Parcours : Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576


Pour présenter le corpus
Le programme de littérature portant sur l’étude de "La littérature d’idées" en vue de l’épreuve du baccalauréat propose, à partir de la rentrée scolaire de 2025 et pour quatre ans, le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie. Le choix de cette œuvre implique la découverte d’une période littéraire particulièrement riche, celle de la Renaissance où s’impose l’idéal humaniste.
Après une introduction, l’œuvre est présentée de façon générale, ce qui conduit à poser la problématique qui va guider l’analyse : Comment La Boétie dénonce-t-il les procédés du tyran pour déposséder son peuple de son bien le plus précieux, la liberté ? Puis, cinq explications linéaires d’extraits significatifs accompagnent deux études d’ensemble sur les enjeux principaux.
Ces activités sont prolongées par des lectures cursives de documents complémentaires, une approche d’une nouveauté picturale propre à cette époque, le portrait, et conduisent à des travaux d’écriture, une contraction de texte (sujet proposé aux lycéens des séries technologiques), un écrit d’appropriation, qui permet le réemploi des procédés du discours, et une dissertation. Le parcours se termine par une conclusion, qui récapitule les observations stylistiques et répond à la problématique.
Introduction
Pour voir l'étude d'ensemble
L'auteur
Le Discours de la servitude volontaire, qu’Étienne de La Boétie (1530-1563) a composé en 1548, paru en 1576, illustre tous les savoirs acquis par ce jeune humaniste durant ses études, en annonçant aussi ses centres d’intérêt, dont il témoignera ensuite en exerçant sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux.
Le contexte
Il est donc important, avant d’étudier l’œuvre, de connaître le contexte de son écriture, c’est-à-dire l’idéal humaniste de la Renaissance, fondé sur la volonté de développer toutes les connaissances, depuis celles héritées de l’antiquité gréco-romaine jusqu’aux nouvelles découvertes. Mais le thème abordé, la « servitude », obligé à s’intéresser aussi à la façon dont s’exerce alors le pouvoir politique, tandis que naissent les conflits territoriaux et religieux.
Il peut être demandé aux élèves d’effectuer une recherche afin de construire une frise chronologique mentionnant les dates clés et les temps forts de la Renaissance.
Lecture cursive : Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486
Pour lire l'extrait
Le titre invite à une première comparaison à l’œuvre de La Boétie : la forme d’un « discours », donc d’une argumentation adressée par son auteur à un destinataire. Mais là où le titre de La Boétie indique un réquisitoire, la mention de « la dignité de l’homme » indique qu'au contraire Pic de La Mirandole va faire un éloge.
Premier paragraphe
Dans un premier temps, on s’intéresse à l’énonciation, émetteur et destinataire. Ainsi on note l’emploi du « je », implication directe de l’auteur, et son interpellation, « Pères », qui désigne des homme d’Église auxquelles la dernière phrase du paragraphe adresse une prière, sous forme injonctive, certes, mais qui respecte une des règles posées par la rhétorique héritée de l’antiquité : le début d’un discours forme un exorde qui doit "capter la bienveillance" de son auditoire, d’où l’excuse ici formulée par avance.
Ensuite, l'éloge s'affirme par la connotation méliorative du lexique, avec les nombreux termes laudatifs et l’emploi de superlatif, et il est encore renforcé par les modalités expressives : exclamation et question rhétorique.
Deuxième paragraphe
Pour analyser le récit qui, au cœur du texte, vise à justifier la grandeur de l’homme, deux étapes sont retenues.
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Dans un premier temps, est observée la structure d'ensemble, le passage du récit au discours de Dieu à l’homme, directement rapporté : « il lui adressa la parole en ces termes ».
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Dans un second temps, on relève les connecteurs logiques qui marquent les moments du récit, une réécriture de la Genèse biblique, qui conduit à l’ultime créature, « l’homme » auquel est attribué un rôle prédominant, célébrer la « beauté » et la « grandeur » de l’univers créé : « Déjà » (l.9), « Mais » (l.13), « Aussi » (l.15), « Or » (l.16), « Mais » (l.20), « En fin de compte » (l.25), « donc » (l.27)
Ce relevé amène à formuler, d’une part le dilemme du créateur divin – qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? –, d’autre part sa décision : il aura la totalité de « tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » De là, vient, tout naturellement, sa supériorité.
La relecture du discours adressé par Dieu à Adam attire l’attention sur les négations multipliées, qui mettent en valeur ce qui est le propre de l’homme par rapport aux autres créatures et qui amènent à mettre en évidence l’origine de sa supériorité, sa liberté : « les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée ».

Michel-Ange, « La création d’Adam » (détail). Fresque d’une voûte de la chapelle Sixtine
Pour conclure
La Mirandole insiste donc sur la liberté inscrite dans la nature humaine pour en tirer une conséquence à la fin de l’extrait, révélatrice de l’importance accordée à l’éducation par les humanistes de la Renaissance : tu as le « pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même », lui dit-il, pour le pire, adopter des « formes inférieures, qui sont bestiales » ou pour le meilleur, « te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.»
Mise en place de la problématique
Comment La Boétie dénonce-t-il les procédés du tyran pour déposséder son peuple de son bien le plus précieux, la liberté ?
Le verbe « dénonce » donne la clé de l’œuvre : l’auteur entreprend une critique, l’œuvre est donc un réquisitoire. En lien avec ce genre littéraire, l’adverbe interrogatif « comment » invite à s’interroger sur les ressources de l’écriture, ce qui implique d’étudier son argumentation pour à la fois convaincre la raison du lecteur par ses réflexions, et le persuader en touchant ses sentiments de façon à ce qu’il partage sa dénonciation.
De ce fait, il convient de déterminer la cible principale de cette dénonciation : « les procédés du tyran ». Il s’agira donc de mesurer non seulement les reproches adressés à celui qui exerce un pouvoir absolu, en observant le portrait qu’il en brosse, mais aussi la façon dont ce pouvoir a pu s’établir et, surtout, se maintenir sans susciter de révolte.
Le peuple devrait, en effet, se révolter contre le tyran, puisque son objectif premier est de le « déposséder », de lui ôter donc un « bien » qui lui appartient en propre. L’hyperbole méliorative, qui le qualifie par un superlatif, « le plus précieux », place donc, face au blâme du tyran, un éloge qu’il faudra mesurer, celui de la « liberté ».
Ainsi, cette problématique conduit à faire apparaître un paradoxe : si la liberté est si précieuse, comment expliquer que le « peuple » accepte de la perdre ? Il faut véritablement, soit que le tyran dispose de pouvoirs exceptionnels, soit que le peuple soit, lui, d’une insigne faiblesse…
Présentation du Discours de la servitude volontaire
Pour se reporter à l'étude

