Marie de France, Lais, 1160-1180
Marie de France (vers 1154-1189) : la poétesse de l'amour
Le Maître de Papeleu, Marie de France écrivant son ysopet, vers 1290, enluminure
De cette poétesse, nous ne connaissons que son prénom, qu’elle mentionne au début du lai « Guigemar » en interpellant son auditoire : « Écoutez, seigneurs, ce que dit Marie », et c’est la signature de ses Fables (vers 1189), « Mon nom est Marie, et je suis de France », qui lui vaut, dès le XVIème siècle, l’appellation « Marie de France ». D’où le mystère qui l’entoure, relevé par Joseph Bédier : « Voilà le plus clair des renseignements que Marie nous donne sur sa personne. Sa signature, et c’est à peu près tout. Où vivait-elle ? En quel temps ? Ce sont questions obscures, et qui ont fait verser beaucoup d’encre. » (La Revue des Deux Mondes, 1891)
La précision « de France » suggère qu’elle est née en terre française, sans doute en Normandie en raison de la langue qu’elle utilise, et plusieurs indices permettent de déduire qu’elle vit en Angleterre, dont elle connaît la langue puisqu’elle a traduit en français un recueil de fables attribué à Alfred le grand, roi du Wessex de 871 à 899, et qu’elle connaît certains auteurs de langue anglaise auxquels elle emprunte des récits et des mots..
Le public mentionné, en lien avec les dates fixées pour ses œuvres, indique qu’elle fréquente la cour d’Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou et du Maine, duc de Normandie et roi d’Angleterre de 1153 à 1189, ce qui justifie aussi sa dédicace dans le prologue des Lais : « En votre honneur, noble roi, vous si valeureux et si courtois, devant qui toute joie s’incline et dans le cœur duquel toutes les qualités prennent racine, j’ai entrepris de recueillir ces lais et d’en composer des récits en vers. »
Son œuvre, aussi bien L'Espurgatoire Seint Patriz (Le Purgatoire de saint Patrick) que ses références au grammairien latin du VIème siècle, Priscien, ou au poète Ovide, témoignent d’une éducation soignée, avec une bonne connaissance du latin et marquée par la foi chrétienne. Sa culture se constate également par ses emprunts à des œuvres contemporaines, comme Le Roman de Thèbes ou Le Roman de Brut de Wace (vers 1150)
Matthew Paris, Henri II d’Angleterre avec l’abbaye de Waltham dans ses mains, vers 1250-1255, in Historia Anglorum, Chronica majora, III
Le contexte des Lais
La société au XIIème siècle
Le mobilier médiéval. Site Wikimeubles
La seconde moitié du XIème siècle correspond à ce que l’on nomme "le second âge féodal", avec d’importantes modifications sociales dues à des progrès économiques et techniques. Le climat plus doux favorise une agriculture aidée par l’amélioration de l’attelage avec l’usage du collier : le défrichement multiplie les terres cultivées, ce qui permet à la population d’échapper à la famine. L’essor de l’artisanat et du commerce qui introduit en France des matières précieuses comme la soie, l’ivoire, l’ébène…, accentue le confort de vie, même chez les plus pauvres qui, par exemple, découvrent le linge de corps ou de table. Ainsi, le monde féodal gagne en raffinement, avec de luxueux appartements, avec des salles aux fonctions spécifiques et un mobilier, coffres, lits, tables…, de plus en plus élaboré et décoré.
Cela entraîne, dès la fin du XIème siècle, un changement relationnel, avec la naissance d’un code de "savoir-vivre", sous l’influence des croisades en Orient et des rapports avec l’Espagne, alors plus raffinée. Cette politesse nouvelle, appelée "courtoisie" car elle se développe d’abord dans les cours seigneuriales, s’applique à de nombreuses réalités, telles les salutations ou les rapports entre les hommes et les femmes. Au XIIème siècle, elle s’étend encore car, lié au développement des "villes franches", libérées de plusieurs contraintes féodales, l’enrichissement de la bourgeoisie l’amène à vouloir imiter les seigneurs.
Le développement de l'instruction
Au XIIème siècle, l’enseignement se transforme profondément avec la multiplication, parallèlement à l’enseignement dispensé dans les grands monastères, des écoles épiscopales, liées aux cathédrales, plus ouvertes et offrant un enseignement supérieur. On commence à s’intéresser bien davantage aux écrivains latins, et, indirectement, aux Grecs qui les ont inspirés, et aux traités d’Aristote. Ainsi naît l’’esprit scolastique, qui vise à concilier l'héritage antique avec la théologie chrétienne, et s’accroît le souci d’une écriture esthétique.
Le contexte culturel
Scène d’enseignement dans une école épiscopale au Moyen Âge : la lectio, XIVème siècle, enluminure
Enfin, cette culture se diffuse plus largement : beaucoup de clercs veulent faire participer le peuple à ces connaissances en écrivant en "lingua romana rustica", un latin plus vulgaire, grammaticalement simplifié et avec un lexique plus réduit et des provincialismes, par exemple des vies de saints ou des chansons de geste pour donner des modèles de morale religieuse ou laïque. À cela s’ajoutent le théâtre, avec les fabliaux et les farces joués sur les tréteaux des foires, ou les mystères joués, eux, sur le parvis des églises, et la poésie qui touche un public plus éduqué, chansons des troubadours (dans le sud) et des trouvères (dans le nord), relatant les exploits épiques des chevaliers ou proposant des poèmes lyriques.
Un genre littéraire : le lai
Le terme "lai" tirerait son origine d’un terme provençal "lais" signifiant le chant des oiseaux, avant de s’inscrire dans la littérature pour qualifier un poème en langue vulgaire, narratif ou lyrique, en octosyllabes à rimes suivies qui prennent comme sujet une aventure merveilleuse, souvent rattachée aux légendes d’Arthur ou du cycle de la Table Ronde. Ils étaient censés être récités avec un accompagnement de harpe ou de rote.
Voici la définition qu’en donne Jean-Charles Payen dans Le Lai narratif (1975) :
Il chante la conclusion heureuse ou malheureuse d’une histoire déjà connue du public, soit parce qu’il s’agit d’une légende célèbre, soit parce que la déclamation du lai a été précédée par la relation d’un conte. Le chanteur s’accompagne de la harpe. Ainsi se présente le leich irlandais ; ainsi procédaient probablement les chanteurs armoricains dont Marie de France prétend s’inspirer, et qu’elle dénigre sévèrement, parce qu’elle-même vante son propre texte et que son œuvre revendique une dimension littéraire que ses modèles ne recherchaient pas.
Une page du manuscrit de « Yonec », BnF
Ainsi les lais dérivent des contes oraux, genre auquel Marie de France les associe fréquemment, même si les siens ne sont probablement pas chantés, mais dont elle signale, même si rien ne permet de le prouver, qu’elle-même les a entendus, par exemple au début d’« Éliduc » : « D’un très ancien lai breton, je vous dirai le conte et toute l’aventure, dans la mesure où, comme je l’ai entendu, j’en sais la vérité. »
Présentation des Lais
Pour lire l'œuvre : langue romane et traduction
Le recueil
Le manuscrit du recueil le plus complet, conservé au British Museum, comporte douze lais dont elle signale souvent la source, l’aventure légendaire chantée. Mais ses sources sont aussi écrites comme Le Roman de Brut de Wace, poète du XIIème siècle, en langue anglo-normande, Le Roman de Thèbes et Le Roman d'Énéas, adaptation de l'Énéide de Virgile, anonymes et de la même époque, ou encore la traduction des textes d'Ovide, notamment par Chrétien de Troyes.
Ils sont le plus souvent d’origine celtique comme les cinq que nous avons retenus. Ils s’inscrivent dans deux catégories : ceux dans lequel le merveilleux joue un rôle fondamental, tels « Guigemar », en tête du recueil, qui présente aussi une introduction prolongeant le Prologue. Puis « Lanval » et « Yonec » peuvent êttre regroupés car ils traitent le même sujet, l’amour d’une fée et d’un humain. Ils encadrent d’ailleurs le lai central dont le titre, « Deux amants », annonce ceux qui mettent l’amour au premier plan, dont les deux derniers : « Le chèvrefeuille », qui reprend le mythe de Tristan et Iseult, et « Éliduc », dans les deux cas un questionnement sur l’adultère. Mais cette double thématique s’entrecroise, en s’associant à l’image de la chevalerie, empruntée au cycle arthurien.
Les titres
Quatre des lais choisis portent comme titre, ajouté à la main sur le manuscrit, le nom d’un des personnages.
Guigemar est présenté des vers 27 à 56, et le rappel de sa généalogie donne à la légende un fondement historique : il s’agirait de Guyomach II, vicomte de Léon, fils de Guyomarch Ier, vassal du roi de « Petite-Bretagne », c’est-à-dire de la Bretagne française, qui a ensuite participé à la conquête de l’Angleterre avec Guillaume le Conquérant, dont il obtint des terres, puis à la croisade en 1066. Le titre attire l’attention, au-delà de la dimension légendaire du héros, sur le modèle de chevalerie qu’il illustre.
Lanval, en revanche, n’a pas de fondement historique : présenté comme son vassal, il s’inscrit dans le cycle du roi Arthur. Si la dimension féérique domine dans le lai, il met aussi en évidence les valeurs propres à la féodalité.
