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Jules Supervielle, Les Amis inconnus, 1934

L'auteur (1884-1960) : entre deux mondes 

Pour en savoir plus sur la vie et l'œuvre de Supervielle

Portrait de Jules Supervielle

Entre deux mondes, Jules Supervielle l’est doublement. D’abord, par sa double origine géographique, présentée dans son autobiographie, Boire à la source, publiée en 1951 : « Je suis un Basque, un Béarnais mâtiné d’Urugayen, c’est le pays où je suis né ». D’où ces incessants voyages entre la France et l’Uruguay dans des navires, comme s’il s’agissait d’unir ces deux lieux, disjoints par sa nature d’orphelin peu après sa naissance.

Ensuite, c’est la maladie vécue depuis l’enfance, une arythmie cardiaque, devenue sévère tachycardie, des intermittences du cœur qui lui rappellent que la vie est éphémère, que sans cesse la mort menace d'être séparé des êtres aimés. Autre volonté donc de réconcilier ces deux dimensions humaines.

Portrait de Jules Supervielle

Dans En songeant à un Art poétique (1951), le poète explique lui-même comment son « inspiration » se nourrit de ces dissonances : «  Mon inspiration se manifeste en général chez moi par le sentiment que je suis partout à la fois, aussi bien dans l’espace que dans les diverses régions du cœur et de la pensée. L’état de poésie me vient alors d’une sorte de confusion magique où les idées et les images se mettent à vivre, abandonnent leurs arêtes, soit pour faire des avances à d’autres images, (…) soit pour subir de profondes métamorphoses qui les rendent méconnaissables. »

D'où la problématique qui guide l'étude du recueil, Les Amis inconnus : quel dialogue établit-il alors entre ce dehors, qui l’environne de son mystère, et le dedans, son cœur chargé d’inquiétude face à sa fragilité ? 

Présentation des Amis inconnus 

Le recueil intitulé Les Amis inconnus a été publié en 1934 aux éditions de la NRF-Gallimard. Cette caractérisation de « recueil », exprimant étymologiquement le résultat d’un cueillette qui en rassemble les éléments d’une cueillette, suggère une fragmentation, la seule unité venant du genre, la poésie.

Cependant, l’observation de la table des matières, avec ses douze sections, elles-mêmes intitulées, invite à un double questionnement, d’une part, autour du titre, d’autre part autour de la structure.

  • Le titre apporte-t-il une réponse à la juxtaposition des poèmes en suggérant un sens d’ensemble ?

  • Est-il possible de trouver une organisation dans cette structure, un itinéraire,  comme l’affirmait Baudelaire, dans une lettre à Vigny en décembre 1861, déclarant que son recueil Les Fleurs du Mal « n’est pas un pur album », mais « a un commencement et une fin » ?

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Présentation

LE TITRE DU RECUEIL 

Son importance est évidente puisque, titre du recueil, il est aussi celui de la première section, et même celui du premier des neuf poèmes de cette section. Or, il introduit un paradoxe : si des « amis » sont des êtres précieux, qui peuvent consoler, aider, soulager des douleurs, comment cela serait-il possible s’ils restent « inconnus » ? L’objectif du poète ne serait-il pas alors de les faire apparaître à la lumière, comme le suggère l’anaphore du premier poème avec ce pronom « vous » qui présente ces « amis » comme autant de cadeaux offerts au poète de façon inattendue : « Il vous naît un poisson… », « Il vous naît un oiseau… », « Il vous naît une étoile… » ? C’est ce que confirme le bandeau publicitaire de la NRF, qui explicite ainsi ce titre : « Est-il rien qui ne soit susceptible à la longue de devenir amical ? Et quand tout tremble, la poésie n’est-elle pas chargée de représenter ce peu de terre ferme dont nous ne saurions nous passer ou , du moins de donner au monde extérieur le temps de recouvrer le calme ? » Dans la section « LUMIÈRE HUMAINE », Supervielle met d’ailleurs en évidence ce pouvoir propre au « poète » de se créer ses « amis inconnus » :

                             Un poète

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant.

Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d’en sortir même pour un moment ?
J’entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,

Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j’éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.

L’étude du recueil nous conduira donc à rechercher quels sont ces « amis inconnus », comment le poète les fait passer du mystère à une présence concrète, tout en précisant leur rôle.

LA STRUCTURE 

Le recueil compte douze sections, de longueur très variable, dans lesquelles certains poèmes portant eux-mêmes un titre particulier, tandis que d’autres ont pour titre la reprise du premier vers. 

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Or, l’observation de ces titres montre une double alternance.

        Certains renvoient directement à l’extérieur, tels ceux qui évoquent la flore, « LE MATIN ET DES ARBRES », la faune, « LES ANIMAUX INVISIBLES », ou les êtres humains, « LES AMIS INCONNUS » ou « LES VEUVES ». D’autres, en revanche, font référence au monde intérieur, sentiments ou conscience, comme « LE SPECTATEUR », « MA CHAMBRE » ou « LE MIROIR INTÉRIEUR ».

        Ces titres opposent aussi l’image de la vie, lumineuse (« LUMIÈRE HUMAINE »), mouvante (« LE SILLAGE »), porteuse de toutes ses créations (« LE MATIN ET LES ARBRES »), et celle de la mort, au sens propre, pour les humains (« LES VEUVES ») comme au sens figuré, avec la vision des ténèbres (« VISITE DE LA NUIT ») ou la menace d’une disparition, avec « LE TEMPS D’UN PEU ».

Du dehors au dedans

Tout se passe donc comme si s’installait un va-et-vient entre l’univers intérieur du poète et le monde qui l’entoure, le premier venant lui rappeler ses fragilités, sa nature d’être mortel, tandis que les regards qu’il jette sur l’extérieur lui offrent les beautés du monde, afin de l’apaiser et de le rassurer même : « La vie est alentour, il faut continuer / D’être un cœur de vivant guetté par le danger. » (« Mon cœur qui me réveille et voudrait me parler ») C’est ce qu’annonce la dernière phrase du  bandeau publicitaire de l’éditeur de la NRF : « Quoi qu’il en soit, voici quelques itinéraires entre le dehors et le poète ou, si vous préférez, de secrets couloirs qui vont de l’indifférence extérieure à l’amitié, à l’amour. » 

Du dehors au dedans

De même,  ces vers dans « Le spectateur », « Les espaces du dehors / Pénétraient dans la demeure », reflètent ce mouvement, le terme « demeure » prenant son sens propre, une maison dans laquelle il est possible de s’introduire, mais aussi un sens figuré, cette « demeure » étant la conscience même du poète, dans laquelle s'incarne le monde. C'est donc ainsi que Supervielle définit son inspiration poétique, établissant une porosité entre le dehors et le dedans : « Tout ce qui fait les bois, les rivières ou l’air / A place entre les murs qui croient fermer ma chambre. »

L'image des "amis inconnus" 

En lien avec le titre, il convient d’identifier ces « amis », mais surtout d’étudier la façon dont le poète les dépeint en les transformant, de ces « inconnus » qu’ils sont à l’origine, en des êtres identifiables, devenant les symboles de ses propres interrogations.

Parmi eux, deux grandes catégories se distinguent, les objets, qui relèvent de l’inanimé, et tout ce qui se rattache à la vie : les mondes végétal, animal et humain, particulièrement complexe.

Amis inconnus

LES "AMIS" INANIMÉS 

Sont inanimés tous les objets mentionnés dans les poèmes, notamment dans la section « MA CHAMBRE » où ils occupent une place essentielle. S’impose d’abord la présence du « lit », lieu des inquiétudes nocturnes – rappelons la tachycardie dont souffre Supervielle, menace de chaque nuit – mais aussi des rêves (ou des cauchemars), enfin des réveils rassurants quand, sur le lit, apparaît la lumière de « L’aube dans la chambre » : « Le malheur n’est pas sur nous / Puisque le corps de mes jours / Dans la pénombre respire », déclare alors l’âme au corps allongé.

