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Paul Verlaine, Sagesse, 1881 : 3ème partie
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Introduction

Observation du tableau

L'ensemble est précédé d'une introduction, qui vise à présenter l’auteur et à réactiver les acquis sur la poésie. Elle est suivie de la présentation du recueil : sa genèse, son titre et sa structure, qui conduit à poser une problématique pour guider l’étude. Cinq poèmes font l'objet d'une explication précise. Pour répondre à la problématique, deux études transversales sont prévues, l'une sur le cadre spatio-temporel, pour approfondir l’analyse des paysages verlainiens, l'autre sur le poète lui-même, sur l’évolution observée dans le recueil suite à sa conversion.

Ces approches sont complétées par plusieurs lectures cursives, propres à les éclairer. Enfin, deux dimensions artistiques, qui peuvent donner lieu à une recherche, offrent un prolongement, la peinture, avec l’étude d’un tableau impressionniste, et la musique, avec la mise en musique par les musiciens contemporains de Verlaine.

Une conclusion propose une réponse à la problématique et un bilan sur l’esthétique poétique dans Sagesse, permettant une synthèse sur les procédés de modalisation et sur la versification.

Introduction 

L'auteur 

Pour se reporter à une biographie

Dans un premier temps, les principaux points de la biographie de Verlaine sont présentés : une recherche préalable peut être effectuée par les élèves. Cette présentation est prolongée par deux activités.

Lecture cursive de « Désormais le Sage, puni… »

Pour lire le poème

Ce poème, qui introduit la troisième partie de Sagesse, en pose les deux thèmes clés : un portrait du poète et le rôle accordé aux paysages.

        Les deux premiers vers, « Désormais le Sage, puni / Pour avoir trop aimé les choses » résument le changement que ressent Verlaine. En se qualifiant de « Sage », avec une majuscule, il fait directement écho au titre du recueil, en reconnaissant d’abord, mis en valeur par le contre-rejet « puni », le bien-fondé de son emprisonnement, un châtiment de tous ses excès, de l’alcoolisme à sa relation avec Rimbaud. Cet aveu est aussitôt explicité par sa cause, sa conversion : « Et d’ailleurs retournant au Dieu / Qui fît les yeux et la lumière ». Par le choix du futur, il annonce alors,  son changement de vie, le rejet de « la férocité des villes », et sa volonté, pour « tenir abaissé / L’orgueil, qui fit son âme veuve. », de confesser ses « torts » et d’exprimer tous ses remords.

         Les quatre dernières strophes indiquent la place que vont occuper les paysages dans cette partie du recueil, des paysages propres à traduire ses états d’âme, à la fois ses regrets douloureux, tel « le flot qui pleure / Sur le bonheur mort », mais, parallèlement, son apaisement quand il associe « les cieux, les champs » à la « bonté, l’ordre et l’harmonie ».

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La dernière strophe résume le lien entre l’évolution du poète, « revenu des passions », terme amplifié par la diérèse, et son expression poétique : il « préfèrera les paysages. »

Le visionnage de la bande annonce du film Rimbaud Verlaine

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La bande-annonce du film d’Agnieszka Holland, sorti en 1997, met en évidence, conformément à son titre, le rôle prépondérant joué par Rimbaud auprès de Verlaine. L’ambition d’Arthur Rimbaud, devenir un « génie », a fasciné Verlaine dès leur première rencontre, quand Rimbaud a quitté les Ardennes pour venir le voir à Paris. Mais cette venue a perturbé sa vie conjugale avec Mathilde Mauté qui ne comprend pas le jeune poète.

Entre eux est conclu un « pacte » d’aide mutuelle, et la liaison qui se noue amène à la fois la séparation d’avec Mathilde et des voyages en Belgique, en Angleterre, Belgique…Mais cette relation est empreinte de violence, le rejet de Mathilde pèse à Verlaine qui n’accepte pas non plus l’indépendance de Rimbaud et sa volonté de rupture, jusqu’à vouloir l’empêcher d’un coup de revolver, qui lui vaut son emprisonnement.

Sagesse évoque ce chemin vers la prison, ponctué de fautes, et exprime à la fois un ardent repentir et le désir de retrouver, grâce à la conversion au catholicisme, l’innocence perdue.

Affiche du film Rimbaud Verlaine, d'A. Holland, 19971997.jpg

Pour voir la bande-annonce

Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112,3 x 137,1. Musée des Beaux-Arts, Houston

Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112,3 x 137,1. Musée des Beaux-Arts, Houston

Voir une vidéo d'analyse du tableau

Contextualisation 

Pour une reprise détaillée du mythe

Un genre littéraire : la poésie

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Il est utile de réactiver les connaissances antérieures sur la poésie.

Dans un premier temps, l’étymologie du mot "poésie" est rappelée, et, à partir du tableau de Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers (1861), le rappel de ce mythe antique permet de reprendre les principales caractéristiques du poète.

L'héritage poétique de Verlaine

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Lorsqu’il compose Sagesse, à la fin du XIXème siècle, Verlaine dispose d’un riche héritage poétique.

     Même si le courant romantique est sur son déclin – et s’il en critique souvent les longs épanchements lyriques –, Verlaine en conserve la mélancolie, les élans mystiques et l’image mythique de la femme « âme sœur », souvenir du mythe antique de l’androgyne.

          Mais il a surtout été marqué par le Parnasse qui, à la suite de « l’Art pour l’Art » prôné par Théophile Gautier, accorde une prépondérance à la forme poétique, rythme, musicalité, dans une recherche de perfection esthétique. Il a d’ailleurs publié dans les volumes du Parnasse contemporain, recueil dirigé par Lecomte de Lisle.

          Nous retrouvons également dans Sagesse l’influence de Baudelaire

  • Il vit ce même déchirement intérieur, ces « deux postulations simultanées » que Baudelaire reconnaît en lui, « l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » : « Je crois, et je pèche par pensée comme par action ; je crois, et je me repens par pensée en attendant mieux. Ou bien encore, je crois, et je suis bon chrétien en ce moment ; je crois, et je suis mauvais chrétien l’instant d’après », écrit-il dans Les Poètes maudits, en 1884.

  • Le mal qui ronge sa « pauvre âme » a deux causes semblables à celles du "spleen" baudelairien : l’obsession du temps, avec, chez lui, la place prise par les remords, et le poids de l’ennui, né du sentiment d’enfermement à la fois dans une société qui « maudit » le révolté et dans une prison intérieure, un paysage accablant et monotone.

  • Enfin, il lui emprunte, notamment dans les descriptions des paysages, les "correspondances" horizontales, les "synesthésies" qui traduisent « une manière d’accord entre les couleurs, les sons et les parfums », selon la définition d’Hoffmann. comme les définit.

       Verlaine, par son tempérament, est bien différent de Rimbaud, dont il est loin d'avoir la violence. Mais celui-ci lui a tout de même transmis son désir de trouver une « langue [qui] sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant » (Lettre de Rimbaud à Paul Démeny, mai 1871). D’où l’harmonie recherchée entre le monde extérieur et les états d’âme.

Pour approfondir l'analyse

Présentation de Sagesse 

La genèse du recueil

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Il est important que les élèves prennent conscience de la notion même de « recueil », en en connaissant la genèse, avec une attention toute particulière porté au manuscrit originel, datant de l’incarcération, Cellulairement, tandis qu’une moitié du recueil date des « années paisibles », de ses nouvelles résolutions à sa sortie de prison.

Paul Verlaine, Sagesse, 1881

Pour se reporter à l'étude détaillée

Statue néo-classique de Socrate. Académie d'Athènes

Le titre

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Une analyse du dictionnaire en ligne CNRTL permet de mettre en place les trois sens du titre, du plus simple au plus complexe :

        Le terme renvoie d’abord à un comportement, celui demandé à un enfant, être « sage », et le recueil évoque souvent ce désir de redevenir innocent, « l’enfant innocent vêtu de lin et d’innocence » (II,4), mais aussi un époux fidèle et un bon père.

        Mais le « Sage » est aussi, dans l’antiquité, le philosophe, ce qui est aussi, selon Verlaine, la fonction du poète : « pour qui pense en poète, c’est-à-dire en philosophe vrai », écrit-il. C’est d’ailleurs sur ce terme que s’ouvre la troisième partie avec « Désormais le Sage, puni… »  C’est pourquoi le recueil correspond à une double quête, métaphysique, sur la nature même de l’homme, en lien avec sa conversion, et existentielle, sur le comportement et les convictions que doit adopter un philosophe.

Statue néo-classique de Socrate. Académie d'Athènes

Présentation

         Le sens théologique renvoie à l’omniscience divine, un modèle de discernement entre le bien et le mal pour le chrétien : « Dieu est connaissance infinie, sagesse », considère Pierre Leroux dans De l’Humanité, en 1840. Verlaine s’inscrit ainsi dans la tradition du moyen-âge, époque du triomphe de la foi catholique, d’où la place accordée à la prière dans le recueil et le rythme de plusieurs poèmes qui rappelle celui des cantiques. C’est ce qui explique que le regard du poète, transformé par sa conversion, puisse alors recréer le monde qui l’entoure, en en faisant un nouveau "paradis".

La structure

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L’observation de la table des matières du recueil amène à réfléchir sur la structure choisie :

        La partie centrale, plus courte, est le cœur du recueil, avec quatre poèmes qui, tels des prières, illustrent la conversion du poète qui exprime toute sa ferveur, par exemple dans les vers 1 à 9 de « Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour »

       La première partie, elle, évoque la lutte intime entre les deux parts qui coexistent au sein du poète, celui que Verlaine désigne comme « le vieil Adam », le pécheur, le coupable, et le nouveau converti, désireux de retrouver la pureté, comme dans « l’ennemi se déguise en l’Ennui » (I, 20)

      La troisième partie est formée de poèmes qui dépeignent des paysages, comme le montre l’observation des titres, qui mentionnent « le ciel », « les bois », « la bise », « l’échelonnement des haies », « la mer », « la grande ville »… Mais ces titres s’entrecroisent avec ceux qui renvoient directement au poète, tel « Je suis venu, calme orphelin », à ses sentiments, « l’espoir », la tristesse », et à son questionnement sur le monde.

Mise en place de la problématique

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L’entrecroisement de ces titres amène à s’interroger sur la relation établie entre le décor dépeint et les sentiments exprimés par Verlaine. D’où la problématique qui guidera l’étude de la troisième partie : Comment la peinture des paysages parvient-elle à refléter les états d’âme du poète ? 