Yonec n’apparaît que tardivement dans le lai, au vers 459 sur 558, comme vengeur de son père véritable, Muldumarec, qui est, lui, le héros du lai. Celui-ci, après lui être apparu sous la forme d’un oiseau avant de se transformer en chevalier, avait séduit l’épouse du seigneur de Caerwent, puis avait été tué par son vieil époux jaloux. Yonec remplit donc son devoir familial.
Éliduc est lui aussi un seigneur, vassal du roi de Bretagne, dont les exploits et l’aventure amoureuse forment le thème du lai. Mais il est intéressant de noter qu’aux vers 22 et 23 Marie de France explique qu’« Eliduc » est, certes, le titre initial, mais que « maintenant le titre est changé », devenu « Guildeluec et Guilliadon », noms de son épouse et de la jeune princesse dont le héros tombe amoureux : « c’est aux dames que se rapportent les événements que je vais vous raconter », déclare la poétesse, alors que, dans le manuscrit, c’est le titre initial qui a été conservé, comme s’il avait été jugé préférable d’effacer les « dames » pour mettre en valeur ce « chevalier homme de bien, courtois, courageux et ardent ».
Par son titre « Le chèvrefeuille », ce lai diffère des précédents, et à la fin, Marie de France en justifie le choix : « D’un seul mot, je vous indiquerai son titre : ‘‘Gotelef’’ pour les Anglais, ‘‘chèvrefeuille’’ pour les Français ». Ce titre renvoie à un élément symbolique de la légende de Tristan et Yseult. Séparé de la reine, Tristan avait gravé son nom au couteau sur une tige de coudrier, en signe de reconnaissance pour la revoir : « Il en était d’eux comme le chèvrefeuille qui s’enroule autour du coudrier […] si on veut les séparer, le coudrier meurt aussitôt, et le chèvrefeuille aussi. »
La structure du lai
Les lais choisis ont tous un point commun : une brève introduction les présente, et ils se ferment sur une rapide conclusion. Dans toutes les introductions est rappelé le genre littéraire lui-même, un « Lai », avec une adresse directe de Marie de France à ses lecteurs qui nous indique aussi l’oralité par le verbe récurrent « réciter » ou « entendre ».
Elle en mentionne l’origine celtique, et même l’accompagnement musical « de harpe et de vielle », en précisant même dans « Yonec » et « Le chèvrefeuille », le thème de l’amour, susceptible de retenir leur attention.
Mais le plus flagrant est son insistance sur son travail littéraire, sa volonté d’aller jusqu’au bout de son « travail », en soulignant tout particulièrement l’exactitude de son récit : « je le rapporte entièrement d’après les récits de ces peuples », « Vous saurez que je l’ai entendu réciter plusieurs fois et que je l’ai même trouvé en écrit », « je le rapporterai tel que je l’ai appris, sans rien y changer. »
Ce souci de vérité se retrouve dans les brèves conclusions, quand elle reprend sa façon de travailler : « quant à moi, je n’en ai pas appris davantage », et, plus nettement encore dans « Le chèvrefeuille » : « voici la vérité de l’aventure que vous venez d’entendre et que j’ai mise en vers. » Tout en rappelant son désir de transmettre un patrimoine précieux, la poétesse laisse aussi percevoir son propre jugement sur son récit, par exemple l’approbation du dénouement de « Lanval », « ils vécurent fort heureux », ou sa compassion dans « Yonec » : « les chagrins et les douleurs que supportèrent ces tendres amants ».
Après une courte exposition, le plus souvent pour présenter la situation initiale et avec un rapide portrait du héros – sauf pour « Yonec », puisqu'il n’intervient qu’à la fin – le cœur du récit relate les péripéties de "l’aventure" elle-même, dans laquelle s’introduisent quelques descriptions, notamment pour les décors qui expliquent aussi la situation des personnages, et des dialogues quand il s’agit de rapporter leurs sentiments et leur vie intérieure. On notera les variations de tonalité, parfois au sein d’un même lai, le pathétique par exemple dans « Yonec » ou « Éliduc », l’épique dans l’évocation des combats, mais aussi le merveilleux ou le lyrisme dans les scènes d’amour.
Explication : le Prologue
Pour lire le prologue
Dans ce prologue, qui précède les douze récits dans le manuscrit du British Museum Marie de France présente les objectifs de son œuvre avant de la dédicacer à un protecteur, comme le veut la tradition.
L'incipit
Le prologue s’ouvre sur une réflexion générale qui fait de l’écriture un sacerdoce : « Ceux à qui le ciel a départi le talent oratoire, loin de cacher leur science, doivent au contraire révéler leur doctrine et la propager. » L’écrivain a, en effet, une responsabilité morale devant Dieu, auquel il doit son don particulier, ce qui l’oblige à se mettre au service des hommes, pour leur inculquer des valeurs morales. Ainsi l’objectif principal de l’œuvre est défini : « publie[r] les bons exemples » qui serviront de modèles aux lecteurs.
Les objectifs des Lais
Le modèle antique
La référence à Priscien révèle que Marie de France a bénéficié d’une instruction poussée puisque l’ouvrage de ce grammairien latin du VIème siècle, Institutiones grammaticae, était fondamental dans le "trivium", les trois premières disciplines enseignées, la grammaire, la dialectique et la rhétorique. La réflexion qu’elle rapporte sur les « passages obscurs » introduits dans les œuvres ouvre un raisonnement qui met en valeur l’importance de l’éducation pour « les étudier et les interpréter », et tout particulièrement en suivant les « traces » des philosophes. Ils offrent, en effet, un apprentissage utile, d’abord pour mieux comprendre « ce qui pourrait paraître diffus ». Mais Marie de France insiste à nouveau sur le modèle moral offert par ces philosophes antiques pour « se garantir de faire ce qui est mal ». Ainsi, l’écrivain lui-même doit d’abord « recueillir le fruit » de son apprentissage, c’est-à-dire devenir vertueux.
Noël Coypel, La Grammaire parmi les Arts libéraux, 1685-1690. Huile sur toile, 426 x 508, musée du Grand Siècle, Saint-Cloud
La démarche littéraire
Elle justifie ensuite le choix du contenu de son œuvre, en opposant deux possibilités :
Un choix initial : « traduire quelque bonne histoire du latin en français ». Sous le règne d’Henri II, de nombreux poètes normands et anglo-normands avaient réalisé de telles traductions. En expliquant avoir renoncé à cette idée, trop peu personnelle, elle traduit aussi l’ambition propre à tout écrivain, se distinguer de la multitude pour en obtenir la gloire : « beaucoup d’autres écrivains avaient entrepris un semblable travail, et [...] le mien offrirait un faible intérêt ».
Son choix définitif : « mettre en vers d’anciens Lais que j’avais entendu raconter ». Elle indique ainsi sa source d’inspiration, les chants des troubadours, en répétant qu’elle en a « entendu réciter plusieurs », mais surtout la qualité esthétique de son œuvre. La prose n’acquerra, en effet, une certaine dignité qu’au XIIIème siècle ; à son époque, c’est encore la poésie qui est jugée comme un art supérieur en raison de sa difficulté, qu’elle souligne d’ailleurs à la fin du paragraphe : « travail qui m’a coûté bien des veilles. » Mais surtout, elle insiste sur le noble objectif assigné à son œuvre : « nos aïeux les avaient écrits ou composés pour garder le souvenir des aventures qui s’étaient passées de leur temps ». En marquant son souhait de ne pas « laisser perdre » ces récits, donc de transmettre à son tour le patrimoine culturel hérité, elle définit ainsi la fonction de l’écrivain, immortel car son œuvre, au fil des générations, devient éternelle.
Aliénor, la reine protectrice des arts et des lettres
L'excipit
Mais, après avoir présenté ses Lais comme un choix personnel, l’excipit leur donne une autre raison : « C’est par votre ordre, noble Prince, […] que j’ai rassemblé les Lais que j’ai traités ». Son recueil serait donc, comme cela est fréquent au moyen âge, une œuvre de commande d’un puissant mécène, en l’occurrence le roi Henri II Plantagenêt, dont le second mariage, en 1152, avec Aliénor d’Aquitaine, éduquée à la cour d’Aquitaine, une des plus raffinée du XIIème siècle, et férue d’art et de culture, a amené une importante floraison littéraire, d’où ce patronage dont se réclame Marie de France.
CONCLUSION
Indépendamment de la dédicace, incontournable en ce temps, ce prologue présente un double intérêt :
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D’une part, il donne quelques indications sur la personnalité de Marie de France, une femme cultivée, soucieuse d’exercer pleinement sa fonction d’artiste : donner à son œuvre une permanence.
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D’autre part, elle invite son lecteur à une double démarche : tirer de ses récits une instruction morale, et un plaisir esthétique à travers la beauté des vers.
Lecture cursive : "Guigemar", vers 1 à 26
Pour lire ce texte
Le début de ce premier lai du recueil peut surprendre dans la mesure où le prologue s’était terminé sur une annonce précise : « daignez en écouter le commencement ». Au lieu d’entrer directement dans le récit, ces premiers vers forment, en effet, comme un second prologue, plus bref certes, mais qui peut s’expliquer par les aléas de la construction du recueil, arbitraire puisque « Guigemar » n’est pas le plus ancien des lais.
