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Parcours : Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576
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Pour présenter le corpus 

Le programme de littérature portant sur l’étude de "La littérature d’idées" en vue de l’épreuve du baccalauréat propose, à partir de la rentrée scolaire de 2025 et pour quatre ans, le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie. Le choix de cette œuvre implique la découverte d’une période littéraire particulièrement riche, celle de la Renaissance où s’impose l’idéal humaniste.

Après une introduction, l’œuvre est présentée de façon générale, ce qui conduit à poser la problématique qui va guider l’analyse : Comment La Boétie dénonce-t-il les procédés du tyran pour déposséder son peuple de son bien le plus précieux, la liberté ? Puis, cinq explications linéaires d’extraits significatifs accompagnent deux études d’ensemble sur les enjeux principaux.

Ces activités sont prolongées par des lectures cursives de documents complémentaires, une approche d’une nouveauté picturale propre à cette époque, le portrait, et conduisent à des travaux d’écriture, une contraction de texte (sujet proposé aux lycéens des séries technologiques), un écrit d’appropriation, qui permet le réemploi des procédés du discours, et une dissertation. Le parcours se termine par une conclusion, qui récapitule les observations stylistiques et répond à la problématique.

Introduction 

Pour  voir l'étude d'ensemble

L'auteur

Le Discours de la servitude volontaire, qu’Étienne de La Boétie (1530-1563) a composé en 1548, paru en 1576, illustre tous les savoirs acquis par ce jeune humaniste durant ses études, en annonçant aussi ses centres d’intérêt, dont il témoignera ensuite en exerçant sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux.

Introduction

Le contexte

Il est donc important, avant d’étudier l’œuvre, de connaître le contexte de son écriture, c’est-à-dire l’idéal humaniste de la Renaissance, fondé sur la volonté de développer toutes les connaissances, depuis celles héritées de l’antiquité gréco-romaine jusqu’aux nouvelles découvertes. Mais le thème abordé, la « servitude », obligé à s’intéresser aussi à la façon dont s’exerce alors le pouvoir politique, tandis que naissent les conflits territoriaux et religieux.

Il peut être demandé aux élèves d’effectuer une recherche afin de construire une frise chronologique mentionnant les dates clés et les temps forts de la Renaissance.

Lecture cursive : Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486    

Pour  lire l'extrait

Le titre invite à une première comparaison à l’œuvre de La Boétie : la forme d’un « discours », donc d’une argumentation adressée par son auteur à un destinataire. Mais là où le titre de La Boétie indique un réquisitoire, la mention de « la dignité de l’homme » indique qu'au contraire Pic de La Mirandole va faire un éloge.

Premier paragraphe

Dans un premier temps, on s’intéresse à l’énonciation, émetteur et destinataire. Ainsi on note l’emploi du « je », implication directe de l’auteur, et son interpellation, « Pères », qui désigne des homme d’Église auxquelles la dernière phrase du paragraphe adresse une prière, sous forme injonctive, certes, mais qui respecte une des règles posées par la rhétorique héritée de l’antiquité : le début d’un discours forme un exorde qui doit "capter la bienveillance" de son auditoire, d’où l’excuse ici formulée par avance.

Ensuite, l'éloge s'affirme par la connotation méliorative du lexique, avec les nombreux termes laudatifs et l’emploi de superlatif, et il est encore renforcé par les modalités expressives : exclamation et question rhétorique.

Deuxième paragraphe

Pour analyser le récit qui, au cœur du texte, vise à justifier la grandeur de l’homme, deux étapes sont retenues.

  • Dans un premier temps, est observée la structure d'ensemble, le passage du récit au discours de Dieu à l’homme, directement rapporté : « il lui adressa la parole en ces termes ».

  • Dans un second temps, on relève les connecteurs logiques qui marquent les moments du récit, une réécriture de la Genèse biblique, qui conduit à l’ultime créature, « l’homme » auquel est attribué un rôle prédominant, célébrer la « beauté » et la « grandeur » de l’univers créé   : « Déjà » (l.9), « Mais » (l.13), « Aussi » (l.15), « Or » (l.16), « Mais » (l.20), « En fin de compte » (l.25), « donc » (l.27)

Ce relevé amène à formuler, d’une part le dilemme du créateur divin – qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? –, d’autre part sa décision : il aura la totalité de « tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » De là, vient, tout naturellement, sa supériorité.

La relecture du discours adressé par Dieu à Adam attire l’attention sur les négations multipliées, qui mettent en valeur ce qui est le propre de l’homme par rapport aux autres créatures et qui amènent à mettre en évidence l’origine de sa supériorité, sa liberté : « les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée ».

Michel-Ange, « La création d’Adam » (détail). Fresque d’une voûte de la chapelle Sixtine

Michel-Ange, « La création d’Adam » (détail). Fresque d’une voûte de la chapelle Sixtine

Pour conclure

La Mirandole insiste donc sur la liberté inscrite dans la nature humaine pour en tirer une conséquence à la fin de l’extrait, révélatrice de l’importance accordée à l’éducation par les humanistes de la Renaissance : tu as le « pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même », lui dit-il, pour le pire, adopter des « formes inférieures, qui sont bestiales » ou pour le meilleur, « te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.»

Mise en place de la problématique  

Comment La Boétie dénonce-t-il les procédés du tyran pour déposséder son peuple de son bien le plus précieux, la liberté ?

          Le verbe « dénonce » donne la clé de l’œuvre : l’auteur entreprend une critique, l’œuvre est donc un réquisitoire. En lien avec ce genre littéraire, l’adverbe interrogatif « comment » invite à s’interroger sur les ressources de l’écriture, ce qui implique d’étudier son argumentation pour à la fois convaincre la raison du lecteur par ses réflexions, et le persuader en touchant ses sentiments de façon à ce qu’il partage sa dénonciation.

          De ce fait, il convient de déterminer la cible principale de cette dénonciation : « les procédés du tyran ». Il s’agira donc de mesurer non seulement les reproches adressés à celui qui exerce un pouvoir absolu, en observant le portrait qu’il en brosse, mais aussi la façon dont ce pouvoir a pu s’établir et, surtout, se maintenir sans susciter de révolte.

         Le peuple devrait, en effet, se révolter contre le tyran, puisque son objectif premier est de le « déposséder », de lui ôter donc un « bien » qui lui appartient en propre. L’hyperbole méliorative, qui le qualifie par un superlatif, « le plus précieux », place donc, face au blâme du tyran, un éloge qu’il faudra mesurer, celui de la « liberté ».

Ainsi, cette problématique conduit à faire apparaître un paradoxe : si la liberté est si précieuse, comment expliquer que le « peuple » accepte de la perdre ? Il faut véritablement, soit que le tyran dispose de pouvoirs exceptionnels, soit que le peuple soit, lui, d’une insigne faiblesse…

Présentation du Discours de la servitude volontaire  

Pour se reporter à l'étude

La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576

Après une lecture des circonstances de l’écriture, c’est-à-dire des sources d’inspiration de La Boétie, des conditions de sa parution et de sa réception, deux activités sont proposées :

  • Seront analysés les termes composant le titre principal, afin de mettre en évidence l’oxymore, puis sera dégagé, en lien avec le contexte historique, le sens particulier du sous-titre.

  • Après un rappel de la rhétorique antique fixant les étapes d’un « discours (exorde, narration, confirmation et péroraison), on déterminera la structure par une observation de l’œuvre, en particulier des transitions.

Deux lectures cursives prolongent cette approche générale.

Pour  lire l'œuvre

Présentation

Lectures cursives : deux extraits de présentation du Discours 

Premier extrait : Michel de Montaigne, Essais,1580-1588, Livre I, XXVIII, « De l’amitié »

Dans le second paragraphe de ce texte, en écho au titre de ce chapitre des Essais, « De l’amitié », Montaigne rappelle la relation nouée avec La Boétie, comment elle est née et la force qu’elle a eue, puisqu’il a hérité de sa « bibliothèque » et de « ses papiers ».

Pour  lire l'extrait de Montaigne

Mais l’extrait commence par un éloge de son ami, dont il souligne la « jeunesse » en regrettant que sa mort précoce ne lui ait pas permis d’autres écrits, en mettant en valeur son talent exceptionnel : « nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable. » Après la mention du titre de l’œuvre et de son sous-titre, une phrase suffit à la caractériser : « Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans. » Il l’inscrit ainsi dans un genre littéraire, l’« essai », donc un écrit où l’auteur propose une argumentation pour défendre une thèse. Mais l’on note l’ordre adopté pour définir le contenu : en premier est placé la volonté de prôner « la liberté », ce qui peut apparaître contredire le terme du titre, « servitude » mais correspond à la place accordée à l’éloge de cette valeur dans la première partie du Discours ; ce n’est que dans un second temps que, en lien avec le sous-titre, « Contr’Un », il cite précisément la cible dénoncée, en généralisant le critique à tous ceux qui exercent un pouvoir absolu.

Second extrait : Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576, du début à « …les plus forts. »

Pour  lire ce début

La tradition rhétorique, depuis Aristote, Cicéron et Quintilien, veut qu’un discours débute par un exorde, destiné à la fois à en poser le thème retenu par l’auteur et à "capter la bienveillance" de son destinataire, en éveillant son intérêt.

Une amorce paradoxale (du début à la ligne 14)

Rien d’étonnant à ce qu’un humaniste ouvre un essai sur une citation empruntée à l’auteur le plus célèbre de l’antiquité grecque, Homère. En revanche, ce choix est plus étonnant : La Boétie critique aussitôt cette affirmation d’Ulysse, qui approuve le pouvoir d’un « maître », alors que lui-même y voit une « servitude », dénoncée comme « dure et déraisonnable ». Ainsi, tout en tentant d’« excuser » le discours d’Ulysse - des « circonstances » auraient exigé que le chef s’impose face à la « révolte de l’armée » - La Boétie réaffirme avec force son refus personnel de tout pouvoir absolu : « c’est un malheur extrême que d’être assujetti à un maître ».​

La prudence de l’auteur (des lignes 15 à 22)

Avant de poser le thème de son discours, il commence par exclure une question, souvent abordée par les philosophes dans l’antiquité, notamment en lien avec l'histoire romaine : « savoir "si d’autres républiques sont meilleures que la monarchie" ». Or, La Boétie a vécu sa jeunesse sous le règne de François Ier qui s’achève, en 1547, peu avant la rédaction du Discours, un roi qui a cherché à imposer son autorité absolue, son "imperium" pour reprendre le terme latin, à la fois à l’extérieur, par des guerres pour revendiquer ses droits sur plusieurs territoires européens, et à l’intérieur il renforce l’autorité royale. Ainsi, remettre en cause l’absolutisme d’un "roi de droit divin" est dangereux, alors même que la religion réformée commence à le remettre en cause. D’où la justification de son refus : un tel sujet « provoquerait toutes les disputes politiques. » Cependant, on note déjà l’habile stratégie du jeune écrivain, qui parle par prétérition. À peine a-t-il formulé le refus de traiter ce sujet, qu’il répond en critiquant la monarchie : « il est difficile de croire qu’il y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. »​

Le thème posé (des lignes 23 à la fin)

          L’expression d’un paradoxe : En feignant la naïveté par son affirmation nominale, « chose vraiment étonnante », La Boétie introduit son thème, en écho à l'oxymore du titre de son œuvre. Il met en fait en évidence un paradoxe : comment expliquer qu’« un tyran seul » puisse imposer la « servitude » à « tant d’hommes, tant de bourg, tant de nations » ? Pour répondre, il faut envisager qu’elle soit « volontaire », c’est-à-dire que ceux-ci « veulent bien l’endurer » et préfèrent « tout souffrir de lui que de le contredire. » 

          Une double tonalité : En même temps, le ton adopté accentue la dénonciation de cette servitude, car La Boétie brosse une description pathétique du peuple souffrant, « un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug », ce qui amène à « en gémir » : ne faut-il pas plaindre « la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance », à se soumettre car ils ne sont « pas toujours les plus forts » ? Cependant, parallèlement se met en place la tonalité polémique car une accusation double est déjà lancée : d’un côté contre un tyran qualifié d’« inhumain et cruel », de l’autre contre ses sujets, « fascinés et pour ainsi dire ensorcelés », donc se laissant aveugler par ce pouvoir.