  • Le verbe qui soutient la question traduit l’idée d’un effort, d’un travail, dont l’adverbe interrogatif « comment » invite à étudier les différents éléments. Comme nous sommes dans la poésie, il est donc indispensable de réactiver les connaissances des élèves sur la versification.

  • L’étude prend pour support « la peinture des paysages », c’est-à-dire une analyse de la description : quels sont les lieux choisis ? quelles formes prennent-ils ? quels éléments composent ces décors ? quelles en sont les couleurs ? quels bruits peut-on y entendre ?...    

  • Le second verbe pose l’objectif de l’étude,  « refléter », qui, emprunté au domaine de la physique, traduit l’idée qu’une lumière, renvoyé d’une surface éclairée sur une surface moins éclairée, produit une image affaiblie de cette lumière. Ainsi, par leur couleur, leur lumière…, les « paysages » seraient comme un miroir de l’« âme » du poète. Mais le reflet étant moins lumineux, comme un peu terni, il faudra retrouver toute la puissance des « états d’âme » qui en sont la source. Travail d’interprétation qui appartient au lecteur !

Lecture cursive : Préface de la 1ère édition de Sagesse 

Pour lire la Préface

La Préface s’ouvre sur l’expression d’un changement personnel, « L’auteur de ce livre n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui », qui soutient, dans ces quatre paragraphes, l’opposition marquée entre le passé et le présent. Il nous propose ainsi plusieurs clés aussi pour la lecture de Sagesse.

Les œuvres antérieures

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Verlaine évoque son « long silence littéraire » entre cette nouvelle parution et ses recueils antérieurs : le dernier, Romances sans paroles, a été publié, en 1874, et largement écrit pendant sa relation et ses voyages avec Rimbaud, auquel a mis fin la blessure qu’il lui a causée et ses années de prison.  Dans le dernier paragraphe, il présente avec une forme de mépris ses œuvres précédentes, « des vers sceptiques et tristement légers. », en se donnant cependant deux excuses : il était alors « très jeune », et l’absence de toute « dissonance » qui pourrait « choquer la délicatesse d’une oreille catholique. »

Mais il reconnaît parallèlement que ces œuvres ont correspondu à une époque où il a multiplié les « chutes », en en faisant, cependant, le résultat d’une époque corrompue : « Il a longtemps erré dans la corruption contemporaine, y prenant sa part de faute et d’ignorance ». En cela, il annonce que Sagesse sera aussi une sorte de « confession », terme mis en valeur par l’italique, de ce qu’il qualifie d’« haïssables mœurs ». En même temps, ce mot indique ce qui a sans doute guidé l’écriture du recueil, le désir d’obtenir l’absolution, le pardon de ses péchés.

Le poète au présent

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L’essentiel de la Préface est consacré au changement provoqué par sa conversion, qui l’a transformé en « fils soumis de l’Église », grâce à ce qu’il appelle « des chagrins très mérités », c’est-à-dire les ruptures sentimentales et la prison qui « l’ont depuis averti ». C’est d’ailleurs sur cette idée que s’ouvre la troisième partie : « Désormais le Sage, puni… ».

Ainsi, ce recueil doit représenter le nouveau Verlaine, « désormais chrétien », insistant sur ses convictions : « il adore la Toute-Bonté et invoque la Toute-Puissance », il mentionne la « charité », ou encore « l’idée du devoir religieux et d’une espérance française ».

"Le ciel est, par-dessus le toit" - III, 6 

Pour lire le poème

Dès ses premiers recueils, Verlaine accorde une place importante aux paysages, aussi bien  pour leur description que pour le sentiment qu’ils imagent. Citons, par exemple, quelques titres de Poèmes saturniens : « Eaux-forts », « Croquis parisien », « Marine », « Effet de nuit », « Paysage triste »…

TX-III,6

Ce poème « Le ciel est, par-dessus le toit » fait suite à cinq poèmes dont les  titres , eux, mettent davantage l’accent sur ce que ressent le poète, « le Sage, puni » de prison mais, qui, dans sa cellule, « Du fond du grabat », entend encore la voix du passé « cette voix / Qui ment et qui flatte », celle de Rimbaud, bin sûr,  et, plus généralement, celle qui appelle à toutes les tentations de la chair. Si ces poèmes soulignent, parallèlement, le fait que l’« espoir luit », grâce à la foi retrouvée, le titre « Un grand sommeil noir » traduit plutôt une plongée dans le désespoir. Ici, la description du décor est davantage mise en évidence. Figurant dans le manuscrit initial, Cellulairement, les quatre quatrains de ce court poème se scindent en deux temps, le paysage dans les deux premiers, commenté par le poète dans les deux suivants. Quel rôle joue alors le paysage ici dépeint ?

Verlaine, Mes Prisons, 1893

Le paysage : 1er et 2ème quatrains 

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Le poète au présent

 

Le poème a été écrit alors que Verlaine est incarcéré à la prison des Petits-Carmes, à Bruxelles, ce qu’il précise lui-même dans Mes Prisons :

Par-dessus le mur de devant ma fenêtre (j’avais une fenêtre, une vraie ! munie, par exemple, de longs et rapprochés barreaux), au fond de la si triste cour où s’abattait, si j’ose ainsi parler, mon mortel ennui, je voyais, c’était en août, se balancer la cime aux feuilles voluptueusement frémissantes de quelque haut peuplier d’un square ou d’un boulevard voisin. En même temps m’arrivaient des rumeurs lointaines, adoucies, de fête (Bruxelles est la ville la plus bonhommement rieuse et rigoleuse que je sache). Et je fis, à ce propos, ces vers qui se trouvent dans Sagesse. (Mes Prisons, IV, chap. 7) 

La prison des Petits-Carmes :  in L. Bertrand,  Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, 1906

Sa structure présente d’abord les éléments visuels du décor, les seuls éléments  naturels que leur hauteur rend perceptibles de la haute fenêtre de la cellule, « [l]e ciel », domaine du divin, et « [u]n arbre », retour au terrestre, contraste souligné par le passage de l’article défini, « le », marque de l’infini, à l’article indéfini, « un ». Mais dans les deux cas, la limite du regard est soulignée : le « toit » empêche de voir dans le lointain. Puis, dans le deuxième quatrain, dans une structure parallèle, les bruits participent au décor, ceux de « [l]a cloche » et de « [l]’oiseau ».

La juxtaposition de ces images et de ces sons, avec l’emploi des verbes au présent, donne l’impression que l’écriture est simultanée au moment où la conscience les perçoit.

Un cadre apaisé

 

La métrique choisie sous-tend cette peinture : l’octosyllabe, scandé par les répétitions, « par-dessus le toit » et « qu’on voit », présente les éléments, en alternance avec le tétrasyllabe, qui les précise. Il se crée ainsi une sorte de bercement, en écho au verbe du vers 4, « Berce sa palme ». Elle soutient l’effet d’apaisement que ce décor produit sur le poète, marqué par l’exclamation, « Si bleu, si calme » : en se portant vers le « ciel » comme en s’abaissant vers la végétation, le regard ne voit que des images paisibles, en accord avec les rimes féminines, et les sonorités, l’allitération des consonnes liquides [ l ] et [ r ] dans le premier quatrain, et l’assonance des voyelles nasale, [ ô ], [ ã ], et [ Ä© ], dans le deuxième pour les sons évoqués. Mais la cloche qui « [d]oucement tinte » en apportant la paix par le rappel du divin, ne couvre pas le son de l’oiseau qui « [c]hante sa plainte ». La mélancolie n’est donc pas absente de ce décor… C’est elle qui explique les deux quatrains suivants, une sorte de plongée en soi.

Le retour sur soi : 3ème et 4ème quatrains 

Le temps présent

 

Ce paysage amène le poète à un retour sur soi, expression de cette « sagesse » propre au recueil, avec un redoublement qui est comme l’élan d’une prière : « Mon Dieu, mon Dieu ». La reprise de l’adverbe spatial, « là » joue sur le double sentiment alors ressenti. Le sentiment d’un apaisement, « la vie est là / simple et tranquille », vient de cet emprisonnement qui fait prendre conscience d’une vérité, celle du monde créé par Dieu, avec ses plus simples bonheurs. Il permet, en effet, d’échapper aux tentations de « la ville », qui n’existe plus que dans le lointain : « Cette paisible rumeur-là / Vient de la ville ». Mais, en même temps, naît la conscience de sa solitude, de l’absence de toute échappatoire : il est, à présent, face à lui-même.

L'image du passé

 

Le dernier quatrain crée alors une rupture, mise en évidence par le tiret du vers 13, et par le martèlement des consonnes [ d ], [ t ] et [ k ] dans l’interrogation, « Qu’as-tu fait, ô toit que voilà », reprise avec insistance au vers 15 : « Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà ». Le présentatif « voilà » fait référence au poète à présent emprisonné, qui ressent, mais avec plus d’intensité que l’oiseau, sa douleur : « pleurant sans cesse ». Mais, s’il pleure sur sa condition de prisonnier, ses pleurs sont aussi le signe d’un remords, du sentiment d’avoir gâché sa « jeunesse », d’avoir perdu ce bonheur « simple et tranquille » qu’il perçoit à présent.

POUR CONCLURE

 

Ce poème offre un double intérêt, fondé sur l’écho qu’il crée entre le paysage dépeint et l’état d’âme du prisonnier, exprimé par une sorte de dialogue intérieur : 

  • D’une part, il est révélateur de l’art poétique de Verlaine : pas de grands élans lyriques, comme le faisaient les romantiques, mais une discrétion qui met en valeur, par la métrique, les rythmes, les sonorités, le sentiment en demi-teinte comme le décor, aperçu par bribes, et les sons à peine perçus.

  • D’autre part, il illustre la transformation du poète provoquée par la solitude de son emprisonnement : le repentir et le regret quand il repense à son passé, rejeté alors, contrebalancés par l’apaisement et la « sagesse » de la foi retrouvée.

Histoire des arts : « Le ciel est, par-dessus le toit », chanté par Tino Rossi, sur une musique de Reynaldo Hahn

La musicalité de l’art poétique de Verlaine, dont ce poème offre un exemple, explique que plusieurs musiciens dès la fin du siècle ont choisi de mettre en musique plusieurs poèmes, tels Claude Debussy notamment ceux des Fêtes galantes,  Gabriel Fauré ou Reynaldo Hahn pour « Le ciel est, par-dessus le  toit » qu’il intitule, lui, « D’une prison »

Ce compositeur, né au Venezuela en 1874, fait ses études, en particulier au Conservatoire, et toute sa carrière musicale à Paris, où il fréquente le milieu artistique, Daudet, Proust... C’est ainsi qu’en 1890, il interprète devant Verlaine lui-même, à partir de ses poèmes, sa composition Les Chansons grises, son premier grand succès.

