Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, ou Le Contr'un, 1576

Portrait de La Boétie, estampe anonyme
L'auteur (1530-1563): un jeune humaniste
Les années de formation
Né le 1er novembre 1530 dans le Périgord, à Sarlat, d’une famille de noblesse récente, Étienne de La Boétie perd son père, lieutenant du sénéchal du Périgord, à l’âge de dix ans, et son éducation est assurée par son oncle prêtre dont il reconnaît tout ce qu’il lui doit dans ses dernières paroles :
« tout ce que un très sage, très bon et très libéral père, pouvait faire pour son fils, tout cela avez-vous fait pour moi, soit pour le soin qu’il a fallu à m’instruire aux bonnes lettres, soit lorsqu’il vous a plu me pousser aux états : de sorte que tout le cours de ma vie a été plein de grands et recommandables offices d’amitiés vôtres envers moi : somme, quoi que j’aie, je le tiens de vous, je l’avoue de vous, je vous en suis redevable, vous êtes mon vrai père ». (Lettre de Montaigne à son père, 1563)

L'accomplissement
Son mariage avec la fille du président de ce parlement lui assure la richesse, et il se plonge alors dans sa tâche de magistrat. C’est en 1557, à l’occasion d’une des fêtes entre parlementaires, qu’il fait la rencontre de Montaigne qui vient d’y être affecté et a déjà eu l’occasion de lire quelques extraits du Discours : une profonde amitié unit dès lors ces deux humanistes.
Il bénéficie, en effet, d’une éducation humaniste au collège de Guyenne, à Bordeaux, alors haut-lieu de la Renaissance, qui lui donne une parfaite connaissance des philosophes et écrivains de l’antiquité gréco-romaine, dont témoigne son œuvre à commencer par son Discours de la servitude volontaire rédigé alors qu’il a seize ou dix-huit ans, tandis que, parallèlement, il compose des sonnets et traduit Plutarque, Virgile et l’Arioste. Puis, en 1553, il obtient sa licence en droit civil à l’université d’Orléans, et, grâce à l’appui de son oncle, qui y est influent, il obtient une lettre de dérogation du roi Henri II, qui lui permet d’être nommé conseiller au parlement de Bordeaux, alors qu’il est trop jeune de trois ans.
Tony Noël, statue de La Boétie, 1892, Sarlat
Tous deux vivent douloureusement les troubles, incendies, pillages, brutalités, provoqués, dès 1560 en Guyenne, par l’essor d’un protestantisme rebelle. Ainsi, en septembre 1560, La Boétie accompagne le lieutenant du roi, Charles de Burie, pour rétablir le calme dans la région d’Agen mais ils échouent à rétablir réellement la paix entre les deux partis. Cet échec pèse au jeune homme qui confie à son ami Montaigne son désir de s’exiler dans le nouveau monde américain. Projet non exécuté, car le 8 août 1863, il est pris de violents symptômes, décide de regagner ses terres du Médoc pour se reposer, mais son état s’aggrave avant d’y parvenir et il est contraint de s’arrêter chez Richard de Lestonnac, son collègue au parlement et beau-frère de Montaigne, où il meurt religieusement le 18 août : « Ayant mis ordre à mes biens, encore me faut-il penser à ma conscience. Je suis chrétien, je suis catholique : tel ai vécu, tel suis-je délibéré de clore ma vie. Qu’on me fasse venir un prêtre ; car je ne veux faillir à ce dernier devoir d’un chrétien. » Il lègue tous ses livres à Montaigne :
« Mon frère, dit-il, que j’aime si chèrement et que j’avais choisi parmi tant d’hommes, pour renouveler avec vous cette vertueuse et sincère amitié, de laquelle l’usage est par les vices dès si longtemps éloigné d’entre nous qu’il n’en reste que quelques vieilles traces en la mémoire de l’antiquité, je vous supplie pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres que je vous donne : présent bien petit, mais qui part de bon cœur, et qui vous est concevable pour l’affection que vous avez aux Lettres. Ce vous sera μνημοσυνον tui sodalis. » (Lettre de Montaigne à son père, 1563)
Pour lire la lettre de Montaigne
Le contexte du Discours : la Renaissance
L'idéal humaniste

La dignité de l'homme
Pour les humanistes, pour reprendre la qualification qui leur est attribuée au XIXème siècle, l'homme est placé au centre de tout : il lui appartient de pousser au plus haut degré possible ses capacités physiques, artistiques, intellectuelles, d'où l'importance prise par l'éducation au XVI° siècle.
Léonard de Vinci, L'Homme de Vitruve, dessin à la plume, vers 1492, Galleria dell' Accademia, Venise

De nombreux écrivains en font un thème essentiel de leur réflexion, tels Rabelais, Montaigne... ou Jean Pic de la Mirandole dans son Discours sur la dignité de l'homme, écrit en 1486 et publié en 1504 : il souhaite y expliquer « pourquoi l'homme est le mieux loti des êtres animés, digne par conséquent de toute admiration, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échue dans l'ordre de l'univers. »
Au premier plan de l'humanisme figurent le retour aux modèles antiques et le questionnement philosophique sur la nature de l'homme et sa place dans sa société et dans l'univers. Le but ultime est de mieux se connaître, de mesurer la valeur réelle de tout homme, indépendamment de son statut social ou de son origine ethnique : le "sauvage" n'est pas forcément inférieur au "civilisé"...
De nouvelles connaissances
Le mot "savoir" est sans doute celui qui illustre le mieux la Renaissance.
Les voyages de découvertes, accomplis grâce aux progrès des instruments de navigation et des navires, élargissent les limites du monde. En faisant le tour de la terre, entre 1519 et 1522, Magellan donne raison à Copernic et Galilée qui avaient affirmé qu'elle était ronde et tournait autour du soleil. Ces découvertes donnent lieu à des conquêtes meurtrières, mais qui enrichissent l'Europe. La comparaison entre le comportement des Européens et celui des peuples dits "sauvages" conduit également à un nouveau questionnement sur la nature de l'homme dit "civilisé" et sur ses particularités.
L'invention des caractères d'imprimerie mobiles vers 1450 par Gutenberg, en Allemagne, permet une large diffusion des livres, notamment ceux des anciens, en grec et en latin, avec de nombreuses traductions. L'enseignement de ces deux langues se développe, pour revenir à l'authenticité du texte, et les ateliers d'imprimerie se multiplient. Les plus célèbres, par exemple ceux d'Alde Manuce en Italie, de Froben en Allemagne, sont des lieux d'échange et de réflexion pour les "humanistes", ainsi nommés en raison de l'intérêt supérieur qu'ils portent aux "lettres humaines", profanes, par rapport aux "lettres divines".
Aucun domaine n'échappe à cette soif de savoir : on dissèque les corps pour mieux connaître l'anatomie, les pouvoirs politiques sont étudiés, tout comme la Bible.
De nombreux conflits
Mais le monde est loin de connaître l’apaisement. Les découvertes des mondes inconnus révèlent l’avidité des États européens, appuyés par les puissances religieuses, et entraînent des combats, le massacre des peuples indigènes, la destruction de grandes civilisations comme celles des Aztèques ou des Mayas.
Le pouvoir politique
Durant cette période, du XIVème siècle en Italie à la fin du XVIème siècle, le pouvoir politique offre un double visage !
D’un côté, les cours encouragent le renouveau intellectuel, telles celles de François Ier ou de sa sœur, Marguerite de Navarre. Ce roi, à l'image des princes italiens comme les Médicis à Florence, se comporte en mécène : construction de luxueux châteaux, soutien accordé aux artistes... Influencé par l'humaniste Guillaume Budé, il crée, en 1530, un Collège Royal où sont enseignés le grec, le latin et l'hébreu, et il signe, en 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qui fait du français la langue officielle.
Lors on peut voir coupler troupe de laboureurs,
Et d’un soc attaché faire place en la terre
Pour y semer le blé, le soutien de la guerre ;
Et puis, l’an ensuivant, les misérables yeux
Qui des sueurs du front trempaient, laborieux
Quand, subissant le joug des plus serviles bêtes,
Liés comme des bœufs, ils se couplaient par têtes,
Voyant d’un étranger la ravissante main
Qui leur tire la vie et l’espoir et le grain.
Alors, baignés en pleurs, dans les bois ils retournent;
Aux aveugles rochers les affligés séjournent;
Ils vont souffrant la faim, qu’ils portent doucement.
De l’autre, les conflits se multiplient. Dès 1492, avec Charles VII, commencent les guerres d'Italie, poursuivies par Louis XII, et, surtout, par François Ier : ce n'est qu'en 1559 que le traité de Cateau-Cambrésis y met fin... Les conflits dits "de succession" sont alors nombreux entre les princes de l'Europe, qui rivalisent pour accroître leur territoire, ou à propos des conquêtes coloniales. Le peuple se trouve ainsi plongé dans bien des « misères », accablé d’impôts et de servitudes douloureuses, et les compagnes sont dévastées, les populations décimées, comme le dépeint Agrippa d’Aubigné dans le livre I des Tragiques, son poème posthume paru en 1616.
La religion
Mais la principale cause de conflit est la religion. D'une part, de plus en plus, face à la toute-puissance de l'Église se dresse la science. D'autre part, la lecture de la Bible, revue, traduite, expliquée, conduit à remettre en cause les abus de l'Église catholique, les excès de la papauté notamment. Un courant "évangéliste" se répand, qui réclame une religion épurée, plus authentique. Les thèses de Luther, publiées en 1517, se diffusent : il crée la Réforme, poursuivie par Calvin.