La narration, de « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ?... » à « …sur la convoitise. » 

Pour  lire la description

Dans l’exorde de son Discours, La Boétie a nettement posé sa problématique en lien avec le titre, comprendre ce qu’il présente comme un paradoxe incompréhensible, que tant d’hommes puissent accepter « la servitude » imposée par un seul homme. Il a déjà avancé sa thèse : ils sont « fascinés et pour ainsi dire ensorcelés ». Il poursuit, selon la tradition rhétorique héritée de l’antiquité, par la "narration", qui décrit l’horreur de cet asservissement, pour amener un vibrant éloge de la liberté.

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Première partie : une violente polémique (du début à la ligne 11)   

Un questionnement indigné

L’indignation de l’auteur ressort dès les trois questions initiales, dont la gradation conduit à une exclamation qui complète l’image terrible de la « servitude ».

         Les deux connecteurs qui soutiennent la première question soulignent, dans cette invocation à « Dieu », à quel point cette situation est inadmissible : « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? » En même temps, l’auteur invite ainsi le lecteur à partager cette révolte, et à juger à son tour la situation que le pronom démonstratif ne nomme pas encore, mais qu’il s’apprête à qualifier.

         L’adresse au lecteur se confirme dans la deuxième question, avec le pronom « nous » qui traduit la volonté de l’auteur de l’associer à son jugement : « Comment appellerons-nous ce malheur ? » Dans un premier temps, c’est la douleur subie qui est mise en valeur.

Pierre Woeiriot, Phalaris, tyran d’Aggrigente, condamnant le sculpteur Perillos à être brûlé dans le taureau d’airain, avant 1562. Gravure sur cuivre d’après Baldassare Peruzzi

         L’indignation s’accentue dans la question suivante, mais le redoublement emphatique, « Quel est ce vice, ce vice horrible », élargit la colère de celui qui impose le « malheur » à ceux qui l’acceptent, eux aussi jugés coupables. Le rythme de la question amplifie la dénonciation, avec le double jeu d’opposition entre la normalité du pouvoir et son abus, « voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés », et l’énumération finale des négations fait de l’acceptation du néant, lui aussi posé en gradation, imposé par la tyrannie un scandale : « n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ».

Pierre Woeiriot, Phalaris, tyran d’Aggrigente, condamnant le sculpteur Perillos à être brûlé dans le taureau d’airain, avant 1562. Gravure sur cuivre d’après Baldassare Peruzzi, 22,4 x 17

La description dans l’exclamation finale regroupe dans un même blâme le peuple opprimé et celui qui l’opprime, d’un côté par l’énumération péjorative des injustices infligées, de l’autre par l’insistance sur l’absence de résistance des victimes : « De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! » L’opposition entre les négations et les derniers mots « un seul » met en valeur cette passivité jugée inadmissible.

Le portrait du tyran

Pour accentuer le caractère incompréhensible de la soumission, La Boétie brosse un portrait sévère qui fait ressortir la faiblesse du tyran, opposé aux deux symboles de puissance, celui emprunté à la mythologie, « Hercule », célèbre pour ses douze travaux, et « Samson » dont le récit biblique relate les combats et comment il a fait s’écrouler à mains nues le palais de ses ennemis. La critique est accentuée par le lexique péjoratif, tel le qualificatif d’« hommelet » qui le minimise, et la double hyperbole, « souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation », deux reproches développés avec insistance : « qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore satisfaire la moindre femmelette ! » Le rythme binaire des relatives souligne à la fois, par la double négation, le manque de courage au combat et, par la gradation, une impuissance dégradante qui lui ôte toute virilité.

Gillot Saint-Evre, Charles VI (1368-1422) : la faiblesse du « roi fou », 1838. Huile sur toile, 92 x 74. Château de Versailles

Gillot Saint-Evre, Charles VI (1368-1422) : la faiblesse du « roi fou », 1838. Huile sur toile, 92 x 74. Château de Versailles

Deuxième partie : le blâme de la soumission (des lignes 11 à 27) 

Après les questions posées au début, La Boétie poursuit l’implication de son lecteur auquel il propose des réponses, au fur et à mesure de sa dénonciation de la « servitude », soumission qu’il cherche à expliciter, mais toujours sous une forme interrogative.

Une argumentation en gradation

L’argumentation se construit sur trois hypothèses qui reprennent l’opposition entre le le « seul » tyran et le nombre des sujets, progressivement accru, avec un écrasement lui aussi amplifié par le lexique péjoratif, « Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul », « Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul ». La troisième hypothèse porte à son apogée le constat de cette soumission, dont la disproportion est rendue inadmissible par l’insistance sur le nombre et sur le statut des victimes : « Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves ».

La justification impossible

La recherche d’une explication dans les premières questions de cet extrait, se poursuit par deux réponses suggérées, mais toujours sous forme interrogative, avec un chiasme qui précise le blâme en l’accentuant : « Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? »

Chaque hypothèse amène alors une réponse, mais avec des rejets successifs :

         Il commence par une concession quand le combat reste dans une proportion réduite : « c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de cœur. » Mais cette concession est niée dès que la disproportion augmente par le refus que l’interrogation cherche à faire admettre au lecteur. Il oppose l’idée que la servitude vient seulement un manque de courage, « dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui […] et que ce n’est pas couardise », à une autre explication : « ou qu’ils ne le veulent pas », « mais plutôt dédain ou mépris », c’est-à-dire une indifférence qui conduit au refus de s’engager. Il invite ainsi le lecteur à partager sa colère, puisque déjà il fait allusion à l’adjectif du titre : « servitude volontaire ».

         La dernière hypothèse amène la reprise des mêmes questions, « comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? », mais la disproportion numérique, reprise et poussée à l’extrême, rend le refus plus catégorique : « Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise ». La concession marque la volonté d’objectivité de La Boétie, mais la réponse nie avec force toute explication par la peur, en soutenant ce déni par les comparaisons qui inversent l’hypothèse : « elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. » Il est tout aussi absurde de penser qu’un seul homme, le tyran, peut écraser un peuple, que de penser qu’un seul soldat puisse détruire les forces symboliques de la tyrannie, cités en gradation : « une forteresse », « une armée », « un royaume ».

L'aporie

La conclusion de ces hypothèses ne permet, en réalité, que de formuler une nouvelle question, qui révèle une terrible aporie : l’impossibilité d’apporter une réponse certaine au constat du « malheur » imposé par le tyran sans la moindre résistance de ses sujets. Certes, l’adjectif renforce encore le blâme, qualifié de « vice monstrueux », mais les relatives soulignent l’échec, d’abord de toute appellation pouvant l’expliquer : « qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid ». Mais il y a pire encore, un sévère jugement moral de la servitude : « que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer. » Elle échappe, en effet, à tout ce qui relève de l’humanité, la « nature » même qui a doté l’homme de force et de faiblesse, et la « langue » qui est la caractéristique propre à l’homme. En avouant son impuissance, La Boétie invite donc son lecteur à s’interroger à son tour.

Troisième partie : l’éloge de la liberté (des lignes 28 à la fin) 

Deux camps opposés

Pour dépasser cette aporie, La Boétie pose une nouvelle hypothèse, qui inverse la perspective puisqu’il n’évoque pas la soumission, la « lâcheté » ou la « couardise », mais son contraire, la révolte et le combat : « Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains. » De plus, il remet une égalité numérique entre les deux camps placés face à face, résistants et conquérants, que le but de leur combat oppose : « les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. »

De la même façon que précédemment, il construit sa relation avec ses lecteurs, ici directement interpellés : « Auxquels promettrez-vous la victoire ? » Il précise ensuite sa question en soulignant les mobiles qui les opposent : « Lesquels iront le plus courageusement au combat ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? » Mais la négation restrictive sous-entend déjà l’échec promis à ceux qui ne pensent qu’à asservir leurs adversaires, de même que le lexique mélioratif pour les premiers face au lexique péjoratif accentué pour les seconds : à « espèrent la récompense », termes valorisants, répond les termes purement matérialistes, « attendent pour salaire », suggérant qu’il ne s’agit que de mercenaires, et l’insistance sur la brutalité du combat : les « coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent ».

Il renforce encore leur opposition dans le parallélisme, « Les uns », « Les autres », qui précise les valeurs qui les motivent :

Pour illustrer la bataille entre les Spartiates et les mercenaires perses, The Granger collection, New York

Pour illustrer la bataille entre les Spartiates et les mercenaires perses, The Granger collection, New York

         Les combattants de la liberté sont valorisés parce qu’ils s’appuient sur une valeur intemporelle, qui dépasse donc leur seul intérêt immédiat : ils « ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir. » De plus, associant la liberté à la promesse de « bonheur », cette valeur devient le bien suprême. Enfin, leur combat dépasse leur seule personne, puisqu’ils sont prêts à aller jusqu’au sacrifice pour préserver la liberté d’autrui : « Ils pensent moins à ce qu’ils endurent le temps d’une bataille qu’à ce qu’ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. » La liberté est donc présentée comme une valeur transcendante.

         Inversement, les conquérants sont dévalorisés, d’abord par le terme d’« aiguillon » qui les animalise en les comparant à des bœufs que cet outil pousse à avancer. La force qui les pousse est elle aussi minimisée par la négation restrictive et le lexique péjoratif : ce n’est « qu’une petite pointe de convoitise », c’est-à-dire le seul appât du gain, salaire ou butin. Enfin les deux subordonnées relatives, « qui s’émousse soudain contre le danger, et dont l’ardeur s’éteint dans le sang de leur première blessure »,  confirment leur faiblesse.

Les exemples et leur rôle

Illustrant l’importance accordée, par les humanistes de la Renaissance, aux auteurs de l’antiquité, et comme le veut la tradition rhétorique qui demande qu’une argumentation soit appuyée par des exemples, La Boétie reprend ici le récit de l’historien Hérodote sur la conflit opposant les Grecs, en citant le général athénien Miltiade arrêtant les mercenaires perses  à Marathon en 490 av. J.-C., ou aux Thermopyles en 480 av. J.-C., avec le spartiate Léonidas, ou encore Thémistocle, autre général athénien, victorieux lors de la bataille de Salamine. S’il ne mentionne pas ces victoires, c’est qu’elles sont si éclatantes que ses lecteurs lettrés les connaissent forcément, mais il en souligne la valeur de modèles : elles « datent de deux mille ans et qui vivent encore aujourd’hui aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d’être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs et pour l’exemple du monde entier ».