HIDA-musique

Tino Rossi (1907-1983) débute sa carrière de « ténor » dans les années 1930, en interprétant des œuvres classiques, dont deux morceaux de Reynaldo Hahn, « D’une prison »  et « Paysage ». Il souhaitait l’accord du compositeur, auquel il adresse une demande, mais le directeur de sa maison de disques « Columbia », confiant dans son talent, réalise l’enregistrement à son  insu, le 9 juillet 1935, et Reynaldo Hahn se montre élogieux sur son interprétation : sa « voix tire son attrait de cette matière somnambulique, de cette simplicité poussée à l'excès avec un art, probablement inconscient, du modelage musical. »

"La bise se rue à travers" - III, 11 

Pour lire le poème

C’est aussi dans Cellulairement que figure le poème, « La bise se rue », introduit dans Sagesse avec pour titre, comme dans tout le recueil, son premier vers. Mais son titre initial, « Almanach », était sans doute plus représentatif de la double dimension de ce poème. L’almanach était, à cette époque, un petit livret populaire, distribué dans les campagnes par les colporteurs, qui proposait, en lien avec le  calendrier, des informations astronomiques, météorologiques, associées à des conseils pratiques. Or, ce poème nous fait traverser un paysage de campagne, en passant de « la bise », de l’hiver donc, qui occupe la part la plus importante du texte, au « printemps » dans les derniers vers.

Quelle image de l’état d’âme du poète ce décor fait-il ainsi ressortir ?

TX-III,11

1ère partie : le paysage hivernal (des vers 1 à 8) 

Les sensations

 

Les premiers vers de ce poème illustrent une caractéristique fondamentale de Verlaine, la façon dont ses descriptions associent toutes les sensations, sauf ici le goût : tactiles, avec le froid de « la bise », visuelles avec les couleurs des « buissons », olfactives avec la mention de « [l’]odeur », enfin auditives avec les « voix » perçues dans le lointain. Verlaine retrouve ainsi un procédé pratiqué avant lui par Baudelaire, les "synesthésies" ou correspondances dites "horizontales" qui soutiennent une impression d’ensemble.

Claude Monet, Soleil d'hiver, Lavacourt, 1879-1880. Huile sur toile, 55 X 81. Musée Malraux, Le Havre

Claude Monet, Soleil d'hiver, Lavacourt, 1879-1880. Huile sur toile, 55 X 81. Musée Malraux, Le Havre

Le jeu des contrastes

 

Mais cette description crée une impression contrastée.

         D’un côté, la violence est mise en valeur dès le 1er vers avec le choix du vent du nord, « la bise », dont la force est accentuée par le verbe qui l’anime, « se rue » et par l’enjambement qui, en séparant la préposition, « à travers », du complément, « Les buissons », montre qu’elle peut tout pénétrer comme s’il s’agissait d’un combat. Ces « buissons tout noirs » sont sinistres, image de la mort de la végétation en hiver, et le froid est encore renforcé par l’effet de la bise : « Glaçant la neige éparpillée ». Cette vision bien sombre est complétée par une « odeur [...] aigre  près des bois », désagréable, ce que restitue l’allitération rude de la consonne [ R ] ; et même quand le regard s’élève vers le ciel, il y a les « nuages » sombres puisqu’ils font ressortir « crûment » le métal des « coqs des clochers ».

      Mais ces notations s’opposent à des visions plus lumineuses. Ainsi, Verlaine coordonne de façon surprenante « [l]es buissons tout noirs et tout verts », le vert étant la couleur symbolique de l’espoir, puis « la neige éparpillée » recouvre, en fait « la campagne ensoleillée ». Enfin, l’impression mélodieuse produite par l’image « L’horizon chante avec des voix », tranche avec le glissement à un autre chant, celui des « coqs », suggéré par la mention de ceux « des clochers des villages ».

2ème partie : le poète en mouvement (des vers 9 à 14) 

Un décor modifié

 

Dans un deuxième temps, le poète s’introduit dans ce paysage hivernal, qui perd alors sa rudesse : la « neige » disparaît, de même que les « nuages », remplacés par « ce brouillard léger / Qu’un vent taquin parfois retrousse » : il le dissipe comme pour s’amuser à la place de la « bise » et de sa violence. Le poète est d’ailleurs bien à l’abri du froid, au coin de son « vieux feu ». Mais ce « feu », symbole de la sécurité du foyer dans la tradition paysanne, « tousse », ce qui ne peut qu’enfumer la pièce. 

La mise en mouvement

 

Ce changement du décor explique une mise en mouvement progressive.

  • Elle est d’abord illustrée physiquement, comme pour imaginer par avance le plaisir d'une promenade dans la nature : « C’est délicieux de marcher / À travers ce brouillard léger ».

  • Vient ensuite un rejet, formulé par une exclamation familière de mépris : « Ah ! Fi de mon vieux feu qui tousse ! »

  • S’exprime alors, toujours sur un ton familier, le désir de quitter cette pièce close et enfumée, pour se mettre en mouvement, toujours physiquement : « J’ai des fourmis plein les talons ».
  • Mais le vers 14, lui, amène un glissement. Le désir de mouvement devient intérieur, le désir d’un changement psychologique qui conduit à une exhortation insistante, en une sorte de dialogue intérieur du poète avec lui-même : « Debout, mon âme, vite, allons ! »

3ème partie : la nouvelle saison (du vers 15 à la fin)

L'image du printemps

 

Le paysage présenté à la fin du texte marque la succession des saisons : après l’hiver vient la renaissance, « le printemps sévère encore / Mais qui par instant s’édulcore », une arrivée progressive, qui adoucit peu à peu l’atmosphère. Ainsi « la bise », déjà devenue « vent taquin » n’est plus, à présent qu’un souvenir, remplacée par « un souffle tiède », dont la perception, le doux glissement, est comme imitée par le [ e muet ] prononcé devant une consonne et par l’allitération en [ s ]. Mais le souvenir de l’hiver n’est pas pour autant effacé, car le contraste des saisons reste présent : le vent est « tiède juste assez / Pour mieux sentir les froids passés. » 

Le chemin de la foi chrétienne

 

Mais, à nouveau, cette nouvelle saison traduit un changement d’état d’âme. Si, en effet, l’hiver du début du poème renvoyait au désespoir, il n’est plus que le souvenir des « froids passés », des fautes, des péchés que Verlaine, en prison, regrette. Ce printemps ouvre la voie à la métamorphose intérieure : « penser au Dieu de clémence… » L’aposiopèse marque ici un suspens, comme si Verlaine prenait le temps de mesurer toute la puissance du pardon que le Dieu catholique promet à celui qui confesse ses fautes, celle du temps d’hiver, et s’en repent sincèrement. L’exclamation du dernier vers traduit l’élan, et le dédoublement intérieur disparaît, puisque l’impératif au pluriel du vers 14, « Allons », est remplacé par le singulier, « Va ». Le retour à la foi rend donc au poète son unité, en lui offrant la perspective d’un rachat de ses péchés, amplifiée ici par l’expression qui termine le poème, « l’espoir immense ».

CONCLUSION

 

Si, dans « Le ciel est, par-dessus le toit », Verlaine dépeint un paysage paisible, celui qu’il voit de sa cellule, le décor dans « La bise se rue à travers » est d’une tonalité bien différente. Dans le premier, cette paix l’amène à regretter son passé, sa « jeunesse » corrompue ; dans le second, le contraste entre les saisons et cette représentation d’un poète prêt à se mettre en mouvement traduit la transformation psychologique à présent en cours sous l’effet de la conversion : la violence et la prison de l’hiver sont rejetées pour aller vers le printemps, image du renouveau. Nous retrouvons donc ici l'écho entre le macrocosme, le décor, et le microcosme, les sentiments, entre les saisons extérieures et les saisons de l’âme. Mais le printemps, qui s’impose peu à peu, n’est qu’un « espoir »  il faudra attendre l’été pour réaliser les « moissons », pour récolter le résultat de ce retour à la foi. Ce sera la saison évoquée dans le dernier poème de Sagesse.

Lecture cursive : Paul Verlaine, Sagesse, 1881 - III, 9, "Le son du cor s'afflige vers les bois" 

Pour lire le sonnet

Les "synesthésies"

 

L’allusion au « son du cor » ouvre le poème sur une tonalité grave et sombre, à laquelle fait écho son interprétation : « L’âme du loup pleure dans cette voix ». Verlaine suggère ici une scène de chasse, à courre avec l’animal chassé, le « loup », et la meute des chiens avec les « abois » prêtés à « la bise ». Elle s’inscrit, comme dans le poème étudié précédemment, dans un hiver dont la rudesse est rendue par le recours aux "synesthésies", mise en relation des différents sensations fréquente dans sa poésie.

La fuite du loup  pourchassé

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Nous retrouvons, en effet, la violence du vent du nord, « La bise errant en courts abois », vers qui associe les sensations tactile et auditive. À ces perceptions s’ajoutent les couleurs mises en évidence, en lien avec le moment choisi, « le soleil qui décline », le crépuscule : d’un côté, il y a la blancheur de « la neige » qui recouvre le paysage, sur laquelle « le couchant » rouge forme un violent contraste. Cette opposition soutient une impression sinistre, rendue morbide par les comparaisons à une  blessure que l’on cherche à panser : « La neige tombe à longs traits de charpie / À travers le couchant sanguinolent ».

Une atmosphère contrastée

 

Le sonnet se construit comme le poème précédent sur une évolution.

         Dans les deux quatrains, les décasyllabes mettent en valeur, par les choix lexicaux, « s’afflige », « une douleur », « vient mourir », « pleure », « agonie », le désespoir que traduit le « son du cor », celui du loup pourchassé. Verlaine soutient cette impression par le jeu des sonorités, d’un côté la gravité des voyelles nasales, [ õ ] et [ ã ] et la profondeur des diphtongues, à la rime, de l’autre les notes aigues du [ i ] qui créent une dissonances ; de même les consonnes sous-tendent le mode mineur, tout  en demi-teinte avec la prédominance de la liquide [ l ] qui adoucit l’ensemble.

