Arthur Rimbaud, Illuminations, 1872-1875
Rimbaud (1854-1891) à l'époque des Illuminations
Pour la période antérieure
« Le mythe Rimbaud l’emporte sur le vrai Rimbaud », écrit René Étiemble dans son ouvrage critique, Le Mythe de Rimbaud, paru en 1954, puis, enrichi, en 1968, et il est exact que la vie du jeune poète révolté qui compose une œuvre fulgurante entre quinze et vingt-et-un ans pour, ensuite, se taire, a suscité de multiples interprétations sur celui qu’un auteur a surnommé « l’homme aux semelles de vent ». Essayons de dégager quelques faits certains sur la période qui correspond à l'écriture des Illuminations.
Jef Rosman, Rimbaud alité après le drame de Bruxelles, 1873. Huile sur toile. Musée Arthur-Rimbaud, Charleville-Mézières
Pour une biographie détaillée
Depuis 1871, où il a quitté Charleville pour Paris, Rimbaud entretient une liaison avec Verlaine, qui n’est pas sans repos. Les crises se multiplient entre Verlaine et sa femme, Mathilde ; ruptures et réconciliations se succèdent aussi entre les deux poètes, qui quittent Paris pour Bruxelles en juillet 1872. Devant son échec pour reconquérir son époux, Mathilde renonce à la vie conjugale et la séparation devient définitive, tandis que Verlaine et Rimbaud gagnent l’Angleterre. De nouvelles séparations, suivies de nouvelles retrouvailles ponctuent leur liaison passionnée entre la France, la Belgique et l’Angleterre, où ils effectuent plusieurs séjours. Le 3 juillet 1873, Verlaine, excédé des scènes incessantes, quitte à nouveau Londres pour Bruxelles, mais à peine arrivé, il demande à Rimbaud de le rejoindre. Cependant, le 10 juillet, il tire sur lui sous l’effet de l’ivresse, et le blesse, ce qui lui vaut deux ans de prison.
C’est avec un autre poète, Germain Nouveau – sans doute une nouvelle liaison – que Rimbaud retourne en Angleterre en mars 1874. Le manuscrit des Illuminations révèle que plusieurs poèmes ont été recopiés par Germain Nouveau, avant son départ en mai. Quand Rimbaud quitte Londres à la fin décembre 1874 le recueil est probablement achevé, puisque c’est à la fin de février 1875 qu’il le confie à Verlaine, venu le retrouver à Stuttgart où il est précepteur, à charge pour lui de le remettre à Germain Nouveau pour que ce dernier le fasse publier.
Après cette date commence une longue errance de Rimbaud à travers l’Europe, puis en Inde, à Chypre, enfin en Afrique, avant qu’il ne se fixe à Aden. Mais le poète Rimbaud s’est alors effacé pour entreprendre une carrière commerciale.
Présentation des Illuminations
Pour lire le recueil
Les circonstances de l'écriture et de la parution
La composition
Il est difficile de dater précisément l’écriture du recueil, car l’étude graphologique du manuscrit renvoie la plupart des poèmes à 1874, mais le plus souvent il s’agit d’un recopiage a posteriori. Les critiques s’accordent pour suivre Verlaine, qui en situe la composition entre 1873 et 1875, pendant les séjours à Londres et les voyages en Belgique et en Allemagne.
La parution
La parution, elle aussi, pose des questions, déjà en raison de l’itinéraire suivi par le manuscrit initial : envoyé par la poste à Germain Nouveau, puis transmis par Verlaine à son beau-frère Charles de Sivry, qui le remet aux éditeurs d’une revue, La Vogue, Léo d’Orfer et Gustave Kahn. C’est dans cette revue, entre le 13 mai et le 22 juin 1886, que sont publiés d’abord 30 poèmes, à partir d’un manuscrit aux pages numérotées, puis 8 poèmes à partir d’autres manuscrits non paginés, que Louis Fénéon édite en recueil cette même année. L’éditeur Léon Vanier publie ensuite un recueil d’Œuvres complètes, en 1892, avant de récupérer cinq poèmes, qu’il ajoute à une nouvelle édition en 1895. C'est le plus souvent celle-ci qui est suivie.
Ces aléas de publication expliquent que, selon les éditions, l’ordre des 13 derniers poèmes diffère, ce qui entraîne une conséquence : si nous admettons que les feuillets du manuscrit initial ont été numérotés par Rimbaud, on peut y rechercher un ordre, une structure, ce qui, en revanche, reste impossible pour la fin du recueil. Il sera donc plus intéressant de dégager dans l'ensemble des groupements thématiques.
Les Illuminations, suite, in La Vogue, N°7, 7-14 juin 1886
Le titre
Il est d’usage, aujourd’hui, de ne pas faire précéder le titre de l’article « Les », ce qui a été parfois le cas.
Son origine
Verlaine rattache le titre à un choix de Rimbaud, à partir de l’anglais, « Avoir relu "Illuminations" (painted plates) du Sieur que tu sais. », explique-t-il dans une lettre de 1878 à son beau-frère, puis il confirme dans la préface de l’édition de 1886 : « Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates ». Cette explication montre la volonté de reproduire le réel, mais en l’ornant de couleurs vives, et renvoie aux enluminures médiévales, ce qui invite à observer, dans les poèmes, les jeux de lumière et des couleurs. « Défilés de féeries », pouvons-nous lire dans « Ornières », et « Fleurs » en apporte un bel exemple :
D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, — je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.
