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Jules Supervielle, " Le bœuf et l'âne de la crèche", in L'Enfant de la haute mer, 1931

L'auteur (1884-1960) : entre deux mondes)

Portrait de Supervielle

Portrait de Jules Supervielle

Le temps des origines

Supervielle évoque longuement, dans une autobiographie, Boire à la source, sous-titrée « Confidences », publiée en 1951, sa double origine : « Je suis un Basque, un Béarnais mâtiné d’Urugayen, c’est le pays où je suis né »

Sa famille fait partie, en effet, de ces nombreux Pyrénéens qui ont émigré, dès la première moitié du XIXème siècle, vers l’Uruguay, où son oncle a fondé une banque, à Montevideo. Elle assurera d’ailleurs la fortune de la famille, et celle de Jules Supervielle, qui pourra vivre de ses rentes. Il naît à Montevideo, mais, tout bébé, il est amené en France pour être présenté au reste de la famille, visite à l’issue tragique puisque ses parents meurent tous deux après avoir bu une eau empoisonnée par du vert-de-gris, selon le récit de l’écrivain, plus probablement du choléra contracté à leur arrivée à Marseille.

Confié à sa grand-mère, Supervielle n’est rapatrié en Uruguay qu’à l’âge de trois ans, dans la famille de son oncle, qu’il croit être la sienne : ce n’est qu’à l’âge de neuf ans qu’il surprend une conversation et découvre progressivement sa nature d’orphelin et ses véritables origines. 

On imagine aisément la blessure existentielle vécue par l’enfant, blessure langagière aussi, puisque les mots employés jusqu’alors, père, mère, frères, sœurs…, se révèlent faux. C’est sans doute aussi une des deux explications de la place prise par les morts – et la mort en général – dans son œuvre, une sorte de compagnonnage familier. La seconde explication est la maladie vécue depuis l’enfance, une arythmie cardiaque, devenue sévère tachycardie. Les intermittences de ce cœur, si souvent invoqué dans son œuvre, ne rappellent-elles, à chaque instant, que l’homme est mortel : « il lui arrive encore parfois, comme au temps des terreurs antiques, de faire beaucoup de bruit dans la poitrine. »

Le temps des voyages

Après les années d’enfance partagées entre la vie à Montevideo, la ville intense et chaude, et les séjours dans une « estancia » dans la pampa, la terre de la liberté, son oncle l’envoie, en 1894, suivre sa scolarité à Paris, mais il retourne pour les grandes vacances en Uruguay. Un des chapitres de son autobiographie, intitulée « La traversée », montre l’importance pour lui de ces voyages entre la France et l’Uruguay, dans des navires qui réunissent les deux lieux disjoints, et dont le sillage semble représenter une cicatrice jamais refermée. C’est en France qu’il fait son service militaire, c’est en Argentine qu’il épouse Pilar, en 1907,  c’est à nouveau en France qu’il s’installe en 1909 et vit la première guerre mondiale, au service de la censure postale en raison de son don des langues, tandis que la seconde guerre mondiale le surprend lors d’un séjour à Montevideo. 

Jules Supervielle avec son épouse, PIlar

Jules Supervielle avec son épouse, PIlar

Les voyages entre les deux pays sont incessants, comme si, en lui, coexistaient deux « moi », impossibles à réconcilier : en France, il rêve de l’Uruguay,  en Uruguay, il regrette la France. Ajoutons-y d’autres voyages encore, à travers l’Europe, mais aussi en Amérique du sud, Brésil, Uruguay…, toute son œuvre est parcourue de voyages, réels ou oniriques.

L'écrivain

Outre ses nombreuses lectures, Supervielle a noué des amitiés littéraires profondes, notamment avec Henri Michaux, dès 1923, avec lequel il partage, en 1926, un retour dans les Pyrénées, longue enquête sur ses origines. Gide et Valéry, auxquels il a envoyé son troisième recueil poétique, Poèmes de l’humour triste (1919), l’introduisent à La Nouvelle Revue française, il échange plusieurs lettre avec Rainer Maria Rilke, il devient l’ami de Valéry Larbaud, et, en 1927 de Jean Paulhan auquel il donne à lire tous ses textes, puis d'Étiemble. Son activité littéraire se multiplie pendant l’entre-deux-guerres, passant d’un genre à l’autre : recueils de poèmes, Gravitations (1925), Les Amis inconnus (1934), La Fable du monde (1938), qui lui valent la notoriété, mais aussi contes et nouvelles, romans – dont le premier L’Homme de la pampa (1923) est particulièrement intéressant – et théâtre avec La Belle au bois, notamment, en 1932. 

Présentation de "Le bœuf et l'âne de la crèche")

Pour lire l'œuvre

Présentation

Nouvelle ou conte ?

C’est dans le N°207 du 30 décembre 1930 de La Nouvelle Revue Française que « Le bœuf et l’âne de la crèche » est d’abord publié avant d’être repris, en 1931, comme second récit,  dans un recueil de huit nouvelles intitulé, à partir de celle qui l’ouvre, L’Enfant de la haute mer.

Or, le recueil est sous-titré « Contes », ce qui souligne les hésitations génériques de Supervielle, qui emploie tantôt ce terme, tantôt ceux de « nouvelle », d’« épisode », ou même de « mythe ». En fait, si ces appellations s’entrelacent, c’est sans doute parce que, dans chacune de ces formes, il y a d’abord un « conteur », car elles relèvent à la fois du récit et du discours à un destinataire, et surtout, un poète, comme il l’écrit dans une lettre à Étiemble du 30 juillet 1941 : « Certains de mes textes sont entre le conte et le poème en prose. » Le même glissement est évoqué quand il en explique l’intérêt pour lui dans En songeant à un art poétique, en 1951 : « « Comme [le poème] baigne chez moi dans le rêve intérieur je ne crains pas de lui faire prendre parfois la forme d’un récit. La logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète. »

La Nouvelle Revue Française, n°207, décembre 1930

Le titre

Le titre, « Le bœuf et l’âne de la crèche », renvoie à un double héritage. La mention des animaux nous fait penser aux fables, dans lesquelles, depuis Ésope, ils sont mis en scène, dotés de parole, pour servir à une morale, tandis que le lieu, « la crèche », renvoie aux représentations de la Nativité, qui ont traversé les siècles, par une transmission qui rappelle celle du mythes. De quels éléments Supervielle hérite-t-il ?

 

Pour lire les extraits des évangiles de Luc et de Matthieu

Le bœuf et l'âne 

On pense souvent, en raison des illustrations de la Nativité, que le bœuf et l’âne figurent dans les récits bibliques. Or, ils ne sont mentionnés ni dans l’évangile de Luc ni dans celui de Matthieu.

  • Le récit de Luc, en mentionnant le nouveau-né « emmailloté et « couché dans une mangeoire », peut toutefois justifier la présence d’animaux tels le bœuf ou l’âne. Il signale aussi la venue des bergers pour répondre à l’appel de « l’ange du Seigneur », rejoint par « la multitude de l’armée céleste », dont Supervielle fait largement état.

  • Le récit de Matthieu met l’accent sur la venue des mages, guidés par « l’étoile », et les présents offerts, « de l'or, de l'encens et de la myrrhe », dépeints par Supervielle, tandis qu’est annoncée la fuite de la famille en Égypte pour échapper à Hérode, sur laquelle se ferme le conte.

La première mention des animaux est faite dans l’évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu, intitulé aussi Livre de la naissance de la bienheureuse Vierge Marie et de l’enfance du Sauveur, écrit entre 600 et 625. Ils y sont brièvement personnifiés.

