top of page
Paul Verlaine, Sagesse, 1881

L'auteur (1844-1896) : le "pauvre Lélian" 

Paul Verlaine, vers 1880. Photographie anonyme

Une jeunesse troublée

Fils unique tendrement chéri car né tardivement, Paul Verlaine passe ses premières années d’enfance à Metz, dans une famille bourgeoise et catholique, aux côtés d’une cousine orpheline, Élisa, à laquelle il est très attaché. Années d’innocence, de pureté, dont il regrettera toute sa vie la perte.

Le départ de la famille à Paris, en 1851, puis l’entrée en pension pour suivre ses études secondaires marquent une douloureuse rupture. 

la religion devient une sorte de routine mécanique, il perd peu à peu la foi, et découvre les séductions de la vie parisienne, la « fureur de boire » et la « fureur d’aimer ». D’où sa haine de la « grande ville », qu’il accuse dans Sagesse de sa perdition 

La « grande ville ». Un tas criard de pierres blanches
Où rage le soleil comme en pays conquis.
Tous les vices ont leur tanière, les exquis
Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.

Paul Verlaine, vers 1880. Photographie anonyme

Les années de crise (1863-1873)

Les dix années qui suivent la fin de ses études et son entrée dans la vie professionnelle comme employé dans les services administratifs de Paris sont marquées par trois étapes fondamentales.

La découverte de l'Art

Verlaine fréquente le petit groupe d’artistes, athées et ardemment républicains, réuni autour du marquis de Ricard, fondateur de La Revue du Progrès qui accueille un de ses premiers poèmes. Le salon que tient, chaque vendredi, sa mère, la marquise, lui fait rencontrer les grands poètes et écrivains de son temps, ceux, notamment, qui sont publiés dans Le Parnasse contemporain, recueil de 1866. Son choix de Lecomte de Lisle pour maître révèle sa volonté d’unir un idéal esthétique élevé et l’idéal républicain : « Le Poète, l’amour du Beau, voilà sa foi, / L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi ! », écrit-il dans le Prologue des Poèmes saturniens, son premier recueil paru en 1866, grâce à l’appui financier de l’époux entrepreneur de sa cousine Élisa, son premier amour. Il attribue à l’Art le rôle essentiel de rapprocher l’homme du divin, et tout particulièrement la poésie car elle exprime à la fois le chant de l’âme et, par les couleurs, la musique, l’harmonie des sens. 

Paul Verlaine dans sa  jeunesse. Photographie anonyme

Paul Verlaine dans sa  jeunesse. Photographie anonyme
Mathilde Mauté : la rencontre

L'amour pour Mathilde Mauté

La mort d’Élisa lors de son accouchement, en 1867, ouvre une crise violente : alcool, violence, débauche… Sa rencontre avec Mathilde Mauté apparaît alors comme un salut : « pure autant que spirituelle », elle fait revivre en Verlaine la conception la plus romantique de la femme, ange salvateur. Après trois ans de fiançailles, et les poèmes de La Bonne Chanson (1870) dans lesquels il lui rend un véritable culte, il épouse cette jeune fille alors âgée de dix-sept ans, le 11 août 1870. Mais le 12 août débute le siège de Paris, les longues veilles militaires nocturnes, occasion pour Verlaine de revenir à l’alcool.

Mathilde Mauté : la rencontre

La relation avec Arthur Rimbaud

Après réception d’une lettre d’hommage que lui adresse le jeune Rimbaud,  accompagnée du long poème Le Bateau ivre, Verlaine invite à Paris le jeune poète. L’arrivée du jeune homme au sein du foyer, le 10 septembre 1871, marque le début d’une relation passionnée qui déstabilise le couple un mois avant que ne naisse leur fils. Verlaine est fasciné par Rimbaud, ce « Satan adolescent » qui l’entraîne dans ses révoltes violentes et dans une relation tumultueuse,  qui fait scandale : « C’est l’ivresse à mort, / C’est la noire orgie », reconnaît-il dans Sagesse (III, 2).

Henri Fantin-Latour, Portrait de groupe : le dîner des « Vilains Bonshommes », 1872. Huile sur toile, 160 x 225. Musée d’Orsay

Henri Fantin-Latour, Portrait de groupe : le dîner des « Vilains Bonshommes », 1872. Huile sur toile, 160 x 225. Musée d’Orsay
Félix Régamey, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud à Londres, croquis, 1873

La fuite des amants, le 7 juillet 1873, d’abord vers le nord de la France puis à Bruxelles, enfin en Angleterre, n’empêche pas le déchirement de Verlaine entre cette liaison, qui l’amène à proclamer « La chair est sainte. Il faut qu’on la vénère », et le remords de l’abandon de Mathilde ressenti par son « cœur qui s’écœure ». Le recueil Illuminations de Rimbaud, en grande partie rédigé lors de ce séjour à Londres, rend bien compte de la violence de cette relation, marquée par l’alcool. Mathilde tente de lutter, mais, quand elle décide de divorcer et que Verlaine revient à Paris, elle le rejette. Ainsi, quand Rimbaud, revenu à Bruxelles, le rappelle à ses côtés, Verlaine le rejoint, mais pour de nouvelles disputes : devant la menace de Rimbaud de le quitter, Verlaine, qui a bu, le blesse d’un coup de revolver le 10 juillet 1873. Blessure qui, jointe à son homosexualité, circonstance aggravante, lui vaut deux ans de prison

Félix Régamey, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud à Londres, croquis, 1873

L'effort de "sagesse"

En prison : la conversion

Prisonnier de son passé, en proie à ses remords, à la nostalgie de la pureté d’enfance perdue, avec l’ajout d’un nouveau malheur, la confirmation du divorce demandé par Mathilde, Verlaine revient, pendant ses deux années de prison, à la foi catholique : « Et voici qu’au contact glacé du doigt de fer / Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier » (Sagesse, I, 1) Cette véritable conversion s’explique par deux éléments du dogme : l’explication consolante des fautes de l’homme par le « péché originel » et la promesse de « rédemption ». Par la pratique de la confession et de la communion, il devient ainsi un « nouvel Adam », avec l’espoir de réconcilier la chair et l’esprit avec l’aide du Christ, comme il le proclame dans « Mon Dieu m’a dit » (Sagesse, II, 4) 

La vie paisible

À sa sortie de prison, Verlaine cherche à retrouver Mathilde, qui le rejette, et il revoit Rimbaud à Stuttgart, ultime mais bref retour à la débauche, vu le départ de Rimbaud. Verlaine part alors en Angleterre où il travaille comme professeur de français dans une « grammar school » à Stickney. Il vit ainsi, dans ce pays protestant et sans souci matériel, un relèvement moral, dans la satisfaction d’un « devoir accompli ».

Lucien Létinois

Il poursuit dans cette voie lors de son retour en France, en 1877, à Rethel, où il enseigne dans un collège religieux. Une vie paisible, certes, mais l’ennui ranime les vieux démons, l’alcool d’une part, et il commence une liaison ambiguë avec Lucien Létinois, un de ses élèves de dix-sept ans qu’il nomme « son fils », comme pour compenser le refus de Mathilde de lui laisser voir le sien propre.

Lucien Létinois

La déchéance (1879-1896)

Tous deux partent en Angleterre en 1878, puis, de retour en France en 1880, Verlaine, grâce à l’argent de sa mère, achète à Juniville, dans les Ardennes, une ferme, qu’il espère faire prospérer avec Lucien, fils d’agriculteurs. Mais l’échec est rapide, en 1882, la ferme doit être vendue, Verlaine rentre à Paris, Lucien et ses parents s’installent à Ivry-sur-Seine. La mort de Lucien, en mars 1983, est un nouveau malheur, qui détermine la chute définitive du poète : « Cela dura six ans, puis l’ange s’envola. / Dès lors, je vais hagard et comme ivre. Voilà. »

Portrait de Verlaine au café François 1er. 28 mai 1892. Photographie de Dornac

La fin de son existence n’est, en effet, qu’une longue déchéance, entre l’alcool, la violence, notamment contre sa mère, la débauche sans limites avec des femmes et des hommes ramassés dans la rue. Alors même que se confirme la gloire du poète qui signe à présent « Pauvre Lélian » et est l’illustration même des « poètes maudits » auxquels il a consacré un recueil, ses séjours à l’hôpital se multiplient, jusqu’à une année en 1890. Jusqu’à sa mort, en janvier 1896, il reste profondément déchiré entre son aspiration au vice et les remords qui l’accablent, d’un côté proclamant, « Soyons scandaleux sans plus nous gêner », de l’autre avouant « Parfois je me fais horreur. »

Portrait de Verlaine au café François 1er. 28 mai 1892. Photographie de Dornac

POUR CONCLURE

De ce parcours biographique, Sagesse se fait l’écho car nous y reconnaissons :

  • Verlaine face à son passé, à cette innocence symbolisée par l’enfant, la relation avec Mathilde, perdue ensuite avec Rimbaud ;

  • Verlaine dans le temps de l’écriture, avec sa conversion en prison, mais aussi à sa sortie en Angleterre puis avec Lucien Létinois ;

  • L’avenir prévisible, avec l’expression de ses faiblesses, et, surtout, du conflit qui perdure entre les élans de l’âme et les aspirations du corps.

Le contexte du recueil 

Pour en savoir plus sur le XIXème siècle

Le contexte historique et social 

Quand il compose Sagesse, sous la IIIème République, Verlaine n’est tourné que vers sa vie intérieure, il n’y figure donc plus véritablement d’ancrage politique, plutôt une immense désillusion face à tout idéal collectif, dont témoignent ces vers : « Ton peuple, il se pille ou s’enchaîne / Et l’étranger y pond sa haine. »

Contexte

Il s’y lit cependant, en lien avec la conversion religieuse et avec l’idéologie monarchique légitimiste, une haine de la démocratie moderne. Ainsi, tout se trouve balayé, comme si la démocratie ne pouvait qu’être associée à la fête du corps, à l’ivresse et à la débauche.

Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.

Dans son poème « Prince mort en soldat », dédié au fils de Napoléon III, mort au combat en Afrique du sud, il rappelle d’ailleurs son évolution politique, en commençant par une critique de la démocratie :

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie
      Va sous tant de ténèbres,

Vaisseau désemparé dont l’équipage crie
      Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages
      Semblent écrits d’avance… 

Et je dis, réservant d’ailleurs mon vœu suprême
      Au lys de Louis Seize :
Napoléon qui fus digne du diadème,
      Gloire à ta mort française !

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,
      Aujourd’hui vraiment « Sire »,
Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,
      Bon chrétien, du martyre !

L'héritage poétique 

Il évoque ensuite les élans républicains de sa « jeunesse, élevée aux doctrines sauvages ». Enfin, sa conclusion est une vibrante célébration de la « France ancienne ».