Dès 1560, les tensions s’accentuent entre les deux partis, ce dont La Boétie prend douloureusement conscience ; en 1562, à la suite du massacre d'une centaine de protestants, aussi appelés "réformés" ou "huguenots", débutent les guerres de religion : huit se succèdent, et la violence se déchaîne. Un des épisodes connus est le massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572, avec ses 4000 tués dans les deux camps. Il faut attendre l'édit de Nantes, signé en 1598 par Henri IV, pour retrouver la paix.
François Dubois, Le massacre de la Saint-Barthélémy, vers 1572 - 1584. Huile sur bois, 93,5 x 154. Musée des Beaux-Arts, Lausanne
POUR CONCLURE
Le XVI° siècle, qui avait ouvert un élan d'optimisme, de confiance dans les possibilités humaines, se termine donc de façon bien plus sombre, fracture qui se retrouve dans la littérature et que reflète, à la fois par son écriture et par ses thèses, le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie. Dans la mesure où il considère tout homme comme digne de respect, l'humanisme a développé une réflexion sur le pouvoir politique et sur la façon dont il s’exerce. Ainsi, il défend l’intégrité humaine contre les fanatismes ou les tyrannies qui la menacent. Il reconnaît même la nature humaine chez le « sauvage » du Nouveau monde à qui les conquérants européens étaient tentés de nier toute âme.
Lecture cursive : Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486
Pour lire l'extrait
Ce passage est représentatif de l’humanisme propre à la Renaissance par l’éloge vibrant que Pic de La Mirandole adresse à l’homme, dans son exclamation nominale, « Chose incroyable et merveilleuse ! », louange soutenue par son choix d’un lexique mélioratif hyperbolique : il est « le mieux loti des êtres animés », « digne […] de toute admiration », « une grande merveille, un être décidément admirable ».
Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations, Pic de La Mirandole s’appuie sur le récit de la Genèse, en rappelant qu’après avoir créé chaque élément de l’univers, chacun avec ses caractéristiques propres, Dieu, souhaita créer « quelqu'un pour peser la raison d'une telle œuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur ». Le créateur a alors été confronté à un dilemme : qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? Pic de La Mirandole présente alors la décision divine de le doter de tout : « le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pourrait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » Le discours divin rapporté directement insiste fortement sur l’immense liberté ainsi accordée à l’homme : « c’est ton propre jugement […] qui te permettra de définir ta nature. »

Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486
De cela se déduit l’importance de l’éducation, puisque l’homme, comparé à un « caméléon », peut alors « dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales », ou, au contraire, se « régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Il appartient, en effet, à l’éducation, d’agir sur « les germes » que tout être porte en soi : « ceux que chacun aura cultivé se développeront et fructifieront en lui. »
Présentation du Discours sur la servitude volontaire
Pour lire l'œuvre : trad. Séverine Auffret, éd. Fayard
Dès l’antiquité, par exemple avec Platon en Grèce ou Cicéron à Rome, l’observation des différentes cités et empires a amené les penseurs à des questionnements sur le pouvoir politique : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? comment doit se comporter celui qui gouverne ? En France, la longue période médiévale s’est fondée sur le code féodal, qui fixe les rapports entre le suzerain, ses vassaux et leurs sujets. Mais, quand se construisent les États, avec souvent des monarques qui rivalisent entre eux, le débat reprend à travers toute l’Europe : on peut citer aux Pays-Bas Désiré Érasme avec ses essais, Éloge de la folie (1511) et Éducation du prince chrétien (1515), en Italie, Nicolas Machiavel dans Le Prince (1513), en Angleterre, Thomas More avec Utopia (1516) ; et, en France, c'est aussi le cas, dans plusieurs chapitres des Essais de Montaigne, et même dans un roman comme Gargantua (1534) de François Rabelais : en déroulant, des chapitres XXVI à L, le récit de la guerre picrocholine, il marque l’opposition entre Gargantua et son père Grandgousier, modèles des « bons princes », et le « mauvais prince », Picrochole. Nourri de lettres humaines, il est donc tout naturel que, jeune étudiant encore, Étienne de la Boétie s’intéresse à son tour à ce sujet.

De la rédaction à la parution
Les sources d'inspiration
La première question qui se pose est la date de rédaction de cette œuvre : 1546 ou 1548 ? Montaigne a indiqué que son ami avait alors dix-huit, mais dans l’exemplaire de Bordeaux, dernière édition des Essais, il raye cet âge et le remplace par « seize ans » Dans les deux cas, la jeunesse de l’auteur est, certes, à souligner. Mais la distinction est importante pour savoir ce qui a pu inspirer La Boétie. S’il n’a que seize ans, il est impossible, comme on l’a cru - car elle n’a eu lieu qu’en 1848 - que ce soit la révolte de Guyenne contre l’impôt sur le sel promulgué par le roi Henri II, provoquant le massacre horrible du baron de Monein, alors Lieutenant général : « il fut inhumainement massacré par quelques bélîtres sur la porte de la maison de la Mairerie […] Et ceux qui passaient auprès du corps mort du lieutenant du Roi, qui gisait nu sur la rue, ensanglantèrent le fer de leurs piques dedans ses plaies, et branlant lesdites piques jetaient plusieurs cris de joyeuses acclamations, comme en un triomphe de victoire. » D’ailleurs, le discours ne présente aucune réelle allusion à des faits contemporains, sinon l’expression d’un sentiment chrétien… Tous les exemples sont, en fait, empruntés aux textes anciens que peut avoir lus un jeune étudiant, comme le souligne Montaigne ; expliquant qu’il avait composé son essai « dans sa première jeunesse, dans son enfance, par manière d'essai, d'exercice, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres.» Sans doute percevait-il déjà la menace pour le pouvoir royal due aux tensions créées par le développement de la Réforme, qu’avait illustrées, en 1534, l’affaire dite "des Placards" dirigée contre François Ier. Cela conduisait tout naturellement à s’interroger sur la relation entre un puissant et son peuple.
Parution et réception
Aucune des œuvres de La Boétie n’a été publiée de son vivant, même si quelques feuillets circulaient, contribuant à sa renommée auprès des lettrés et expliquant aussi l’intérêt de Montaigne pour ce jeune auteur. Initialement en latin, en 1574 une première parution du Discours a lieu, mais parcellaire. Montaigne avait alors songé à insérer cette œuvre dont il fait l’éloge dans le chapitre « De l’amitié » de ses Essais.
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire : premier folio du « manuscrit de Mesmes », BnF

Mais il y renonce en raison d’une publication intégrale en 1576, sous-titrée Le Contr'un, dans un ouvrage plus vaste, Les Mémoires de L’Estat de France, alors anonyme, mais rapidement attribué, lors de sa réédition complétée en 1578, à Simon Goulart un pasteur français exilé à Genève en raison de ses liens étroits avec les cercles intellectuels réformés. Selon Montaigne, une parution « à mauvaise fin, par ceux qui cherchaient à troubler et à changer l’État sans savoir s’ils l’amenderaient, et mêlée à d’autres écrits de leur farine » et l’ouvrage fut d’ailleurs condamné à être brûlé en place publique en 1579. La regrettant, Montaigne insiste sur son éloge de son ami : « il n'était pas un meilleur citoyen, plus religieux observateur des lois ni plus ennemi des nouveautés et remuements de son temps que La Boëtie, et qu'il eût plutôt employé sa suffisance à les éteindre qu'à leur fournir de quoi les émouvoir davantage.» Jacques Auguste de Thou (1553-1617) va dans le même sens dans le jugement qu’il lui consacre dans son Histoire universelle depuis 1543 jusqu’en 1607 :
Étienne de La Boétie, à peine âgé de trente-trois ans, conseiller au parlement de Bordeaux, mourut à Sarlat en Périgord, lieu de sa naissance. Il avait un esprit admirable, une érudition vaste et profonde, et une facilité merveilleuse à parler et à écrire ; il s’appliqua surtout à la morale et à la politique. Doué d’une prudence rare et au-dessus de son âge, il aurait été capable des plus grandes affaires s’il n’eût pas vécu éloigné de la cour, et si une mort prématurée n’eût pas empêché le public de recueillir les fruits d’un si sublime génie. Nous sommes redevable à Michel de Montaigne, son estimable ami, de ce qu’il n’est pas entièrement mort ; il a recueilli et publié plusieurs de ses ouvrages qui font voir la délicatesse, l’élégance et l’étonnante sublimité de ce jeune auteur. Je ne puis omettre son discours sur la Servitude volontaire dont j’ai déjà fait l’éloge, et qui fut pris par ceux qui le publièrent en un sens tout à fait contraire à celui que son sage et savant auteur avait en le composant. (Chapitre LXXXV, 1734)
Mais ces conditions de parution ont aussi amené à percevoir l’œuvre comme « le plus audacieux » des réquisitoires contre la politique répressive du roi de France envers les protestants et elle a provoqué de violentes réfutations, avant de se trouver, quand triomphe le catholicisme, effacée des librairies, avant d’être rééditée et remise à l’honneur à plusieurs reprise à partir du XVIIIème siècle, notamment lors de la Révolution : en 1789 un Discours de Marius, plébéien et consul, traduit de Salluste, est suivi du Discours d'Étienne La Boëtie, tandis qu’en 1791, dans le numéro 57 d’Ami de la Révolution, il reparaît, dans une version modernisée, sous le titre La Servitude. Il sera aussi réimprimé dans des moments-clés du XIXème siècle, en 1835, après les émeutes des « Trois Glorieuses » en 1830, et en 1857, visant Napoléon III.
Le titre