Ce passage rappelle d’abord le souci de gloire de la poétesse, déjà évoqué dans le prologue, sa volonté d’avoir « une bonne réputation ». Pour l’obtenir, elle fixe plusieurs conditions : « un bon sujet », c’est-à-dire savoir choisir sa source d’inspiration, puis le « traite[r] bien », donc mettre en œuvre des qualités littéraires. Enfin, son autoportrait, « Marie, qui connaît ses devoirs envers son temps », indique sa volonté d’être utile, donc un souci moral.
Le ton change ensuite, avec la critique lancée contre les envieux, accentuée par la comparaison très péjorative à un « chien méchant, lâche et fourbe qui mord les gens par traîtrise ». De cette image générale, elle passe ensuite à son cas particulier, en se plaignant d’être victime de leurs calomnies : ils « me font un grief de mon activité ». Il serait donc peu cohérent de comprendre la phrase finale, « C’est bien leur droit de dire du mal d’autrui », comme une excuse qu’elle leur fournirait : il s’agit plutôt du discours prêté à ces calomniateurs, sûrs de leur bon droit.
Enluminure d'un manuscrit, censée représenter Marie de France
En réaffirmant finalement le choix de ses lais, « Ce n’est pas une raison pour que je veuille renoncer », elle met en avant deux qualités. Elle insiste d’abord sur le respect absolu de ses sources, « Ces récits qui sont vrais, je le sais », dont elle cite l’origine, les lais des « Bretons », sources orales pour certaines, mais pas pour toutes puisqu’elle précise ici « ne me conformant pas à ce qui a été écrit ». Elle mentionne ensuite une qualité plus personnelle, faire une narration « sans longueurs » pour ne pas risquer de lasser ses lecteurs.
La société médiévale dans les Lais
Même quand le merveilleux y occupe une place prépondérante, les lais proposent une vision complète de la société du deuxième âge médiéval, à la fois dans son organisation et à travers les valeurs qu’elle prône.
La place de la religion
Les croyances
La foi chrétienne en un Dieu créateur mais aussi juge suprême est omniprésente. Dès le prologue, il est présenté comme celui qui donne à l’écrivain son « talent ». Sa toute puissance est affirmée, par exemple dans « Lanval » quand est introduite la jeune fille qui « s’il plaît à Dieu, pourrait lui faire rendre sa liberté » (vers 588). Cela s’exprime tout particulièrement dans « Yonec », dans le credo du héros : « Je crois profondément au Créateur qui nous arracha à la douleur dans laquelle nous avait plongé Adam notre père en mangeant la pomme d’amertume. Il est, sera et fut toujours la vie et la lumière des pécheurs. » Il est celui qui construit la destinée des hommes, comme le dit la mère de Yonec : « avec-vous entendu comme Dieu nous a conduits ici ? ». La poétesse confirme elle-même, à la fin du lai, cette toute puissance rédemptrice : « Que Dieu leur fasse miséricorde ». Mais, à l’inverse, il peut châtier, comme le demande la jeune femme dans « Guigemar » pour punir son vieil époux jaloux : « Dieu veuille que les flammes de l’enfer le brûlent ! » C’est donc la croyance en Dieu qui scelle toute relation humaine, à commencer par la relation amoureuse, selon la déclaration adressée à Yonec : « Elle répond au chevalier en lui disant qu’elle fera de lui son amant pourvu qu’il croie en Dieu et qu’ainsi cela rende leur amour possible. »
Giusto de Menabuoi, La Création du monde, 1376-1378. Fresque, Baptistère de Padoue, Italie
Il s’y ajoute la croyance en des intercesseurs, au premier rang desquels la Vierge qui a un pouvoir considérable, mais aussi de nombreux saints, tels ceux invoqués lors d’une tempête par Éliduc et ses compagnons : « Ils implorent avec ferveur Dieu, saint Nicolas, saint Clément, Notre Dame Sainte Marie pour qu’elle aille demander le secours de son fils afin qu’il les préserve de la mort et qu’ils puissent parvenir au port. »
Le culte
Les réalités du culte sont omniprésentes, aussi bien les membres du clergé, de simples prêtres dans « Guigemar » ou « Yonec » ou des moines, nonnes ou abbés, que les lieux qui lui sont consacrés.
Le chapitre de l'abbaye de Langonnet (Morbihan)
Dans « Yonec », par exemple, le héros loge avec sa mère dans une abbaye dont l’abbé leur fait visiter « son dortoir, son chapitre, son réfectoire ». Marie de France nous rappelle aussi les dons et fondations d’édifices religieux, dont beaucoup d’exemples sont donnés dans le Actes des différents rois de France : c’est ce qui permet le dénouement d’« Eliduc », dont l’épouse se retire au couvent pour lui permettre d’épouser la jeune fille qu’il aime :
La femme d’Eliduc prie son mari de lui donner congé, parce qu’elle veut se séparer et entrer en religion. J’espère que vous me fournirez la somme nécessaire pour faire élever une abbaye. Vous pourrez alors épouser votre amie, car vous savez que la loi s’oppose à ce qu’un mari possède deux femmes. Eliduc consentit à tout, et dans le bocage, près du château, à la chapelle de l’ermitage, il fit élever un monastère avec tous les bâtiments nécessaires ; il y ajouta des terres, des revenus et enfin tout ce qui pouvait être utile ou agréable à l’établissement nouveau. Lorsque tout fut en état, la dame prit le voile avec trente nonnains dont elle devint la supérieure.
Vivre en chrétien
Être un bon chrétien implique le respect de pratiques rituelles, qui s’inscrivent dans le langage quotidien, ponctué de serments, d’invocations à Dieu telles « Puisse Dieu m’aider », ou « S’il plaît à Dieu ». Sont mentionnés la messe, les sacrements, et surtout la prière, d’action de grâce, en remerciement, mais souvent aussi propitiatoire pour s’attirer les faveurs divines, comme le fait Guigemar sur le bateau qui doit lui permettre de rejoindre sa bien-aimée : « Mais le chevalier soupire, pleure et souvent se lamente au sujet de la dame. Il prie Dieu tout-puissant de le faire mourir bientôt et de ne jamais lui permettre de revenir à terre s’il ne peut retrouver son amie qu’il aime plus que la vie. » Elle est aussi, tout simplement, un appel au pardon des péchés, car il est important de faire une fin chrétienne pour aller au paradis.
Cependant, si elle accorde à la foi chrétienne la place attendue à son époque en lui faisant jouer un rôle important dans l’action, notamment dans « Yonec » et « Éliduc », Marie de France est loin d’une absolue orthodoxie. Il est alors habituel dans la littérature, certes, de concilier le rituel et les pratiques chrétiennes avec les dons surnaturels et les interventions féériques. En revanche, la religion interdit la bigamie et l’adultère, alors que, loin de les blâmer, elle montre sa sympathie pour les couples illégitimes, surtout quand la femme est mal mariée.
Mais elle va plus loin encore dans « Éliduc ». Le héros sait très bien que son amour est interdit puisqu’il est marié : « La religion chrétienne ne permettrait pas que je sois uni avec mon amie par le mariage. » Mais cela ne l’empêche de décider de l’enlever pour la ramener en bateau avec lui, ce qui, quand le naufrage menace, amène un matelot à lui crier :
Que faisons-nous ? Seigneur, il y a dans le bateau avec nous celle qui cause notre perte. Plus jamais nous ne toucherons terre ! Vous avez une loyale épouse et en plus vous en emmenez une autre au mépris de Dieu et de la religion, au mépris du droit et de la foi jurée. Laissez-nous la jeter dans la mer ! Alors nous pourrons bientôt débarquer.
Rosina Emmet, in The Old-Fashioned Fairy Book, 2011. Projet Gutenberg
Or, en entendant ces mots, non seulement Éliduc s’emporte grossièrement, le traitant de « [f]ils de putain » et de « sale traître », mais il le tue d’une horrible façon : « Il se lève, se précipite sur le matelot et lui assène un tel coup d’aviron qu’il l’abat tout raide. En le prenant par un pied, il le repousse hors du bateau et les vagues emportent le corps ». Devenu doublement coupable, bigame et meurtrier, le héros n’aurait-il pas dû être puni par le Ciel ?
Le dénouement, pourtant, est surprenant. Dans un premier temps, il rejoint la tradition des contes : « Éliduc épousa son amie, et le mariage fut célébré par de grandes fêtes. Ils vécurent ensemble fort longtemps, parfaitement unis et parfaitement heureux. » Mais le lai se termine sur le retour des trois personnages à une foi fervente, qui leur offre une fin chrétienne :
Les deux époux après avoir fait de grandes aumônes se consacrèrent au Seigneur. De l’autre côté de son château, Éliduc fit élever une église qu’il dota richement. Il y plaça des religieux renommés par la sainteté de leur vie et de leurs mœurs pour être l’exemple de la maison. Quand tout fut préparé, Éliduc se rendit au monastère pour se vouer au service de Dieu tout-puissant. Guillardon fut rejoindre la première femme d’Éliduc, qui la reçut comme une sœur et qui la combla d’amitié. Elle lui montra le service du couvent et lui enseigna les devoirs de la religion. Toutes deux priaient le ciel d’exaucer les vœux de leur ami, qui de son côté priait pour ses deux femmes. Ils s’envoyaient réciproquement des messages pour avoir de leurs nouvelles et se donner mutuellement du courage. Chacun faisait ses efforts afin d’être agréable à Dieu, et chacun d’eux mourut dans les sentiments de la plus grande piété.