Après une lecture des circonstances de l’écriture, c’est-à-dire des sources d’inspiration de La Boétie, des conditions de sa parution et de sa réception, deux activités sont proposées :
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Seront analysés les termes composant le titre principal, afin de mettre en évidence l’oxymore, puis sera dégagé, en lien avec le contexte historique, le sens particulier du sous-titre.
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Après un rappel de la rhétorique antique fixant les étapes d’un « discours (exorde, narration, confirmation et péroraison), on déterminera la structure par une observation de l’œuvre, en particulier des transitions.
Deux lectures cursives prolongent cette approche générale.
Pour lire l'œuvre
Lectures cursives : deux extraits de présentation du Discours
Premier extrait : Michel de Montaigne, Essais,1580-1588, Livre I, XXVIII, « De l’amitié »
Dans le second paragraphe de ce texte, en écho au titre de ce chapitre des Essais, « De l’amitié », Montaigne rappelle la relation nouée avec La Boétie, comment elle est née et la force qu’elle a eue, puisqu’il a hérité de sa « bibliothèque » et de « ses papiers ».
Pour lire l'extrait de Montaigne
Mais l’extrait commence par un éloge de son ami, dont il souligne la « jeunesse » en regrettant que sa mort précoce ne lui ait pas permis d’autres écrits, en mettant en valeur son talent exceptionnel : « nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable. » Après la mention du titre de l’œuvre et de son sous-titre, une phrase suffit à la caractériser : « Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. » Il l’inscrit ainsi dans un genre littéraire, l’« essai », donc un écrit où l’auteur propose une argumentation pour défendre une thèse. Mais l’on note l’ordre adopté pour définir le contenu : en premier est placé la volonté de prôner « la liberté », ce qui peut apparaître contredire le terme du titre, « servitude » mais correspond à la place accordée à l’éloge de cette valeur dans la première partie du Discours ; ce n’est que dans un second temps que, en lien avec le sous-titre, « Contr’Un », il cite précisément la cible dénoncée, en généralisant le critique à tous ceux qui exercent un pouvoir absolu.
Second extrait : Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576, du début à « …les plus forts. »
Pour lire ce début
La tradition rhétorique, depuis Aristote, Cicéron et Quintilien, veut qu’un discours débute par un exorde, destiné à la fois à en poser le thème retenu par l’auteur et à "capter la bienveillance" de son destinataire, en éveillant son intérêt.
Une amorce paradoxale (du début à la ligne 14)
Rien d’étonnant à ce qu’un humaniste ouvre un essai sur une citation empruntée à l’auteur le plus célèbre de l’antiquité grecque, Homère. En revanche, ce choix est plus étonnant : La Boétie critique aussitôt cette affirmation d’Ulysse, qui approuve le pouvoir d’un « maître », alors que lui-même y voit une « servitude », dénoncée comme « dure et déraisonnable ». Ainsi, tout en tentant d’« excuser » le discours d’Ulysse - des « circonstances » auraient exigé que le chef s’impose face à la « révolte de l’armée » - La Boétie réaffirme avec force son refus personnel de tout pouvoir absolu : « c’est un malheur extrême que d’être assujetti à un maître ».
La prudence de l’auteur (des lignes 15 à 22)
Avant de poser le thème de son discours, il commence par exclure une question, souvent abordée par les philosophes dans l’antiquité, notamment en lien avec l'histoire romaine : « savoir "si d’autres républiques sont meilleures que la monarchie" ». Or, La Boétie a vécu sa jeunesse sous le règne de François Ier qui s’achève, en 1547, peu avant la rédaction du Discours, un roi qui a cherché à imposer son autorité absolue, son "imperium" pour reprendre le terme latin, à la fois à l’extérieur, par des guerres pour revendiquer ses droits sur plusieurs territoires européens, et à l’intérieur il renforce l’autorité royale. Ainsi, remettre en cause l’absolutisme d’un "roi de droit divin" est dangereux, alors même que la religion réformée commence à le remettre en cause. D’où la justification de son refus : un tel sujet « provoquerait toutes les disputes politiques. » Cependant, on note déjà l’habile stratégie du jeune écrivain, qui parle par prétérition. À peine a-t-il formulé le refus de traiter ce sujet, qu’il répond en critiquant la monarchie : « il est difficile de croire qu’il y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. »
Le thème posé (des lignes 23 à la fin)
L’expression d’un paradoxe : En feignant la naïveté par son affirmation nominale, « chose vraiment étonnante », La Boétie introduit son thème, en écho à l'oxymore du titre de son œuvre. Il met en fait en évidence un paradoxe : comment expliquer qu’« un tyran seul » puisse imposer la « servitude » à « tant d’hommes, tant de bourg, tant de nations » ? Pour répondre, il faut envisager qu’elle soit « volontaire », c’est-à-dire que ceux-ci « veulent bien l’endurer » et préfèrent « tout souffrir de lui que de le contredire. »
Une double tonalité : En même temps, le ton adopté accentue la dénonciation de cette servitude, car La Boétie brosse une description pathétique du peuple souffrant, « un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug », ce qui amène à « en gémir » : ne faut-il pas plaindre « la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance », à se soumettre car ils ne sont « pas toujours les plus forts » ? Cependant, parallèlement se met en place la tonalité polémique car une accusation double est déjà lancée : d’un côté contre un tyran qualifié d’« inhumain et cruel », de l’autre contre ses sujets, « fascinés et pour ainsi dire ensorcelés », donc se laissant aveugler par ce pouvoir.
La narration, de « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ?... » à « …sur la convoitise. »
Pour lire la description
Dans l’exorde de son Discours, La Boétie a nettement posé sa problématique en lien avec le titre, comprendre ce qu’il présente comme un paradoxe incompréhensible, que tant d’hommes puissent accepter « la servitude » imposée par un seul homme. Il a déjà avancé sa thèse : ils sont « fascinés et pour ainsi dire ensorcelés ». Il poursuit, selon la tradition rhétorique héritée de l’antiquité, par la "narration", qui décrit l’horreur de cet asservissement, pour amener un vibrant éloge de la liberté.
Première partie : une violente polémique (du début à la ligne 11)
Un questionnement indigné
L’indignation de l’auteur ressort dès les trois questions initiales, dont la gradation conduit à une exclamation qui complète l’image terrible de la « servitude ».
Les deux connecteurs qui soutiennent la première question soulignent, dans cette invocation à « Dieu », à quel point cette situation est inadmissible : « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? » En même temps, l’auteur invite ainsi le lecteur à partager cette révolte, et à juger à son tour la situation que le pronom démonstratif ne nomme pas encore, mais qu’il s’apprête à qualifier.
L’adresse au lecteur se confirme dans la deuxième question, avec le pronom « nous » qui traduit la volonté de l’auteur de l’associer à son jugement : « Comment appellerons-nous ce malheur ? » Dans un premier temps, c’est la douleur subie qui est mise en valeur.