CHAPITRE XIII

(2) Et, après avoir dit cela, il fit arrêter la monture et invita Marie à descendre de la bête et à entrer dans une grotte où régnait une obscurité complète, car elle était totalement privée de la lumière du jour. Mais, à l'entrée de Marie, toute la grotte se mit à briller d'une grande clarté, et, comme si le soleil y eût été, ainsi elle commença tout entière à produire une lumière éclatante, et, comme s'il eût été midi, ainsi une lumière divine éclairait cette grotte. Et cette lumière ne s'éteignit ni le jour ni la nuit, aussi longtemps que Marie y accoucha d'un fils, que des anges entourèrent pendant sa naissance, et qu'aussitôt né et debout sur ses pieds ils adorèrent en disant: "Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté." […]

(6) Des bergers de brebis affirmaient aussi qu'ils avaient vu, au milieu de la nuit, des anges chantant des hymnes à Dieu, et que, de leur bouche, ils avaient appris que le Sauveur des hommes, le Christ Seigneur, était né, en qui serait rétabli le salut d'Israël.

(7) De plus, du soir au matin, une grande étoile resplendissait. Cette étoile annonçait la naissance du Christ qui, selon la promesse, viendrait sauver non seulement Israël, mais toutes les nations.

CHAPITRE XIV

 Or, deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l'enfant dans une crèche, et le bœuf et l'âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe disant: « Le bœuf a connu son propriétaire, et l'âne, la crèche de son maître » (Is 1.3), et ces animaux, tout en l'entourant, l'adoraient sans cesse. Alors furent accomplies les paroles du prophète Habaquq disant : « Tu te manifesteras au milieu de deux animaux. » (Hab 3.2) Et Joseph et Marie, avec l'enfant demeurèrent au même endroit pendant trois jours.

Mais l’auteur du récit prend soin d’appuyer cette présence animale sur deux références beaucoup plus anciennes, à des prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe et Habaquq. Ils avaient donné à ces animaux une valeur symbolique. En déclarant « « Le bœuf a connu son propriétaire et l’âne la crèche de son maître », Isaïe notamment les opposait au reproche lancé ensuite : « Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas… Israël ne connaît rien. Mon peuple n'a point d'intelligence. Malheur à la nation pécheresse, au peuple chargé d'iniquités, à la race des méchants, aux enfants corrompus ! » Les premiers à reconnaître en l’enfant Jésus le Messie annoncé, ces animaux représentent donc la foi fervente, et c'est cette image qu'illustre Supervielle, en plaçant au cœur du conte leurs deux prières et à travers la description de leur comportement, tout particulièrement de celui du bœuf, ainsi que de leurs discours. 

Le bœuf et l’âne lors de la Nativité. Portail de Saint-Trophime, Arles

Le bœuf et l’âne lors de la Nativité. Portail de Saint-Trophime, Arles

La crèche

Le cadre diverge entre les différents textes bibliques. Si l’évangile de Matthieu ne mentionne qu’une « maison », la « mangeoire » de celui de Luc laisse supposer qu’il s’agit bien d’un abri destiné à des animaux, tandis que le récit du Pseudo-Matthieu place la naissance elle-même dans une « grotte », avant que, « deux jours après », le bébé ne soit déplacé « dans une étable » et couché « dans une crèche ».  

Plus qu’aux récits bibliques, Supervielle emprunte, en fait,  à une tradition illustrée par de nombreux peintres, qu’un récit de Thomas de Celano, son premier biographe, fait remonter à François d’Assise (1181 ou 1182-1226). Alors qu’en 1223 François d’Assise se trouvait à Greccio, petite ville d’Italie, il aurait demandé à un de ses amis qui l’avait installé, avec ses compagnons, dans une grotte comme ermitage : « Je veux célébrer Noël avec toi, cette année, dans la grotte. Tu y installeras une mangeoire pleine de foin. Fais venir un bœuf et un âne. Il faut que cela ressemble à la crèche où est né Jésus ». Tous les habitants du voisinage, munis de lanternes et de cierges, vinrent avec leurs animaux assister à la messe, célébrée au-dessus de la mangeoire en guise d’autel, dans laquelle avait été couché un petit enfant qui avait l’air endormi…François s’approcha, prit l’enfant tendrement dans ses bras ; le bébé s’éveilla alors, sourit à François, caressa ses joues et saisit sa barbe dans ses petites mains ! Les habitants de Greccio racontèrent cette scène avec tant de ferveur qu’un peu partout, les moines franciscains se mirent à la reconstituer durant la nuit de Noël, et répandirent la tradition, surtout en Italie et en Provence.

Rappelons-nous aussi que François d’Assise est dépeint comme celui qui prêchait aux animaux et aux choses même l’amour du créateur, car tous, pour lui, en étaient les fils, frères des hommes, et pouvaient en chanter la gloire. Or, le conte accorde un long développement aux visites faites par les bêtes au nouveau-né, et signale que même « les pierres », « un caillou », des « fleurs des champs » célèbrent cette naissance. L'écrivain, dont toute l’œuvre d’ailleurs donne une large place au monde animal, des « amis inconnus », rejoint ainsi la légende.

La structure du conte

Ce tableau montre que le récit respecte le déroulement des faits, l’arrivée à Bethléem, la nuit de la naissance, les hommages rendus au nouveau-né, l’annonce à Joseph de la menace d’Hérode, qui conduit au départ. Mais la répétition de l’indice temporel « un jour », ou « un beau jour » allonge leur durée, de même qu’après la visite des animaux, la description du bœuf « qui maigrissait à vue d’œil ».

Il met aussi en évidence la construction rigoureuse du conte, organisé autour d’un moment essentiel, les prières successives du bœuf et de l’âne, avec, de part et d’autre, les visites.

Structure
Supervielle, Le boeuf et l'âne de la crèche : structure du conte

Mais le récit de celle des rois mages, directement héritée de l’évangile de Matthieu, reste très bref et, surtout, le regard du bœuf le charge d’ironie, tandis que celle des bêtes est longuement développée, pour accorder une place à chaque animal. Comment ne pas penser ici à un autre épisode biblique dont Supervielle a déjà fait un conte, en 1914, L’Arche de Noé, sauf qu’au lieu de rentrer par couple, Joseph les fait entrer « un à un », nouvelle occasion d’ironie : « Je ne veux pas qu’il passe deux bêtes à la fois par la porte, sans quoi on ne s’y reconnaître plus. » ?

Le tableau fait enfin ressortir les moments consacrés aux deux animaux, puisque Supervielle, le conteur, délègue souvent le récit au bœuf, conteur second en quelque sorte : c’est à travers son regard et ses conversations avec l’âne que les scènes principales nous sont décrites.

Pour conclure

Cette étude des sources d'inspiration de Supervielle et de la structure permet ainsi de dégager l’originalité de ce récit, une réécriture  : 

  • d’une part, il conserve la dimension sacrée du texte biblique, mise en valeur par l’introduction du surnaturel, proche ainsi du merveilleux propre au conte,  

  • d’autre part, il en change la tonalité, rendue familière en raison du regard du conteur et de son compagnon, deux humbles animaux qui, eux, appartiennent, à une réalité quotidienne, donc s'inscrit plutôt dans le champ littéraire de la nouvelle.  

La représentation du sacré)

Sacré

En inscrivant son récit dans le genre du « conte », Supervielle indique sa volonté de recourir au surnaturel qui caractérise ce genre littéraire. Cependant, il crée ainsi une ambiguïté : le surnaturel du récit biblique, dont il s’inspire, est posé comme une vérité sacrée, qu’aucun croyant ne remet en cause ; en revanche, le conte, lui, relève de l’imaginaire, et le surnaturel qu’il relate n’est cru que le temps du récit, sans prétendre être une vérité éternelle… Qu’il soit étiologique, comme tant de récits de la mythologie grecque qui veulent expliquer des phénomènes naturels, ou qu’il soit merveilleux, avec ses fées et ses objets magiques par exemple, il se situe toujours hors du réel connu de son lecteur, s'affirmant comme une fiction. Or, la réécriture de Supervielle, précisément, joue sur la juxtaposition de ces deux dimensions, vérité sacrée et fiction, en un va-et-vient continu.