Son sens étymologique
Avec son préfixe, du latin « in », le mot signifie « mettre la lumière dans », ce qui peut prendre
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un sens concret : on pense à un éclairage qui, tel un projecteur, éclaire plus vivement une scène, un décor, un monument. Cette lumière, quasi théâtrale, renforce – et souvent embellit – la vision.
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un sens figuré : c’est la lumière qui éclaire soudainement l’esprit, lui fait comprendre, voire concevoir, une idée de génie, titre du dernier poème. Ainsi surgit brutalement une vision, dans une immédiateté privilégiée, ce qui explique la fréquence, dans le recueil, du soleil qui se lève, de l’aurore ou de l’aube, du réveil subit.
Un sens mystique ?
Pensons au qualificatif d’« illuminés » attribué à ceux dont les idées touchent à la folie…, mais celle-ci n'est-elle pas parfois perçue comme une sagesse ? En dérive l’appellation d’un mouvement philosophique, « l’illuminisme », né en Europe au XVIIIème siècle, qui, contre les religions établies mais aussi contre le matérialisme de plusieurs philosophes, prône une religion fondée sur la seule inspiration intérieure, l’élan mystique vers le divin. En voulant ainsi favoriser les relations entre l’âme humaine et le monde invisible, les illuministes développent l’idée des « correspondances », dites verticales, entre ce qui est sensible et l’invisible. Outre la dimension que lui a prêtée Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, cela rappelle aussi la « Voyance », posée dès la lettre que Rimbaud adresse à Paul Demeny, le 15 mai 1871 : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » C’est d’ailleurs ce qu’il proclame dans « Vies », ou en évoquant, dans « Dévotion », « des voyages métaphysiques ».
Un genre littéraire : le poème en prose
Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, 1842
Un initiateur, Aloysius Bertrand
À l’origine, la poésie s’est définie par sa mise en forme versifiée, mais la prose – pensons à Rousseau entre autres – a très tôt cherché, par le travail sur les rythmes et les sonorités notamment, à se donner une tonalité « poétique ». Mais l'œuvre fondatrice de ce genre littéraire est Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de Rembrandt ou de Callot, d’Aloysius Bertrand, paru en 1842, recueil de récits courts, avec des blancs typographiques pour séparer de courts paragraphes, tel un poème, ce que l’écrivain explique lui-même : « il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers. » À cela s’associe la discontinuité du récit, qui fait plonger souvent dans un monde imaginaire, irréel, la création d’images, les jeux sur le lexique et la cadence, et les effets sonores.
Une œuvre fondatrice, Petits Poèmes en prose, 1869
Dans une lettre à Arsène Houssaye, Baudelaire reconnaît le rôle joué par Aloysius Bertrand dans son propre choix de pratiquer ce genre littéraire : « J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. » Ainsi, il compose, à son tour, Petits Poèmes en prose, titre définitif du recueil posthume regroupant des poèmes pour la plupart publiés dans des revues depuis 1857 sous le titre initial Le Spleen de Paris. Nous retrouvons dans ces poèmes, dont certains d’ailleurs reprennent un texte à l’origine en vers, les caractéristiques d'écriture observées chez Bertrand.
Charles Cros, Le Coffret de Santal, 1873
Après lui, nous retrouvons quelques poèmes en prose chez Stéphane Mallarmé et chez Paul Verlaine, mais c’est surtout Charles Cros qui, leur consacrant la dernière section du Coffret de Santal (1873), sous le titre « Fantaisies en prose », développe des « visions », un monde imaginaire mouvant qui annonce déjà le recueil de Rimbaud, comme dans ce premier vers du « vaisseau-piano » : « Le vaisseau file avec une vitesse éblouissante sur l’océan de la fantaisie ». Mais, en l’état actuel des recherches, impossible de dire si l’œuvre de Cros a pu inspirer certains des poèmes d’Illuminations.
Une structure interne ?
Cette esthétique du discontinu s’ajoute aux aléas d’une publication de l’œuvre hors du contrôle de son auteur pour rendre vaine la recherche d’une structure d’ensemble du recueil. Tout au plus pourrons-nous, lors de son explication, nous interroger sur la place d’« Après le déluge » en ouverture.
En revanche, nous pouvons distinguer deux aspects :
une opposition entre des poèmes où la « déconstruction » l’emporte, qu’il s’agisse d’une rupture avec le réel environnant ou avec des expériences antérieures, biographiques ou poétiques, et ceux où s’effectue davantage une « reconstruction », « illuminant » le réel.
des thèmes – mais sans classement pour les regrouper – par exemple des poèmes où l’enfance joue un rôle central, tel « Enfance », « Vies », « Jeunesse », en opposant, par exemple dans « Guerre », le temps des apprentissages de l’ « Enfant » au temps nouveau, celui de l’« À présent ». Il y a aussi ceux qui prennent comme point de départ le monde urbain (« Les Ponts, « Villes », « Ville », « Promontoire », « Metropolitain », notamment), ou qui placent en leur cœur la création poétique : « Parade », « Phrases », « Scènes ». Citons enfin la place accordée à l’amour.
Enfin, il est possible de repérer des échos d’un poème à l’autre, comme dans ces trois exemples :
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Les images du début d’« Après le déluge », « Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, – les fleurs qui regardaient déjà », se retrouvent dans « Aube », de même que « l’enfant tourna les bras, compris des girouettes et des coqs des clochers » annonce celui qui agit dans « Aube » : « Alors, je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Dans la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes. »
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La fin de « Conte », « Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince. La musique savante manque à notre désir. » semble recevoir sa réponse dans l’éloge formulé dans « Génie » où est proclamée « l’abolition de toutes souffrances sonores dans une musique plus intense ».