En revanche, sa question interpelle son lecteur en mettant en valeur, par l’image célèbre de Salamine, la victoire obtenue malgré le décalage numérique entre les Grecs et les Perses, souligné : « Qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non pas le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n’auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies ? »

Wilhelm von Kaulbach, La Bataille de Salamine, 1868. Huile sur toile, 62 x 105. Neue Pinakothek, Munich

Wilhelm von Kaulbach, La Bataille de Salamine, 1868. Huile sur toile, 62 x 105. Neue Pinakothek, Munich

Le parallélisme de sa réponse apporte au passage la réponse, un vibrant éloge de la liberté, « Dans ces journées glorieuses, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur la convoitise », qui ne fait que renforcer la critique des peuples qui ont accepté la « servitude ». 

La démonstration est ainsi achevée : si ces illustres prédécesseurs ont pu maintenir leur liberté, c’est bien que la « servitude » est « volontaire ».

CONCLUSION

La Boétie choisit la tonalité polémique, en exagérant systématiquement la violence lexicale, le rythme et les modalités expressives des phrases pour faire partager au lecteur, sans cesse interpellé, sa dénonciation indignée de la soumission des peuples à un seul maître qui les écrase. S’explique ainsi le sous-titre de l’œuvre, « Le Contr'un », tandis qu’est posé un premier portrait du tyran, particulièrement critique. Il recourt alors à toutes les ressources de la rhétorique, héritée de l'antiquité, pour répondre à sa problématique en cherchant à expliquer ce comportement inadmissible qui ôte à l’homme tout ce qui constitue sa nature. Tout en justifiant le titre principal du Discours, il démontre, grâce aux exemples développés, qu’il ne peut s’agir que d’une « servitude volontaire ». La "narration" fixe dont les deux cibles de sa colère : un maître, certes, mais aussi des peuples qui acceptent d’être privés de leur « bien le plus précieux », la liberté dont il fait l’éloge.

Contraction de texte 

Pour  se reporter à l'extrait

Un des deux sujets de l’épreuve du baccalauréat pour les sections technologiques demande de résumer un texte, en lien avec l’objet d’étude (ici « la littérature d’idées ») et/ou l’œuvre étudiée. Avant d’effectuer cet exercice sur les textes proposés de 600 mots environ, à réduire au quart, il faut s’entraîner sur des textes plus courts afin de maîtriser les exigences de ce travail. Ainsi, en lien avec l’éloge de la liberté étudié dans l’explication précédente, est proposé ici un extrait du Discours de la servitude volontaire de 327 mots, à réduire à 82 mots sachant qu’est autorisée une marge de plus ou moins 10%.

Pour  voir la correction

Une correction présente une méthode d’analyse du texte, suivie de l’observation d’une proposition rédigée.

Ghislaine Cotentin-Rey, Le Résumé, le compte rendu, la synthèse, "savoir faire", Clé International

Ghislaine Cotentin-Rey, Le Résumé, le compte rendu, la synthèse, "savoir faire", Clé International

Une violente exhortation, de « Pauvres gens misérables... » à « …et se rompre. » 

Pour  lire l'extrait

TX2-exhortation

Dans l’exorde de son Discours, La Boétie a présenté sa problématique comme un paradoxe incompréhensible, que tant de peuples puissent accepter « la servitude » imposée par un seul homme. Il dépeint ensuite le « malheur » qui accable les peuples asservis, tout en faisant l’éloge de la liberté. Mais s’il critique le tyran, en écho au titre, sa thèse cible aussi un autre coupable : « C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ». C’est pourquoi, il interpelle avec force les victimes pour les exhorter à une lutte afin de reconquérir leur liberté perdue : comment la tonalité de cette exhortation en fait-elle un violent réquisitoire ?

Première partie : le peuple opprimé (du début à la ligne 11) 

La misère des peuples

La première apostrophe qui ouvre cet extrait, « Pauvres gens misérables », traduit la compassion de La Boétie pour les peuples écrasés par la tyrannie. Mais le rythme ternaire inverse, dans les deux interpellations qui suivent, la pitié en colère contre ces peuples accusés, « insensés », « aveugle », c’est-à-dire incapables de comprendre leur propre situation, et, pire encore, « opiniâtres à leur mal », c’est-à-dire qui se résignent à l’esclavage comme si leur malheur leur convenait.

La passivité dénoncée

La récurrence du pronom « vous » scande cette accusation qui se précise ensuite dans l’énumération qui suit, avec la reprise verbale qui leur reproche leur passivité : « « Vous vous laissez enlever sous vos yeux », « vous laissez ». 

L’accent est d’abord mis sur la dimension matérielle du malheur, car le premier but du tyran est d’accroître ses richesses, avec l’hyperbole, « enlever le plus beau et le plus clair de votre revenu », allusion au poids des impôts, puis accentuée par le rythme ternaire, en gradation : « piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! ». On passe, en effet, des « champs » aux « maisons », tandis que la mention des « ancêtres » pour le vol mentionné sous-entend qu’ils sont privés de leur origine même, de leur inscription dans l’histoire.

D’où la brève conclusion négative qui les montre réduits au néant : « Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. » Enfin, pour mettre en valeur le reproche, La Boétie recourt à une hypothèse empreinte d’ironie marquée par l’antithèse entre le lexique mélioratif et l’énumération négative, nouvelle gradation : « Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. »

Jacques Callot, « Le pillage d’une ferme », in Les grandes misères de la guerre, 1633. Gravure, Metropolitan Museum of Art

Jacques Callot, « Le pillage d’une ferme », in Les grandes misères de la guerre, 1633. Gravure, Metropolitan Museum of Art

La culpabilité inversée

On considère en général la tyrannie comme une violence exercée contre le peuple qui subit sans pouvoir rien faire leurs souffrances rendues insistantes par l’énumération en tête de phrase : « tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine. » Mais La Boétie inverse la culpabilité par l’opposition qui rappelle au peuple sa part de responsabilité, car c’est bien lui qui a permis au tyran d’accéder au pouvoir : ces souffrances « ne  vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est ». Il a donc ajouté aux « ennemis » extérieurs, qui déchaînent les guerres, un « ennemi » intérieur, qui fait la guerre à son propre peuple. La Boétie amplifie encore cet aveuglement du peuple par la mise en place en gradation du  paradoxe que représente le sacrifice suprême, mis en valeur en fin de phrase : « de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. » Ainsi se trouve confirmée la soumission du peuple, en écho à l’oxymore du titre du Discours.

Deuxième partie : la « servitude » (des lignes 13 à 28) 

Le peuple complice

Ce constat amène l’auteur à insister sur son blâme du peuple, violemment accusé d’être, en fait, complice du tyran, par l’emploi du pronom « vous » dans la fonction de sujet là où il était considéré comme objet, comme victime : « Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. »

Les six questions rhétoriques qui suivent soutenues par l’insistance sur la seconde personne du pluriel, qui met en parallèle le peuple victime, avec la répétition du pronom « vous », en fonction de complément d’objet, et les hypothèses où il devient sujet actif, soulignent sa responsabilité dans chacun des moyens dont dispose le tyran. Ainsi, la première question, « D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? » Les images, ses « yeux », ses « mains », « ses pieds », qui rappellent les monstres mythologiques, les cent yeux d’Argus, les tentacules de l’hydre de Lerne, reprennent les éléments cités précédemment pour dévaloriser le tyran, autant de forces pour asservir le peuple, pour le « détruire » : sa police qui le surveille et ses soldats qui peuvent exercer une cruelle répression.

Ainsi, La Boétie met en évidence la complicité du peuple, puisqu’il s’est mis au service du tyran : « A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? » L’hypothèse qui répond à la question suivante, « Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? », va plus loin encore, car le choix lexical compare l’interaction entre le tyran et son peuple à l’entente secrète qui unit des malfaiteurs. Le rythme ternaire des réponses à l'ultime question, « Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? », confirme d’ailleurs cette union, puisque, nommé « larron », le tyran est accusé, comparé à un brigand de grand chemin, puis est qualifié de « meurtrier ». Mais les sujets du tyran ne valent pas mieux, « receleurs », donc protecteurs de la richesse accaparée, et « traîtres » puisqu’ils deviennent « complices » en ne luttant pas pour défendre leurs frères.

La désacralisation du tyran

Pour renforcer l'accusation de cette soumission du peuple, La Boétie lui oppose une démythification du tyran, introduite par le connecteur « pourtant ». La négation restrictive, « Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps », lui ôte toute la dimension divine – celle accordée au roi de France dit "de droit divin" en rappelant son humanité, et cette égalité est amplifiée par la négation totale : « et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. » Il n’est donc qu’un simple humain, et, à ce titre, rien ne le rend supérieur à ses sujets.

École du Palais de Charles le Chauve, Le sacre du roi de droit divin, vers 1869-1870. Peinture sur parchemin, 27 x 21. BnF

École du Palais de Charles le Chauve, Le sacre du roi de droit divin, vers 1869-1870. Peinture sur parchemin, 27 x 21. BnF

Les abus du tyran

Pour concrétiser cette accusation de complicité, La Boétie multiplie les exemples des abus dont trois aspects sont mis en valeur pour composer un portrait péjoratif du tyran :

         « Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries » réitère le reproche d’avidité matérielle qui fait du tyran un voleur exploitant le travail fourni par son peuple.

Pieter Brueghel, La Luxure, 1558. Gravure sur cuivre, 22,5 x 29,5

           Il passe ensuite à un reproche plus grave, celui d’immoralité, « sa luxure », un des sept péchés capitaux qui met en relief la part animale de l’homme, esclave de ses instincts charnels. Sa richesse et son pouvoir lui permettent, en effet, de se dispenser de toute morale aux dépens des « filles » violées, « vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure », et le peuple se retrouve victime de ses pratiques corrompues. Le blâme est souligné par le lexique violemment péjoratif : « se mignarder dans ses délices », « se vautrer dans ses sales plaisirs », où le verbe rapproche le tyran d’un animal tel le porc qui « se vautre » dans la boue.

Pieter Brueghel, La Luxure, 1558. Gravure sur cuivre, 22,5 x 29,5

          Enfin, vient la guerre, et rappelons les nombreux conflits qui se sont déroulés au XVIème siècle pour des conquêtes territoriales ou pour une succession, d’où la double cause mentionnée : « ses convoitises », à savoir ses ambitions, et « ses vengeances », en réponse à un déni ou à une agression. La dénonciation est accentuée par la gradation qui s’achève sur l’image violente : « vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie ».

Le Tintoret, Frédéric II conquiert Parme en 1521, 1578-1579. Huile sur toile, 212 x 283,5. Alte Pinakotek, Munich

Les fautes du peuple

Si La Boétie s’indigne contre le tyran, son indignation vise aussi le peuple. Dans une longue énumération la préposition « pour » associe, en effet, chaque acte du peuple, constructif, aux violences propres à la tyrannie. Les actions des sujets , « Vous semez », « vous meublez et remplissez vos maisons », « vous vous usez à la peine » « vous vous affaiblissez », montrent leur dur travail, mais tout cela est une faute, car mis au service du tyran, qui détruit leurs « filles » et leurs « enfants », eux aussi exploités. La conséquence est un asservissement total : « il les rend[…] ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances », c’est-à-dire serviteurs fidèles et bras armés.  C’est donc bien le peuple qui permet au tyran de se maintenir au pouvoir en se mettant à son service, et même en agissant à sa place. Est ainsi à nouveau confirmée la « servitude volontaire » du peuple, « Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort », avec une métaphore qui le rabaisse à l’état d’un animal soumis à son maître.