Ainsi, la morale, mise à mal tout au long du lai par l’adultère, admis quand la situation de la femme est un abus injuste, est sauve à la fin, comme si ce bonheur illégitime était inacceptable.
La féodalité
Dans ses Lais, destinés à un public noble, Marie de France accorde une place prépondérante à la chevalerie, qui structure la société féodale, fortement hiérarchisée, qui s’est mise en place au XIème siècle. Les droits et devoirs de chacun y sont strictement fixés, de même que les règles de comportement. Mais, en tant que femme, elle s’attache aussi à dépeindre la condition féminine, contrastée. mise à mal tout au long du lai par l’adultère, admis cependant quand la situation de la femme est un abus injuste.
Suzerain et vassal
Au sommet de la hiérarchie, il y a le pouvoir royal, dont le roi Arthur donne l’exemple dans la littérature, comme dans « Le chèvrefeuille ». Il règne sur des seigneurs, ses "vassaux", mais eux-mêmes "suzerains" et assujettis les uns aux autres dans l’exercice de leur pouvoir sur leur territoire, leur "fief", des terres et, selon leur puissance, au moins un château. Tous constituent une noblesse, acquise après avoir été reconnu « chevalier » lors d’une cérémonie l’adoubement, comme Guigemar, envoyé se former « au service du roi » : « Quand il eut gagné assez d’années et de raison, le roi l’équipa magnifiquement en lui donnant les armes de son choix. » C’est alors qu’il part combattre pour le roi « en Flandre ».
Jean II le Bon adoubant des chevaliers, XIVème-XVème siècle. Enluminure in Grandes chroniques de France, BnF
Le lien féodal implique, en effet, des droits et des devoirs.
Le suzerain doit protection à la fois à ses sujets, qui peuvent, par exemple, se réfugier au château en cas de guerre, et à ses vassaux, auxquels il accorde des fiefs et, de façon plus générale, ses largesses comme le roi Arthur dans « Lanval » : « Il y fait quantité de magnifiques cadeaux aux comtes, aux barons, aux chevaliers de la Table Ronde qui n’avaient pas leurs pareils au monde. » S’il y manque, il se rend alors coupable d’une injustice, telle celle subie par Lanval qu’il « oublia ». Il accorde aussi des privilèges spécifiques, comme « la permission de chasser à travers les forêts du domaine » royal accordée à Eliduc.
En échange, le vassal prête serment d’obéissance et de service, comme le "service d'ost", la guerre, comme le fait Lanval face à Mériaduc pour en obtenir qu’il lui accorde la jeune femme aimée : « Je deviendrai son homme lige et lui offrirait mon service pendant deux ou trois ans avec cent chevaliers ou davantage. » C’est aussi ce que son seigneur rappelle à Éliduc, qu’il a pourtant injustement exilé, pour lui demander de revenir le secourir face aux ennemis qui lui font la guerre : « Dans sa détresse, il l’appelait, l’exhortait et le conjurait, au nom de la promesse d’aide fait au jour de l’hommage, de venir pour le secourir. » Ainsi, malgré la séparation d’avec sa bien-aimée que cela lui impose, Éliduc n’envisage pas un instant de se dérober à la « situation critique » de son suzerain.
Boccace, Le combat d’Arthur et de ses chevaliers, in De casibus virorum illustrium (1355-1373)
Outre ce "service d’ost", le vassal doit aussi participer à la vie de la cour quand il y est convoqué, par exemple dans « Le chèvrefeuille » : « les barons sont convoqués à Tintagel, où ils doivent venir car le roi veut y tenir sa cour. » Ils sont aussi obligés d'assurer leur rôle de juges à la cour de justice. Ainsi, quand la reine accuse Lanval, le roi Arthur convoque ses vassaux « pour qu’ils lui disent exactement comme il doit agir en cette affaire, de manière qu’on ne puisse lui adresser de reproche. Ses hommes ont répondu à la convocation et, que cela leur plaise ou non, ils se sont rendus à la cour. » D’abord ajourné, Lanval doit fournir des cautions pour garantir sa comparution devant une cour « renforcée », et sur ce plan aussi s’exercent envers lui les devoirs de vassalité, de la part de ses compagnons comme de la part des chevaliers envers le roi : « Je vous permets de donner votre garantie sur tout ce que vous tenez de moi, terres et fiefs, chacun en ce qui le concerne. »
Maître de Marguerite d’Orléans, La cour de justice, in Grandes Chroniques de France, 1455-1465. Enluminure, médiathèque Équinoxe, Chateauroux
Les valeurs féodales
Le chevalier est d’abord un combattant, qui doit donc montrer son courage par ses prouesses, tels l’assaut et le siège du château de Mériaduc dans « Guigemar » ou l’exploit accompli par Éliduc qui remplit la promesse faite à ses compagnons : « Si nous sommes capables de remporter quelque succès, les pertes causées à nos ennemis nous vaudront une grande considération. » Ils reviennent indemnes, ont fait de nombreux prisonniers, et exultent de leur réussite : « Quel prodigieux butin ! » Mais le mode de vie des nobles offre au chevalier d’autres occasions que la guerre de prouver sa valeur, tel le tournoi comme dans « Guigemar » auquel le héros participe avec vaillance pour obéir à son devoir de vassal envers Mériaduc. Il y a aussi la chasse qui vaut à Guigemar, par exemple, une « profonde blessure » à laquelle il va résister au mieux.
Mais, peu à peu, outre la fidélité à la parole donnée aussi bien à son suzerain qu’à son épouse, deux thèmes qui sous-tendent « Éliduc », d’autres valeurs s’imposent : il doit acquérir une parfaite éducation, qui lui permette un langage raffiné, il doit aussi s’habiller élégamment et faire, preuve, en toute occasion, du refus de toute vulgarité.
La place de la femme
Dans cette noblesse féodale, a priori un monde d’hommes, la place de la femme est ambiguë :
D’un côté, elle peut exercer un réel pouvoir, telle la reine Guenièvre, épouse du roi Arthur, qui, quand elle accuse Lanval de l’avoir « déshonorée », est crue sans réserve et obtient de son époux la tenue d’un procès. Une réelle confiance est accordée à l'épouse, notamment quand le mari doit s’absenter où, avec le soutien des vassaux, elle pourra préserver le fief, comme l'épouse d'Eliduc.
Mais ce sont des cas plutôt rares. Les lais donnent plus souvent une image négative de la femme, héritage biblique car elle a tendance à la luxure, donc est source de tentation pour l’homme. Ainsi, après une éducation rigoureuse au couvent, elle ne choisit pas son époux, et est, au mieux, sans cesse surveillée, au pire emprisonnée comme, dans « Yonec », l’épouse du seigneur de Caerwent qui, par jalousie en raison de son âge « très avancé » et de la beauté de la jeune femme, la tient strictement enfermée « à l’intérieur de son donjon dans une grande pièce dallée » sous une étroite surveillance « pour la maintenir dans le droit chemin ». Il en va de même pour la dame aimée de Guigemar : « sur le conseil d’un de ses vassaux, son mari l’a enfermée dans une tour de marbre gris. » La femme est donc entièrement soumise au pouvoir de l’homme, jusqu’à devenir même un butin de guerre, comme celle aimée de Guigemar dont Mériaduc « prend possession » avant de la retenir captive dans son château.
Perceval et la recluse, in Manuscrit de Tristan en prose, vers 1450, Bibliothèque Municipale de Dijon
Le merveilleux
Alors même que le lai reflète les réalités de la société médiévale du XIIème siècle, le merveilleux y joue un rôle essentiel en introduisant une tension entre l’humain et le surnaturel. Il construit, en effet, le parcours du héros, en assurant son élection.
Définir le merveilleux
L'effacement de la raison
Reconnaître l’étrangeté d’un événement ou d’un personnage ne suffit pas à définir le merveilleux. De même, il faut distinguer le merveilleux du fantastique. Face à l’étrange comme dans le fantastique, la raison intervient, pour s’étonner de l’irruption de l’irréel dans le réel : sous l’effet de la surprise – ou de la peur pour le fantastique – il y a une sorte d’hésitation de la raison, qui s’interroge.
En revanche, dans le merveilleux, la raison se met totalement en retrait : tout est considéré comme normal, admis sans la moindre restriction. Ainsi, le monde merveilleux fonctionne selon sa logique propre, il a sa propre cohérence.
Moritz von Schwind, Apparition dans la forêt, vers 1858. Huile sur toile, 42 x 63, 9. Schackgalerie, Munich, Allemagne
Ses composantes
Des personnages
Même si, dans « Guigemar », le portrait précise, à propos de la dame, que « sa beauté la fait ressembler à une fée », c’est seulement dans « Lanval » qu’apparaît une fée réelle. C’est dans Les Métamorphoses dOvide qu’apparaît la métamorphose d’humains en oiseau, que nous retrouvons, inversée, dans « Yonec » où l’autour, qui pénètre par la fenêtre dans le donjon où est emprisonnée la dame, se transforme en un beau chevalier avant de redevenir oiseau pour repartir.
Les autres personnages des lais s’inscrivent tous dans la société médiévale. Mais ils possèdent souvent un don particulier, qui leur permet d’avoir des prémonitions, jusqu’à prophétiser l’avenir.
Des objets magiques
Ils sont très nombreux, empruntés à divers règnes :
Le végétal : dans « Éliduc », c’est une « fleur rouge » qui ramène Guilliadon à la vie.