La place du surnaturel 

Les personnages humains

Le récit rappelle la dimension sacrée de Joseph et de Marie, comme celle du nouveau-né, signalée par l’auréole dont les dote l’ange : « Après s’être incliné devant celui qui vient de naître, il peint un nimbe très pur autour de sa tête. Et un autre pour la Vierge, et un troisième pour Joseph. » Par le choix du verbe « peint » Supervielle révèle d'ailleurs tout le rôle qu’ont pu jouer les tableaux de la Nativité dans sa création.

La suite du récit confirme cette image initiale :

          Joseph, par exemple, a un rêve prémonitoire du massacre perpétré par Hérode : « J’ai vu le Seigneur en songe », déclare-t-il, avant de se préparer à la fuite.

       Pour Marie, l’exclamation du bœuf sur la façon dont elle et son fils se regardent, « comme ils ont l’air grave l’un et l’autre ! », suggère sa connaissance de l’avenir. De même sa question, « Comment se fait-il que la Vierge si belle et si légère cachait ce bel enfançon ? », renvoie au mystère de l’immaculée conception.

          Enfin, cela est accentué à propos de Jésus, dont l’incarnation divine est mentionnée à plusieurs reprises : « C’est comme une lumière, une vapeur dorée qui se dégage du petit corps », constate le bœuf, et le récit confirme ensuite que les « brins de paille » de son offrande « figurent fort bien les irradiations de la chair divine ». L’animal observe le « visage délicatement éclairé de l’intérieur » de celui qu’il nomme, dans sa prière, « merveilleux Enfant ».

Les mages aussi appartiennent à la sphère du sacré. « Leur étoile » renvoie à leur origine, supposée par le fait qu’ils aient suivi une « étoile » : ils sont des astronomes et philosophes de Perse, d'où leur maîtrise des éléments célestes. Leur rêve est directement repris de l’évangile de Matthieu, « ils venaient de voir en songe le même ange qui leur avait recommandé de partir tout de suite et de ne pas retourner auprès d’Hérode. »

William Bouguereau, La Vierge aux anges, 1881. Huile sur toile, 213 x 152. Forest Lawn Museum, Glendale, Californie

Les êtres célestes

Le conte introduit également, selon la tradition chrétienne, des êtres célestes, des anges, qui se manifestent d'abord au moment de la naissance : « des êtres ailés entrent et sortent ». Ils sont alors vus de tous, tandis que la deuxième apparition mentionnée est plus mystérieuse : « Un ange lumineux l’attend à quelques pas derrière le sommeil ». Comment ne pas penser à l’expression souvent employée pour un bébé, « sourire aux anges » ? Mais la suite du récit le matérialise : « Il sort tout vif du rêve de Jésus avant d’apparaître dans l’étable. », avant de « s’éloigne[r] dans un éblouissement d’ailes ». Leur présence est réaffirmée à la fin du récit : « Les apparitions surnaturelles au milieu desquelles vivaient le bœuf lui coupaient la respiration. »

William Bouguereau, La Vierge aux anges, 1881. Huile sur toile, 213 x 152. Forest Lawn Museum, Glendale, Californie

Un panthéisme poétique 

Mais, chez Supervielle, le surnaturel s’élargit à l’ensemble de la création, en ce que l’on pourrait nommer un panthéisme, qui, plutôt que l’idée d’un dieu créateur et transcendant, identifie l’univers entier au divin, du plus insignifiant objet au monde céleste, en passant par la flore et la faune, tout étant plongé dans une atmosphère qui relève du sacré.

La nature

Dès le début du conte, un commentaire retient l’attention, lorsque Joseph apporte de la paille : « mais quelle paille, si vivace et ensoleillée qu’elle est un commencement de miracle. » C’est ainsi que le lecteur pénètre dans le sacré, auquel, après la naissance, s’associe toute la nature, personnifiée, dotée de conscience  : « Alors que les pierres mettent d’habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu’il était au courant. » De même, « Il y avait aussi des fleurs des champs qui savaient, et devaient être épargnées. » Toute la création se retrouve ainsi sacralisée, au point que le bœuf n’ose plus boire, et même il « osait à peine respirer, l’air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. Il craignait d’aspirer un ange. »

Le monde céleste illustre aussi la dimension surnaturelle, par exemple au moment même de la naissance : « Il est minuit, et c’est le jour », constate Joseph, qui observe « Et il y a trois soleils au lieu d’un. Mais ils cherchent à se joindre. » Par cette vision poétique, Supervielle illustre sans doute l’idée chrétienne d’une nouvelle ère ouverte par cette naissance, la nuit remplacée par « le jour ». Ces « trois soleils », eux, ne symbolisent-ils pas les trois composantes de la Trinité chrétienne, dieu unique en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que Supervielle réunirait ici au moment de la nativité ? C’est aussi le rôle assigné aux étoiles, à commencer par celle qui « avance » vers l’étable pour guider les mages, puis de façon plus générale :

Durant les nuits qui suivirent, ce fut tantôt à une étoile et tantôt à une autre d'être de garde. Et parfois à des constellations tout entières. Pour cacher le secret du ciel un nuage occupait toujours la place où auraient dû se trouver les étoiles absentes. Et c'était merveille de voir les Infiniment Éloignées se faire toutes petites pour se placer au-dessus de la crèche, et garder pour elles seules leur excès de chaleur, de lumière, et leur immensité, ne répandant que le nécessaire pour chauffer et éclairer l'étable, et ne pas effrayer un enfant. Premières nuits de la chrétienté...

La brillance d'Aldebaran

La brillance d'Aldebaran

La dernière vision d’une « surnaturelle présence » est dépeinte à la fin du récit, de façon poétique : « Une nuit, ce fut à la constellation du Taureau d’être de garde au-dessus de la crèche, sur un pan de ciel noir. L’œil rouge d’Aldébaran luisait magnifique et enflammé, toute proche. Et les cornes, les flancs taurins s’ornaient d’énormes pierreries. » Quand l’étable se vide, le surnaturel se manifeste à nouveau : « La constellation du Taureau, d’un bond, regagne le zénith et d’un seul coup de corne, se fixe au ciel, à la place qu’elle ne devait plus jamais quitter. » La mort du bœuf intervient alors, comme s’il allait rejoindre « cette constellation parente et amie ».

La constellation du Taureau

La constellation du Taureau

Le monde animal

Dans la création panthéiste vue par Supervielle, les hommes et les animaux sont fraternels. Eux aussi s’inscrivent aussi dans ce moment sacré de la nativité, auquel ils participent directement, comme l’âne et le bœuf, ou en venant, comme les mages, adorer le nouveau-né divin : « Par l’intermédiaire du bœuf et de l’âne, plusieurs bêtes demandèrent à connaître l’Enfant Jésus. » Supervielle développe longuement ces visites, en animant tout un bestiaire où chaque bête, tour à tour, montre son respect, tels les serpents dont la nature profonde se trouve métamorphosée : ils « évitèrent de regarder la Vierge, passant le plus loin possible de sa personne. Et ils sortirent avec autant de calme et de dignité que s'ils eussent été des colombes ou des chiens de garde. » Le cas du lion produit une transformation identique, que souligne le récit :

On voyait que sa grande préoccupation consistait à prendre le moins de place possible dans l'étable et que ce n'était pas facile, à respirer sans rien déranger autour de lui, à oublier ses griffes rétractiles et ses maxillaires mus par des muscles très puissants. Il avançait, paupières baissées, cachant ses admirables dents comme une maladie honteuse, et avec tant de modestie qu'il appartenait, on le voyait bien, à la race des lions qui devaient refuser un jour de dévorer sainte Blandine.

Chaque animal, à travers l’hommage rendu, apporte son offrande, Supervielle reprenant poétiquement, comme dans une fable, le trait caractéristique de chacun : « Les oiseaux s’en allaient laissant leurs chants, les pigeons leurs amours, les singes leurs gamineries, les chats leur regard, les tourterelles la douceur de leur gorge. » Mais mieux encore, leur visite a produit « des miracles », le monde animal annonçant ici ceux du Christ à venir : « la tortue se dépêcha, l’iguane modéra son allure, l’hippopotame fut gracieux dans ses génuflexions, les perroquets gardèrent le silence. »

La démythification du sacré 

Edward Hicks, L'Arche de Noé, 1846. Huile sur toile, 668,7 x 772,6. Philadelphia Museum of Art

Edward Hicks, L'Arche de Noé, 1846. Huile sur toile, 668,7 x 772,6. Philadelphia Museum of Art

Mais qu’il s’agisse des humains ou des êtres célestes, les choix d’écriture de Supervielle conduisent à s’interroger sur la fonction et le sens qu’il accorde au surnaturel.