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L’élan de « Départ dans l’affection et le bruit neufs », qui conclut "Départ", est précisé dans « À une raison » où « commence la nouvelle harmonie », en parallèle au « nouvel amour », répété.
POUR CONCLURE
Après la guerre de 1870, se manifeste dans la littérature, et tout particulièrement dans le milieu que fréquente Rimbaud à Paris, une volonté de rompre avec la poésie antérieure, avec les « versificateurs ». D’où la poésie en prose, avec son aspect discontinu, comme en parallèle avec les techniques des premiers peintres impressionnistes, que ses amis, le peintre Jean-Louis Forain ou Germain Nouveau, ont pu faire découvrir à Rimbaud.
Temps et espace dans Illuminations
Cette esthétique du « discontinu » se manifeste très nettement par des effets de contraste dans l’image du temps, dans les moments choisis et entre des temps d’accélération face au ralentissement, et dans celle de l’espace, aussi bien pour les lieux représentés, que, là aussi, par l’opposition entre l’ouverture sur un vaste microcosme et l’enfermement dans un microcosme restreint.
La représentation du temps
Les moments privilégiés
Soleil couchant
Soleil levant
Le couchant
C’est le moment que les Romantiques ont privilégié, en l’associant à la mélancolie, terme repris par Rimbaud dans « Enfance – IV » : « Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant ». Mais, même si l’adjectif reprend cette image, l’idée de « lessive » et la mention de l’« or » donne à ce moment une autre signification. Rimbaud y voit plutôt un temps de purification, qui, en effaçant les médiocrités du jour, permet le jaillissement, l’explosion des couleurs : « Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre – les verts et les rouges du couchant. » (« Fête d’hiver »), « les chromatismes légendaires, sur le couchant » (« Soir historique »).
L'aube
Cependant, l’aube, ou, plus généralement « le matin », fascine bien plus Rimbaud : c’est, pour lui, le moment magique où naît un monde nouveau. Il ouvre toutes les possibilités, une nouvelle force, par exemple dans « Aube » ou quand « [à] droite, l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin de parc » (« Ornières »). Associée au soleil, à l’éclat de la lumière, l'aube participe directement à « l’illumination » du monde.
Nous retrouvons cette double image dans « Promontoire », qui s’ouvre sur « L’aube d’or et la soirée frissonnante », éblouissement confirmé, en juin 1872, dans une lettre à Ernest Delahaye : « Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. […]Le premier matin en été et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici. »
Le temps de l'enfance
Rimbaud a à peine dix-neuf sans doute quand sont composés les premiers poèmes insérés dans Illuminations, il est donc, même s’il a multiplié les expériences, encore proche d’une enfance, à laquelle plusieurs poèmes font nettement allusion. Nous y retrouvons, en effet, son goût des promenades, le « piéton de la grand’route », et surtout l’image d’un temps des dégoûts, des révoltes, d’un mal de vivre intense : « j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. »
Un temps aussi de formation, qui parfois suscite une forme de nostalgie, comme dans « Jeunesse » avec sa « visite des souvenirs » :
Étienne Carjat, Arthur Rimbaud, Octobre 1871. Photographie, BnF
Les voix instructives exilées… L’ingénuité physique amèrement rassise… — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant… — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! (III – "Vingt ans")
Ainsi, dans ce même poème, l’affirmation « Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice » nous invite à voir une autre place de l’enfance dans Illuminations, celle que note « Délire II » - "Alchimie du verbe", extrait d’Une Saison en enfer (1873), les livres, les peintures, les récits alors découverts qui ont nourri l’inspiration jusqu’à en faire le support de tant de poèmes, quand il crée à son tour son « Conte », avec son « Prince » sanguinaire et son « Génie », sa « Parade » ou ses « Scènes » où « la féerie manœuvre ».
J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements. ("Délire"- II)
Ces « enchantements », ne sont-ils pas ceux qui sont mis en scène dans le recueil ? Pensons aux transfigurations opérées dans « Fleurs », ou, au début de « Déluge », à l’image donnée de cette renaissance d’un monde inscrite dans la tonalité des contes merveilleux.
Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l’arc-en-ciel, à travers la toile de l’araignée.
Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.
Dans la grande rue sale, les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula, chez Barbe-Bleue, aux abattoirs, dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent. ("Après le déluge")
De l'immédiateté à l'expansion du temps
Est-ce la jeunesse de Rimbaud qui lui prête une forme d’impatience, expliquant son goût pour le jaillissement brutal et rapide du nouveau : « Départ dans l’affection et le bruit neufs ! (« Départ ») ? L’emploi du présent, la multiplication des phrases nominales et des exclamations, la succession rapide des images, accentuent cette impression d’un temps qui apporte, à chaque instant, du nouveau, par exemple, par les incessantes métamorphoses, « le saint », « le savant », « le piéton », dans « Enfance », ou les apparitions successives qui surgissent dans « Parade ».