L’animal :
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la fleur dans « Éliduc » est cueillie et apportée par une belette : si celle-ci est un animal carnassier, assoiffé de sang, elle est aussi considérée, depuis l’antiquité, comme dotée de pouvoirs magiques, connaissant les herbes qui guérissent des morsures venimeuses des serpents, capable aussi de ressusciter ses petits grâce à une fleur. De là à ramener à la vie l’amie d’Éliduc, il n’y a qu’un pas à franchir…
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dans « Guigemar », c’est une biche qui annonce au héros sa destinée, une mort assurée si sa blessure n’est pas soignée par une femme dont il tombera amoureux. Outre le fait qu’elle parle, son aspect merveilleux est marqué, d’une part, par sa blancheur, d’autre part par les « bois de cerf sur sa tête » qui lui donnent une dimension hermaphrodite.
Des objets de fabrication humaine
Ils peuvent, eux aussi, relever du merveilleux, telle la flèche qui, non seulement, frappe la biche, mais « rebondit et blesse Guigemar à la cuisse qu’elle traverse de part en part jusqu’à toucher le cheval ». Dans ce lai, intervient aussi une « nef » sans équipage, qui est « toute prête à prendre la mer » : elle va conduire le héros en Angleterre, puis elle se trouvera aussi là pour permettre à sa bien-aimée de fuir sa prison. Il y a aussi cette tunique de Guigemar, dont le nœud effectué ne pourra être défait que par la dame, et la ceinture qui enserre la dame, que seul le héros pourra ôter.
Le cadre spatio-temporel
Dans le prologue, Marie de France rattache clairement ses lais à des récits très anciens, notamment les contes bretons dont la dimension féérique est connue. Mais elle retrouve surtout un motif récurrent du merveilleux, le passage du monde réel dans un autre monde, où va pouvoir se vivre le merveilleux, telle l’île d’Avallon dans « Lanval », lieu légendaire du cycle arthurien, où est censée, notamment, avoir été forgée l’épée royale magique, Excalibur, mais aussi avoir été enterré le roi, mais aussi parfois se trouver la demeure de la fée Morgane. Pour rejoindre ce lieu, il faut toujours franchir une frontière, rivière ou mer, prairie, colline, forêt ou lieu souterrain, ce qui s'observe dans « Yonec ».
Son rôle dans les Lais
« Le chèvrefeuille »
Dans ce lai, le plus bref du recueil, il est possible de parler de symbolisme, mais pas vraiment de merveilleux car tout reste au niveau de l’humain : quand Tristan grave son message sur la tige de coudrier, il est mû par son amour, et sa reconnaissance par Yseult n’a rien de surprenant, puisque le récit souligne que ce signal lui est connu : « déjà, il était arrivé, une autre fois, qu’elle remarque sa présence de cette manière ». Leurs retrouvailles, certes, ont lieu dans la forêt, mais tout est maîtrisé par Yseult, qui s’arrange habilement pour être laissée seule.
Tristan et Yseult dans la forêt, manuscrit du XVème siècle. BnF
« Guigemar »
Comme dans les contes, le point de départ est un manque, auquel les péripéties vont permettre de remédier : le héros est « indifférent à tout amour », et son portrait précise que c’est la « seule faute que Nature commit » envers lui car, pour le reste, il a toutes les qualités du parfait chevalier.
L’élément déclencheur, merveilleux, se produit lors de la chasse où, après avoir tué une biche, elle annonce que le héros, lui-même, blessé, ne pourra être guéri que grâce à une femme qui, par amour pour lui, supportera « peines et douleurs », tandis qu'il « en souffrira[…] autant pour elle ». Mais, comme le veut le merveilleux, si Guigemar est « bouleversé par ce qu’il vient d’entendre », pas un instant il ne s’étonne d’entendre cet animal parler…
Diptyque de Wilton, vers 1395-1399, détail sur panneau extérieur. Tempera sur chêne. National Gallery, Londres
À partir de là, comme le veut la tradition, s’effectue le passage dans le monde merveilleux, une épreuve d’abord, la pénible traversée de la forêt, puis le trajet en mer dans cette « nef toute prête à prendre la mer », qui va conduire le héros vers le destin qui lui a été prédit. L’aspect merveilleux du bateau est mis en valeur par une longue description qui en souligne l’exceptionnelle beauté, précise aussi qu’il n’y a aucun « équipage », et ajoute même un détail qui relève de la magie, un oreiller : « celui qui y aurait posé la tête n’aurait jamais de cheveux blancs ».
Une nef médiévale
Mais, dès l’arrivée du navire à terre, le merveilleux s’efface : le lieu découvert a la normalité de la société féodale, aussi bien pour le château, avec sa chapelle, que pour le comportement du mari jaloux qui retient son épouse prisonnière dans le « donjon ». Il est remplacé par le récit de l’amour que vivent le chevalier et la dame « pendant un an et demi ». Le manque initial est ainsi effacé, mais encore faut-il que le héros vive son assomption, c’est-à-dire obtienne la reconnaissance de sa valeur par ses pairs, dans le monde « ordinaire ».
Le merveilleux réapparaît pour mettre en place l’épreuve nécessaire à l’assomption du héros, et correspondant à la souffrance promise par la biche : la séparation des amants. La dame la pressent et, en signe de reconnaissance future, deux éléments magiques interviennent alors : un nœud et une ceinture que seuls les héros pourront défaire. Le retour s’effectue par le même moyen merveilleux : la même nef attend Guigemar dans le port. Il rentre ainsi chez lui, en proie à toutes les souffrances en raison de son amour perdu. De son côté, la dame se désole avant de constater que, soudainement, la porte de sa prison n’a plus « ni clef, ni verrou ». Mais le récit de Marie de France rattache le merveilleux à une sorte de normalité : « Elle sort et par hasard il n’y a absolument personne pour la gêner. » D’ailleurs, nul étonnement de la part de l’héroïne, même quand, à son tour, elle trouve le navire qui va lui permettre le passage vers le monde réel.
Après que la dame est devenue la proie d'un seigneur puissant, incapable cependant de briser la boucle de la ceinture magique, le lai s’achève quand les deux amants se retrouvent lors du tournoi organisé par le seigneur, et, à nouveau, alors même que le nœud de la tunique de Guigemar est défait par la dame, le récit de Marie de France introduit le doute du héros, semblant ainsi nier le merveilleux : « quel hasard de vous avoir rencontrée ainsi ! »
La fin du lai s'inscrit dans le contexte féodal : une guerre, un long siège, victorieux, et Guigemar peut enfin « emmene[r] son amie » avec lui.
Siège du château de Brest en 1386 par le duc de Lancastre, in Chroniques de Froissart, vers 1379-1381
« Lanval »
Comme « Guigemar », ce lai commence par un manque initial, mais qui relève d’un dysfonctionnement social, d’une injustice : desservi auprès du roi Arthur, et en raison aussi de son statut d’« étranger sans appui », le roi Arthur refuse d’accorder à Lanval le prix de son mérite. Le héros n'est donc pas, contrairement à Guigemar, coupable de ce manque.
C’est alors que le merveilleux intervient, avec ses étapes traditionnelles : Lanval est escorté vers un « pavillon », dont la description, là encore, insiste sur sa beauté inouïe, comme, dans un second temps, le portrait de la jeune fille. Cependant, à aucun moment elle n’est qualifiée de "fée", mais son discours révèle un pouvoir qui, lui, s’inscrit dans le merveilleux : « « Désormais, tout ce qu’il voudra, il l’aura à volonté ! Plus il fera de dépenses fastueuses et plus il aura d’or et d’argent ! » Elle lui apporte ainsi ce que le roi lui a refusé. Mais sa promesse de retrouvailles amoureuses et ce don s’accompagnent d’une condition, garder un absolu « secret ».
Enluminure du manuscrit du roman Guiron le Courtois, 1420., BnF
Mais le bonheur alors vécu par Lanval et son amante est rompu, à nouveau par une nouvelle injustice sociale, commise par la reine Guenièvre qui, alors qu’elle lui offre ses « faveurs », se heurte au refus de Lanval qu’elle insulte violemment. Sous l’effet de la colère, il transgresse son serment en faisant l'éloge de son amie, ce qui efface tout merveilleux et remet au premier plan le contexte médiéval : le fonctionnement de la cour de justice, qui oblige le héros, à une seconde transgression car « il est accusé tout à fait injustement ». Ainsi, le risque couru amène son pardon : la jeune femme apparaît pour le sauver. Cependant, si l’on excepte sa beauté extraordinaire, son comportement comme son discours restent toujours humains.
Ce n’est qu’au dénouement que le merveilleux réapparaît par la mention de l’île d’« Avallon ». Ce lieu, en effet, appartient au cycle d’Arthur : la légende dit que c’est là que fut forgée l’épée magique Excalibur, et que la fée Morgane a emmené, après qu’il a été tué à la bataille de Cammlan, le corps du roi pour y être enterré. Invisible des mortels, elle est considérée comme un lieu de fertilité, d’abondance, de jeunesse éternelle, séjour des fées qui offrent ainsi un refuge et une sorte de paradis éternel. La nature féérique de la « dame » se trouve ainsi confirmée.
Pour illustrer l’île d’Avallon. Site Stargate-Fusion.com
« Yonec »
La métamorphose
Après la présentation de la situation de la « dame », inscrite dans le contexte de la société médiévale, le lai est entièrement fondé sur une des caractéristiques du merveilleux : la métamorphose.