Cette chambre renvoie aussi directement à la fonction du poète, car elle est le lieu où chaque objet, « lampe », « papier », « livres », illustre la création prête à surgir, symbolisé par « [c]ette main écrivant entre ces quatre murs » (« La demeure entourée »). Ces objets, inanimés par nature, s’animent donc à travers l’inspiration du « dormeur qui rêvait », et sont ainsi dotés de sentiments et capables d’agir. 

La lampe rêvait tout haut qu’elle était l’obscurité

Et répandait alentour des ténèbres nuancées,

Le papier se brunissait sous son regard apaisé,

Les murs veillaient assourdis l’intimité sans limites.

S’il vous arrivait d’ouvrir des livres sur des rayons

Voilà qu’ils apparaissent avec leur texte changé,

Et l’on voyait çà et là luire des mots chuchotants.

Vous déceliez votre nom en désarroi dans le texte

Et cependant que tombait une petite pluie d’ombres

Métamorphosant les mots sous un acide inconnu,

Un dormeur rêvait tout bas près de sa lampe allumée.

LE MONDE VÉGÉTAL 

Les arbres personnifiés

Le titre d’une section « LE MATIN ET LES ARBRES » associe d’emblée le monde végétal à la vie, à travers l’image de la naissance du jour, de la nouvelle saison, comme ces « arbres du printemps » dans le premier poème du recueil, ou même ceux de qui ont formé le paradis : « Le jardin sera beau comme avant le déluge ». L’arbre est donc personnifié, être vivant et pensant : « […] les arbres / Étaient pris de vivacité, / Les troncs frissonnaient dans la fibre, / Visiblement réfléchissaient ». 

L'aube en forêt

L'aube en forêt

Cependant, une différence est établie, dans le poème « Arbre », entre « autrefois » et aujourd’hui : « Il y avait autrefois de l’affection, de tendres sentiments, / C’est devenu du bois. / Il y avait une grande politesse de paroles, / C’est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage ». L’alternance des temps verbaux donne l’impression que s’est perdue la valeur de cet être, pourtant encore plein de vie : « Comme il se contorsionne l’arbre, comme il va dans tous les sens, / Tout en restant immobile ! »

Le rôle de l'arbre ?

Mais si nous admettons que l'arbre est vivant, quel rôle peut-il alors jouer en tant qu’« ami » ?

La fonction protectrice de l'arbre

Lié à la vie, il en est aussi le protecteur, offrant généreusement ses bienfaits, tel ce « grand pommier en fleurs au milieu de l’hiver » : « Et des enfants joyeux de soleil et de brume / Faisaient la ronde autour, à vivre résolus, / Ils étaient les témoins de sa vitalité. / Et l’arbre de donner ses fruits sans en souffrir / Comme un  arbre ordinaire […] Il offre, tout particulièrement, un abri à « l’oiseau », tel celui qui explique au poète, menaçant à ses yeux, « […] je suis sur l’arbre / Où j’ai caché mon nid », « Je nourris mes petits, je n’ai d’autre loisir, / Je les garde en secret au plus sombre d’un arbre ».

La fonction protectrice de l'arbre

Cependant, quand il donne la parole à l’arbre, le poète s’interroge : l’arbre peut-il vraiment lui apporter, à lui aussi, cette même protection ? Dans « La demeure entourée », un doute est introduit : « Notre monde branchu, notre monde feuillu / Que peut-il dans la chambre où siège ce lit blanc […] ? », «  Que peut-il pour cet homme et son bras replié, / Cette main écrivant entre ces quatre murs ? » Il semblerait que l’homme se soit, en fait, séparé de ce monde végétal, qui, même quand il naît de l’inspiration poétique, l'ignore, se contentant d’être un témoin muet : « Il faut savoir être un arbre dans les quatre saisons, / Et regarder, pour mieux se taire, / Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre ». Même quand il est poète, l'homme n’a donc pas de réel secours à attendre de cet « ami ».

LE MONDE ANIMAL 

La richesse du bestiaire de Supervielle

Les animaux sont omniprésents dans ce recueil, de toutes natures, depuis les plus petits, les insectes, telle la fourmi, jusqu’au plus gros, par exemple l’ours, auquel un poème est dédié, animaux domestiqués par l’homme, chien ou cheval, ou restés sauvages, qu’ils peuplent les forêts d’Europe comme « ces lièvres, ces belettes », « l’écureuil », « la biche et le chevreuil » cités dans « Les amis inconnus », ou les jungles lointaines, avec « l’antilope », « le lion », « le tigre »… La section intitulée « LES ANIMAUX INVISIBLES » les place aux côtés du poète, compagnons de sa vie car il les porte en lui : « Toi, toujours entouré d’animaux invisibles, / Voici le chien qui t’a vu sous d’autres climats / Et te lèche la main comme en Sud-Amérique ».

Mais c’est aussi le poète qui leur imprime leur forme, parfois bien différente de leur réalité : ainsi, au lieu d’en être la proie et de fuir devant lui, « [l]’antilope avance vers le tigre, / Le rassure et lui rend l’équilibre », allant ensuite jusqu’à prendre son envol puisqu’elle « [c]hoisit l’air pour y porter ses pas. » En dotant l’animal de pouvoirs surnaturels, l’inspiration poétique crée donc un monde merveilleux, en toute liberté, ce que révèle « Les suiveurs » : « Le poète dans son ombre / Porte / Qui chèvre, chien, cheval / Et deux ou trois animaux / Qui n’ont pas encore de nom / Attendant pour prendre corps / Que souffle un vent favorable », c’est-à-dire le souffle de l’inspiration.

Le bond aérien de l'antilope

Pour lire le poème "L'antilope" et son  explication

Fonctions de l'animal

         Supervielle retrouve une fonction traditionnelle de l’animal, depuis les fables de l’antiquité et les bestiaires médiévaux : chacun se trouve associé à un défaut ou à une qualité, ou, de façon plus générale, à une valeur louée ou rejetée, comme le marque cette injonction dans « La ville des animaux » : « N’essayons pas d’y pénétrer / Nous qui cachons plus d’une bête, / Poissons, iguanes, éperviers, / Qui voudraient tous montrer la tête. » 

Il vous naît un oiseau dans la force de l'âge
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu'il n'a que son cri d'oiseau pour la montrer,
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s'y pose ; on dirait qu'elle est comme les autres.

C’est ce qui explique la place particulière accordée à l’oiseau et au cheval, tous deux emblèmes de liberté, le cheval  – souvenir d’une enfance dans la pampa de l’Uruguay – par son galop, l’oiseau par son « plein vol ». Sans poids, léger, l’oiseau est une sorte d’intermédiaire entre la terre et le ciel, capable d’annoncer même le destin de l’homme comme jadis où les augures lisaient son vol ou son cri. 

          Mais, pour le poète qu’est Supervielle, l’animal est aussi le moyen de donner forme à l’imaginaire, aux rêves qui jaillissent en toute liberté : « Ce cheval qui s’élance est parti de mes yeux ». Ainsi, même s’il n’évoque pas d’animal véritablement surnaturel, comme la licorne ou le dragon, ses descriptions prêtent souvent à l’animal une dimension merveilleuse. Par exemple, tantôt il est capable de se fondre dans le décor, comme l’écureuil « qui devient feuille et bois dans sa fuite » (« Les amis inconnus ») grâce à sa couleur, tantôt c’est l’antilope qui « emporte du ciel à ses cornes » ou le serpent qui déplore sa nature : il « se morfond de n’être qu’un  serpent ».

