Jules Supervielle, Les Amis inconnus, 1934 : explications
"Les amis inconnus"
Pour lire le poème
Le choix de reprendre, pour le premier poème de son recueil, le titre même du recueil, qui est aussi celui de la section, marque son importance pour Supervielle. Ce poème revêt donc une importance particulière, donnant à l’œuvre son ton d’ensemble, à la fois par la forme adoptée, le vers blanc, ici avec des alexandrins non rimés, le vers 27 faisant cependant exception, et par le fond, la façon dont le poète présente sa relation avec ses « amis ».
Comment la progression du poème, en quatre temps, met-elle en valeur les sentiments du poète ?
LES DEUX PREMIÈRES STROPHES
Ces deux strophes s’unissent grâce à l’anaphore d’« Il vous naît », en gradation : deux vers pour le poisson, trois pour l’étoile, cinq pour l »oiseau.
Le pronom « vous » prend la valeur du datif latin, faisant de ces créations un cadeau offert, mais à qui se réfère-t-il ? Au lecteur, comme dans une préface de recueil ? Nous pensons plutôt au poète, dialoguant avec lui-même, qui affirmerait ainsi sa puissance, quasi magique, de se créer tous ces amis, comme autant de cadeaux qu’il s’offre à lui-même.
Première strophe
Ce monde créé est aussitôt animé, puisque le poisson « se met à tourner / Tout de suite ». Le premier mouvement, scandé par la reprise du [t], est une plongée dans les profondeurs de la mer, que le superlatif rend un peu effrayantes d’ailleurs : « au plus noir d’une lame profonde ». De même, l’étoile est personnifiée, dans un mouvement inverse, ascendant : « au-dessus de la tête ». Mais, comme le poisson, qui ne peut que « tourner », cette étoile semble, elle aussi, impuissante, ce que soulignent l’opposition des deux hémistiches du vers 4 et la périphrase : « Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux / Que ses sœurs de la nuit les étoiles muettes. »
Deuxième strophe
L’oiseau occupe plus de place parce qu’il est plus étroitement uni à son créateur, le poète qui le crée, représenté « dans la force de l’âge ». Mais lui non plus ne peut véritablement communiquer, comme le montre la négation restrictive, parce que, « cachant votre histoire en son cœur […] / il n’a que son cri pour la montrer ». Nul ne pourra alors le comprendre. Cependant, les deux enjambements, qui rompent le rythme jusqu’alors régulier des alexandrins coupés à la césure, lui accordent tout de même un rôle, unir le ciel et la terre. Il est, en effet, vu d’abord « en plein vol », ce que reprend l’hémistiche « Il vole sur les bois », impression de légèreté restituée par l’allitération du [l], puis il rejoint l’arbre, « se choisit une branche / Et s’y pose », arrêt illustré par la ponctuation, l’élision du [e muet] sur la virgule, qui crée un effet de suspension.
Catherine Réault-Crosnier, illustration pour « Les amis inconnus », 2002. Peinture à la cire. Mur de poésie de Tours
Or, si le début de ce poème nous plonge dans un univers merveilleux, Supervielle s’emploie à rendre ce surnaturel naturel par la comparaison dans son commentaire final : « On dirait qu’elle est comme les autres. »
LA TROISIÈME STROPHE
Alors qu’elle introduit d’autres animaux, ceux qui peuplent les forêts, cette strophe brise l’apaisement et la grâce des strophes précédentes en les représentant comme des victimes potentielles, malgré la négation : « Il n'est pas de chasseur encor dans la contrée », avec la rime intérieure entre « chasseur » et « peur » qui souligne leur sentiment dans l’interrogation, repris à la fin de la strophe par la précision « déconcertés ». Le rythme reproduit cette peur : la coupe après « écureuil » allonge ensuite son effort pour disparaître, grâce à sa couleur qui lui permet de se fondre dans son environnement, « qui devient feuille et bois dans sa fuite », tandis que le vers suivant imite, par son rythme (2 / 4), les bonds de ces animaux : « La bi / ch[e] et le chevreuil / soudain / déconcertés ».
Ces amis ainsi nés semblent donc aussitôt menacés.
LA QUATRIÈME STROPHE
Cette strophe nous fait passer du monde animal à un monde que nous imaginons plutôt humain, avec la reprise de l’anaphore, « Il vous naît un ami », mais en résumant les idées des trois strophes précédentes.
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Nous y retrouvons le même sentiment d’impuissance, lié à une projection dans le futur : « et voilà qu'il vous cherche, / Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux ». Il s’agit bien ici d’un « ami inconnu », en écho au titre.
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Lui aussi est destiné à devenir une victime, blessure quasi fatale due à cette relation d’amitié : « Mais il faudra qu'il soit touché comme les autres ».
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Enfin, l’ultime fatalité reste à nouveau la peur, mais ici dans un flou temporel : la projection dans cet avenir inéluctable, marquée par le subjonctif (« Et loge dans son cœur d’étranges battements »), est ensuite déjà réalisée dans le présent, avant que n’intervienne le recul dans le passé : « Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus ». Aurait-il donc déjà le pressentiment de sa mort à venir ?
Comment ne pas y voir à nouveau une parenté avec Supervielle, qui, lui aussi, en raison de son arythmie cardiaque, « loge dans son cœur d’étranges battements » ? Cet « ami » partage donc sa condition mortelle… et vient la lui rappeler.
LES DEUX DERNIÈRES STROPHES
Le ton de ces dernières strophes est très différent, puisqu’il ramène de ces créations, extérieures, à la vie intérieure, par, d’abord, l’interpellation, puis le discours rapporté directement, avant d’en arriver à la prière.
L'interpellation
Même si se poursuit l’emploi du pronom « vous », sa répétition et le « ô » propre au lyrisme, confirme l’interprétation précédente : il s’agit bien d’un dialogue intérieur, qui peut cependant se généraliser à chaque lecteur. L’interpellation sonne comme une accusation, soutenue d’ailleurs par le martèlement des consonnes, puisque la naissance, inattendue, de ces « brusques passants », provoque, en écho à leur peur, celle de celui qui la vit, d’où son « visage troublé », et son questionnement, lui aussi restant impuissant : « vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles ».
Le discours direct
Il met en place un double mouvement :
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D’un côté, il pose un prolongement de soi à ces « amis lointains », dont la rencontre, la communication entre soi et l’univers extérieur, est posée comme possible, car dans l’hypothèse l’adverbe prend ici sa valeur temporelle affirmative : « Si je croise jamais un des amis lointains ».
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D’un autre côté, la relation est présentée comme malfaisante, nocive : « Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? » L’amitié impliquerait toujours un danger latent : la peur de blesser, même sans le vouloir, celui-là même dont l’amitié nous est précieuse. Nous risquons donc de souffrir à cause d’un ami, comme nous avons le pouvoir de le faire souffrir.
La prière
Face à la prise de conscience de cette loi d’interaction, qui caractérise l’amitié, de partage de la souffrance entre « vous » et « eux », il ne reste qu’une possibilité, un appel au « pardon », terme qui imprime son rythme au dernier quintil, de même que la récurrence de la préposition « pour » qui permet d’énumérer les fautes.