Un « discours »
Dans son sens premier, le terme "discours" qualifie un développement oral adressé à des auditeurs, à l’occasion d’un événement important qu’il s’agit de célébrer, de commenter ou de dénoncer. Cela implique de convaincre, donc de proposer une argumentation rationnelle, soutenue par des exemples, et de persuader, donc de mettre en œuvre tous les procédés d’éloquence propres à émouvoir.
Mais dès l'antiquité, de nombreux auteurs ont fait glisser ce terme de l'oral à l'écrit. La rhétorique en distingue alors trois genres : le discours démonstratif, éloge ou blâme, le discours délibératif, conseil ou dissuasion, et le discours judiciaire, plaidoyer ou réquisitoire. Au XVIème siècle, avec le retour des modèles antiques, de nombreux titres reprennent ce terme, parfois accompagné d’un adjectif pour le souligner comme « Discours très véritable », « Discours admirable », ou en préciser le ton, tel « Discours facétieux » ou « Discours merveilleux ».
« de la servitude volontaire »
De très nombreux titres latins sont introduits par la préposition "de", indiquant le sujet traité et présentant l’ouvrage comme une réflexion de nature philosophique, politique ou religieuse, comme le De Republica de Cicéron ou le De rerum Natura de Lucrèce. On la retrouve ici pour introduire un thème dont les deux termes forment un oxymore :
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La « servitude » : construit à partir du substantif latin "servus", l’esclave, le terme renvoie à la privation de liberté, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un peuple, mis sous la dépendance totale d’un maître, d’un tyran pour un État, donc contraint à lui obéir. Au XVIème siècle, il rappelle aussi le servage auquel a été soumis, jusqu’à son abolition en 1315, toute une partie du peuple.
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« volontaire » : cet adjectif s’oppose à la « servitude » puisqu’il implique l’exercice du libre-arbitre qui permet à chacun de déterminer par lui-même ses choix.
D’où le paradoxe ainsi mis en valeur : comment un homme, et a fortiori un peuple, pourrait-il choisir librement d’aliéner sa liberté, pour laquelle il serait pourtant prêt à mourir, en acceptant de dépendre du pouvoir absolu d’autrui ?
« Le Contr'un »
L’ajout de ce sous-titre par les protestants qui décident de le publier face aux persécutions qu’ils subissent à la fin du XVIème siècle de la part du pouvoir monarchique en France, indique clairement, après le massacre de la Saint-Barthélémy en 1572, leur volonté de combattre l’absolutisme pour s’en libérer. En cela, ce sous-titre fixe à l’œuvre de La Boétie un objectif plus violent : en expliquant les moyens mis en œuvre par un tyran pour imposer à un peuple la « servitude », il appellerait à la désobéissance, voire à la révolte « contre » ce pouvoir.
Illustration de la couverture de l'édition Garnier-Flammarion

La structure
Dans l'antiquité, les maîtres de rhétorique ont fixé les quatre parties d'un discours : l'exorde, la narration, l'argumentation et la péroraison. On les retrouve ici, hormis deux digressions reconnues par l'auteur : « Mais pour revenir à mon sujet, que j’avais presque perdu de vue », « Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment »
L'ouverture du « Discours »
En écho à l'oxymore du titre, un exorde présente le sujet telle une énigme, une « chose vraiment étonnante », en posant la problématique à laquelle l’auteur va répondre : comme expliquer qu’on voie « un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un » ?
La narration : servitude et liberté
Après une brève réserve – si ce maître unique est vertueux –, le récit dénonce alors les malheurs provoqués par la tyrannie, en l’opposant à un vibrant éloge de la liberté, « naturelle » à l’homme, ce qui le conduit à accuser la « lâcheté » de ceux qui ne luttent pas pour elle, violemment interpellés : « Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! » Cela l’amène à conclure ces premiers constats en précisant son questionnement : « Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté ; puisque les bêtes, même faites au service de l’homme, ne peuvent s’y soumettre qu’après avoir protesté d’un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l’homme — seul vraiment né pour vivre libre — au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ? »
La confirmation
Il s'agit de justifier la thèse par des arguments, illustrés par des exemples ; trois raisons répondent à la question posée.
La force de l’habitude
Sa réponse s’appuie sur la distinction de « trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. » Mais, finalement, quelle que soit la façon dont s’impose le pouvoir, si au début la force peut être nécessaire, c’est ensuite « l’habitude » qui va « apprendre à servir » : « Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. » Sa conclusion est donc nette : « Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude », et rares sont ceux qui « sentent le poids du joug » et entreprennent de résister, parfois réprimés, parfois avec succès.
L’affaiblissement du peuple
Le discours souligne ensuite nettement le passage à une autre explication, « De cette première raison découle cette autre : que, sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés », ne sont donc plus capables de lutter pour leur liberté. Cette partie développe longuement ce qui explique cet affaiblissement. S’il vient d’abord de la soumission elle-même car « avec la liberté on perd aussitôt la vaillance », il est surtout dû à l’habileté des tyrans, à leur « ruse […] d’abêtir leurs sujets », afin de les « efféminer » pour leur ôter tout désir de résistance : « la plupart d’entre eux l’ont fait en cachette », explique-t-il avant d’évoquer les moyens utilisés pour les tromper :
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Il cite d’abord les divertissements organisés, toutes sortes de réjouissances.
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Il mentionne ensuite tout ce qui touche au « plaisir de la bouche », tels les festins offerts.
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Il montre aussi le rôle des titres et des discours par lesquels les tyrans se posent en défenseurs et protecteurs du peuple.
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Enfin, ils soutiennent leur pouvoir en le sacralisant, en faisant « supposer au peuple qu’il y avait en eux quelque chose de surhumain », afin de susciter « respect et admiration ». C’est à cela qu’il rattache le rôle joué par la religion sur lequel il insiste : ils « ont abusé de la religion pour mal faire » à se servant ainsi de « la dévotion » pour mieux dominer « le petit peuple ignorant. »
Des soutiens dans le peuple
Le discours, construit en gradation, propose une dernière explication, mise en valeur : « J’en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. » Il dépeint alors la façon où, autour du tyran, se forme une « chaîne ininterrompue » de « complices », du plus haut au plus bas du peuple, une sorte de pyramide de gens qui, « par avidité » ou par désir de gloire, se mettent à son service : « C’est ainsi que le tyran asservit ses sujets les uns par les autres ». Un long passage dépeint alors ces serviteurs, leur bassesse, mais aussi les risques encourus car beaucoup « ont fini écrasés par ces mêmes princes », qui se débarrassent de leurs courtisans dès qu’ils les gênent. Il conclut sur une vision critique du sort de ces favoris, « Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! Être occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que de tout autre au monde », d’autant plus qu’ils subissent aussi toutes les accusations du peuple, bien plus que les tyrans eux-mêmes : « on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages ».
La péroraison
Un bref paragraphe fait figure de péroraison, avec un double rôle pour parachever la persuasion.
D’une part, il lance une injonction aux lecteurs, qui invite à une prise de conscience de leur culpabilité : « Apprenons donc ; apprenons à bien faire. Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l’amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu tout-puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. »
D’autre part, il y ajoute une menace, celle de l’enfer qui punira les coupables : « Pour moi, je pense — et ne crois pas me tromper-, puisque rien n’est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie, qu’il réserve là-bas tout exprès, pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière. »
Cette péroraison reste liée à la foi chrétienne par l’appel au secours divin. Mais sa prière peut se lire comme un appel indirect à faire preuve de courage pour lutter contre la tyrannie, en plaçant cette lutte sous la protection d’un Dieu qui promet le châtiment des « tyrans » et de « leurs complices ».