        Enfin, Supervielle utilise l’animal comme une métaphore de son monde intérieur, en établissant une interaction entre l’image de l’animal et les mouvements de son âme. Par exemple, le poisson est porteur du mystère de la vie, que le poète cherche à résoudre, sans y parvenir vraiment : « Il vous naît un poisson qui se met à tourner /Tout de suite au plus noir d’une lame profonde ». C'est cette impossibilité de communiquer qui ressort du poème « Les poissons ».

Mémoire des poissons dans les criques profondes,
Que puis-je faire ici de vos lents souvenirs ?
Je ne sais rien de vous qu’un peu d’écume et d’ombre
Et qu’un jour, comme moi, il vous faudra mourir.

Alors que venez-vous interroger mes rêves
Comme si je pouvais vous être de secours ?
Allez en mer, laissez-moi sur ma terre sèche ;
Nous ne sommes pas faits pour mélanger nos jours.

        Ainsi, à travers l’image de l’animal est alors suggéré ce que le poète ne peut exprimer directement, notamment cette fragilité qui le menace en permanence de disparaître, comme nous pouvons le voir par l’allégorie mise en place dans « Les chevaux du Temps ». La majuscule met l’accent sur le cavalier qui mène l’attelage assoiffé, venu se « désaltérer » en buvant la vie même du poète. Et, même si la nuit réconforte et est suivie d’un  réveil, un jour viendra où les chevaux, à nouveau, reviendront boire tout le sang du poète, toute sa vie.

Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte

J’hésite un peu toujours à les regarder boire

Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif.

Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse

Et me laissent si las, si seul et décevant

Qu’une nuit passagère envahit mes paupières

Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces

Pour qu’au jour où viendrait l’attelage assoiffé

Je puisse encore vivre et les désaltérer.

Une horde sauvage

Une horde sauvage

Mais, si ici l’animal traduit la peur, il peut, inversement, permettre de créer un monde idéal, fait de paix et d’harmonie, pour réparer la réalité cruelle, comme cette « antilope » qui inverse les rapports entre les animaux en leur ôtant toute férocité.

LES "AMIS" HUMAINS 

Un peuple d' "inconnus"

Tous les humains que peut croiser le poète sont autant d’« amis » potentiels qui peuplent sa solitude, inscrits en lui à jamais : « Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même / Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant. / Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes / Sont-ils sûrs d’en sortir même pour un moment ? » (« Un poète ») Ce sont des étrangers, qui surgissent au hasard, en quête, eux aussi, d’un compagnon de route : « Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche / Il ne connaîtra pas votre  nom ni vos yeux / Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres ». 

Or, ce verbe « toucher » crée une ambiguïté : désigne-t-il une émotion naissante, sous forme d’affection, de tendresse, d'émotion, ou bien du risque d’être blessé, sans le vouloir même, comme le suggère la question qui ferme le poème « Les amis inconnus », suivie de la demande de « pardon ».

Mais pourquoi tant d’amis ? Parce que tous partagent cette même condition humaine, promise à la disparition, d’où cette image du jeu de cartes dans « Figures », où un « visage » est très vite remplacé par un autre :

« Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ? »

 

Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

Supervielle, "Figures"

Je bats comme des cartes
Malgré moi des visages,
Et, tous, ils me sont chers.
Parfois l'un tombe à terre
Et j'ai beau le chercher
La carte a disparu.
Je n'en sais rien de plus.

C'était un beau visage
Pourtant, que j'aimais bien.
Je bats les autres cartes.
L'inquiet de ma chambre,
Je veux dire mon cœur,
Continue à brûler
Mais non pour cette carte


Qu'une autre a remplacée :
C'est un nouveau visage,
Le jeu reste complet
Mais toujours mutilé.
C'est tout ce que je sais,
Nul n'en sait davantage.

Image de l'amitié

Supervielle souligne ainsi l’interaction propre à l’amitié, un échange car les uns ont besoin des autres.

  • Ainsi, ces amis lui sont secourables, car ils effacent sa « solitude » d’où le dialogue restitué dans « Le poids d’une journée » : « Solitude, tu viens armée d’êtres sans fin dans ma propre chambre : / Il pleut sur le manteau de celui-ci, il neige sur celui-là et cet autre est éclairé par le soleil de Juillet. / Ils sortent de partout […] Leur rôle est alors bienfaisant pour le poète : « Et, nous aperçoit-il, abrité par ses vers, / Qu’il se console, avec nos visages divers, / De n’être plus du monde. »

  • Mais ils font aussi appel au poète, comme s’ils pouvaient leur donner les réponses encore non reçues : « ‘‘ Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! ’’ / Et chacun voudrait en faire un peu plus que l’autre. / Il en est qui cherchent un frère disparu, d’autres, leur maîtresse, leurs enfants. » Le poète, cependant, avoue son impuissance…

Un peuple de fantômes

Enfin, cette liaison d’amitié dépasse les frontières de la vie, puisque ces « amis » sont aussi toutes les âmes des morts, qui environnent les vivants, et tout particulièrement le poète, seul conscient de leur présence : « Espions de l’au-delà / Vous êtes parmi nous / À surveiller nos gestes / Et la joie de nos cœurs ». Car ces âmes souffrent d’abord de l’oubli des vivants : « On voyait bien nos chiens perdus dans les landes / Mais nous, on ne nous voyait plus », « On ne nous voyait pas, même avec de bons yeux ». Ils demandent donc au poète de les faire revivre en rappelant leur mémoire. « Le monde est plein de voix qui perdirent visage / Et tournent nuit et jour pour en demander un », explique-t-il, et l’un de ces amis-fantômes supplie le poète : « Laissez-moi m’appuyer un peu sur vos pensées. / C’est beaucoup d’approcher une oreille vivante. » Hanté lui-même par sa condamnation à l’oubli en tant qu’être mortel, sachant que le corps disparaît et que seule peut survivre l’âme, il en fait une « voix lointaine » qui réclame au poète une renaissance.

L'espace et le temps dans Les Amis inconnus 

Espace-temps

Dans son autobiographie, Boire à la source (1951), Supervielle se déclare « né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort », invitant ainsi le lecteur à étudier la représentation de l’espace et du temps dans son œuvre. Or, si nous pouvons rattacher aux nombreux voyages effectués entre l’Uruguay et la France en bateau, l’image récurrente dans le recueil du « paquebot » et de son « sillage » – titre d’une des sections –, un poème se réfère à l’Amérique du sud, celui dédié « À Ricardo Güiraldes », poète et romancier argentin (1886-1927), mais rien n'est véritablement dépeint : « Sur un banc de Buenos Aires, sur un sol très lisse et très long qui était déjà de la plaine ». Une autre mention sous forme de périphrase, « un pays qu'on apercevait fort au sud sur les cartes », associe le lieu à l'amour alors découvert, à nouveau sans images précises. 

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Jules Supervielle et son épouse, Pilar, sur le pont d'un paquebot

Ainsi, c’est davantage la valeur symbolique que prennent les notations spatio-temporelles qui guidera l’analyse.

LA REPRÉSENTATION DE L’ESPACE 

Les éléments naturels

L’air

Depuis l’oiseau qui « naît » dans le premier poème du recueil, les images de vol sont fréquentes, mais avec un symbolisme contrasté.

  • D’un côté, le ciel ouvre un espace infini, qui permet à la rêverie de se déployer, à l’âme de prendre son essor : elle « fait en l’air son nid » (« L’âme »). De ce fait, la douceur du vol, image de la rêverie, peut apaiser les angoisses, d’où l’hypothèse : « Et cherchait-on un peu de calme dans le ciel ».