La rupture, créée dans cette strophe par la brusque irruption de l’octosyllabe, souligne le poids de la parole dont l’homme – et tout particulièrement le poète ! – est doté, qu’il refuse d’en faire usage, garde « le silence », ou au contraire, qu’il parle : « Et les mots inconsidérés ». Le « vous » associe ici le poète à son lecteur, car il a conscience que sa parole peut blesser, comme le met en valeur la comparaison : « Pour les phrases venant de lèvres inconnues / Qui vous touchent de loin comme balles perdues ». Cette comparaison, cependant, sous-entend que cette faute est involontaire, et cette prière se charge ainsi d’une connotation religieuse, semblable à l’acte de contrition qui admet « pécher par parole » mais aussi « par omission », comme dans le dernier vers : « Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux. » Ultime culpabilité donc, le repli sur soi qui efface les autres.
CONCLUSION
Ce texte donne le ton au recueil, d’abord par les choix d’écriture : refusant l’obscurité devenue fréquente dans la poésie de l’entre-deux-guerres, et ses audaces, Supervielle choisit, certes, le vers blanc, mais il reste proche de la versification traditionnelle par son travail sur la métrique, le rythme et les sonorités, qui servent le sens même de chaque strophe.
Il nous fait aussi entendre une voix particulière, mettant le surnaturel propre à sa création poétique au service de ses questionnements et de ses angoisses. Le poète se décrit ici comme un créateur, son regard le dotant d’un pouvoir magique, mais, de ce fait, il devient responsable de sa création, de l’effet que peuvent produire les mots qu’il lance. il doit donc faire pruve d'une particulière vigilance...
"L'appel"
Pour lire le poème
« L’appel », court poème en distiques, à l’exception de la dernière strophe, un tercet, ferme la première section du recueil Les amis inconnus, auquel elle donne d’ailleurs son titre d’ensemble. Supervielle met en scène un récit, en deux temps nettement opposés par le connecteur « Mais », musique et silence, avant que n’intervienne le dernier tercet qui, en écho au titre du poème, lui donne son sens. Comment Supervielle illustre-t-il ici le pouvoir du poète ?
LA MUSIQUE DES VIOLONS (des vers 1 à 4)
Les "amis" évoqués
Le poème s’ouvre sur la présentation des personnages de cette scène, « Les dames en noir », avec un article défini – comme dans le titre du recueil –, qui donne l’impression qu’elles sont déjà connues, et qu’elles sont vues avec précision. Une sorte de familiarité est ainsi créée.
La couleur de leur robe, « en noir », est traditionnelle dans un orchestre ; cependant, c’est aussi la couleur du deuil, de la mort.
Leur position, enfin, est étrange, « le dos au miroir » : si elles ne peuvent donc se voir, leur reflet, en revanche, serait visible par un spectateur. Mais lequel ? Nous pensons aussitôt au poète, qui nous transmet la scène, car il serait, lui, capable de voir par-delà le « miroir ». La rime intérieure entre « noir » et « miroir » suggère qu’effectivement Supervielle nous fait entrer dans un autre monde, le « miroir » marquant à la fois la séparation entre la vie, où l’on peut « jouer » du violon, et la mort, peut-être aussi entre deux mondes, le réel et l’imaginaire.
"Les dames en noir prirent leur violon"
Une magie
Le choix du décasyllabe rappelle la poésie lyrique des troubadours, qui, associant poésie et musique, en avaient fait leur vers de prédilection, et la césure, qui le coupe ici en deux hémistiches réguliers, soutient l’ambiance paisible de la scène, tandis que la répartition typographique, qui décale les vers, semble reproduire les coups d’archet, de force différente.
Cette image d’une plongée dans l’au-delà se confirme par la polysémie de l’adjectif dans l’image de « l’obscure musique ». Il renvoie toujours au « noir », telle une musique de l’au-delà, mais c’est aussi une musique peu identifiable, qui paraît venir de très loin. Or, cette musique produit un effet véritablement magique : « Le vent s’effaçait comme aux meilleurs jours ». Comment ne pas penser ici aux temps mythiques, et plus particulièrement à Orphée, le poète-musicien, qui, après avoir reçu une lyre de la part d’Apollon, était capable de charmer les animaux, pouvoir ici exercé sur un élément naturel, « le vent » ?
François Boucher, Orphée charmant les animaux, 1740. Huile sur toile, 54 x 66. Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand
LE SILENCE (des vers 5 à 10)
Une double image
Au début du troisième distique, le connecteur « Mais » rompt cet enchantement magique, qui n’a duré qu’un instant : « presque aussitôt » en introduisant le silence, alors même qu’intervient une personnification. Ce ne sont pas, en effet, les « dames en noir » qui arrêtent de jouer, mais le violon lui-même qui prend cette décision, doté d’une conscience, « pris d’un grand oubli », comme si c’était lui qui ne savait plus déchiffrer la partition.
La seconde image compare le violon à « un enfant nu qui s’est endormi », vision préparée par la position traditionnelle du violon, « dans les bras des femmes », comme un bébé ainsi bercé. Mais, à nouveau, cette image nous transporte dans un univers étrange : la scène se déplace au cœur d'une forêt, ce que met en valeur la rupture du pentasyllabe, « Au milieu des arbres ».
La mort
Ainsi, tout se fige, en gradation. D’abord seul « Le violon se tut », puis la comparaison prolonge ce silence avec le participe « endormi » ; ensuite, nous progressons vers le néant avec la négation absolue, « Rien », qui touche à la fois « l’immobile archet », vision accentuée par l’antéposition de l’adjectif, et le « violon de marbre », qui impose l’image d’un tombeau. Cette mort est, dans un premier temps, présentée comme inéluctable : « Rien ne semblait plus devoir animer » l’instrument et l’archet, au sens premier leur rendre la vie.
Violoniste. Statuette de marbre
L'APPEL (du vers 11 à la fin)
Un rêve
Après ces trois distiques qui ont installé le silence au cœur du poème, le tercet, qui s’enchaîne brutalement, donne la clé de cette scène étrange : « Et ce fut alors qu’au fond du sommeil ». Le poème reproduit un rêve, ce qui explique l’incohérence des lieux : le poète a pu passer au-delà du « miroir », dans l’univers où ne subsistent que des âmes, invisibles aux hommes ordinaires. Le « sommeil », comme une sorte d’antichambre de la mort, lui permet de voir et d’entendre ce que nous ne percevons pas.
La fin du poème reste encore empreinte de mystère, parce que nous ignorons quelle est cette voix, ce « quelqu’un ». S’agit-il, comme dans l’antiquité, de la Muse, souffle de l’inspiration, ce que peut aussi suggérer le verbe « souffla » ? Ou bien, est-ce tout simplement un de ces « amis inconnus » qui survivent dans l’au-delà ?
Les pouvoirs du poète
Ainsi, le poète a un double pouvoir :
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D’abord, il peut entrer en communication avec l’au-delà, puisqu’il peut entendre cette voix, dont l’injonction au discours direct est mise en valeur par la rupture du pentasyllabe.
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Mais surtout, l’affirmation « Vous seul le pourriez » lui accorde le pouvoir de redonner la vie, de ranimer ce qui s’est tu, le violon, mais, de ce fait, il ranime aussi les âmes disparues car tombées dans l’oubli.