POUR CONCLURE
Ainsi La Boétie prend le contrepied de l’œuvre de Machiavel, Le Prince, écrite en 1513 et dédiée à Laurent de Médicis, seigneur tout puissant de Florence, qui prodiguait des conseils politiques au Prince afin que ce dernier gouverne avec efficacité, gouvernance pouvant, par exemple, prendre la forme de la tyrannie.
La Boétie, lui, remet en cause la légitimité des puissants dont la domination sur le peuple ne repose, selon lui, sur rien de légitime. En portant un regard neuf sur la relation entre dominant et dominé, il soutient une thèse originale : la puissance du tyran repose exclusivement sur le consentement populaire. Une fois que le peuple refuse cette puissance, le pouvoir du tyran s’écroule.
Dénoncer la tyrannie
Pour analyser la « servitude », La Boétie propose une image critique de ceux qu’il nomme « tyrans », en en donnant de nombreux exemples emblématiques pour concrétiser sa dénonciation. Après avoir étudié la façon dont ils accèdent au pouvoir, il en brosse ainsi un portrait sévère, avant de mettre en évidence les « outils » dont ils se servent pour asseoir et maintenir leur pouvoir sur le peuple réduit en esclavage.
Devenir "tyran"
La naissance d'un "tyran"
Avant de faire un portrait général du tyran, La Boétie distingue trois modes d’accès au pouvoir : « Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. » Pour ceux qui ont conquis leur pouvoir « par le droit de la guerre », il est tout naturel qu’ils usent de leur force pour rendre esclaves les peuples conquis. De même, pour ceux qui héritent de leur pouvoir, comme c’est le cas de nombreux monarques sous la Renaissance, il est aussi tout naturel qu’ils continuent à se comporter comme ceux auxquels ils succèdent : « ils usent du royaume comme de leur héritage. » Il s’interroge alors sur la troisième catégorie, « celui qui tient son pouvoir du peuple » : en toute logique, ne devrait-il pas remercier ce peuple qui l’a choisi en adoptant un meilleur comportement envers lui ? Mais il n’en est rien, selon lui, car tout se passe comme si, étant moins assuré de son pouvoir, par crainte d’être renversé, il l’impose avec plus de violence encore : « ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans. » Ainsi les trois comparaisons qui qualifient le peuple soulignent une même « servitude », qui l’animalise pour mieux le dominer : « Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature. »
Le rôle des exemples
La rhétorique traditionnelle accorde un double rôle essentiel à l’exemple dans une argumentation, comme l’explique Robert Estienne (1503-1559). Il est « ce qu’on récite pour prouver ce qu’on a dit », une façon dont de permettre au lecteur de concrétiser la pensée philosophique, mais aussi la « chose qu’on nous propose pour éviter ou suivre », un modèle ou un repoussoir.
Ainsi, ils sont nombreux dans le Discours de La Boétie qui, en humaniste de la Renaissance, nourri des textes antiques, les emprunte en priorité aux historiens, tels les Grecs Hérodote, Xénophon et Plutarque, ou les Romains, comme Salluste, Thucydide ou Suétone. Il mentionne donc non seulement les tyrans qui ont soumis la Grèce, par exemple Alexandre, ou Pisistrate, le plus connu des « Trente tyrans » d’Athènes au pouvoir de 561 à 527 av. J.-C., mais aussi ceux qui ont régné sur la colonie grecque de Syracuse, Denys l’Ancien ou Hiéron II.
M.A. Barth, Le retour de Pisistrate à Athènes, d’après la description d’Hérodote, illustration de 1838

S’il évoque aussi ceux qui ont asservi des pays plus éloignés, l’Assyrie ou l’Égypte, ou le peuple des Mèdes, il accorde une place plus importante au monde romain, depuis Sylla jusqu’à l’empereur Vespasien, mais en s’attachant plus longuement à ceux qui sont restés les symboles mêmes de la cruauté, Néron et Claude, laissant à son lecteur lettré d’identifier celui qui se cache derrière le discours direct rapporté, Caligula menaçant sa quatrième épouse Caesonia Milonia : « On connaît assez le mot de celui-là qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu’il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu’il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment : ‘‘ Ce beau cou sera coupé tout à l’heure, si je l’ordonne.’’ »

Pietro Negri, Néron devant le cadavre d’Agrippine, 1675-1679. Huile sur toile. Musée Calvet, Avignon.
Il est particulièrement sévère envers les trois empereurs romains, notamment dans son portrait de Néron : « Je ne vois personne aujourd’hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde », en évoquant ensuite « la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage ». Pour montrer que les tyrans exterminent même leurs proches, il rappelle également comment Néron « empoisonna lui-même » son épouse Poppée ou tua sa mère, Agrippine : « son fils, son nourrisson, celui-là qu’elle avait fait empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l’avoir souvent maltraitée ». Il en va de même pour l’empereur Claude : « Qui fut jamais plus coiffé d’une femme que lui de Messaline ? Il la livra pourtant au bourreau. »
Tous les exemples relatés, particulièrement évocateurs, soutiennent donc la dénonciation des abus et des horreurs de la tyrannie, qu’il s’emploie à démythifier alors même que les peuples ont souvent idolâtré ces puissants : « gouvernés par des tyrans, les Athéniens n’étaient supérieurs à la guerre à aucun des peuples qui habitaient autour d’eux ; affranchis des tyrans, ils passèrent de beaucoup au premier rang ».
Un portrait critique
Le discours s’ouvre sur une affirmation du pouvoir absolu du tyran : « c’est un malheur extrême que d’être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté, et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quand il le voudra. » Ainsi, que ce soit lors des portraits qui mettent en évidence les traits de caractère des tyrans ou dans les réflexions que développe l’auteur, deux aspects ressortent.
L'immoralité
Fondamentalement, le tyran se signale par son absence de toute morale, dont le premier signe est sa « luxure », la recherche sans limites des plaisirs sexuels, péché capital dans le catholicisme. D’où un comportement dénoncé avec force : il a l’habitude de « se mignarder dans les délices et [de] se vautrer dans les sales plaisirs », avec des verbes péjoratifs, notamment le premier qui suggère des pratiques efféminées, voire des relations homosexuelles avec de jeunes garçons. C’est aussi ce qui explique la critique des hommes qui le servent, qualifiés de « maquereaux de ses voluptés ». Le tyran ne recule donc devant aucune transgression de la morale, pratique tous les « vices », et n’hésite pas même devant le crime…
Pieter Brueghel l’Ancien, Les sept Péchés capitaux : la luxure, 1558. Gravure, 22,4 x 29,4i

Les abus
Dans ces conditions, le tyran se livre à de nombreux abus pour exploiter son peuple asservi, ce que souligne la tonalité pathétique des questions rhétoriques, avec des termes et un rythme insistants : « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? » L’énumération exclamative de ses injustices accentue ensuite la critique : « De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! »
L’exemple de Sylla montre que le palais devient le lieu de tous les crimes, où « on emprisonnait les uns, on condamnait les autres : l’un était banni, l’autre étranglé », comparé à une « caverne de tyrannie » comme pour marquer le retour aux temps obscurs de la préhistoire. Rien n’arrête donc les tyrans, dépourvus même de toute gratitude envers ceux qui les servent, qui « ont fini par être écrasés » par un maître.

Jan Styka, Néron à Baïes, vers 1900. Huile sur toile, collection privée
Les "outils de la tyrannie"
Bien sûr, le tyran s’impose par la force, mais, comme le montraient déjà les conseils donnés par Machiavel au « prince », les armes et les meurtres ne suffisent pas à asseoir son pouvoir : la première nécessité est, en réalité, d’« abêtir » le peuple puis de se trouver des « complices ».
La censure
La Boétie passe très rapidement sur un point essentiel. Dans tout peuple, il existe des hommes éclairés « ayant l’entendement clair et l’esprit clairvoyant » : par « l’étude et le savoir », ils portent en leur mémoire la « liberté » et représentent donc un danger pour le tyran. D’où sa volonté d’empêcher l’accès à la connaissance, illustrée par un exemple plus lointain que ce qui se passe alors dans le royaume de France, celui du « grand Turc » : il « s’est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que toute autre chose aux hommes le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que, dans son pays, il n’a guère de savants, ni n’en demande. »
Le tyran se méfie donc des intellectuels, et s’emploie à leur ôter tout pouvoir, « leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser », en les isolant, voire en les éliminant comme Néron l’a fait pour Sénèque qui l’incitait à la vertu. Mais en France même, la censure a sévi sous François Ier suite à l’affaire dite des « placards » en octobre 1534 : outre les « hérétiques » brûlés, le Parlement de Paris crée, sur ordre royal, la « chambre ardente » une commission de douze personnes qui a pour charge de poursuivre les livres séditieux, et l’ordonnance de Montpellier, édit signé le 28 décembre 1537, met sous contrôle l’imprimerie, obligé à un « dépôt légal » avant toute parution, enfin ferme les librairies, obligées de subir un contrôle.
L’ordonnance de Montpellier signée par François Ier : illustration

La tromperie
« Panem et circenses »
Mais le tyran doit aussi savoir utiliser les vices de son peuple pour mieux le manipuler. La Boétie reprend ainsi la formule latin employée par le poète Juvénal dans ses satires, "panem et circenses". Le tyran s’assure de l’approbation de ses sujets en flattant leur goût du « vain plaisir » comme le souligne la longue énumération : « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. » Il développe aussi longuement une seconde stratégie, user de leur avidité « en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu’à toute autre chose au plaisir de la bouche ».