Un réalisme prosaïque

Parallèlement à la dimension sacrée accordée à Joseph, Marie et Jésus, de nombreux passages s’emploient à les inscrire dans une humanité banale. Pour Joseph surtout, le premier discours du bœuf souligne ses talents de charpentier quand il aménage l’étable et le futur berceau du bébé, comme tout père de famille avant une naissance. : « notre maître n’a pas son pareil pour bricoler et arranger les choses ». Comment ne pas sourire aussi que Joseph, alors même que les « êtres ailés » viennent saluer le nouveau-né, revienne « avec des langes prêtés par une voisine », détail prosaïque, même s’il est destiné à souligner l’humilité de cette naissance ? Sa dernière pensée même, alors que la « porte de l’étable crisse », est d’une banalité totale : « J’aurais dû l’huiler. »

Ce réaliste familier est moins accentué pour Marie et Jésus, même si elle se comporte comme le ferait toute mère, inquiète quand elle ne voit plus le visage de son enfant, cherchant à le « faire sourire », ou à le protéger en le prenant « dans ses bras ». Elle surveille attentivement sa maisonnée, consciente par exemple de l’état du bœuf. L’âne, lui, représente Jésus comme un bébé qui se plairait à jouer avec ses oreilles : « c’est juste ce qu’il faut pour amuser un enfant, et c’est instructif à son âge. »

Une souriante ironie

Le plus souvent, Supervielle prend une distance avec les interventions du surnaturel, par exemple, à propos de l’entrée des anges dans l’étable, son ajout, « feignant de ne pas voir les murs qu’ils traversent avec tant d’aisance. », donne l’impression qu’il s’agit pour eux d’une sorte de jeu plaisant. De même, le portrait de l’« ange lumineux » se termine par une comparaison poétique qui le rapproche de l’image d’un oiseau marin, avec ses « plumes, dont la blancheur toujours renouvelée et bruissante ressemble à celle des marées. » Même le bœuf prend une distance par rapport aux « apparitions surnaturelles » : « un scrupule le guidait et l’empêchait d’imaginer des anges ou des saints. Il ne les voyait que si réellement ils se trouvaient dans le voisinage. » Comment ne pas sourire aussi quand, après le passage des plus petits insectes, Joseph sent « à un léger picotement sur la peau qu’ils n’étaient pas tous passés », ce qui laisse imaginer qu’il porte encore quelques puces ou poux ? 

Paolo Uccello, L'adoration des Mages, 1435-1440. Huile sur panneau, 20,5 x 82. Musée diocésain deSanto Stefano al Ponte

L’image des rois mages aussi est particulièrement ironique, en raison du regard que porte sur eux le bœuf. Sa première réaction relève d’un sentiment raciste car sur celui qui est « complètement noir », « Tout d’abord, le bœuf exerça sur lui une surveillance discrète. »  

Paolo Uccello, L'adoration des Mages, 1435-1440. Huile sur panneau, 20,5 x 82. Musée diocésain de Santo Stefano al Ponte

Mais la suite du récit brise cette méfiance initiale, en raison de son visage : « Il refléta, poli et lustré comme un miroir, l’image de l’Enfant, et avec tant de déférence, un si grand oubli de soi, que le cœur du bœuf en fut traversé de douceur. » Il en arrive même à juger que « C’est le meilleur des trois », quand il constate que ce sont les deux autres mages, blancs, qui ont dissimulé « dans leurs bagages un brin de paille qu’ils venaient de dérober à la crèche. » L’ironie est encore plus flagrante quand l’animal les observe en train de dormir avec leur couronne : « Cette chose dure doit gêner beaucoup plus que des cornes. Et avec toutes ces brillantes pierreries sur la tête, on doit avoir du mal à trouver le sommeil. » Ce portrait souriant se moque doublement, du préjugé raciste d’abord, de la fortune ensuite, plus pesante que source de bonheur, puisqu’un « brin de paille » est plus précieux qu’elle.

POUR CONCLURE

Durant ses premières années Supervielle a baigné dans une atmosphère chrétienne, il la retrouve donc tout naturellement, et ce n’est pas un hasard qu’au centre du récit figurent les deux prières, du bœuf et de l’âne. Il choisit un moment fondateur du christianisme, l’épisode de la Nativité, la naissance de Jésus, qui pose le dogme fondamental : Dieu a fait homme par son fils pour apporter le message de la foi, et le salut par son sacrifice sur la croix, suivi de la résurrection. Cependant, la place du surnaturel que ce choix implique ne sert plus ici à transmettre une vérité, plutôt à permettre l’expression de la tonalité merveilleuse du conte. Sans cesse sont introduits des décalages qui brisent la fonction sacrée du récit, soit par des notations d’un prosaïsme banal, soit par une ironie qui amène le lecteur à sourire, et surtout parce qu’à chaque instant c’est la poésie qui soutient le merveilleux, en transfigurant ainsi l’héritage biblique.. »

Le bestiaire de Supervielle)

Bestiaire

Les biographes de Supervielle, tout comme son autobiographie Boire à la source, mentionnent comme héritage de sa vie dans la pampa, au temps de l’enfance notamment, la place des animaux, chevaux, oiseaux, bovins tout particulièrement. Ce vers, « Toi, toujours entouré d’animaux invisibles » (« Le chien »), qui ouvre la section du recueil, Les Amis inconnus (1934), intitulée « Les animaux invisibles », les place même au cœur de l’inspiration. Le poème suivant, « Les suiveurs », montre qu’ils sont à la source même de la création, celle de l’écrivain reproduisant ainsi celle de l’univers : « La chèvre suit le cheval / Et le chien-loup suit la chèvre. / Le poète dans son ombre / Porte chèvre, chien, cheval / Et deux ou trois animaux / Qui n’ont pas encore de nom […] ». Dans le titre, « Le bœuf et l’âne de la crèche », deux animaux sont mis en évidence, mais bien d’autres viennent s’associer à l’hommage rendu au nouveau-né : quelle place et quelles fonctions le conte leur accorde-t-il ?

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Paul de Vos, Le paradis terrestre, XVIIème siècle. Huile sur toile, 265 x 320. Musée du Louvre, Paris

Une nature animale symbolique 

La réalité animale qu'a pu observer par Supervielle, tel le cheval des gauchos « connu pour son liant et sa rapidité », qui, ici va « convoyer » tous les autres vers l’étable, se mêle à la tradition des fabulistes, mais sans la volonté de les mettre au service de la morale, de la peinture des mœurs et de la société.

Vittore Carpaccio, La Fuite en Égypte, vers 1515. Huile sur panneau, 72 x 111. National Gallery of Art, Washington

Vittore Carpaccio, La Fuite en Égypte, vers 1515. Huile sur panneau, 72 x 111. National Gallery of Art, Washington

Les deux protagonistes

L'âne

Sa vantardise dans le conte, « moi j'ai porté la Vierge », rappelle la présence particulière de l’âne dans les évangiles. C’est aussi lui qui assure la fuite en Égypte, et on le retrouve comme l’humble monture de Jésus à son entrée à Jérusalem, le jour des Rameaux, avant la crucifixion. Mais, à cette image de douceur, de persévérance courageuse, la tradition des fables a opposé un portrait beaucoup plus critique, celui d’un animal entêté, paresseux car il refuse parfois d’avancer, et surtout ignorant. L’énonciation que lui prête Supervielle dans le conte joue sur ce double aspect.