Ainsi, l’au-delà appelle le poète à l’aide : les morts ont besoin de lui pour que les vivants continuent à les faire exister en se souvenant d’eux.
Un violon de l'au-delà
CONCLUSION
Ce dernier poème confirme l’idée, qui parcourt toute la première section, du pouvoir exceptionnel dont le poète est doté : la poésie pénètre l’inconnu, elle peut donc faire pénétrer le lecteur dans le monde du rêve, de l’au-delà. Comme le disait déjà Rimbaud, le poète est donc aussi le « voyant », non pas de l'avenir, mais du passé.
Ce poème est aussi intéressant par sa forme. Il est "mimésis", c'est-à-dire que, par la brièveté des distiques, par le contraste des pentasyllabes, par les sonorités, il reproduit la fragilité à la fois de la musique, du violon avec sa douce mélodie, du rêve, flou, et même du monde de l’au-delà.
"L'escalier"
Pour lire le poème
Après la section « Les amis inconnus », qui donne son titre au recueil, et le long poème, « Le hors-venu », image du poète, les treize poèmes des « Veuves » mettent l’accent sur les âmes qui viennent converser avec le poète, âmes des disparus mais aussi la sienne qui « suit son corps ». Le titre de la section suivante, « LE SILLAGE », dans laquelle figure « L'escalier », nous rappelle les nombreux voyages en paquebot effectués par Supervielle entre l’Uruguay, sa terre d’origine, et la France, autre pays de ses racines familiales. Cette trace que laisse le bateau derrière lui est le reflet des souvenirs gardés dans la mémoire, au premier rang desquels l’amour, tel celui vécu par Supervielle avec son épouse, Pilar, dont il aura six enfants : « Je vous trouvai durant une accalmie / Vous qui deviez devenir mon amie / Pendant vingt ans, et c’est encore vrai. »
Mais plusieurs poèmes élargissent alors la réflexion à la place que peut occuper l’amour dans le cours d’une vie, comme ce poème, « L’escalier », construit en deux temps, de l’imaginaire au réel. Quel sens symbolique Supervielle donne-t-il à cette montée progressive des marches de l’escalier ?
LA MAGIE DE L'ESCALIER (vers 1 à 13)
La première partie du texte est structurée par deux groupes de subordonnées de cause, chacun d’eux introduit par « parce que ». Mais la proposition principale, à laquelle devraient répondre ces deux suites de causalités, reste informulée. Il est donc nécessaire d’analyser les images posées dans les subordonnées pour déterminer ce que peut être la question ainsi expliquée…
L'image de l'ascension
En le faisant précéder d’un article défini, Supervielle accorde à « l’escalier » une unicité, qui en fait un lieu signifiant, d’autant plus qu’il le dote d’un pouvoir magique, sa force d’attraction : il « attirait à la ronde ». Il exerce une sorte d’hypnose, sur tous, accentuée par la négation restrictive : « […] on ne l’approchait qu’avec les yeux fermés ». Mais le fait de fermer les yeux peut aussi signifier la peur de ce lieu dont on ne sait pas où il va mener.
"en gravissant les marches"
La description se resserre ensuite sur les seules femmes, comme si elles étaient plus susceptibles d’être touchées par l’effet magique de l’escalier : « […] chaque jeune fille en gravissant les marches / Vieillissait de dix ans à chaque triste pas ». Cela éclaire déjà le symbolisme de l’escalier, dont la montée illustre l’avancée en âge, la progression de la jeunesse à la mort. Elle est ici comme accélérée, ce qu’imite l’alternance de l’assonance en [ a ], voyelle ouverte dont l’ampleur marque l’effort de la montée, à celle en [ i ], plus aigu, Supervielle reprenant un stéréotype, l’idée, que la vieillesse pèserait plus rapidement sur les femmes, « ayant vécu plus vite ». Cette image est renforcée par la comparaison qui, entre tirets, place sur le même plan le vêtement et le corps lui-même : « Sa robe avec sa chair dans une même usure ». Le tonalité aiguë s’impose lorsque l’escalier prend tout son sens symbolique, métaphore de la vie qui épuise les forces humaines, d’où la négation restrictive qui exprime cette fatigue : elle « […] n'avait qu'un désir ayant vécu si vite / Se coucher pour mourir sur la dernière marche ». L’allitération finale en [ r ] imite même le dernier soupir avant la mort.
Aucune joie ne ressort de cette ascension, accomplie les yeux fermés, qui n’est que l’image de la condition humaine, qui finit par ne souhaiter qu’une chose, le repos qu’apporte la mort.
Une métamorphose
La seconde subordonnée de cause dépeint une action magique plus indirecte de « l’escalier », puisqu’il n’est plus visible, plus présent, mais « loin de là », et qu’il suffit d’« en avoir rêvé au fond d’un lit de bois » pour qu’elle s’exerce. Elle touche à présent « une fillette », bien plus jeune, « heureuse » puisqu’elle a encore toute sa vie devant soi et peut donc imaginer tout le bonheur qui l’attend.
Mais, à nouveau, s’exerce un maléfice, dont l’indice temporel, « en une nuit », met en évidence l’immédiateté. L’image de la fillette se transforme, en effet, comme si elle devenait semblable aux gisants des églises : elle « Devint, en une nuit, sculpture d'elle-même / Sans autre mouvement que celui de la pierre. » Supervielle associe donc ici le sommeil à cette mort à venir, et le rêve de bonheur de la « fillette » n’est, en fait qu’une illusion, que démasquent ceux qui l’observent, inscrits dans ce pronom « on ». Eux savent ce que signifie « l’escalier » : « […] on la retrouva, rêve et sourire obscurs, / Tous deux pétrifiés ». Dans le rêve, c’est bien l’image de la mort que « l’escalier » a fait surgir, depuis l’adjectif « obscurs », qui obscurcit le portrait, jusqu’au participe « pétrifiés », accentué par la diérèse.
Lorenzo Bartolini, La Table aux Amours (détail), 1845. Marbre, 137, 2 x 162,6. Metropolitan Museum of Art, New York
Cependant le dernier hémistiche, « mais simulant toujours… », prolongé par les point de suspension, montre que ce rêve, peut-être parce que trop « loin » de la matérialité de « l’escalier », n’a pas suffi à imposer à la fillette la vérité de ce qui l’attend, comme tout être humain, la mort : même déjà figée dans son immobilité, elle croit encore en la vie.
LE RETOUR AU RÉEL (vers 14 à la fin)
L'« escalier » banalisé
L’opposition est nettement marquée entre les deux parties de ce poème, à la fois par le connecteur « Mais » et le passage au présent : « un jour l’on gravit les marches ». Notons cependant l’ambiguïté du pronom indéfini qui peut avoir une valeur générale, donc désigner tout être humain, mais aussi, comme souvent chez Supervielle, renvoyer à sa propre personne, dans une sorte de dialogue avec lui-même.