Pour illustrer la formule de Juvénal
La Boétie démythifie toute l’ambiguïté de ce procédé qui abuse le peuple, reconnaissant au tyran de sa « largesse » alors qu’il le régale avec l’argent volé à celui qui se trouve « le lendemain, contraint d’abandonner ses biens à l’avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces empereurs magnifiques ». Mais, aveuglé ainsi, non seulement le peuple ne se révolte pas, mais même il pleure la mort d’un maître tel que le fut Néron.
Le culte de la personnalité
Ce peuple ignorant, il est essentiel, pour le maintenir en esclavage, de l’impressionner en mettant en valeur la grandeur d’un maître présenté comme « saint et sacré ». La dénonciation procède alors en trois temps :
Il commence par les stratégies propres à inverser la réalité pour imposer au peuple une confiance dans le pouvoir, soit par un titre, par exemple quand un tyran se nomme « tribun du peuple » pour se prétendre son protecteur, soit par une éloquence séductrice mais mensongère.
Une deuxième stratégie est totalement opposée, mais vise aussi à amplifier la crainte du peuple : le tyran se montre « en public le plus rarement possible », éloignement qui indique sa supériorité en empêchant de voir en lui un homme ordinaire.
Ce n’est qu’à la fin qu’il en arrive à « nos tyrans de France » se servant aussi de la religion pour asseoir leur pouvoir : « épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges ». Mais, en ces temps où il est dangereux de critiquer la foi catholique, La Boétie se montre particulièrement prudent, en maintenant soigneusement le respect dû à la religion et au roi.
Toutes choses que, pour ma part et quoi qu’il en soit, je ne veux pas croire n’être que des balivernes, puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n’avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que, bien qu’ils fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que le dieu tout-puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume.
Enfin, La Boétie énumère tous les moyens qui lui prêtent un pouvoir divin, en jouant sur les croyances superstitieuses des peuples. Il emprunte d’abord ses exemples aux temps antiques : « Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Épire, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu’on eut brûlé le cadavre de ce roi, l’orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriqué lui-même les mensonges, pour y ajouter ensuite une foi stupide. » Mais comment ne pas penser ici au pouvoir accordé au roi de France de guérir les écrouelles par simple contact ? De même, l’extrait de Virgile à propos de Salmonée, « Insensé qui, du ciel prétendu souverain / Par le bruit de son char et de son pont d’airain / Du tonnerre imitait le bruit inimitable ! / Mais Jupiter lança le foudre véritable / Et renversa, couvert d’un tourbillon de feu / Le char et les coursiers et la foudre et le Dieu », sonne comme un avertissement du châtiment promis à celui qui veut s’égaler à un être divin… Rappelons que le roi de France est dit "de droit divin".
Mais il ne renonce par pour autant à sa critique, qu’il reformule mais en s’abritant derrière la poésie, celle des auteurs de la Pléiade, qui, avant lui, a formulé de telles dénonciations : « Je lui ferais, dis-je, grand tort en lui ravissant ces jolis contes du roi Clovis, dans lesquels s’égaiera si plaisamment, si aisément, la verve de notre Ronsard, dans sa Franciade. Je saisis sa portée ». Ainsi, il reformule son reproche à travers la question rhétorique par laquelle il conclut : « n’est-il pas clair que les tyrans, pour s’affermir, se sont efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude mais encore à leur dévotion ? »
Le tyran et ses serviteurs
La dernière partie du discours est consacrée à ceux qui se mettent au service du tyran, ce qui permet à La Boétie de compléter sa critique en insistant sur la façon dont ils sont traités par leur maître.
Les complices de la tyrannie
Pour illustrer l’adjectif du titre, « servitude volontaire », La Boétie insiste sur ceux qui soutiennent son pouvoir, d’abord peu nombreux : « cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’en sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. » Mais, à leur suite, se construit une « chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui », et leur nombre s'accroît. Il brosse un portrait sévère de ces hommes, qualifiés de « la lie du royaume » dont il fait des sortes de doubles du tyran : « possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable [ils] se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. »
Leur "servitude"
Mais ces serviteurs sont, en réalité, des esclaves du tyran, situation encore pire que celle du peuple car c’est une aliénation de leur âme même :
Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent ses propres désirs. Ce n’est pas le tout de lui obéir, il faut encore lu complaire ; il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires, et puisqu’ils ne se plaisent qu’à son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, qu’ils forcent leur tempérament et dépouillent leur naturel. Il faut qu’ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées.
Avec François Ier, à l’image des cours princières italiennes, la Cour royale s’organise, avec tout un cérémonial, dirigé par un « maître de cérémonies » pour régler les solennités, ceux propres à la vie du roi ou aux événements politiques, et cela s’amplifie encore à l’époque de La Boétie, sous Henri II. Ainsi se crée un peuple de courtisans, qui annonce celui que dépeindra La Fontaine dans « Les obsèques de la lionne », dans le livre VIII de ses Fables, paru en 1678.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;

Entrée triomphale d’Henri II à Rouen le 1er octobre 1550. Bibliothèque municipale de Rouen
Le pire est que cette servitude ne leur garantit aucune reconnaissance du tyran : « Ces favoris devraient moins se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s’étant gorgés quelque temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. »
Ainsi, la cruauté dont ils ont fait preuve pour soutenir le tyran se retourne contre eux : « il en est peu ou presque pas qui n’aient éprouvé eux-mêmes la cruauté du tyran, qu’ils avaient auparavant attisée contre d’autres. Souvent enrichis à l’ombre de sa faveur des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin enrichi eux-mêmes de leur propre dépouille. »
POUR CONCLURE
La dénonciation de La Boétie s’appuie sur de multiples figures de « tyrans », la plupart empruntées à l’antiquité, mais en lesquels le lecteur peut reconnaître des allusions à la nature du pouvoir royal sous la Renaissance. Il en dresse un portrait sévère, tant sur le plan moral que pour sa gouvernance, qui écrase le peuple, par la force mais aussi par toutes les formes de manipulation mises en œuvre. D’où la conclusion qui souligne comment la tyrannie, par sa nature même, interdit toute confiance, même chez ceux qui en ont été les plus fidèles serviteurs : « Mais les favoris d’un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu’ils lui ont eux-mêmes appris qu’il peut tout, qu’aucun droit ni devoir ne l’oblige, qu’il est habitué à n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a pas d’égal et qu’il est le maître de tous. »
Un enjeu : la liberté

En s’ouvrant sur les paroles d’Ulysse, chez Homère, « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul ; / Qu’un seul soit le maître, qu’un seul soit le roi », la Boétie ouvre sa dénonciation de la « servitude » ainsi imposée à tout un peuple, privé de sa liberté. S’il en accuse le tyran et ceux qui le servent, l’adjectif « volontaire » fait aussi porter la culpabilité sur ceux qui se soumettent. Son affirmation est catégorique : « C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ». Pourtant, la liberté n’est-elle pas son bien le plus précieux ? Après en avoir fait un vibrant éloge de cette valeur, La Boétie se questionne sur les raisons d’un tel renoncement auquel il oppose les possibilités de résistance.
L'éloge de la liberté

Un bien précieux
Depuis l’antiquité, la littérature s’est donné comme rôle de proposer des modèles, qu’ils soient puisés dans l’épopée homérique, dans les discours didactiques d’Hésiode, dans les fables d’Ésope ou dans les récits des historiens. En les remettant au premier plan – comme Les Vies des hommes illustres de Plutarque – la Renaissance reprend cette fonction d’exemplarité pour proposer aux hommes des comportements à imiter voire à dépasser, donc pour les guider vers la "virtus", le courage à la fois physique et moral.
Ainsi La Boétie commence par développer les exemples antiques qui célèbrent les victoires obtenues par les peuples qui se battent pour leur liberté contre ceux qui veulent les asservir, par exemple « les batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas et de Thémistocle ». C’était, conclut-il, « la victoire de la liberté sur la domination ». Mais, de tels exemples, magnifiés, renvoient à la question initiale du Discours : comment expliquer le constat inverse, « qu’un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté » ?
Un bien naturel
Après ces exemples, pour justifier son exclamation à propos de la liberté, « bien si grand et si doux ! », La Boétie souligne qu’elle est inscrite dans la nature même de l’homme. Pour le prouver, son raisonnement part d’un constat, fondé sur la religion avant d'être rapporté à la vie politique : « la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. »