L’indignation s’accentue dans la question suivante, mais le redoublement emphatique, « Quel est ce vice, ce vice horrible », élargit la colère de celui qui impose le « malheur » à ceux qui l’acceptent, eux aussi jugés coupables. Le rythme de la question amplifie la dénonciation, avec le double jeu d’opposition entre la normalité du pouvoir et son abus, « voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés », et l’énumération finale des négations fait de l’acceptation du néant, lui aussi posé en gradation, imposé par la tyrannie un scandale : « n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ».
Pierre Woeiriot, Phalaris, tyran d’Aggrigente, condamnant le sculpteur Perillos à être brûlé dans le taureau d’airain, avant 1562. Gravure sur cuivre d’après Baldassare Peruzzi, 22,4 x 17
La description dans l’exclamation finale regroupe dans un même blâme le peuple opprimé et celui qui l’opprime, d’un côté par l’énumération péjorative des injustices infligées, de l’autre par l’insistance sur l’absence de résistance des victimes : « De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! » L’opposition entre les négations et les derniers mots « un seul » met en valeur cette passivité jugée inadmissible.
Le portrait du tyran
Pour accentuer le caractère incompréhensible de la soumission, La Boétie brosse un portrait sévère qui fait ressortir la faiblesse du tyran, opposé aux deux symboles de puissance, celui emprunté à la mythologie, « Hercule », célèbre pour ses douze travaux, et « Samson » dont le récit biblique relate les combats et comment il a fait s’écrouler à mains nues le palais de ses ennemis. La critique est accentuée par le lexique péjoratif, tel le qualificatif d’« hommelet » qui le minimise, et la double hyperbole, « souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation », deux reproches développés avec insistance : « qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore satisfaire la moindre femmelette ! » Le rythme binaire des relatives souligne à la fois, par la double négation, le manque de courage au combat et, par la gradation, une impuissance dégradante qui lui ôte toute virilité.
Gillot Saint-Evre, Charles VI (1368-1422) : la faiblesse du « roi fou », 1838. Huile sur toile, 92 x 74. Château de Versailles