Est-ce aussi cette jeunesse qui lui fait refuser le poids du temps, l’immobilité source de l’ennui, comme l’a déjà exprimé Baudelaire, en l’amenant à imaginer « une horloge qui ne sonne pas » ? Écoutons le chant des « enfants » dans « À une raison » : « Change nos lots, crible es fléaux, à commencer par le temps », qui semble réalisé à la fin d’« Aube », dans ce moment d’effacement final : « L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi. »
Enfin, quand il s’écrie, « Voici le temps des Assassins. », pouvons-nous, en pensant à l’étymologie de ce mot, « Haschischins », voir les effets de la drogue, qui déforme la perception du temps, en donnant l’impression qu’il se dilate jusqu’à atteindre une forme d’éternité ? Un premier moyen est de combiner, dans un même élan, le passé, le présent et le futur, pour arriver à la « nuit sans fin » illustrée à la fin d'« Enfance », ou à la durée extensive à la fin de « Parade » : « Leur raillerie ou leur terreur dure une minute ou des mois entiers. » C’est également ce que pourrait illustrer « Génie », par le chant d’éloge en un créateur qui, tel un nouveau messie, marquera l’avènement d’une « force » intense, d’un « jour » unique, magique :
Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été — lui qui a purifié les boissons et les aliments — lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations. — Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité […] Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense. ("Génie")
La représentation de l'espace
Les noms de lieux
De nombreux lieux sont cités dans Illuminations, parfois avec des toponymes précis, comme dans « Dévotion », « Voringhem », « Ashby », « Circeto », ou renvoyant à des régions plus vastes, comme ceux qui figurent dans les comparaisons de « Promontoire » : « l’Épire ou le Péloponnèse », « la grande île du Japon », « l’Arabie »…
Mais, plus que le lieu en lui-même, c’est tout ce qu’il suggère, les sensations, les sentiments, les notions morales, qui sous-tend leur représentation. Par exemple, dans « Villes » ou dans « Métropolitain », les images créent toute une atmosphère, visuelle, olfactive, mais aussi une vision des habitants :
Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. ("Métropolitain")
Le premier métro de Londres, vers 1860
De l'expansion au resserrement
Mais, comme dans l’image du temps, nous observons la fréquence d’un élargissement de l’espace, qui, soit se dilate, jusqu’à l’immensité, soit se multiplie à l’infini : « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout. », déclare-t-il dans « À une raison » pour en faire l’éloge. Dans « Les Ponts », par exemple, ou dans « Villes », tout devient à la fois gigantesque et chaotique, avec des dimensions élargies, sans limites :
Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plateformes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C'est le prodige dont je n'ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l'acropole ? ("Villes")
Mais, à force d’élargir ainsi l’espace, celui-ci se dissout, en n’offrant plus que l’imaginaire : le lieu devient fuyant, insaisissable, il pourrait être partout, comme dans « Villes », ce « ‘‘Comté’’ qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses ». Dans « Génie », celui-ci illustre d’ailleurs « le charme des lieux fuyants »
Il appartient alors au poète de s’emparer du lieu, pour l’inclure dans sa création et lui donner sens, ce qui implique de le réduire. Ainsi, la poursuite de « l’enfant », dans « Aube », lui fait parcourir un immense espace : « Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. » Mais, au moment où il s’empare de l’« immense corps » de l’aube, il peut aussi s’emparer de l’espace, qui s’est resserré : « L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. »
Le poète est donc celui qui maîtrise l’espace, rôle suggéré dans « Phrases I », « Quand le monde sera réduit en un seul bois noir », puis dans l’image triomphale de « Phrases II » : « J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. »
Jean-Alexandre Allais, Madame Saqui, 1820. Planche d’après une peinture de Hutchisson, in La Belle Assemblée, n° 132.
Les quatre éléments
Leur valeur symbolique
La terre
Le végétal abonde dans l’ensemble du recueil, depuis son ouverture, « Après le déluge », qui en montre la renaissance, jusqu’à « Fleurs », qui le célèbre. Forêts, bois, talus, prés… , comment ne pas voir devant toutes ces images des souvenirs des errances de l’enfance, autour de Charleville, des fugues aussi ? La campagne, la nature permettaient alors de fuir les médiocrités de la ville, et l’enfermement dans le « grenier », image de la maison familiale, évoqués dans « Vies » : « À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. » La terre est donc porteuse d’une force cachée, d’où peut sortir un monde nouveau.
L'air
Il offre l’inverse de la terre, parce qu’il est impalpable et mouvant, porteur des senteurs les plus diverses. Sauf quand il est gris, chargé de fumée épaisse, il symbolise l’élan, l’enthousiasme, porte « l’arc-en-ciel » qui naît après la pluie dans « Après le déluge ». C’est le souffle qui apporte la liberté, et surtout stimule l’imaginaire, tel cet « envol de pigeons écarlates » dans « Vies-I », ou « la douceur fleurie des étoiles et du ciel », dans « Mystique »
Marjolaine Fillon, illustration pour le Bateau ivre - http://marjolainefillon.blogspot.com/2013/05/le-bateau-ivre.html
L'eau
Elle se rattache aussi, par sa fluidité, à cette image de mouvement, mais davantage ambivalente. Tantôt, elle est la « mer », qui s’ouvre sur l’infini, plein de promesses ; tantôt, elle est menaçante, force destructrice, par ses remous et ses courants. Mais, paradoxalement, cette destruction est aussi féconde. Par exemple, Rimbaud fait appel à de nouveaux « déluges », parce que l’eau est aussi la purification qui pourra recréer un monde neuf : « — Sourds, étang, — Écume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges. » De même, comme dans Le Bateau ivre, « Mouvement » développe l’image des dangers courus, prix à payer par « les conquérants », ces inventeurs auxquels s’identifie le poète :
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.
Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ; […]
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, — leur stock d'études ; —
Eux chassés dans l'extase harmonique,
Et l'héroïsme de la découverte.
("Mouvement")
Le feu
Trois images du feu parcourent Illuminations, d’abord celui de l’âtre, avec ses flammes dansantes et suggestives lors des « Veillées », identifiées au feu du soleil, force créatrice : « la plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies. » Enfin, sont souvent mentionnées les lumières qui, en illuminant les villes, transfigurent la vision, comme dans « Promontoire ». Dans ces trois représentations, le feu est source même de la création poétique, un peu comme pour l’alchimiste qui, grâce à lui, peut changer le plomb en or.
