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Arthur Rimbaud, Poésies, "Les Cahiers de Douai", 1870-1871

Le "mythe Rimbaud" (1854-1891)

Pour une biographie détaillée

« Le mythe Rimbaud l’emporte sur le vrai Rimbaud », écrit René Étiemble dans son ouvrage critique, Le Mythe de Rimbaud, paru en 1954, puis, enrichi, en 1968, et il est exact que la vie du jeune poète révolté qui compose une œuvre fulgurante entre quinze et vingt-et-un ans pour, ensuite, se taire, a suscité de multiples interprétations sur celui qu’un auteur a surnommé « l’homme aux semelles de vent ». Essayons de dégager quelques faits certains sur la période qui correspond aux « Cahiers de Douai ».

Rimbaud en communiant, 1864. Photographie de Louis-Eugène Vassogne

La vie à Charleville : 1854 - été 1870

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C’est dans cette petite ville de l’est de la France qu’il passe ses premières années, un temps d’ennui et de médiocrité illustré, par exemple, dans la première strophe d’« À la musique » : « Sur la place taillée en mesquines pelouses, / Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, / Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs / Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. » En 1861, son père, militaire de carrière, peu présent, abandonne définitivement ses deux filles et ses deux fils. Cet abandon conduit la famille à s’isoler et la rigueur de cette mère délaissée amène le jeune Rimbaud à une révolte contre tous les conformismes qu’on lui impose : contre la religion et les « bigots », contre l’ordre moral propre à la bourgeoisie de province, contre le fondement de cet ordre, la vie politique avec son militarisme et son despotisme.

En revanche, cette enfance offre des compensations qui forgent la personnalité de Rimbaud, à commencer par son goût pour les études : les livres sont une source inépuisable de découvertes et, soutenu par son professeur de rhétorique au lycée, Georges Izambard, il s’initie à la poésie classique mais aussi récente, les romantiques, Théodore de Banville, les Parnassiens, Baudelaire, Charles Cros… 

Rimbaud en communiant, 1864. Photographie de Louis-Eugène Vassogne

Autant d’œuvres qui chantent la naissance d’un monde nouveau, libéré des contraintes et des servitudes, mais retrouvant aussi la beauté des temps anciens. Ces élans correspondent bien à l’énergie du jeune adolescent, et développent en lui le désir d’égaler les plus grands poètes, et une imagination créatrice de tous les rêves et de tous les fantasmes, déjà présente dans les poèmes des « Cahiers ».

La vie de "bohémien" : 1870 - 1871

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C’est aussi le désir d’échapper à cet ennui qui a pu lui donner le goût de l’errance marquant toute sa vie, et plusieurs poèmes retracent la liberté que lui offrent ses fugues. La guerre, qui éclate entre la Prusse et la France, le 19 juillet 1870, semble avoir agi comme un catalyseur. En août, Rimbaud fait, en effet, sa première fugue en train vers  Paris : arrêté à la gare du Nord, il passe quelques jours en prison, puis à Douai, dans la famille d'Izambard, avant de regagner Charleville. Nouvelle fugue à pied vers Douai en octobre en passant par la Belgique, et nouveau retour, un mois plus tard… Paris attire irrésistiblement le jeune poète : c’est le cœur de toutes les révoltes politiques, avec la proclamation de la République après la défaite de Sedan en septembre 1970, puis, du 18 mars au 28 mai 1871, les événements de la Commune. Il s’y rend en train le 25 février, revient à Charleville le 10 mars, mais peut-être y retourne-t-il durant la Commune, car sa biographie reste incertaine jusqu’au 12 mai. En tout cas, son enthousiasme, lui, est certain : « La Liberté revit ! », s’écrie-t-il dans « Rages de César », et le long poème « Le Forgeron » est une évocation violente de la révolte du peuple, lors de la Révolution de 1789, et un hymne à sa revanche triomphale.

Rimbaud en  octobre 1871. Photographie d'Étienne Carjat

Rimbaud en  octobre 1871. Photographie d'Étienne Carjat

Les dernières années de création poétique : 1871 - 1875

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La période suivante, de 1871  à 1875, dépasse le cadre des « Cahiers », c’est celle des fulgurances poétiques. Après un échange de lettres avec Verlaine, auquel il témoigne toute son estime, celui-ci l’invite à le rejoindre à Paris, début d’une liaison passionnée et orageuse, mais aussi d’une quête pour « se faire voyant » et créer ainsi une poésie d’une absolue vérité, qui engagerait tout l’être : révoltes, alcool, drogues, hallucinations, toutes les expériences pratiquées conduisent à ce que Mallarmé nomme « une aventure unique dans l’histoire de l’art » : Le Bateau ivre, en 1871, Une Saison en enfer, en 1873, Les Illuminations enfin, en 1874, mais publiées seulement en 1886, alors que Rimbaud a renoncé, depuis 1875, à toute activité poétique.