Pour illustrer « L'Oiseau bleu » de Madame d'Aulnoy, in Le Cabinet des fées, 1717, Amsterdam
À peine l’héroïne a-t-elle exprimé sa prière, celle d’un chevalier comme amant qui ne serait visible que d’elle, « que Dieu tout-puissant exauce mon désir », que par la fenêtre entre un « grand oiseau » : « il se transforme en beau et gracieux chevalier. » Et le récit souligne le merveilleux, « La dame trouve que cela tient du prodige », et il se prolonge puisque, dès qu’elle l’appelle, « elle a son amant tout à son gré ». Mais le terrible piège tendu par le mari jaloux fonctionne : oiseau blessé par les broches placées sur la fenêtre, le chevalier ne peut que formuler la prédiction qui annonce sa mort et la naissance du héros éponyme, Yonec. Cette métamorphose, qui sera reprise dans bien des contes ultérieurs, comme dans L’Oiseau bleu de Madame d’Aulnoy, met bien en évidence un rôle essentiel du merveilleux : compenser un manque, celui d’amour ici, en répondant ainsi à un désir profond.
L'autre monde
La seconde partie du conte repose sur le passage dans un autre monde, autre thème où le merveilleux s’impose. Pour cela, il faut accomplir un difficile parcours, dont le récit souligne la dimension surnaturelle. Déjà, la dame, pour suivre l’oiseau blessé qui s’envole, « s’échappe par une fenêtre », et le récit insiste : « C’est un prodige qu’elle ne se soit pas tuée, car il y avait bien une hauteur de vingt pieds ». L'itinéraire se déroule alors en trois étapes :
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suivre « les traces du sang » jusqu’au lieu qui va permettre le passage dans un autre monde, « une colline dans laquelle il y avait une ouverture toute arrosée de sang ».
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En pénétrant dans ce lieu souterrain, sans « lumière », elle accomplit une seconde étape, qui lui permet d’arriver à « une ville entièrement close de remparts ». Sans rencontrer le moindre obstacle, sans que quiconque même n’apparaisse, elle peut entrer dans la ville, puis dans le château.
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Mais il faut encore un parcours intérieur, troisième épreuve, qui, lui-même se déroule en trois temps, d’abord deux chambres, de taille croissante, dans lesquelles elle trouve « un chevalier endormi » avant d’arriver à la troisième, dans laquelle son amant agonise.
Nous reconnaissons la présence du chiffre trois, dont la valeur symbolique est multiple : écho de la trinité chrétienne (père, fils et esprit saint), il illustre aussi la perfection humaine, corps, esprit et âme, et le cours du temps, passé, présent et futur. Cette fusion se réalise durant leurs brèves retrouvailles, qui s’accompagnent à la fois d’une prophétie, avec le don d’une épée destinée à la vengeance qu’accomplira Yonec, et surtout du don d’un objet magique, un « anneau » : « aussi longtemps qu’elle le conservera, son mari perdra le souvenir de tout ce qui s’est passé et ne la persécutera pas ».
Vers un dénouement surnaturel
Le retour de la dame dans le monde réel s’accomplit de la même façon, en retraversant le lieu souterrain ouvert dans la colline. Le dénouement illustre l’accomplissement de la prophétie, qui se réalise point par point, même si l’héroïne semble l’avoir oubliée : la fête où elle se rend avec son fils, l’abbaye où se trouve la tombe du chevalier, enfin le récit des gens du pays qui permet à la dame de faire reconnaître son fils avant de mourir. Le destin s’est ainsi accompli : la mort de sa mère amène la vengeance de Yonec contre Muldumarec, l’époux cruel, et l’apothéose de Yonec, reconnu « seigneur » de ce pays. Le merveilleux a ainsi permis de rétablir un ordre social meilleur, plus juste.
Une sépulture médiévale, celle de Gobert d'Aspremont. Cloître de l'Abbaye de Villers-la-Ville
« Éliduc »
La plus grande partie du lai, aussi bien les exploits guerriers d’Éliduc que sa relation amoureuse, s’inscrit dans le contexte médiéval de la chevalerie féodale. Le merveilleux n’apparaît que lors de l’ultime péripétie, quand Éliduc emmène avec lui sa bien-aimée, Guilliadon, transgression morale puisqu’il est mariée à Guildeluec. Ainsi peut s’expliquer la terrible tempête essuyée, et la réaction de la jeune fille quand elle apprend ce mariage : « elle tombe évanouie » et Éliduc « croyait vraiment qu’elle était morte ».
C’est alors que s’effectue le passage vers "l’autre monde", une longue traversée de la forêt pour aller déposer dans une chapelle le corps de la jeune fille. Le premier indice du merveilleux est la beauté préservée de Guilliadon : « il lui voyait le teint clair et coloré. Jamais elle ne perdit ses couleurs. »
À ce merveilleux chrétien, traduit par la compassion et la foi profonde de l’épouse, l’élément de résolution mêle le merveilleux païen, avec l’intervention des deux belettes : voyant la première tuée d’un coup de bâton, la seconde cueille une « fleur toute rouge » qu’elle « place dans la bouche de sa compagne » qui « revient à la vie ». À cette vue, éblouie par la beauté de Guilliadon et bouleversée par le chagrin de son époux, Guidedluec reproduit ce geste : « Après un instant, la jeune fille revient à elle et commence à respirer. » Tout se passe donc comme si le récit avait reproduit, avec les deux femmes, l’acte des deux belettes, acte de générosité de l’épouse qui, par amour, efface la douleur de son époux en lui rendant celle qu’il aime.
Le réveil merveilleux de Guilliadon : site"La France pittoresque"
Le dénouement, se déroule en trois étapes :
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L’épouse se retire dans un monastère dont elle devient « la supérieure ».
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Éliduc épouse Guilliadon, et les « deux époux après avoir fait de grandes aumônes se consacrèrent au Seigneur », effaçant ainsi le péché originel de leur union par leur vie chrétienne.
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Enfin, la foi triomphe : « Éliduc se rendit au monastère pour se vouer au service de Dieu tout-puissant. Guillardon fut rejoindre la première femme d’Eliduc, qui la reçut comme une sœur et qui la combla d’amitié. Elle lui montra le service du couvent et lui enseigna les devoirs de la religion. Toutes deux priaient le ciel d’exaucer les vœux de leur ami, qui de son côté priait pour ses deux femmes. »
Ainsi, dans ce lai, le merveilleux a été ramené au niveau de l’homme : la dimension païenne n’a permis que de mettre en valeur les qualités humaines des personnages et de revenir à l’affirmation d’une foi chrétienne sincère.
CONCLUSION
Comme le veut la tradition, dans les Lais de Marie de France le merveilleux exerce toujours sa fonction compensatoire : il remédie à une faute, à une faille, que le héros en soit la victime, par exemple en subissant une injustice, ou le coupable, par ses propres choix. Mais la poétesse fait aussi évoluer le merveilleux par rapport au conte traditionnel, car il soutient la tension, au sein même de l’homme entre le réel – et ses obstacles – et l’idéal souhaité. De ce fait, la magie ne suffit plus : le bonheur ne peut être obtenu qu’en regardant la réalité en face au lieu de lui tourner le dos. Ses héros se libèrent ainsi des dilemmes et du tragique humain, et c’est dans le cœur et dans l’âme de l’homme que peut s’accomplir cette libération.
La fin'amor
Les cinq lais choisis ont tous pour thèmes l’amour : c’est lui qui explique les péripéties vécues par les personnages. Mais il prend une forme particulière : s’il s’explique par l’évolution de la société, dans la littérature il contraste surtout avec elle. Il devient un "art d’aimer", bien éloigné de celui du poète latin Ovide, en créant un modèle de comportement, tant pour l’homme que pour la femme.
Une double image de la condition féminine
Les réalités du XIIème siècle
En étudiant la société féodale, nous avons observé la place ambiguë occupée par la femme. Au moment où Marie de France compose ses Lais, il se produit une importante évolution. D’une part, l’absence du seigneur parti faire la croisade ou allant combattre pour son suzerain laisse à son épouse le contrôle sur son fief. D’autre part, le luxe croissant la place au cœur de la vie mondaine et de ses fêtes où se produisent troubadours et trouvères, qui vont alors chanter ses louanges dans des chants dont le thème principal est l’amour.
Repas de noce, in Histoire de Renaud de Montauban, Bruges, 1468-1470. Enluminure, BnF
Ainsi, si l’Église continue à affirmer le caractère sacré et indissoluble du mariage, il devient de plus en plus difficile de l’imposer à la noblesse et le thème de la "mal mariée", image de la soumission féminine, se développe. Il est présent dans « Guigemar », doublement. Au début, la dame se trouve « enfermée dans un espace clos […] dont la porte est gardée par un vieux prêtre », et se lamente de son malheur. Quand elle parvient ensuite à s’échapper, ce n’est que pour retomber sous le pouvoir de Mériaduc qui, s’il la traite avec respect, ne la garde pas moins prisonnière. C’est aussi le cas de l’épouse de Muldumarce dans « Yonec », enfermée « à l’intérieur son son donjon » et étroitement surveillée par ce mari cruel.