Les éléments mêlés
Mais, de même que Rimbaud souhaite le « déluge » pour qu’advienne un monde nouveau, de même, le chaos dans l'espace, le désordre, avec les éléments contraires qui se mêlent, fait jaillir une nouvelle vision du monde. Ainsi, à la fin d’« Enfance- V », après une vision de la « ville monstrueuse » :
Une tornade cataclysmiquei
Peut-être faut-il de tels cataclysmes pour permettre les « fables », les mensonges de la création poétique ? De même, dans « Barbare », Rimbaud nous place devant « [l]es brasiers, pleuvant aux rafales de givre », en nous faisant voir « [c]es feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. »
Dans « Marine » également le mélange unit la terre à la mer, « les chars » aux « proues », la terre labourée de « la lande » est parcourue de « courants » tel un océan, et le mouvement spatial se contredit, le sens rectiligne du verbe « filent » s'opposant à l’adverbe associé « circulairement ». Tout fusionne ainsi pour finir dans une explosion de lumière.
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.
La présence de Rimbaud dans Illuminations
Il n’y a pas véritablement d’itinéraire autobiographique dans le recueil, mais il reste possible d’y trouver des éléments qui renvoient aux expériences vécues par Rimbaud, tant dans l’enfance que lors de sa relation avec Verlaine, et surtout, d’y reconnaître l’image du poète créateur.
L'enfant, l'adolescent
Rimbaud en communiant, 1864. Photographie de Louis-Eugène Vassogne
Les images de l'enfance
Nous retrouvons des images de jeunesse, déjà observées dans son premier recueil Cahier de Douai, ou connues par les recherches autobiographiques. Ainsi, nous y reconnaissons son goût pour la lecture, celui du « savant » dans « la bibliothèque » (« Enfance-IV »), son éducation catholique avec la « messe » du dimanche et « les premières communions » (« Après le déluge »), et surtout les promenades, les errances dans la campagne, les fugues : « Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant. »
Il est aussi possible de proposer une interprétation sexuelle dans l’énigme que pose le poème « H », une allusion aux « amours novices » d’un adolescent que sa solitude contraint à la masturbation : « la mécanique érotique » : « Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. »
Le rôle de l'enfance
Il montre ce temps de l’enfance comme celui des apprentissages, aujourd’hui bien lointain : « Les voix instructives exilées », « L’optimisme studieux » (« Jeunesse-Vingt ans ») Nous savons que, dès le collège, le jeune garçon a été un élève brillant, curieux de toutes les découvertes, des premiers élans créateurs : « Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble » (« Jeunesse-Dimanche ») C’était aussi le temps de toutes les expériences, de tous les fantasmes, et peut-être aussi est-il possible de lire, dans tous les prénoms féminins cités dans le recueil, une allusion aux premières rencontres amoureuses, telles celles déjà mentionnées dans les Cahiers de Douai.
Dans un grenier, où je fus enfermé à douze ans, j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit, dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. (« Vies-III »)
Mais ce qui ressort encore davantage, c’est la révolte qui naît alors en lui : « De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières ». (« Jeunesse-Dimanche »), écrit-il alors, en écho au cri du narrateur, « Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté ! », dans le poème « L’Homme juste », composé en juillet 1871. Car l’enfance, c’est aussi le temps des dégoûts, de la solitude, le sentiment d’un vide existentiel, d’une différence inconciliable avec le cadre dans lequel il vit, celle qu’il proclame dans Une Saison en enfer, « Mauvais sang » (avril-août 1873) :
"Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez..."
Nous en trouvons un écho dans « Ouvriers » par exemple, quand il évoque « nos souvenirs d’indigents absurdes, notre jeune misère », dans « l’enfance mendiante » dénoncée dans « Vies-II », ou quand, dans « Enfance », il énumère des visions d’un décor comme mort :
— On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de l’église. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes. D’ailleurs il n’y a rien à voir là dedans.
Cette jeunesse a donc nourri une forte amertume devant les souffrances ressenties, qui s’exprime dans « Angoisse », jusqu’à une sorte de dégoût de soi : « Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. »
Rimbaud et Verlaine
Les voyages
Tout commence le 7 juillet 1872, quand Rimbaud, qui a quitté Charleville neuf mois auparavant pour rejoindre Verlaine à Paris, le convainc de le suivre en Belgique, en abandonnant sa jeune épouse et son bébé. C’est le début d’une "vie de bohème", entre provocations diverses, alcool, relations avec les insurgés de la Commune exilés à Bruxelles, et les efforts de son épouse pour le ramener près d’elle ne réussissent pas à séparer le couple, qui va rejoindre l’Angleterre, en septembre 1872.
Or, les visions de l’Angleterre abondent dans Illuminations, depuis la ville de Londres, reconnaissable dans « Ville » et « Villes », comme dans « Les Ponts » ou « Métropolitain », jusqu'aux environs, avec les bords de mer, par exemple dans « Promontoire ». La couleur « grise » qui baigne ces poèmes, comme la « brume », ou « la suie » omniprésentes, nous rappellent que l’Angleterre est alors en pleine révolution industrielle.
Une relation passionnelle
Il serait possible de voir dans le récit de « Conte », une forme d’apologue illustrant la rencontre amoureuse entre ce « Prince », qui « voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels », Rimbaud le révolté, et ce « Génie », « promesse d’un amour multiple et complexe », Verlaine, qui les conduit tous deux à une fusion parfaite.