Le romantisme

À la fin du XIXème siècle, où triomphe le naturalisme et le scientisme,  le romantisme, qui a connu son apogée dans la première moitié du siècle avec Lamartine, Vigny, Hugo…, est sur le déclin. Verlaine s’est souvent, d’ailleurs, moqué des « transports complaisants » qui ont amené les poètes romantiques à de longs épanchements lyriques, pour proclamer, dans son « Art poétique » : « Prends l’éloquence et tords-lui le cou ».

Pourtant, même si le ton est bien différent de la mélancolie lamartinienne, Sagesse exprime encore le "mal du siècle" d’un poète qui s’épanche sur tous les troubles de son âme. De même, l’élan mystique du recueil rappelle l’inspiration romantique, comme, aussi, le mythe de la femme "âme sœur", double spirituel.  

Ment-elle, ma vision chaste
D’affinité spirituelle,
De complicité maternelle,
D’affection étroite et vaste ?

Le Parnasse

Le courant du Parnasse se crée à partir du mouvement de "l’Art pour l’Art", initié par Théophile Gautier pour condamner les excès du romantisme sentimental. Il est nommé à partir du titre du recueil collectif, intitulé Le Parnasse contemporain et dirigée par Lecomte de Lisle, dont trois volumes paraissent, en 1866, 1871 et 1876.

Or, Verlaine, même s’il ne se résoudra jamais à l’impassibilité prônée par les Parnassiens, au refus de s’épancher, a publié dans ces recueils et partage avec eux l’importance accordée à la forme poétique, d’où son souci du rythme et de la musicalité des vers, ce culte rendu à la perfection esthétique proclamé dans « Épilogue », à la fin des Poèmes saturniens :

Pour lire "L'Art", poème de Gautier

Ce qu’il nous faut à nous, c’est l’étude sans trêve,
C’est l’effort inouï, le combat nonpareil,
C’est la nuit, l’âpre nuit du travail, d’où se lève
Lentement, lentement, l’Œuvre, ainsi qu’un soleil !

Libre à nos Inspirés, cœurs qu’une œillade enflamme,
D’abandonner leur être aux vents comme un bouleau ;
Pauvres gens ! l’Art n’est pas d’éparpiller son âme :
Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo ?

Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées
Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé,

Et faisons-en surgir sous nos mains empressées
Quelque pure statue au péplos étoilé […].

L'influence baudelairienne

Trois caractéristiques baudelairiennes marquent Sagesse :

         La « double postulation » : Dans Mon Cœur mis à nu, Baudelaire apporte une explication à son œuvre : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Or, c’est précisément ce double mouvement contrasté qui soutient le recueil, avec une différence cependant : Baudelaire n’a pas trouvé dans le christianisme une réponse, contrairement à Verlaine. Mais la scission intérieure est bien la même :

Je crois, et je pèche par pensée comme par action ; je crois, et je me repens par pensée en attendant mieux. Ou bien encore, je crois, et je suis bon chrétien en ce moment ; je crois, et je suis mauvais chrétien l’instant d’après. Le souvenir, l’espoir, l’invocation d’un péché me délectent avec ou sans remords, quelquefois sous la forme même et muni de toutes les conséquences du Péché, plus souvent, tant la chair et le sang sont forts, naturels et animals, tels les souvenirs, espoirs et invocations du beau premier libre penseur. (« Pauvre Lélian », Les Poètes maudits, 1884)

         Le « spleen » : Intensification du « mal du siècle » romantique, le « spleen » baudelairien a deux points communs avec la « pauvre âme » dépeinte par Verlaine :

  • L’obsession du temps qui s’écoule inexorablement a, comme contrepoint, une véritable obsession du passé, avec l’importance des remords qui rongent le présent, et, pour seule perspective, la venue de la mort.

  • Le poids de l’ennui, né du sentiment d’enfermement à la fois dans une société qui « maudit » le révolté et dans une prison intérieure, un paysage accablant et monotone.

Présents chez Verlaine, ces thèmes sont cependant atténués par sa conversion, qui lui offre une espérance que Baudelaire, lui, ne formule jamais.

         Les « correspondances » : Baudelaire annonce le symboliste en reprenant au compositeur allemand Hoffmann la théorie dite des « correspondances » : « […] je perçois une manière d’accord entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble qu’ils se manifestent tous, de la même façon mystérieuse, dans la lumière du soleil, pour se fondre ensuite en un merveilleux concert. » Ce que l’on nomme "synesthésies", fusion des différents sens, fonde l’esthétique verlainienne, notamment lors de la description de paysages :

La bise se rue à travers
Les buissons tout noirs et tout verts,
Glaçant la neige éparpillée,
Dans la campagne ensoleillée,
L’odeur est aigre près des bois,
L’horizon chante avec des voix,
Les coqs des clochers des villages
Luisent crûment sur les nuages. (III, 11)

Mais Baudelaire dépasse ces correspondances "horizontales" pour établir également des correspondances "verticales", reprise de la conception posée par Platon dans l’allégorie de la Caverne : le monde sensible, terrestre, naturel, est une image du monde spirituel, offrant des symboles que seul le poète peut déchiffrer. Or, cet écho entre ces deux mondes, qui se réalise dans le « paysage intérieur », dans l’âme même du poète, est fondamental chez Verlaine, dont le poème « Les faux beaux jours… » donne un exemple frappant.

L'influence de Rimbaud

Jamais Verlaine n’adoptera la violence de ton qui l’a, pourtant, fasciné chez ce « Satan adolescent » ; jamais non plus, il ne pratiquera ce « dérèglement de tous les sens » prôné par Rimbaud, allant jusqu’aux limites de la folie pour « se faire voyant ». Mais il retient de lui l’idée que, loin d'avoir pour fonction de peindre le seul réel, la poésie doit avant tout être voyance par une révolution du langage : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant », écrit Rimbaud dans une lettre à Paul Démeny en mai 1871. Or, « L’Art poétique » de Verlaine traduit cette même volonté de restituer toutes les inflexions de cette « langue de l’âme » : De la musique encore et toujours ! / Que ton vers soit la chose envolée / Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée / Vers d’autres cieux, à d’autres amours. » 

Symbolisme et Décadence

Le symbolisme

Le poème de Verlaine, « L’Art poétique », composé dès 1874, va devenir une sorte de manifeste du symbolisme, courant qui marque tous les artistes de la fin du siècle, musiciens tels Fauré, Debussy, Ravel, Satie…) ou peintres, avec les impressionnistes. Tous entendent exprimer les moindres mouvements de la sensibilité, avec le désir de restituer toutes ses ambiguïtés, l’indicible, l’ineffable. D’où l’importance du « symbole » et ce terme de « symbolisme »employé pour la première fois par Jean Moréas dans un article du Figaro du 18 février 1886. Henri de Régnier définit ainsi le symbole : « le couronnement d’une série d’opérations intellectuelles qui commencent au mot même, passant par l’image et la métaphore, comprennent l’emblème et l’allégorie ». Or, chez Verlaine, tout devient symbole, un bruit, une lumière, un geste, dans la volonté de suggérer un ensemble d’impressions, comme s’il s’agissait de composer une symphonie. 

La Décadence

Le scientisme, avec le poids accordé à la connaissance, a ruiné peu à peu toute croyance métaphysique : la conscience de l’homme, ayant perdu un point fixe, tombe dans le doute. Le "mal du siècle" se change alors en un désespoir, une forme de nihilisme empreint d’ironie amère. Or, une large part du recueil d’analyse, Les Poètes maudits, paru en 1884, leur est consacré et traduit toute son admiration envers eux, puisqu’il s’identifie à eux dans la partie VI, « Pauvre Lélian » : « Ce Maudit-ci aura bien eu la destinée la plus mélancolique, car ce mot doux peut, en somme, caractériser les malheurs de son existence, à cause de la candeur de caractère et de [s]a mollesse, irrémédiable? de cœur […] »

POUR CONCLURE

Pour lire "Pauvre Lélian",  dans Les Poètes maudits

Dès le premier vers de son premier recueil, Les Poèmes saturniens, paru en 1866, Verlaine déclare faire partie de « ceux-là qui sont nés sous le signe de SATURNE », c’est-à-dire promis au malheur par la fatalité. Il y dépeint à la fois un monde de fête (que nous retrouverons dans Les Fêtes galantes, recueil de 1869) mais qui masque mal la tristesse née de l’« incompressible effort de l’âme vers un idéal toujours reculant », une sorte de patrie connue dans une vie antérieure mais à présent  perdue. Si, avec La bonne Chanson (1870), recueil dans lequel « tout [s]on cœur purifié s’est mis », déclare-t-il, Verlaine croit avoir retrouvé l’unité entre le corps et l’âme, grâce à l’amour de Mathilde, cela ne dure qu’un temps, car dans Romances sans paroles, recueil composé en 1874 sous l’influence de la relation avec Rimbaud, il revient à la douloureuse dissociation entre les joies du corps et les réveils tristes, qui ramènent les remords.

Ainsi toute l’œuvre de Verlaine antérieure à Sagesse est marquée par cette quête d’un idéal, manifestation de l’insatisfaction qui parcourt tout le XIXème siècle sous des formes diverses. Avec Sagesse, s’ouvre une nouvelle période, où il tente de vaincre par la force de sa foi chrétienne tous ses instincts d’« Homo duplex », comme il se qualifie dans une lettre au dessinateur Frédéric-Auguste Cazals. Mais réussira-t-il cette réconciliation? Il est permis d’en douter, pour preuve la division de son œuvre ultérieure en « vers mystiques », comme Amours (1888), Bonheur et Liturgies intimes, en 1891, et « vers sensuels », avec, notamment, Jadis et Naguère (1884) ou Parallèlement (1889)…

Présentation de Sagesse 

Pour lire  le recueil  Sagesse

La genèse du recueil 

Verlaine, dessin du manuscrit  Cellulairement, 1873-1875 

Un manuscrit : Cellulairement

En mai 1875, Verlaine annonce la composition d’un recueil, fruit de son séjour en prison, d’où son titre Cellulairement. Mais ces poèmes ne seront jamais publiés : ils seront répartis dans différents recueils ultérieurs. Ainsi sept d’entre eux forment le substrat premier de Sagesse, ceux composés soit avant la conversion, lors de l’emprisonnement à Bruxelles, soit au moment même où elle se produit. Ainsi « Mon Dieu m’a dit », écrit immédiatement après la communion, le 20 août 1874, est un dialogue mystique entre le nouveau converti et un Dieu d’amour. La plupart de ces poèmes anciens sont placés dans la troisième partie du recueil, tel « Au fond du grabat », initialement intitulé « Via dolorosa » : en juillet 1874 à la prison de Mons,  Verlaine récapitule le douloureux chemin suivi depuis 1871, dont il se repent. Appartiennent aussi à ce manuscrit les poèmes 3, 4, 5, 7 et 11, images du retour sur le passé effectué en prison.