Présentation du recueil

Pour lire le recueil

Rimbaud confie ses deux "Cahiers" à Paul Demeny, poète et éditeur, rencontré grâce à son professeur de rhétorique, Georges Izambard, alors qu’à l’occasion de deux fugues, il passe quelques temps à Douai, durant l’automne 1870, dans la famille de ce dernier. Malgré l’ordre de Rimbaud de brûler ces textes, Demeny ne l’écoutera pas, et ces vingt-deux poèmes, soigneusement corrigés et recopiés par le jeune poète, seront publiés, bien plus tard, dans le recueil Poésies, sous le titre « Cahiers de Douai ».​

Édition Nathan, couverture avec un portrait d'Ernest Pignon

Cahiers-Douai.jpg
Le recueil

​L’appellation de « recueil » est commode, mais largement impropre : pas de titre donné par l’auteur, les dates indiquées restent incertaines, probablement celles du recopiage et non de la création, puisque l’on distingue deux moments distincts, l’été, puis l’automne, pas d’organisation pour, soit construire un itinéraire, soit proposer des regroupements thématiques. Il s’agit plutôt, pour Rimbaud, de mettre au propre des textes, soigneusement corrigés, en vue d’un futur recueil, qui reste encore informel.

Cependant, l’ensemble des poèmes, même si beaucoup restent encore très « classiques », révèle déjà les principaux traits de la personnalité de Rimbaud qui s’épanouit dans ses œuvres ultérieures.

De l'enfance à l'adolescence

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      Encore proche de l’enfance, Rimbaud en garde des souvenirs, par exemple dans le portrait de ces enfants, dans « Les Effarés », devant le soupirail du boulanger qui fait cuire le pain : « Collant leurs petits museaux roses / Au grillage, chantant des choses,/ Entre les trous » Nous pouvons aussi reconnaître, dans « Le Buffet », les rêveries d’un enfant qui imagine tous les secrets du temps passé : « Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, / Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis / Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. » Autant, non pas de souvenirs directs, mais plus probablement de transposition de sentiments ressentis.

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       De l’adolescence viennent les élans brusques, illustrés déjà par la démarche dans « Ma Bohème », « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées », et la désinvolture vestimentaire, le débraillé : «  Mon unique culotte avait un large trou ». C’est aussi à cette période que se rattachent les rêves amoureux d’une sensualité qui se cherche comme le montre cette dédicace « À ***Elle » de « Rêvé pour l’hiver », sonnet qui met en scène un jeu amoureux fantasmé : « Un petit baiser, comme une folle araignée, / Te courra par le cou... / Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête, / - Et nous prendrons du temps à trouver cette bête / - Qui voyage beaucoup... » Ce fantasme adolescent se retrouve dans « la Maline », à travers l’interprétation de l’attitude de la servante, qui fait écho à son propre désir : « Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, / Tout bas : « Sens donc, j'ai pris une froid sur la joue.. »

"J'irai loin, bien loin"  : pour illustrer "Sensation"

Errance et fugues

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Plusieurs poèmes des « Cahiers » rendent compte des fugues, tel « Au Cabaret-Vert », « Depuis huit jours j'avais déchiré mes bottines /  Aux cailloux des chemins », ou du moins d’une errance aventurière, comme dans « Ma Bohème ». C’est toute la poésie de Rimbaud qui témoigne de cette volonté de mouvement, de ce refus de l’immobilité, d’abord  géographique, par la marche sans but, car l’essentiel est le fait d’ « aller » : « j’irai loin, bien loin, comme un bohémien », dans « Sensation », ou « J’allais », avec la durée de l’imparfait dans « Ma Bohème ». C’est aussi le mouvement social de révolte, dans les nombreux poèmes qui célèbrent les élans du peuple vers la liberté.

"J'irai loin, bien loin"  : pour illustrer "Sensation"

La provocation et le mépris

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Souvent signalée par ses contemporains, qu'il choque volontairement par ses tenues, ses défis incessants aux "bonnes manières", ses excès quand il est ivre, sa provocation se manifeste avec violence lors de son séjour à Paris. Mais elle s'incarne déjà dans ses premiers poèmes : il y lance, parfois en des termes orduriers, des cris de rage contre cet ordre bourgeois qu’il déteste et voudrait voir détruit, appelant au meurtre, jusqu'à l'insulte jetée à la fin du poème par le « forgeron » à tous ceux qui servaient l'ordre monarchique : « Merde à ces chiens-là ! » Il ne recule pas non plus devant la scatologie, autre façon de provoquer le lecteur, par exemple dans « Vénus anadyomène » en ravalant la déesse, embellie par Botticelli, à l'état animal par la mention de son « col », de son « échine », et de « sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »

En fait, il y a en lui comme un désir de salir encore davantage ce pour quoi il éprouve un profond dégoût. Il étouffe dans sa petite ville de province, au milieu de ces bourgeois qui se veulent respectables et patriotes, , « rentiers à lorgnons », « gros bureaux bouffis [qui] traînent leurs grosses dames », « clubs d’épiciers retraités » ou « bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande », caricaturés à plaisir dans « À la musique ». La satire prend sa source dans son total mépris à leur égard, et comment ne les mépriserait-il pas lui, « débraillé comme un étudiant », et ne pensant qu’à regarder les filles en fantasmant sur elles ?

Paul Verlaine, portrait de Rimbaud . Dessin de 1872

Paul Verlaine, portrait de Rimbaud . Dessin de 1872

Les thèmes abordés

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Trois grands thèmes se dégagent :

  • Les fugues : L’errance de Rimbaud, son goût du mouvement conduisent à étudier l’image de la nature, le lieu de la fuite, qui se charge d’une valeur symbolique.