Le bœuf

Par sa puissance de travail dans le monde agricole, le bœuf est un symbole de force, et a très vite été chargé, à travers le monde, d’une valeur sacrée. C’est ce qui explique qu’il ait été offert en sacrifice aux dieux de l’antiquité grecque, d’où le mot « hécatombe », étymologiquement « cent bœufs », et c’est bien sur son sacrifice que se termine le conte. Mais la mythologie grecque place aussi un troupeau de bœufs aux côtés du dieu Apollon, ce qui lui accorde aussi une sagesse sacrée : il est celui qui permet d’ouvrir un sillon dans la terre, donc aide à la fertilité. Le rôle de conteur que lui attribue Supervielle et le portrait brossé vont reprendre et développer toutes les composantes de ce symbolisme.

Hermès dérobe les bœufs d’Apollon, vers 530-510 av. J.-C.. Hydre de Caere à figures noires. Musée du Louvre, Paris 

Hermès dérobe les bœufs d’Apollon, vers 530-510 av. J.-C.. Hydre de Caere à figures noires. Musée du Louvre, Paris 

Le respect du symbolisme

L’énumération des offrandes apportées par les animaux s’appuie sur un trait traditionnel pour chacun d’eux, qu’on retrouverait dans de nombreuses fables de La Fontaine notamment : « Les oiseaux s’en allaient laissant leurs chants, les pigeons leurs amours, les singes leurs gamineries, les chats leur regard, les tourterelles la douceur de leur gorge. » De même, l’affirmation « il y eut des miracles » est un moyens de rappeler les défauts souvent attribués à certains animaux : « la tortue se dépêcha, l’iguane modéra son allure, l’hippopotame fut gracieux dans ses génuflexions, les perroquets gardèrent le silence. »

Mais souvent à ce trait caractéristique, Supervielle ajoute un sens symbolique original.

elle leurs traits caractéristiques, leur image traditionnelle.

        Par exemple, la visite se termine sur la mention des mouches, personnifiées, qui, « invitées à se retirer, laissèrent entendre par leur mauvaise volonté à s’en aller qu’elles avaient toujours été là ». Effectivement, dès la naissance, elles sont mentionnées comme nuisibles, puisque le bœuf cherche à les attirer pour les empêcher d’aller se poser sur le bébé. Or, la réaction de Joseph, qui « ne sut que leur dire » souligne leur omniprésence,  gênante, bien plus forte que la volonté humaine, donc inéluctable.

         D’autres animaux sont plaisamment blâmés, parce qu’ils cherchent indûment à prolonger la visite : « Certaines bêtes dont on aurait attendu plus de discrétion s’attardaient dans l’étable : le bœuf dut éloigner la fouine, l’écureuil, le blaireau qui ne voulaient pas sortir. » et « quelques papillons crépusculaires ». Par le conditionnel passé, « on aurait attendu », Supervielle joue sur la nature de ces animaux, sur leur comportement, qui d’habitude leur fait fuir la présence humaine, ou sur leur apparence physique, comme pour « les papillons crépusculaires […] qui profitèrent de leur couleur semblable à celle des poutres de la toiture pour passer la nuit au-dessus de la crèche ».

       De même, c’est la nature d’animal "domestique" du chien, attaché à la maison comme gardien, qui explique leur bouderie jalouse : « Les chiens ne purent s'empêcher de marquer leur étonnement : ils n'avaient pas été admis à demeure à l'étable comme le bœuf et l'âne. » Mais le lien entre cet animal et l’homme est ensuite souligné, « Chacun les caressa en guise de réponse. Alors ils se retirèrent, pleins d'une gratitude visible. », comme pour expliquer que l’animal soit ensuite devenu le symbole de la fidélité.

     Notons le cas particulier des poissons, qui fait ressortir le jeu de Supervielle, d’un côté respect de leur nature, « leur lamentable respiration hors de l’eau », de l’autre cette union entre la mer et le ciel, fréquente dans son œuvre de Supervielle : ils « avaient délégué une mouette pour les remplacer ». La mouette se nourrissant d’ordinaire de poissons, c’est aussi une nouvelle preuve de réconciliation.

Une distanciation merveilleuse 

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Paul de Vos, Entrée des animaux dans l’arche de Noé, XVIIème siècle. Huile sur toile, 230 x 360. Musée du Louvre, Paris 

Inversement, Supervielle s’autorise, vu le merveilleux propre au conte, à prendre une distance avec l’image traditionnelle des animaux, introduite dans le récit avant leur défilé : 

L'âne et le bœuf se demandaient si on laisserait entrer les bêtes féroces et aussi les dromadaires, chameaux, éléphants, toutes bêtes que rendent un peu suspectes leurs bosses, trompes, et un surplus d'os et de chair.

La question se posait aussi pour les insectes affreux comme les scorpions, les tarentules, les grandes mygales, les vipères, pour ceux et celles qui produisent du venin dans leurs glandes aussi bien la nuit que le jour, et même à l'aube quand tout est pur.

Ainsi, la suite inverse totalement cette image, réhabilitation totale des espèces dangereuses, symbolique : la naissance de l’enfant Jésus fait régner l’amour entre tous les êtres, comme au temps du paradis terrestre.

Pour les bêtes venimeuses

Le choix de les faire entrer en premier illustre précisément la force de cet amour, que tous décident de leur accorder, « chacun ayant le sentiment qu'on leur devait bien cette réparation. » Et un miracle se produit, puisqu’à leur tour ils se montrent dignes de cette confiance : « On remarqua beaucoup le tact des serpents qui évitèrent de regarder la Vierge, passant le plus loin possible de sa personne. Et ils sortirent avec autant de calme et de dignité que s'ils eussent été des colombes ou des chiens de garde. » C’est aussi ce qui explique la place accordée aux « bêtes si petites », qualifiées plaisamment d’« atomes », insectes minuscules mais peu dangereux puisque Joseph ne ressent qu’un « léger picotement de la peau ».

On retrouve cette image contre-nature lors de l’« incident » final, lorsque Joseph « écrasa une mauvaise araignée ». Le récit s’emploie à excuser ce crime, commis « dans un moment de distraction », en en mettant en valeur les circonstances : il était « fatigué d’avoir dirigé le défilé toute la journée, sans prendre la moindre nourriture ». De même la réaction de tristesse est accentuée : cela « peina tout le monde », « le visage bouleversé du saint consterna tout le monde pendant un bon moment. » Dans le conte l’ordre du monde animal et sa relation avec les humains se trouvent bien inversés.

Pour les bêtes sauvages

C’est encore plus marqué pour les bêtes sauvages auxquelles est consacré le plus long passage, qui les représente comme des victimes de leur nature, à laquelle ils tentent de remédier. Leur portrait entrelace, comme dans le reste du conte, la dimension sacrée et la distanciation souriante.

           Pour certains, la girafe ou l’éléphant, le handicap vient de leur taille : il est effacé par l’acceptation de leur hommage :

La girafe montra un bon moment ses pattes dans l'embrasure de la porte et on fut unanime à considérer que « ça comptait » comme si elle avait fait le tour de la crèche.

Il en fut de même pour l'éléphant : il se contenta de s'agenouiller devant le seuil et de faire, de sa trompe, une espèce de mouvement d'encensoir qui fut fort goûté de tous.

       Pour le tigre, Supervielle fait sourire en jouant sur sa qualité de félin, « une vigueur, une élasticité incroyables », à laquelle il associe une attitude religieuse, « à force de mortifications et d’austérités » qui contraste avec l’image plaisante de son usage par les chasseurs, quand, tel un contorsionniste, « il s’écrasa par terre » en se  transformant en « une véritable descente de lit », avant de se « reconstitu[er] tout entier ».