Présentation
dessin-prison.jpg

Les "années paisibles"

La moitié du recueil date, de cette période de calme vécue par Verlaine à sa sortie de prison, en Angleterre, lors de vacances en France ou, après juin 1877, à Rethel. Il y exprime ses nouvelles résolutions, le désir de se réconcilier avec Mathilde – en vain –, une forme d’apaisement fondée sur la ferveur chrétienne.

La structure du recueil 

Mais Verlaine n’a pas choisi de construire chronologiquement son recueil, avec un « avant » et un « après » la conversion. Sa structure est plutôt le reflet de son évolution psychologique

         La partie centrale, plus courte, est le cœur du recueil, avec quatre poèmes qui, tels des prières, illustrent la conversion du poète qui exprime toute sa ferveur :

Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour
Et la blessure est encore vibrante,
Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour !

Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé
Et la brûlure est encor là qui tonne,
Ô mon Dieu, votre crainte m’a frappé !

Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil
Et votre gloire en moi s’est installée,
Ô mon Dieu, j’ai connu que tout est vil ! (II, 1)

         La première partie, elle, évoque la lutte intime entre celui que Verlaine désigne comme « le vieil Adam » et le nouveau converti. Il s’agit d’un combat à la fois les forces extérieures, les tentations sociales, mené en proclamant un engagement clérical,  dans les poèmes 11 à 14, mais aussi un combat au sein même de l’âme du poète, dans lequel ressortent les poèmes 15 à 18, consacrés à Mathilde.

         La troisième partie est formée de poèmes qui dépeignent des paysages, comme si, après la conversion, se créait un univers nouveau. C’est ce que suggèrent les deux poèmes qui ouvrent et ferment cette partie. Le premier, « Désormais le Sage, puni… », affirme ce nouveau regard posé sur le monde : « Le Sage peut dorénavant / Assister aux scènes du monde, / Et suivre la chanson du vent. /Et contempler la mer profonde. » Le dernier confirme l’association entre cette transfiguration du monde et la foi retrouvée : les deux premiers vers qui chantent la moisson tandis que le soleil fait mûrir le raisin, « C’est la fête du blé, c’est la fête du pain / Aux chers lieux d’autrefois revus après ces choses ! », amènent à un dernier quatrain qui célèbre la puissance de l’Eucharistie : « Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, / Fruit de la force humaine en tous lieux répartie, / Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins / La Chair et le Sang pour le calice et l’hostie ! »

Le titre : un sens complexe 

Le nom « sagesse » (ou l’adjectif « sage ») apparaît plusieurs fois dans le recueil qui  porte ce titre, formulé en latin, Sapientia, dans Les Poètes maudits, mais  avec trois sens bien différents.

Claude Monet, Portrait de Jean Monet, 1880. Huile sur toile, 46 x 37. Musée Marmottan

Un sens familier

Le rappel de l'enfance

Comme un souvenir de l’ordre donné à un enfant, « Sois sage », Verlaine cherche à retrouver en lui  cet enfant alors pur et innocent, ce que symbolise d’ailleurs la dédicace à sa mère. Ainsi l’adjectif s’oppose à la gronderie adressée à l’enfant, « Comme j’étais faible et bien méchant encore » (II, 2), et plusieurs passages évoquent l’enfant : « simple comme un enfant, gravis la côte » (I, 20). Mais il y a là aussi un rappel de la parole du Christ, « Laissez  venir à moi les petits enfants », et, en exprimant son désir d’« [ê]tre l’enfant vêtu de lin et d’innocence » (II,4), l’image renvoie au vêtement  de Joas, personnage d’Athalie de Racine, mais surtout à l’hypallage du vers de Victor Hugo dépeignant « Booz endormi », « [v]êtu de pureté candide et de lin blanc ». Ainsi Sagesse serait comme une promesse de redevenir cet enfant « sage », un temps égaré.

Claude Monet, Portrait de Jean Monet, 1880. Huile sur toile, 46 x 37. Musée Marmottan

La vie conjugale

Cette même promesse est adressée à Mathilde : il oublierait l’alcool et la débauche, et redeviendrait le Verlaine sage qui lui avait dédié La bonne Chanson. L’allusion est directe dans la symétrie entre « Êcoutez la chanson bien douce » et « Êcoutez la chanson bien sage » (I, 16), de même que son affirmation d’être, pour « l’enfant unique », ce fils qu’il n’a pas vu grandir, un bon père, « sage et silencieux » (I, 18) La conversion a donc ramené ce Verlaine perdu : « Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure » (I, 18)

Le sens philosophique

 

La « sagesse », dans sa conception héritée de l’antiquité, renvoie à la sagesse philosophique, et c’est aussi le sens que lui donne Verlaine dans ses lettres : « pour qui pense en poète, c’est-à-dire en philosophe vrai », écrit-il ; c’est ainsi qu’il se dépeint « [p]oète errant , philosophe honnête quand même », et il explique ses efforts : « Une sorte de philosophie le soutenait dans cette lutte », « N’avait-il pas toute une œuvre à remplir, toute une philosophie aussi à pratiquer ? »

Une quête métaphysique

Sagesse illustre ainsi les réponses que, grâce à sa conversion, Verlaine apporte aux questions métaphysiques essentielles :

  • Loin d’affirmer comme Rimbaud que « Je est un Autre », impossibilité de se connaître car en tout homme subsiste une part obscure, Verlaine trouve dans le dogme chrétien de l’incarnation du christ la réconciliation de sa dualité : l’homme est créé à l’image du Christ, une âme dans un corps. Si Dieu l'a créé ainsi, il n'est plus alors condamnable.

Statue néo-classique de Socrate. Académie d'Athènes

Statue néo-classique de Socrate. Académie d'Athènes

Au jour qu’il faudra, pour la gloire
Des cieux enfin tout grands ouverts,
Ceux qui surent et purent croire,
Bons et doux, sauf au seul Pervers,

Ceux-là vers la joie infinie
Sur la colline de Sion
Monteront d’une aile bénie
Aux plis de son assomption.

  • Mais il lui appartient de donner un sens à cette création : à sa mort, seule survit l’âme, qui doit s’unir à Dieu dans la vie éternelle. Or, pour en être digne, il y a un chemin à suivre sur terre d’abord : servir Dieu, lui obéir, tuer en lui le « vieil Adam », renoncer au péché. Ainsi face à « L’âme antique… » (I, 24), s’oppose la gloire promise à l’âme des chrétiens.  

Une quête existentielle

Mais la « sagesse » ne reste pas théorique, elle s’inscrit dans les choix de l’existence humaine, dans ses comportements et ses convictions.

  • Le retour au catholicisme, traditionnellement associé à la monarchie dite « de droit divin », amène Verlaine à renoncer aux convictions républicaines de sa jeunesse pour revenir à un cléricalisme strict, proclamant la gloire des rois de France, ordonnant au peuple « Redevenez les Français d’autrefois, / Fils de l’Eglise, et dignes de vos pères ! » (I, 12), et célébrant la puissance des jésuites dont il prédit le retour d’exil : « Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l’honneur, / Avec la Fleur chérie ./ Et que de pleurs joyeux, et quels cris de bonheur / Dans toute la patrie ! » (I, 14)

  • C’est aussi ce qui explique l’exaltation du travail, quelque humble qu’il soit, car le corps de l’homme, alors mis au service de la société, trouve en lui son sens profond, dépassant l’individu. Il peut ainsi s’écrier : « Ô paysan cassé sur tes sillons, / Pâle ouvrier qu’esquinte la machine, / Membres sacrés de Jésus-Christ ».

Un sens théologique

 

Mais le sens fondamental du titre s’explique par l’idée nouvelle de Verlaine converti, que la seule science est celle qui naît de la parole divine. Ainsi il conteste avec force la science profane, laïque et matérialiste, affirme « Le seul savant, c’est encore Moïse » (I, 2) », et la dame qui vient le voir, allégorie de la prière, déclare : « Je suis l’âme de la sagesse. » D’où les dialogues si fréquents de Verlaine avec le Christ ou tout porteur du Verbe divin.

Le roi David en prière, enluminure d’un "livre d’heures", recueil de prières.  Bibliothèque municipale de Poitiers

La tradition médiévale

Tout naturellement, la ferveur de sa conversion rapproche Verlaine des temps médiévaux, où la foi chrétienne était au centre même de la vie sociale et de l’art, où seul l’enseignement de l’Église était reconnu : « C’est vers le Moyen Age énorme et délicat / Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât, / Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste. » Ainsi, de nombreuses images ressortent de l’âme médiévale :

  • le recours aux allégories, telles la Prière (I, 2) ou les Voix (I, 19) ;

  • l’évocation des combats où le chevalier lutte contre le démon (I, 3) ;

  • l’apparition des anges (I, 8 ; I, 21), souvenir des épopées ;

  • la place accordée à Satan, l’« Ange de lumière » (I, 20), Lucifer, le suprême tentateur.

Le rythme même de certains poèmes, notamment celui qui ouvre la deuxième partie du recueil, ou « Pourquoi triste mon âme », avec la reprise des vers rappelle celui des cantiques, et l’expression naïve des prières médiévales.

Le roi David en prière, enluminure d’un "livre d’heures", recueil de prières.  Bibliothèque municipale de Poitiers

La re-création du monde

C’est enfin la conversion qui, en changeant le regard du poète, recrée le monde : « Enfin, je sais ce qu’est entendre et voir ». Il le transforme alors en une sorte de « paradis » originel, en ne voyant plus que la beauté des paysages, supports de toute la troisième partie. Il ne s’agit pas pour lui, cependant, de voir dans la nature la présence divine, mais seulement d’y retrouver l’écho de son état d’âme : décor troublé  et hostile pour le temps d’avant, celui d’un douloureux hiver, celui du péché, face à un lumineux printemps, douceur et harmonie aux yeux du nouveau converti.

Le cadre spatio-temporel 

Lieux-temps

Dans la mesure où la troisième partie du recueil est largement consacrée à la peinture de paysages, mais qui sont, en réalité, l’illustration du "paysage intérieur" du poète, nous commençons par l’étude du cadre spatio-temporel : il offre l’avantage d’une vision d’ensemble de l’univers verlainien.