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Troisième partie :  le chemin de la liberté (de  la ligne 28 à la fin) 

L'éveil du peuple

Cependant, ce réquisitoire resterait sans intérêt s’il ne conduisait pas à poser la question de savoir s’il est possible au peuple de sortir de cet esclavage, et à quelles conditions. Puisque les peuples, au début de l’extrait, ont été jugés « aveugles à [leur] bien », la première exigence est, en effet, de l’amener à ouvrir les yeux, ce qui est l’objectif de ce discours : des hommes instruits ne seront plus « insensés » et pourront réfléchir à leur situation.  La Boétie revêt donc ici le  rôle de guide.

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Ainsi, plaçant en tête de conclusion le rappel du double portrait qu’il vient de faire, du tyran et de ses sujets, il tente de leur faire honte de cet asservissement qui les animalise pour les encourager ensuite : « Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer ». Le conditionnel affirme ici une véritable possibilité, mais avec une condition en deux temps : « si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. » Il ne masque donc pas la difficulté d’atteindre l’objectif souhaité, la liberté, mais invite à une reconquête ce qui est le propre de l’homme, ce qui lui donne sa dignité, c’est-à-dire l’exercice de son libre-arbitre, d’où le verbe « vouloir » mis en valeur en fin de  phrase.

Hems Schenselin, Le soulèvement des paysans allemands, 1525-1526. Gravure, collection privée

Une exhortation

En réponse à l’interpellation qui a ouvert le passage, le dernier paragraphe se termine par une exhortation, qui figure la péroraison de ce réquisitoire, renforcée par l’injonction initiale, « Soyez résolus ». Le présentatif fait apparaître la libération comme facile et immédiatement réalisable : « et vous voilà libres ».

La statue de Ramsès II effondrée. Temple de Ramsès, Louxor

L’intervention directe du locuteur (« je ne vous demande pas ») renforce sa certitude, affichée aussi par le choix du futur : « et vous le verrez… ». Ainsi, puisque le tyran ne tire sa puissance que du peuple, cela semble simple : les deux conditions exclues, « le pousser » et « l’ébranler » exclues montrent qu’il suffit de « ne plus le soutenir » pour que cette puissance s’écroule d’elle-même. La comparaison finale, accentuée par les images, traduit une vision optimiste de la chute possible du tyran par le refus de se soumettre à lui : « vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »

CONCLUSION

Ce passage est un violent réquisitoire contre la tyrannie qui écrase le peuple, dans lequel La Boétie pose une question essentielle : « pourquoi obéit-on ? ». Selon lui, un homme ne peut asservir un peuple si ce peuple ne s’asservit pas d’abord lui-même. Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle seule ne suffit pas à définir l’État. C’est à cause de la légitimité que la société lui accorde que les crimes sont commis. La Boétie inverse donc la perspective de l’auteur italien, Machiavel, dans Le Prince, essai paru en 1532, qui, en expliquant comment le tyran construit son pouvoir, considérait que le peuple pouvait en tirer profit, car le tyran devait ménager l’intérêt de ce peuple, donc veiller à sa prospérité. La Boétie, lui, juge que le peuple est lui aussi responsable du pouvoir abusif exercé par le tyran. Il montre ici un peuple asservi et opprimé, mais qui pourrait réagir à force de volonté, à travers les personnes lucides et éclairées. Il est donc optimiste, mais cela n’empêche pas la question : un peuple asservi à ce point peut-il encore trouver la force de résister ?

La statue de Ramsès II effondrée. Temple de Ramsès, Louxor

Étude d’ensemble : un enjeu, la liberté 

Pour se reporter à l'étude d'ensemble

Dès l’ouverture de son Discours, La Boétie dénonce la « servitude », imposée à tout un peuple. Mais, s’il en accuse le tyran, l’adjectif « volontaire » fait aussi porter la culpabilité sur ceux qui se soumettent. Pourtant, la liberté n’est-elle pas le bien le plus précieux, pour l’homme, donc pour les peuples ?

Le début de son analyse permet de mesurer l’éloge de la liberté, valeur inscrite dans la nature même de l’homme depuis la décision d’un Dieu créateur. Ainsi, alors que la tyrannie fait tout pour ôter au peuple toute liberté, La Boétie, lui, essaie de le réveiller en l’invitant, comme nous l’avons vu dans la deuxième explication, à reconquérir sa liberté perdue, en soulignant le mérite de ceux qui ont résisté dont il cite les cas les plus illustres. En se reportant à l’étude d’ensemble, les élèves relèveront quelques-uns de ces exemples, et noteront deux ou trois citations significatives.

Ce bilan permet de passer ensuite au rôle adopté par La Boétie : en éclairant les moyens qui amènent le tyran au pouvoir et lui permettent de s’y maintenir, il éclaire le peuple pour qu’il entreprenne de ne plus être dupe, donc puisse résister.

Liberté

Lecture cursive : Xerxès et les Spartiates 

Pour lire le texte

Par sa démarche, le Discours de La Boétie en faveur de la liberté propose une argumentation dont l’approche philosophique peut parfois paraître ardue au lecteur. L’auteur en est bien conscient, c’est pourquoi il prend soin de la soutenir par des exemples, souvent historiques, et même par de plaisantes anecdotes. C’est le cas pour le premier argument présenté pour expliquer le maintien au pouvoir du tyran : si, au début, le peuple est « contraint » par la peur, peu à peu il s’habitue à son asservissement et ne songe même plus à résister. Deux exemples sont alors introduits.

Les chiens de Lycurgue (du début à la ligne 10)

Cet exemple est semblable à une courte fable, qui tire sa force d’abord du personnage mis en scène, Lycurgue, législateur mythique de Sparte du IXème ou VIIIème siècle av. J.-C., dont Plutarque, dans ses Vies parallèles, fait l’éloge.

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Comme dans une fable, les deux animaux sont personnifiés, « allaités » comme des enfants, présentés comme « frères », et une brève phrase évoque leur éducation, différente. La "morale" est posée, l’objectif de Lycurgue, « [v]oulant montrer aux Lacédémoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits. », avant de poursuivre le récit. La preuve est alors apportée par le comportement différent des deux chiens, selon l’habitude qui leur a été inculquée, et la démonstration est achevée par le discours direct rapporté : « Et pourtant, dit-il, ils sont frères ! » La démonstration est achevée.

Caesar Van Everdingen, Lycurgue démontre les avantages de l’éducation, 1660. Huile sur toile

Illustrant la sagesse de Lycurgue, l'anecdote cautionne donc l’argument de La Boétie, en insistant sur le rôle de l’habitude, ici créée par le dressage des chiens, pour l’homme par la culture transmise par l’éducation. L’éloge hyperbolique dans le bref paragraphe qui suit insiste sur le résultat obtenu, le courage du peuple de Sparte pour préserver sa liberté : « chacun d’eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. »

L'ambassade des Spartiates

La situation historique

Avant de relater l’anecdote elle-même, empruntée  à l’historien grec Hérodote, La Boétie en rappelle la situation historique, les guerres médiques, ici la seconde, alors que « Xerxès faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière »,  suite à un premier échec de l’expédition de son père, Darius. L’auteur reprend alors son éloge des citoyens d’Athènes et de Sparte, épris de liberté : « Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. » Mais, pour défendre leur liberté, ils avaient alors tué deux ambassadeurs de Darius, crime  grave qui risque d’offenser les dieux. Il faut donc payer le prix de ce sang indûment versé, d’où la décision d’offrir à Xerxès deux ambassadeurs pour qu’il puisse « se venger sur eux ».

Le  récit de l’ambassade 

Les détails multipliés par La Boétie, outre sa parfaite connaissance de histoire antique, montrent le plaisir qu’il prend à relater cette anecdote, rendue vivante par les deux discours qui s’opposent.

  • Celui du Perse Hydarnes, puissant lieutenant de Xerxès, illustre la façon dont le tyran se sert de l’ambition des ses adversaires pour exercer sa séduction, en récompensant par des charges ceux qui le servent, ici par deux postes de « gouverneurs », donc une promesse de gloire et de richesse.

  • Celui des Spartiates met en valeur leur refus, car au bonheur de cette satisfaction matérielle de l’ambition et du désir de gloire ils opposent leur propre bonheur, la liberté présentée comme un bien suprême, « tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté », qu’ils sont prêts à défendre de toute leur force, « avec les dents et les ongles ».

La Boétie conclut en réaffirmant son argument : « Seuls les Spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l’éducation qu’il avait reçue. » Ainsi, il suffit au tyran d’ « éduquer » son peuple à la « servitude » pour qu’elle devienne « volontaire ». Ce texte, malgré son ancienneté, ne peut qu’entrer en résonance de nos jours avec les pratiques de ce que l’on nomme "la propagande".

La corruption du peuple, de « Cette ruse du tyran… » à « …il est insensible. »

Pour lire le texte

Après avoir longuement dépeint les malheurs des peuples, privés de leur liberté, inscrite dans leur nature même et souvent défendue avec force, La Boétie entreprend d’expliquer comment, après son accès au pouvoir, le tyran parvient à s’y maintenir. S’il admet la peur des peuples, cause initiale, il développe une première raison : la force de l’habitude, qui crée une culture, conduisant les générations successives à  accepter la « servitude » puisqu’elles ne connaissent rien d’autre. Vient alors un deuxième argument : le tyran détourne son peuple de la révolte en satisfaisant ses plus bas instincts

Quel jugement l'auteur porte-t-il, à travers sa description, sur la stratégie des tyrans qui permet l'asservissement ?

TX3-Corruption

Première partie :  le tyran accusé (du début à la ligne 13) 

Un illustre exemple

La dimension historique, nouvel emprunt à Hérodote, est particulièrement mise en valeur par les actions de Cyrus, fondateur de l’empire perse, à partir d’un fait historique, sa victoire contre le puissant « roi si riche » de Lydie, Crésus, qui a entraîné la révolte des habitants de la capitale, Sardes, une des villes les plus riches de cette époque grâce à ses gisements d’or et à son industrie textile. Il est ici présenté comme un conquérant puissant, « Il les eut bientôt réduits à l’obéissance », mais aussi habile, puisqu’il cherche à assurer son pouvoir sans recourir uniquement à la force : « ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d’y tenir une armée pour la maîtriser ». Ainsi, La Boétie insiste sur sa stratégie, qualifiée de « ruse » en introduction, puis transformée en éloge car « expédient admirable ».