Deuxième partie : le blâme de la soumission (des lignes 11 à 27)
Après les questions posées au début, La Boétie poursuit l’implication de son lecteur auquel il propose des réponses, au fur et à mesure de sa dénonciation de la « servitude », soumission qu’il cherche à expliciter, mais toujours sous une forme interrogative.
Une argumentation en gradation
L’argumentation se construit sur trois hypothèses qui reprennent l’opposition entre le le « seul » tyran et le nombre des sujets, progressivement accru, avec un écrasement lui aussi amplifié par le lexique péjoratif, « Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul », « Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul ». La troisième hypothèse porte à son apogée le constat de cette soumission, dont la disproportion est rendue inadmissible par l’insistance sur le nombre et sur le statut des victimes : « Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves ».
La justification impossible
La recherche d’une explication dans les premières questions de cet extrait, se poursuit par deux réponses suggérées, mais toujours sous forme interrogative, avec un chiasme qui précise le blâme en l’accentuant : « Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? »
Chaque hypothèse amène alors une réponse, mais avec des rejets successifs :
Il commence par une concession quand le combat reste dans une proportion réduite : « c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de cœur. » Mais cette concession est niée dès que la disproportion augmente par le refus que l’interrogation cherche à faire admettre au lecteur. Il oppose l’idée que la servitude vient seulement un manque de courage, « dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui […] et que ce n’est pas couardise », à une autre explication : « ou qu’ils ne le veulent pas », « mais plutôt dédain ou mépris », c’est-à-dire une indifférence qui conduit au refus de s’engager. Il invite ainsi le lecteur à partager sa colère, puisque déjà il fait allusion à l’adjectif du titre : « servitude volontaire ».
La dernière hypothèse amène la reprise des mêmes questions, « comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? », mais la disproportion numérique, reprise et poussée à l’extrême, rend le refus plus catégorique : « Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise ». La concession marque la volonté d’objectivité de La Boétie, mais la réponse nie avec force toute explication par la peur, en soutenant ce déni par les comparaisons qui inversent l’hypothèse : « elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. » Il est tout aussi absurde de penser qu’un seul homme, le tyran, peut écraser un peuple, que de penser qu’un seul soldat puisse détruire les forces symboliques de la tyrannie, cités en gradation : « une forteresse », « une armée », « un royaume ».
L'aporie
La conclusion de ces hypothèses ne permet, en réalité, que de formuler une nouvelle question, qui révèle une terrible aporie : l’impossibilité d’apporter une réponse certaine au constat du « malheur » imposé par le tyran sans la moindre résistance de ses sujets. Certes, l’adjectif renforce encore le blâme, qualifié de « vice monstrueux », mais les relatives soulignent l’échec, d’abord de toute appellation pouvant l’expliquer : « qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid ». Mais il y a pire encore, un sévère jugement moral de la servitude : « que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer. » Elle échappe, en effet, à tout ce qui relève de l’humanité, la « nature » même qui a doté l’homme de force et de faiblesse, et la « langue » qui est la caractéristique propre à l’homme. En avouant son impuissance, La Boétie invite donc son lecteur à s’interroger à son tour.
Troisième partie : l’éloge de la liberté (des lignes 28 à la fin)
Deux camps opposés
Pour dépasser cette aporie, La Boétie pose une nouvelle hypothèse, qui inverse la perspective puisqu’il n’évoque pas la soumission, la « lâcheté » ou la « couardise », mais son contraire, la révolte et le combat : « Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains. » De plus, il remet une égalité numérique entre les deux camps placés face à face, résistants et conquérants, que le but de leur combat oppose : « les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. »
De la même façon que précédemment, il construit sa relation avec ses lecteurs, ici directement interpellés : « Auxquels promettrez-vous la victoire ? » Il précise ensuite sa question en soulignant les mobiles qui les opposent : « Lesquels iront le plus courageusement au combat ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? » Mais la négation restrictive sous-entend déjà l’échec promis à ceux qui ne pensent qu’à asservir leurs adversaires, de même que le lexique mélioratif pour les premiers face au lexique péjoratif accentué pour les seconds : à « espèrent la récompense », termes valorisants, répond les termes purement matérialistes, « attendent pour salaire », suggérant qu’il ne s’agit que de mercenaires, et l’insistance sur la brutalité du combat : les « coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent ».
Il renforce encore leur opposition dans le parallélisme, « Les uns », « Les autres », qui précise les valeurs qui les motivent :

Pour illustrer la bataille entre les Spartiates et les mercenaires perses, The Granger collection, New York
Les combattants de la liberté sont valorisés parce qu’ils s’appuient sur une valeur intemporelle, qui dépasse donc leur seul intérêt immédiat : ils « ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir. » De plus, associant la liberté à la promesse de « bonheur », cette valeur devient le bien suprême. Enfin, leur combat dépasse leur seule personne, puisqu’ils sont prêts à aller jusqu’au sacrifice pour préserver la liberté d’autrui : « Ils pensent moins à ce qu’ils endurent le temps d’une bataille qu’à ce qu’ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. » La liberté est donc présentée comme une valeur transcendante.
Inversement, les conquérants sont dévalorisés, d’abord par le terme d’« aiguillon » qui les animalise en les comparant à des bœufs que cet outil pousse à avancer. La force qui les pousse est elle aussi minimisée par la négation restrictive et le lexique péjoratif : ce n’est « qu’une petite pointe de convoitise », c’est-à-dire le seul appât du gain, salaire ou butin. Enfin les deux subordonnées relatives, « qui s’émousse soudain contre le danger, et dont l’ardeur s’éteint dans le sang de leur première blessure », confirment leur faiblesse.
Les exemples et leur rôle
Illustrant l’importance accordée, par les humanistes de la Renaissance, aux auteurs de l’antiquité, et comme le veut la tradition rhétorique qui demande qu’une argumentation soit appuyée par des exemples, La Boétie reprend ici le récit de l’historien Hérodote sur la conflit opposant les Grecs, en citant le général athénien Miltiade arrêtant les mercenaires perses à Marathon en 490 av. J.-C., ou aux Thermopyles en 480 av. J.-C., avec le spartiate Léonidas, ou encore Thémistocle, autre général athénien, victorieux lors de la bataille de Salamine. S’il ne mentionne pas ces victoires, c’est qu’elles sont si éclatantes que ses lecteurs lettrés les connaissent forcément, mais il en souligne la valeur de modèles : elles « datent de deux mille ans et qui vivent encore aujourd’hui aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d’être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs et pour l’exemple du monde entier ».
En revanche, sa question interpelle son lecteur en mettant en valeur, par l’image célèbre de Salamine, la victoire obtenue malgré le décalage numérique entre les Grecs et les Perses, souligné : « Qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non pas le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n’auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies ? »