Les paysages 

Les lieux privilégiés

 

Verlaine est un homme du nord, qui en reproduit le décor : des grandes plaines désertiques, où rien n’accroche le regard qui se perd à l’horizon, et où rien n’arrête le vent qui s’engouffre : « La bise se rue à travers / Les buissons tout noirs et tout verts, /
Glaçant la neige éparpillée » (III, 11) Même les arbres ne font qu’ajouter à un aspect plutôt sinistre : « Le son du cor s’afflige vers les bois » (III, 9) Le paysage semble ainsi se dérober à la vue : « L’échelonnement des haies / Moutonne à l’infini » (III, 13) À cela s’ajoute un éclairage trouble, bien loin de ces lieux « [o]ù rage le soleil comme en pays conquis » tel celui qui éblouit le « tas criard de pierres blanches » de la grande ville.

En fait, quand le soleil figure dans un paysage, c’est pour sa valeur symbolique. Correspondant à la conversion, « si glorieux qu’il fait comprendre l’idolâtre », il illustre l’espoir, celui qui guide la mouette, « Ivre de soleil / Et de liberté » (III, 7), don divin qui permet les moissons et les vendanges, qui offre donc le pain et le vin de l’eucharistie : « Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres, / Et qui travaille encore imperturbablement / À gonfler, à sucrer là-bas les grappes sures. » (III, 20)

Le flou

 

Dans ces paysages, plusieurs éléments contribuent à accentuer un aspect flou, trouble, quand il s’agit de faire écho à la mélancolie, due au retour douloureux sur le passé ou aux moments de doute et d’incertitudes.

       La pluie ou la neige : par son bruit, pour la pluie, ou sa consistance, pour la neige, les sons et les formes s’effacent. Le regard ne distingue plus nettement les lieux, tels ce « son du cor […] vers les « bois » : « Pour faire mieux cette plainte assoupie / La neige tombe à longs traits de charpie ».

       Le vent : Il parcourt de nombreux décors, sous deux formes opposées. Tantôt, c’est « la bise errant en courts abois », violente et aiguë, qui « se rue » (III, 11) comme pour exciter les sens corrompus, tantôt, au contraire, c’est le souffle du « zéphyr » : même s’il est plus paisible, il agite le paysage, en y introduisant une image d’insécurité, comme celle que vit la mouette qui « au gré du vent se livre et flotte / Et plonge, et l’aile toute meurtrie / Revole, et puis si tristement crie ! », tel le poète : « Mon esprit amer / D’une aile inquiète et folle vole sur la mer. » (III, 7)

       Le brouillard : Refusant l’obscurité nocturne, ou même la brume épaisse qui isole l’homme et le plonge dans la solitude, Verlaine baigne ses paysages dans un brouillard léger qui estompe les formes : « C’est délicieux de marcher / À travers ce brouillard léger. » Le paysage peut alors être recréé par le rêve, tel « [l]’échelonnement des haies » devenant « mer / Claire dans le brouillard clair ». (III, 13)

        L’eau : Qu’elle soit stagnante, dans des paysages embrumés, ou eau courante des rivières ou de la mer, son aspect mouvant traduit l’instabilité que Verlaine ressent en lui. Mais le nouveau converti, lui, n’a plus à craindre la mer, qui lui offre un nouveau baptême : « Ô ! si patiente, / Même quand méchante ! / Un souffle ami hante / La vague, et nous chante : /« Vous sans espérance, / Mourez sans souffrance ! » (III, 15)

Le « Sage » Verlaine, nouveau converti, n’a donc plus rien  à craindre des paysages qui pouvaient jadis paraître effrayants. C’est sur cet apaisement que s’ouvre la troisième partie du recueil : « Le Sage peut dorénavant / Assister aux scènes du monde, / Et suivre la chanson du vent. / Et contempler la mer profonde. » (III, 1) 

Claude Monet, La Seine à Port-Villez, 1894. Huile sur toile,  des Beaux-Arts de Rouen

Claude Monet, La Seine à Port-Villez, 1894. Huile sur toile,  des Beaux-Arts de Rouen

La temporalité 

Les saisons

 

Comme pour les paysages, Verlaine associe les saisons à des états d’âme. Ainsi, l’hiver est l’image du néant, tantôt menace de mort, tantôt désir de dissolution de l'être, tandis que l’été, avec ses moissons ouvre un espoir.

Henri Le Sidaner, Ciel de printemps, 1913. Huile sur toile. Musée du Touquet

Henri Le Sidaner, Ciel de printemps, 1913. Huile sur toile. Musée du Touquet

Mais il évoque plus souvent les saisons intermédiaires, automne et printemps, qui, par ce qu’elles ont de vague, de promesses encore inachevées, par leur mélange de rudesse et de douceur, correspondent à la dualité qu’il ressent en lui, la violence de la chair face à l’âme qui aspire à la paix. C’est ce qui explique l’image « Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne, / Tant il fait doux par ce soir monotone / Où se dorlote un paysage lent. » (III, 9) et le cri poussé à la fin d’un poème : « Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ! » (III, 3)  Ce contraste des saisons est mise en valeur dans la strophe qui termine « La bise se rue… » (III, 11), lié à la conversion : « C’est le printemps sévère encore, / Mais qui par instant s’édulcore / D’un souffle tiède juste assez / Pour mieux sentir les froids passés / Et penser au Dieu de clémence… » 

Les moments privilégiés

 

De la même façon, ce sont aussi les moments intermédiaires, aube et crépuscule, que préfère Verlaine, face au néant de la nuit, inquiétant, ou à l’écrasement de la lumière de midi.

  • L’aube : En dissipant les ombres et les peurs de la nuit, l’aube est bienfaisante. Le lever du jour marque aussi la métamorphose du paysage, en levant peu à peu le flou, en faisant évoluer les couleurs. En cela, elle offre une promesse, celle apportée par la « Dame », allégorie de la prière : « le vrai langage / Du matin rose et du soir brun ».

  • Le crépuscule : À l’inverse, le couchant, lui, marque la fuite, l’ouverture sur le rêve avant que n’arrive la nuit noire, et les couleurs du « couchant sanguinolent » sont comme une apothéose qui ferme le jour écoulé.

Claude Monet, Impression, soleil levant, 1872. Huile sur toile, 48 x 63. Musée Marmottan

Claude Monet, Impression, soleil levant, 1872. Huile sur toile, 48 x 63. Musée Marmottan

Ce qui frappe dans Sagesse est la façon dont, plongeant dans son  passé et se projetant vers l’avenir, comme dans « Du fond du grabat », Verlaine juxtapose au fil des strophes les instants, comme s’ils survenaient à la conscience sans ordre. 

Ainsi, le temps semble lui échapper en transformant aussi le décor : « La plaine, tout au loin couverte de travaux. / Change de face à chaque instant, gaie et sévère. » (III, 20) Cette impression d’instabilité, d’incessants changements, reflet de l’impossibilité de percevoir son unité, d’où le titre « Je ne sais pourquoi », est illustrée dans ce poème par le rythme du vol de la mouette, scandé par les indices temporels.

Parfois si tristement elle crie
Qu’elle alarme au lointain le pilote

Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l’aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !

Les perceptions 

Verlaine, comme la plupart des poètes de sa génération, a été influencé par les "synesthésies" pratiquées par Baudelaire, cette association de toutes les sensations, à l'exception des perceptions gustatives, pour traduire sa vision du monde en exprimant sa sensibilité, d’où cette énumération dans « Mon Dieu m’a dit » : « tous ses sens, odorat, toucher, goût. / Vue, ouïe, et dans tout son être ». (II, 4)

Perceptions

Les sensations visuelles

 

Chez Verlaine dominent les formes plates, les lignes qui fuient vers l’horizon ; des expressions comme « au ras des flots », ou « au bas de la colline », révèle à quel point il est difficile de s’élever, d’où le vol erratique de la mouette…

Dans son « Art poétique », Verlaine accorde aussi une grande importance aux couleurs, mais en insistant, là aussi, sur sa volonté de rester dans le flou : « Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance ! /Oh ! la nuance seule fiance / Le rêve au rêve et la flûte au cor ! » C’est ce qui explique la dominance de teintes pâles, comme le rose, le gris ou ce qui est « blême », et les lumières qui contribuent encore à les atténuer : il emploie plus le verbe « luire » que « briller ». De façon générale, il déteste les couleurs qui s’imposent avec violence, tel ce « tas criard de pierres blanches ». Cependant la conversion charge deux couleurs d’une valeur symbolique dans Sagesse, réunies dans deux vers de « Du fond du grabat » : « Ton sang qui s’amasse / En une fleur d’or / N’est pas prêt encor / À la dédicace. »  : 

  • Le rouge est rattaché à l’image du sang, à la fois le vieux sang corrompu par le péché, mais, parfois, inversement, le sang du Christ  symbolisé par le vin de l’eucharistie.

  • L’or, lui, est associé au soleil, à la flamme, au feu qui, en brûlant, purifie. En cela, il marque la toute-puissance de la foi qui peut réaliser une alchimie sur le pécheur.

Les sensations auditives

 

Elles sont prépondérantes, comme le prouve le premier vers de l'« Art poétique » qui réclame « [d]e la musique avant toute chose », en insistant, ici aussi, sur le choix des demi-tons, des sons assourdis, de ce que l’on nomme en musique "le mode mineur". Il s’agit de mettre la sonorité en harmonie avec l’état mélancolique, la plainte, l’aspiration à la paix de l’âme : « Mi-voix et nuance, / Et paix jusqu’au bout ! » (III, 2) C’est cette douce tonalité, comme assourdie par la distance, qui ressort du « son du cor » (III, 9) ou même des bruits perçus de la cellule par le prisonnier : « La cloche dans le ciel qu’on voit / Doucement tinte. / Un oiseau sur l’arbre qu’on voit / Chante sa plainte. » Cette atmosphère de demi-sommeil, d’engourdissement de la conscience, peut aller jusqu’au silence pour reproduire une plongée en soi vers l’indicible : le poème intitulé « Un grand sommeil noir » se termine ainsi sur ce redoublement « Silence, silence ! ».

Cependant, Verlaine brise cette douceur par des dissonances, créées par l’irruption brutale de sons  aigus, voire d’une sorte de cacophonie,

  • soit parce que la réalité, les tentations de la chair, vient troubler le rêve : c’est le son d’ « une aigre trompette », ou le « tas criard » des pierres de la ville ;

  • soit pour exprimer un cri de joie, le triomphe, tel le « clairon » (II, 4) qui sonne  la victoire du poète contre le vice.

Les sensations olfactives

 

Verlaine se souvient-il des tercets du sonnet « Correspondances » de Baudelaire ?

Sont évoquées, en effet, des odeurs pesantes, morbides, qui correspondent aux « Voix de la chair » qui se font entendre dans « l’air plein de parfums atroces », ceux des vices. Mais elles s’effacent, dans Sagesse, au profit d’odeurs fragiles, presque évanescentes, telles celles des « sèves qu’on hume » (III, 2), le parfum des « jeunes baies » (III, 13) ou celui des « roses de septembre ». Elles sont comme le signe de la pureté retrouvée, d’une promesse d’un bonheur innocent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,


Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Baudelaire, "Correspondances" 

Les sensations tactiles

 

Pour les perceptions tactiles se constate également un contraste symbolique entre douceur et violence.