Là encore, nous pouvons donner une interprétation sexuelle à certains poèmes, dont les images renverraient à l’homosexualité, tels « Being beauteous » avec les allusions à « ce corps adoré », ou « Matinée d’ivresse » qui proclame ce « très pur amour », pourtant condamné moralement et judiciairement à cette époque :
Les voyages d'Arthur Rimbaud
Rimbaud Verlaine, bande annonce du film d'Agnieszka Holland, 1995
On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums. (« Matinée d’ivresse »)
Mais, entre manque d’argent et querelles, ponctuée par les abus d’alcool et de drogue, leur relation est tumultueuse, ce que reflètent les descriptions dans « Vagabonds » : reproches de Verlaine à Rimbaud parce qu’il se sent trahi, ironie de ce dernier, « Je répondais en ricanant à ce satanique docteur », et explosion de colère de Verlaine « hurlant son songe de chagrin idiot ». De l’ensemble ressort l’image de la difficile errance des deux poètes, dont l’un poursuit son rêve d’une poésie totale : « nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. »
Pour lire une analyse très complète de "Vagabonds"
Le poète
Luttes et impuissance
La création poétique est une quête difficile, car le jeune aspirant à une poésie recréée qu’est Rimbaud a une conscience aiguë de ses propres limites, reconnues dans « Angoisse » : « les ambitions continuellement écrasées », « les âges d’indigence », « la honte de notre inhabileté fatale ». Il a donc fallu accepter bien des renoncements, aux « vieilles fanfares d’héroïsme » et aux « vieilles flammes » (« Barbare »), mais aussi bien des efforts et des luttes pour enrichir ses perceptions, d’où ce titre, « Guerre » : « Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s’émurent. » Mais plusieurs poèmes expriment une douloureuse lucidité, car tout cela semble vain, d’où l’appel lancé pour trouver d’autres ressources à mettre au service de la création poétique : « Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes… » (« Jeunesse-III »)
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, « Fausse conversion », avril-août 1873. Manuscrit, BnF
L'"inventeur"
L’espoir, en effet, subsiste :
Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. (« Jeunesse »-IV)
Le jeune poète lance alors des cris de triomphe : « J’ai seul la clé de cette parade sauvage » (Parade »), « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. » (« Vies »-II), « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » (« Phrases »-II), « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Le recueil est donc l’illustration de cette création, avec le surgissement des visions où les couleurs, les mouvements, explosent, où les réalités se mêlent, comme pour faire écho à « Alchimie du verbe » (Une Saison en enfer, « Délire II ») :
Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !
Luque, caricature de Rimbaud, « Voyelles », L’Illustration, janvier 1888
L'écriture poétique dans Illuminations
Les explications des poèmes permettront d’entrer dans le détail de l’écriture poétique de Rimbaud dans cet ultime recueil. Nous nous limiterons donc, dans cette partie de notre analyse, à rappeler d’abord les ressources mises en œuvre pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés, puis à en retracer les principales caractéristiques, avant d’observer le mélange des tonalités réalisé par les particularités stylistiques.
Une méthode
Dès sa lettre du 15 mai 1871 à son ami Paul Demeny, dite Lettre du voyant, Rimbaud affirme avec force son objectif : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Il s’agit de faire ainsi jaillir la « vision » que retranscrira l’écriture poétique. Il y a eu, dans un premier temps, le recours à ce que Baudelaire nomme « les paradis artificiels », alcool, mais aussi drogue, tel ce « poison », le haschich auquel fait allusion « Matinée d’ivresse ». Mais le recueil met en évidence d’autres ressources.
Les souvenirs
Un exemple parmi de nombreux autres, les « ornières de la route humide » semblent avoir gardé les images jadis vues, un « défilé de féeries » qui rejaillit alors pour faire naître le poème : « des chars chargés d'animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ».
C’est sur le rôle des réminiscences que s’ouvre « Jeunesse » : « Les calculs de côté, l'inévitable descente du ciel, la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l'esprit. » Rimbaud, rappelant ici Platon, considère qu’au plus profond de l’esprit reposerait l’ensemble des souvenirs, dont « la visite » permettrait de les ranimer, de les faire remonter à la conscience pour leur redonner leur force créatrice : « Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles. » (« Jeunesse-IV »)
Roulottes de tsiganes traversant un village
Le rêve
De même, cela explique le rôle accordé au rêve, la façon dont il fait se dérouler des images le plus souvent sans logique, qui remontent, elles aussi, des zones obscures de la conscience ? C’est ce qu’il nomme le « repos éclairé » pour les images qu’il crée, telles celles dépeintes dans « Veillées-II » :
La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d'accidences géologiques. — Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.
C’est le rêve aussi qui, source de fantasmes, comme l’illustre la fin de « Phrases », révèle son pouvoir créateur : « je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre je vous vois, mes filles ! mes reines ! »
Comment ne pas voir là déjà l’annonce des pratiques des surréalistes, les sommeils hypnotiques, les récits de rêve et l’écriture automatique ?
La contemplation
Dans « Guerre », rappelant son enfance, Rimbaud déclare « certains ciels ont affiné mon optique » : il souligne ainsi le rôle de la perception visuelle, donc d’une contemplation qui transforme le réel en « vision ». C’est notamment le cas face au feu dans l’âtre, dont les flammes mouvantes font naître une sorte de vertige créateur : « La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies » (« Veillées »)..