Wilhelm von Kaulbach, La Bataille de Salamine, 1868. Huile sur toile, 62 x 105. Neue Pinakothek, Munich
Le parallélisme de sa réponse apporte au passage la réponse, un vibrant éloge de la liberté, « Dans ces journées glorieuses, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur la convoitise », qui ne fait que renforcer la critique des peuples qui ont accepté la « servitude ».
La démonstration est ainsi achevée : si ces illustres prédécesseurs ont pu maintenir leur liberté, c’est bien que la « servitude » est « volontaire ».
CONCLUSION
La Boétie choisit la tonalité polémique, en exagérant systématiquement la violence lexicale, le rythme et les modalités expressives des phrases pour faire partager au lecteur, sans cesse interpellé, sa dénonciation indignée de la soumission des peuples à un seul maître qui les écrase. S’explique ainsi le sous-titre de l’œuvre, « Le Contr'un », tandis qu’est posé un premier portrait du tyran, particulièrement critique. Il recourt alors à toutes les ressources de la rhétorique, héritée de l'antiquité, pour répondre à sa problématique en cherchant à expliquer ce comportement inadmissible qui ôte à l’homme tout ce qui constitue sa nature. Tout en justifiant le titre principal du Discours, il démontre, grâce aux exemples développés, qu’il ne peut s’agir que d’une « servitude volontaire ». La "narration" fixe dont les deux cibles de sa colère : un maître, certes, mais aussi des peuples qui acceptent d’être privés de leur « bien le plus précieux », la liberté dont il fait l’éloge.
Contraction de texte
Pour se reporter à l'extrait
Un des deux sujets de l’épreuve du baccalauréat pour les sections technologiques demande de résumer un texte, en lien avec l’objet d’étude (ici « la littérature d’idées ») et/ou l’œuvre étudiée. Avant d’effectuer cet exercice sur les textes proposés de 600 mots environ, à réduire au quart, il faut s’entraîner sur des textes plus courts afin de maîtriser les exigences de ce travail. Ainsi, en lien avec l’éloge de la liberté étudié dans l’explication précédente, est proposé ici un extrait du Discours de la servitude volontaire de 327 mots, à réduire à 82 mots sachant qu’est autorisée une marge de plus ou moins 10%.
Pour voir la correction
Une correction présente une méthode d’analyse du texte, suivie de l’observation d’une proposition rédigée.
Ghislaine Cotentin-Rey, Le Résumé, le compte rendu, la synthèse, "savoir faire", Clé International

Une violente exhortation, de « Pauvres gens misérables... » à « …et se rompre. »
Pour lire l'extrait
Dans l’exorde de son Discours, La Boétie a présenté sa problématique comme un paradoxe incompréhensible, que tant de peuples puissent accepter « la servitude » imposée par un seul homme. Il dépeint ensuite le « malheur » qui accable les peuples asservis, tout en faisant l’éloge de la liberté. Mais s’il critique le tyran, en écho au titre, sa thèse cible aussi un autre coupable : « C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ». C’est pourquoi, il interpelle avec force les victimes pour les exhorter à une lutte afin de reconquérir leur liberté perdue : comment la tonalité de cette exhortation en fait-elle un violent réquisitoire ?
Première partie : le peuple opprimé (du début à la ligne 11)
La misère des peuples
La première apostrophe qui ouvre cet extrait, « Pauvres gens misérables », traduit la compassion de La Boétie pour les peuples écrasés par la tyrannie. Mais le rythme ternaire inverse, dans les deux interpellations qui suivent, la pitié en colère contre ces peuples accusés, « insensés », « aveugle », c’est-à-dire incapables de comprendre leur propre situation, et, pire encore, « opiniâtres à leur mal », c’est-à-dire qui se résignent à l’esclavage comme si leur malheur leur convenait.
La passivité dénoncée
La récurrence du pronom « vous » scande cette accusation qui se précise ensuite dans l’énumération qui suit, avec la reprise verbale qui leur reproche leur passivité : « « Vous vous laissez enlever sous vos yeux », « vous laissez ».
L’accent est d’abord mis sur la dimension matérielle du malheur, car le premier but du tyran est d’accroître ses richesses, avec l’hyperbole, « enlever le plus beau et le plus clair de votre revenu », allusion au poids des impôts, puis accentuée par le rythme ternaire, en gradation : « piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! ». On passe, en effet, des « champs » aux « maisons », tandis que la mention des « ancêtres » pour le vol mentionné sous-entend qu’ils sont privés de leur origine même, de leur inscription dans l’histoire.
D’où la brève conclusion négative qui les montre réduits au néant : « Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. » Enfin, pour mettre en valeur le reproche, La Boétie recourt à une hypothèse empreinte d’ironie marquée par l’antithèse entre le lexique mélioratif et l’énumération négative, nouvelle gradation : « Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. »