Dans la littérature
Comme pour compenser cette situation, la littérature s’emploie à proposer le modèle d’un amour vrai, où l’adultère ne serait plus interdit. Par exemple, la reine Guenièvre, épouse du roi Arthur, n’hésite pas à s’offrir à Lanval, « Vous pouvez avoir mon amour en entier. […] Je vous accorde mes faveurs », et s’indigne de son refus. De même, dans « Le chèvrefeuille », Iseult, épouse du roi Marc, se débarrasse habilement de sa suite pour retrouver Tristan, « celui qu’elle aime plus que tout au monde ». Tout se passe donc comme si était accordé à la femme le droit de trouver dans une autre forme d’amour une compensation à son sort.
Or, destinées à la société aristocratique, ces œuvres littéraires représentent cet amour parfait comme le reflet des manières de la cour, à l’opposé de celles pratiquées par les "vilains". Nommé "amour courtois", il illustre l’élégance des manières nouvelles avec les règles de langage, l’élégance des vêtements, la tenue raffinée à table, le protocole des salutations…
Cour d'amour en Provence, manuscrit du xiv° siècle. BnF
Le chevalier courtois
La courtoisie
La courtoisie est une valeur réservée aux nobles. Or, au XIIème siècle, il existe une noblesse déshéritée, cadets des familles ou seigneurs vaincus, parfois condamnés à l’exil, comme Guigemar ou Lanval. Ces nobles sans terres sont donc contraints à aller offrir leur force dans d’autres cours, devenant ainsi des "chevaliers errants", pour reprendre l’expression plus tardive du XVIème siècle. Au XIIème siècle, ce personnage s’affirme dans la littérature, à la fois par ses aventures qui prouvent sa vaillance, et par ses vertus qui se traduisent par son noble comportement, notamment en amour. L’amour lui est, en effet, offert comme une compensation des épreuves qu’il doit subir. Ainsi, chez Marie de France, nous le reconnaissons dans le combat final de Guigemar contre Mériaduc pour délivrer celle qu’il aime, dans le portrait de Lanval qui lui vaut la noble intervention de Gauvain, héros du cycle arthurien, ou dans les exploits d’Éliduc au service du roi d’Angleterre. Tous ont donc droit à connaître un véritable amour.
Les qualités du héros courtois
La vaillance
Dans la littérature, l’image du chevalier courtois est totalement idéalisée, tant physiquement, avec de fréquentes mentions de sa beauté, que moralement. Toujours jeune, il doit se distinguer dans le cadre de la féodalité à la fois par sa vaillance, souvent appelée « prouesse », et par une absolue fidélité à son suzerain.
C’est par exemple le cas de Lanval, qui en réponse à l’offre d’amour de la reine, invoque cet argument : « Depuis longtemps je suis au service du roi et je ne veux pas être déloyal à son égard. » De même, Éliduc insiste sur sa « loyauté », tant envers son seigneur qu’envers ses camarades de combat, et c’est pour cette raison qu’il est « bien tourmenté » quand il tombe éperdument amoureux de la fille du seigneur qu’il sert ; de plus, dès que son suzerain le rappelle à ses côtés « au nom de la promesse d’aide faire au jour de l’hommage », il n’hésite pas à partir malgré la douleur de devoir se séparer de sa bien-aimée. Cette même vertu explique aussi la sincérité, la franchise.
Gauvain combattant le Chevalier vert, in Sire Gauvain et le Chevalier vert, fin du XIV° siècle. Enluminure du manuscrit, British Library
La piété
Souvent le héros est lucide, conscient de son irrespect des commandements de l’Église, tels Yonec qui sait que sa bien-aimée est mariée donc qu’il l’incite à commettre un adultère, ou, pire encore, Éliduc coupable de bigamie, ce que lui reprochent d’ailleurs les marins qui voient dans ce péché la cause de la tempête, châtiment divin. Mais cela n’empêche pas tous les récits d’insister sur sa foi profonde. Ainsi, avant d’accepter l’amour de l’oiseau-chevalier, la dame dans « Yonec » veut s’assurer de sa piété : « elle fera de lui son amant pourvu qu’il croie en Dieu et qu’ainsi cela rende leur amour possible car il est d’une grande beauté », comme si cela suffisait à autoriser l’adultère. Et le chevalier multiplie alors les preuves de sa foi, à la façon d’un « Credo », allant jusqu’à proposer de prendre l’« apparence » de la dame pour recevoir des mains du chapelain le sacrement de l’Eucharistie. De même, toute la fin d’« Éliduc » raconte comment, pour expier son péché, celui-ci exerce la charité, vertu chrétienne en distribuant des « aumônes » et en faisant élever une abbaye. Le chevalier doit, en effet, savoir aussi faire preuve de générosité, en dispensant ses bienfaits à ceux qui le servent ou aux plus démunis.
Le serment prêté lors de l’adoubement
La mesure
La troisième vertu fondamentale, la mesure, qualité de l’esprit qui se manifeste dans tous les actes du chevalier courtois, relève du fonctionnement de l’esprit. D’une part, cela implique qu’il ne doit pas se laisser emporter, erreur commise par Lanval quand, par son vibrant éloge de sa bien-aimée, il humilie la reine, ce qui lui vaut un pénible procès. Même s’il est en proie à de violentes émotions, le chevvalier conserve toujours l’usage de sa raison, tel Guigemar blessé ou Éliduc quand il pleure la mort de Guilliadon. C’est aussi cette vertu qui le rend tolérant, conciliant, d’où le jugement de Lanval, où Gauvain illustre cette recherche d’une justice équilibrée, et d’une absolue politesse envers les puissants comme avec ses pairs.
Une phrase à propos d’Éliduc résume la perfection que la littérature attribue au chevalier courtois : « Éliduc était un homme courtois et avisé, un beau chevalier, homme de bien et généreux. »
La fin'amor : un art d'aimer
Expression occitane de l’amour courtois en occitan, la fin'amor est un art d’aimer qui s’épanouit à travers les chants des troubadours dans le sud de la France, à la cour d’Aliénor d’Aquitaine (vers 1122-1204) notamment, qui, devenue ensuite reine d’Angleterre, la transmet dans ce royaume. Il naît de l’idée que, sans amour, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais impose aux amants un comportement amoureux très codifié. Cependant ceux-ci rencontrent des obstacles incessants, dus à l’organisation sociale mais aussi aux « envieux », ce qui les conduit à connaître bien des douleurs.
L’amour courtois, in Codex Manesse, vers 1310-1340. Folio, 35,5 x 25. Bibliothèque de l’université de Heidelberg
Rogier van der Weyden, Portrait d'une dame, vers 1460. Huile sur bois de chêne, 36 x 28. National Gallery of Art, Washington
L'image de la "dame"
Dans le cœur du chevalier, l’amour naît au premier regard, en raison d’abord de la beauté de la dame, qui laisse pressentir toutes ses qualités d’âme, comme le constate Guigemar qui, jusqu’alors n’avait jamais été amoureux : « Il ne cesse de rappeler à son souvenir les paroles, l’air, les yeux brillants et la belle bouche dont la douceur lui touche le cœur. » C’est ce que confirme la comparaison dans « Lanval », « Le lys et la rose fraîche éclose au printemps lui étaient inférieurs en beauté », complétée par « Son corps était harmonieux et plein de grâce. », puis élargie par le portrait qui est fait d’elle lorsqu’elle se présente à la cour. C’est aussi ce que souligne la parenthèse qui justifier l’amour naissant en Éliduc : « Éliduc, l’air doux, le visage ouvert, le maintien très noble, parle avec une grande courtoisie et remercie la demoiselle Guilliadon (elle était très belle) d’avoir bien voulu l’inviter à venir lui parler. » Ainsi l’amour naît de cette contemplation de la beauté – mutuelle d’ailleurs – qui suscite le désir physique. Mais la fin’amor exige une longue attente, avec des étapes successives à franchir, avant qu’elle ne se réalise.