  • La révolte, qui caractérise l’adolescent, amène à analyser les cibles visées et les reproches adressés, en même temps que l’idéal qui, par contrepoint, s’affirme.

  • L’image de la femme, dans toute son ambivalence, tantôt embellie et rêvée, tantôt rejetée, qui traduit les rêves amoureux du jeune poète.

Enfin, ces poèmes de jeunesse, au-delà des emprunts à des modèles et de traits directement issus de la poésie romantique, révèlent déjà des ruptures formelles qui annoncent la révolution du langage poétique que cherchera à mettre en œuvre Rimbaud dans ses recueils ultérieurs. 

Les fugues

Les fugues

UNE ERRANCE DANS LA NATURE

La marche

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Les poèmes accordent une place importance à la marche, dont témoigne la place du verbe « aller » dans de nombreux poèmes, avec une progression. « Les Reparties de Nina », poème en tête du recueil, s’ouvre sur ce verbe conjugué au conditionnel, en unissant les amants, « nous irions », puis le « je » s’affirme : « j’irais ». Ce mouvement, encore rêvé, imaginaire, se change ensuite en certitude, avec le choix du futur dans « Rêvé pour l’hiver » (« Nous irons »), puis, dans « Sensation », avec la répétition de « j’irai ». Enfin, dans « Ma Bohème », le choix de l’imparfait, « Je m’en allais », « J’allais », marque un retour sur soi, dot la durée est accentuée, comme un souvenir ébloui de ce temps des fugues.

L'actualisation spatio-temporelle

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        Parallèlement à cette marche, le cadre s’élargit, se dilate, mais en restant indéfini, flou. Peu de noms de lieux, en effet, c’est l’espace qui compte, d’où les nombreux pluriels, « sentiers », « chemins », « au bord des routes », et la mention fréquente du « ciel », de « l’azur », qui ouvre encore davantage vers l’infini.

        Deux moments sont privilégiés, eux aussi symboliques. Il y a l’aube, le temps de la naissance du jour, tel l’espoir qui s’ouvre, comme dans « Les Reparties de Nina » : le « matin bleu, qui vous baigne / de vin de jour ». Mais, plus souvent, les poèmes évoquent le soir, d’abord parce qu’il représente l’arrêt, la pause réparatrice, dans la ferme du « village », par exemple, dans « Les Reparties de Nina », « Au Cabaret-Vert » ou dans « la salle à manger » où sert « La Maline ». Le soir, avec le ciel nocturne parsemé d’étoiles, est aussi le temps où les rêves peuvent se déployer, où l’imagination se libère, comme dans « Roman »,  le temps de la création poétique, illustré dans « Ma Bohème ».

Pour illustrer "Ma Bohème"

Pour illustrer "Ma Bohème"

L’IMAGE DE LA NATURE

Le recueil la représente à travers la valeur symbolique des quatre éléments, qui parcourent l’ensemble des textes.

L'air

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Élément mouvant, le plus impalpable, il symbolise l’élan, l’enthousiasme, « le vent » est une force qui pousse, qui permet de s’élever ; c’est le souffle qui, associé à l’espace sidéral, au ciel, aux astres, stimule l’imaginaire. Il est évoqué dès les premiers vers des « Reparties de Nina » : « nous irions, / Ayant de l’air plein la narine », et les « bois frissonnants » sous le vent s’associent à l’idée de sentir « frémir des chairs ». Nous retrouvons cette force dans « Sensation », « Je laisserai le vent  baigner ma tête nue », mais surtout dans la deuxième partie d’« Ophélie ». Rimbaud reprend l’héroïne d’Hamlet de Shakespeare, mais donne un tout autre sens à sa mort. Dans la pièce, elle est amoureuse d’Hamlet, mais est incapable de comprendre sa quête de la vérité, et, quand Hamlet assassine son père, Polonius, elle sombre dans la folie, et se noie de désespoir. Or, Rimbaud donne une toute autre cause à sa mort : « C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège / T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ; / C’est qu’un souffle, tordant ta longue chevelure, / À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits », qui résonnent quelques vers plus loin : « Ciel ! Amour ! Liberté ! » Comment ne pas voir ainsi, en Ophélie, une sorte de double du jeune poète, lui aussi ivre de liberté lors de ses errances sous le vent.

L'eau

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Elle se rattache aussi, par sa fluidité, à cette image de mouvement, mais davantage ambivalent.

        Très fréquemment, elle est source de vie, ce sont les « gouttes / De rosée à [s]on front, comme un vin de vigueur » qui, dans « Ma Bohème », telle l’eau du baptême,  donne au poète sa dimension sacrée en lui apportant l’inspiration.