La description alors faite banalise l’escalier, « comme si / Rien que de naturel ne s’y était passé », rappelant que l’homme vit son existence sans forcément songer à sa condition mortelle, d'ailleurs inévitable. Il se contente donc de le monter, en n’y voyant que le quotidien, ici celui des amours de jeunesse, toujours en mettant au cœur de l’image « [l]es filles » : elles « y mangeaient des claires mandarines / Sous les yeux des garçons qui les regardaient faire. » Les sonorités [ l ], [ m ], sont ici plus douces, et, comme la note sensuelle des fruits, couleur et saveur, elles illustrent ce bonheur simple, puisque l’escalier a perdu son pouvoir magique, inquiétant : « L’escalier ignorait tout de son ancien pouvoir. »
Le couple et l'enfant
Mais les derniers vers du poème réintroduisent une inquiétude, introduite par la question dont nous pouvons penser, vu la place occupée par son épouse Pilar dans section « LE SILLAGE », qu’elle s’adresse à elle, le couple se reformant ensuite par le souvenir : « Nous y fûmes ensemble ».
L’alexandrin, jusqu’alors régulièrement coupé en deux hémistiches par la césure, se perturbe tandis que s’accomplit l’avancée en âge, concrétisée par la naissance de l’enfant, mis en valeur par la coupe : « Et l’enfant / qui venait avec nous / le nomma ». Cette naissance permet, en effet, de prendre conscience du vieillissement, qui rapproche du « silence », c'est-à-dire de la mort : « C'était un nom hélas si proche du silence / Qu'en vain il essaya de nous le répéter ».
Cependant, nous notons le contraste entre la dimension tragique de cette mort inéluctable, traduite par l’interjection « hélas », et l'acceptation : l’absence du point d’exclamation habituel et la subordonnée de conséquence montrent que les parents continuent le cours de leur existence dans une forme d’inconscience de ce que signifie cet « escalier ». L’image finale de l’enfant traduit cette même acceptation, puisque, « confus » de ce que sa naissance signifie pour le couple, la mort à venir, adjectif mis en valeur par la coupe sur la virgule, cela n’empêche pas la douleur du deuil qu’il vivra forcément : « il cacha la tête dans ses larmes / Comme nous arrivions en haut de l'escalier. »
CONCLUSION
« L’escalier » au cœur de ce poème, prend ici une valeur symbolique et donne son sens au poème, comme l’expliquera plus tard Supervielle dans son article « Éléments d’une poétique » (in Valeurs. Revue de critique et de littérature, n°5, avril 1946) : « Autrefois j'avais beaucoup d'images dans mes poèmes, maintenant il m'arrive de n'en avoir qu'une qui sert d'épine dorsale à tout le poème. […] Quand il n'y a qu'une image d'un bout à l'autre, on obtient une sorte de mythe qui se dégage du poème et a sa vie propre. »
Ainsi, personnifié, représenté, dans la première partie du poème de façon à suggérer la peur, il est l’image du destin, du cours de l’existence humaine, menant fatalement à la mort. Mais, si cette image de son pouvoir maléfique relève d’abord de l’imaginaire, du rêve, la seconde partie la concrétise par la vie réelle de tout couple, que la naissance de l’enfant fait avancer vers la mort. Cependant, la peur s'efface alors, aucune révolte n’est manifestée, cette finitude est acceptée ; seul celui qui restera après la mort des parents aimés connaîtra la douleur.
Enfant en pleurs dans l'escalier
"Les cavaliers"
Pour lire le poème
La septième section des Amis inconnus, recueil de Supervielle publié en 1934, est la seule des douze qui le composent, dont le titre « MA CHAMBRE », avec l’adjectif possessif, renvoie directement au monde intérieur du poète. Les huit poèmes de cette section proposent un parcours, formant une boucle. Elle s’ouvre sur une sorte de prologue : deux textes montrent la solitude nocturne qui enferme le poète en lui-même ; puis vient une exploration intérieure, d’abord par l’intermédiaire des objets, puis, dans « Les Cavaliers », « Portes » et « La demeure entourée », c’est tout l’univers qui est invité dans la chambre, avant que le dernier poème, « Le poids de la journée », ne serve d’épilogue en ramenant le poète à sa solitude nocturne.
Ces trois quatrains d’alexandrins, déroulant l’adresse du poète aux « cavaliers », nous invitent à chercher le rôle qu’il accorde à ces personnages.
PREMIER QUATRAIN : UN APPEL
La chambre ouverte
A priori, une chambre est un lieu clos. Mais ici Supervielle détruit cette fermeture de la pièce, d’abord à l’horizontale, « ces murs qui croient fermer ma chambre », puis à la verticale : « un toit de ciel ». De ce fait, la maison semble se dilater, s’ouvrir largement à tout l’univers.
L’univers est ici représenté par trois éléments, dominants dans la poésie de Supervielle, « les bois », nés de la terre et s’élevant vers le ciel, l’eau, qu’il s’agisse du cours des « rivières », ou de l’immensité des « mers », à la rime avec « l’air ». Ces rimes croisées, respectant l’alternance traditionnelle entre rime masculine et féminine, adoucie par le [ e ] muet, mettent en évidence l’alternance entre le microcosme et le macrocosme, c’est-à-dire la façon dont l’univers « a place » dans la chambre pour y entrer et s’y installer.
L'appel
Comme en un souvenir de ces gauchos de la pampa, souvent dépeints par Supervielle qui a pu les voir dans sa terre d’origine, l’Uruguay, le poète lance, par l’impératif souligné par la coupe à la virgule, « Accourez », un appel aux « cavaliers », dont il imagine le galop. Les sonorités des vers 3 et 4 le reproduisent, avec l’assonance du [a ], voyelle ouverte, ample, la rime intérieure, et le martèlement de la consonne gutturale sourde, [ K ] : «Accourez, cavaliers, qui traversez… ». Ces « cavaliers » paraissent ainsi venir de l’au-delà, porteurs eux-mêmes de tout l’univers.
Cavaliers venus d'au-delà des mers
DEUXIÈME QUATRAIN : LA RENCONTRE
Le deuxième quatrain, toujours en alexandrins coupés à la césure, mais ici avec deux rimes croisées régulières, évoque l’arrivée des « cavaliers » et le début de la conversation avec le poète.
Des cavaliers tels des fantômes
L'image des "cavaliers"
Ils sont dépeints comme des êtres étranges, car leur apparence contredit le premier quatrain : « Vous entrerez ici sans la moindre mouillure. » D’où l’étonnement exprimée par la question que leur adresse le poète : « Avez-vous traversé les siècles ou les mers ? » Alors qu’il les avait d’abord présentés comme venus d’un espace de l’au-delà, c’est à présent de l’au-delà du temps qu’ils surgissent, tels des fantômes des êtres disparus.
La conversation
C’est aussi ce qui explique leur langue indéfinissable, aucune des deux langues qui identifient Supervielle : « ni le français ni langue d'outremer. »
Mais elle n'empêche pas l'échange, bien au contraire. Cette langue qui va permettre la communication est donc particulière, mais parfaitement possédée par le poète : « Et nous nous parlerons dans une langue sûre ». C’est donc la langue même de la poésie, expression de l’imaginaire, avec ses signes propres et ses images.