  • Mais, d’un autre côté, il est si vaste qu’il en devient effrayant, comme si le poète souffrait d’agoraphobie, était pris de vertige en plein vol : « Je suis un oiseau dans l’air /Ne sachant où se poser ». Ainsi, comme l’oiseau qui a besoin de revenir se poser sur la branche, le poète a, lui, besoin des nuages, tels un lieu d’où il peut contempler sans risque la terre, « voir l’envers du plus haut des nuages ». Paradoxalement, le mouvement ascendant, l’élévation, s’inverse en mouvement redescendant vers la terre, seule à pouvoir offrir au poète sa solidité.

La terre

Omniprésente par sa flore, notamment les arbres, et par sa faune, tous les animaux qui la peuplent, la terre est le lieu de la vie, comme l’exprime le dialogue qui, dans « La demeure entourée », tente d’apporter au poète le soutien de « la montagne » ou des « bois », l’une avec la solidité, « roches, cailloux, / Un morceau de la Terre », l’autre « monde branchu », « monde feuillu » et « racines délicates ».

L’eau

Le recueil offre deux images de l’eau, la mer d’une part, la rivière de l’autre. Dans les deux cas, l’eau est mouvement, flux et reflux des vagues ou bien coulée incessante du flot, deux symboles de l’éphémère : « Tous les visages t’échappent comme l’eau et le sable » (« Solitude »). Supervielle retrouve ainsi la conception antique qui identifie le courant de la rivière au cours de la vie, tout comme le battement des lames, « [c]e bruit de la mer »,  s’identifie, chez Supervielle, aux battements du cœur. L’eau rappelle donc au poète sa condition mortelle puisque la rivière continuera à couler quand lui-même aura disparu : « Je coule pour moi seule et j’ignore les hommes. / Je ne suis jamais là où l’on croit me trouver / Et vais me devançant, crainte de m’attarder. » (« La demeure entourée ») De ce fait, si l’eau est la vie même, ceux qui viennent y boire menacent l’existence du poète, en proie à la tachycardie nocturne : « Et le cheval vient y boire la nuit / Allongeant le cou comme pour l’eau pure. », ce que met en évidence l’allégorie des « chevaux du Temps » qui étanchent leur soif » en venant boire à la rivière que leur offre « le sang » du poète.

Le feu

Lui aussi est symbole de vie, mais dans sa dimension éternelle puisqu’il est illustré, dans le recueil, par le soleil et les étoiles. C’est cette vie que chantent les morts dans « Le regret de la terre » : C’était le temps du soleil, / Vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille, / Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée, / Il savait donner leur couleur aux objets dès qu’il se posait ».

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Ce rôle est encore plus marqué pour les étoiles, qui éclairent les angoisses nocturnes du poète en soutenant sa rêverie : « Mais à défaut d’un visage / Les étoiles comprennent ta langue / Et d’instant en instant, familières des distances, / Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles, / Il suffit de prêter l’oreille lorsque se ferment les yeux. » (« Solitude ») C’est qu’elles ont une propriété : leur lumière vient « du fond de leurs années-lumière », elles permettent ainsi au passé de se survivre dans l’avenir.

L'interpénétration

Ce court poème montre à quel point, à travers le « songe » du poète, tous les éléments de l’univers se mêlent et s’interpénètrent : du feu du « fanal » qu’offrent « les astres du ciel », dans le mouvement ascensionnel de « l’altitude », à la plongée dans la « profondeur » d’un « lac » qui, lui-même, tend à la terre un miroir car il « reflète un mont »…

Plein de songe mon corps, plus d’un fanal s’allume

À mon bras, à mes pieds, au-dessus de ma tête,

Comme un lac qui reflète un mont jusqu’à sa pointe

Je sens la profondeur où baigne l’altitude

Et suis intimidé par les astres du ciel.

La rêverie du poète le transforme ainsi en un voyageur dans toutes les dimensions de l’espace...

Rien de ce qui fait les bois

Les grottes ni les cascades

Ne manquait entre ces murs

Ni les profondeurs sauvages.

Les espaces du dehors

Pénétraient dans la demeure

S’assuraient de votre corps

Aux formes douces-amères.

Le ciel lui-même était là,

Et sa menace discrète,

L’on entendait sur sa tête

L’avertissement des sphères.

Mais ce qui est encore plus frappant chez Supervielle est la façon dont cet espace immense parvient à se resserrer entre les quatre murs de la chambre : « Tout ce qui fait les bois, les rivières ou l’air / A place entre ces murs qui croient fermer ma chambre » (« Les cavaliers »). C’est ce que met en évidence l’énumération dans « Le spectateur », où tous les éléments se rejoignent.

LA REPRÉSENTATION DU TEMPS 

De même que, pour l’espace, Supervielle tente d’en rassembler les éléments en les ramenant de l’extérieur vers l’intérieur, il tente de redonner une unité présente à un « moi » éclaté entre le passé et le futur.  

Le passé

Parmi ces « amis inconnus », les morts sont particulièrement nombreux. Or, tous expriment le même « regret de la Terre » : « C’était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre ». Ils comptent sur le poète pour ranimer leur souvenir, pour leur rendre ainsi une forme d’existence au moins dans les mémoires, pour redonner vie au « violon de marbre », comme le demande la voix qui lui parvient : « Vous seul le pourriez. Venez tout de suite. »

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C’est ce qui explique aussi la place que Supervielle accorde à l’enfance, ce temps précieux car l'enfant était encore empli de certitude, le monde avait encore sa solidité, aujourd'hui perdue, comme le regrette, dans « Le nuage », le poète, à présent dans sa maturité.

Le futur

Que voulez-vous que je fasse du monde
Puisque si tôt il m’en faudra partir.
Le temps d’un peu saluer à la ronde,
De regarder ce qui reste à finir,

Le temps de voir entrer une ou deux femmes
Et leur jeunesse où nous ne serons pas
Et c’est déjà l’affaire de nos âmes.
Le corps sera mort de son embarras.

Cette conscience de la présence des morts autour de lui conduit le poète à percevoir le futur non comme une promesse de vie, mais seulement de survie, d’où le titre d'un poème, « Le temps d’un peu ». 

Le futur est donc insaisissable et incertain : « La vie est chose pesante et fragile » (« Les mains photographiées »)

Même s’il ne faut pas abuser de ce type d’explication, car cette conception  parcourt toute la philosophie, depuis le « memento mori » de l’épicurisme antique, sans doute l’arythmie cardiaque dont souffre Supervielle depuis l’enfance contribue-t-il à lui donner cette impression que son cœur, qualifié de « l’inquiet de ma chambre » dans « Figures », est toujours prêt à s’arrêter : « […] mon cœur / plein de honte pour moi, fait le sourd, se dépêche, / Me laisse sans chaleur. » Le futur est donc – et tout particulièrement la nuit, quand vient le sommeil – l’attente d’un arrêt de ses battements, comme le déplore l’âme : « Un jour je serai privée de ce grand corps près de moi » (« L’aube dans la chambre »). Mais, parallèlement, même quand les « chevaux du Temps » se désaltèrent du « sang » du poète, sans cesse il se recrée car sans cesse  l’aube, en dispensant sa lumière,  le rappelle à la vie.

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Daniel Martineau, sculpture

Le présent

Dans ces conditions, quelle image revêt le présent, suspendu entre le passé et le futur ? Trois aspects sont mis en évidence :

         L’un des recueils de Supervielle s’intitule Oublieuse mémoire, et c’est précisément cette mauvaise mémoire qui permet de faire table rase du vécu antérieur, d’oublier l’instant précédent : « Aujourd’hui, chaque jour, mourait d’un coup de lance. » Il est donc important de saisir ce présent avant qu’il ne s’efface : « L’on se voyait toujours pour la première fois, / Pour la dernière fois, et pour les autres fois. » (« La rêverie ») Tout se recrée donc à chaque instant.

