », il fait indirectement l’éloge de la monarchie parlementaire, c’est-à-dire de celle qui pose des limites au pouvoir royal. 

CONCLUSION

Au XVIII° siècle, l’Encyclopédie renoue avec la réflexion sur le pouvoir politique, en reprenant les critiques déjà formulées au XVI° siècle, notamment celles sur les atteintes à la liberté et sur les abus d’autorité.

La notion de « contrat » entre « le prince » et ses sujets, dont le « consentement » est nécessaire pour qu’il se maintienne au pouvoir, s’inscrit dans le droit fil de La Boétie. Elle sera prolongée et précisée par Rousseau dans Du Contrat social, publié en 1762, dont s’inspireront les révolutionnaires pour établir les principes de la République en 1789.

Nicolas de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Époques VII et X, extraits, 1793-94

Pour lire le texte

Nicolas de Condorcet

Malgré le terme introducteur du titre, « esquisse », qui suggère un travail sommaire, schématique, une première approche d’un sujet, l’essai  de  Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, est une œuvre ambitieuse : ses « époques » parcourent l’histoire, depuis que « Les hommes sont réunis en peuplades » (Première époque) jusqu’à « la République Française », la dernière et dixième « époque » étant, elle, une projection dans un avenir qu’il voit radieux. Publié à titre posthume, l’ouvrage a alors été reconnu comme « œuvre nationale », malgré la condamnation de Condorcet et sa fin tragique : député girondin depuis 1791, il a été jugé coupable par les Montagnards de la Convention en 1793, et, après quelques mois de fuite, il s’est suicidé après deux jours d’emprisonnement, en 1794.

Né en 1743, Condorcet est donc le seul philosophe des Lumières qui a vécu la Révolution française, ce qui lui permet, tout en remontant dans le temps, de tirer un bilan des progrès accomplis lors du siècle des Lumières.

"Septième époque" : les droit du peuple

Les premières « époques » montrent que le progrès humain n’est pas linéaire, par exemple son essor dans la Grèce antique est suivi d’une décadence. La septième époque, chapitre intitulé « Depuis les premiers progrès des sciences vers leur restauration dans l’Occident, jusqu’à l’invention de l’imprimerie »  constitue un tournant capital dans la mesure où la Renaissance permet au peuple de conquérir de nouveaux droits.

Dans le premier paragraphe, Condorcet montre l’évolution des systèmes politiques aux XV° et XVI° siècles. Il fonde son analyse sur une définition qui, comme l’avait fait avant lui La Boétie et comme l’a imposé la Révolution de 1789, place le « peuple » au centre de la vie politique : il est « ce qui compose vraiment les nations ». Il est donc juste que le peuple dispose de « droits », au premier rang desquels la « liberté ». Mais ces droits sont encore réduits, d’abord géographiquement car réservés à « quelques-unes » des « républiques italiennes », « quelques villes » dans le nord de l’Allemagne ou « quelques portions de l’Helvétie ». De plus, des limites subsistent encore, les « constitutions » restent « imparfaites », car le peuple n’a pas encore les pleins pouvoirs : « sans sortir encore de l’humiliation, [il] était du moins à l’abri de l’oppression ».

L'Habeas Corpus : entête

Comme tous les philosophes des Lumières, Condorcet fait l’éloge de l’Angleterre en raison, notamment, de sa loi dite « Habeas corpus », promulguée en 1679, qui empêche l’emprisonnement arbitraire, existant en France sous la monarchie absolue avec l’abus des « lettres de cachet » permettant des condamnations sans jugement.

L'Habeas Corpus : entête

Le second paragraphe de l’extrait  formule un vibrant éloge de « ces déclarations des droits, regardées aujourd'hui par tous les hommes éclairés comme la base de la liberté », avec l’insistance (« inhérents à l'espèce humaine, et appartenant à tous les hommes avec une entière égalité »), allusion directe à celle de 1789 en France, mais aussi au « Bill of Rights » des États-Unis d’Amérique, en 1791. Cela lui permet, en contrepoint, de dénoncer, sur un rythme ternaire, les principales injustices de l’Ancien Régime, c’est-à-dire l’existence de l’esclavage, avec l’emploi du verbe « souillait », particulièrement péjoratif, puis les privilèges de la naissance, enfin le maintien du peuple dans l’ignorance : « ils ne s’étaient pas élevés jusqu’à la connaissance de ces droits ».