TROISIÈME QUATRAIN : ENTRE RÉALITÉ ET RÊVE
La question posée
Ce dernier quatrain marque le retour de Supervielle sur lui-même, puisqu’il apporte lui-même une réponse à sa question : « Venez-vous de si loin ou bien de mon désir ? / C'est ce que nous saurons lorsque vous entrerez ». Sa question remet en cause la présentation initiale des « cavaliers », en suggérant qu’ils ne viennent pas d’un lieu réel, cet au-delà des « mers », mais naissent seulement de l’imaginaire du poète, de son rêve, de son « désir » de peupler sa solitude par des personnages imaginaires.
Une double réponse
Le futur, qui forme une rime au cœur du quatrain, « C’est ce que nous saurons lorsque vous entrerez », « vous me regarderez », affirme la certitude de cette rencontre, dont la communication possible, d’où le pronom « nous » qui associe le poète à ses visiteurs.
Antoine Malliarakis, dit Mayo, Cavalier imaginaire, vers 1960. Gravure au carborundum, 72 x 58. Coll°. privée
La réponse reprend l’alternative de la question :
« Si vous venez de loin vous me regarderez » dote les « cavaliers » d’une existence réelle. Mais comment interpréter leur regard sur le poète ? Peut-être comme une façon de lui confirmer son existence, en le rattachant à cette terre lointaine d’origine, l’Uruguay.
« Sinon, je ne verrai que de hautes paupières », avec la négation restrictive, s’oppose à l’image précédente : ce ne sont plus les « cavaliers » qui regardent le poète, mais le poète qui les observe. Et il ne les voit que d’une façon étrange, ces « hautes paupières » suggérant un regard fixe, un peu à la façon de celui des statues. Cela ferait de ces « cavaliers » la représentation imaginaire des âmes des disparus, ayant « traversé les siècles » pour venir occuper les rêves du poète, peut-être pour lui rappeler sa propre condition mortelle.
CONCLUSION
Cette « chambre » qui donne son titre à la section est donc celle, concrète d’abord, où, dans son sommeil, le poète peut se laisser aller à ses rêves, donc s’ouvrir au « désir » de laisser aller librement son imagination, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Dans le rêve, en effet, aucune limite spatiale n’existe, et c’est l’univers entier qui peut s’introduire dans la « chambre » : elle prend alors un sens figuré, l’imagination du poète. Aucune limite temporelle non plus, d’où l’évolution de ces « cavaliers » qui finissent par figurer les âmes des morts, venant habiter le subconscient du poète. C’est d’ailleurs ainsi qu’il se dépeint dans « Un poète ».
" Un poète"
Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d’en sortir même pour un moment ?
J’entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j’éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.
"La demeure entourée"
Pour lire le poème
Dans la septième section des Amis inconnus, recueil de Supervielle publié en 1934, dont le titre, « MA CHAMBRE », avec l’adjectif possessif, renvoie directement au monde intérieur du poète, le poème « La demeure entourée » marque le lien susceptible de s’établir entre deux mondes, l’univers extérieur et la conscience du poète.
Ce poème se présente ainsi comme une réponse à l’invitation lancée par le poète dans « Les cavaliers » : « Tout ce qui fait les bois, les rivières ou l’air / A place entre ces murs qui croient fermer ma chambre ». Par la personnification se construit un dialogue avec le poète, auquel participent successivement « la montagne », « le feuillage des bois », « la rivière » et l’étoile ».
Quelles relations entretient chacun de ces personnages avec le poète ?
Géographiquement, "la demeure entourée"
LA MONTAGNE (vers 1 à 4)
La description de la montagne
En se trouvant personnifié, c’est d’abord le « le corps de la montagne » qui, par sa masse, s’impose en premier aux abords de cette « demeure ». Elle a aussi l’importance que lui donne la verticalité qui la caractérise, comme le souligne le parallélisme syntaxique : « si l’on est la montagne », « Si l’on est en hauteur ». Elle lui doit, en effet, sa double appartenance, mise en valeur par l’emploi des majuscules. Elle appartient d’abord à la « Terre », dont elle hérite « roches, cailloux », une dureté imitée par les sonorités, notamment l’allitération en [ R ]. Mais ce « morceau de la Terre » est « altéré par le Ciel », par l’air qui la sculpte et lui fait subir une érosion.
La question
C’est précisément cette démesure qui explique le sentiment que lui prête le poète : pleine de bon sens, elle « hésite à ma fenêtre », déclare-t-il, ce qui explique l’interrogation ensuite rapportée dans le discours direct. Mais la formulation de la question, « Comment peut-on entrer si l’on est la montagne », suggère déjà une réponse négative, une impossibilité, que confirme l’insistance sur sa masse. La montagne rejette donc l’invitation.
LES BOIS (vers 5 à 15)
La deuxième invitation concerne les arbres, représentés eux aussi dans leur verticalité par la périphrase, « le feuillage des bois ». Leur discours rapporté marque un même rejet.
Les interrogations
Trois questions s’enchaînent.
Le doute formulé par la première révèle déjà leur indifférence : « Les bois ont-ils leur mot à dire là-dedans ? » Notons l’ambiguïté de l’indice spatial : « là-dedans renvoie à la fois à l’intérieur de cette « demeure » où ils sont invités à entrer, mais où leur langage resterait sans valeur ; mais il s’élargit à l’histoire racontée, cette volonté du poète d’associer l’univers à son monde intérieur, à sa création poétique donc.
La deuxième question, plus développée, insiste sur ce qui sépare la nature même des « bois », à travers deux images, parallèles, « Notre monde branchu, notre monde feuillu », dans les deux cas, image d’un univers, des objets familiers qui meublent la chambre, de plus en plus petits, jusqu’à devenir dérisoires : « la chambre où siège ce lit blanc », « ce chandelier qui brûle par le haut », « cette fleur qui trempe dans un verre ». La question lancée par « le feuillage », « que peut-il… ? », fait ressortir leur sentiment d’impuissance : eux aussi hésitent.
La dernière question concerne encore plus directement le poète, dépeint en plein travail : « Que peut-il pour cet homme et son bras replié, / Cette main écrivant entre ces quatre murs ? » L’anaphore de « Que peut-il » renforce la distance entre la nature et la création poétique, qui ne pourra jamais en rendre compte en totalité.
Du réel à l'imaginaire
Or, l’arbre est, lui aussi, un intermédiaire entre la terre, où il prend naissance, et le ciel, vers lequel s’élève son « feuillage », d’où la volonté formulée par celui-ci par laquelle il affirme cette double nature : « Prenons avis de nos racines délicates ». Or, la faute est rejetée sur le poète, dépeint comme incapable de voir la nature dans sa totalité, « Il ne nous a pas vus », qui ne peut donc que faire appel à son imagination pour inscrire les bois dans sa poésie : « il cherche au fond de lui / Des arbres différents qui comprennent sa langue. » Mais, dans la création poétique, ces « arbres » ne seraient alors qu’imaginaires…
LA RIVIÈRE (vers 16 à 21)
Un refus catégorique
Sans même l’introduire par un commentaire, Supervielle pose directement le discours de « la rivière », dont le refus est beaucoup plus catégorique : « Je ne veux rien savoir ». Elle affirme avec force un égoïsme méprisant envers l’humanité, « Je coule pour moi seule et j’ignore les hommes. » Le poète est, bien sûr, impliqué dans ce rejet, violent : « »« Tant pis pour ces gens-là ». Il est donc renvoyé à sa solitude, à sa seule force d’inspiration.