Le désir 

Quand les yeux du désir, plus sévères qu’un juge, vous disent d’approcher,
Que l’âme demeure effrayée
Par le corps aveugle qui la repousse et s’en va tout seul
Hors de ses draps comme un frère somnambule,
Quand le sang coule plus sombre de ses secrètes montagnes,
Que le corps jusqu’aux cheveux n’est qu’une grande main inhumaine
Tâtonnante, même en plein jour…
Mais il est un autre corps,
Voici l’autre somnambule,
Ce sont deux, têtes qui bourdonnent maintenant et se rapprochent,
Des torses nus sans mémoire cherchent à se comprendre dans l’ombre,
Et la muette de soie s’exprime par la plus grande douceur
Jusqu’au moment où les êtres
Sont déposés interdits sur des rivages différents.
Alors l’âme se retrouve dans le corps sans savoir comment
Et ils s’éloignent réconciliés, en se demandant des nouvelles.

         C’est là le rôle même du corps, qui, tant qu’il existe, tant qu’il a le pouvoir de toucher, de saisir les objets, écarte la menace qui pèse sur l’âme : « […] c’est le tour du corps / D’aller et de venir, / De croiser les passants […] / De toucher les objets / Si beaux, à force d’être / À portée de la main. » 

D’où, dans la section « LE SILLAGE », qui chante l’amour, le poème « Le désir », écrit au présent, souligne la façon dont les corps des amants se découvrent l’un l’autre, oublient les angoisses de l’âme, pour réussir à « se comprendre dans l’ombre ». 

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Jules Supervielle et son épouse Pilar à Punta del Este, en Uruguay, en 1907

        Enfin, le présent est aussi le temps de l’écriture, qui, d’une part, permet de fixer la rêverie poétique, tel ce « cheval qui s’élance parti [des] yeux » de l’écrivain : « il vit, voyez-le soulevant la poussière ». D’autre part, la création poétique a aussi le pouvoir, même quand le poète a disparu, de l’inscrire dans un éternel présent, car son œuvre dépasse les contraintes du temps. Elle offre « [d]es cadeaux que la main ne peut prendre », mais précieux : « Un reflet qui couche sous la neige / O l’amour du plus haut des nuages, / Le silence au milieu du tapage, / Ou l’étoile que rien ne protège. / Tout cela il le nomme et le donne », tel un dieu créateur.  

L'écriture poétique dans Les Amis inconnus 

Écriture

Le recueil d’Apollinaire paraît en 1934 – mais plusieurs poèmes sont antérieurs – alors que, dès la fin du XIXème siècle, avec les Illuminations de Rimbaud ou avec le symbolisme de Mallarmé par exemple, et encore plus au début du XXème siècle, notamment avec Apollinaire, puis les dadaïstes et les surréalistes, la poésie a accompli une véritable révolution. Dans sa forme, bien sûr, en libérant la versification des contraintes, mais aussi en devenant de plus en plus hermétique. Or, Supervielle, dans son essai En songeant à un Art poétique, en 1951, s’oppose à cette poésie, jugée trop obscure :

        J'ai été long à venir à la poésie moderne, à être attiré par Rimbaud et Apollinaire. Je ne parvenais pas à franchir les murs de flamme et de fumée qui séparent ces poètes des classiques, des romantiques. Et s'il m'est permis de faire un aveu, lequel n'est peut-être qu'un souhait, j'ai tenté par la suite d'être un de ceux qui dissipèrent cette fumée en tâchant de ne pas éteindre la flamme, un conciliateur, un réconciliateur des poésies ancienne et moderne.

        Alors que la poésie s'était bien déshumanisée, je me suis proposé, dans la continuité et la lumière chères aux classiques, de faire sentir les tourments, les espoirs et les angoisses d'un poète et d'un homme d'aujourd'hui.  […] 

Quelles sont alors les caractéristiques de l’écriture poétique de Supervielle, dans son inspiration et dans les procédés qu’il met en œuvre ? 

POÉSIE ET RÊVERIE 

Pour lire l'extrait d'Ion de Platon

La rêverie inspiratrice

Dès le moment où Supervielle reconnaît que sa poésie naît de la rêverie, elle est dans une perpétuelle oscillation entre le mystère, l’insaisissable, et le réveil, l’emprise du réel. Rappelons que Platon dans son dialogue Ion (vers 391 av. J.-C.) fait du poète un inspiré des Muses, composant dans une sorte d’état de transe, car il le  compare aux Bacchantes, « possédées ». Mais, pour Supervielle, la rêverie va de pair avec la raison qui la transforme en poème, d’où sa définition du poète dans « Soyez bon pour le poète » : « Il traduit en langue nette / Nos infinitésimaux. » (Poèmes de l’humour triste, 1919) C'est ce double mouvement qu'il dépeint dans En songeant à un Art poétique. 

       Ce ton réel, cette sincérité dans l'accent, cette simplicité, j'ai toujours tâché pour mon compte de les retenir: elles étaient en moi suffisamment submergées dans le rêve pour ne pas nuire à la poésie. On a fait de notre temps une telle consommation de folie en vers et en prose que cette folie n'a plus pour moi de vertu apéritive et je trouve bien plus de piment et même de moutarde dans une certaine sagesse gouvernant cette folie et lui donnant l'apparence de la raison que dans le délire livré à lui-même.

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C’est ce que prouve d’ailleurs l’observation des ratures sur le brouillon d’un des poèmes du recueil Le Corps tragique (1959) : elles montrent le combat du poète avec son matériau, les mots, afin de mieux restituer cette rêverie.

Il précise dans En songeant à un Art poétique, l’origine chez lui de la création poétique :

       La poésie vient chez moi d'un rêve toujours latent. Ce rêve j'aime à le diriger, sauf les jours d'inspiration où j'ai l'impression qu'il se dirige tout seul.

     Je n'aime pas le rêve qui s'en va à la dérive (j'allais dire à la dérêve). Je  cherche à en  faire un rêve consistant, une sorte de figure de proue qui après avoir traversé les espaces et le temps intérieurs affronte les espaces et le temps du dehors — et pour lui le dehors c'est la page blanche.

      Rêver,  c'est  oublier  la  matérialité  de  son  corps, confondre en quelque sorte le monde extérieur et l'intérieur. L'omniprésence du poète cosmique n'a peut-être pas d'autre origine. Je rêve toujours un peu ce que je vois, même au moment précis et au fur et à mesure que je le vois, et ce que j'éprouvais dans Boire à la source est toujours vrai : quand je vais dans la campagne le paysage me devient presque tout de suite intérieur par je ne sais quel glissement du dehors vers le dedans, j’avance comme dans mon propre monde mental.

Une page corrigée du Corps tragique

Dans Les Amis inconnus, la rêverie est omniprésente, et de nombreux poèmes évoquent cet état intermédiaire entre le sommeil et le réveil, dans une sorte de clair-obscur de la conscience. Certains lui sont directement rattachés, d’autres l’évoquent indirectement : « Plein de songe mon corps » montre comment elle peut transfigurer l’univers, ce que nous retrouvons, par exemple, dans « Un poète », ou dans « Puisque je ne sais rien de notre vie ».

                                    Un poète

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d'en sortir même pour un moment ?
J'entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j'éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.

Portrait de Jules Supervielle

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           Puisque je ne sais rien de notre vie
           Que par ce peu d'herbage à la fenêtre
          Ou par des oiseaux, toujours inconnus,
          Que ce soit l'hirondelle, l'alouette,
          Retournons-en au milieu de ma nuit,
          Ma plume y met de lointaines lumières,
          J'ai ma Grande Ourse, aussi ma Bételgeuse,
          Et ce qu'il faut de ciel d'elles à moi
          Sous le plafond de ma chambre suiveuse
          Qui marche à mon pas, quand tout dort.  