           C’est au lion que Supervielle accorde le plus long portrait, qui illustre le discours direct qui lui est prêté : « Je suis le lion, qu'y puis-je, je ne suis que le roi des animaux. » Pour rendre hommage à ce « roi » qui vient de naître, il efface complètement sa férocité native. Mais son discours muet exprime aussi un sentiment d’injustice, « Qu'ai-je donc fait pour être si grand et si fort ? Vous savez bien que je n'ai jamais mangé que poussé par la faim et le grand air. ». Il questionne ainsi sur la nature même de la création, qui a attribué à chaque être sa fonction, et aux fauves la férocité : « Nous avons tous plus ou moins essayé d'être herbivores. Mais l'herbe n'est pas faite pour nous. Ça ne passe pas. » Supervielle n’invite-t-il pas ainsi son lecteur à accepter l’univers tel qu’il est, dans toute la diversité qui fait sa richesse ?

Les absents 

Mais le poète qu’est Supervielle entend et voit tout ce qui respire et se meut dans la création, tout l’invisible, élargissant ainsi le bestiaire à l’immensité de l’imaginaire : « Et ils eussent voulu se présenter aussi, les animaux qui ne sont pas encore découverts et attendent un nom au sein de la terre ou de la mer, dans des profondeurs telles que c’est toujours pour eux une nuit sans étoiles ni lune, ni changement de saisons. » Le bestiaire du conte lui permet de créer ainsi une dimension infinie, un univers empli d’absences que le poète transfigure en présences : « On sentait battre dans l’air l’âme de ceux qui n’avaient pu venir ou étaient en retard. »

De plus, ce qui importe n’est pas la réalité, le résultat concret, mais cet amour qui met tout animal en mouvement, dépassant ainsi les limites d’une vie éphémère : « d’autres qui, habitant au bout du monde, s’étaient tout de même mis en route sur leurs pattes d’insectes si petits qu’ils n’auraient pu faire qu’un mètre en une heure et dont la vie était si courte qu’ils ne pouvaient aspirer à dépasser cinquante centimètres – et encore, avec beaucoup de chance. »

POUR CONCLURE

Du plus petit « atome » à l’énorme éléphant, Supervielle, en qui le conteur s’associe au poète, compose sur la faune une véritable symphonie, qui rappelle aussi bien la conception de François d’Assise que les religions d’Asie. Son  biographe raconte, par exemple, que François d’Assise les appelait même « frères » et « sœurs », et leur parlait à toutes, aussi bien les venimeuses que les inoffensives, aussi bien les plus modestes que les plus superbes, les plus à craindre que les plus à plaindre. Et Supervielle pourrait prendre à son compte aussi la pensée du quatorzième dalaï-lama bouddhiste : « Les créatures qui habitent cette terre, qu'il s'agisse d'êtres humains ou d'animaux, sont ici pour contribuer, chacune à sa manière, à la beauté et à la prospérité du monde. » 

2 minutes 55 : pour écouter Franz Liszt, La Prédication aux oiseaux 

Comme eux, il montre la réconciliation des mondes humain et animal, et la tonalité merveilleuse du conte lui permet de créer entre eux un lien fraternel, de recréer, par son bestiaire, une sorte de paradis perdu qui ferait triompher la tendresse et l’amour.

Énonciation

Une double énonciation)

Les premières phrases du conte font nettement apparaître la double énonciation, puisque le narrateur-conteur laisse rapidement la parole au discours rapporté du bœuf qui « songeait ». C’est ainsi que Supervielle joue sur un double regard, d’un côté celui du conteur, qui pose le cadre et conduit le récit, en introduisant ses propres commentaires, de l’autre celui des animaux, et tout particulièrement du bœuf.

Il est important de différencier les rôles respectifs des deux animaux dans le conte : l’âne n’y participe que par les discours rapportés, qui permettent de brosser son portrait, tandis que le bœuf lui donne sens, dans son dialogue avec son compagnon, mais aussi par des monologues intérieurs et le regard particulier qu’il jette sur les faits, devenant alors à son tour conteur.

Quelle influence cette énonciation complexe exerce-t-elle sur le sens et la tonalité du conte ? 

Jacquelin de Montluçon, L’Adoration de l’enfant (détail), vers 1496-97. Huile sur bois. Musée des Beaux-Arts, Lyon

Jacquelin de Montluçon, L’Adoration de l’enfant (détail), vers 1496-97. Huile sur bois. Musée des Beaux-Arts, Lyon

Le conteur premier 

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Le maître du récit

Le conteur est celui qui conduit le récit, d’abord en en marquant les étapes par exemple, par la répétition d’« un jour », ou en dépeignant les lieux : « Sur la route de Bethléem », « une étable abandonnée »… Rappelons la déclaration de Supervielle dans En songeant à un art poétique, en 1951 : « La logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète. » 

Il introduit aussi les discours rapportés, tantôt par une phrase telles « Et le bœuf se dit à lui-même », ou, avec l’infinitif de narration, « Et l’âne de répondre », tantôt par des incises, la plus fréquente avec le verbe « dire », dont le ton est parfois indiqué : « dit-il de sa voix de charpentier », « ajouta Joseph d’un ton presque militaire ». Derrière lui se cache donc l’écrivain, puisque c’est lui aussi qui imprime au récit son rythme, en lui donnant plus de vie quand il recourt au présent de narration : celui-ci coupe l’alternance habituelle entre le passé simple, pour les actions ponctuelles, et l’imparfait, qui indique le cadre et soutient les descriptions et les portraits.​

Portrait de Supervielle 

Il intervient enfin à deux reprises :

  • pour poser un sous-titre, indiqué par l’italique : « Prière du Bœuf » ;

  • par une parenthèse, (« Silence du bœuf »), inattendu dans un récit car elle rappelle plutôt les didascalies propres au théâtre, genre d’ailleurs pratiqué par Supervielle.

Il se confond donc avec l'écrivain.

Un observateur

Mais le lecteur a souvent l’impression que le conteur a été aussi un témoin des faits qu’il raconte. Il prend, en effet, une distance par rapport aux personnages, et notamment aux deux animaux, pour rendre compte de ses observations : il voit, par exemple, « des êtres ailés qui entrent et sortent », il entend, « une voix légère » au moment de la naissance, il sent « l’encens et la myrrhe et les autres parfums » répandus par les mages... Puisqu’il suit aussi le parcours des deux animaux, il peut dépeindre leur comportement, apporter toutes les explications nécessaires, comme pour la paille qui a servi au bœuf pour son « adoration » à l’enfant (il « l’avait apportée du dehors »), et, bien sûr, rapporter les dialogues.

Son témoignage ressort tout particulièrement, lors du long défilé des animaux, par l’emploi continu du pronom indéfini « on ». Ce pronom le distingue de l’âne et du bœuf : « L’âne et le bœuf se demandaient si on laisserait entrer les bêtes féroces » ; il ne correspond pas non plus à un « ils », qui resterait plus objectif. Il équivaut à un « nous », comme si le conteur assistait à cette visite : « on commença », « on remarqua », « on voyait », ou, dans la phrase nominale, « Souvenir qu’on n’aperçut que le lendemain matin », qui suggère une présence durable… Il renforce ainsi l’effet de réel, alors même que le récit, avec ses animaux personnifiés, relève de l’imaginaire d’un conte..

Un interprète

Le surnaturel

Enfin, il ajoute souvent un commentaire au récit, qui en oriente le sens. Par exemple, l’exclamation, lorsque Joseph revient avec de la paille, « mais quelle paille, si vivace et ensoleillée qu’elle est un commencement de miracle », impose, au début du récit, la dimension surnaturelle qui va parcourir le conte. Il joue alors sur l’ambiguïté de l’énonciation, comme dans ce passage où, après l'interprétation de la pensée du bœuf, l’oxymore exclamative qui suit égare le lecteur. Il ne sait plus s’il s’agit d’un discours rapporté indirect libre de l’animal, ou bien d’un commentaire du conteur : « À l'aube, le bœuf se lève, pose ses sabots avec précaution, craignant de réveiller l'enfant, d'écraser une fleur céleste, ou de faire du mal à un ange. Comme tout est devenu merveilleusement difficile ! »

C’est notamment le cas dans le paragraphe qui suit les deux prières :

Durant les nuits qui suivirent, ce fut tantôt à une étoile et tantôt à une autre d'être de garde. Et parfois à des constellations tout entières. Pour cacher le secret du ciel un nuage occupait toujours la place où auraient dû se trouver les étoiles absentes. Et c'était merveille de voir les Infiniment Éloignées se faire toutes petites pour se placer au-dessus de la crèche, et garder pour elles seules leur excès de chaleur, de lumière, et leur immensité, ne répandant que le nécessaire pour chauffer et éclairer l'étable, et ne pas effrayer un enfant. Premières nuits de la chrétienté... La Vierge, Joseph, l'Enfant, le Bœuf et l'Âne, étaient alors extraordinairement eux-mêmes. Leur propre ressemblance, qui le jour se dispersait un peu, et s'éparpillait auprès des visiteurs, prenait après le coucher du soleil une concentration et une sécurité miraculeuses. 