Jacques Callot, « Le pillage d’une ferme », in Les grandes misères de la guerre, 1633. Gravure, Metropolitan Museum of Art
La culpabilité inversée
On considère en général la tyrannie comme une violence exercée contre le peuple qui subit sans pouvoir rien faire leurs souffrances rendues insistantes par l’énumération en tête de phrase : « tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine. » Mais La Boétie inverse la culpabilité par l’opposition qui rappelle au peuple sa part de responsabilité, car c’est bien lui qui a permis au tyran d’accéder au pouvoir : ces souffrances « ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est ». Il a donc ajouté aux « ennemis » extérieurs, qui déchaînent les guerres, un « ennemi » intérieur, qui fait la guerre à son propre peuple. La Boétie amplifie encore cet aveuglement du peuple par la mise en place en gradation du paradoxe que représente le sacrifice suprême, mis en valeur en fin de phrase : « de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. » Ainsi se trouve confirmée la soumission du peuple, en écho à l’oxymore du titre du Discours.
Deuxième partie : la « servitude » (des lignes 13 à 28)
Le peuple complice
Ce constat amène l’auteur à insister sur son blâme du peuple, violemment accusé d’être, en fait, complice du tyran, par l’emploi du pronom « vous » dans la fonction de sujet là où il était considéré comme objet, comme victime : « Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. »
Les six questions rhétoriques qui suivent soutenues par l’insistance sur la seconde personne du pluriel, qui met en parallèle le peuple victime, avec la répétition du pronom « vous », en fonction de complément d’objet, et les hypothèses où il devient sujet actif, soulignent sa responsabilité dans chacun des moyens dont dispose le tyran. Ainsi, la première question, « D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? » Les images, ses « yeux », ses « mains », « ses pieds », qui rappellent les monstres mythologiques, les cent yeux d’Argus, les tentacules de l’hydre de Lerne, reprennent les éléments cités précédemment pour dévaloriser le tyran, autant de forces pour asservir le peuple, pour le « détruire » : sa police qui le surveille et ses soldats qui peuvent exercer une cruelle répression.
Ainsi, La Boétie met en évidence la complicité du peuple, puisqu’il s’est mis au service du tyran : « A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? » L’hypothèse qui répond à la question suivante, « Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? », va plus loin encore, car le choix lexical compare l’interaction entre le tyran et son peuple à l’entente secrète qui unit des malfaiteurs. Le rythme ternaire des réponses à l'ultime question, « Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? », confirme d’ailleurs cette union, puisque, nommé « larron », le tyran est accusé, comparé à un brigand de grand chemin, puis est qualifié de « meurtrier ». Mais les sujets du tyran ne valent pas mieux, « receleurs », donc protecteurs de la richesse accaparée, et « traîtres » puisqu’ils deviennent « complices » en ne luttant pas pour défendre leurs frères.
La désacralisation du tyran
Pour renforcer l'accusation de cette soumission du peuple, La Boétie lui oppose une démythification du tyran, introduite par le connecteur « pourtant ». La négation restrictive, « Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps », lui ôte toute la dimension divine – celle accordée au roi de France dit "de droit divin" en rappelant son humanité, et cette égalité est amplifiée par la négation totale : « et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. » Il n’est donc qu’un simple humain, et, à ce titre, rien ne le rend supérieur à ses sujets.

École du Palais de Charles le Chauve, Le sacre du roi de droit divin, vers 1869-1870. Peinture sur parchemin, 27 x 21. BnF
Les abus du tyran
Pour concrétiser cette accusation de complicité, La Boétie multiplie les exemples des abus dont trois aspects sont mis en valeur pour composer un portrait péjoratif du tyran :
« Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries » réitère le reproche d’avidité matérielle qui fait du tyran un voleur exploitant le travail fourni par son peuple.

Il passe ensuite à un reproche plus grave, celui d’immoralité, « sa luxure », un des sept péchés capitaux qui met en relief la part animale de l’homme, esclave de ses instincts charnels. Sa richesse et son pouvoir lui permettent, en effet, de se dispenser de toute morale aux dépens des « filles » violées, « vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure », et le peuple se retrouve victime de ses pratiques corrompues. Le blâme est souligné par le lexique violemment péjoratif : « se mignarder dans ses délices », « se vautrer dans ses sales plaisirs », où le verbe rapproche le tyran d’un animal tel le porc qui « se vautre » dans la boue.
Pieter Brueghel, La Luxure, 1558. Gravure sur cuivre, 22,5 x 29,5
Enfin, vient la guerre, et rappelons les nombreux conflits qui se sont déroulés au XVIème siècle pour des conquêtes territoriales ou pour une succession, d’où la double cause mentionnée : « ses convoitises », à savoir ses ambitions, et « ses vengeances », en réponse à un déni ou à une agression. La dénonciation est accentuée par la gradation qui s’achève sur l’image violente : « vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie ».
Le Tintoret, Frédéric II conquiert Parme en 1521, 1578-1579. Huile sur toile, 212 x 283,5. Alte Pinakotek, Munich
Les fautes du peuple
Si La Boétie s’indigne contre le tyran, son indignation vise aussi le peuple. Dans une longue énumération la préposition « pour » associe, en effet, chaque acte du peuple, constructif, aux violences propres à la tyrannie. Les actions des sujets , « Vous semez », « vous meublez et remplissez vos maisons », « vous vous usez à la peine » « vous vous affaiblissez », montrent leur dur travail, mais tout cela est une faute, car mis au service du tyran, qui détruit leurs « filles » et leurs « enfants », eux aussi exploités. La conséquence est un asservissement total : « il les rend[…] ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances », c’est-à-dire serviteurs fidèles et bras armés. C’est donc bien le peuple qui permet au tyran de se maintenir au pouvoir en se mettant à son service, et même en agissant à sa place. Est ainsi à nouveau confirmée la « servitude volontaire » du peuple, « Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort », avec une métaphore qui le rabaisse à l’état d’un animal soumis à son maître.

Troisième partie : le chemin de la liberté (de la ligne 28 à la fin)
L'éveil du peuple
Cependant, ce réquisitoire resterait sans intérêt s’il ne conduisait pas à poser la question de savoir s’il est possible au peuple de sortir de cet esclavage, et à quelles conditions. Puisque les peuples, au début de l’extrait, ont été jugés « aveugles à [leur] bien », la première exigence est, en effet, de l’amener à ouvrir les yeux, ce qui est l’objectif de ce discours : des hommes instruits ne seront plus « insensés » et pourront réfléchir à leur situation. La Boétie revêt donc ici le rôle de guide.