Bartolomeo Chiari, Le sermon de la montagne: la fraternité, XVIIème siècle. Huile sur toile, 100 x 137. Kroshitsky Art Museum, Sebastopol, Ukraine)
Ainsi, même si elle a créé des hommes plus forts que d’autres, l’importance de maintenir cette fraternité entre tous implique de reconnaître le primat de la liberté : « comment douter alors que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? »
Pour soutenir sa conclusion, « La liberté est donc naturelle », La Boétie s’appuie sur plusieurs exemples donnés aux hommes par « les bêtes » qui « leur crient : "Vive la liberté !" » et dépérissent dès qu’elles en sont privées. Raisonnement a fortiori posé par cette comparaison : comment expliquer que les hommes ne ressentent pas un malheur que les animaux, espèces inférieures, ressentent, « même les bœufs, sous le joug […] et les oiseaux en cage » ? D’où la question reformulée : « quelle malchance a pu dénaturer l’homme – seul vraiment né pour vivre libre […] ?
La liberté perdue
De ce qui précède La Boétie déduit un paradoxe : si tant d’exemples montrent que les peuples ont su combattre pour maintenir leur état naturel d’hommes libres, comment expliquer qu’ils acceptent de le perdre ? Bien sûr, il y a la peur inspirée par la force du tyran, et son habileté pour les tromper, donc les manipuler. Mais cela ne peut s’accomplir sans deux autres raisons.
La force de l'habitude
En s’appuyant à nouveau sur un exemple antique, la tyrannie exercée par Denys sur Syracuse, La Boétie constate qu’une fois qu’un pouvoir absolu s’est imposé, le peuple s’y accoutume au point d’oublier sa liberté naturelle : « Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude. » Finalement, l’habitude est si puissante qu’elle conduit à tous les renoncements : « les hommes sont tels que la culture les a faits ». Il appuie son argument par l’exemple de la rencontre entre les deux ambassadeurs de Sparte et Xerxès qui voulaient les asservir. Pour expliquer leur refus, La Boétie relate leur discours, « tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté », et conclut en insistant : « il était aussi impossible au Persan de regretter la liberté dont il n’avait jamais joui qu’aux Lacédémoniens, qui l’avaient savourée, d’endurer l’esclavage. »
Mais cette argumentation amène La Boétie a faire preuve d’indulgence en atténuant le reproche adressé aux peuples soumis : « Mais il me semble qu’on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug, qu’on doit les excuser ou leur pardonner si, n’ayant pas même vu l’ombre de la liberté, et n’en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d’être esclaves. »
Les conséquences de la tyrannie
L’intérêt de la réflexion de La Boétie est qu’il associe les constats politiques à des observations psychologiques sur les conséquences de la tyrannie sur l’âme même des sujets.
La première est la perte de tout courage : « sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés ». Il dresse alors un portrait terrible de la faiblesse qui permet le maintien de la tyrannie, qu’il oppose au courage que donne la lutte pour la liberté :
Il est certain qu’avec la liberté on perd aussitôt la vaillance. Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres au contraire, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi : ils savent qu’ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action.

Joseph Coomans, Un Banquet romain, 1876. Huile sur toile, 55,8 x 83,8. Galerie, Dallas
La seconde est la tentation offerte par la tyrannie de se livrer en toute liberté aux vices que certains portent en eux, car ils peuvent, en se mettant à leur service, « s’exempter des lois et des peines que grâce à leur protection ». Ils sont comme fascinés par ce modèle : « Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent, tout ébahis, les éclats de sa magnificence ; alléchés par cette lueur, ils s’approchent sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. » Le tyran leur permet, en effet, de donner libre cours à leur cruauté, mus par leur « avidité », oublieux de tout scrupule moral, afin « d’avoir part au butin ». La Boétie les compare ainsi à des « moutons », aveuglés par celui qui deviendra pourtant leur « boucher » en les éliminant dès qu’ils lui déplairont.
Défendre la liberté
Une valeur inaliénable
La Boétie a donc longuement étudié le renoncement des peuples à la liberté. Cependant, en poursuivant son observation des faits historiques, il lui oppose une hypothèse. Inscrite dans la nature humaine, la liberté peut être ranimée, trouver des êtres prêts à la défendre, voire à la reconquérir : face à la tyrannie, « ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels elle plairait » De l’hypothèse, il passe ensuite à un constat à l’aide d’une comparaison à Ulysse, ayant gardé vivant en lui pendant ses dix ans d’errance le souvenir de son île d’Ithaque : « Il s’en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s’apprivoisent jamais à la sujétion et qui, comme Ulysse cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n’ont garde d’oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s’empressent de les revendiquer en toute occasion. » Il va alors analyser d'abord les raisons de cette résistance, avant d'envisager les voies qui pourraient la faire renaître.
La résistance
Pour justifier cette affirmation, il emprunte à nouveau à l’antiquité des exemples pour mettre en valeur ceux qui ont entrepris de résister à la tyrannie, depuis le romain Caton d’Utique face à Sylla jusqu’à la longue énumération : « Harmodius, Aristogiton, Thrasybule, Brutus l’Ancien, Valerius et Dion, qui conçurent un projet si vertueux, l’exécutèrent avec bonheur. » Il termine par un éloge du courage de certains de ces résistants qui sont allés jusqu’à la mort : « Brutus le jeune et Cassius réussirent à briser la servitude ; ils périrent lorsqu’ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement — car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort ? - mais au grand dommage, pour le malheur perpétuel et pour la ruine entière de la république, laquelle, ce me semble, fut enterrée avec eux. »

Vincenzo Camuccini, La Mort de César, 1804-1805. Huile sur toile, 112 x 195. Galerie nationale d’art moderne et contemporain, Rome
La Boétie ne masque donc pas les difficultés de la résistance et les risques courus par ceux qui l’entreprennent. Mais il célèbre les valeurs qui les guident, jusqu'au sacrifice de soi : ils « ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir. Ils pensent moins à ce qu’ils endurent le temps d’une bataille qu’à ce qu’ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. »
Les voies de la reconquête
La volonté de liberté
Toute la question est donc de savoir comment dépasser les risques d’une résistance au tyran pour inciter les peuples asservis à retrouver leur liberté. Dès le début du discours, La Boétie insiste sur la possibilité de cette reconquête, présentée à plusieurs reprises comme facile : « il n’est besoin que d’un simple vouloir », « le ferme vouloir garantit presque toujours le succès », « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. » Tout se passe alors comme si c’était la liberté elle-même qui faisait peur, plus que le tyran : « La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient. » Finalement, ne suggère-t-il pas ainsi que la servitude offre un certain confort ? N’évite-t-elle pas d’exercer son libre-arbitre, donc une forme de confort offerte par la mise sous tutelle ?
C’est donc pour renforcer cette volonté de reconquête que toute une première partie du Discours souligne à quel point la liberté est un « bien précieux », « qu’on devrait racheter au prix du sang », et le mérite ainsi conquis par ceux qui résistent dont il cite les cas les plus illustres, tels « Harmodius, Aristogiton, Thrasybule, Brutus l’Ancien, Valerius et Dion », qui ont réussi, mais même « Brutus le jeune et Cassius » malgré leur mort, car c’est elle qui fait leur honneur : « ils périrent lorsqu’ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement — car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort ? »

Harmodius et Aristogeiton, les « tyrannicides », copie romaine, IIème siècle av. J.-C. d’une statue de Kritios et Nésiotès, 477-476. Musée archéologique national de Naples
Éclairer le peuple
Mais en étudiant la façon dont le tyran se maintient au pouvoir, La Boétie a invoqué la force de l’habitude : « Si bon que soit le naturel, il se perd s’il n’est entretenu, et l’habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. » Cette accoutumance est donc un obstacle à la reconquête, d’où le rôle que s’attribue l’auteur : éclairer le peuple en lui rappelant son état antérieur, le temps où il était libre. Il fait ainsi l’éloge de ceux qui s’en souviennent, et ont donc pu entreprendre de résister :
Il s’en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s’apprivoisent jamais à la sujétion et qui, comme Ulysse cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n’ont garde d’oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s’empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l’avenir. Ce sont eux qui, ayant d’eux-mêmes la tête bien faite, l’ont encore affinée par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent. Et la servitude les dégoûte, pour si bien qu’on l’accoutre.
Cet éloge du savoir, caractéristique de l’humanisme, parcourt le Discours de La Boétie, et explique son étude détaillée de toutes les « tromperies » mises en œuvre par le tyran et son développement sur ses « complices » dont il souligne les risques subis. Finalement, la clé est le combat contre l’ignorance, « Tout ce que j’ai dit jusqu’ici des moyens employés par les tyrans pour asservir n’est exercé que sur le petit peuple ignorant », et c’est bien là l’objectif des humanistes dont La Boétie donne l’exemple, ce qui guide sa double injonction dans sa conclusion : « Apprenons donc ; apprenons à bien faire. »