Crésus de Lydie conduit devant Cyrus le Grand lors de la capture de Sardes, vers 546 av. J.-C., in Histoire des nations de Hutchinson, 1915

Crésus de Lydie conduit devant Cyrus le Grand lors de la capture de Sardes, vers 546 av. J.-C., in Histoire des nations de Hutchinson, 1915Crésus de Lydie conduit devant Cyrus le Grand lors de la capture de Sardes, vers 546 av. J.-C., in Histoire des nations de Hutchinson, 1915.jpg

Une stratégie efficace

La Boétie pose en ouverture l’objectif visé avec un verbe péjoratif : il s’agit pour les tyrans « d’abêtir leurs sujets », ce qui révèle à quel point ceux-ci les méprisent. Mais en présentant cette stratégie, il reste factuel et neutre : « Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre ». Cependant, en soulignant ensuite le succès de cette « ruse », « Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n’eut plus à tirer l’épée contre les Lydiens », il fait porter sa critique, non plus sur le tyran, mais sur ce peuple ainsi dupé, en jouant sur le double sens du terme « misérables » :

  • D’une part, il plaint ainsi les habitants subissant les souffrances de la « servitude » ;

  • D’autre part, il leur reproche de s’être laissé corrompre, car l’offre répondait à leurs plus bas instincts, à leur désir de se livrer aux plaisirs sexuels dans les « bordels », à leurs appétits dans les « tavernes », à tout ce qui permet de se divertir, tels les « jeux publics ».

Ils sont donc allés au-delà même de la stratégie initiale du roi, prouvant ainsi que Cyrus avait su parfaitement les corrompre en exploitant leur matérialisme, puisqu’ils ont accentué eux-mêmes leur asservissement : « ils s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux ».  Double sens également du terme « corruption » sur lequel il conclut, qui renvoie, certes, à une explication étymologique du latin « ludi », mais, indirectement, à l’immoralité du peuple dont Cyrus a su tirer profit.

Deuxième partie : le peuple accusé (des lignes 14 à 31) 

Les moyens de l'asservissement

En généralisant son portrait de Cyrus à « tous les tyrans », La Boétie reprend l’idée de « ruse » car ils ont choisi, eux, de dissimuler leur objectif : « ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d’entre eux l’ont fait en cachette. » Le pronom indéfini « on » met en valeur cette volonté de soumettre leurs sujets par « la moindre douceur qu’on leur fait goûter », avec un verbe imagé : « on les chatouille ».

Une longue énumération dépeint les ressources employées : « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce ». Deux catégories se distinguent :

  • Est d’abord cité tout ce qui relève du divertissement, avec un rappel de l’antiquité grecque et romaine : tout se passe comme si cela amenait les citoyens à détourner les yeux de la réalité, celle de la tyrannie, mais aussi leur propre misère.

  • Pour « les médailles, les tableaux », c’est un peu différent : il s’agit d’accentuer la gloire du tyran, par la mise en valeur de son image, omniprésente afin d’imposer le respect.

Jean-Léon Gérôme, Pollice verso (Pouce vers le bas), 1872. Huile sur toile, 100,3 × 148,9. Phoenix Art Museum

Jean-Léon Gérôme, Pollice verso (Pouce vers le bas), 1872. Huile sur toile, 100,3 × 148,9. Phoenix Art Museum

La puissance de ces ressources est soulignée par le terme qui les regroupe : ce sont des « drogues », donc irrésistibles. Le rythme ternaire en gradation complète le rôle ainsi accordé à ces stratégies : d’abord « appâts de la servitude », est montrée leur force de séduction, puis « le prix de leur liberté », indique le résultat terrible, enfin « outils de la tyrannie » met l’accent sur l’objectif, la « servitude ». Triple rôle repris en miroir, « Ce moyen, cette pratique, ces allèchements », pour insister sur l’habileté du tyran.

Les reproches formulés

Finalement, si les tyrans sont coupables d’ôter à leur peuple toute sa dignité, le peuple l'est aussi, comme le montre le verbe « efféminer », encore plus péjoratif qu’ « abêtir » qui a ouvert l’extrait. Mais c’est sur cette bêtise que La Boétie met l’accent, en traduisant ainsi une forme de mépris puisqu’il l’inscrit dans la nature même du peuple : « Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d’ordinaire, est plus nombreux dans les villes : il est soupçonneux envers celui qui l’aime et confiant envers celui qui le trompe. » Alors que le tyran sait parfaitement comment le manipuler, le peuple, lui, reste aveugle sur la réalité des relations entre lui et son  roi, qu’il inverse totalement. Pour renforcer son propos, La Boétie interpelle son lecteur par une injonction destinée à le détromper avec une comparaison péjorative au monde animal, chasse ou pêche, qui concrétise son reproche : « Ne croyez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plus tôt à l’hameçon que tous ces peuples qui se laissent promptement allécher à la servitude ».

Le reproche s’intensifie encore puisque de l’aveuglement, on passe au sommeil : les tyrans veulent « endormir leurs sujets sous le joug », et le connecteur « Ainsi » à la fin du paragraphe confirme leur succès, puisqu’ils règnent sur des « peuples abrutis », terme qui les rend semblables à des animaux. Ils ont été incapables de comprendre la façon dont ils étaient trompés, « trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir qui les éblouissait », et une dernière comparaison les dévalorise à nouveau : ils « s’habituaient à servir aussi niaisement mais plus mal que les petits enfants n’apprennent à lire avec des images brillantes. »

Troisième partie : une stratégie efficace (de la ligne 32 à la fin) 

La maison de Giulia Felice. Fresque, Pompéi

La démagogie

Le dernier paragraphe prolonge le récit de l’habileté du « tyran » par le souvenir du reproche adressé, dès l’empire romain, par le poète Juvénal dont la formule "panem et circenses" reprend la stratégie qui permet de soumettre le peuple : fournir des divertissements, mais, avant tout, satisfaire son appétit : « Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens en faisant souvent festoyer les décuries, en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche. » Ils s’assuraient ainsi la fidélité des « décuries », c’est-à-dire des soldats, en faisant « largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce », et chaque citoyen ne pense qu’à son profit personnel : « Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait au festin public ». Par sa démagogie, le tyran s’assure ainsi de la soumission de son peuple « bénissant Tibère et Néron de leur libéralité ».

La maison de Giulia Felice. Fresque, Pompéi

Le peuple dupé

Comment La Boétie juge-t-il alors le peuple ? Les termes pour le qualifier sont très péjoratifs. Il le dépeint comme une « canaille » dépourvue de toute élévation d’âme, ce que traduit le contraste mis en évidence : « Ainsi, le plus éveillé d’entre eux n’aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. » Il les nomme ensuite « lourdeaux », indiquant le poids de son matérialisme, et souligne son aveuglement à la fin du passage : « Le peuple ignorant ». Plus qu’un blâme, ce que déplore La Boétie est, en effet, la naïveté du peuple qui ne comprend pas cette manipulation : « c’était pitié alors d’entendre crier : ‘‘Vive le roi !’’ » L’argumentation de La Boétie rétablit alors la vérité, en démasquant, par le jeu des négations et le rappel des abus du tyran, le fonctionnement de ces « largesses » : les sujets « ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner si, auparavant, il ne la leur avait enlevée. »

La force de la tyrannie

L’énumération ternaire, en gradation, conclut en rappelant la puissance de la tyrannie, qui règne par la violence pour satisfaire ses vices sans souci de la morale : le peuple est, en réalité, « contraint d’abandonner ses biens à l’avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces empereurs magnifiques ». Par ses comparaisons, La Boétie insiste sur la soumission du peuple ainsi obtenue : il « ne disait mot, pas plus qu’une pierre, et ne se remuait pas plus qu’une souche. » Ainsi la génération finale présente le peuple comme incapable de choisir un juste comportement, par sa nature même. L’antithèse, soutenue par le rythme, souligne cette inversion des valeurs. D’un côté, il y a la soumission du peuple, blâmée : deux adjectifs, « dispos et dissolu » correspondent à son goût prédominant du « plaisir », mais « qu’il ne peut honnêtement recevoir », donc d’un goût injustifié, illégitime. En revanche, aux injustices subies, infligées par le tyran, auxquelles deux termes sont consacrés, « au tort et à la douleur qu’il peut honnêtement souffrir », une seule réaction, placée en fin de phrase, dénonce l’acceptation passive de cette tyrannie.

CONCLUSION

À partir de l’exemple  historique de Cyrus, La  Boétie place ainsi face à face deux coupables

  • D’un côté, il dénonce celui qui impose la « servitude », le tyran, qui, par son habileté, sait comment satisfaire les plus bas instincts de son peuple et, en profitant de sa misère et de son ignorance, assure son maintien au pouvoir par son usage de la démagogie, et même tire profit de ses abus. 

  • De l’autre, son jugement sur le peuple est ambigu : à la fois, il le plaint d'être si faible, de se laisse ainsi « abêtir », mais aussi, critique sa soumission finalement « volontaire », puisqu’il préfère jouir de moments de « plaisir » plutôt que lutter pour ce que la narration du Discours a présenté comme le bien « le plus précieux », sa liberté.  l’éloge.

Les complices de la tyrannie, de « J'en arrive maintenant… » à « …petits tyranneaux. »

Pour lire le texte

Après avoir longuement dépeint les malheurs des peuples, privés de leur liberté, inscrite dans leur nature même et souvent défendue avec force, La Boétie entreprend d’expliquer comment le tyran, non seulement accède au pouvoir, mais surtout parvient à s’y maintenir. S’il admet la peur des peuples, cause initiale, il propose deux raisons : d’abord la force de l’habitude, qui crée une culture, conduisant les générations successives à  accepter la « servitude » puisqu’elles ne connaissent rien d’autre, puis l’habileté du tyran qui use de toutes les ressources de la démagogie pour détourner son peuple de la révolte, rôle que joue aussi tout ce qui impose le respect, notamment la  religion qui le sacralise. Cette partie se conclut sur un constat récapitulatif : « les tyrans, pour s’affermir, se sont efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude mais encore à leur dévotion. » La Boétie passe alors  à une troisième raison, qui occupe toute la fin du Discours : le tyran dispose de serviteurs qui soutiennent son pouvoir

Comment, à travers leur portrait, La Boétie met-il en valeur le rôle fondamental qu’il leur prête ?

TX4-Complices

Première partie : la démarche argumentative (1er paragraphe) 

Une démarche antithétique

Dès le début, La Boétie, en marquant nettement, par son implication personnelle? la dernière étape de son argumentation, insiste, par l’énumération, sur l’importance accordée à cette ultime raison : « J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. » Il pique ainsi la  curiosité du lecteur, qui attend la révélation d’une sorte de mystère en réponse à ce que le conditionnel annonce déjà comme une conception erronée : « Celui qui penserait ». Dans le premier paragraphe, le connecteur « mais » indique sa démarche argumentative : il commence par la thèse adverse, avant de poser la sienne.

La réfutation

Au début du Discours, La Boétie a, bien évidemment, reconnu que la peur inspirée par le tyran à la fois le moyen d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir. Il va plus loin à présent en examinant les forces dont dispose le tyran, énumérées, « les hallebardes, les gardes et le guet », puis sont cités « les archers », enfin vient une nouvelle énumération, plus générale, « les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, […] les armes. » Mais d’emblée, il nie fortement le pouvoir réel de ces forces : « Celui qui penserait que les hallebardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. » Aux yeux de l’auteur, qui s’implique directement, leur rôle n’est qu’apparent, un simulacre : « Ils s’en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu’ils ne s’y fient. »

La thèse formulée

L’anaphore négative accentue cette dénégation qui conclut cette première approche, « Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran », à laquelle La Boétie oppose sa propre thèse, que renforce la remarque entre parenthèses, interpellant un lecteur potentiellement sceptique : « mais toujours (on aura peine à le croire d’abord, quoique ce soit l’exacte vérité) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. » Le pronom personnel, « lui », indique bien  leur rôle, au service du tyran agissant à sa place finalement.