Nous reconnaissons ici, derrière le conteur, le poète qui, en animant les constellations, se montre capable d’interpréter l’invisible, de donner sens à  la voûte céleste. La nuit n’est-elle pas le temps du rêve, qui permet à l’imaginaire de prendre son essor, d’où le fait que la scène mythique de la Nativité « prenait après le coucher du soleil une concentration et une sécurité miraculeuses.

Pour expliquer l'univers

Par ses commentaires, le conteur fait aussi de la Nativité la source de notre monde actuel. Par exemple, l’affirmation, « C’est la première chapelle », fait du bœuf, avec son « signe d’adoration », le premier prêtre célébrant Noël. Il place même l'animal à la source du langage, comme le souligne, au moment où celui-ci regarde l’intérieur de l’étable par une « lucarne », le passage entre tirets, « – ce qu’on devait nommer plus tard, pour cette raison même, un œil-de-bœuf – ». De même, à la fin du récit, l’affirmation de Joseph pour rassurer l’âne, est présentée comme l’origine d’une expression actuelle : « C’est le pieux mensonge. ».Le conteur, en effet, a hérité du mythe, mais vit des siècles après, il a donc cette capacité de s’en servir, comme dans les contes étiologiques, pour expliquer l’univers : « La constellation du Taureau, d’un bond, regagne le zénith et d’un seul coup de corne, se fixe au ciel, à la place qu’elle ne devait plus jamais quitter. » Les années et les siècles ne se comptent-ils pas, d’ailleurs, dans le monde occidental, à partir de la naissance du Christ, l’histoire rejoignant ainsi le mythe ? 

L'image de l'âne 

Son portrait

En reprenant la tradition qui fait de lui la monture de Marie, que souligne d’ailleurs l’animal, Supervielle lui prête une fierté qui contraste avec son image traditionnelle. Par exemple, de ses « deux oreilles », il veut faire des jouets « pour amuser l’enfant » et considère que « c’est instructif », d’où les commentaires qui le blâment : « « l’âne avait l’air vraiment trop content » ou « un peu trop sûr de lui ». Il peut même être méprisant envers son compagnon, traité de « Paysan ! » et jugé inférieur : « Il est des choses que tu ne peux pas comprendre ». Tellement conscient de son importance, il cherche à tout prix à accaparer l’attention de l’enfant : « du museau, l’âne tourna délicatement le petit de son côté ». En fait, Supervielle inverse ici l’image traditionnelle qui attribue à l’âne ignorance et humilité.

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Son rôle

Il est très rare, par comparaison au bœuf, que le récit lui prête une pensée, un état d’âme, l’essentiel pour lui étant le discours rapporté direct. Il aide, certes, à protéger l’enfant : « quand quelque chose lui paraissait suspect, il barrait l’entrée » de l’étable. Mais, dans le dialogue, sans cesse, il critique l’inquiétude du bœuf envers l’enfant, « Laisse-le donc tranquille ! », il contredit ses jugements. Il ne se prive pas de rejeter les interprétations surnaturelles qu’avance son compagnon, se moquant même de lui, sans lui manifester une grande sympathie : « Tes os sont devenus si pointus qu’il va te sortir des cornes sur tout le corps. » Quand il prend la parole directement, sa « prière » révèle ce caractère, puisque ses questions successives sont autant de protestations contre ce qu’il juge comme d’insupportables injustices, depuis les mauvais traitements infligés et son pénible travail, jusqu’à son aspect physique. Autant d’accusations de la vie que lui a imposée le créateur…

De ce fait, il sert de faire-valoir au bœuf, mettant en valeur la générosité de celui-ci, mais surtout la profondeur de son adoration. L’âne pourrait représenter le clergé séculier, au service de la foi mais dans l’action, dans la parole, dans le travail, tandis que le bœuf, lui, serait un de ces ermites, ascétique, vouant leur vie à la prière.

L'image du bœuf 

Un portrait contrasté

L'auto-portrait péjoratif

Supervielle reprend les traits physiques du bœuf, ses lourds sabots et ses cornes d’abord, puis sa « bave », que lui reproche l’âne, enfin la lourdeur que lui impose son volume et qui le conduit à se comparer à « un petit rocher qui s’avance ». Toutes ces caractéristiques négatives obsèdent l’animal, qui en souffre : « nous pourrions l’épouvanter », explique-t-il à l’âne, et, dans son monologue intérieur, il exprime ses regrets : « C'est vraiment très pénible de ne pouvoir s'approcher de ceux qu'on aime le mieux sans avoir l'air menaçant. Il faut toujours que je fasse attention pour ne pas blesser quelqu'un; et pourtant ce n'est pas dans ma nature de m'en prendre, sans raison grave, aux personnes ni aux choses. » Ajoutons-y une pareille lourdeur d'esprit, « son air alourdi ». Ainsi, autant l’âne est sûr de lui, autant le bœuf est empli de doutes, et se remet sans cesse en cause : il « était honteux de ne pas se sentir aussi propre qu’il l’eût voulu. » Il va même jusqu’à se juger maléfique : « pauvre de moi qui ne suis qu’une bête de somme ou peut-être le démon. Pourquoi ai-je les cornes comme lui, moi qui n’ai jamais fait le mal ? Et si je n’étais qu’un sorcier ? »

Marc Chagall, La Ferme, 1954-1962. Huile sur toile, 60,5 x 73,4. Collection privée

La réhabilitation du "ruminant"

Mais ce sont précisément ces doutes, ces douleurs, qui, en témoignant de son humilité, inversent dans le récit cette image : « Il n'y a pas eu de nimbe pour nous, constate le bœuf. L'ange a sûrement ses raisons pour. Nous sommes trop peu de chose, l'âne et moi. Et puis qu'avons-nous fait pour mériter cette auréole ? » Il voue, en fait, un amour absolu à l’enfant Jésus qu’il a réchauffé lors de sa naissance, et qu’il pense sans cesse à protéger, mais dans une totale discrétion : « Le bœuf ne se croyait autorisé à rendre à l'enfant que des services indirects, en attirant à lui les mouches de l'étable, (tous les matins il allait se frotter le dos contre une ruche sauvage), ou bien en écrasant des insectes contre le mur. »

Marc Chagall, La Ferme, 1954-1962. Huile sur toile, 60,5 x 73,4. Collection privée

Son rôle de conteur

Pour soutenir cette réhabilitation, Supervielle, à partir de sa caractérisation de « ruminant », joue sur le sens de ce terme.

  • Ainsi, l’âne lui reproche ses « ruminations », dans le sens péjoratif de ressassement d’idées sombres, obsessionnelles : « tu l’empêches de dormir avec toutes tes ruminations. »

  • Mais ce même verbe « ruminer » permet d’introduire les monologues intérieurs, nombreux dans le conte car le bœuf préfère le silence discret aux mots inutiles : « il faut savoir se taire quand c’est l’heure, même si l’on ressent un bonheur si grand qu’on ne sait où le loger. » Et ce silence, loin d’être pesant, est dépeint comme une qualité : « Le bœuf approuva par un silence d'une qualité exceptionnelle. Il savait donner à son mutisme un rythme, des nuances, une ponctuation. » Le voici donc donner des mêmes qualités que celle d’un écrivain, d’un poète !