  • D’un côté, il y a l’impression de tiédeur, voire de moiteur, comme en une sorte de fièvre du corps « [t]iède encor du bain de sueur qui décroît », ou, au contraire, l’intensité du froid extrême, « glacé », ou de l’intense « brûlure ». Dans ces deux cas, c’est la chair qui s’exprime : « Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main ! », « Et le sein marqué d’un double coup de poing » (III, 10)

  • De l’autre, c’est un contact à peine perceptible, un toucher délicat, reflet d'une émotion fragile, que traduisent le terme de « frisson » ou le verbe « effleurer ».

POUR CONCLURE

Ainsi, tant pour les paysages que pour les choix temporels, Verlaine reprend les synesthésies baudelairiennes, associant les perceptions des différents sens, comme dans cette strophe : « Écoutez la chanson bien douce / Qui ne pleure que pour vous plaire, / Elle est discrète, elle est légère : / Un frisson d’eau sur de la mousse ! (I, 16) Cela est d’ailleurs une caractéristique essentielle du courant symboliste. Mais, échos de son état d’âme, les perceptions de Verlaine sont dans une oscillation permanente entre la violence, l’aigu, et la douceur, l’imperceptible, comme pour illustrer les instincts contradictoires qui luttent en lui, ses doutes, ses incertitudes. Dans une quête de paix et d’harmonie, il a tendance, dans Sagesse, à privilégier tout ce qui en demi-ton, en demi-teinte, comme pour s’enfoncer dans un sommeil de la conscience, dans un cocon protecteur, tel le berceau d’un enfant. Mais il ne peut empêcher que ce néant soit sans cesse menacé par des visions brutales, que le poète soit arraché de son demi-sommeil par un cri, une explosion de violence.

"Vieil Adam"

Le "vieil Adam" 

La Préface de la première édition de Sagesse s’ouvre sur un aveu : « L’auteur de ce livre n’a pas toujours pensé comme aujourd’hui ». Verlaine se reconnaît pécheur, coupable de « corruption », mais proclame sa transformation : il est « désormais chrétien ». Sa conversion s’est effectuée en prison : l’aumônier lui a conseillé la lecture du Catéchisme de Monseigneur Gaume, qui, dans le tome IV, pose une image de l’homme expliquant la dualité profonde dont il souffre :

Pour lire  la Préface de  Sagesse

Unis au premier Adam de la manière la plus intime, […] nous avons tous péché en lui. Non seulement, le cœur, mais le sang, la chair, les sens de l’homme sont viciés ; pour être régénérés tout entiers dans les parties de notre être, il faut nous unit tout entier au nouvel Adam. 

Ainsi, l’image du « vieil Adam » forme un leitmotiv dans le recueil : Verlaine s’y montre obsédé dans son passé de pécheur, en se reconnaissant trois défauts majeurs. Mais l’explication que lui donne la religion, en en faisant un être semblable aux autres et non plus un monstre, lui permet d’en parler, puisqu’il se sent, à présent différent, habité par la foi. C’est sur la force de cette conversion que débute d’ailleurs Sagesse.

Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le Malheur a percé mon vieux cœur de sa lance.

Le sang de mon vieux cœur n’a fait qu’un jet vermeil,

Puis s’est évaporé sur les fleurs, au soleil.

L’ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche
Et mon vieux cœur est mort dans un frisson farouche.

L'orgueil 

Héritage de l’ ὕϐρις (hybris), la démesure de l’homme déjà dénoncée dans l’antiquité grecque chez Prométhée par exemple ou chez les héros des tragédies, l’orgueil est, dans le christianisme, un des sept péchés capitaux : c’est celui de Lucifer, bravant Dieu qui l’envoie en Enfer en le nommant alors Satan, ou d’Adam et Ève qui veulent  égaler le savoir divin en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance, punis par l’exil du paradis terrestre. Cet orgueil prend deux aspects, collectif et individuel. 

Le Cavalier d’Arpino, Adam et Ève chassés du Paradis terrestre, vers 1575-1600. Huile sur cuivre, 51 x 38. Musée du Louvre

Le Cavalier d’Arpino, Adam et Ève chassés du Paradis terrestre, vers 1575-1600. Huile sur cuivre, 51 x 38. Musée du Louvre

L'orgueil du siècle

Cette même affirmation de la puissance humaine est une caractéristique du XIXème siècle qui affirme le pouvoir de la science et développe un athéisme matérialiste. Or, Verlaine reconnaît que, dans sa jeunesse, il a partagé cette conviction, a prôné le rationalisme en rejetant tout ce qui lui venait de son éducation catholique. C’est cette époque, la compagnie de ses amis républicains tel Edmond Lepelletier qu’il évoque dans « Petits amis qui sûtes nous prouver », poème où il dénonce cette croyance en une « logique rance », ce culte de la raison preuve du « vieux blasphème ». D’où son rejet : il faut à présent « Rire du vieux Satan stupide ainsi, / Pleurer sur cet Adam dupe quand même ! » 

Fête de la Raison à Notre-Dame, 1793. Eau-forte, 9,5 x 15. BnF

Fête de la Raison à Notre-Dame, 1793. Eau-forte, 9,5 x 15. BnF

Ce thème soutient les poèmes 11 à 14 de la première partie du recueil, des poèmes militants où il rappelle son antimonarchisme, d’où son reproche au peuple (« L’orgueil t’a pris en ce quatre-vingt-neuf ») qu’il défendait jadis, et son anticléricalisme. Pour s'y opposer, il annonce le glorieux retour d’exil des jésuites, politiquement exilés en juin 1880, alors qu’il était autrefois, face à eux, celui « qui vous dépouille au cri de liberté », « l’impie en armes » (I, 14) De même, en évoquant « cet enfant de colère » (I, 19), Rimbaud, il montre à quel point le "Satan adolescent" s’est laissé emporter par l’esprit orgueilleux du siècle : « Athée (avec la foule !) et jaloux de l’instant, / Tout appétit parmi ces appétits féroces, / Épris de la fadaise actuelle, mots, noces / Et festins, la "Science", et "l’esprit de Paris"»

Le révolté

Mais l’orgueil est aussi inscrit dans l’âme du poète : ce défaut guide son immoralité, son goût de la provocation. C’est la « Voix de l’Orgueil ; un cri puissant, comme d’un cor » qu’il entendait alors et qui explique aussi sa fascination pour Rimbaud, proclamant avec orgueil son génie. Verlaine a lui-même a fait preuve de ce terrible défaut, de cet « orgueil cruel » : « L’orgueil, qui fit son âme veuve. / Il remontera le passé. / Ce passé, comme un mauvais fleuve » (III, 1)

La victoire des sens 

Les plaisirs de la chair

Le mal de Verlaine vient de son déchirement intérieur entre son aspiration à un idéal pur et la volonté du corps de se laisser aller à toutes les joies des sens, qui fait qu’il est à présent « puni pour avoir trop aimé les choses ». C’est, en effet, « la chair qui se rebiffe » (I, 2) à l’idée de renoncer à ses plaisirs.

L'alcool

Verlaine est tout à fait conscient de l’emprise exercée sur lui par l’alcool, qui l’entraîne vers les cafés et la débauche vulgaire, le « gros tapage fatigué. / Des gens ont bu ».

Les femmes

Souvent Verlaine masque par le terme « femme » sa relation avec Rimbaud ou même Lucien Létinois. Mais sa sensualité s’exprime aussi par rapport aux femmes, et la tentation n’a pas disparu dans Sagesse à en juger par l’émotion de l’évocation : « Vin et ton geste qui se glisse, / Femme et l’œillade de tes seins, / Nuit câline aux frais traversins » (III, 8). L’antithèse lexicale dans les deux questions qui suivent, « Qu’est-ce que c’est que ce délice / Qu’est-ce que c’est que ce supplice / Nous les damnés et vous les Saints ? » révèle à quel point il est lucide sur la force de cette tentation.

Rimbaud

Le souvenir du jeune poète est très présent dans Sagesse, des voyages en Angleterre et en Belgique, dont l’issue a été la prison, et même à sa sortie, lorsqu’il la retrouvé à Stuttgart, ultime rencontre qui traduit, à nouveau, la force des sens, dans toute la violence de sa séduction montrée mais déplorée dans le poème daté, dans le manuscrit d’« Arras. Été 1875 » : « Triste corps ! Combien faible et combien puni ! » (III, 10)

Arthur Rimbaud, le révolté

Ainsi, même quand il le blâme, le « vieil Adam » n’a pas entièrement disparu avec la conversion. C’est ce qui explique le ton souvent triomphant, enflammé, adopté pour rappeler le vice.

Arthur Rimbaud, le révolté

N’as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme,
Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil,
Quelque vice joyeux, effronté, qui s’enflamme
Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil ? (I, 3)

La ville corruptrice

La grande ville est le lieu par excellence où la sensualité peut se laisser libre cours, à cause de toutes les tentations qu’elle offre. Elle est donc la meilleure complice des élans de la chair.

Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin rouge, 1892-1895. Huile sur toile, 123 x 141. The Art Institute, Chicago

Né l’enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles,
J’ai là, tout cherché, trouvé
De tout appétit rêvé. (I, 23)

Ainsi, même quand le poème formule un violent rejet, il insiste sur l’effort nécessaire pour résister à la corruption de la ville où « [t]ous les vices ont leur tanière, les exquis / Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches. »

Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin rouge, 1892-1895. Huile sur toile, 123 x 141. The Art Institute, Chicago

Un poème entier est dédié à Rimbaud, « Malheureux ! Tous les dons, la gloire du baptême » (I, 4), dont le dernier vers traduit, au-delà du blâme, à la fois la fascination et l’amour que lui a porté Verlaine. Enfin, la mention manuscrite « ab incursu et daemone meridiano » sur le long poème alors intitulé « Via dolorosa » – comme le chemin du calvaire jadis parcouru – dans le manuscrit Cellulairement, devenu « Du fond du grabat », révèle la puissance de ce « démon de midi ». C’est un souvenir direct des épisodes de sa relation avec Rimbaud  avec les voyages dans la deuxième strophe, puis les plaisirs du corps, dans la quatrième : « C’est l’ivresse à mort, / C’est la noire orgie » . Ainsi, même converti, la tentation subsiste de ne pas briser le « pacte » conclu avec Rimbaud, qui lui avait promis de le libérer de ses obsessions, de « le rendre à son état primitif de fils du Soleil », comme il le déclare : « Mais j’ai fait un pacte / Qui va m’enlaçant / À la faute noire, / Je me dois à mon / Tenace démon […] / Vipère des bois / Encor sur ma route » (III, 2)

La faiblesse de la volonté 

Mais, dès ses premières œuvres en se plaçant « sous le signe de Saturne », donc victime de cette fatalité astrale maléfique, Verlaine révèle le troisième défaut du « vieil Adam », une impuissance à résister au mal qui l’entraîne.