Il souligne donc leur inefficacité à protéger le tyran contre des ennemis décidés : « Les archers barrent l’entrée des palais aux malhabiles qui n’ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. » Il prend à témoin son lecteur et va plus loin encore, en inversant leur rôle de protecteurs : « On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu’il n’y en eut de tués par ces archers mêmes. » Même s’il ne les nomme pas, la liste est longue des tueurs de tyrans, de Caligula, tué aux Jeux Palatins en janvier 41 par Cornelius Sabinus, le tribun de sa garde prétorienne, à Caracalla, assassiné en 217 par Martialis, un officier de cette même garde, en passant par Pertinax, en 193, tué par ses soldats dans son palais.

Caligula frappé à mort, 1836. Estampe in Histoire des empereurs romains d’Auguste à Constantin

Caligula frappé à mort, 1836. Estampe in Histoire des empereurs romains d’Auguste à Constantin

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Cesare Maccari, L’empereur Hadrien charge Salviano Giuliano de la compilation de l’Édit Perpétuel, fin du XIXème siècle. Huile sur toile. Palais de la Cour suprême de  cassation, Rome

La Boétie précise ensuite le portrait de ces proches qui assistent le tyran, en commençant pas leur recrutement : « Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui ». L’énumération péjorative insiste sur leur rôle de conseillers, les amenant à partager les abus du tyran : ils sont « les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. » Mais il montre ensuite l’interaction qui existe, d’abord entre eux et le tyran, une influence réciproque dans leur pratique de la tyrannie : « Ces six dressent si bien leur chef qu’il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté mais encore des leurs. » Enfin, par les chiffres et la répétition du verbe, il explique comment se diffuse et se multiplie alors cette chaîne de complicité : « Ces six en ont sous eux six cents, qu’ils corrompent autant qu’ils ont corrompu le tyran. » La dernière phrase du paragraphe accentue encore leur puissance, tout en introduisant le paragraphe suivant, le recrutement des  complices : « Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu’ils élèvent en dignité. »

Deuxième partie : les soutiens du tyran (2ème paragraphe) 

Le recrutement

La Boétie accentue encore sa critique en amplifiant l’importance prise par ces serviteurs, mise en valeur par l’adjectif antéposé, « Grande est la série de ceux qui les suivent », et dont le nombre s’accroît à l’infini, « non pas six mille, mais cent mille et des millions ». C’est ce qu’illustre la métaphore filée avec la formule « en dévider le fil », ou « cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui », image qui prend plus de poids avec la référence à Homère : « comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une telle chaîne, d’amener à lui tous les dieux. » Comparaison éloquente, puisque le tyran devient le plus puissant des dieux, et ses serviteurs, sont eux aussi haussés à un rang divin.

Raffaele Giannetti, Le dernier Sénat de Jules César, XIXème siècle. Huile sur toile. Collection privée

Pour augmenter encore ce recrutement, une stratégie fort simple a été utilisée, la création de nombreux postes officiels : « De là venait l’accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l’établissement de nouvelles fonctions, l’institution de nouveaux offices, non certes pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. » La Boétie emprunte cette explication à l’historien Suétone qui dans le chapitre XLI de Jules César écrit : « Il compléta le sénat; il créa de nouveaux patriciens; il augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats inférieurs. »

Raffaele Giannetti, Le dernier Sénat de Jules César, XIXème siècle. Huile sur toile. Collection privée

L'action de ces serviteurs

Ils sont indéfectiblement liés aux tyrans pour deux raisons :

        D’une part, ils bénéficient d’importantes faveurs qui leur garantissent un profit financier et une liberté d’action totale : « Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté ». C’est à nouveau ce qu’explique Suétone, quand il rapporte l’ordre donné par César aux Comices, les assemblées populaires, avant l’élection des magistrats : « César dictateur à telle tribu. Je vous recommande tels et tels », afin qu’ils tiennent leur dignité de vos suffrages ».

         D’autre part, comme ils agissent à la place des tyrans, au moment où ceux-ci en ont besoin pour se maintenir au pouvoir, « à point nommé » et sans limites dans le « mal »,ils bénéficient en échange d’une impunité totale, comme le montre le redoublement de la négation restrictive : il s’agit « qu’ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu’ils ne puissent s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. »

La conclusion du paragraphe confirme le paradoxe de la « servitude volontaire » que tente de résoudre le Discours, c’est-à-dire le renoncement des peuples à la liberté, quelque précieux que soit ce bien : « En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait. » Ainsi, aux malheurs des uns répondent les privilèges des autres.

Troisième partie : l'argumentation par analogie (3ème paragraphe) 

La théorie des humeurs

Pour la renforcer et achever de persuader son lecteur, après l’emprunt à la mythologie grecque et l’exemple tiré de l’histoire romaine, La Boétie concrétise sa thèse par une comparaison à la médecine, qui se développe pendant la  Renaissance : « Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changé dans-notre corps, dès que quelque tumeur se manifeste en un seul endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. » Il reprend ici la théorie des humeurs, mise en place par Hippocrate et encore en vigueur au XVIème siècle, qui explique la maladie par le déséquilibre d’au moins une des quatre « humeurs » prenant une place excessive.

La théorie des humeurs

Le connecteur « De même » et l’implication par le pronom « je », donnent toute sa force à la comparaison qui assimile donc la tyrannie à une maladie de l’État, qu’il dramatise par sa présentation péjorative de ce qu’il qualifie de « lie du royaume ». Elle repose sur une opposition entre « un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays », donc ceux qui sont inoffensifs, et les plus dangereux : « ceux qui sont possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin ». D’où le jeu lexical qui conclut la dénonciation : ils vont « être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. »

CONCLUSION

Le premier intérêt de ce passage est la façon dont La Boétie démasque une illusion : croire que le tyran tire sa puissance des forces armées, dont le peuple a si peur ; il en fait, au contraire, une menace pour la vie même du tyran. Face à cette réfutation, il s’appuie ensuite sur des exemples diversifiés pour dépeindre l’organisation du pouvoir, une sorte de pyramide de corruptions au sommet de laquelle siège le tyran, tel un dieu, disposant ensuite, par le recours au clientélisme, de nombreux complices dont il s’assure de la fidélité en raison de l’impunité accordée. La Boétie souhaite ainsi ouvrir les yeux de ses lecteurs car, si la tyrannie ne se maintient que grâce à une chaîne de corruptions qui s’est diffusée dans tout le corps de l’État, ce pouvoir, vicié, doit pouvoir être détruit.

Étude d’ensemble : les figures de la tyrannie 

Pour  se reporter à l'étude  d'ensemble

Il est utile de préparer cette étude en proposant une double recherche :

  • un relevé des tyrans mentionnés dans le Discours, en précisant les dates et le lieu d’exercice du pouvoir ;

  • un synthèse des portraits observés dans les extraits expliqués : les « outils » dont ils disposent, leurs défauts.

On récapitulera les procédés d’écriture qui mettent en valeur ce portrait sévère, tant sur le plan moral mais aussi par toutes les formes de manipulation pratiquées par le tyran pour asservir le peuple, mais aussi pour se débarrasser de ceux qui l’ont fidèlement servi. D’où la conclusion qui résume la toute-puissance du tyran :  il a appris « qu’il peut tout, qu’aucun droit ni devoir ne l’oblige, qu’il est habitué à n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a pas d’égal et qu’il est le maître de tous. »

Richard Westhall, L’Épée de Damoclès (Denys, tyran de Syracuse), 1812. Huile sur toile, 130 x 103. Achkland Art Museum

Richard Westhall, L’Épée de Damoclès (Denys, tyran de Syracuse), 1812. Huile sur toile, 130 x 103. Achkland Art Museum

Tyrannie

Lectures cursives : portraits de tyrans, deux extraits 

Pour  lire les extraits

L'empereur romain Néron parmi les ruines de Rome après l'incendie de 64. Gravure d'après le tableau de Karl Theodor von Piloty in Le Monde Illustré n°283, 13 septembre 1862

Premier extrait : le peuple dupe des tyrans

Portrait de Néron

En s’impliquant personnellement dans la négation totale ouvrant son portrait de Néron, « Je ne vois personne aujourd’hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble », La Boétie met par avance en valeur le portrait violemment péjoratif qu’il  fait « de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde. » La gradation ternaire accentue encore ce terrible portrait qui rappelle « la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage ».

L'empereur romain Néron parmi les ruines de Rome après l'incendie de 64. Gravure d'après le tableau de Karl Theodor von Piloty in Le Monde Illustré n°283, 13 septembre 1862

Ce portrait permet de mieux dénoncer ensuite un peuple dupe, au point d’honorer celui qui l’a asservi, critique empreinte d’ironie, « ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses festins, qu’il fut sur le point d’en porter le deuil », que La Boétie prend soin de cautionner par sa référence élogieuse à l’historien Tacite auquel il emprunte son récit : « C’est du moins ce qu’en écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. »

Portrait de César

La fin de l’extrait insiste sur la réussite de la stratégie d’un autre tyran, Jules César, lui aussi violemment blâme, il « avait donné congé aux lois et à la liberté romaine », avant que les hyperboles ne mettent l’accent sur l’illusion du peuple : « On louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son « humanité » ; or, elle fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu »

Comme Néron, César s’était attiré les faveurs du peuple par sa générosité, en lui  offrant des « banquets » et d’autres « prodigalités », d’où la conclusion : « ce fut cette venimeuse douceur qui emmiella pour le peuple romain le breuvage de la servitude. » Le verbe « emmieller » souligne la perfidie de cette démagogie qui a amené les citoyens, ainsi comparés à des insectes attirés par du sucre, à honorer le tyran mort lors de ses funérailles par « un grand bûcher d’honneur », ou « colonne comme au Père du peuple. » Le peuple est donc incapable de distinguer ceux qui lui nuisent de ceux qui le sauvent, tels, aux yeux de La Boétie, les assassins de César : « il fit plus d’honneurs à ce mort qu’il n’aurait dû en faire à un vivant, et d’abord à ceux qui l’avaient tué. »

Jean-Léon Gérôme, La Mort de César, entre 1859-1867. Huile sur toile, 85,5 x 145,5. Walters Art Museum, Marylandg

Jean-Léon Gérôme, La Mort de César, entre 1859-1867. Huile sur toile, 85,5 x 145,5. Walters Art Museum, Maryland

Deuxième extrait : la sacralisation du tyran

Assyrie et Médie

La Boétie quitte le monde romain pour partir plus loin, en Mésopotamie, région constituée d’un ensemble de royaumes, tels ceux des Assyriens ou des Mèdes. À propos de ces « rois », il évoque une autre stratégie, une présence très rare, ils « paraissaient en public le plus rarement possible », dont il explique ensuite l’intérêt : « faire supposer au peuple qu’il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se montent l’imagination sur les choses qu’ils ne peuvent voir de leurs propres yeux. » Ainsi, ils prennent une dimension sacrée, aussi « mystérieux » que des dieux invisibles, donc pouvant encore plus facilement asservir leurs sujets : « ils vivaient dans la crainte d’un être que personne n’avait jamais vu. »