Entre le mouvement et l'immobilité

Dans la mesure où la rêverie est un état intermédiaire, les procédés doivent permettre ce glissement incessant d’un état à l’autre, comme le traduit cette volonté exprimée par Supervielle dans En songeant à un Art poétique : « Tendre à ce que le surnaturel devienne naturel et coule de source  (ou en ait l'air).  Faire en sorte que l'ineffable nous devienne familier tout en gardant ses racines fabuleuses. »

De nombreux poèmes représentent des êtres en mouvement, qui ensuite s'immobilisent, depuis les animaux naissants dans « Les amis inconnus », les oiseaux qui volent, puis se posent, les « chevaux du Temps » qui « s’arrêtent » pour se « désaltérer », jusqu’aux humains, le « cavalier qui passe » dans « L’Allée » ou le « Hors-venu ». Même les objets sont susceptibles de s’animer, tel « l’immobile violon, le violon de marbre » de « L’appel », en se personnifiant.

Ainsi, l’immobilité devient mouvante, tandis qu’inversement, ce qui est mouvant est sans cesse prêt à se figer, à commencer par le poète lui-même, ce « spectateur » dans son « cadre » : « Un gros cordon vous fixait / À la cruelle solive ».

Et les objets se mirent à sourire,

L’armoire à glace avait un air très entendu,

Et le fauteuil feignait d’en savoir long

Sur nos quatre saisons et sur la sienne seule

(Elle ignore le gel et les ardeurs solaires).

Le robinet riait dans sa barbe bruyante,

La corbeille à papiers lisait des bouts de lettres

Dès qu’on avait le dos tourné

Et j’étais un objet méditant parmi d’autres

(Oubliant que naguère encor j’étais un homme).

LES IMAGES 

L’autre ressource pour opérer ce glissement de l’imaginaire au réel est le recours aux figures de style par analogie, depuis la comparaison jusqu’à l’allégorie en passant par la personnification, et la métaphore. Pour Supervielle, c’est là le propre même de la poésie :

Le poète dispose de deux pédales, la claire lui permet d'aller jusqu'à la transparence, l'obscure va jusqu'à l'opacité. Je crois  n'avoir que rarement appuyé  sur la  pédale obscure. Si je voile c'est naturellement et ce n'est là, je le voudrais, que le voile de la poésie. Le poète opère souvent à chaud dans les ténèbres mais l'opération à froid a aussi ses avantages. Elle nous permet des audaces plus grandes parce que plus lucides. Nous savons que nous n'aurons pas à en rougir un jour comme d'une ivresse passagère et de certains comportements que nous ne comprenons plus. J'ai d'autant plus besoin de cette lucidité que je suis naturellement obscur. Il n'est pas de poésie pour moi sans une certaine confusion au départ. Je tâche d'y mettre des  lumières sans faire perdre sa vitalité à l'inconscient. (En songeant à un Art poétique)

La comparaison

 

Si la comparaison, elle, reste explicite, la métaphore peut rester dans l’ambiguïté. Mais cela n’empêche pas que même les comparaisons sont à interpréter, telle celle qui, dans « Les Amis inconnus », met en évidence la violence que peuvent infliger les « mots inconsidérés », les « phrases venant de lèvres inconnues / Qui vous touchent de loin comme des balles perdues ». De même, dans « Le poids d’une journée », alors que la solitude du poète, plongé dans sa rêverie, est peuplée d’« êtres » qui lui parlent, lorsqu’ils disparaissent, il retrouve sa solitude créatrice : « Et mes lèvres se mettent à rêver pour leur propre compte comme des orphelines. » 

La métaphore

 

Certaines métaphores sont aisées à comprendre, comme « la muette de soie » qui, dans « Le désir », désigne les peaux qui se touchent. D’autres sont plus complexes car elles s’inscrivent dans une scène d’ensemble, comme dans « Le hors-venu ». Il est donc nécessaire de d’abord observer comment ce « hors-venu », cet être mystérieux venu d’ailleurs, comme Supervielle du lointain Uruguay, doté aussi d’étranges pouvoirs, peut être identifié au poète, pour, ensuite associer la métaphore, « Ses travaux de terrassement / Dans les carrières de son âme / Le surprenaient-ils harassé / près de bornes sans inscription », à la création poétique, une plongée en soi, une lutte avec la matière, le langage, et une confrontation avec la page blanche. Parfois, il est difficile de percer le mystère d’une métaphore, comme celle du « vent »,  fréquente chez Supervielle. Quand il déclare « Protégeons de la main ta lumière, mon cœur / Qu’entourent sans merci les grands seigneurs du Vent / S’amusant à vouloir souffler cette bougie. », ces maîtres cruels sont sans doute des émissaires porteurs de mort ? Mais, dans « Vivre encore », la métamorphose est plus floue, nous rappelant l’univers du mouvement baroque, en incessante transformation : « Ce loup de l’an dernier c’est le vent d’aujourd’hui / Et qui saura jamais ce qu’il va devenir ? » Ce « vent », repris plus loin par « cet air en désordre », pourrait ici être, au contraire le souffle d’une vie puissante…

La personnification

 

Les personnifications soutiennent de très nombreux poèmes, comme dans « Le hors-venu » sur le passage duquel « […] même les arbres étaient pris de vivacité, / Les troncs frissonnaient dans la fibre, / Visiblement réfléchissaient ». Tous les « amis inconnus » qui peuplent le recueil sont ainsi personnifiés, tels les oiseaux, avec lesquels le poète dialogue, et, encore plus souvent, les étoiles, celle qui « voudrait chanter », celle qui implore le poète, « Je tremble au bout d’un fil, / Si nul ne pense à moi je cesse d’exister », toutes interlocutrices lointaines : « Les étoiles comprennent ta langue / Et d’instant en instant, familières des distances, / Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles, / Il suffit de prêter l’oreille lorsque se ferment les yeux. » Ce sont ces personnifications qui, notamment, contribuent à la simplicité de la poésie de Supervielle car elles permettent de concrétiser des abstractions,  par exemple l’âme, dotée de parole, qualifiée de « Mère inquiète toujours près de ce corps qui s’allonge ».

L'allégorie

 

Enfin, la métaphore ou la personnification, quand elles se déroulent tout au long d’un poème, peuvent devenir une allégorie, polymorphe comme dans les trois quatrains de « L’âme » :

Puisqu’elle tient parfois dans le bruit de la mer
Ou passe librement par le trou d’une aiguille
Aussi bien qu’elle couvre une haute montagne
                   Avec son tissu clair,

Puisqu’elle chante ainsi que le garçon, la fille,
Et qu’elle brille au loin aussi bien que tout près,
Tantôt bougie ou bien étoile qui grésille
                  Toujours sans faire exprès,

Puisqu’elle va de vous à moi, sans être vue,
Et fait en l’air son nid comme sur une plante,
Cherchons-la, sans bouger, dans cette nuit tremblante
Puisque le moindre bruit, tant qu’il dure, la tue.

Peintre de Dolon, Ulysse sacrifiant un bélier pour invoquer l’âme de Tirésias, IVème siècle avant J.-C. Cratère lucanien à figures rouges, Cabinet des médailles, BnF

Certaines de ces allégories renvoient à la mythologie, comme ces « chevaux du Temps », qui nous rappellent les chevaux qui mènent le char d’Hélios, le Soleil, ou dans « L’appel », cette voix qui chuchote à l’oreille du poète en lui demandant de réveiller l’« archet », de ranimer la mort, qui évoque le mythe d’Orphée. Les morts ont besoin des vivants, c’est ce que disait déjà l’Odyssée lors de la "Nekuia" (chant XI), quand Ulysse parvient à communiquer avec l’âme du devin Tirésias. D’autres peuvent renvoyer à des souvenirs religieux, comme dans « L’allée », où nous pouvons penser que le premier cavalier serait un de ceux de l’apocalypse, la mort ; le « second cavalier », recréant le monde, ne pourrait-il pas alors être le poète ? 