       En revanche, dans « Ophélie », ce mouvement traduit la menace qui pèse sur l’héroïne : « C’est que la voix des mers folles, immense râle, / Brisait ton sein d’enfant ». Et l’eau devient le lieu de la noyade, qui l’emporte au fil du courant, coulée reproduite par l’allitération du [ l ] : « Voici plus de mille ans que la triste Ophélie / Passe, fantôme blanc, sur le long du fleuve noir ». Mais comment ne pas voir dans cette noyade une prémonition de l’expérience ultérieure de Rimbaud voulant se « faire Voyant » ? Ophélie avait, elle aussi, voulu atteindre « L’Infini terrible », cette même quête qui sera celle du poète du Bateau ivre et d’Une Saison en enfer… Et, comme elle, qui finit noyée, et dont les « grandes visions étranglaient [l]a parole », Rimbaud mettra fin à sa parole poétique…

John Everett Millais, Ophelia, 1852 Huile sur toile, 76,2 x 111,8 cm. Tate Gallery, Londres

John Everett Millais, Ophelia, 1852 Huile sur toile, 76,2 x 111,8 cm. Tate Gallery, Londres

La terre

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Le végétal abonde dans ces poèmes de « fugues », fleurs, arbres, talus, herbe, campagne… Mais, plus qu’un simple décor, la végétation donne la preuve de l’existence d’une force cachée qui la fait jaillir de la terre, d’un dynamisme vital, symbolisée par la récurrence du mot « sève ». Les morts d’ailleurs fertilisent cette terre, tels les « soldats » « de Quatre-vingt-douze », « que la Morts a semés, noble Amante, / Pour les régénérer dans tous les vieux sillons ». De la terre peut donc sortir un monde nouveau, comme l’exprime avec force le début de « Soleil et chair », Et, quand on est couché sur la vallée, on sent / Que la terre est nubile et déborde de sang », avant que le poète ne s’exclame : « Et tout croît, et tout monte ! »on.

Le feu

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Face au feu de l’âtre où « la flamme illumine, claire, les carreaux gris » (« Les Reparties de Nina »), celui du four dans lequel le boulanger fait cuire le pain et dont la chaleur réchauffe les « Effarés », un autre feu éclaire les fugues du jeune Rimbaud, celui du soleil, dont de nombreux poèmes mentionnent les « rayons ». Lui aussi symbolise une force créatrice, signalée et amplifiée par la majuscule, dès les premiers vers de « Soleil et chair » : « Le Soleil, le foyer de  tendresse et de vie / Verse l’amour brûlant à la terre ravie ». Mais cette force créatrice est aussi celle qui nourrit la poésie, comme le révèle la métaphore des « Reparties de Nina » : « Nos grands bois sentiraient la sève / Et le soleil / Sablerait d’or fin leur grand rêve / Vert et vermeil. » 

Vincent Van Gogh, Le semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 80,5 x 64. Rijksmuseum Krueller-Muller, Otterlo 

Vincent Van Gogh, Le semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 80,5 x 64. Rijksmuseum Krueller-Muller, Otterlo 

Comment ne pas y voir ici l’image de l’alchimie, déjà évoquée par Baudelaire et que Rimbaud reprendra plus tard dans « Alchimie du verbe », extrait d’Une Saison en enfer, pour en faire le définition même de la création poétique ? 

CONCLUSION

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Cette analyse conduit à constater que les poèmes liés aux "fugues" de Rimbaud vont bien au-delà d’une simple description de la nature. Elle est totalement sublimée, invoquée telle une divinité dans « Le Dormeur du val », « Nature, berce-le chaudement », ou dans « Le Mal », avec la mise en valeur de l’interpellation : «  – Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie / Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !... – » Se substituant à la religion officielle, avec ses rites et ses dogmes, celle que rejette Rimbaud, elle incarne une religion qui puise dans le monde antique sa puissance, « Chair, marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! », et se confond avec l’amour et la femme : « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. »

La révolte

Rimbaud le révolté

La jeunesse de Rimbaud est, en soi, une révolte, mais elle se traduit dans la satire et les dénonciations, parfois violentes, qu’expriment plusieurs poèmes des « Cahiers de Douai ».

LA RÉVOLTE RELIGIEUSE

Comme il est de règle à cette époque, et tout particulièrement dans les petites villes de province, la famille Rimbaud est pratiquante, et le jeune garçon, dont la mère, particulièrement rigoureuse, exige chaque soir la lecture de la Bible, le « livre du devoir », comme il le nomme,  a fréquenté l’église, et fait sa communion. Son rejet de tout ordre moral s’attaque donc, très naturellement, à la religion qui le soutient.

L'anticléricalisme

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Sa première cible est le clergé, représentant terrestre de Dieu, et Rimbaud se souvient très certainement du Tartuffe de Molière dans son « Châtiment de Tartufe ». Le reproche est l’hypocrisie qu’il met en évidence en dépeignant son désir amoureux, illustré, de façon répugnante, par « sa peau moite », qui se cache sous sa « chaste robe noire ». Tout est faux en lui, ce que soulignent l’oxymore, « effroyablement doux », et surtout l’image : « Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée ». Qui est alors ce « Méchant » qui intervient au cœur du sonnet, en « arrachant » le vêtement trompeur ? Molière, certes, dont le dernier vers, « nu du haut jusques en bas », reprend la réplique de Dorine à Tartuffe, mais aussi le jeune poète révolté lui-même, le « méchant » garçon qui lance son cri de mépris et de dégoût.