Ainsi, plaçant en tête de conclusion le rappel du double portrait qu’il vient de faire, du tyran et de ses sujets, il tente de leur faire honte de cet asservissement qui les animalise pour les encourager ensuite : « Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer ». Le conditionnel affirme ici une véritable possibilité, mais avec une condition en deux temps : « si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. » Il ne masque donc pas la difficulté d’atteindre l’objectif souhaité, la liberté, mais invite à une reconquête ce qui est le propre de l’homme, ce qui lui donne sa dignité, c’est-à-dire l’exercice de son libre-arbitre, d’où le verbe « vouloir » mis en valeur en fin de phrase.
Hems Schenselin, Le soulèvement des paysans allemands, 1525-1526. Gravure, collection privée
Une exhortation
En réponse à l’interpellation qui a ouvert le passage, le dernier paragraphe se termine par une exhortation, qui figure la péroraison de ce réquisitoire, renforcée par l’injonction initiale, « Soyez résolus ». Le présentatif fait apparaître la libération comme facile et immédiatement réalisable : « et vous voilà libres ».

L’intervention directe du locuteur (« je ne vous demande pas ») renforce sa certitude, affichée aussi par le choix du futur : « et vous le verrez… ». Ainsi, puisque le tyran ne tire sa puissance que du peuple, cela semble simple : les deux conditions exclues, « le pousser » et « l’ébranler » exclues montrent qu’il suffit de « ne plus le soutenir » pour que cette puissance s’écroule d’elle-même. La comparaison finale, accentuée par les images, traduit une vision optimiste de la chute possible du tyran par le refus de se soumettre à lui : « vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »
CONCLUSION
Ce passage est un violent réquisitoire contre la tyrannie qui écrase le peuple, dans lequel La Boétie pose une question essentielle : « pourquoi obéit-on ? ». Selon lui, un homme ne peut asservir un peuple si ce peuple ne s’asservit pas d’abord lui-même. Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle seule ne suffit pas à définir l’État. C’est à cause de la légitimité que la société lui accorde que les crimes sont commis. La Boétie inverse donc la perspective de l’auteur italien, Machiavel, dans Le Prince, essai paru en 1532, qui, en expliquant comment le tyran construit son pouvoir, considérait que le peuple pouvait en tirer profit, car le tyran devait ménager l’intérêt de ce peuple, donc veiller à sa prospérité. La Boétie, lui, juge que le peuple est lui aussi responsable du pouvoir abusif exercé par le tyran. Il montre ici un peuple asservi et opprimé, mais qui pourrait réagir à force de volonté, à travers les personnes lucides et éclairées. Il est donc optimiste, mais cela n’empêche pas la question : un peuple asservi à ce point peut-il encore trouver la force de résister ?
La statue de Ramsès II effondrée. Temple de Ramsès, Louxor
Étude d’ensemble : un enjeu, la liberté
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
Dès l’ouverture de son Discours, La Boétie dénonce la « servitude », imposée à tout un peuple. Mais, s’il en accuse le tyran, l’adjectif « volontaire » fait aussi porter la culpabilité sur ceux qui se soumettent. Pourtant, la liberté n’est-elle pas le bien le plus précieux, pour l’homme, donc pour les peuples ?
Le début de son analyse permet de mesurer l’éloge de la liberté, valeur inscrite dans la nature même de l’homme depuis la décision d’un Dieu créateur. Ainsi, alors que la tyrannie fait tout pour ôter au peuple toute liberté, La Boétie, lui, essaie de le réveiller en l’invitant, comme nous l’avons vu dans la deuxième explication, à reconquérir sa liberté perdue, en soulignant le mérite de ceux qui ont résisté dont il cite les cas les plus illustres. En se reportant à l’étude d’ensemble, les élèves relèveront quelques-uns de ces exemples, et noteront deux ou trois citations significatives.
Ce bilan permet de passer ensuite au rôle adopté par La Boétie : en éclairant les moyens qui amènent le tyran au pouvoir et lui permettent de s’y maintenir, il éclaire le peuple pour qu’il entreprenne de ne plus être dupe, donc puisse résister.
Lecture cursive : Xerxès et les Spartiates
Pour lire le texte
Par sa démarche, le Discours de La Boétie en faveur de la liberté propose une argumentation dont l’approche philosophique peut parfois paraître ardue au lecteur. L’auteur en est bien conscient, c’est pourquoi il prend soin de la soutenir par des exemples, souvent historiques, et même par de plaisantes anecdotes. C’est le cas pour le premier argument présenté pour expliquer le maintien au pouvoir du tyran : si, au début, le peuple est « contraint » par la peur, peu à peu il s’habitue à son asservissement et ne songe même plus à résister. Deux exemples sont alors introduits.
Les chiens de Lycurgue (du début à la ligne 10)
Cet exemple est semblable à une courte fable, qui tire sa force d’abord du personnage mis en scène, Lycurgue, législateur mythique de Sparte du IXème ou VIIIème siècle av. J.-C., dont Plutarque, dans ses Vies parallèles, fait l’éloge.