La distance affirmée
Ce rejet vient de l’écart qui sépare la rivière et l’homme. Dans son autoportrait, celle-ci insiste sur son flux continu, impossible à arrêter : « Je ne suis jamais là où l’on croit me trouver / Et vais me devançant, crainte de m’attarder. » Par opposition, les hommes eux, « qui s’en vont sur leurs jambes », peuvent inverser leur déplacement, ce que met en relief la coupe du vers 21 : « Ils partent, / et toujours reviennent sur leurs pas ». Ainsi, alors que la rivière effectue un mouvement en avant, toujours semblable, l’antéposition de l’adverbe temporel insiste sur la caractéristique humaine. Celle-ci peut s’interpréter dans sa dimension concrète, géographique – pensons aux nombreux voyages de Supervielle entre la France et l’Uruguay – mais aussi comme une métaphore de la mémoire qui permet à l’homme de se souvenir de son passé.
L’ÉTOILE (vers 22 et 23)
Le connecteur « Mais » introduit les deux derniers vers, soulignant ainsi l’opposition avec les discours des personnages précédents. Là où tous, en effet, affirment leur supériorité sur le poète, donc refusent son invitation à entrer dans « sa demeure » ce qui lui offrirait une source d’inspiration, « l’étoile », elle, affirme sa fragilité : « Je tremble au bout d’un fil ». Elle se présente donc comme perdue dans le vaste espace céleste, d’où le rôle qu’elle accorde au poète : « Si nul ne pense à moi je cesse d’exister. » Prise de l’angoisse de la mort – celle qu’exprime si souvent Supervielle –, elle prête ainsi à la création poétique le pouvoir de communiquer avec l’infini, et même celui de re-création.
CONCLUSION
Ce poème constitue une suite des « Cavaliers », car, après avoir invité l’univers à entrer dans sa « chambre », celui-ci donne la réponse de l’univers, décomposé en ses différents éléments, terre, ciel, eau et feu, si nous pensons à la lumière diffusée par « l’étoile ». Mais, à cette « demeure » expansive, qui nous fait penser à celle d’un conte, il convient de donner un sens métaphorique : elle représente le monde intérieur du poète, qui souhaite puiser dans la nature son inspiration.
Or, jamais, si l’on en croit les refus successifs, il ne pourra restituer dans sa vérité la nature, à l’exception de celle de « l’étoile ». En lançant à son tour un appel aux humains, et plus particulièrement au poète, elle en fait un démiurge, un dieu qui donne vie par le pouvoir de son langage. Il reste à interpréter ce que peut représenter « l’étoile »… Sa lumière venant d'années-lumière, peut-être faut-il y voir une image du passé, des âmes des disparus, comme le suggère le dernier poème de la section « LES VEUVES », « À Ricardo Güiraldes ».
Maintenant, Ricardo, nous sommes là quelques amis assemblés de l’autre côté du fleuve,
Comme un groupe d’astronomes qui complotent dans l’obscurité de converser avec une étoile très lointaine,
Une étoile très distraite dont ils voudraient appeler l’attention et l’amitié […]
Et nous te voyons installé dans ta flamme céleste […]
Toi qui ne respires plus qu’à la façon des étoiles et avec leur complicité.
"L'antilope"
Pour lire le poème
Les douze sections des Amis inconnus, recueil publié en 1934, représentent les thèmes souvent abordés, l’amour, la mort, le spectacle du monde que le poète se plaît à contempler, et, au premier rang, la place occupée par les animaux, qui font partie de ces « amis inconnus ». Nous les retrouvons dans l’ensemble du recueil, mais une section entière leur est consacrée, « LES ANIMAUX INVISIBLES », titre qui les inscrit par avance dans le monde du rêve, dans l’imaginaire.
Quel sens prend la métamorphose opérée par le poète sur « l’antilope » ?
Pour voir l'explication
"Quand le soleil..."
Pour lire le poème
La table des matières des Amis inconnus, recueil de Supervielle publié en 1934, présente clairement l’alternance entre les sections qui mettent l’accent sur l’extérieur, comme « LES AMIS INCONNUS », « LES VEUVES », « LES ANIMAUX INVISIBLES », et celles qui nous ramènent à l’univers intérieur du poète, telles « MA CHAMBRE » ou « LE MIROIR INTÉRIEUR ».
L’inscription dans cette neuvième section du poème « Quand le soleil… » justifie sa forme de dialogue dont il faudra identifier les interlocuteurs, deux personnes différentes, ou bien, comme le suggère le titre de la section ou celui du poème suivant, « Alter ego », de deux dimensions du poète qui s’affrontent. Après les deux thèmes posés, chacun sur quatre vers, la dernière, elle, prend la forme d’un conseil.
Le dédoublement du poète
LA PREMIÈRE OBJECTION (vers 1 à 4)
Deux interlocuteurs opposés
Comme l’un des interlocuteurs ne fait qu’introduire une subordonnée temporelle, « Quand le soleil… », répétée mais laissée en suspens, il est difficile d’imaginer sa réflexion complète. Seul le connecteur « Mais » nous permet de considérer qu’il s’apprête à définir la nature et, peut-être, le rôle de cet astre. Ce suspens vient, en fait, de la brutalité de la réaction de son interlocuteur, plus longue puisqu’elle occupe la fin de l’alexandrin et se prolonge, dans les deux cas, sur le vers suivant.
La formulation de ses répliques est toute aussi violente :
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L’interrogation qui ouvre la première lance, en effet, un reproche : « Mais le soleil qu’en faites-vous ? » Elle semble interdire à l’autre le droit même d’évoquer le « soleil ».
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Dans la seconde, l’interdiction est encore plus virulente, rendue impatiente par l’insistance : « Mais à la fin, vous tairez-vous ».
Le soleil
Ces deux réponses sont complétées par une définition qui image le « soleil », en deux temps.
Dans le deuxième alexandrin, la césure, nettement marquée par la virgule, lui accorde un double rôle : « Du pain de chaque jour, l’angoisse pour la nuit ».
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D’un côté, il est associé à la vie, car c’est bien lui qui permet les moissons : « Du pain pour chaque jour ».
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Mais, le second hémistiche, lui, pose une image opposée car « l’angoisse pour la nuit » rappelle le lien, fréquent chez Supervielle, entre la « nuit », temps du sommeil, et la mort, source de cette « angoisse », peut-être un rappel de l’arythmie cardiaque dont souffre le poète.
Vincent van Gogh, Champ de blé au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 74 x 91. Musée des Beaux-Arts de Winterthour
Son rôle n’est donc pas totalement positif, et, au vers 4, la seconde définition va encore plus loin, puisqu’elle met en évidence la fragilité de l’homme. L’adverbe répété réduit sa taille et sa liberté, ce que renforce la métaphore qui le qualifie : « C’est trop grand et trop loin pour l’homme des maisons. »
Ce contradicteur impose donc l’idée que l’astre reste inaccessible, étranger à celui qui a osé le nommer : nous pensons alors qu’il s’oppose au poète, désireux de s’inspirer de ce que lui offre la nature.