Mais, les répétitions, « on veut croire orpheline » et « on veut croire câline », qui introduisent un flou dans l'interprétation du décor, contribuent aussi à atténuer ce que cette scène d’« agonie » du « loup » peut avoir de sinistre. Ce même rôle est joué par l’oxymore accentuée, en raison du double sens du verbe « ravir », enlever mais aussi procurer de la joie : « Et qui ravit et qui navre à la fois ».

         L’apaisement se confirme dans les tercets, avec l’atténuation sonore marquée par la construction syntaxique qui met en valeur le participe à la rime, avec sa sonorité aiguë : « Pour faire mieux cette plainte assoupie ». Les rimes embrassées qui suivent sont, elles, plus assourdies, à l’image de la transformation de la saison avec le glissement de la violence de l’hiver à une saison intermédiaire : « Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne ». Le désespoir initial devient alors une douce mélancolie.

Pour maintenir le symbolisme du paysage, écho de l’état d’âme du poète, les deux derniers vers illustrent le chemin progressif vers un renoncement à toute violence, fondé sur un désir de paix, de sécurité, telle celle que recherche un enfant innocent : « Tant il fait doux par ce soir monotone / Où se dorlote un paysage lent. »

Étude d’ensemble : le cadre spatio-temporel 

Lieux-temps

Dans cette troisième partie, la place importante accordée aux paysages conduit à approfondir l'observation des lieux privilégiés, en mettant l'accent sur l'effet de flou et sur les perceptions qui s'associent pour produire une impression d'ensemble. En liant cette analyse à celle de la temporalité, avec les saisons évoquées et les moments les plus souvent choisis, nous montrerons comment la description des paysages permet d'illustrer les états d'âme du poète, héritier à la fois du romantisme, mais aussi, par sa mise en œuvre des ressources poétiques, représentant du courant symboliste.  

Pour se reporter à l'analyse

Histoire des arts : Claude Monet, Scène de neige à Argenteuil, 1875 

Claude Monet (1840-1926) est considéré comme un des créateurs du mouvement pictural impressionniste, nommé d’après le titre d’un de ses tableaux Impression Soleil levant : il illustre sa principale technique, la juxtaposition de petites touches qui, par effet d’optique des jeux de lumière et de couleurs, traduit à distance l’atmosphère du paysage peint.

Nous avons choisi ce tableau, Scène de neige à Argenteuil, une huile sur toile de 71 cm. sur 91,4 cm. exposée au musée Marmottan et datant de 1875, parce qu’il est à la fois représentatif de l’impressionnisme tel que le pratique Monet, et des paysages d’hiver que Verlaine dépeint.

Pour voir le diaporama

Claude Monet, Scène de neige à Argenteuil, 1875. Huile sur toile, 71,1 x 91,4. National Gallery, Londres
HIDA-peinture

"Je ne sais pourquoi" - III, 7 

TX-III, 7

Pour lire le poème

Les poèmes précédemment étudiés ont montré comment la description du paysage, par son symbolisme, permet à Verlaine de traduire ses états d’âme. Mais, dans cette partie, plusieurs poèmes, eux, mettent plus directement l’accent sur les sentiments : c’est le cas dans « Je ne sais pourquoi », poème qui suit l’apaisement de « Le ciel est, par-dessus le toit », avec l’insistance sur le pronom personnel de la 1ère personne qui encadre l’image centrale, la comparaison à la « mouette ».

Que révèle la façon dont Verlaine se représente ici ?

Doutes et interrogations 

Les sizains, en ouverture et en fermeture du poème, forment un refrain, qui introduit à la fois le thème, « la mer », et les sentiments du poète. 

Le cadre maritime

 

En compagnie de Rimbaud, puis seul à sa sortie de prison, Verlaine a effectué plusieurs voyages maritimes vers l’Angleterre. Mais un glissement progressif prête ici à « la mer » un sens symbolique, en transformant le poète en un oiseau, image fréquente dans la poésie depuis le pélican d’Alfred de Musset ou l’albatros de Charles Baudelaire : « Mon esprit amer / D’une aile inquiète et folle vole sur la mer ». Cette identification de l’« esprit » à un oiseau marin est rendue possible par l’écho établi à la rime : l’adjectif « amer » renvoie au goût salé de la mer. De même, le mouvement évoqué, marqué par la métonymie et reproduit par l’enjambement sur un bref pentasyllabe d’un vers impair allongé par ses treize syllabes, permet aussi, par l’alternance métrique, de reproduire le rythme des vagues, mais avec déjà la présence d’une menace : l’abaissement, dans le dernier vers « au ras des flots » signale le risque, toujours possible, d’une noyade.

Les sentiments du poète

 

Plusieurs termes dans ce refrain illustrent le mal existentiel de Verlaine, assez proche ici du « spleen » baudelairien. Le terme « amer » renvoie au mélange de découragement et de rancœur qui naît d’une désillusion, d’un échec. Allusion aux échecs sentimentaux, qu’il s’agisse de sa séparation prononcée d’avec Mathilde ou de sa rupture avec Rimbaud, cause de son emprisonnement, confirmée par l’association : « Tout ce qui m’est cher […] / Mon amour le couve au ras des flots ». Mais la noyade n’est pas encore définitive, et le verbe « couve » suggère une volonté de préserver des liens affectifs, qui peuvent encore porter leurs fruits. D’ailleurs, à sa sortie de prison Verlaine tentera de se rapprocher à Paris de son épouse et de son fils, et il rejoint Rimbaud à Stuttgart, en vain. Cela explique que, dans un premier temps, le poète cherche à plonger en lui-même, à comprendre sa faute, peut-être pour la réparer…

Mais, le sizain marque une double progression dans cette introspection :

  • Le sentiment passe d’une simple incertitude à un égarement plus violent à travers l’image de l’« aile », d’abord seulement « inquiète », avec deux élisions du [e muet] devant une voyelle, qui accélère le mouvement, puis qualifiée de « folle », avec, au contraire, l’amplification du [e muet] prononcé devant une consonne, avant d’en arriver à une peur extrême, mise en valeur dans le pentasyllabe : « D’une aile d’effroi ».

  • De même, la quête intérieure du poète, passe de l’expression indirecte, « Je ne sais pourquoi », à la répétition directe de la question, rendue brutale par les sonorités : « Pourquoi, pourquoi ? » Ce questionnement n’est pas nouveau chez Verlaine, qui avait déjà écrit dans « Il pleure dans mon cœur », poème paru en 1874 dans Romances sans paroles : « C'est bien la pire peine / De ne savoir pourquoi / Sans amour et sans haine / Mon cœur a tant de peine ! » Mais il est bien plus violent ici.

Une allégorie : la mouette 

Le vol de la mouette

 

Le cœur du poème est consacré au vol de la mouette, allégorie justifiée par la répétition qui ouvre et ferme la deuxième strophe : « Mouette à l’essor mélancolique ». Les incertitudes sentimentales, la quête entreprise est perçue par le poète comme l’errance de l’oiseau, dépendant du  rythme des flots et de l’air : « Elle suit la vague, ma pensée, / À tous les vents du ciel balancée / Et biaisant quand la marée oblique ». La régularité de ce quintil en ennéasyllabes crée une forme d’apaisement, ainsi le vol semble, pour un temps plus harmonieux : la mouette sait adapter son vol aux conditions de son environnement, et le participe « biaisant » la montre même capable d’éviter les obstacles. 

La  mouette au-dessus des flots

La  mouette au-dessus des flots

Un double mouvement

​

La reprise du sizain, avec son alternance métrique, permet de mettre en évidence un contraste entre deux mouvements heureux :

         Dans un premier temps, l’image est intense : « Ivre de soleil / Et de liberté, / Un instinct la guide à travers cette immensité. » L’anacoluthe, qui attribue l’adjectif « ivre » au pronom complément « la » et non pas au sujet, la mouette, met en valeur ce don de la mouette, un « instinct » qui permet l’élan vers l’infini, illustré par la longueur du vers.

            Dans un second temps, le vol s’apaise avec l’arrivée de « la brise d’été / Sur le flot vermeil » qui « Doucement la porte en un tiède demi-sommeil. » Tout se passe alors comme si la mouette se contentait de planer, en se laissant porter.

Ces deux mouvements traduisent la personnalité même de Verlaine, son déchirement entre des temps d’ivresse, triomphe des sens, de la chair vécu avec intensité, et un repli sur soi, une forme de passivité.

Edvard Munch, Le cri, 1893 ; Tempera sur carton, 91 x 73,5. Nasjonalgalleriet, Oslo

La violence

 

Le retour au quintil traduit une nouvelle étape, dont la violence est reproduite à la fois par sa structure syntaxique, et par la prédominance de la rime aiguë, « crie », « meurtrie », avec la répétition du verbe. La reprise de « si tristement crie », expression qui ouvre cette strophe, par « si tristement crie ! », qui ferme la longue phrase par l’exclamation, montre qu’il ne s’agit plus ici seulement de mélancolie mais d’une douleur accentuée. Les indices temporels, « Parfois », « Puis », « et puis », mais aussi le sens du préfixe du verbe « revole », associés à une construction qui accumule les verbes coordonnés renforcent l’impression de mouvements contradictoires : « se livre et flotte / Et plonge, et […] Revole ». Cela rappelle l’adjectif « folle » : elle semble ainsi totalement égarée. En précisant l’effet produit par le son de l’oiseau, « elle alarme au lointain le pilote », il renforce le sentiment d’effroi, et « l’aile toute meurtrie », avec les [e muets] prononcés, intensifie la douleur même de l’oiseau.

Edvard Munch, Le cri, 1893 ; Tempera sur carton, 91 x 73,5. Nasjonalgalleriet, Oslo

CONCLUSION

 

Ce poème témoigne d’un évident héritage baudelairien, à commencer par le lien établi entre l’« esprit » du poète et la mer : « Homme libre,  toujours tu chériras la mer ! […] Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer » (« L’homme et la mer ») Tous deux imagent ainsi leur mal de vivre, tout en s’attribuant, par le choix de l’oiseau, une forme de supériorité, chez Baudelaire l’albatros. Pour eux, le poète est un être libre, dont les pensées peuvent s’élancer vers l’infini céleste, liberté merveilleuse… mais aussi immense danger car les flots et la violence des vents restent menaçants.

Par cette allégorie, Verlaine représente sa quête et sa douleur, qui, comme il l’exprimait en se disant « né sous le signe de Saturne », naît d’une fatalité maléfique, qui le condamne à un triste destin, et non pas, comme le montre surtout Baudelaire, des réalités sociales.