Le "Bill of Rights" : articles I à X

Le "Bill of Rights" : articles I à X

"Dixième époque" : projection dans l'avenir

Intitulé « Des progrès futurs de l’esprit humain », ce chapitre apporte à l’ouvrage sa conclusion.

Condorcet assigne à l’humanité un triple objectif, en decrescendo pour le domaine ciblé mais en gradation pour l’ambition formulée : « la destruction de l’inégalité entre les nations », « les progrès de l’égalité dans un même peuple » et « le perfectionnement réel de l’homme ».

La série d’interrogations qui suit précise les progrès qui restent à accomplir pour atteindre ces objectifs, et la récurrence du verbe « devoir » est déjà une façon de récuser une forme de fatalisme, de résignation face aux situations actuelles de « servitude », de « barbarie ». Un champ lexical péjoratif pour dépeindre toutes ces « inégalités », par exemple « dépendance », « humiliation », « appauvrissement », « préjugés », « stupidité », « misère »…, s’oppose à l’optimisme manifesté par Condorcet. Le passage s’ouvre, en effet, sur le terme d’ « espérances » repris dans la dernière phrase, « la nature n’a mis aucun terme à nos espérances », et renforcé par le choix du futur de certitude : « nous trouverons ».

Fête de la Raison à Notre-Dame en 1793. Eau-forte, 1793. BnF

Comme tous les philosophes des Lumières, et comme leurs prédécesseurs de la Renaissance, Condorcet considère donc que l’homme est perfectible, perfection qu’il fonde sur sa nature même d’être doté de raison. N’est-ce pas le développement de sa raison qui lui a permis d’atteindre « l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les français et les anglo-américains », éloge hyperbolique des peuples libérés par leur révolution ?

Pour préciser les sources possibles de ces progrès, Condorcet pose trois hypothèses, introduites par « soit ».

Fête de la Raison à Notre-Dame en 1793. Eau-forte, 1793. BnF

La première révèle sa confiance en « de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts », sources « de bien-être particulier et de prospérité commune ». La deuxième pose l’idée d’un progrès moral. La troisième, soutenue par une gradation, est encore plus ambitieuse : « le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques […], ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme ? » C’est véritablement la naissance d’un homme nouveau qu’imagine ici Condorcet.

CONCLUSION

Ce texte s’inscrit dans la droite ligne de la réflexion entreprise par les penseurs de la Renaissance. Il associe, en effet, les rôles joués par le développement scientifique et  par l’amélioration politique, qu’il relie tous deux à un progrès moral. Comme à cette époque, il met en valeur l’importance de deux notions, liées : la liberté et l’égalité.

De même, il s’élève avec la même force qu’eux contre toutes les formes de « préjugés » et de « barbarie », dans le refus de la « soumission » aveugle du peuple aux puissants.

Pour en savoir plus sur la vie et l'œuvre de Condorcet

Textes et sujets

Devoir : Les figures du pouvoir dans la poésie du XVI° siècle

Devoir

TEXTES

1. Pierre de RONSARD, Discours des Misères de ce temps, extrait, 1562

2. Pierre de RONSARD, La Franciade, Livre IV, extrait, 1572

3. Pierre de RONSARD, Réponse aux vers précédents du feu roi Charles IX, extrait, 1578.

4. Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, V, « Les Fers », extrait, 1577-1616

Conclusion sur le corpus 

Conclusion

Bilan sur la problématique à partir du corpus

« Comment la pensée européenne élabore-t-elle, à la Renaissance, une réflexion sur le pouvoir politique ? »