LA DEUXIÈME OBJECTION (vers 5 à 9)
L'opposition
Toujours de façon elliptique, la même opposition entre les deux interlocuteurs se retrouve, avec une insistance de celui qui formule ses réticences, d’abord avec le démonstratif qui renvoie à une réalité désignée, « Ce bruit de voix », puis avec le connecteur « Mais le silence ».
Cependant, cela ne suffit pas à arrêter son contradicteur.
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Dans un premier temps, il le corrige, « Ou bien plutôt », avec une insertion renforcée par l’indice temporel, « toujours », et la gradation, « et même ».
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Dans un second temps, la forme négative, « il n’en est pas », le rend encore plus catégorique, de même que le pronom indéfini, « tout fait son bruit ».
D’où son injonction négative, « Ne cherchez plus. », qui suggère que son interlocuteur est pris d’inquiétude, en quête. Cependant, l’absence de complément interroge sur l’objet de cette recherche, ainsi généralisé, et nous invite à y voir une dimension métaphysique : il se questionnerait sur le sens de la vie, donc, parallèlement, sur sa condition mortelle.
L'univers sonore
Après la dimension visuelle du « soleil », c’est la dimension sonore qui est abordée, affirmée, « Ce bruit de voix… », puis niée : « Mais le silence… » C’est cette négation qui sous-tend l’objection, avec un glissement mystérieux de l’expression naturelle, le « bruit de voix », à celle qui relève du surnaturel, le « bruit de visages ». Il efface ainsi toute idée de solitude, inscrivant l’homme dans un univers qu’il doit interpréter.
Cette idée se confirme dans l’affirmation qui anime l’univers : « Tout fait son bruit distinct pour l’oreille de l’âme. » Il appartient donc à l’homme de se mettre à l’écoute en ouvrant son « âme » à l’univers qui l’environne.
LE CONSEIL (vers 9 à la fin)
La fin du poème allonge le dialogue, qui change de ton.
Edvard Munch, Le Cri, 1910. Tempera et huile sur panneau de carton, 83,5 x 66. Musée Munch, Oslo
Le premier interlocuteur
C’est à présent le premier personnage qui formule clairement son objection à l’ordre lancé, à travers une hypothèse : « Et comment pourrais-je ne pas chercher ». Il se dépeint ainsi comme contraint à s’interroger, et la comparaison qui suit le montre en proie à la peur : « Je suis tout yeux comme un renard dans le danger. » Que guette-t-il donc ? L’image animale suggère le risque d’un prédateur, c’est-à-dire, pour l’homme, l’angoisse de la mort.
La réponse
Face à cette peur, l’interlocuteur se montre rassurant par ses deux injonctions, « Laissons cela », « Rassurez-vous », et le vers 12 met l’accent sur l’absence de risque par son rythme brisé et la diérèse sur la négation absolue : « Que désormais / ri-en // ne pourrait vous arriver ».
Pour soutenir cette invitation à la confiance, il fait de cette sécurité la conséquence d’un état intérieur bénéfique : « vous êtes si près de vous-même ». Il dépeint ainsi l’homme comme scindé en deux parts que son avancée en âge lui permettrait de réconcilier, comme si, révolté par le fait que toute vie implique aussi la mort, il finissait par accepter cette condition humaine. L’image finale illustre cet apaisement, par sa douceur. La métaphore, « il fait un petit vent de songe », suggère le rôle du rêve, venir donner une image rassurante de l’au-delà en effaçant la peur. L’antithèse des deux adjectifs précise la façon dont le « songe » permet d’apprivoiser ce futur mort que tout vivant porte en soi : « Et l’étrange miroir luit presque familier ».
CONCLUSION
Ce dialogue semble, au premier abord, mystérieux car ses interlocuteurs, dont le premier formule des phrases incomplètes, ne sont pas identifiés. Mais le titre de la section et l’analyse plus détaillée nous permet de voir en eux un dédoublement du poète, entre ce qui rattache à la vie, « le soleil », le « bruit », et ce qui introduit la menace de la mort : la peur de perdre « le soleil », de voir disparaître le « bruit ».
Or, en réponse à la quête métaphysique, aux interrogations sur soi-même, sur le sens à donner à la condition humaine, le poète – grâce au « songe » qui peut l’habiter – arrive à se contempler dans le « miroir », à percevoir avec sérénité le reflet de ce mort qu’il sera en se voyant encore vivant. Ce poème nous rappelle la formule de Rimbaud dans sa Lettre à Paul Demeny, en 1871, « Je est un autre » ; comme lui Supervielle dote le poète de cet étrange pouvoir, qui lui permet par « Le miroir intérieur » que lui offre l’inspiration poétique, de plonger en lui-même, de pénétrer les secrets de la nature, et d’abord celui de la sienne propre.
"L'arbre"
Pour lire le poème
Après la section « LE MIROIR INTÉRIEUR », image du repli sur soi, sur le "dedans", le titre de la suivante « LE MATIN ET LES ARBRES » marque une réouverture de l’inspiration poétique sur le "dehors", sur ce « paquebot Terre » qui, dans le premier poème des quatre qui forment cette partie du recueil de Supervielle, Les Amis inconnus, paru en 1934, montre la façon dont le poème intègre en lui l’univers. Dans cet univers, Supervielle accorde la première place à « L’arbre », en lui donnant un rôle symbolique.
Le poème, formé de deux strophes en vers libres, que nous étudierons dans leur succession, se présente comme une sorte de fable, où le récit, qui évoque l'évolution de l’arbre, conduit à une morale finale.
LE VIEILLISSEMENT DE L’ARBRE (vers 1 à 12)
Comme l’homme, l’arbre s’inscrit dans le temps, ce que marque nettement l’opposition entre deux images, celle du passé, avec les verbes à l’imparfait, et celle du présent. La répétition d’un verbe d’état au passé composé traduit le résultat de son vieillissement, passage de la vie à la mort, de l’arbre vivant à la matière inanimée : « C’est devenu du bois».
L’« arbre » vivant
Le poème s’ouvre sur la formule traditionnelle des contes, « Il y avait autrefois », reprise en anaphore. D’où cet arbre humanisé comme, à nouveau, dans le conte merveilleux, sans nature précise, sans lieu ni âge. Il est immédiatement capable d’éprouver « de l’affection, de tendres sentiments » : il fait ainsi partie de ces « amis inconnus » qu’évoque l’ensemble du recueil.
En développant le portrait de l’arbre, Supervielle image ses composantes, tel le bruissement du feuillage dont il fait, comme pour tout être humain, un langage dépeint de façon méliorative : « une grande politesse de paroles ». Enfin, il reproduit ce que vit l’être humain, la découverte de la séduction, sa beauté, couleurs de l’écorce et des feuilles, en même temps que de l’amour, Supervielle jouant sur le fait que l’arbre a, lui aussi, un « cœur » : « Il y avait de jolis habits autour d’un cœur d’amoureuse / Ou d’amoureuse, oui, quel était le sexe ? » Supervielle, tel un fabuliste, s’amuse même, en introduisant ici avec humour, dans l’enjambement, une hésitation, renforcée par la plaisante interrogation.