Peintre de Dolon, Ulysse sacrifiant un bélier pour invoquer l’âme de Tirésias, IVème siècle avant J.-C. Cratère lucanien à figures rouges, Cabinet des médailles, BnF

Ne touchez pas l'épaule

Du cavalier qui passe,

Il se retournerait

Et ce serait la nuit,

Une nuit sans étoiles,

Sans courbe ni nuages.

- Alors que deviendrait

Tout ce qui fait le ciel,

La lune et son passage,

Et le bruit du soleil ?

- Il vous faudrait attendre

Qu'un second cavalier

Aussi puissant que l'autre

Consentît à passer.

Le poète insiste donc tout particulièrement non seulement sur l’importance de l’image, sur la façon dont elle correspond au clair-obscur de la rêverie, mais aussi sur sa plasticité, sur ce glissement d’une forme de l’image à l’autre : « L'image est la lanterne magique qui éclaire les poètes dans l'obscurité. Elle est aussi la surface éclairée lorsqu'il s'approche de ce centre mystérieux où bat le cœur même de la poésie. Mais il n'y a pas que les images. Il y a les passages des unes aux autres qui doivent être aussi de la poésie. »

UNE POÉSIE DE LA SIMPLICITÉ

En répétant son refus de l’obscurité poétique, qualifiée ici de « folie » – pensons à l’écriture automatique ou aux sommeils hypnotiques pratiqués par les surréalistes –, Supervielle proclame sa volonté de « simplicité », voire, comme il le dit dans un autre passage, de « transparence ».

Ce ton réel, cette sincérité dans l'accent, cette simplicité, j'ai toujours tâché pour mon compte de les retenir : elles étaient en moi suffisamment submergées dans le rêve pour ne pas nuire à la poésie. On a fait de notre temps une telle consommation de folie en vers et en prose que cette folie n'a plus pour moi de vertu apéritive et je trouve bien plus de piment et même de moutarde dans une certaine sagesse gouvernant cette folie et lui donnant l'apparence de la raison que dans le délire livré à lui-même. 

C’est ce qui peut expliquer le choix de la forme donnée au poème, avec trois énonciations dominantes.

La description

 

Dans le long poème, « Le spectateur », qui forme une section à lui seul, Supervielle se représente comme suspendu dans un « cadre », « comme un pendu », « l’âme prise dans la peinture », qui observe ce qui l’environne, la chambre, dans laquelle gît son corps « aux formes douces-amères », une sorte de double lui aussi en observation de « la femme de silence », et de tous ces visiteurs : « on entendait ». Les verbes « regarder », « voir », « écouter » sont d’ailleurs récurrents pour mettre en place les descriptions, comme celle des objets qui s’animent dans la chambre. Dans ces descriptions nous retrouvons tous les « amis inconnus », les animaux, dans « Les suiveurs », par exemple, mais aussi les humains, comme ces « visages grossiers » qui raillent le poète parce qu’il ne sait pas jouer avec les « boules d’ivoire » du billard : « Ils boivent de la bière / Et s’essuient la moustache / D’un revers de la main. »

Mais aucune de ces descriptions n’est neutre, le poète interprète le monde observé, notamment en lui prêtant vie, en commentant. Ainsi, dans « L’arbre », le « spectateur » laisse jaillir une question à partir de la description, puis un élan d’admiration, nous invitant, dans les deux derniers vers, à lire le poème comme une « fable » délivrant une morale finale : « Il faut savoir être tout entier dans une feuille / Et la voir qui s’envole. » À travers sa description, l’arbre est donc devenu un modèle pour l’homme, voire son double.

Le récit

 

Le plus souvent, le poème combine le temps de la description et celui du récit, afin de nous raconter une histoire, comme dans « Le hors-venu » où nous assistons à la longue marche de cet homme, accompagné de son « écuyer », et partageons ses rencontres. À nouveau, comment ne pas penser à la fable face au récit de « L’antilope », ou à celui de « L’ours » ? Même quand il s’agit de se lui-même mettre en scène, le poète recourt au récit qui construit le surnaturel : « Je bats toujours comme des cartes / Malgré moi des visages, / Et, tous, ils me sont chers. Parfois l’un tombe à terre / Et j’ai beau le chercher / La carte a disparu. » C’est aussi par le récit que se raniment le rêve – ou le cauchemar – et le souvenir, notamment celui de l’amour dans la section « LE SILLAGE ». Dans le poème portant ce titre, toute une histoire d’amour nous est racontée, le temps où vogue la barque du « bonheur » d’abord, puis la mort de ces « noyés par amour », dépassée par ce qui en subsiste, « un peu de la voilure errait encore en l'air », car rien ne s’efface à jamais. Nous y trouvons aussi la relation sensuelle dans « Le désir » ou la force de l’amour dans « Ce sont bien d’autres lèvres ». Ainsi l’imagination, porteuse de l’irréel, s’inscrit dans des actes quotidiens, rendant le surnaturel naturel.

Le dialogue

 

Cette simplicité vient aussi des dialogues, qui donnent l’impression que le poème inclut la communication de la vie quotidienne. Toute la question est d’identifier les interlocuteurs, en s’appuyant sur les pronoms personnels.

L’auteur et son lecteur

L’auteur qui, d’ordinaire, choisit le « je », s’associe parfois à ses lecteurs par l’emploi du « nous », puisqu’ils partagent avec lui la même condition humaine, éphémère.

Il faut, en revanche, distinguer dans les emplois de « vous », ceux qui participent au dialogue du poète avec lui-même, dès le premier poème, « Les amis inconnus », avec l’anaphore « Il vous naît… » de ceux qui renvoient directement au lecteur. C’est, par exemple, le cas dans « L’allée », avec la double injonction : « Ne touchez pas l’épaule / Du cavalier qui passe », « Il vous faudrait attendre… » Le lecteur devient ainsi un témoin, interpellé, des réflexions ou des rêveries du poète, ou du spectacle qu'il dépeint, tel ce « cheval » né de sa rêverie : « Mais il vit, voyez-le soulevant la poussière. »

Le dialogue avec soi-même

Enfermé dans sa solitude, le poète se dédouble pour entretenir un dialogue, tel celui de l’âme avec le corps dans « L’aube dans la chambre » ou du cœur qui s’adresse au poète pour l’encourager : « ‘‘[…] il faut continuer d’être un cœur de vivant guetté par le danger.’’ » Ce dialogue intérieur est incessant, tantôt avec la distance du vouvoiement comme dans « Portes » avec cette « voix qui vous parle », tantôt en recourant à un tutoiement familier. Ainsi, dans « Solitude », le poète semble s’adresser à son double dans sa question initiale, « Homme égaré dans les siècles, / Trouveras-tu jamais un contemporain ? », comme dans son interpellation finale : « Oh ! je sais, je sais bien que tu aurais préféré / Être compris par le jour que l’on nomme aujourd’hui. » Ce dédoublement sépare aussi parfois deux époques de sa vie, où l’interlocuteur imploré, « Écoute-moi, Capitaine de mon enfance », est l’âme de l’enfant d’autrefois.

Jean-Michel Folon, L’Homme et son double, 1982. Aquarelle. Fondation Folon

Jean-Michel Folon, L’Homme et son double, 1982. Aquarelle. Fondation Folon

Cet étrange dialogue intérieur qui entraîne deux procédés d’écriture :

        La parenthèse, comme si la part rationnelle du poète prenait du recul sur son autre part, l’imagination, comme dans « Alter ego » où chaque parenthèse démythifie avec humour l’assertion précédente : « Je ne puis pas bouger / (Vous marchez sur la route) ».