Les images dans les flammes
C’est ce même résultat que peut produire la contemplation des mouvances de l’eau, avec les taches, les reflets des éclairages, les effets de flou quand s’y mêle la brume, comme le suggère l’image de « Phrases-II » : « Le haut étang fume continuellement ». Ainsi, il est possible que la vision se crée, de l’étendue la plus restreinte, « Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons. » (« Ouvriers »), à la plus vaste : « ces figures se renouvelant dans les autres circuits du canal » (« Les ponts »). Peuvent alors se donner libre cours, aussi bien les contrastes de couleurs, telle l’« eau [...] grise et bleue », que les jeux de lumière avec « les lumières inouïes » (« Mouvement ») vues par les « conquérants du monde » descendant le courant des fleuves.
Les jeux de lumière sur l'eau
L'importance du mouvement
Le mouvement est omniprésent dans les descriptions, mais selon trois modalités différentes.
Dans les descriptions
La verticalité inversée
Nous observons d’abord l’opposition entre un mouvement d’ascension et un de chute, résumée par ce vers d’« Enfance-III » : « Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte. »
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Les images d’oiseau, de vol sont, en effet, nombreuses, tel cet « envol de pigeons écarlates » dans « Vies-IV », symboles de liberté, ou la montée finale « [e]n haut de la route » dans « Aube », jusqu’au « bois de lauriers » qui illustre le triomphe.
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Par opposition, il y a un mouvement de chute, comme si le poète plongeait dans le vide, dans un gouffre, comme une sorte de descente aux enfers, jusqu’à atteindre le « tombeau […] – très loin sous terre. » (« Enfance-V »). « gouffres », « abîme », « écroulement », « avalanches », tout un champ lexical parcourt les descriptions, telle celle de « Villes ».
L'horizontalité lointaine
Ce « piéton de la grand’route », comme Rimbaud se qualifie, se dépeint en marche, mais vers un horizon qui se recule sans cesse, ce qu’exprime « Génie » qui chante « le charme des lieux fuyants », et les derniers vers reproduisent parfaitement ce mouvement nécessaire pour pouvoir l’atteindre :
La route fuyant vers l'horizon
[...] sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.(« Métropolitain »)
L’important est donc de « suivre » ce « Génie », de même que l’enfant poursuit « l’aube », ou suit les « ornières ». La quête est fascinante car c’est de cette tentative pour attraper un univers fuyant, de cette « bataille » que jaillissent les images poétiques :
Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille ! (« Métropolitain »)
La circularité
Les mouvements tourbillonnants, eux aussi, sont figurés tant par la multiplication des verbes comme « tourner », « tournoyer », « virer », à la façon d’un kaléidoscope, et même les éléments abstraits s’animent ainsi : c’est le « silence atrocement houleux » dans « Angoisse », ou « La musique, virement des gouffres » dans « Barbare ».
Un maelström
Mais eux aussi s’inscrivent dans une opposition :
Tantôt, ce sont des tourbillons effrayants, ce « strom » (maelström), qui risque d’engloutir vaisseaux et marins, ce « couple de jeunesse », Verlaine et Rimbaud en quête de « l’extase harmonique ». Ils figurent des gouffres encore plus terribles, peut-être les hallucinations dues à la drogue qui produisent un vertige, comme toute cette pièce qui se courbe et tremble au début de « Nocturne vulgaire » : « dans un défaut en haut de la glace tournoient les blêmes figures lunaires ».
Tantôt, au contraire, ce vertige produit une ivresse créatrice, car il permet cette métamorphose que recherche le « voyant », comme à la fin de « Marine » illuminée par « des tourbillons de lumière ».
Dans l'écriture
Ce mouvement se retrouve dans l’écriture même, dans laquelle Rimbaud rejette tout équilibre, toute stabilité. Déjà, plusieurs poèmes sont constitués de fragments, qui se juxtaposent sans lien logique apparent, comme « Phrases » ou « Veillées » ; d’autres sont formés à partir d’énumérations, de lieux, comme dans « Villes », de moments de spectacles, comme dans « Scènes », ou d’êtres, comme dans « Dévotion », totalement hétéroclites. Notons, à ce propos, le goût de Rimbaud pour le tiret, qui souligne les ruptures, par exemple dans « Nocturne vulgaire » ou dans « Angoisse ».
Si, parfois, comme dans « Départ », « À une raison » ou dans les parties III et IV d’« Enfance », il y a, par les anaphores ou la construction syntaxique, l’impression d’une harmonie, la fin du poème introduit alors une rupture brutale, qui brise cet équilibre, comme à la fin d’une description, où celle-ci s’évanouit brutalement : « Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, détruit cette comédie. » (« Les ponts »). Si Rimbaud se fait « voyant », c’est aussi par désir de donner à « voir » à son lecteur, d’où cette accumulation de notations, couleurs, bruits, ces exclamations qui créent de brusques élans, comme à la fin de « Génie ».
Une poésie du désordre
Le mélange des genres
Déjà, la "poésie en prose" est très diversifiée dans le recueil. Si de nombreux poèmes, par leur longueur, mettent, en effet, en évidence le choix d'une prose "ordinaire", d'autres, tels « Départ » ou « À une raison », l'utilisent pour former des sortes de versets, et certains sont même construits en vers hétérométriques, comme « Marine » ou « Mouvement ».
Plusieurs poèmes relèvent de la description, de lieux notamment, mais aussi d’une œuvre d’art, comme nous pourrions l’interpréter dans « Mystique », ou du portrait, dans « Antique », pour cette statue animée, ou dans « Villes-II », avec tout un défilé de personnages mythologiques.