Cette attaque s’explique si l’on considère que ce comportement peut venir de l’interdit que l’Église impose à toute sexualité, à commencer par celle du clergé. Or, pour Rimbaud, laisser s’exprimer les désirs de « la chair » est dans la nature même de l’homme, et même de l’univers dont, dans « Le Soleil et la chair », il célèbre « le grand hymne d’amour ».

Tartuffe, le faux dévot 

Tartuffe, le faux dévot 

La religion démasquée

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Mais, au-delà du clergé, c’est à la foi religieuse qu’entend transmettre l’Église que s’en prend Rimbaud. Une première accusation rapide est lancée dans « Le Forgeron » : « Le Chanoine au soleil filait des patenôtres / Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or. » D’une part, dans le contexte de son long poème, il souligne le soutien apporté par l’Église au pouvoir monarchique, ici de Louis XVI, monarque « de droit divin ». 

La nef de la basilique du Sacré-Cœur à Paris

D’autre part, il illustre aussi le lien entre l’Église et l’argent, critique développée avec plus de force dans « Le Mal ». Il y met en parallèle les massacres causés par la guerre, et l’indifférence de Dieu lui-même à cette souffrance, lui qui ne se plaît que dans le luxe, « qui rit aux nappes damassées / Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or / Qui dans le bercement des hosannah s’endort », pour ne réagir qu’au moment de la quête, en entendant le bruit du « gros sou » donné par des mères qui ont perdu leur fils. L’Église trahit donc les textes sacrés qui appellent à imiter le Christ, par la pauvreté, la charité et la compassion avec ceux qui souffrent.

La nef de la basilique du Sacré-Cœur à Paris

LA RÉVOLTE POLITIQUE

Les cibles de la critique

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Qu’il s’agisse de la monarchie absolue ou du second Empire, des « rois », dont Louis XVI, ou de Napoléon III, Rimbaud se livre, tantôt à une satire ironique, tantôt à un réquisitoire féroce.  

Ainsi, le titre, « L’éclatante victoire de Sarrebrück », est déjà de l’ironie par antiphrase puisque ce combat n’a été qu’un simple accrochage entre les troupes françaises et prussiennes que l’Empire a voulu faire passer pour une exceptionnelle « victoire ». Tout le sonnet cherche donc à démythifier l’« apothéose » de l’empereur, en le ridiculisant : il est « sur son dada », lexique puéril, il « voit tout en rose », dans une illusion de pouvoir, et la satire se confirme par l’antithèse du vers 4 : « Féroce comme Zeus et doux comme un papa. » Dans la chute du sonnet, Rimbaud achève la satire en n’hésitant pas à recourir à la grossièreté : au cri « Vive l’Empereur ! » d’un soldat, « son voisin reste coi », ce qui marque son rejet et, pire encore Boquillon, personnage emblématique du soldat contestataire, « se  dresse, et – présentant ses derrières – : « De quoi ? » Le geste fait sourire, mais est une véritable insulte.

L'empereur Napoléon III

L'empereur Napoléon III

L’attaque est plus violente dans plusieurs autres poèmes, par exemple dans « Le Mal », où le poète dénonce le cynisme du « Roi » qui « raille » le massacre qui se déroule sous ses yeux. Rimbaud avait d’abord écrit « le chef », accusation plus directe, en changeant de mot, il contourne la censure puisque le pays est alors dirigé par un empereur et non pas « un roi ». De même, le titre au pluriel « Rages de Césars », dépasse la personne de Napoléon III : ce sont tous ceux qui veulent « souffler la Liberté » que Rimbaud englobe dans sa dénonciation. Mais il ne masque pas, pour autant, avec l’exclamation et le lexique méprisant, sa critique de Napoléon III, à présent prisonnier au château de Wilhelmstrohe : « l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie ! »

La dénonciation de la guerre

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Deux images s’opposent dans les « Cahiers ».

        D’un côté, Rimbaud admet qu’il puisse y avoir des guerres légitimes, celles qui se font au nom de la liberté, d’où l’éloge aux « [m]orts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize », qui ont combattu pour empêcher le retour de la monarchie. Dans le panégyrique qu’il leur adresse, le ton du poète se fait oratoire célébrer la noblesse de ceux « dont le sang lavait toute grandeur salie », jusqu’à leur donner la dimension de martyrs venus sauver l’humanité en en faisant un « million de Christs ».

Meissonnier-LesiègedeParis.jpg

Ernest Meissonnier, Le Siège de Paris, 1870. Huile sur toile, 53,5 x 70,5. Musée d’Orsay

        Mais, d’un autre côté, il y a les guerres injustes, celles qui ne visent  qu’à soutenir un pouvoir corrompu, dont celle de 1870 donne un parfait exemple. C’est ce que souligne le dernier tercet du sonnet dédié aux « morts de Quatre-vingt douze », qui oppose le pronom « Vous », qui les célèbre, au « Nous » pour renvoyer à ceux qui, sous le pouvoir despotique de l’empereur Napoléon III, masqué sous le pluriel « courbés sous les rois comme sous une trique », se soumettent. L’allusion est nette à travers la dédicace à « Paul de Cassagnac », réuni à son père dans la chute finale, qui signale que la critique vise bien ceux qui appuient le second empire et la guerre de 1870.