Comme dans une fable, les deux animaux sont personnifiés, « allaités » comme des enfants, présentés comme « frères », et une brève phrase évoque leur éducation, différente. La "morale" est posée, l’objectif de Lycurgue, « [v]oulant montrer aux Lacédémoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits. », avant de poursuivre le récit. La preuve est alors apportée par le comportement différent des deux chiens, selon l’habitude qui leur a été inculquée, et la démonstration est achevée par le discours direct rapporté : « Et pourtant, dit-il, ils sont frères ! » La démonstration est achevée.
Caesar Van Everdingen, Lycurgue démontre les avantages de l’éducation, 1660. Huile sur toile
Illustrant la sagesse de Lycurgue, l'anecdote cautionne donc l’argument de La Boétie, en insistant sur le rôle de l’habitude, ici créée par le dressage des chiens, pour l’homme par la culture transmise par l’éducation. L’éloge hyperbolique dans le bref paragraphe qui suit insiste sur le résultat obtenu, le courage du peuple de Sparte pour préserver sa liberté : « chacun d’eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. »
L'ambassade des Spartiates
La situation historique
Avant de relater l’anecdote elle-même, empruntée à l’historien grec Hérodote, La Boétie en rappelle la situation historique, les guerres médiques, ici la seconde, alors que « Xerxès faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière », suite à un premier échec de l’expédition de son père, Darius. L’auteur reprend alors son éloge des citoyens d’Athènes et de Sparte, épris de liberté : « Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. » Mais, pour défendre leur liberté, ils avaient alors tué deux ambassadeurs de Darius, crime grave qui risque d’offenser les dieux. Il faut donc payer le prix de ce sang indûment versé, d’où la décision d’offrir à Xerxès deux ambassadeurs pour qu’il puisse « se venger sur eux ».
Le récit de l’ambassade
Les détails multipliés par La Boétie, outre sa parfaite connaissance de histoire antique, montrent le plaisir qu’il prend à relater cette anecdote, rendue vivante par les deux discours qui s’opposent.
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Celui du Perse Hydarnes, puissant lieutenant de Xerxès, illustre la façon dont le tyran se sert de l’ambition des ses adversaires pour exercer sa séduction, en récompensant par des charges ceux qui le servent, ici par deux postes de « gouverneurs », donc une promesse de gloire et de richesse.
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Celui des Spartiates met en valeur leur refus, car au bonheur de cette satisfaction matérielle de l’ambition et du désir de gloire ils opposent leur propre bonheur, la liberté présentée comme un bien suprême, « tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté », qu’ils sont prêts à défendre de toute leur force, « avec les dents et les ongles ».
La Boétie conclut en réaffirmant son argument : « Seuls les Spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l’éducation qu’il avait reçue. » Ainsi, il suffit au tyran d’ « éduquer » son peuple à la « servitude » pour qu’elle devienne « volontaire ». Ce texte, malgré son ancienneté, ne peut qu’entrer en résonance de nos jours avec les pratiques de ce que l’on nomme "la propagande".
La corruption du peuple, de « Cette ruse du tyran… » à « …il est insensible. »
Pour lire le texte
Après avoir longuement dépeint les malheurs des peuples, privés de leur liberté, inscrite dans leur nature même et souvent défendue avec force, La Boétie entreprend d’expliquer comment, après son accès au pouvoir, le tyran parvient à s’y maintenir. S’il admet la peur des peuples, cause initiale, il développe une première raison : la force de l’habitude, qui crée une culture, conduisant les générations successives à accepter la « servitude » puisqu’elles ne connaissent rien d’autre. Vient alors un deuxième argument : le tyran détourne son peuple de la révolte en satisfaisant ses plus bas instincts.
Quel jugement l'auteur porte-t-il, à travers sa description, sur la stratégie des tyrans qui permet l'asservissement ?
Première partie : le tyran accusé (du début à la ligne 13)
Un illustre exemple
La dimension historique, nouvel emprunt à Hérodote, est particulièrement mise en valeur par les actions de Cyrus, fondateur de l’empire perse, à partir d’un fait historique, sa victoire contre le puissant « roi si riche » de Lydie, Crésus, qui a entraîné la révolte des habitants de la capitale, Sardes, une des villes les plus riches de cette époque grâce à ses gisements d’or et à son industrie textile. Il est ici présenté comme un conquérant puissant, « Il les eut bientôt réduits à l’obéissance », mais aussi habile, puisqu’il cherche à assurer son pouvoir sans recourir uniquement à la force : « ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser ». Ainsi, La Boétie insiste sur sa stratégie, qualifiée de « ruse » en introduction, puis transformée en éloge car « expédient admirable ».
Crésus de Lydie conduit devant Cyrus le Grand lors de la capture de Sardes, vers 546 av. J.-C., in Histoire des nations de Hutchinson, 1915

Une stratégie efficace
La Boétie pose en ouverture l’objectif visé avec un verbe péjoratif : il s’agit pour les tyrans « d’abêtir leurs sujets », ce qui révèle à quel point ceux-ci les méprisent. Mais en présentant cette stratégie, il reste factuel et neutre : « Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre ». Cependant, en soulignant ensuite le succès de cette « ruse », « Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens », il fait porter sa critique, non plus sur le tyran, mais sur ce peuple ainsi dupé, en jouant sur le double sens du terme « misérables » :
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D’une part, il plaint ainsi les habitants subissant les souffrances de la « servitude » ;
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D’autre part, il leur reproche de s’être laissé corrompre, car l’offre répondait à leurs plus bas instincts, à leur désir de se livrer aux plaisirs sexuels dans les « bordels », à leurs appétits dans les « tavernes », à tout ce qui permet de se divertir, tels les « jeux publics ».
Ils sont donc allés au-delà même de la stratégie initiale du roi, prouvant ainsi que Cyrus avait su parfaitement les corrompre en exploitant leur matérialisme, puisqu’ils ont accentué eux-mêmes leur asservissement : « ils s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux ». Double sens également du terme « corruption » sur lequel il conclut, qui renvoie, certes, à une explication étymologique du latin « ludi », mais, indirectement, à l’immoralité du peuple dont Cyrus a su tirer profit.
Deuxième partie : le peuple accusé (des lignes 14 à 31)
Les moyens de l'asservissement
En généralisant son portrait de Cyrus à « tous les tyrans », La Boétie reprend l’idée de « ruse » car ils ont choisi, eux, de dissimuler leur objectif : « ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait en cachette. » Le pronom indéfini « on » met en valeur cette volonté de soumettre leurs sujets par « la moindre douceur qu’on leur fait goûter », avec un verbe imagé : « on les chatouille ».
Les chiens de Lycurgue (du début à la ligne 10)
Cet exemple est semblable à une courte fable, qui tire sa force d’abord du personnage mis en scène, Lycurgue, législateur mythique de Sparte du IXème ou VIIIème siècle av. J.-C., dont Plutarque, dans ses Vies parallèles, fait l’éloge.