La faiblesse de jadis

Dans le recueil, il évoque souvent cette faiblesse, explication de ses multiples rechutes dans l’alcoolisme ou la débauche. Ainsi, sur le chemin d’autrefois, il se dépeint comme un voyageur incapable de combattre les tentations : « traînassant ta faiblesse » (III, 3) D’où sa comparaison à Sisyphe, obligé, comme lui, de toujours porter le fardeau de sa nature  impuissante.

Et toujours un lâche abrité
Dans mes conseils qu’il environne
Livrait les clés de la cité.

Que ma chance fût male ou bonne,
Toujours un parti de mon cœur
Ouvrait sa porte à la Gorgone.

Toujours l’ennemi suborneur
Savait envelopper d’un piège
Même la victoire et l’honneur !

La faiblesse présente

Cette impuissance n’a pas disparu, et le nouveau converti reconnaît la fragilité de son changement : « j’étais faible et bien méchant encore », avoue-t-il en invoquant l’appui de sa « mère Marie » (II, 2) Pourtant, il ne cesse de s’exhorter à cette résistance, mais sa formulation « Ferme les yeux, pauvre âme » ressemble plus à  une fuite qu’à un combat, et les questions multipliées dans « Les faux beaux jours… » (I,7) montrent bien à quel point il est conscient de son manque de force.

Ainsi, face à toutes les tentations de « l’ennemi » (I, 20), le poids de « l’Ennui », celui de « la Chair » et même face à « l’Ange » qui l’invite à la mort, il avoue son incapacité à répliquer aux appels de Satan : « Comme c’est le vieux logicien, / Il a fait bientôt de me réduire/ À ne plus vouloir répliquer rien », avec la mise en valeur du verbe par l’italique pour souligner la défaite.

POUR CONCLURE

Ces caractéristiques du « vieil Adam » parcourent l’ensemble de Sagesse, dont la construction même traduit la prédominance de la faiblesse sur ses autres défauts. La partie centrale, celle consacrée à la certitude mystique née de la conversion est la plus brève avec quatre poème. Elle est encadrée par deux parties plus longues qui, soit plongent dans le passé corrompu, soit font ressortir les luttes et les incertitudes encore actuelles. De plus, l’itinéraire d’un poème à l’autre joue sur l’opposition entre la force de la foi nouvelle et la faiblesse intrinsèque, dualité antithétique qui se retrouve parfois au sein d’un même poème. Ainsi le recueil naît de la vérité que Verlaine a trouvée en prison, une réponse à sa quête antérieure, mais il lui reste difficile de mettre en pratique cette vérité dans sa vie quotidienne car le « vieil Adam » est loin d’avoir totalement disparu.

"Nouvel Adam"

Le "nouvel Adam" 

En écrivant « Un grand sommeil noir / Tombe sur ma vie », Verlaine exprime, en trois brefs quatrains, le désespoir qui le saisit lors de son emprisonnement à Mons. Mais, plus tard il présente une toute autre image de la prison : « Château, château magique où mon âme s’est faite », célébrant ainsi sa conversion. Dans l’ouvrage autobiographique intitulé Mes prisons, paru en 1893, il consacre plusieurs chapitres à  ce séjour, dans lequel il présente son retour à la foi comme un miracle, né d’une extase devant le crucifix dans sa cellule. Cependant, plus qu’une illumination soudaine, sa conversion est l’aboutissement d’un long chemin.

Verlaine, Mes Prisons, 1893

Pour lire  Mes Prisons

La conversion 

Un itinéraire intime

Dans un premier temps, il lui a fallu dépasser le choc du procès et de l’emprisonnement et le sentiment de subir une injustice. Il se croyait innocent  dans ses débauches, mais finit par admettre sa culpabilité : « A-t-on assez puni cette lourde innocence ? » (I, 3), demande-t-il même. D’où le poète intitulé « Désormais, le Sage puni » où il admet ses fautes dans toute leur horreur.

Les questions de la dernière strophe de « Le ciel est par-dessus le toit » (I ? 6), « — Qu’as-tu fait, ô toi que voilà / Pleurant sans cesse, / Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, / De ta jeunesse ? », traduisent la deuxième étape : le désir de retrouver une véritable innocence, la pureté perdue. C’est ce qui explique les poèmes à Mathilde avec laquelle il espère une réconciliation, ou celui dédié à son fils. Mais l’incarcération de Verlaine accélère la séparation de corps demandé par Mathilde. Ce nouveau malheur fait de la religion la seule consolation qui subsiste. Elle est d’abord ressentie comme une réponse à son désespoir, capable de lui donner la force psychologique qui lui manque.

Mgr. Gaume, Catéchisme de persévérance, 1842

Un apprentissage

Mais la conversion vient aussi de l’influence de l’aumônier, qui l’a amené à la lecture de la Bible, des Pères de l’Église et du Catéchisme de persévérance (1842) de Monseigneur Gaume. Il trouve dans ces lectures une réponse à son angoisse existentielle, une explication à la dualité qu’il ressent douloureusement, par exemple dans Études philosophiques sur le christianisme (1846) d’Auguste Nicolas : « L’homme est une énigme dont la chute originelle donne le premier mot et la rédemption le dernier. » Il peut aussi se reconnaître dans l’aveu de saint Augustin :

 Je me querellais moi-même et je me divisais contre moi. Et ce schisme élevé contre moi n’attestait pas la présence d’un esprit étranger , mais le châtiment de mon âme. Et je n’en étais pas l’artisan, mais le péché qui habitait en moi. J’expiais la coupable liberté d’Adam, mon père. 

Un présence du Christ

Tous ces ouvrages lus ont un point commun : ils invitent à une dévotion au Christ le sauveur puisque c’est le rédempteur, celui qui accorde le pardon. Il est donc la figure centrale dans Sagesse, à travers son symbole, le crucifix : « La Croix m’a pris sur ses ailes » (I, 23). C’est donc avec le Christ crucifié que le poète engage le dialogue dans « Mon Dieu m’a dit… » (II, 4). Par ses souffrances, le Christ lui offre une identification, et quand il lui annonce, « Je suis l’Adam nouveau qui mange le vieil homme », le poète peut alors espérer le rachat de ses fautes : « Je suis indigne, mais je sais votre clémence. »

La liturgie 

La liturgie, c’est-à-dire les rites religieux, joue un  rôle essentiel pour un nouveau converti, car elle soutient et renforce sa foi. Dans Sagesse, Verlaine évoque encore peu les fêtes et cérémonies, davantage mentionnées dans les œuvres ultérieures ; en revanche, il accorde plus de place à  la prière, à la confession et à l’eucharistie.

La prière

Verlaine lui attribue une double fonction.

        C’est d’abord un acte de contrition. Par un examen de conscience, le « nouvel Adam » est amené à se repentir de son indignité : « Je ne me souvient plus que du mal que j’ai fait » (I, 3), déclare-t-il. Le poème « Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour… », qui ouvre la deuxième partie du recueil, est, en réalité, une longue prière, à laquelle fait écho la fin du dernier poème de cette partie où il se dépeint « plein d’une humble prière ».

     C’est aussi un recours face aux tentations, l’espoir du salut. Elle est invoquée pour combattre la faiblesse du poète. C’est cet appui que vient lui annoncer la « dame », allégorie de la « PRIÈRE », terme amplifié par les lettres capitales : « Il t’arrive un secours divin / Dont je suis sûre messagère » (I, 2) C’est pourquoi Verlaine exhorte sa « pauvre âme » : « Ô, va prier contre l’orage, va prier. » (I, 7) De même, face aux « Voix » qui cherchent à ranimer les défauts les plus puissants, c’est la prière qui peut aider le poète à lutter : « Mourez parmi la voix que la prière emporte / Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte ».

Allégorie de l’oraison. Estampe. BnF

Les sacrements

La confession

Elle n’est citée explicitement qu’une seule fois, comme une invitation pressante : « Approche-toi de mon oreille. Épanches-y / L’humiliation d’une brave franchise. » Mais toutes les fois où Verlaine dépeint un Dieu de « clémence », de « miséricorde » de « pardon », auquel il avoue ses péchés, le poème devient une confession, entraînant l’espoir de recevoir l’absolution, donc de retrouver cette pureté perdue.

Allégorie de l’oraison. Estampe. BnF
Léonard de Vinci, La Cène, 1495-1498. Fresque, 460 x 880. Église Santa Marie delle grazie, Milan

Léonard de Vinci, La Cène, 1495-1498. Fresque, 460 x 880. Église Santa Marie delle grazie, Milan

L'Eucharistie

Le sacrement de la communion renvoie directement au récit de la Cène biblique où le Christ partage le pain et le vin avec les apôtres, car Verlaine en fait un aliment, une nourriture qui guérit les âmes malades. La chair et le sang du Christ, souvent évoqués, pénètrent en l’homme et le transforment en mettant en lui un peu de divin, et le poète peut alors s’offrir lui-même à Dieu.

Noyez mon âme aux flots de votre Vin,

Fondez ma vie au Pain de votre table,
Noyez mon âme aux flots de votre Vin.

Voici mon sang que je n’ai pas versé,
Voici ma chair indigne de souffrance,
Voici mon sang que je n’ai pas versé. (II,1)

Ce rôle fondateur de l’Eucharistie est souligné : « Et tu boiras le Vin de la vigne immuable, / Dont la force, dont la douceur, dont la bonté / Feront germer ton sang à l’immortalité. » (II, 4) C’est d’ailleurs sur ce thème que se conclut le recueil, puisque la célébration des récoltes sous le soleil de l’été, « C’est la fête du blé, c’est la fête du pain » (III, 20) donne à la vision profane un sens religieux.  

Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie,
Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins
La Chair et le Sang pour le calice et l’hostie !

Les vertus chrétiennes 

Les vertus prônées par les philosophes de l’antiquité, tel Platon qui en distingue quatre fondamentales, la prudence, le courage la tempérance et la justice, sont reprises par les Pères de l’Église qui, les qualifie de "cardinales" et en font les qualités du chrétien. Ils leur associent trois vertus dites "théologales", la foi, l’espérance et la charité, que célèbre Verlaine dans Sagesse

Le renoncement à soi-même

Reconnaissant l’orgueil comme la source de ses nombreux péchés, il est logique que la réponse de Verlaine soit le renoncement à soi-même, l’abdication de sa volonté pour se soumettre à  celle de Dieu. Mais cette soumission est facilitée par sa tendance psychologique, une forme de passivité qui l’amène à se laisser porter. Elle se traduit par plusieurs comportements.