« Pauvres morts ! » s’exclame le poète dans « Le Mal », en montrant le terrible massacre qui « fait de cent millions d’hommes un tas fumant », et cette même compassion se retrouve dans le portrait du « Dormeur du val ». La construction du sonnet met peu à peu en place la triste vérité qui éclate dans la brutalité du dernier vers : « Il a deux trous rouges au côté droit. »

L'IMAGE DU PEUPLE

Norbert Gœneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée d’Orsay

La misère du peuple

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Dans plusieurs poèmes, Rimbaud introduit des détails qui, tous, convergent pour illustrer la pauvreté, depuis les soldats de Valmy en « sabots » et en « haillons », jusqu’aux vieilles mères « pleurant sous leur vieux bonnets noirs » la mort de leur fils, en passant par les « effarés » : « À genoux, cinq petits, – misère ! – / Regardent le boulanger faire / Le lourd pain blond… » Les points de suspension semblent résumer leur envie, leur faim, le froid qui les fait trembler, car ils n’ont que « ce trou chaud » pour se réchauffer.

Norbert Gœneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée d’Orsay

C’est cette même misère qu’explique le « forgeron » au roi Louis Seize. Un long passage dans la deuxième strophe rappelle les abus du « Seigneur », le dur travail et les destructions subies : « Et quand nous avions mis le pays en sillons, / Quand nous avions laissé dans cette terre noire / Un peu de notre chair… nous avions un pourboire : / On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ». Bien sûr, le temps des rois est terminé… mais Rimbaud montre que, pour autant, le peuple n’est pas sorti de la misère, « – Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire ! », et que toujours il est exploité pour servir le luxe des puissants : « […] les pauvres à genoux ! / Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous ! »

L'arrogance de la bourgeoisie

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Face à ces « gueux » qui « ne mangent pas », comme les nomme « le forgeron », il y a les « rentiers à lorgnons » et, « Épatant sur son banc la rondeur de ses reins »,  le gros bourgeois à la « bedaine flamande ». Le contraste est flagrant entre la pauvreté des uns et la richesse de ceux qui, sous l’Empire, prospèrent. « Il reste des mouchards et des accapareurs », s’écrie le « forgeron », c’est-à-dire des gens pour soutenir l’injustice sociale, et ce sont eux que dénonce Rimbaud. Ce sont les « richards » qu’agresse le peuple dans « Le Forgeron », tous ceux aussi qui ont part à la loi, les « hommes noirs, qui prennent nos requêtes / Pour se les renvoyer comme sur des raquettes », les avocats qui se rangent du côté des puissants. Enfin, ce sont ceux qui vont « mitonner les lois », fixer « quelques tailles », c’est-à-dire des impôts, les députés que Rimbaud désigne avec ironie : « Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux ! »

La révolte

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À plusieurs reprises, Rimbaud a mentionné son enthousiasme pour la Commune, moment révolutionnaire où le peuple a tenté de prendre le pouvoir, comme si sa propre révolte ne pouvait que conduire à l’approbation de la colère populaire. Mais cette volonté de conquérir la liberté par une lutte du peuple est déjà exprimée dans ses poèmes de jeunesse, avec un évident souvenir des poèmes de Victor Hugo. C’est ainsi que sont dépeints les soldats « de Quatre-vingt douze », « pâles du baiser fort de la liberté », et ce qui explique le cri lancé dans « Rages de Césars » : « La Liberté revit ! »

La Commune de Paris : l'insurrection du 18 mars 1871

La Commune de Paris : l'insurrection du 18 mars 1871

Mais c’est dans « Le Forgeron » qu’il dépeint le mieux cette rage révolutionnaire, celle de 1789 : « Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas / Et, tous, nous avons mis la Bastille en poussière ! » Il multiplie les visions d’une foule exaltée, avec des métaphores épiques qui soulignent sa puissance : « […] se lève la foule / La foule épouvantable avec des bruits de houle, / Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer, / Avec ses bâtons forts et ses piques de fer ». Toute la fin de ce long poème amplifie cette marche vers la liberté, et, derrière le pronom « nous » employé par le forgeron (« Nous sommes libres, nous ! ») et son injonction insistante répétée, « Regarde donc le ciel ! », se cache l’adolescent qui lui aussi aspire à cette « vengeance »  et refuse la médiocrité de sa vie provinciale : « C’est trop petit pour nous, / Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux ! »

CONCLUSION

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Rimbaud retrouve les accents de Victor Hugo pour s’attaquer, parfois directement, parfois par le biais d’autres chefs d’État, les « rois », « Louis Seize », à toute tyrannie, et, à plusieurs reprises, pour lancer un hymne à la liberté, trop oubliée depuis la grande Révolution de 1789. Mais les tyrans sont nombreux, dans le monde politique, mais aussi cachés sous la soutane. Et même, dans son propre foyer, se subit-il pas l’oppression d’une mère excessivement rigoureuse ?

La femme et l'amour

Femme-Amour

Même si, dès sa rencontre avec Verlaine, Rimbaud vit ouvertement son homosexualité, ses poèmes d’adolescence révèlent, eux, plus de complexité dans son attitude face aux femmes, très présentes ne serait-ce que dans les titres, « Les Reparties de Nina », « Vénus anadyomène », « Ophélie », « La Maline ». Mais l’image donnée de la femme est ambivalente, comme chez de nombreux écrivains romantiques, de même que celle de l’amour qui oscille entre la sensualité et une forme de sublimation.