Enfin le symbolisme ne vient pas seulement du parallélisme entre le vol bouleversé de la mouette et l’état d’âme troublé du poète, mais se révèle pleinement par la versification qui l’imite : aussi bien l’alternance des strophes, sizains et quintils, soutenue par celle des rimes, avec une prédominance des rimes masculines, que l’alternance des vers, tous impairs, mais avec le contraste entre la brièveté brutale des pentasyllabes et l’élan des enjambements. Cette forme inhabituelle qui surprend l’oreille et l’œil du lecteur crée des dissonances, recherchées aussi par les contrastes des sonorités, signe du bouleversement.

"Un brin de paille luit dans l'étable" - III, 3 

Pour lire le sonnet

TX-III, 3

Les deux premiers poèmes de la 3ème partie de Sagesse évoquent le « Sage, puni », le châtiment, l’emprisonnement qui fait suite au coup de pistolet que Verlaine a tiré, le 10 juillet 1873, sur Rimbaud ; il en admet le bien-fondé en revivant, « Du fond du grabat », leur tumultueuse liaison. Mais, écrit dans la prison des Petits-Carmes à Bruxelles, le sonnet suivant s’ouvre sur une tonalité différente, présente dès son premier mot : « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable » Cette tonalité est confirmée, dans son envoi à son ami Lepelletier, par son titre initial, « L’Été ». Il est destiné à faire partie d’un groupe de quatre poèmes, ensemble intitulé « Almanach pour l’année passée » et qui doit s’insérer dans le manuscrit originel, Cellulairement. On le retrouve sous le titre « Fin d’été » dans une lettre à son épouse Mathilde Mauté. Ce titre nous invite donc à lire ce sonnet à travers les événements vécus par Verlaine en 1873, qu'il se remémore dans sa cellule. 

Quelle interprétation donner  à cette juxtaposition de courtes notations et d'exhortations successives ?

Le premier quatrain 

L'interpellation

 

Les deux questions lancées dans ce quatrain comme l’impératif « Vois » introduisent un destinataire, sur lequel il est permis de s’interroger : s’agit-il d’une adresse de Verlaine à Rimbaud, ou bien d’un dialogue avec lui-même ?

L’image du « coude sur la table » renvoie, certes, à une attitude souvent adoptée par Rimbaud, qu’illustre d’ailleurs le tableau d’Henri Fantin-Latour, Le Dîner des « Vilains Bonshommes ». De même, la vision de « la guêpe ivre de son vol fou » nous rappelle le jeune poète, son poème Le Bateau ivre dont l’envoi à Verlaine a amené leur rencontre à Paris mais aussi la Lettre de Rimbaud à Paul Demeny où il proclame sa volonté d’atteindre la folie pour créer : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

Henri Fantin-Latour, Portrait de groupe : le dîner des « Vilains Bonshommes » (détail), 1872. Huile sur toile, 160 x 225. Musée d’Orsay

Henri Fantin-Latour, Portrait de groupe : le dîner des « Vilains Bonshommes » (détail), 1872. Huile sur toile, 160 x 225. Musée d’Orsay

Mais le pronom « tu » place, face à ces images de Rimbaud le poète lui-même. En dialoguant avec sa conscience, il tente de se rassurer sur cette relation, de la dépeindre comme sans danger à présent : « Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ? ». C’est aussi à lui que s’adresse l’impératif, « Vois » alors même qu’il est au fond du « trou », prisonnier dans sa cellule. La dernière question, elle, est plutôt une invitation à l’apaisement, où l’imitation de l’attitude de Rimbaud ne serait qu’un prélude au calme du sommeil : « Que ne t’endormais-tu, le coude sur la table ? » 

Scène de Nativité

L'espoir

 

La métaphore, « L’espoir luit » se double d’une comparaison dans le premier vers : « comme un brin de paille dans l’étable. » Au moment où Verlaine entreprend sa conversion, l’image de « l’étable » peut faire penser à celle de Bethléem, où est né le Christ : il vivrait sa propre Nativité. Mais, par la seule mention d’un « brin de paille », l'espoir n’est encore qu’une lueur fragile. L’exhortation du vers 3, cependant, avec l’indice temporel, intensifie cette lumière, même si le verbe maintient encore une forme de flou dans cette vision d’espoir : « Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou. »

Scène de Nativité

Ainsi, débute un dialogue entre l’ancien Verlaine, qui revoit son passé, et le nouveau Verlaine, qui veut prendre un nouveau chemin.

Le second quatrain 

La rupture de la versification traditionnelle, exigeant les mêmes rimes dans les deux quatrains d’un sonnet, et le rythme brisé soutiennent aussi une alternance du « tu » et du « je » dans ce second quatrain, qui maintient une forme d’ambiguïté.

Le pronom "tu"

 

Le « tu » est d’abord le destinataire de l’exhortation, exprimée par les impératifs, « Bois-le », « dors après ». Plus que de Rimbaud, le qualificatif qui interpelle ce destinataire, « Pauvre âme pâle », nous invite à nouveau à y voir, dans la suite du premier quatrain, Verlaine lui-même, un Verlaine accablé, en échec, en proie au repentir. Il est invité à l’apaisement, au sommeil, accompagné par la coordination parallèle de la mention des « rêves de ta sieste » et par la comparaison : « Et tu chantonneras comme un enfant bercé », qui traduit la possibilité à venir de revenir à un état d’innocence. L’interpellation est insistante, avec une prise à témoin, par l’incise, de ce Verlaine à présent emprisonné : « tu vois ».

Le pronom "je"

 

Qui est alors ce « je » si insistant dans ce quatrain ? Dans un premier temps, il apparaît aux côtés du poète, « Je reste », comme un être qui serait venu lui offrir son aide. Faut-il y voir le désir d’un rapprochement possible de Rimbaud, ou bien est-ce ce nouveau Verlaine, en train de naître ? Nous préférons cette seconde interprétation car le complément mis en valeur, « cette eau du puits glacé », au-delà de l’hypallage qui applique au « puits » ce qui caractérise, en réalité, l’« eau », peut renvoyer, dans l’optique de la conversion de Verlaine, à la vertu purificatrice de l’eau, rôle notamment de celle du baptême. Elle permettrait le sommeil, c’est-à-dire la fin de la tentation des sens, alors endormis. Ce « je » se présente alors comme un être protecteur, doté du rôle d’une mère : « je dorloterai », « un enfant bercé ».

​

Mais l’ambiguïté demeure… Naissance d’un nouveau Verlaine venant secourir l’ancien, corrompu ? Ou bien reviviscence d’une relation avec un Rimbaud, lui-même métamorphosé, que le « je », Verlaine repentant en prison, invite à se convertir pour le rendre à sa pureté d’enfant ? Ou bien encore, discours prêté à un « je » qui serait Rimbaud lui-même, revenant apaiser Verlaine...​

Les tercets 

La vision du premier tercet

 

Le premier tercet revêt une triple dimension, en poursuivant la même ambiguïté pour identifier les personnages :

        D’une part, il met en place la description d’une situation, temporelle, « Midi sonne », puis est évoqué le personnage, le résultat de l’impératif précédent : « dors après » conduit à présent à « Il dort », avec toujours cette même hésitation entre une identification à Verlaine ou à Rimbaud.

         D’autre part, il rapporte un discours direct : « De grâce, éloignez-vous, madame. » Nous pouvons ici penser à la façon dont Rimbaud a tenté d’éloigner Mathilde de son époux ; mais la forme de prière, « De grâce », peut aussi être une demande adressée par Verlaine, dans ce dialogue intérieur, à Mathilde, une des causes de son repentir.

     Enfin, le tercet se termine pas un commentaire, allongé par l’enjambement et qui généralise l’état du poète : « C’est étonnant comme les pas de femme / Résonnent au cerveau des pauvres malheureux. » Les sonorités, avec l’alliance du [ t ] et du [ p ], semblent reproduire à la fois le martèlement concret des « pas de femme », et la douleur martelée dans l’esprit du poète. Mais à nouveau cette surprise, ainsi formulée, pourrait être aussi bien celle de Verlaine, constatant son incapacité à se détacher totalement de Mathilde, que celle de Rimbaud, impuissant à réaliser pleinement la rupture du couple.

Espoir ou nostalgie ?

 

Le second tercet poursuit cette image d’apaisement liée au sommeil, avec la reprise de la notation temporelle, « Midi sonne », et de l’injonction exclamative, « Va, dors ! » Nous y retrouvons la relation entre ce « tu » destinataire, dont nous continuerons à penser qu’il s’agit de l’ancien Verlaine, le passionné, le tourmenté par sa relation tumultueuse, que tente d’apaiser ce nouveau Verlaine, en quête de purification , ici illustrée par l’eau qui va nettoyer le lieu du péché, de la liaison coupable avec Rimbaud : « J’ai fait arroser dans la chambre. »

Cependant l’exclamation finale, « Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ! »,  nous interroge sur ce qu’est cet espoir : un renoncement aux errances du passé… ou bien le souhait de la voir renaître ? Ici, c’est surtout la nostalgie qu’exprime Verlaine, marquée par le verbe « refleuriront ». La métaphore, en lien avec le mois cité est, en effet, un rappel de l’époque, septembre 1871, où a eu lieu la première rencontre de Verlaine et Rimbaud, la naissance de leur relation, alors heureuse. Mais, les « roses » sont à présent fanées : tout est détruit et Verlaine est seul face à lui-même, en prison.

Vieil-Nouvel Adam

CONCLUSION

 

Cette étude nous a conduit à plusieurs hésitations dans l’interprétation, car Verlaine joue sur l’ambiguïté des deux pronoms qui structurent le sonnet, le « tu » et le « je ». Ainsi, par endroits il accentue une sorte de résurgence du passé de sa relation avec Rimbaud, qu’il semble mettre en scène, tandis que l’ensemble peut aussi constituer un dialogue entre le coupable du passé, l'ancien Verlaine, et ce nouveau Verlaine, aujourd’hui « puni », en train de renaître en prison par un retour à la foi. Notre analyse a privilégié cette seconde interprétation en raison de la fréquence de tels dialogues dans Sagesse, soit intérieurs, entre les deux parts qui déchirent le poète, la chair et l’élan vers un idéal de pureté, soit entre le poète et une figure du catholicisme, Marie, le Christ, Thérèse d’Avila ou même l’allégorie de la « Prière ».

Écoute : Léo Ferré interprète « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable »

Le sonnet est mis en musique par Léo Ferré qui retrouve le mode mineur cher à Verlaine avec les notes de piano qui se détachent sur le fonds orchestral, repris pour séparer les strophes. Il crée ainsi un rythme particulièrement répétitif, presque lancinant, comme pour reproduire la vie du poète dans sa cellule, que soutient la voix grave et un peu rauque du chanteur, allongeant les rimes.