L'expiation

Pour renoncer à soi, il faut reconnaître son indignité, voire son néant, « oublier [s]on propre amour-propre : « Je suis indigne », déclare-t-il, en se décrivant « Moi, ce pécheur-ci, ce lâche, / Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche ». Cela conduit à accepter le malheur, non pas selon la conception romantique, comme ce qui grandit l’homme, mais comme une épreuve nécessaire pour s’associer aux souffrances du Christ, donc pour mériter l’absolution. Ainsi, en se comparant à un chevalier blessé, « Le Malheur a percé mon vieux cœur de sa lance. », il fait du malheur la cause de sa transformation, de la foi retrouvée. Le malheur, en rachetant les fautes commises, apporte donc l’espoir du salut : « De mes « malheurs », selon le moment et le lieu, / Des autres et de moi, de la route suivie, / Je n’ai rien retenu que la grâce de Dieu. » (I, 3), « Et, pour plus d’assurance / Dans la sécurité, / N’as-tu pas la souffrance ? » (I, 22) C’est ce qui explique l’image du « bon orage » dans « Du fond du grabat » (III , 2)

Résignation et humilité

L’orgueil s’efface alors, de même que toute révolte contre son châtiment, l’emprisonnement. Il suffit de s’incliner devant la puissance divine, et d’étouffer toutes les « voix » (I, 22) qui se rebellent. Tout le poème « Vous êtes calme, vous voulez des vœux discrets… » (II, 3) est un éloge du silence face à Dieu, terme repris avec insistance, « Silence, silence ! », dans le dernier vers d’« Un grand sommeil noir » (III, 5)

La fidélité aux devoirs

Se soumettre à la volonté divine implique d’accepter de remplir humblement ses devoirs quotidiens, qui doivent être, par leur monotonie, autant d’offrandes à Dieu. Il ne s’agit pas de devenir un martyrs de la foi, ni de rechercher la sainteté, mais, tout modestement, de « bien faire obscurément son devoir et se taire » (II, 3).

La pauvreté

Cette humilité va de pair avec la pauvreté, chantée dans le poème dédié à Thérèse d’Avila : « Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit / La reine d’ici-bas, et littéralement ! » (III, 18) Verlaine, qui n’a jamais été riche, a longtemps été préoccupé  par les questions financières. Mais le nouveau converti change d’optique ; il voit à présent dans la pauvreté une dignité supérieure car, en délivrant l’homme des biens matériels, elle le libère d’une forme d’esclavage et il peut alors se rapprocher du Christ. Sa foi devient son seul trésor : « De vœux il n’en a plus / Que celui d’être un jour au nombre des élus,  / Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain ».

La charité

Dans la théologie chrétienne, la charité se définit comme l’amour de l’homme envers son prochain, qui le pousse à faire le bien autour de lui. Ainsi, dans Sagesse, Verlaine fait taire les « Voix de la haine », qui vont laisser place à un thème dominant : l’amour. Cet amour, que Dieu lui a enseigné, comme l’exprime le poème « Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour », il appartient à présent au poète de le répandre. Cela revient comme un leitmotiv dans tout le recueil. C’est le message de la prière (I, 2), et il conclut « J’avais peiné comme Sisyphe » : « Ce qu’il faut à tout prix qui règne et qui demeure, / Ce n’est pas la méchanceté, c’est la bonté. » (I, 3) Ainsi, l’amour ouvre le chemin vers le salut, posant une loi mise en valeur par l’italique, « Mais l’Amour tout-puissant donne à la créature / Le sens de son malheur qui mène au repentir » (I, 15), ou par l’exhortation du dernier vers : « Mourez parmi la voix terrible de l’Amour ! » (I, 19)

Simon Vouet, Allégorie de la Charité, vers 1635. Huile sur toile, 192 x 132. Musée du Louvre 

Simon Vouet, Allégorie de la Charité, vers 1635. Huile sur toile, 192 x 132. Musée du Louvre 

L'espérance

Les premières œuvres de Verlaine, Poèmes saturniens ou Romances sans paroles, n’ouvrent aucune place à l’espérance, car la multiplication des spectres et des fantômes mettent plutôt en valeur son obsession de la mort. Mais, contrairement à Baudelaire et aux poètes décadents, ce n’est pas la décomposition physique, l’aspect macabre qui crée l’effroi de Verlaine, mais ce qu’il advient de l’âme après la mort. 

Pierre Mignard, Allégorie de l’Espérance, 1692. Huile sur toile, 53,4 x 81,2. Musée des Beaux-Arts, Quimper

Ainsi, une question l’obsède : l’âme est-elle immortelle ? Car, si elle l’est, apparaît alors, dès sa relation avec Rimbaud, et répétée dans Sagesse, l’angoisse d’être damné que lui rappelle la prière : « Veillez, crainte du jour suprême ! » (I, 2) Il est donc essentiel d’obtenir le pardon, et de faire « une bonne mort » : « Et voyez ! notre cœur qui saignait sous l’orgueil, / Il flambe dans l’amour, et s’en va faire accueil / À la vie, en faveur d’une mort précieuse ! » (I, 6) Il développe ainsi l’espoir du Jugement dernier, du jour ultime de la résurrection des morts qui réconciliera le corps, enfin purifié, et l’âme : « La route est bonne et la mort est au bout, / Oui, garde toute espérance surtout, / La mort là-bas te dresse un lit de joie. » (I, 21)

Pierre Mignard, Allégorie de l’Espérance, 1692. Huile sur toile, 53,4 x 81,2. Musée des Beaux-Arts, Quimper

POUR CONCLURE

La religion de Verlaine, même s’il a lu des ouvrages théologiques, parfois ardus comme La Somme théologique (1266-1273) de Thomas d’Aquin, ne relève pas d’une démarche intellectuelle, rationnelle. Elle ne naît pas non plus, comme chez Pascal du sentiment de la petitesse de l’homme dans « l’infini de grandeur » de la création divine. Elle vient de sa propre angoisse existentielle, de sa quête d’une réponse à son déchirement intérieur entre la chair et l’esprit.

C’est donc une foi profondément individuelle, car ce qui prime pour lui n’est pas la communauté des chrétiens, mais son propre salut. Ce n’est pas un hasard si la conversion s’est effectuée en prison, quand il a été condamné à la solitude face à soi-même, et si tant de poèmes sont, dans  cette solitude, un dialogue, par exemple avec la prière, avec Marie, avec le Christ… en fait un dialogue entre deux parts de lui-même, le « vieil Adam », le pécheur, et le « nouvel Adam » repenti.

L'esthétique poétique dans Sagesse 

Dans son premier recueil, Poèmes saturniens, Verlaine affirme le primat de la recherche de beauté, d’une perfection esthétique, se rattachant ainsi au Parnasse. Mais l’impassibilité proclamée par les Parnassiens ne convient pas vraiment à ce poète qui veut exprimer avant tout ses états d’âme, ce qui ressort de l’épilogue de ce recueil : « […] et vous, délicieux, / Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore, / Images qu’évoquaient mes désirs anxieux ». Il ne se livre cependant pas aux longues effusions lyriques des romantiques, mais souhaite une expression poétique toute en délicatesse, dont il pose les contours dans « Art poétique ».

Pour lire  "Art poétique"

Esthétique

La langue de Verlaine 

Le vocabulaire

Comme nous l’avons observé à propos des paysages dépeints, Verlaine privilégie les mots qui évoquent des sensations ou des sentiments indistincts, tel l’adjectif « vague ». Il cherche ainsi à illustrer la faiblesse, la fragilité des choses ou des êtres, par exemple par un vocabulaire exprimant le rêve, atténuant systématiquement l’image, avec les adjectifs « fade », « morne », « monotone » ou le terme souvent employé, « langueur », ou accentuant le flou : « apparence », « avoir l’air », « brouiller », « indistinct », « confusément », « à peine », « un peu », « presque »... Il utilise notamment très fréquemment l’expression neutre, « quelque chose », comme s’il lui était impossible de définir précisément ce qu’il perçoit ou ressent. Enfin, son ordre dans « Art poétique », «  Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise », explique qu’il aille jusqu’à recourir à l’impropriété ou à jouer sur le double sens des mots comme dans « Écoutez la chanson bien douce… », poème dédié à Mathilde : « La voix vous fut connue (et chère !), / Mais à présent elle est voilée / Comme une veuve désolée » ». Le participe « voilée », en effet, peut aussi bien caractériser une voix affaiblie que, en lien avec la comparaison, un élément de la tenue de deuil.

Ce refus de préciser explique l’usage de termes dépourvus d’un sens précis, comme « il y a » pour présenter, ou le pronom démonstratif neutre, « cela » ou « ça » comme dans ce vers qui conclut son long dialogue avec Dieu dans la deuxième partie du recueil : « Pauvre âme, c’est cela. » De même, c’est une exclamation vague, « Et le reste ! » (I,6) qui ferme les quatrains consacrés à l’énumération de ses émotions. Tout paraît ainsi impossible à fixer, tels les verbes qui traduisent un état transitoire ou un passage, « traverser », « s’en aller », « s’éloigner », ou la préférence pour les prépositions qui empêchent l'identification précise d’un lieu, telles « vers », « parmi », « par », « entre ».

Tout se passe donc comme si Verlaine, vivant ce douloureux déchirement entre le corps et l’âme, avait peur de définir clairement sa nature, et préférait laisser planer autour de lui le mystère.

Paysage sous la brume. Arbreaphotos

Paysage sous la brume. Arbreaphotos

Les figures de style

Verlaine cherche aussi à surprendre son lecteur, à l’obliger à interpréter lui-même ce que le poète se refuse à poser clairement, annonçant ainsi l'exigence du mouvement symboliste. 

D’où sa préférence pour l’oxymore, alliance de deux mots contradictoires, comme dans l’évocation du « son du cor » faisant entendre « une agonie on veut croire câline / Et qui ravit et qui navre à la fois. » (III, 9), l’image des « grêlons de flamme » dans « Les faux beaux jours » (I, 7), ou les deux verbes opposés « cache et montre » (I, 16) Autant de preuves de ces incertitudes que ressent en lui le poète, qu’il traduit également par le choix de l’hypallage, qui, en rattachant un terme à un autre mot que celui auquel il devrait s’appliquer, provoque un glissement de sens. Par exemple, quand il s’écrie « Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour / Et la blessure est encore vibrante » (II, 1), en appliquant la permanence de sa douleur à la « blessure » et non à lui-même, ce masque révèle encore davantage ce que ressent le poète.

pointillisme.jpg

 Camille Pissarro, Printemps à Éragny, 1886. Huile sur toile, 53 × 65. Memphis Brooks Museum of Arts

Enfin, sa pratique des correspondances baudelairiennes, surtout horizontales – les synesthésies – observée dans l’étude spatio-temporelle, permet de juxtaposer par petites touches, à la façon des peintres impressionnistes ou même pointillistes, des sensations diffuses. C’est là un autre moyen de montrer la difficulté de la conscience à se dépeindre avec précision. Sous l’emprise de son bouleversement intime, tout se passe comme si Verlaine ne parvenait pas à ordonner ses perceptions désordonnées.