UNE IMAGE CONTRASTÉE

La femme-ange

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Transformer la femme en un ange, consolatrice et soutien de l’homme, relève d’une ancienne tradition, à rattacher au culte marial, celui de la Vierge, mère de l’humanité. Peut-être cette image sublimée est-elle, chez Rimbaud, celle d’une mère idéalisée, contrepoint de la sienne… Elle s’incarne dans l’héroïne shakespearienne, Ophélie, dont la blancheur symbolise l’innocence et la pureté ; elle est d’ailleurs désignée, à deux reprises, comme une « enfant », tandis que le « beau cavalier pâle » qui se tient « à [s]es genoux » semble lui rendre un culte.

Eugène Lami, La Nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x 148. Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, Rueil-Malmaison

Eugène Lami, La Nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x 148. Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, Rueil-Malmaison

La femme-démon

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Mais une image contradictoire traduit l’échec de ce rêve d’une femme-ange : l’idéalisation s’inverse en haine, en un violent rejet. Elle n’est plus alors qu’un être de chair hideux et répugnant, comme la dépeint « Vénus anadyomène ». Parodie de Botticelli, celle de Rimbaud sort, elle aussi, de l’onde, mais d’« une vieille baignoire », comparée à un « cercueil vert en fer blanc ». Ainsi, là où le peintre déifiait la femme, Rimbaud s’acharne à en détruire la beauté : « Puis, le col gras et gris, les larges omoplates / Qui saillent ; le dos court qui rentrent et qui ressort ». Les couleurs, « la graisse », l’odeur (« et le tout sent un goût / Horrible étrangement »), tout contribue à renforcer l’horreur du portrait, jusqu’à la chute du sonnet qui animalise la femme en ajoutant à l’oxymore la scatologie : « – Et tout ce corps remue et tend sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »

LA SENSUALITÉ

Pierre-Auguste Renoir, La Promenade, 1870. Huile sur toile, 65 x 81,3. Paul Getty Museum, Malibu, Californiee 

Le fantasme amoureux

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La plupart des poèmes renvoie aux premiers émois de l’adolescent qui laisse libre cours à ses rêves sensuels. « Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvés », s’écrie-t-il dans « Ma Bohème », mais s’agit-il vraiment d’« amours » ? Ces rêves sont souvent liés aux « fugues », face à la servante du « Cabaret-Vert » ou à « La Maline », comme si l’expression de la sensualité était aussi une façon de s’opposer aux contraintes morales, aux bonnes mœurs imposées par l’ordre bourgeois. Ainsi, la « demoiselle aux petits airs charmants » trottine « [s]ous l’ombre du faux-col effrayant de son père… », symbole de l’interdiction qui la rend inaccessible.

Il ne reste alors que le rêve d’une complicité partagée, tel le jeu amoureux évoqué dans « Rêvé pour l’hiver » ou les trois baisers donnés à la jeune fille « fort déshabillée » de « Première soirée » : « La première audace permise, / Le rire feignait de punir ! » ? L’imaginaire poétique se substitue à l’impossible concrétisation.

Pierre-Auguste Renoir, La Promenade, 1870. Huile sur toile, 65 x 81,3. Paul Getty Museum, Malibu, Californie

La "chair" féminine

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Dans ses portraits, Rimbaud met l’accent sur la « chair » de la femme, et c’est d’ailleurs sur elle que s’ouvre le recueil dans « Les Reparties de Nina » : « Ta poitrine sur ma poitrine ». Elle résume en elle toutes les sensations, à la fois « mousse de champagne », couleurs d’un « sang / Qui coule, bleu, sous ta peau blanche / Aux tons rosés », ou encore « goût de framboise et de fraise, / Ô chair de fleur ! » Pourtant, elle n’est qu’imaginée, comme dans les dernières strophes d’«  À la Musique » qui détaillent un parcours fantasmé du corps féminin : « Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres ». Les quelques gestes évoqués ne sont d’ailleurs qu’une allusion fictive, comme celui suggéré dans « La Maline » dans la dernière phrase, la jeune serveuse qui tend la joue : « Sens donc : j’ai pris UNE froid sur la joue… » Mais les points de suspension laissent le geste en suspens, comme à la fin des « Reparties de Nina », de « Première soirée » ou de « Rêvé pour l’hiver ».

Eva Gonzalès, Le Réveil, 1877-78. Huile sur toile, 81,5 x 100. Der Kunstverein, Bremen

Eva Gonzalès, Le Réveil, 1877-78. Huile sur toile, 81,5 x 100. Der Kunstverein, Bremen

L’AMOUR : UN MYTHE ?

L’image de la femme illustrée dans « Les Cahiers » conduit à une vision contrastée de l’amour, tantôt démythifié par le regard humoristique que je jeune poète jette sur lui-même, tantôt sublimé dans un élan panthéiste.