Decembrio, De l’élégance de la culture, 1447-1463 : frontispice de la 1ère édition, 1540. BnF
POUR CONCLURE
En utilisant les exemples historiques de l’antiquité, La Boétie observe avec lucidité la situation politique de son époque : un pouvoir absolu, jusqu’à la tyrannie, qu'il accuse mais à laquelle, finalement, le peuple se soumet assez aisément. La tentation est grande alors de faire preuve d’une résignation qui rappelle la philosophie des stoïciens.
Telle est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes, est soumise au pouvoir d’un seul — comme la cité d’Athènes le fut à la domination des trente tyrans —, il ne faut pas s’étonner qu’elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s’en étonner ni ne s’en plaindre, mais supporter le malheur avec patience, et se réserver pour un avenir meilleur.
Mais ce n’est là qu’un bref mouvement, car son œuvre s’emploie à inciter les lecteurs à résister à toute « tyrannie », c’est-à-dire au pouvoir absolu. Il fonde, certes, encore son argumentation sur la nature même de l’homme tel que Dieu l’a créé. Mais son plaidoyer annonce déjà l’idéal des "Lumières", illustré par la devise républicaine de 1789, « Liberté, égalité, fraternité », ce qui explique que le Discours de la servitude volontaire ait été réédité à cette époque.
Les ressources de l'écriture
La jeunesse de La Boétie a amené souvent à considérer le Discours de la servitude volontaire comme une application de ses apprentissages scolaires, dans lesquels la rhétorique, héritée de l’antiquité, prenait une place importante. Mais, si l’on reconnaît, dans son œuvre, cette tradition, née de l’éloquence des orateurs antiques et transposée dans l’écriture, il n’en reste pas moins que l’alternance entre plaidoyer et réquisitoire révèle une mise en forme originale de toutes les ressources de l’argumentation.
Dans la Grèce antique, la vie politique et le fonctionnement des tribunaux exigeaient, en efffet une maîtrise de l'art oratoire. Ainsi s'est développée la rhétorique, qui a voulu en fixer les règles et en déterminer les procédés, comme le fait le philosophe grec Aristote, qui fonde sa réflexion sur trois éléments :
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le logos : le message, à la fois son contenu, son organisation, et la validité qu'on peut lui accorder en fonction des arguments et des exemples proposés ;
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l'éthos : l'image que l'orateur donne de lui-même, sa façon de se présenter, son attitude, ses gestes pour retenir l'attention de ses destinataires, par exemple sa plus ou moins grande modestie, l'appel qu'il leur lance...
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le pathos : le fait d'éveiller les émotions des destinataires, de provoquer leur peur, leur compassion, leur indignation...
L'orateur latin Cicéron (106-43 av.J.-C.) reprend ce triangle rhétorique : selon lui, il faut « prouver la vérité de ce qu'on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions qui en sont la cause. » Il annonce ainsi ce que Pascal au XVIIème siècle reprendra en distinguant « l’art de convaincre », appel à la raison du destinataire, et « l’art de persuader », qui vise à toucher son cœur.
Enfin Quintilien (Ier siècle après J.-C.), dans son Institution oratoire, distingue cinq étapes dans cette pratique : l'inventio - la part de création propre au message - , la dispositio, son organisation logique, l'elocutio, le style, avec ses procédés, choix lexicaux, images, rythme..., la memoria, mémorisation du texte composé, et l'actio ou façon de le présenter en public.
Breton, De la Rhétorique selon les préceptes d'Aristote, de Cicéron et de Quintilien, 1703. BnF

Quand le discours est écrit et non plus oral, il est évident que les étapes de "memoria" et d’"actio" n’ont plus de raison d’être. De même la notion d’éthos reste plus limitée : il manque forcément au lecteur la posture, le geste, les mimiques, l’intonation ; mais il pourra tout de même s’appuyer sur les procédés de modalisation pour en découvrir des indices.de le présenter en public.
L'art de convaincre
Une thèse argumentée
Une fois que l’auteur a choisi son thème, ici « la servitude », il doit amener ses lecteurs à adhérer à sa thèse : les peuples peuvent se libérer de la servitude imposée par un tyran s’ils comprennent comment il se fait qu’ils en soient devenus l'instrument « volontaire ».
Pour les convaincre, il construit une argumentation qui se veut rigoureuse : La Boétie a largement suivi, dans son Discours, comme vu précédemment, la structure héritée de l’antiquité, dont des transitions marquent précisément les étapes, en annonçant aussi la disposition à venir. Il prend soin aussi d’effectuer des conclusions partielles, pour accentuer la progression de son raisonnement, comme « Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume », puis « les tyrans, pour s’affermir, se sont efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude mais encore à leur dévotion ». De même, les connecteurs, pour poser des hypothèses, introduire la cause et la conséquence, ou encore marquer des oppositions, appuyés souvent par des répétitions, articulent le raisonnement, dont La Boétie fait varier les types : tantôt il introduit la thèse adverse, mais pour mieux la contester, par exemple face à ceux qui donnent raison aux procédés utilisés par le tyran pour duper le peuple, comme lui fournit « du pain et des jeux », ou lui faire croire à ses pouvoirs miraculeux. Mais il recourt aussi au raisonnement inductif, partant d’un cas particulier pour en tirer une règle générale, ou, inversement, au raisonnement déductif qui procède du général au particulier. Enfin, le grand nombre d’exemples soutient le raisonnement par analogie, qui s’appuie sur des comparaisons.
Les digressions
Cette rigueur amène le lecteur à s’intéresser aux deux passages où La Boétie admet s’être écarté de son sujet : « Mais pour revenir à mon sujet que j’avais presque perdu de vue », écrit-il avant de passer à la deuxième raison de la « servitude volontaire ». De même, avant de conclure sur cette deuxième raison pour passer à la troisième, nouvel aveu : « Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment ». La question se pose alors du rôle de ces digressions.
Une stratégie argumentative
Il est d’abord nécessaire d’observer le contenu de ces digressions. La première a mis fin à la première raison, la force de l’habitude qui empêche toute résistance, pour envisager la possibilité de s’opposer à la tyrannie, malgré les obstacles rencontrés, en mettant en évidence certains échecs mais aussi des succès. La seconde lui permet, à propos de la religion que les tyrans utilisent à leur profit, après être passé des temps anciens à « nos tyrans de France », de couvrir l’audace de son propos en le faisant cautionner par un genre plus innocent, « notre poésie française ». Ainsi, la digression serait d’abord une composante de la stratégie argumentative, un détour habile qui, loin de s’écarter du sujet, le traite sous un autre angle.

Louis Joseph Lebrun, Discours de Socrate, 1867. Huile sur toile. Collection Sotheby, New York
Une image de l’éthos
Mais, en reconnaissant lui-même ses digressions, La Boétie construit aussi un dialogue avec son lecteur, dans lequel il révèle sa personnalité. Ainsi, en s’excusant d’abord auprès de son lecteur, à la fois il se montre respectueux, car soucieux de faciliter sa lecture, mais aussi passionné par le sujet traité, en se laissant emporter par son naturel enthousiaste. Déjà Quintilien, dans son Institution oratoire expliquait que la digression soutient l’image d’un orateur « jeté hors du droit chemin par la force de la passion. » Enfin, nous pouvons y reconnaître l’attitude de Socrate, dont la maïeutique des dialogues montrait les méandres de la pensée avant de parvenir à la vérité, il donne ainsi l’exemple du refus des obligations de la rhétorique, le refus de ce qui serait une "servitude" intellectuelle.
Les exemples
Au moyen âge, surtout aux XIIIème et XIXème siècle, "l’exemplum" s’est constitué en genre littéraire, narratif, et des recueils, richement illuminés, se sont créés, destinés à nourrir d’anecdotes les sermons religieux, mais aussi à susciter la réflexion morale sur des sujets profanes. Même si les auteurs de la Renaissance renoncent à cette forme d’écrits, ils continuent à appuyer leurs thèses philosophiques d’exemples, et ils sont très nombreux dans le Discours de La Boétie.
« Biga salutis [l’équipe de salut] », folio d’un recueil d’« exempla », La Légitimité implicite, Piarist Library, Budapest
![« Biga salutis [l’équipe de salut] », folio d’un recueil d’« exempla », La Légitimité implicite, Piarist Library, Budapest](https://static.wixstatic.com/media/3b25df_59438123a3bc461cafb4aa3afc63d988~mv2.jpg/v1/fill/w_229,h_170,al_c,q_80,usm_0.66_1.00_0.01,enc_avif,quality_auto/exempla.jpg)
La démarche argumentative
L’attention portée à la Renaissance à la rhétorique, avec une redécouverte des textes d’Aristote et de Cicéron, et surtout de Quintilien, enrichit le rôle de l’exemple. Dans le Discours, son utilisation habituelle dans la scolastique subsiste : l’exemple vient prouver une idée générale préalablement posée. Par exemple, pour prouver l’aveuglement des favoris du tyran, « alléchés » par « les trésors du tyran », deux exemples sont nettement introduits : « Ainsi le satyre imprudent de la fable voyant reluire le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et s’y brûla », puis « Ainsi le papillon […] se jette au feu parce qu’il le voit briller ».
Mais, très souvent, la démarche s’inverse de façon plus originale : c’est à partir de l’exemple particulier qu’il induit des idées générales. Ainsi s'enchaînent des récits sur les comportements de Néron, puis de Claude et une allusion à Caliigula, avant que l’auteur ne conclue : « Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tout été tués par leurs favoris » puis confirme son argument : « Certainement le tyran n’aime jamais, et n’est jamais aimé. »