La syntaxe

Le refus de la subordination

Les conjonctions de subordination sont rares chez Verlaine, comme s’il lui était impossible de trouver une logique, un sens, à ce qu’il vit. Il préfère la parataxe, la juxtaposition, ou seulement l’énumération avec des conjonctions comme « et », « puis, « mais », ou les relatives descriptives.

Il crée ainsi des suites d’images, aussi bien pour peindre le monde extérieur ou ses émotions, en donnant l’impression que, comme dans un rêve, sa conscience ne parvient pas les organiser, impuissante à se saisir soi-même.

Les répétitions

Elles offrent à Verlaine la musicalité qui lui est chère, en reproduisant aussi le rythme des cantiques, comme les anaphores de l’adresse à Dieu ou du présentatif « Voici » dans « Ô mon Dieu, vos m’avez blessé d’amour ».. Mais elles soutiennent aussi les images psychologiques obsessionnelles, douleur, sommeil, rêve, tristesse…

La phrase destructurée

Verlaine est loin de respecter la construction traditionnelle de la phrase : sujet-verbe-complément d’objet direct (ou attribut)-complément d’objet indirect-complément/s circonstanciel/s.

           Déjà, très souvent, il supprime le verbe, ce qui permet une mise en valeur de l’expression, par exemple la joie du « nouvel Adam » avec les principales elliptiques, « Ô vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies, / Toi, cœur saignant d’hier qui flambes aujourd’hui, » ou la peur d’une rechute dans le péché dans le cri, « Une tentation des pires. » (I, 7), ou dans l’énumération du langage des « Voix » (I, 19)

          Il recourt, notamment, souvent à des exclamations et interrogations, elles aussi intensifiées par le rythme brutal : « Seigneur, c’est trop ? Vraiment je n’ose. Aimer qui ? Vous ? / Oh ! non ! Je tremble et n’ose. Oh ! vous aimer je n’ose ». (II, 4) Il renforce ainsi ses peurs, ses doutes et ses faiblesses.

       Enfin, la construction des phrases est fréquemment bouleversée, avec le recours à l'asyndète qui accentue cette désorganisation. C’est le cas pour l’adjectif apposé dans « Ivre de soleil / Et de liberté,/ Un instinct la guide à travers cette immensité.(III, 7) », qui renvoie, de façon incorrecte, au complément d’objet « la », soit la mouette, et non pas au sujet, ou pour des constructions comme « D’une douleur on veut croire orpheline », ou « D’une agonie on veut croire câline » (I, 9)

Ces procédés contribuent à renforcer l’oralité, en donnant l’impression que le poème est une expression affective spontanée, un véritable cri du cœur, sincère car non élaboré.

La versification 

Les conseils formulés dans « Art poétique » mais aussi les nombreuses corrections sur ses manuscrits prouvent l’importance que Verlaine accorde à la versification.

 Paul Verlaine, "Affiche à la porte", manuscrit d'un poème inédit

La métrique

Le vers impair

Le premier vers  d’« Art poétique » fait du vers impair le garant de la musicalité prônée : « De la musique avant toute chose / Et pour cela préfère l’impair ». Cette formule peut, cependant, étonner car le lecteur, lui, est davantage habitué au vers pair. Cette musicalité marque, certes, les paysages apaisés dans « L’échelonnement des haies » (III, 13) ou « La mer est plus belle ».

Mais, le plus souvent, le vers impair crée des formes de discordance, qui comme pour l’ennéasyllabe de « L’ennemi se déguise en l’Ennui » (I, 20) ou l’heptasyllabe de « Né l’enfant des grandes villes » (I, 23), correspond bien au déchirement intérieur que connaît alors Verlaine. Le si bref pentasyllabe dans « Du fond du grabat » (III, 3) et « Un grand sommeil noir (III, 5) semble illustrer le sentiment du néant qui l’angoisse. L’alternance des vers impairs de 5, 11, 13, et 9 syllabes est particulièrement intéressante dans « Je ne sais pourquoi » alors même que sont mis en parallèle le vol erratique de la mouette et les incertitudes de l’« esprit amer ».

 Paul Verlaine, "Affiche à la porte", manuscrit d'un poème inéditanuscrit2.jpg

Le vers pair

Le choix du sonnet, associé au ton souvent solennel adopté dans Sagesse explique le choix fréquent de l’ample alexandrin. Cependant, dès que Verlaine exprime son désir de calme et d’apaisement, il privilégie l’octosyllabe, plus rapide, ou le décasyllabe caractéristique de la poésie médiévale, temps où la foi était prépondérante. Mais, là encore, il joue sur l’effet de surprise de façon à créer une discordance, par exemple, dans le sonnet « Parfums, couleurs, systèmes, lois ! » (III, 8), qui inverse l’ordre habituel des quatrains et des tercets.

Le rythme

La pratique de la dissonance est fréquente, à l’aide de trois procédés :

        Les enjambements, rejets ou contre-rejets marquent tantôt l’élan de l’âme vers la vérité découverte, comme dans « Bon chevalier masqué (I, 1), «  Et voici qu’au contact glacé du doigt de fer / Un cœur me renaissait, tout un cœur pur et fier », tantôt la puissance du "vieil Adam" dans « les faux beaux jours » : « Battant toute vendange aux collines, couchant / Toute moisson de la vallée, et ravageant / Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame. » Inversement, ils peuvent créer une sorte de suspens, une forme d’hésitation comme dans l’évocation de son sentiment envers son fils : « Et j’ai revu l’enfant unique : il m’a semblé / Que s’ouvrait dans mon cœur la dernière blessure » (I, 18)

         Les coupes sont utilisées en relation avec l’expression de l’état d’âme, pour traduire les mouvements de la conscience. Par exemple l’irrégularité des coupes dans les quatrains de « Ô vous, comme un qui boite au loin », reproduit les fautes de jadis, en s’opposant à la régularité de la césure dans les tercets, illustration de l’amour apporté par la foi nouvelle.

          Le jeu sur le [e muet], tantôt élidé devant une voyelle, tantôt accentué devant une consonne, très fréquent chez Verlaine, donne au vers plus de fluidité, de musicalité, comme  dans les poèmes à Mathilde. Il sait aussi employer la diérèse pour mettre en valeur un mot, comme dans « Voix de l’Orgueil » (I, 19) : « Colères, soupirs noirs, regrets, tentations ». perceptions désordonnées.

Les sonorités

La rime

Dans « Art poétique », Verlaine accuse l'importance accordée à la rime : « Ô qui dira les torts de la Rime ? / Quel enfant sourd ou quel nègre fou / Nous a forgé ce bijou d'un sou / Qui sonne creux et faux sous la lime ? » Pourtant  son agencement, le choix de rimes suivies, croisées ou embrassées, correspond toujours à un effet recherché en lien avec les états d’âme. De même, la prédominance des rimes féminines accentue la mélancolie et la musicalité d’ensemble. Enfin, la reprise d’une rime à l’intérieur d’un vers comme celle de « pauvre âme » (I, 7) ou par un écho sonores comme entre « pleure » et « plaire » (I, 16) mettent en valeur une forme de mélancolie, en lien avec les obsessions qui occupent la conscience du poète.

Le contraste des sonorités

Qu’il s’agisse des voyelles ou des consonnes, Verlaine joue sur les oppositions sonores. Ainsi, dans chaque poème, il convient d’observer plus particulièrement :

  • pour les voyelles, le contraste entre le son grave et plus sourd des voyelles nasales [ã] et [õ] et l’aigu du [i] qui introduit une discordance, une sorte de cri.

  • pour les consonnes, l’emploi récurrent de la légèreté du [l], qui crée comme un bercement, de la douceur des labiales [b] et [m], du glissement comme un souffle imperceptible des [s] et [f] Mais, à nouveau il utilise les consonnes occlusives, dentales, [t] et [d] ou gutturales |k]  et [g], ou le martèlement du [p] pour marquer les menaces toujours prêtes à briser l’harmonie trouvée.

Cet usage des sonorités conduit à la pratique de l’assonance, alliance des voyelles comme la diphtongue ouverte [œ] dans « Une candeur d’âme d’une fraîcheur délicieuse… » (I, 6) ou de l'allitération, comme la violence de celle qui, en combinant le [v] et le [k] à la dureté du [R], souligne l’attaque des « faux beaux jours » (I, 7 : « Et les voici vibrer aux cuivres du couchant. »

POUR CONCLURE

Verlaine met en œuvre toutes les ressources de la langue et de la versification pour reproduire une double modulation, contrastée, extérieure, entre la mollesse et la violence des paysages ou des bruits, ou intérieure, entre la langueur, la peur, la tristesse, et les élans de joie et d’amour. Ainsi, toute son esthétique poétique est le reflet même de sa propre dualité.  En même temps, il reproduit dans sa poésie les techniques de la peinture impressionniste, une juxtaposition de petites touches, des jeux sur les couleurs, sur la lumière aussi, visant à suggérer une impression. Enfin, il annonce le rôle que le symbolisme accordera aux sonorités dans la versification,  souligné, par exemple, dans Traité du verbe (1886) de René Ghil.

Triangle des voyelles
Tableau des consonnes

Pour lire  Traité du verbe de René Ghil

Parcours

Analyse de la  troisième partie de Sagesse 

Le programme officiel de français au lycée permet d’accompagner en classe de 1ère l’une des trois œuvres proposées au choix pour l'étude de la poésie par un corpus et/ou une lecture cursive. De même, si la période retenue en classe de 2nde va du moyen-âge au XVIIIème siècle, rien n’empêche d’ouvrir sur un prolongement au XIXème siècle, dans un corpus en liaison ou une lecture personnelle. Mais, compte tenu de la longueur de Sagesse – et en fonction des compétences des élèves – nous tiendrons compte de la possibilité offerte par le programme d’étudier « une section substantielle et cohérente de l’œuvre », et proposerons l'étude de la troisième partie qui, à travers les paysages dépeints, nous semble illustrer tout particulièrement l'ensemble du recueil. 

Bien évidemment, en écho aux poèmes expliqués, le parcours s’accompagne d’approches transversales, et de lectures cursives, mais aussi de « prolongements artistiques et culturels » permettant, comme le précise le programme, « une compréhension plus large des contextes et des enjeux esthétiques qui leur correspondent ». Il appartient au professeur de construire des activités complémentaires, recherches, travaux écrits ou oraux... 

bottom of page