La beauté d'un arbre plein de vie
Le « bois » inanimé
La mort promise à l’arbre – comme elle est promise à l’homme – est affirmée immédiatement, présentée selon des étapes successives, en gradation rythmique. Au vers 2, un seul hémistiche d’alexandrin impose brutalement le passage de la vie à la mort : « C’est devenu du bois ». Le vers 4, avec l’insistance de l’adverbe temporel, et son allongement, prolonge l’image sur un rythme impair disharmonieux : « C’est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage ». Enfin, des vers 7 à 12 le portrait se développe plus précisément, en séparant l’arbre de l’homme, qui peut agir sur lui.
Ce sont d’abord les sentiments qui disparaissent, puisque l’arbre mort n’a plus de sève : il est « sans intentions apparentes ».
Le dessèchement de l'arbre mort
Puis, plus précisément, l’amour est détruit, impossible à découvrir au cœur de l’arbre : « Et si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre / Elle reste muette ». L’enjambement sur un hémistiche d’alexandrin le met en évidence la disparition de la communication, « silence » imité par la douceur de l’assonance du [ e ] ouvert, mais qui se trouve ensuite réduit par la restriction qui s’enchaîne : « Du moins pour les oreilles humaines. » Supervielle suggère ainsi que, si les vivants ne peuvent pas communiquer avec ce « bois », arbre mort, les morts, comme lui, auraient la possibilité de communiquer entre eux, de s’entendre.
L’éternité du « silence » propre à la mort est redoublée dans l’avant-dernier vers de la strophe, hyperbole illustrée par l’allitération en [ s ] qui assourdit encore la rime intérieure nasale : « Pas un seul mot n’en sort / Mais un silence sans nuances ». Cette douceur contraste avec la vie réintroduite dans le dernier vers, marquée par l’assonance du [ i ] aigu ; mais c’est une vie étrangère à l’arbre, qui ne le fait pas réagir : le « silence » « Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petite fourmi. »
L’arbre est donc complètement desséché, insensible à la vie qui l’entoure.
DE L’ARBRE À L’HOMME (vers 13 à la fin)
La seconde strophe du poème se déroule en deux temps : le regard porté sur l’arbre par l’observateur – il s’agit bien sûr du poète – conduit à un commentaire, qui induit, dans les cinq derniers vers, la leçon ainsi donnée à l’homme.
L'observation de l'arbre
L’exclamation qui ouvre la strophe s’émerveille de la double nature de l’arbre : « Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans tous les sens, / Tout en restant immobile ! » L’arbre reprend ainsi vie au présent, à nouveau personnifié, mais à travers un contraste entre le mouvement et l'immobilité, le premier amplifié par la longueur du vers, le rythme binaire et les choix lexicaux, face à la brièveté du vers illustrant son enracinement. Supervielle retrouve ici le symbolisme traditionnel de l’arbre, représenté comme vivant dans la mythologie grecque car habité par les dryades, mais aussi comme intermédiaire, par sa verticalité, entre la terre, dans laquelle il pousse, et le ciel, donc entre deux mondes, matériel et spirituel.
Boris Valejo, Les Hamadryades, dessin, vers 2000
Le mouvement d'envol
Nous rappelant la fable de La Fontaine, « Le Chêne et le Roseau » (I, 22), Supervielle reprend le cours du récit en faisant intervenir un autre élément, l’air : « Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route ».
Mais ici, s’il y a l’idée de lui faire quitter la terre, de le déraciner, rien de négatif, bien au contraire, puisque cela devient un voyage. Et la métamorphose évoquée confirme cette image méliorative, puisque l’oiseau est, traditionnellement, un symbole de liberté : « Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand que nature / Parmi les autres oiseaux ».
La personnification, qui a rapproché l’arbre de l’homme, soutient le symbolisme de cet envol à venir : cet ultime voyage ne reproduit-il pas celui de l’homme, qui l’emmène vers la mort ?
Le connecteur d’opposition, « Mais », ferme cette identification symbolique. Alors que l’homme, lui, redoute la mort, l’arbre, lui, ne se soucie par de ce vent qui cherche à l’emporter : « Mais lui ne fait pas attention ». Il accepte donc calmement son sort.
Un envol symbolique
La leçon donnée à l'homme
La fin de cette longue phrase finale insiste sur la volonté de tirer, à partir de l’observation, une leçon de vie, rendue insistante par l’anaphore de l’injonction : « Il faut savoir être ». Mais chacune de ses composantes reste imagée.
La première injonction, « être un arbre durant les quatre saisons », reprend la première strophe en rappelant à l’homme que, comme l’arbre vivant, qui se change en « bois », lui aussi traversera les quatre âges de la vie, du « printemps » de la naissance à « l’hiver » de la vieillesse, en passant par la jeunesse, « l’été », et la maturité de « l’automne ». Comment ne pas penser ici aux tableaux allégoriques d’Arcimboldo ?
Puis viennent deux comportements, qui présentent une contradiction entre l’attention prêtée à l’univers autour de soi, aux autres notamment, « regarder » ou « Écouter les paroles des hommes », et une autre forme de sagesse, le silence : « pour mieux se taire », « ne jamais répondre ». Ce conseil fait directement écho au premier poème du recueil, « Les amis inconnus », où le poète demandait « pardon » « Pour les mots inconsidérés », susceptibles de blesser.
Giuseppe Arcimboldo, Les Saisons, 1573. Quatre tableaux, huile sur bois, 76 x 64. Musée du Louvre, Paris
Le dernier conseil se construit à nouveau en deux temps, ici encore opposés. En réduisant l’arbre à son élément le plus fragile encore vivant, il rappelle à l’homme le prix de sentir pleinement le moindre signe de vie : « être tout entier dans une feuille ». Mais le dernier vers vient lui rappeler, à travers l’image de la feuille qui se détache de l’arbre, l’issue inévitable, la mort : « Et la voir qui s’envole. » La brièveté de cet hémistiche d’un alexandrin correspond à cet envol rapide, dont les consonnes [ l ] et [ v ] reproduisent la légèreté, tandis que le choix du verbe « voir » supprime toute révolte, toute crainte, face à cette mort figurée.
CONCLUSION
Ces « amis inconnus » de toute nature, végétaux, animaux, humains, parmi lesquels l’arbre, héritier d’un riche symbolisme, occupe une place essentielle aux yeux de Supervielle, entretiennent un dialogue avec l’homme, en l’aidant à mieux comprendre le sens de la vie. D’où la description de « l’arbre », passant de la vie à la mort en devenant du « bois ».
Grâce à la personnification, à la manière des fabulistes ou des contes merveilleux, toutes les images de l’arbre, soutenues par le jeu sur la métrique et sur les sonorités, en font un « ami » partageant la même condition que l’homme, sa finitude. C'est ce qui explique la leçon posée par ce poète, exprimant souvent son angoisse face à sa condition mortelle, à la fragilité de la mémoire, à l’oubli. L’homme doit suivre l’exemple de la nature, admettre la dualité universelle, donc à la fois reconnaître la beauté de la vie et accepter sereinement son destin mortel, voyage libératoire.