Gravelot, Discours sur les sciences et les arts, 1764 (réédition). Gravure du frontispice : Prométhée et le satyre. BnF
Les exemples choisis
Certains exemples, tels ceux des animaux qui meurent quand on leur ôte la liberté, ou celui du « papillon », renvoient à l’observation des lecteurs, concrétisant ainsi la pensée. D’autres sont empruntés à la vie littéraire, sous forme de citation précise, comme la phrase d’Ulysse qui ouvre le discours, celle de Térence affirmant la bêtise des sujets dupés par le tyran, ou le long extrait de l'Énéide de Virgile où la sybille dépeint le châtiment du tyran Salmonée aux enfers, dont il tire la conclusion générale : « ceux qui ont abusé de la religion pour mal faire s’y trouveront encore à meilleure enseigne. »
Jan Brueghel l’Ancien, Énée et la Sibylle aux Enfers, 1594. Huile sur cuivre, 25,7 x 35,3. Galerie Colonna, Rome

Mais les plus nombreux sont tirés des récits historiques, avec quatre auteurs dont il fait l’éloge pour insister sur la validité de leur témoignage, essentiel pour mieux connaître les formes de la tyrannie dans l’antiquité :
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Il se sert des faits rapportés dans les Histoires d’Hérodote, considéré comme le « père de l’histoire », par exemple pour évoquer les temps les plus anciens, la situation d’Athènes sous la tyrannie de Pisistrate ou les pays plus lointains.
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De même, il emprunte à Xénophon qui poursuit le travail historique d’Hérodote, mais qualifié d’« historien grave et du premier rang entre les Grecs » car il se pose davantage en moraliste et en juriste, et, surtout, souligne la vie intérieure du tyran.
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Comme son ami Montaigne et bien des humanistes, La Boétie recourt aux Vies des hommes illustres de Plutarque, récits qui approchent de près la vie des grands hommes, en mettant en valeur leurs qualités et leurs paroles fameuses, mais aussi leurs défauts et les erreurs commises.
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Enfin, les Annales de Tacite, « excellent auteur, historien des plus fiables », répondent tout particulièrement à l’objectif du Discours car il met en évidence les vices de tyrans tels Néron ou Claude.
L'éthos
Mais ses choix contribuent aussi à construire le portrait de La Boétie. D’abord, ils révèlent l’immense culture de cet humaniste, et sa mémoire livresque. Mais ils montrent aussi sa volonté de ne pas rester dans une réflexion abstraite mais de se mettre à la portée des lecteurs, tout en suscitant leur émotion devant les misères humaines, voire leur indignation devant les injustices subies par les peuples ; de plus, l’insistance sur la dimension psychologique, sur la vie intérieure des hommes de pouvoir, fait dépendre l’histoire des choix humains et non pas de l’influence d’une quelconque Providence. Enfin, tout jeune encore, en faisant des résistants des hommes justes, il donne ainsi, indirectement, des preuves de sa capacité à exercer au mieux un pouvoir, tel celui qui lui sera confié ensuite au Parlement de Bordeaux.
L'art de persuader
Pour étudier l’art de persuader, plusieurs observations sont nécessaires, à commencer par la relation entre l’auteur et ses lecteurs, puis en analysant la tonalité choisie et les procédés qui permet d’influer sur les sentiments de ses destinataires.
L'auteur et son lecteur
L’auteur cherche à imposer son opinion, d’où le recours au « je », souvent avec le verbe « vouloir », dans des assertions parfois catégoriques, par exemple un rejet : « Je ne veux pas » ou une affirmation, « j’admets » qui l’engage, et les injonctions sont nombreuses, des impératifs ou la récurrence verbale d’« il faut », ou plus atténué, « il faudrait ».
Mais souvent il se montre plus prudent, pour laisser au lecteur son libre-arbitre, avec un conditionnel, comme « je voudrais », ou l’expression d’un doute, « je ne sais », , ou encore l’emploi fréquent de l’adverbe « peut-être » ou du verbe « il me semble ». Il prend soin aussi d’utiliser le pronom « nous », pour souligner sa ressemblance à son lecteur : « Nous sommes ainsi faits que les devoirs de l’amitié occupent une bonne part de notre vie. » Il l’associe ainsi à son argumentation, par exemple en lui imposant sa démarche par « supposons », ou en lui faisant partager une conclusion, « Disons donc ». C’est là une des formes prises par ce que les rhétoriqueurs romains appelaient la "captatio benevolentiae", accentuée encore par les nombreuses questions qui l’interpellent : « Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? » C’est pour cette même raison qu’il l’apostrophe, par exemple pour l’amener à conclure à partir des hypothèses qu’il a posées sur les combats entre des troupes qui défendent leur liberté et leurs adversaires : « Auxquelles promettrez-vous la victoire ? Les choix d’énonciation exigent donc des lecteurs la plus grande vigilance.
La tonalité
Le thème retenu par un auteur humaniste, la « servitude », laisse supposer qu’il entreprend de dénoncer cet état, donc que le discours sera un réquisitoire, ce qui invite à adopter la tonalité polémique, du grec "polemos", la guerre. Tout sera donc mis en œuvre pour susciter les émotions du lecteur, qui doit partager celles de l’auteur, tantôt la colère, voire une violente indignation contre le tyran ou ceux qui le soutiennent, tantôt l’ironie, ou, inversement, l’admiration pour ceux qui s’opposent à cette « servitude ».
Pour ce faire, l’écrivain dispose de plusieurs procédés oratoires :
L’expression des émotions

Les modalités expressives : tout en renforçant les assertions, affirmatives ou négatives par des adverbes comme « vraiment », « certes, « assurément »… ou la récurrence du présentatif « voilà », les interrogations rhétoriques qui les introduisent ou les injonctions pour conclure, enfin les exclamations destinées à attirer l’attention : « ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent ! »
Le lexique évaluatif joue un rôle essentiel, mélioratif pour les éloges, mais le plus souvent péjoratif pour le blâme, et souvent hyperbolique, par exemple en qualifiant de « vice monstrueux » le défaut de ceux qui se soumettent au tyran, ou en qualifiant Néron de « sale peste du monde ».
Le rythme des phrases vise à frapper l’esprit du lecteur, tantôt par la brièveté de phrases nominales, « Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! » parfois sous forme de brèves formules posant une vérité générale : « L’amitié est un nom sacré, une chose sainte. » Mais le plus souvent l’indignation amène La Boétie à accentuer le rythme, notamment à l’aide de gradations, « Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! », ou en construisant de longues périodes, en allongeant la protase, par exemple par des hypothèses multipliées, comme l’apodose, elle-même insistant sur la conclusion, développée sur des rythmes binaires ou ternaires. Il privilégie aussi les parallélismes, ou, inversement, les antithèses.
Enfin, La Boétie met au service de son argumentation des figures de style, en privilégiant celles qui amplifient une image, telle l’hyperbole ou l’anaphore, celles par opposition pour exprimer son rejet, telle l’antithèse ou le chiasme, enfin les figures par analogie, comparaison ou métaphore, qui permettent de concrétiser l’argumentation.
CONCLUSION
L’écriture du Discours sur la servitude volontaire présente une ambiguïté :
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D’un côté, il y a une évidente volonté de renforcer la rigueur d’une argumentation, dont la logique est mise en valeur par sa structure notamment. C’est bien à la raison des lecteurs que La Boétie s’adresse, pour démasquer les faux-semblants, les illusions, voire les superstitions et les faire adhérer à sa thèse.
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Mais de l’autre, il nous rappelle la caractéristique par laquelle Montaigne définit son style : « j’aime l’allure poétique à sauts et à gambades ». C’est ce qui ressort tout particulièrement de ses digressions et, surtout, de l’évidence plaisir qu’il prend à multiplier des exemples qu’il relate souvent de façon vivante.

Il transpose également à l’écrit l’art oratoire en suivant l’exemple donné par les orateurs antiques. Comme un Cicéron, s’adressant au sénat pour lancer un violent réquisitoire contre Catilina, il met en œuvre tous les procédés propres à toucher le cœur de ses lecteurs. Si l’auditeur devait être attentif pour ne pas se laisser rendre au piège de tous les procédés utilisés par l’orateur pour l’entraîner dans son camp, le lecteur, lui, peut plus facilement prendre une distance, mieux maîtriser ses émotions, par exemple en relisant un passage pour exercer son esprit critique.
Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, 1889. Fresque, Palazzo Madama, Rome