     Le parcours dans ce corpus a permis de mesurer les réalités de la Renaissance, d’abord historiques : sont notamment dénoncées la forme des gouvernements, excessivement tyranniques souvent, et les dégâts causés par les guerres, de conquête ou de religion. Cependant, ces critiques posent, en contrepoint, un idéal du « bon prince », qui, pour se maintenir lui-même au pouvoir, serait soucieux du développement de son pays, pour assurer le bien-être de ses sujets, et veillerait à préserver la paix. Les écrivains, les artistes en général, ont été proches des hommes de pouvoir, auxquels ils ont adressé leurs conseils. Mais parfois trop audacieux, ils se sont trouvés condamnés, tel Thomas More, ou censurés, tel Machiavel.

     Nous avons aussi pu constater la dimension européenne du mouvement humaniste à la Renaissance : les artistes ont voyagé à travers l’Europe, ont enseigné dans plusieurs universités, ont correspondu, ont échangé leurs idées, se faisant écho les uns aux autres, comme Érasme et Thomas More. Au-delà de la diversité de leurs œuvres, essai très fréquemment, mais aussi dialogue, roman, voire poésie, c’est bien un courant de pensée qu’ils ont exprimé, même si leurs idées sont parfois masquées derrière le comique, comme chez Rabelais, ou portées par un personnage, comme la Folie chez  Érasme.

      Enfin, chacun de ces auteurs, à sa façon, illustre l’humanisme, c’est-à-dire la volonté de placer l’homme – et non plus le divin – au centre de toutes les questions. Il s’agit avant tout de préserver sa dignité, de respecter sa personne dans tous ses aspects, physiques, psychologiques, moraux, religieux… , d’où les appels à la tolérance, et d’enrichir ses connaissances en l’amenant à réfléchir sur les causes et la finalité de ses actes, par exemple chez La Boétie. Dans le domaine politique, la réflexion concerne aussi bien l’homme de pouvoir, le prince, ses ministres, ses conseilleurs, que ses sujets.

Plusieurs des textes complémentaires ont montré que l’humanisme de la Renaissance, lui-même puisant son inspiration dans l’antiquité gréco-romaine, a trouvé son prolongement tout particulièrement au XVIII° siècle : les philosophes des Lumières se sont nourris de leurs idées pour, à leur tout, dénoncer les abus de leur époque et formuler leurs idéaux. Ils en sont donc les héritiers directs.

Deux genres littéraire : l'utopie et la dystopie

Dans la mesure où les auteurs de la Renaissance cherchent à poser les bases d’un système politique et d’une société meilleurs que ceux de leur époque, il était naturel que se fonde alors la notion d’utopie, illustrée par Thomas More. Elle permet, d’une part d’échapper à la censure en créant un monde imaginaire, « lieu de nulle part », d’autre part de laisser libre cours à tous les rêves, à toutes les fantaisies tout en divertissant le lecteur. Mais l’utopie, qui privilégie le bien-être collectif, conduit à poser une question fondamentale, celle de la liberté laissée à l’individu. Elle peut également apparaître comme la nostalgie d’un passé irrémédiablement révolu.

C’est pourquoi, à l’opposé de l’utopie, va naître, et se développer au XX° siècle, la dystopie. En poussant à l’extrême l’organisation d’une société où l’individu doit s’effacer au profit de la collectivité, se crée un monde totalitaire, où règnent les contraintes, voire la violence. On en arrive alors à l’exact contraire des valeurs de l’humanisme, comme dans La Ferme des animaux d’Orwell.

Lecture personnelle : George Orwell, La Ferme des animaux, 1945

La reprise collective de la lecture personnelle mettra en lumière quatre points :

- L'intrigue : à partir du schéma narratif seront dégagées les notions d'utopie et de dystopie.

- Les parallèles historiques : avec le nazisme, avec le stalinisme.

- Le sens du dénouement.

- L'intérêt de l'oeuvre : en tant qu'apologue et par son aspect divertissant.

Pistes de lecture

Orwell, La Ferme des animaix, 1945
Orwell
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