Enfin, c’est précisément cette faculté qui le transfigure quand il devient capable de jouer de la flûte : « Souvent les bœufs font semblant de ruminer alors qu’au fond de leur âme ils chantent. » Or, rappelons que le verbe « chanter » est employé, depuis les premiers récits de l'antiquité, pour qualifier l’art du conteur. En  témoigne le premier vers de l’Énéide de Virgile, « Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oris… », repris plaisamment par La Fontaine dans la dédicace de son premier recueil de Fables : « Je chante les héros dont Ésope est le Père, / Troupe de qui l’Histoire, encore que mensongère, / Contient des vérités qui servent de leçons. / Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons ». Comment ne pas voir cette parenté, qui fait du bœuf un substitut du conteur initial ? Le conte se termine d’ailleurs sur ce verbe, « Quand la voisine entra, un peu après l’aube, le bœuf avait cessé de ruminer », comme si le récit ne pouvait exister que quand le bœuf le créait par son regard et l’interprétait.

Le porteur du sens

Dans une des phrases du récit, en jouant sur la nature du bœuf, Supervielle invite son lecteur, en se posant lui-même comme témoin par le pronom « on », à voir en l’animal celui qui permet de mieux comprendre, donc celui qui donne sens aux événements rapportés : « Par les jours froids, on pouvait aisément suivre les mouvements de sa pensée à la longueur de la colonne de vapeur qui s'échappait de ses naseaux. Et se rendre compte de bien des choses. » Ce sens, Supervielle, à travers l'animal, le fait ressortir de deux façons.

Par son évolution personnelle

Chacune des étapes du récit met en valeur la métamorphose de l’animal, qui, peu à peu, le fait entrer dans le monde spirituel. Par exemple, lors de la naissance, il a aussitôt conscience de la présence du surnaturel : il « pose ses sabots avec précaution, craignant de réveiller l'enfant, d'écraser une fleur céleste, ou de faire du mal à un ange. » C’est ensuite lui qui organise « la première chapelle », et tout l’univers lui semble posséder cette valeur sacrée : « Il osait à peine respirer, l'air lui semblait quelque chose de sacré et de bien au courant. Il craignait d'aspirer un ange. » Au cœur du récit, sa « prière » est un chant d’action de grâce : « Comme je te remercie de pouvoir être agenouillé devant toi, merveilleux Enfant, et de vivre ainsi dans la familiarité des anges et des étoiles ! » À la fin du récit, il en arrive à une ascèse mystique, soulignée avec insistance : « Ayant pris l’habitude de retenir son souffle, à la manière des ascètes de l’Asie, il devint lui aussi visionnaire et, bien que moins à l’aise dans la grandeur que dans l’humilité, il connut de véritables extases. » Mais il ne se nourrit plus, ne dort plus, mortifie son corps avec son « cuir de bœuf tout usé à la jointure de l’os », à force de rester longuement à genoux. Le dénouement lui fait vivre une passion christique, luttant d’abord pour ne pas être abandonné, puis se résignant à  accepter sa mort, offerte en ultime sacrifice.

La Nativité, détail d’un vitrail de la cathédrale de Chartres

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Par son regard

Dans une des phrases du récit, en jouant sur la nature du bœuf, Supervielle invite son lecteur, en se posant lui-même comme témoin par le pronom « on », à voir en l’animal celui qui permet de mieux comprendre, donc celui qui donne sens aux événements rapportés : « Par les jours froids, on pouvait aisément suivre les mouvements de sa pensée à la longueur de la colonne de vapeur qui s'échappait de ses naseaux. Et se rendre compte de bien des choses. » D’où l’importance des monologues intérieurs du bœuf qui entrecoupent le récit pour le commenter. Mais Supervielle l’inclut aussi dans le « on » qui observe le défilé des animaux venus rendre visite à l’enfant en exprimant ses sentiments, ses peurs et ses étonnements. Dans quelques passages, il recourt aussi à un discours indirect libre, exclamations, « Comme tout est devenu merveilleusement difficile ! », « Et s’il lui avait donné par mégarde un coup de corne ! », ou interrogations, « Fallait-il se montrer plus réservé ? », « Ou même s’éloigner ? » Ces interventions ont toutes une même fonction : elles introduisent un décalage entre l’élan initial, l’adoration du sacré, et le recul, jusqu’à des doutes. Ce même double mouvement, antithétique, se retrouvent quand le récit transcrit ce que ressent le bœuf. D’un côté, il s’incline devant le sacré : il « se sentait d'une opacité extraordinaire auprès de ce visage délicatement éclairé de l'intérieur, comme si à travers de légers rideaux on eût vu passer une lampe d'une pièce à l'autre, dans une très petite et lointaine demeure. » De l’autre, il prend une distance qui prête à sourire : « il connut de véritables extases. Mais un scrupule le guidait et l’empêchait d’imaginer des anges ou des saints. Il ne les voyait que si réellement ils se trouvaient dans le voisinage. » Il est donc celui qui contribue à éloigner le récit biblique de sa vérité religieuse pour lui donner sa dimension de conte.

POUR CONCLURE

La double énonciation choisie par l’écrivain donne à ce conte toute sa valeur, car les procédés de la narration chargent le sens religieux, sacré, d’une dimension poétique propre à toute l’œuvre de Supervielle, qui se plaît à animer l’univers. C’est le cas quand il est assumé par un narrateur, à travers ses explications et ses interprétations. Mais c’est encore plus flagrant quand celui-ci cède la parole aux animaux, mis en évidence dans le titre, et tout particulièrement par la place qu’il accorde à celle du bœuf, à son regard. La formule le qualifiant d’« ami d’un certain protocole » est, à cet égard, significative, car curieuse pour le récit d’un fait sacré pour les chrétiens. Cet héritage religieux obligerait à un absolu respect, du cadre, des épisodes, de toutes les données de la foi chrétienne, alors que le terme « protocole », lui, donne l’impression que c’est une invention humaine, imaginée pour mettre un ordre dans le monde. La parole, les discours, soutiennent donc ce qui définit le mythe, une parole transmise par les hommes au cours des siècles, transmission dans laquelle Supervielle prendrait sa place. N’est-il pas alors, à son tour, ce « peintre invisible » qui crée une nouvelle « nativité » ?

Pour voir un diaporama sur "La Nativité"

Histoire de l'art : la Nativité 

Histoire de l'art
Diaporama : la Nativité

Les représentations de la Nativité , dont Supervielle a pu s'inspirer, sont innombrables, depuis les bas-reliefs et les sculptures des églises, en passant par d’autres techniques artistiques. 

Nous en avons choisi cinq dans ce diaporama :

  • un vitrail d’une des baies de la cathédrale de Chartres, réalisé au XIIème siècle ;

  • une enluminure des frères de Limbourg, miniature figurant dans Les Très Riches Heures du duc de Berri, ouvrage datant d’entre 1411 et 1416 ;

  • une fresque de Botticelli, figurant dans la basilique de Santa Maria Novella, effectuée vers 1476 ;

  • un tableau de ce même artiste, plus tardif (1500-1501), qu’il est intéressant de comparer à sa fresque ;

  • un tableau de Paul Gauguin, peintre de la fin du XIXème siècle, qui, en transposant cette scène religieuse traditionnelle dans la société tahitienne,  porte sur elle un regard novateur, tant par ses choix figuratifs que par sa technique picturale.

Explications de cinq extraits 

Explications
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Texte 1 : L'incipit, du début à « ... tout est devenu merveilleusement difficile ! » 

Texte 2 : Le surnaturel, de « L'âne se tient à gauche... » à « Le bonheur le rassasiait. »

Texte 3 : Les deux prières, de « Prière du bœuf  » à « une concentration et une sécurité miraculeuses. »

 

Texte 4 : Le lion, de « Tout de même, quand on sentit... » à « ... qui fit peine à chacun. »

Texte 5 : Vers le dénouement, de « Les apparitions surnaturelles... » à « ... les mouches vont s"y mettre. »

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