Hubert et Jan Van Eyck, L'agneau mystique, 1432. Huile sur toile, retable, 375 x 520. Cathédrale Saint Bavon, Gand, Belgique
D’autres sont des récits, soit renvoyant à des expériences personnelles, soit à la façon d’un apologue, comme dans « Après le déluge », dans « Royauté », ou, encore plus nettement, dans « Conte » ou dans « Royauté ».
Enfin, certains poèmes se présentent ouvertement comme une énigme, telles ces devinettes chères aux enfants devenues jeux de salon aux XVIIème et XVIIIème siècles. Ainsi, « trouvez Hortense » lance Rimbaud à la fin de « H ». De même, dans « Parade » avec ces personnages qui se succèdent, depuis « Des drôles très solides » jusqu’aux « démons sinistres » ou aux « [m]aîtres jongleurs », en passant par des « hommes mûrs » et « quelques jeunes », il refuse à son lecteur la résolution de l’énigme, en affirmant à la fin : « J’ai seul la clé de cette parade sauvage. »
Georges Seurat, La Parade de cirque, 1888-89. Huile sur toile, panneau de bois, 150 x 100. The Metropolitan Museum of Art, New York
La diversité des tonalités
Dans plusieurs poèmes, Rimbaud – tout en récusant avec force les épanchements romantiques – choisit le registre lyrique, soit parce qu’il revient sur son « enfance mendiante », sur sa jeunesse, sur de douloureuses épreuves, ou, inversement, sur des moments de joie, comme dans « Aube », soit parce qu’il formule ses élans vers la création poétique, dans « Phrases-II » par exemple, ou, au contraire, son sentiment d’impuissance, d’échec, « [a]ux heures d’amertume ».
Mais, dans tous les poèmes où le « je » n’apparaît pas, qu’il s’agisse d’une description ou d’un récit, et conformément au titre du recueil, c’est l’irréel qui l’emporte, dans deux directions qui, souvent, se mêlent :
Le merveilleux repose sur l’irréel des faits, des lieux et des personnages, et nous plonge dans un monde imaginaire, où règne même la magie. Ainsi, dans « Après le déluge », le lièvre parle à « l’arc-en-ciel, le monde se recrée comme par miracle, et « Madame établit un piano dans les Alpes »… Cette atmosphère se retrouve dans « Fairy » pour chanter « l’enfance d’Hélène ». Parfois, comme dans « Conte », où le « prince » ressemble à un cruel Barbe bleue, ce merveilleux est effrayant. Mais, à la fin, avec la venue du Génie, un dénouement heureux intervient, puisque tous deux accèdent à la « santé essentielle », en fusionnant.
Pour illustrer Barbe bleue, conte de Charles Perrault
Enfin, pensons à tous les poèmes, comme « Fleurs » ou « Aube » où le décor s’embellit à travers des métamorphoses, sous une brillante lumière.
Mais ce merveilleux coexiste souvent avec le fantastique, qui, s’il nous plonge aussi dans un univers étrange, introduit dans une atmosphère surnaturelle la réalité la plus ordinaire, dans le but affirmé de nous effrayer. Par exemple, notons le contraste, dans « Enfance », entre la première section, qui relève du merveilleux, et le début de la deuxième, inscrite dans le fantastique :
À la lisière de la forêt — les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, — la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. (« Enfance-I »)
C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron. — La calèche du cousin crie sur le sable. — Le petit frère — (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d'œillets. — Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées. (« Enfance-II »)
Nous reconnaissons ici le but du fantastique, remettre en cause nos certitudes, faire naître une sorte de cauchemar où la mort envahit la vie.
La diversité des tonalités
Indépendamment de ces registres, tous reflètent la violence que le jeune Rimbaud porte en lui, aussi bien dans sa vie personnelle que dans le regard qu’il porte sur son environnement.
Cette violence se traduit souvent par un humour ou une ironie grinçants. Ainsi, il se dépeint porteur d'un « atroce scepticisme » (« Vies-II ») ou d'un « vil désespoir » (« Phrases-I »), comme étant « d’outre-tombe », et traite son compagnon Verlaine de « pitoyable frère » ou de « satanique docteur » (« Vagabonds »). Il adopte également un ton polémique quand il s’emploie à dénoncer, comme dans « Démocratie », où il lance une série d’anathèmes, contre « la plus cynique prostitution », « les plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ». Les guillemets qui encadrent ce texte en font un discours rapporté, celui des tenants de la démocratie, dont Rimbaud démasque ici la « philosophie féroce », renvoyant aux conquêtes coloniales aux « pays poivrés et détrempés ». Ici, c’est le sens même du poème qui impose la violence, mais elle est omniprésente dans de nombreuses descriptions, telles celles de « Métropolitain » ou de « Barbare ».
C’est ce qui explique la multiplication des exclamations, ponctuant des phrases nominales, autant de cris lancés, et le lexique particulièrement agressif.
POUR CONCLURE
Le recueil Illuminations constitue le bilan d’une jeune vie, celle d’un poète qui se taira bientôt, associant ainsi la violence et la souffrance de celui qui porte les manques de l’enfance, le traumatisme de l’abandon de son père, des rigueurs de sa mère, et la quête d’une poésie « totale » qui permettrait d’échapper au désespoir par la création esthétique.
Les poèmes illustrent donc les contradictions de l’adolescence, le rejet, le dégoût, la plongée dans les pires excès et dans les provocations, d'un côté, et, de l'autre, l’aspiration à la pureté, au sublime, la volonté précisément d’« illuminer » le réel. C’est ce double mouvement que reflète son écriture, chaotique, désordonnée – à l’opposé de l’harmonie propre aux Parnassiens de son temps –, pour rendre compte de la « vie infinie », comme il le proclame dans « Génie » : « Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! »