Si le premier quatrain conserve la même monotonie tonale, les inflexions de voix sont plus marquées ensuite. Par exemple, dans le second quatrain, les impératifs, »Bois-la » et « dors » sont accentués, tandis qu’ensuite intervient un  chuchotement, comme pour ne pas réveiller l’enfant qui s’endort. 

Le premier tercet, avec la rudesse du rejet, martelé, et la surprise, intensifiée, contraste avec cette douceur, qui revient dans le second. Mais le dernier vers, avec le vibrato de la voix, semble signer la nostalgie en reproduisant comme un ultime sanglot.

Étude d’ensemble : du "vieil Adam" au "nouvel Adam" 

Pour se reporter à l'analyse

détaillée

Rappelons que, dès le début de la Préface de Sagesse, Verlaine proclame son changement : « L’auteur de ce livre n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui ». Il se reconnaît pécheur, coupable de « corruption », semblable à Adam. Mais, devenu « désormais chrétien » par les remords ressentis en prison, il devient alors un « nouvel Adam », qui célèbre sa conversion : « Château, château magique où mon âme s’est faite ». Cette étude s'appuie sur des  poèmes de la troisième partie du recueil, mais rien n'interdit de proposer la lecture de poèmes empruntés aux deux premières parties. 

Le "vieil Adam" 

La double nature de Verlaine

​

Ainsi, l’image du « vieil Adam » forme un leitmotiv dans le recueil, plus particulièrement dans la première partie où Verlaine se montre obsédé par son passé de pécheur. C’est là le rôle qu’a joué le christianisme, qui, par le double visage d’Adam, créé « à l’image de Dieu » mais coupable du péché originel, apporte à Verlaine une explication du déchirement qu’il ressent en lui entre un corps, victime de toutes les tentations des sens, et une âme, éprise d’idéal.

En plongeant en lui-même, dans la solitude de sa cellule, il se reconnaît trois principaux défauts : un orgueil qui nourrit son sentiment de supériorité et son goût pour la provocation et la violence, le poids de la chair, qui l’entraîne vers le mal, en raison de sa nature faible. C’est par la faiblesse de sa volonté, en effet, qu’il explique ses multiples rechutes dans l’alcoolisme et la débauche :: « Triste corps ! Combien faible et combien puni ! », s’exclame-t-il en conclusion de « La tristesse, langueur du corps humain » (III, 10

C’est ce déchirement intérieur éprouvé par le « vieil Adam » qui ressort à travers des paysages symboliques, ceux de l’hiver, avec « la bise » et « la neige », ou par le son du cor qui exprime « l’âme du loup ».

Les tentations de la chair

 

Le long poème « Du fond du grabat » (III, 2), intitulé « Via dolorosa » dans le manuscrit initial, Cellulairement, portait à l’origine une mention manuscrite : « ab incursu et daemone meridiano » ; il met en évidence tout ce que la relation avec Rimbaud, « ce démon de midi », a de semblable à un long chemin du calvaire : «  C’est l’ivresse à mort, / C’est la noire orgie ». Mais il reste conscient qu’une part du « vieil Adam » subsiste en lui, et qu’il est difficile de renoncer au « pacte » conclu avec Rimbaud : «« Mais j’ai fait un pacte / Qui va m’enlaçant / À la faute noire, / Je me dois à mon / Tenace démon […] / Vipère des bois / Encor sur ma route ». D’ailleurs, à peine sorti de prison, Verlaine, ayant appris que Rimbaud séjourne à Stuttgart, s’y rend dans l’idée de le convertir. Mais le récit de cette rencontre, dans une lettre de Rimbaud à Delahaye du 5 mars 1875, révèle bien que le « vieil Adam » est loin d’avoir disparu : « Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après on avait renié son dieu et fait saigner les 98 plaies de N.S. » À cela s’ajoutent les tentations de la grande ville : « Tous les vices ont leur tanière, les exquis / Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches. »

Le "nouvel Adam" 

La conversion

 

Du fond de sa cellule, comparée à « un caveau » dans « Un grand sommeil noir » (III, 5), Verlaine sombre dans un désespoir dont son chemin vers la foi le fait sortir. Ce chemin est fait de douleur et de repentir quand il s’écrie, par exemple : « Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ? (III, 6) Mais, par le recours à la prière, par un dialogue intérieur », il renforce son désir de retrouver son innocence d’enfance et son espoir d’y parvenir. C’est aussi ce rôle fondateur que joue le sacrement de l’Eucharistie, quand « [l]a Chair et le Sang pour le calice et l’’hostie » transmettent au nouveau converti  les vertus nécessaires.

Un nouvel état d'esprit

 

Ces vertus le conduisent d’abord à renoncer à  lui-même, à se résigner à se châtiment qui  est une façon d’expier ses fautes, de faire « silence » comme l’exprime la double exclamation qui ferme « Un grand sommeil noir ». Il voit aussi dans la pauvreté une dignité supérieure, la foi devenant alors son seul trésor : « De vœux il n’en a plus / Que celui d’être un jour au nombre des élus,  / Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain » (III, 18). Il peut alors développer la troisième vertu théologale, « l’Espérance », qui lui ouvre la promesse de l’immortalité de l’âme dans l’au-delà. 

Pierre Mignard, Allégorie de l’Espérance, 1692. Huile sur toile, 53,4 x 81,2. Musée des Beaux-Arts, Quimper

Pierre Mignard, Allégorie de l’Espérance, 1692. Huile sur toile, 53,4 x 81,2. Musée des Beaux-Arts, Quimper

"C'est la fête du blé, c'est la fête du pain" - III, 3 

Pour lire le poème

La troisième partie de Sagesse s’est ouverte sur « Désormais le Sage, puni », à la fois une douloureuse méditation « [s]ur le bonheur mort et les torts » et la promesse de la naissance du « nouvel Adam » : « Mais, revenu des passions. / Un peu méfiant des « usages », / À vos civilisations / Préférera les paysages. ». D’où la place prise par ces paysages dans cette partie, jusqu’au poème qui ferme le recueil « C’est la fête du blé, c’est la fête du pain », datant de 1877.

Verlaine nous y dépeint les travaux champêtres, mais, comme souvent le décor prend un sens symbolique, que nous étudierons pour montrer en quoi il illustre l’état d’âme du poète tout en apportant une conclusion à Sagesse.

TX-III, 20

Une présentation générale (vers 1 à 4) 

Le thème du poème

 

Le premier vers, avec la répétition qui scande le rythme binaire de l’alexandrin, crée un élan, prolongé par l’enjambement exclamatif. Il annonce le thème, la description d'un paysage champêtre, et la mention de « la fête du blé » fait penser à celles qui se déroulent souvent au temps de la moisson ; ainsi est annoncé le second thème : le travail humain. Cet élan est vécu par Verlaine comme un moment de bonheur, comme un retour à un passé heureux, « [a]ux chers lieux d’autrefois ». C’était le temps de l'innocence, d'où la tonalité nostalgique, où la corruption de la grande ville ne l’avait pas encore atteint, où il n’avait pas encore subi sa peine de prison après le coup de pistolet tiré sur Rimbaud. Depuis cet emprisonnement, il s’est converti, et il a admis sa culpabilité, ses fautes, évoqué ici par un euphémisme : « après ces choses ». Mais déjà le glissement du « blé » au « pain », souligne le résultat du travail : nourrir l’humanité.

Vincent Van Gogh, Champ de blé derrière l'hospice Saint-Paul avec un faucheur, 1889. Huile sur toile, 59,5 x 72,5. Musée Folkwang, Essen

Le paysage

 

Les trois temps du vers 3 (3 – 6 – 3), marqués par les coupes, pose d’abord les composantes de la description de façon générale. La diérèse, « Tout bru/it », exigée pour la métrique de l’alexandrin, met d’emblée l’accent sur la perception auditive, en associant, au centre du vers, « la nature et l’homme », les deux aspects que va dépeindre le poème. Le contre-rejet, « dans un bain / De lumière si blanc », met en valeur l’autre perception, visuelle, avec une lumière dans un premier temps, intense. Mais la conséquence introduit une antithèse qui, par la rime croisée qui met en parallèle, « ces choses » et « les ombres sont roses », semble atténuer, par cette douce couleur, les douleurs passées.

Vincent Van Gogh, Champ de blé derrière l'hospice Saint-Paul avec un faucheur, 1889. Huile sur toile, 59,5 x 72,5. Musée Folkwang, Essen

La moisson (vers 5 à 12) 

Le décor

 

Le poète, comme en prolongeant son regard, met l’accent sur l’immensité du décor par des indices spatiaux « La plaine, tout au loin », « là- bas ». Ces deux quatrains développent la luminosité précédemment introduite, en l’intensifiant par l’hypallage : « L'or des pailles » au lieu de la vision de simples pailles dorées. De même, le rythme ternaire du vers 6  intensifie cette lumière d’ensemble : « Dont l’éclair plong[e], et va luir[e], et se réverbère ». D’abord le rejet met en valeur l’éclat métallique des « faux », qui semble encore prolongé par les deux élisions du [ e muet ] sur les verbes placés sur les coupes ; ils traduisent une gradation de cette lumière, « plonge », « va luire », « se réverbère », avant qu’un nouveau rejet, « Sous le soleil », l’accentue encore. Pour reproduire cette luminosité, Verlaine privilégie les consonnes liquides, le [ l ] et le [ R ].

Le travail des moissonneurs

 

Associée à l’éblouissement visuel, la perception auditive vient préciser le « bruit », mentionné dès le premier quatrain. Il est ici rattaché au travail des moissonneurs, même s’il apparaît autonome, avec le verbe pronominal pour le crissement du blé coupé, « s’effondre », et avec l’hypallage, le « vol siffleur des faux » – au lieu du sifflement des faux qui volent – qui efface les travailleurs. 

Peter Brueghel l’Ancien, La Moisson, 1565. Huile sur panneau de bois, 119 x 162. Metropolitan Museum of Art, New York

L’immensité du paysage contribue aussi à amplifier ce travail, en en soulignant le résultat, une incessante métamorphose : « La plaine, tout au loin couverte de travaux, / Change de face à chaque instant. » L’antithèse de l’apposition finale, « gaie et sévère », attribue, en fait, au paysage le double aspect du travail humain : la joie de récolter les fruits des efforts, mais aussi leur pénibilité. Cette difficulté de la moisson est reproduite par le lexique et le rythme du  vers 9, scandé par l’anaphore du pronom indéfini, « Tout halète, tout n’est qu’effort et mouvement » qui introduit l’élan de la deuxième proposition juxtaposée, soutenu par le martèlement de la la dentale [ t ].