La soumission de l'amant courtois
Ces étapes impliquent un absolu respect de l’amant à la "dame" à laquelle il se soumet, d’abord en lui demandant la permission de l’aimer, comme Guigemar dans sa prière : « je vous demande vitre amour, belle dame, ne me repoussez pas ! » Mais il a franchi cette première étape bien vite, et la dame souligne son audace : « ce serait une décision bien rapide que d’accéder à votre demande. Cela n’est pas dans mes habitudes. » La femme doit, en effet, résister pour préserver son honneur… Mais, dans le lai, tout s’accélère, puisqu’elle lui « donne un baiser » presque immédiatement, et Marie de France suggère que la relation suit : « Que le reste soit leur affaire, le reste que pratiquent les autres amants. »
La soumission à la dame, in Codex Manesse, vers 1305-1315. Folio, 35,5 x 25. Bibliothèque de l’université de Heidelberg
La même observation pourrait être faite sur « Yonec », où l’hésitation de la dame ne dure guère une fois que le chevalier l’a convaincue de sa piété. L’attente est, en revanche, plus longue pour Éliduc, mais là encore c’est Guillliadon qui domine : elle prend l’initiative de lui faire parvenir, par son chambellan, un cadeau symbolique, un anneau, puis accepte la conversation qui amène l’aveu d’amour, bien reçu : « Vous avez mon amour et ma confiance plus que toute autre créature. » Mais leur relation reste chaste : « Galanteries, conversations, échange de beaux cadeaux, voilà à quoi se bornaient tous leurs rapports amoureux quand ils étaient ensemble. » Éliduc est, en effet, marié, d’où l’interdit moral, mais, pour la jeune fille qui l’ignore, cette retenue n’est qu’une preuve du respect de cet amant courtois. Ce n’est qu’au moment du départ d’Éliduc que seront échangés des « baisers » tandis qu’il lui confirme sa soumission totale : « Ma vie est entièrement entre vos mains. »
Les épreuves
La discrétion imposée
Mais cet amour, ce nouveau pouvoir accordé à la femme, dangereux par rapport à la soumission exigée par l’ordre social, implique l’existence d’un danger pour les amants eux-mêmes. C’est ce qui explique une qualité indispensable, la discrétion que chacun doit garder, aussi bien pour des raisons sociales que morales. D’une part, le chevalier courtois est dépendant d’un suzerain, comme Guigemar ou Éliduc, auquel il doit le respect ; d’autre part la jeune fille, elle, garde le souci de sa réputation que son amant doit préserver. Quand il s’agit d’adultère, comme dans « Yonec », cette discrétion est imposée par le risque d’un châtiment de la part d’un époux jaloux qui fait étroitement surveiller son épouse. D’où l’injonction du chevalier : « veillez à prendre des précautions pour que nous ne soyons pas inquiétés. »
Dans « Lanval », en revanche, cette exigence de discrétion est une épreuve imposée par la fée à Lanval, associée à une menace : « Ne confiez ce secret à personne ! […] vous me perdriez pour toujours. » Cette discrétion est donc un moyen de vérifier la valeur de l’amant courtois, la profondeur de son amour dont il lui est interdit de se vanter, car il risquerait aussi de compromettre la femme aimée. Pour cette raison, Lanval est puni d’avoir révélé « leur liaison » à la reine ; il est conscient de sa faute : « Il maudit son cœur et sa bouche » et « Il est chagrin d’en avoir parlé, car cela lui a fait perdre cet amour. » Il faudra un long repentir, une longue souffrance pour que, finalement, il obtienne le pardon de celle qu’il aime.
Le "mal d'aimer"
Ainsi le récit met en évidence une contradiction.
À plusieurs reprises, Marie met en valeur le bonheur de vivre un amour profond et réciproque, comme dans « Yonec » où l’amour transforme la jeune femme. Elle retrouve sa beauté et sa joie grâce à cet amour et la poétesse s’écrie : « Puisse Dieu lui accorder d’en jouir longtemps ! » Ce même bonheur d’une relation parfaite parcourt tous les lais.
Mais ce bonheur s’achète cher, car que de souffrances avant de le vivre ! Guigemar comme sa bien-aimée souffrent lorsqu’ils se découvrent amoureux : « Tous deux sont profondément troublés », lui parce qu’en tant qu’exilé, il craint un rejet, elle parce qu’elle doute de la réciprocité de son sentiment amoureux. Il en va de même dans « Éliduc » qui, après le temps de joie, vit des doutes et des remords.
L'amour se paie cher aussi, car tous les lais relatent une pénible séparation, vécue dans le chagrin. Dans « Guigemar », « Lanval » et « Éliduc », elle n’est surmontée que grâce à l’intervention du merveilleux qui permet aux amants d’être réunis. Mais dans les deux autres récits, la douleur l’emporte : « l’amant fidèle sombre dans la tristesse et la désolation quand il n’a pas ce qu’il désire », explique Marie de France dans « Le chèvrefeuille » Après la joie de Tristan et Iseult lors de leurs retrouvailles, leur séparation inéluctable ramène, en effet, la douleur : « au moment de la séparation, ils se mirent à pleurer. » Quant au dénouement de « Yonec », s’il rétablit l’ordre en permettant la vengeance de l’époux cruel et l’apothéose du héros, il ne se produit qu’après deux morts, celle de l’amant, mortellement blessé, à l’agonie duquel assiste sa bien-aimée : « Elle s’effondre sur lui, évanouie, et lui qui l’aime passionnément la reçoit dans ses bras. Souvent il lui dit combien il est malheureux. » Et elle aussi tombe morte quand elle se retrouve devant le tombeau de son amant.
Tristan et Iseult à la fontaine, épiés par le roi Marc (détail). Panneau de coffret, ivoire, 1340-1350. Musée du Louvre
POUR CONCLURE
Finalement, la représentation littéraire de la fin’amor revêt un double aspect.
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D’un côté, elle reflète les valeurs de la société féodale, en pleine évolution : élégance et bonnes manières, vaillance, honneur, foi… tout ce qu’implique la notion de « courtoisie ».
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De l’autre, elle inverse la réalité sociale : c’est l’homme qui se soumet à la dame en attendant, pour chaque parole, pour chaque geste, sa permission. Ce sont même souvent les femmes, du moins celles qui sont dotées de puissance, comme la fée ou la reine avec Lanval, qui prennent l’initiative, affirmant ainsi leur pouvoir. Ainsi la littérature semble offrir aux femmes une revanche, lui offrant la liberté que lui refusent encore la société et la morale religieuse.
L'amour courtois hérite de la conception de l'amour telle que le définit le "néoplatonisme", qui coexiste avec la morale chrétienne : il repose sur une sublimation de l'amour terrestre, rencontre de deux "âmes-sœurs" qui se reconnaissent et reflet de l'amour céleste, d'où cette longue attente, ce temps de chasteté et les douleurs sacrificielles qui peuvent en découler.
Conclusion
Le recueil de Marie de France regroupe des "cas" d’amour et chacun d’eux en met en scène les étapes fondamentales : la surprise de sa naissance puis l’aveu, comme dans « Guigemar », la douleur des séparations comme dans « Lanval » ou « Le chèvrefeuille », mais aussi les retrouvailles, entre Tristan et Yseult par exemple, ou entre Éliduc et Guilliadon.
L'héritage des contes
Toutes ces unions amoureuses s’inscrivent, comme tous les contes, dans les réalités sociales, ici celles du monde médiéval, avec, notamment, les règles de la fidélité, les valeurs prônées, courage, honneur, respect des serments, mais aussi difficile condition de la femme "mal mariée", en lien aussi avec la foi chrétienne, omniprésente.
Mais Marie de France reprend également les anciennes traditions des légendes et des contes merveilleux : intervention d’animaux dotés de pouvoirs, une biche dans « Guigemar » ou une belette dans « Éliduc », merveille d'une fleur qui peut ramener à la vie ou d'une barque qui emmène dans l’autre monde, voire apparition d'une fée comme dans « Lanval », sans ou oublier les métamorphoses et les prédictions. Le passage de notre monde à cet autre monde merveilleux est, lui, un héritage de l’antiquité, un parcours initiatique repris dans les contes bretons dont s’inspire Marie de France, tels celui effectué par la dame dans « Yonec » ou le dénouement de « Lanval », transporté par la fée dans l’île d’Avallon.
Enfin, elle reprend le plus souvent la structure habituelle des contes : un manque initial – parfois dû à une injustice subie – introduit l’action, où un élément perturbateur est suivi de péripéties, souvent douloureuses mais qui mettent en baleur les qualités des héros : un exil, une rupture, un procès… Elles conduisent à un élément de résolution qui permet un dénouement, toujours destiné à rétablir l’ordre.
L'originalité de Marie de France
Mais, contrairement à la tradition, ce dénouement ne plonge le couple dans le bonheur que rarement, dans « Guigemar », et quand intervient le merveilleux, comme dans « Lanval » Ainsi, dans « Le chèvrefeuille », les retrouvailles des amants restent brèves, et dans « Yonec », le dénouement, l’apothéose du héros, intervient après la mort cruelle du chevalier-oiseau et la vengeance de Yonec s’accompagne de la mort de sa mère ; de même, dans « Éliduc », le bonheur du couple ne s’obtient que grâce au sacrifice de l’épouse, et les trois personnages choisissent, finalement, un retrait du monde, la vie monastique.
Plus intéressante encore est la façon dont Marie de France traite de l’amour courtois, une caractéristique de la littérature de son époque, qu’il s’agisse des romans ou de la poésie lyrique. Nous en reconnaissons les principales composantes, en particulier les qualités exigées des amants, vaillance, élégance et respect mutuel, pudeur et discrétion…
Mais, à plusieurs reprises, la poétesse intervient pour commenter une situation, de façon très personnelle : elle place, au-dessus des conventions de la fin’amor, la puissance des désirs de la nature, un élan naturel qui pousse les amants dans les bras l’un de l’autre, en réduisant souvent les étapes qui devraient s’imposer. Elle déplore les épreuves qui leur sont imposées, alors qu’elles sont censées fonder la relation amoureuse. Enfin, elle célèbre avec force le bonheur amoureux, même quand il est vécu dans l’adultère ou dans la bigamie.
Finalement, au-delà des conventions, elle met en valeur tous les mouvements qui animent l’âme des amants, par le contraste entre ce qui est manifeste, relaté, actions ou discours directs, et ce qui se cache au fond des cœurs. Les monologues intérieurs, en particulier, restituent avec une grande finesse psychologique, les doutes, les hésitations, parfois les douloureux dilemmes mais aussi les espoirs que l’amour fait naître. Même pour les personnages qui appartiennent à un autre monde, tels la fée dans « Lanval » ou le chevalier-oiseau dans « Yonec », leur vie intime est mise au premier plan, occupe la plus longue partie de chaque lai, comme si les péripéties n’étaient, en fait, que des faire-valoir.