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Égypte

La description proposée par La Boétie reste approximative – au XVIème siècle, les découvertes archéologiques n’ont pas encore eu lieu – mais il montre clairement sa volonté de démythifier l’image sacrée des « premiers rois d’Égypte » dont les attributs n’ont qu’un seul but : « inspir[er] par ces formes étranges respect et admiration à leurs sujets ». Ainsi, à la critique des tyrans répond celle du peuple, péjorativement qualifié de « populace » : «  s’ils n’avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient dû s’en moquer et en rire. » L’image de cette stratégie, « tendre un filet pour la prendre », donne l’impression d’une chasse, et c’est le cynisme des tyrans qui ressort alors : ils « n’ont jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l’ont jamais mieux asservie que lorsqu’ils s’en moquaient le plus. »

Les attributs du pharaon. Buste d’Amenophis III, vers 1300 av. J.-C., granit. Musée égyptien de Berlin

Pyrrhus et Vespasien

L’ironie de La Boétie s’accentue encore dans la question rhétorique qui introduit le portrait de Pyrrhus, roi d’Épire : « Que dirai-je d’une autre sornette que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? » Le ridicule des croyances populaires est mis en valeur ensuite, avec la mention de « l’orteil » miraculeux : « Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Épire, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. », puis « Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu’on eut brûlé le cadavre de ce roi, l’orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. »

François-Joseph Heim, Titus et Vespasien : distribution au peuple, 1819. Huile sur toile, 94 x 136. Musée de Versailles

Mais comment ne pas penser ici à la dévotion que le christianisme accorde aux reliques des saints, précieusement conservées ? Ou même au pouvoir attribué en France au roi « de droit divin » de guérir les écrouelles par l’imposition des mains ? Comment ne pas voir dans les « merveilles » accomplies par Vespasien, qui « redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles », comme un écho aux miracles des saints honorés par l’Église chrétienne, voire à ceux du Christ lui-même ? La Boétie est ici prudent en prenant ses exemples dans des temps reculés, mais son accusation du peuple finit par l’emporter, en fait, sur celle des tyrans : « Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges, pour y ajouter ensuite une foi stupide »

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Son mépris se poursuit quand il présente de tels récits comme ayant été « ramassés dans les ragots des villes et les fables des ignorants. » Ironie poussée à l’extrême dans sa conclusion sur ces « mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus aveugles que ceux qu’il guérissait. »

Histoire de l'art : le portrait d'apparat 

Le désir de donner à l’être humain une dimension d’éternité en en faisant le portrait remonte à l’antiquité : les généraux, les empereurs, par exemple, ont leurs bustes, leurs statues, leur profil est fixé sur des médailles, des monnaies… Comme l’explique La Boétie dans son Discours, le tyran fait tout pour magnifier ainsi sa puissance, et la mise en valeur des grands hommes de la cité est aussi un moyen d’inspirer au peuple le respect. Mais de simples citoyens se font aussi représenter, notamment sur des monuments funéraires. Le souci de ressemblance n’est, cependant, guère présent.

​Au moyen-âge, le poids de la religion, qui privilégie la représentation du sacré, limite l’art du portrait, qui ne reprend son essor qu’au XV° siècle en Italie, avec la naissance de l’humanisme. La richesse de certaines familles, à Venise, à Florence, comme dans d’autres pays, telles les Flandres avec la bourgeoisie prospère, ouvre un large espace au portrait : les peintres cherchent alors plus de ressemblance afin de mieux restituer l’intériorité des êtres, représentés dans leur cadre de vie.

Le XVI° siècle voit, parallèlement, se développer le portrait d’apparat, ou portrait de Cour, dont les portraits de François Ier, par Jean Clouet, vers 1527, et par le Titien en 1539, donnent deux images du pouvoir intéressantes à comparer.

Jean Clouet

Jean Clouet, sans doute en association avec son fils François, a effectué des dessins préparatoires, qui révèlent sa volonté de reproduire fidèlement le visage de son modèle, son nez prononcé, son menton arrondi avec une fossette en partie cachée par sa barbe, sa bouche aux lèvres sensuelles.

Jean Clouet, Portrait de François Ier, vers 1525. Pierre noire et sanguine sur papier. Musée Condé, Chantilly
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Jean Clouet, Portrait de François Ier en costume d’apparat, vers 1527. Huile sur bois, 96 x 74. Musée du Louvre, Paris

Jean Clouet, Portrait de François Ier, vers 1525. Pierre noire et sanguine sur papier. Musée Condé, Chantilly

Le tableau est bien un portrait d’apparat, car tout est mis en œuvre pour amplifier la majesté de ce roi, alors âgé d’une trentaine d’années : le cadrage à mi-corps, avec la tête de trois-quarts, les mains posées en premier plan, la droite sur un gant, symbole de noble distinction, la gauche sur le pommeau de son épée, signe de sa valeur  au combat.

Ce choix le fige dans une posture solennelle, encore amplifiée par la carrure qu’il lui prête grâce aux manches bouffantes du pourpoint.

À cela s’ajoutent le décor et le costume, même si le peintre ne reproduit pas les attributs de sa fonction, la couronne et le sceptre. En fond, une tapisserie de Damas, avec des couronnes fleurdelysées et sa couleur pourpre, signes du pouvoir suprême, symbolise la monarchie, rôle joué aussi par le collier d’or de l’ordre de Saint-Michel qu’il porte. Les couleurs or et argent, qui tranchent sur le noir, donnent une impression de chatoiement somptueux et illustrent la richesse.

Enfin la lumière porte sur le cou et le visage du roi, dont la blancheur ressort. Elle semble venir du regard du spectateur que le roi fixe avec insistance, créant une forme de froideur, comme s’il voulait lui imposer son autorité.

Il s’agit donc pour Clouet, alors même que le roi, à la tête de ses troupes, est entré en conflit avec Charles Quint et a commencé ses campagnes en Italie, d’impressionner ses adversaires par sa force physique et sa majesté.

Le Titien

Le portrait du roi par Titien est bien différent, déjà par sa représentation de profil, plus proche de la technique antique. Ce choix, comme l’effacement des mains, inhabituel chez Titien, serait dû au modèle dont il aurait disposé, une médaille gravée par Benvenuto Cellini en 1537.

Cellini, médaille : François Ier, vers 1537. Musée de Bode, Berlin

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Nous y retrouvons cependant la ressemblance du visage, plus âgé, mais il esquisse un léger sourire et le corps paraît plus naturel, avec le buste plus effacé et légèrement tourné. Ce portrait montre donc un roi plus bienveillant, plus familier, moins propre à effrayer les Italiens alors conquis.

L’ensemble traduit également plus de sobriété, avec la tenture qui coupe en deux le fond du tableau, très sombre, de même que le manteau noir drapé autour du pourpoint, en partie masqué. Même si le roi porte encore le collier de l’ordre de saint Michel, les couleurs chaudes de son pourpoint, le teint de son visage, la lumière plus miroitante accentuent le sentiment de sérénité.

Ainsi, Titien s’attache davantage que Clouet à faire ressortir la psychologie d’un roi qui semble plus proche de ses sujets et non pas prêt à les écraser de sa majesté.

Tiziano Vecellio, dit Titien, Portrait de François Ier, 1539. Huile sur toile, 1,09 x 0,89. Musée du Louvre, Paris

Tiziano Vecellio, dit Titien, Portrait de François Ier, 1539. Huile sur toile, 1,09 x 0,89. Musée du Louvre, Paris

Pour conclure, de « Ces misérables voient reluire… » à la fin 

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Pour  lire l'extrait

Pour justifier, la formule paradoxale dans le titre de son Discours, « la servitude volontaire », La Boétie, après avoir souligné le prix de la liberté qui amène certains à mourir pour la défendre, a expliqué les raisons qui, inversement, font accepter à bien des peuples une terrible tyrannie.

La force de l’habitude et des pratiques destinées à se concilier les faveurs des sujets et même leur dévotion, sont les deux premiers « outils » du tyran, le plus important étant la façon dont il sait s’entourer de complices fidèles qui tirent profit de la corruption. Mais, en développant le portrait de ces proches que le tyran met à son service, La Boétie montre, par plusieurs exemples, que « le tyran n’aime jamais » et donc que « les favoris d’un tyran ne peuvent jamais compter sur lui ». Il  termine alors son Discours en soulignant la difficulté de leur fonction et les risques encourus

En quoi cette conclusion donne-t-elle sens à l’engagement de La Boétie ?

Antoine Macault lisant sa traduction au roi François Ier et à sa cour, 1534. Frontispice in Les trois premiers Livres de Diodore de Sicile d’Antoine Macault. Château de Chantilly

Antoine Macault lisant sa traduction au roi François Ier et à sa cour, 1534. Frontispice in Les trois premiers Livres de Diodore de Sicile d’Antoine Macault. Château de Chantilly

Première partie : les risques courus (1er et 2ème paragraphes) 

L'aveuglement des "favoris"

La Boétie a longuement dépeint l’aveuglement des peuples face au tyran ; mais il blâme tout autant ses serviteurs, eux aussi aveuglés, pris au piège de leur propre avidité et de leur désir de partager sa gloire : « Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent, tout ébahis, les éclats de sa magnificence ». Le champ lexical qui suggère la brillance, d’abord pour magnifier la richesse ou la gloire, se dégrade ensuite pour souligner leur perte, présentée comme certaine : « alléchés par cette lueur, ils s’approchent sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. »

Pour soutenir sa critique, La Boétie emprunte au chapitre XIX, « Comment tirer utilité de ses ennemis » des Œuvres morales de Plutarque une anecdote plaisante : une troupe de satyres, attirés par le feu offert par Prométhée à l’homme, ont essayé de le lui voler, mais ils se sont brûlé la barbe. Mais il met tout particulièrement en valeur l’erreur de ces courtisans aveuglés : « Ainsi le satyre imprudent de la fable, voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et s’y brûla. » Sa seconde référence, emprunté à La Pharsale de Lucain, personnifie le papillon en soulignant son désir, « espérant jouir de quelque plaisir », mais l'image fait appel à ce que tout lecteur peut observer : il « se jette au feu parce qu’il le voit briller, éprouve bientôt, comme dit Lucain, qu’il a aussi le pouvoir de brûler. » Tel est donc le sort douloureux promis à ces « favoris ».

Une chute inéluctable

L’hypothèse qui suit confirme, par la négation absolue, la fatalité de cette condamnation : « Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui lui succède. » Notons que le terme « mignon » qualifie, dès le XVIème siècle, les jeunes conseillers du roi en raison de leur élégance et de leur raffinement, mais il n’a pas encore, à l’époque de l’écriture, la connotation péjorative qu’il prendra sous le règne de Henri III, à partir de 1574, accusé d’homosexualité. L’hypothèse  du changement de tyran se dédouble ensuite :

  • « S’il est bon » implique de nouvelles contraintes : «  il leur faut alors rendre des comptes et se soumettre à la raison ». Ils ne pourront plus commettre leurs crimes librement, car un prince juste ne les laissera plus impunis.

  • « s’il est mauvais comme leur ancien maître », celui-ci voudra s’imposer, donc devra se débarrasser de tout ce qui renvoie à son prédécesseur : « il ne peut manquer d’avoir aussi ses favoris ». De plus, ceux-ci à leur tour veulent s’imposer et profiter de leur statut ; ils deviennent donc de menaçants rivaux : « non contents de prendre leur place, [ils] leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie ».