          Un jeu de questions-réponses, comme si, confronté au mystère, le poème permettait ainsi de formuler des réponses. Dans « Quand le soleil… », par exemple, nous voyons bien comment, face aux objections de celui qui s’angoisse, la voix du double tente d’apporter a raison, l’apaisement.

 « Quand le soleil... – Mais le soleil qu’en faites-vous ?

Du pain pour chaque jour, l’angoisse pour la nuit.

– Quand le soleil... – Mais à la fin vous tairez-vous,

C’est trop grand et trop loin pour l’homme des maisons.

– Ce bruit de voix... – Ou bien plutôt bruit de visages,

On les entend toujours et même s’ils se taisent.

– Mais le silence... – Il n’en est pas autour de vous,

Tout fait son bruit distinct pour l’oreille de l’âme.

Ne cherchez plus. – Et comment pourrais-je ne pas chercher,

Je suis tout yeux comme un renard dans le danger.

– Laissons cela, vous êtes si près de vous-même

Que désormais rien ne pourrait vous arriver,

Rassurez-vous, il fait un petit vent de songe

Et l’étrange miroir luit presque familier. »

Orphée charmant les animaux, vers 225-250. Mosaïque. Musée national archéologique de Palerme

Le poète et ses "amis inconnus"

Nous avons déjà pu identifier ces « amis inconnus », notamment les animaux, chien, oiseau, poissons…, avec lesquels il dialogue en retrouvant la simplicité du ton des fabulistes, s’identifiant ainsi avec celui qui symbolise l’origine même de la poésie, Orphée, doté de ce pouvoir. S’il dépasse la barrière des espèces, le poète efface aussi celle de l’espace, puisque son don d’ubiquité lui permet d’entretenir un dialogue avec l’univers entier, « le corps de la montagne », les « bois », « la rivière » ou même « l’étoile », dans « La demeure entourée ».

Orphée charmant les animaux, vers 225-250. Mosaïque. Musée national archéologique de Palerme

Ce sont enfin les limites du temps qui disparaissent, pour communiquer, tout particulièrement avec les morts, ce peuple de fantômes qui parcourent le recueil : « Le monde est plein de morts qui perdirent visage », déclare-t-il, et, quand le poète les sollicite, « Parlez-moi de façon familière », « une voix » lui apporte une réponse. Tantôt, c’est un mort identifié, comme le poète ami, Ricardo Güiraldes, mais plus souvent des anonymes, comme les « veuves » qui forment une section entière. Ainsi, dotés de parole, ils ne se privent pas d’exprimer leur « regret de la terre », et implorent même le poète dans « Le poids d’une journée » : « Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! », « Écoutez-moi, puisque je vous dis que je m’en irai aussitôt après. / Ils me font signe de m’asseoir pour que l’entretien soit plus long. » Mais, face à un « inconnu qui […] demande pardon », à cette « jeune fille » venue de loin ou à la « vieille femme qui […] demande conseil », le poète reste impuissant et ne peut que reprendre le dialogue avec lui-même.

Plus étrange encore, le poète, se projetant dans sa propre mort, se met à son tour à entretenir un dialogue avec les hommes de l’avenir, auxquels il s’adresse, « Mes frères qui viendrez », pour imaginer qu’ils lui accorderont sa survie.

LA VERSIFICATION 

Rejetant les excès de bon nombre de ses contemporains, Supervielle n’en rompt pas moins avec plusieurs éléments propres à la versification traditionnelle, telles la métrique ou la rime par exemple, puisqu’il adopte souvent le vers blanc. L'essentiel reste donc pour lui le sens de ses poèmes, que la versification doit éclairer, toujours dans un souci de "transparence" : « Je n'ai guère connu la peur de la banalité qui hante la plupart des écrivains mais bien plutôt celle de l'incompréhension et de la singularité. N'écrivant pas pour des spécialistes  du  mystère  j'ai  toujours  souffert  quand une personne sensible ne comprenait pas un de mes poèmes. »

La rime

 

Si Supervielle joue sur les sonorités, assonances ou allitérations, les poèmes du recueil sont dépourvus de rimes. En fait, un seul poème du recueil montre une recherche dans ce domaine, « La rêverie », où nous observons, plusieurs rimes suivies, comme entre « miroirs » et « noir », « rêverie » et « amie », « autrement » et « élément », « profondes » et « ronde », et même, sur quatre vers, deux rimes embrassées : « Bougeait et devenait mille mains à venir. L’on se voyait toujours pour la première fois, / Pour la dernière fois et pour les autres fois. / Même au fond du sommeil vous pressait l’avenir ». Cette particularité peut venir de la volonté de créer ainsi une sorte de bercement, en écho à l’état même de « rêverie » qui soutient le poème.

Cependant, malgré l’absence de rimes, Supervielle ne fait pas disparaître les strophes. Si, en effet, de nombreux poèmes forment un ensemble unique, d’autres recourent aux tercets, aux quatrains, voire au quintil, plus rare, chaque strophe offrant alors une unité de sens, ou au distique, qui lui permet de marquer les étapes du récit, comme dans « Terrasse ou balcon… » ou « Le sillage ». Dans ces deux cas, notons le rôle du dernier vers, qui, détaché, donne au poème sa clé.

La métrique : vers pair et impair

 

Supervielle n’a pas abandonné l’alexandrin, jouant parfois, comme dans « L’âme », sur son contraste avec un seul hémistiche, enjambement alors mis en relief, « Aussi bien qu’elle couvre une haute montagne / Avec son tissu clair. », « Tantôt bougie, ou bien étoile qui grésille / Toujours sans faire exprès », ou avec le rythme du dernier alexandrin, 6 / 4 / 2, « Puisque le moindre bruit, / Tant qu’il dure, / La tue. » Le décasyllabe est rare, de même que l’octosyllabe, que nous trouvons, par exemple, dans « Le hors-venu », comme pour marquer le rythme plus vif de la marche, l’accélération étant encore plus frappante avec l’hexasyllabe : galop du cavalier dans « L’allée », tournoiement de la « boule » dans « L’ours », cartes à jouer battues dans « Figues », ou rythme du dialogue contradictoire dans « Alter ego ».

Le vers impair, lui, crée des ruptures, comme pour traduire des dissonances, l’effacement de la clarté de l’enfance dans « Le Nuage », où heptasyllabe ou même le pentasyllabe s’intercalent entre les vers pais, alexandrins ou décasyllabes. C’est aussi le cas dans « Les suiveurs » où il met en évidence la bizarrerie du cortège animal.

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Anonyme, pour illustrer "Les mains photographiées"

Le rythme

 

Le choix du vers libre implique de porter une attention particulière au travail sur le rythme, comme dans « Les mains photographiées », où les vers longs alternent avec les vers plus courts, jusqu’au raccourcissement progressif des trois derniers vers, passage du temps de la pose devant l’objectif de l’appareil photo au flash des « forces lumineuses » qui conduit à l’assertion finale : « Le moment était arrivé où l’on ne pouvait même plus, / Sans mentir, les dire oublieuses. » Dans « L’aube dans la chambre », alors que les vers longs dépeignent les glissements successifs des rayons de l’aube, avec leurs couleurs, les vers courts, eux, sont réservés au poète « [q]ui repose dans son lit », promis à la mort.

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"Les mains photographiées", manuscrit typographique

Supervielle ne renonce pas à la ponctuation, notamment dès lors qu’il insère dans le poème un dialogue. Mais parfois, la phrase s’allonge, comme sur les six derniers vers des « chevaux du Temps », sans pause, image d’une sorte d’épuisement. De même, dans « Je suis une âme qui parle », les vingt-deux premiers vers ne forment que quatre phrases, et les virgules y sont rares, peut-être pour reproduire le flot de paroles de cette âme dépourvue de la matérialité du corps.

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