Vincent Van Gogh, Le Semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 64 × 80,5. Kröller Museum, Otterlol

Vincent Van Gogh, Le Semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 64 × 80,5. Kröller Museum, Otterlol

Peter Brueghel l’Ancien, La Moisson, 1565. Huile sur panneau de bois, 119 x 162. Metropolitan Museum of Art, New York

L'image du soleil

 

Mais si les travailleurs ne sont montrés qu’indirectement, en revanche le rôle du soleil est nettement souligné, à la fois par sa présentation, « tranquille auteur des moissons mûres », et le verbe transitif : c’est lui d’abord qui « travaille ». En une sorte de panthéisme, Verlaine fait ici du soleil le créateur de la nourriture humaine, les céréales pour les « moissons », les fruits, par la mention des « grappes » de raisin. Le regard du poète se prolonge, en effet, pour traverser l’immensité de « la plaine », avec une reprise de l’adverbe « là-bas » qui lui permet d’évoquer les vendanges. L’adverbe temporel, « encore », et l’adverbe qui occupe à lui seul un hémistiche, « imperturbablement » prolonge ce rôle du soleil qui mène jusqu’aux récoltes : une fois « les moissons mûres », il va « gonfler » et « sucrer les grappes sûres », avec l’opposition des verbes montrant qu’il est indispensable.

La transfiguration du paysage (vers 13 à la fin) 

L'adresse au soleil

 

Le quatrain suivant peut surprendre de la part de ce nouveau converti au catholicisme qu’est Verlaine, car cette interpellation à celui qu’il qualifie de « vieux soleil » nous rappelle plutôt les invocations de l’antique mythologie, relevant donc du panthéisme. Ainsi, les verbes injonctifs, Travaille », « nourris », et « donne » en contre-rejet, reprennent le rôle du soleil précédemment évoqué, celui d’un créateur bienfaisant, qui assure la vie de l’humanité. D’où la reprise des « moissons » et des « grappes » par la production qui en découle : « le pain et le vin », et, après la rupture du tiret, mais en parallèle, une autre interpellation : « Moissonneurs, vendangeurs », encouragés par l’exclamation qui fait l’éloge de leur travail : « votre heure est bonne ! »

Mais dans ce quatrain débute un glissement du sens concret, les récoltes dans les campagnes, au sens allégorique. Déjà la formule « Nourris l’homme du lait de la terre » rappelle un passage biblique, quand Dieu promet à Moïse le retour d’exode et le don d’« une terre où ruissellent lait et miel… » (Exode,  3,8.17). L’autre glissement est indiqué par la rime qui associe « le vin » et « divin »… L’enjambement du vers 15 peut donc prendre un double sens. La personnification, « L’honnête verre où rit un peu d’oubli divin », peut être une réhabilitation de l’effet produit par un moment où, sans en arriver à l’ivresse, le buveur connaît l’« oubli » de ses soucis. Mais Verlaine est encore éloigné, en 1877, de l’alcool, dont il a largement abusé autrefois, et une interprétation religieuse serait plus pertinente : cet « honnête verre » serait le calice qui contient le « vin » de l’Eucharistie, le sacrement qui rapproche l’homme du « divin ».

L'allégorie de l'Eucharistie

 

La conjonction causale, « Car » qui enchaîne le dernier quatrain à cette invocation adressée au soleil, invite à confirmer le sens allégorique de cette « fête », de cette description des moissons et des vendanges, reprise par l’image qui permet de souligner leur valeur symbolique : « sur la fleur des pains et sur la fleur des vins ». La quatrain associe alors l’éloge de l'effort du travail humain pour produire ces récoltes, « Fruit de la force humaine en tous lieux répartie », à la présence divine

« Dieu » est, en effet, le sujet des trois verbes coordonnés du vers 19.  Ainsi, tout ce que l’homme produit doit servir la foi, illustrée ici par le sacrement de l’Eucharistie, fondateur de la chrétienté : « Dieu […] dispose à ses fins / La Chair et le Sang pour le calice et l’hostie ». L’exclamation de l’enjambement final avec ce chiasme,  souligne, par les majuscules, au-delà du rite pratiqué, la  valeur du sacrifice du Christ qui, en offrant sa mort pour le salut de l’humanité, lui offre le rachat de ses péchés, d'où le mot « Chair » , source des péchés avoués par Verlaine, au lieu du rituel « Corps ». C’est précisément là ce qui a conduit Verlaine à la conversion, l’espoir de retrouver, par la foi catholique, son innocence perdue.

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La célébration de l'Eucharistie

CONCLUSION

 

Ce poème conclut la partie de Sagesse consacrée aux paysages sur l’heureuse vision des moissons de l’été, sur laquelle insiste son titre. Nous y retrouvons toutes les caractéristiques esthétiques des descriptions verlainiennes, notamment l’importance qu’il accorde, comme les peintres impressionnistes de la fin du siècle, aux couleurs et aux jeux de lumière sur un vaste décor. Verlaine met au service de ce tableau d’ensemble, tous les éléments de la versification, les choix métriques et les coupent qui impriment au poème son rythme, les rimes et les sonorités  qui soutiennent les images,

Mais ce poème est aussi la conclusion d’un recueil, qui s’ouvre sur les remords du poète emprisonné, avec, en son cœur, quatre poèmes signant sa foi fervente retrouvée.  Or, après nous avoir fait traverser les « orages », la mélancolie d’un « soupir d’automne », les temps glacés de l’hiver enneigé, l’espoir du « souffle tiède » du printemps, il en arrive à dépeindre l’été avec sa joie, sa « fête », et célèbre son « soleil » bienfaisant, l’Apollon dieu de l’ancien panthéisme : il offre à l’homme « le pain » et « le vin » qu’il gagne à « la sueur de son front ». Mais il retrouve ainsi la promesse faite à Adam lors de son renvoi du paradis par le Dieu du nouveau Testament chrétien. Cet ultime paysage, devenu ainsi une allégorie de l’Eucharistie, clôt un recueil entièrement  dédié à la gloire de Dieu.

Conclusion du parcours 

Bilan : réponse à la problématique 

   Pour se reporter à une étude détaillée de la langue de Verlaine

Rappelons la problématique de l’étude de la troisième partie de Sagesse posée lors de la présentation du recueil : Comment la peinture des paysages parvient-elle à refléter les états d’âme du poète ?

Conclusion

Les paysages "reflets"

 

Les deux premières explications, « Le ciel est par-dessus le toit » et « La bise se rue à  travers », et la lecture de « Le son du cor s’afflige vers les bois », ont permis d’observer, à travers les paysages dépeints, les saisons choisies, les couleurs, les bruits, les odeurs, le contraste entre la façon dont Verlaine a pu vivre son passé, dans la violence de « l’hiver », et l’apaisement à présent ressenti en prison : se mêlent alors une forme de nostalgie, le remords qu’il doit à sa conversion, et le désir de retrouver la pureté perdue dans un élan vers Dieu. Les paysages remplissent donc pleinement leur fonction de « refléter les états d’âme ».

Les états d'âme évoqués

 

Les deux explications suivantes, « Je ne sais pourquoi » et « L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable », mettent plus directement en évidence l’expression de ces états d’âme, mais tout en continuant à recourir au symbolisme, dans le premier l’image de la mouette survolant la mer, dans le second à travers un dialogue, parfois ambigu car il s’agit d’un « reflet », entre l’ancien Verlaine, ce « vieil Adam » coupable, et le nouveau Verlaine, le « nouvel Adam » purifié par sa foi, qui rejette son passé, notamment sa relation à Rimbaud.

Ces explications, associées aux deux études transversales, l’une sur le cadre spatio-temporel, l’autre sur la conversion du poète, ont conduit au choix de la dernière explication, le poème qui conclut le recueil : « C’est la fête du blé, c’est la fête du pain ». Il révèle, en effet, la façon dont la description du paysage soutient le sens religieux, illustré par le titre même, Sagesse, sens métaphysique notamment puisque la religion apporte à Verlaine le réconfort d’une explication de son déchirement intérieur, entre les tentations de la « chair » et les élans de l’esprit vers l’idéal, et lui promet le salut, à l’image de celui offert aux hommes par la crucifixion, rappelé lors de la messe par le sacrement de l’Eucharistie.

Le travail du poète

 

Enfin, ces différentes approches nous ont conduit à confirmer l’idée d’effort suggéré par le verbe « parvenir » en mesurant le rôle essentiel joué par le travail poétique, plus particulièrement – souvenir du courant du Parnasse – par la versification. Verlaine met tout en œuvre, aussi bien la variété métrique, hétérométrie et même vers impairs, avec l’alternance des vers courts ou allongement, que les rythmes marqués par les coupes, les rejets ou les enjambements. Sa recherche systématique de musicalité, avec les jeux sonores, tantôt douceur, tantôt violence, explique que des musiciens de son temps comme des chanteurs contemporains aient voulu mettre plusieurs de ses poèmes en musique.

L'esthétique de Sagesse : "Art poétique", 1874 

Pour lire le poème

Cette étude de la troisième partie du recueil conduit à une réflexion sur la mise en application par Verlaine de son « Art poétique ». Nous y avons retrouvé plusieurs des exigences alors formulées :

         Même si le vers impair n’est pas systématiquement adopté, tout contribue à répondre au souhait initial : « De la musique avant toute chose ».

         Son appel à produire une « chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint » est réalisé déjà par la façon dont se mêlent les perceptions, les couleurs, les bruits – comme le font les peintres impressionnistes par la juxtaposition des taches de couleurs – en reproduisant ainsi les variations des états d’âme. Il s’emploie aussi à rechercher « quelque méprise » pour « choisir les mots », renforçant ainsi une sorte de flou, tant pour les paysages que pour les sentiments.

         Son insistance, « Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance ! », explique également son goût pour l’oxymore, ou pour les antithèses comme « les buissons tout verts et tout noirs » (III, 11), très nombreuses.

      Nulle « éloquence » dans ce recueil, qui adopte volontairement un ton familier, en rejetant les phrases à la syntaxe complexe pour privilégier de courtes propositions, juxtaposées ou coordonnées, comme pour dépeindre le vol de la mouette (III, 7), ou des tournures orales, telle « une agonie on veut croire câline ». Pas non plus d’« Esprit cruel », remplacé par les regrets et la nostalgie, ni de « rire impur », à peine un sourire esquissé quand naît l’espoir.