Gravelot, Prométhée, l’homme et le satyre, 1764. Frontispice de la réédition du Discours sur les sciences et les arts  de Rousseau

Gravelot, Prométhée, l’homme et le satyre, 1764. Frontispice de la réédition du Discours sur les sciences et les arts  de Rousseau

Henri III et ses mignons. Estampe anonyme. Collection privée

Henri III et ses mignons. Estampe anonyme. Collection privée

La question rhétorique interpelle le lecteur, avec des modalisateurs intensifs, « tel », « si peu », « si », « tant de », qui apportent une réponse en soulignant encore davantage les dangers courus par ceux qui ont choisi de servir le tyran.

Deuxième partie : un destin tragique (3ème paragraphe) 

Un portrait pathétique

L’exclamation, « Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! », soutenue par l’invocation, inscrit le long paragraphe suivant dans la tonalité pathétique. Le rythme binaire en gradation des trois phrases  qui multiplient les infinitifs, met en évidence à quel point la vie d’un conseiller est peu enviable :

  • Dans la première, « Être occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que de tout autre au monde », l’indice temporel insiste sur l’aliénation du « favori », telle qu’elle le rend véritablement paranoïaque, car le tyran, suivant son bon plaisir, peut s’en prendre à lui à tout moment.

  • La deuxième, « Avoir toujours l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes », illustre ce comportement paranoïaque, développé car la méfiance ne se limite pas au tyran : « pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. » Une surveillance permanente s’impose alors.

  • L’énumération s’accentue dans la dernière phrase qui, par le jeu des opposition, met en valeur l’aliénation totale : « Sourire à chacun et se méfier de tous, n’avoir ni ennemi ouvert ni ami assuré ». Le favori n’a, en effet, plus le droit d’être lui-même, il est obligé de feindre en permanence : « montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi ; ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste ! »

L'échec promis

La Boétie recourt ensuite à l’ironie pour prouver à quel point leur choix les mène à l’échec, amplifié par les hyperboles : « Il est vraiment plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment, et de voir le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine et de leur vie misérable ». Victimes du tyran et de leurs rivaux, l’antithèse explique qu’ils le sont aussi du peuple asservi : « ce n’est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. » Le tyran, en effet, fait peur et est davantage hors d’atteinte ; il est donc plus facile de s’en prendre à ceux qui le servent. L’accumulation amplifie les haines qu’ils provoquent : « Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l’envi jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, connaissent leurs noms, décomptent leurs vices ». Les répétitions renforcent encore la gradation de ce qu’ils finissent par subir, « ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons. Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux », pour payer les malheurs que les sujets ont subis : « Tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées ».

Bien sûr, le pouvoir dont ils disposent oblige les peuples à la prudence, mais le qualificatif qui leur est attribué n’en constitue pas moins une menace : « si l’on fait parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. » Dès le moment où ils sont ainsi animalisés, la mort leur est promise, d’où l’anaphore qui conclut, « Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils recueillent de leurs services », en l’illustrant par une image d’horreur, une scène qui fait penser au cannibalisme : les sujets « s’ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur corps, ne s’estimeraient pas encore satisfaits, ni même à demi consolés de leur souffrance. »

Une malédiction éternelle

La fin du paragraphe donne à leur échec une dimension historique, en montrant, par l’hyperbole redoublée, comment toute gloire posthume est ôtée à ceux qui sont qualifiés péjorativement de façon imagée : « Même après leur mort, leurs survivants n’ont de cesse que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres. » Cette revanche impitoyable se renforce encore par l’image finale : « Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, comme pour les punir encore après leur mort de leur méchante vie. »

Troisième partie : la péroraison (dernier paragraphe) 

L'adresse au lecteur

Dans la rhétorique traditionnelle, un discours se termine par une péroraison, qui doit emporter l’adhésion du lecteur. Ici, elle est particulièrement brève, mais les injonctions redoublées lui donnent de la force : « Apprenons donc ; apprenons à bien faire. Levons les yeux vers le ciel ». Par le choix de la première personne du pluriel, l’auteur s’associe à son lecteur dans une double exhortation, d’abord à sortir de l’aveuglement, en comprenant mieux le fonctionnement d’une tyrannie. Par le rythme ternaire en gradation, il y ajoute un objectif de progrès moral, élargi de l’intérêt particulier à une valeur générale pour en arriver au rôle imparti à la foi chrétienne, en écho à la place qu’il est de mise de lui accorder à son époque : « pour notre honneur ou pour l’amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu tout-puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. »

L'ultime condamnation

Son implication personnelle, renforcée par son redoublement entre tirets, « Pour moi, je pense –et ne crois pas me tromper – » se termine par la menace que le Dieu du christianisme fait peser sur les tyrans. Il rappelle, en effet, que ce Dieu qui a dit « Aimez-vous les uns les autres », miséricordieux, est aussi celui qui préside au jugement dernier et ne peut que sanctionner dans l’au-delà la tyrannie : «   puisque rien n’est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie, […] il réserve là-bas tout exprès, pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière. » Ainsi, si les peuples ne peuvent échapper aux tyrans et à leurs complices qui les oppriment, du moins l’enfer leur est promis, un châtiment posthume.

CONCLUSION

Dans sa conclusion, La Boétie condamne à la fois les tyrans et leurs « favoris », victimes eux aussi de leur « servitude volontaire ». Il a reconnu, certes,  précédemment que certains conseillers des tyrans, tels Senèque, Burrhus  et Trazéas auprès de Néron, ont été des « gens de bien », mais ils n’en ont pas moins connu un sort cruel car ils n’ont pas compris à quel point la perversion était inscrite dans la nature même de tout tyran. Pires aveugles encore sont tous ceux qui ont choisi leur « servitude » pour satisfaire leurs vices personnels. Finalement, avant même leur mort cruelle, tous sont promis à un destin tragique, la totale aliénation qui leur est imposée.

Le châtiment des maudits au jugement dernier, in Speculum Humanae salvationis, 1350-1400. Cologne

Jugement.jpg

Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
              Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître 
;

C'est ce portrait des courtisans que reprendra La Fontaine dans sa fable « Les Obsèques de la lionne », parue en 1678 dans le livre VIII. Mais La Boétie va encore plus loin car il leur attribue un destin qui dépasse même les limites de leur vie terrestre : une malédiction éternelle et un terrible châtiment en enfer.

Écrit d’appropriation :  un réquisitoire

Les textes analysés ont permis d’observer comment La Boétie construit son argumentation pour dénoncer la tyrannie en brossant un portrait sévère du tyran. Pour entraîner son lecteur, il met en œuvre à la fois la rigueur de la démonstration et des procédés destinés à le faire réagir. Ainsi, comme le ferait un procureur dans un tribunal, il propose aux lecteurs, ses jurés, un réquisitoire violent contre ceux qu’il accuse.

CONSIGNE

Rédiger un réquisitoire d'une page contre un personnage historique librement choisi.

  • La limite de cet écrit à une page implique qu’il ne s’agira pas de relater toute la biographie du personnage choisi ni tous les événements qui ont marqué son pouvoir.

  • Outre le choix du personnage à critiquer, il sera nécessaire de se fixer sur quelques traits dominants de son caractère à partir d’un ou deux événements précis qui serviront d’exemples.

  • On insistera particulièrement sur les procédés de la modalisation : phrases expressives (exclamation, question rhétorique, injonction), lexique péjoratif mis en valeur, rythme insistant et figures de style.

Conclusion

Conclusion du parcours 

Bilan : les ressources de l'écriture 

La reprise des écrits d’appropriation amènera à dégager les trois clés de la rhétorique héritées de l’art oratoire antique et mises en œuvre dans le Discours de la servitude volontaire :

  • Le « logos », c’est-à-dire la présentation du message, éloge ou blâme, des arguments pour le prouver et des exemples qui le soutiennent ;

  • L’« éthos », c’est-à-dire l’image de l’émetteur, ici non pas un orateur mais un écrivain qui doit créer une relation avec son lecteur, chercher à retenir son attention en exprimant ses propres sentiments, doutes ou certitudes, enthousiasme, exaltation ou, au contraire, indignation ;

  • Le « pathos », c’est-à-dire les procédés d'écriture mis en œuvre pour éveiller les émotions de ses lecteurs, donc le choix des tonalités, telles le pathétique pour éveiller leur compassion, le tragique pour les effrayer ou l’épique pour célébrer la grandeur des héros.

On reprendra, à partir des explications les principales caractéristiques de l’art de convaincre dans l’œuvre, notamment les différentes démarches argumentatives adoptées. Puis on récapitulera les moyens choisis pour persuader le lecteur en renforçant son adhésion.

Pour  se reporter à l'étude d'ensemble

Réponse à la problématique 

Pour conclure ce parcours, on fera ressortir la réponse à la problématique  :  Comment La Boétie dénonce-t-il les procédés du tyran pour déposséder son peuple de son bien lplus précieux, la liberté ?

         En récapitulant les reproches adressés à la première cible de la critique de La Boétie, le tyran : sa cruauté, sa perfidie, son immoralité qui lui permettent d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir.

         Mais aussi en insistant, à partir de l’adjectif « volontaire », sur l’autre cible de la dénonciation,  le peuple qui subit son sort sans révolte, par lâcheté ou par aveuglement, dupé par ce que l’on nommerait aujourd’hui la « propagande » et la démagogie du tyran pour le séduire, ou qui, pire encore, se met à son service pour en obtenir des faveurs, et opprime à son tour, en toute impunité, ses concitoyens.

On dégagera l’objectif visé par La Boétie : d’une part, ouvrir les yeux de ses contemporains car, si prudemment il emprunte ses exemples à l’antiquité ou à  des pays lointains, le lecteur peut rapprocher ses critiques à la monarchie absolue « de droit divin » du XVIème siècle. D’autre part, en contrepoint de ses critiques montrant les malheurs du peuple asservi, le lecteur est invité à comprendre à quel point la liberté est précieuse et mérite qu’on la défende avec force et courage.

Cette étude conduit à une réflexion sur le pouvoir politique, aujourd’hui une démocratie représentative, et sur le lien qui devrait s’établir entre ceux qui gouvernent et les citoyens, si l’on se place, comme La Boétie, dans une perspective humaniste. Certains des reproches lancés, aux uns comme aux autres, ne pourraient-ils pas être repris ? La force de ce que nous nommons « État providence » devient-il pas, elle aussi, une forme de « servitude volontaire » ?

Dissertation 

Pour  voir une proposition de correction

LE SUJET : Dans la préface de son essai paru en 1947, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Maurice Merleau-Ponty déclare : « L’action politique est de soi impure parce qu’elle est action de l’un sur l’autre et parce qu’elle est action à plusieurs. […] Aucun politique ne peut se flatter d’être innocent. »

Ce jugement formulé par Merleau-Ponty vous paraît-il faire écho au  Discours de la servitude volontaire de La Boétie ?

Vous répondrez à cette question dans une argumentation qui s’appuiera sur votre lecture  de l’œuvre de La Boétie.

LA CORRECTION : Elle propose une analyse de la consigne qui permet de reprendre la méthodologie de la dissertation et de préparer la construction d'un plan, puis une rédaction dont les stratégies sont commentées.

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