      Concernant sa volonté de « la Rime assagie », nous avons pu constater qu’il n’hésite pas devant des rimes pauvres, simplement assonancées comme entre « vin et pain » ou « faux » et « travaux », et qu’il préfère plutôt jouer sur les échos sémantiques que rechercher une sonorité élaborée.

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Sa conclusion résume ce que nous avons constaté, l’aspect évanescent souvent d’une perception, à peine entendue, ou d'un état d'âme, comme la « plainte assoupie » (III, 9) de l’âme du poète, « Que ton vers soit la chose envolée / Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée / Vers d’autres cieux à d’autres amours. » Tout est en demi-teinte dans cette troisième partie, tout « s’édulcore » (III, 11) à l’image du printemps quand il apparaît… »

Lecture cursive : "Pauvre Lélian", Les Poètes maudits, 1884 

Pour lire le texte

Dans cet essai, Verlaine présente, de façon élogieuse, des écrivains de son temps, encore souvent incompris, « maudits » : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marcelin Desbordes-Valmore, Villiers de l’Isle-Adam. Il termine par « Pauvre Lélian », anagramme de « Paul Verlaine ». Dans chacun de ces chapitres, ses analyses et ses jugements sont soutenus par de nombreux extraits cités.

La malédiction du poète

 

Il introduit ce dernier chapitre par une courte présentation d’ensemble, en insistant sur sa « destinée la plus mélancolique », ce terme soulignant son état de victime de la fatalité, comme il l’a souvent fait en se disant né « sous le signe de Saturne ». D’où ses « malheurs », dont il pose deux causes : si la seconde peut renvoyer à un défaut, sa « mollesse, irrémédiable ? de cœur », une forme de passivité donc, la première est, en fait, une excuse : « la candeur de son caractère ».

La suite est d’abord une brève autobiographie, pour résumer « cet orage, sa vie ! ». S’il rappelle le souvenir heureux de son enfance, il date son malheur de son entrée au pensionnat, directement accusé : « il se déprava ».

Ladislav Loevy, Portrait du poète français Paul Verlaine sur son lit de mort, 9 janvier 1896. Dessin in La Plume du 16 janvier 1896

Ladislav Loevy, Portrait du poète français Paul Verlaine sur son lit de mort, 9 janvier 1896. Dessin in La Plume du 16 janvier 1896

Il passe ensuite au déroulement de sa carrière poétique, en évoquant, sous des titres modifiés, ses premiers vers, qu’il renie, puis ses premiers succès. Mais comment expliquer son commentaire : « C’est d’alors que put dater sa ‘‘plaie’’ » ? Peut-être parce que c’est ce succès qui a conduit Rimbaud à l’admirer au point de lui envoyer son Bateau ivre, puis à venir le retrouver à Paris… Relation tumultueuse avec Rimbaud, tourmentée, qui a brisé son couple et s'est achevée par son emprisonnement !

La conversion

 

L’épisode de sa conversion, illustré dans Sapientia, comme il nomme ici Sagesse, a entraîné une polémique : comment concilier ce mysticisme et la légèreté sensuelle des vers antérieurs ? Il a alors fait l’objet de nombreux reproches, en raison de ce qui est jugé comme un manque d’unité dans son œuvre.

Il développe une justification précise, en reconnaissant qu’il a, certes, produit « des ouvrages d’une absolue différence d’idées, — pour bien préciser, des livres où le catholicisme déploie sa logique et ses illécebrances, ses blandices et ses terreurs, et d’autres purement mondains : sensuels avec une affligeante belle humeur et pleins de l’orgueil de la vie ». Mais, aussitôt après il se défend, en soulignant que « l’Homme mystique et sensuel reste l’homme intellectuel toujours dans les manifestations diverses d’une même pensée qui a ses hauts et ses bas. »

Cette formule illustre parfaitement la dualité de Verlaine, ces contradictions que nous avons pu relever dans notre étude, ces états d’âme changeants, ce déchirement intérieur entre l’âme et la chair, qu’il a toujours eu bien du mal à dépasser…

Histoire des arts : Verlaine et la musique symbolique 

Pour approfondir le symbolisme

Poète de la seconde moitié du XIXème siècle, Verlaine est l’héritier des mouvements artistiques qui s’y sont succédé. Nous avons retrouvé chez lui des paysages empreints de la mélancolie romantique, mais aussi des déchirements qui le rapprochent de Baudelaire, comme son recours aux correspondances, verticales entre le monde terrestre et l’infini céleste mais  aussi horizontales  entre les différentes perceptions, les synesthésies, que nous avons associées aux tendances de la peinture impressionniste. Nous avons rattaché son travail sur la versification aux exigences esthétiques du Parnasse, mais les échos établis entre les paysages et les états d’âme, le rôle des allégories comme les élans mystiques, enfin l’ambiguïté de certaines interprétations, nous ont aussi amené à faire référence au symbolisme. Même si c’est Stéphane Mallarmé qui s’est imposé comme chef de file du mouvement symboliste, les deux poètes se sont rencontrés dès Poèmes saturniens, en 1866, et se sont fréquentés, lors des « mardis » organisés par Mallarmé et des « mercredis », en 1872, chez Verlaine. Tous deux, malgré leurs différences, s’estiment et, d’ailleurs, Verlaine consacre à Mallarmé un chapitre élogieux des Poètes maudits, tandis que Mallarmé, lui, lui dédie un sonnet, « Tombeau de Verlaine ».

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En fait, dans Sagesse ces tendances se combinent, dont l’importance varie d’un poème à l’autre, selon l’état d’âme de l’instant, ce qui interdit d’enfermer Verlaine dans un cadre unique.

En revanche, nous avons reconnu dans chaque poème une même caractéristique, la musicalité. D’où notre ultime lien entre le poète et la musique dite impressionniste, qui unit en elle une utilisation picturale des sonorités et le symbolisme par sa volonté d’idéalisation, d’immatérialité de son univers musical.

Écoute : Claude Debussy, Trois Mélodies de Verlaine 

Parmi tous les musiciens qui s’inscrivent dans ce courant, Gabriel Fauré, César Franck, Maurice Ravel…, nous avons retenu Claude Debussy (1862-1918) pour sa mise en musique de plusieurs poèmes de Verlaine, dont trois parus dans Sagesse, « La mer est plus belle » (sous le titre « Spleen », en fait celui d’un autre poème de Romances sans paroles),  « Le son du cor s’afflige vers les bois » et « L’échelonnement des haies ».

Les partitions

 

On observera tout particulièrement dans chacune des partitions la différence entre « le chant » et « le piano », joué ici par Dalton Baldwin, dont les notes s’égrènent rapidement, ce qui contraste avec le rythme du chant amplifié par le phrasé du chanteur, le baryton Gérard Souzay, qui met en évidence les rimes, notamment féminines, et amplifie les [ e muets ] prononcés devant une consonne. On note aussi les courtes indications qui guident les modalités.

"La mer est plus belle"

Dans le premier morceau, la rupture ressort entre, au début, « Animé », puis « Très retenu » à partir de la fin du deuxième sizain. Puis vient « calme et doux », et le discours rapporté, « Vous sans espérance / Mourez sans souffrance », est accompagné de l’indication « Lent », tandis que sur le verbe « Rient » est demandé « Plus expressif ». De même que Verlaine joue sur les rythmes et sur les sonorités, Debussy signale au chanteur quelles inflexions de voix adopter, quand ralentir et quand accélérer, et par les triangles marquant un crescendo (< ) ou un decrescendo ( > ), comment appliquer ces modulations, en intensifiant tantôt la douceur, tantôt la rudesse.

"Le son du cor s'afflige vers les bois"

Pour ce poème, Debussy va plus loin car les termes choisis proposent une interprétation de l’état d’âme. Par exemple, à  l’ouverture, la formule « Lent et dolent », adjectif qui traduit un malaise difficile à définir, cette souffrance diffuse que nous avons précédemment étudiée, est suivie de « murmuré », comme par crainte de faire entendre cette « douleur orpheline / Qui vient mourir au bas de la colline ». Si « doux et expressif » restent plus vagues, « un peu animé » se précise quand il est combiné au crescendo qui correspond à « la voix monte », de même que celui réclamé pour « ravit ». Cela contraste avec « dim. molto », indication traditionnelle en italien pour baisser la voix sur « navre », et le rythme  se ralentit encore sur le verbe « décline », avec l’indication « murmuré », tandis que « très soutenu » correspond bien à la terrible vision du « couchant sanguinolent ». La musique reproduit ainsi les aspects changeants du paysage, écho des variations de l'état d'âme.

"L'échelonnement des haies"

La troisième mélodie adopte d’emblée un rythme joyeux, qui  contraste avec celui des deux précédentes, aussi bien pour le chant avec l’indication « assez vif et gaiement », que pour le piano dont les notes rapide semble imiter l’image du sautillement des moutons suggéré par le verbe de l’image « L’échelonnement des haies / Moutonne à l’infini ». L’ensemble est au diapason de ce poème baigné de clarté, où l’air « sent bon les jeunes baies », où « les arbres » comme les moulins / Sont légers », tandis que « les jeunes poulains » gambadent joyeusement. Il s’agit d’illustrer un paysage où domine le « vert » de l’espoir et la douceur, accentuée pour le dernier quatrain avec l’indication « très léger » pour le piano tandis qu’est demandée au chanteur un ton « toujours plus doux et soutenu », prolongé par les quelques notes de piano légères qui ferment le morceau.

Musique et poésie

 

Comme les peintres impressionnistes de son temps, qu’il a fréquentés – et même s’il a refusé d’être inscrit dans ce courant – Debussy a très tôt rejeté les règles musicales du conservatoire. Mais c’est surtout le symbolisme qui l’a attiré, parce qu’il privilégie l’abstrait, le rêve, l’imaginaire en une fin de siècle qui, elle, affirme le positivisme, l’industrialisation et multiplie les conflits politiques et sociaux.  D’où son choix de mettre en musique des poètes comme Verlaine ou Mallarmé, ou son opéra Pelléas et Mélisandre, réalisé en 1898 à partir du drame symboliste de Maurice Maeterlinck. Il s’est totalement retrouvé dans les conseils exprimés par Verlaine dans « Art poétique », comme dans le souhait de Mallarmé, « suggérer, voilà le rêve », et dans sa définition : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »  

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