L'amour démythifié

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À plusieurs reprises, Rimbaud se rit de lui-même, de ses premières émotions, en soulignant le décalage entre le rêve et la réalité. Cela ressort de la chute brutale du premier poème, « Les Reparties de Nina ». Après l’élan de la complicité sensuelle – célébrée par « LUI » à travers le conditionnel, « nous irions », que le futur semble transformer en certitude : « Tu viendras, tu viendras, je t’aime ! » – dans le tétrasyllabe final, accentué par la majuscule, « ELLE » crée une saisissante rupture : « ET MON BUREAU ? » Cette question, allusion à un rival employé de bureau, réintroduit la réalité médiocre de la vie provinciale : la jeune fille n’est pas capable de se hausser à la hauteur du rêve du poète !

De même, dans « Roman », le jeune poète qui « divague » en déroulant les visions sensuelles de son imagination ne cache pas sa naïveté dans l’autoportrait qui termine le poème, dans sa quatrième partie, en répétant le vers d’ouverture : « – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ». C’est aussi ce que révèlent les réactions féminines dans « Roman », « Et comme elle vous trouve immensément naïf », ou dans « À ma Musique » : « Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas… » 

L'amour sublimé

 

Le titre initial de « Soleil et chair », « Credo in unam », parodie des premiers mots du credo catholique, « Credo in unum deum », traduit immédiatement la dimension quasi mystique que Rimbaud accorde à l’amour, à travers l’image mythologique de la déesse Vénus : « Je crois en toi ! Je crois en toi, divine mère, / Aphrodité marine ! » 

La Vénus d’Arles, vers 360 av. J.-C. Copie romaine d’une statue d’Aphrodite. Musée du Louvre

La Vénus d’Arles, vers 360 av. J.-C. Copie romaine d’une statue d’Aphrodite. Musée du Louvre

Certes, ce long poème d’un jeune homme de seize ans reprend bien des souvenirs scolaires, notamment de Lucrèce qui, dans De rerum Natura, adressait lui aussi un hymne à Vénus : « Ô mère d’Énée et de sa race, bienfaisante Vénus […] », avec un éloge vibrant à celle qu’il relie, comme le fera Rimbaud, au soleil : « dans le ciel apaisé se répand et resplendit la lumière ». Rimbaud y réunit tous les personnages qui, dans la mythologie, se rattachent à l’amour, Vénus, sous son nom grec aussi, Aphrodite, et son surnom de Kallipyge, et son fils, Éros, mais aussi des déesses-mères, liées à des cultes orientaux antérieurs, Cybèle, mère des dieux et source de toute vie, et Astarté. Il accentue encore la grandeur de l’amour, en rappelant que même le plus grand des dieux, Zeus, en a connu les plaisirs, avec Europe ou Léda, tout comme Séléné, déesse de la lune, avec son amant Endymion, ou le puissant héros, Héraclès. Enfin, l’on peut reconnaître, dans la « Dryade », la « Nymphe » évoquée à la fin, « [q]ui rêve, un coude sur son vase, / Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé », Écho que dédaigne Narcisse, fasciné par sa propre image jusqu’à mourir d’avoir voulu s’éteindre.

Tous ont donc accepté de se soumettre à la loi de l’amour : « Mais l’Amour, voilà la grande foi ! » C’est la religion qui s’oppose à un christianisme qui, aux yeux de Rimbaud, n’a fait que réprimer les élans naturels et la liberté de l’homme : «  – Oh ! la route est amère / Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ; / Chair, marbre, fleur, Vénus, c’est en toi que je crois », associant la déesse à la fois à la sensualité, à la Nature, mais aussi au « marbre » du sculpteur, de la création artistique. La troisième section du poème lance alors un cri d’espoir, mis en évidence par les majuscules, les adjectifs hyperboliques, soulignés par un chiasme et les exclamations : « Tu surgiras, jetant sur la vaste Univers / L’Amour infini dans un infini sourire ! / Le Monde vibrera comme une immense lyre / Dans le frémissement d’un immense baiser ! »

CONCLUSION

 

La femme, celle qui fait rêver, que l'adolescent rêve de voir nue et d’enlacer, l’amour, perçu comme témoignage d’une sensualité qui se pose en vérité de l’âme, autant d’images qui nous rappellent la jeunesse de Rimbaud lorsqu’il compose ses « Cahiers ». Cependant, comment ne pas lire également, dans ses rêves, dans ses élans, et, parfois, dans ses rejets, toutes les rebellions qui se donneront libre cours dans ses œuvres ultérieures, et ce goût de la liberté, qu’il manifestera jusqu’à la fin de sa vie, au-delà de toutes les contraintes, y compris celles de la morale ?

Le langage poétique

Langage

Rimbaud, excellent élève au lycée, a parfaitement assimilé à la fois l’héritage gréco-romain et la poésie classique, les élans lyriques d’un Victor Hugo et les sonnets ciselés des Parnassiens, qui se retrouvent dans ce premier recueil. Mais il y révèle déjà son désir de trouver une langue nouvelle, pour une nouvelle parole poétique, qu’il définit, dans la lettre à Paul Demeny, dite « Lettre du voyant », comme devant être « une langue de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » 

LES RUPTURES DANS L’HÉRITAGE

L'héritage

 

Nous reconnaissons deux formes poétiques déjà anciennes, le long poème, comme « Le Forgeron » ou « Soleil et chair », où l’indignation, la révolte, ou, inversement, l’espoir, peuvent largement s’exprimer, comme pouvait le faire Hugo. Inversement, le sonnet occupe aussi une place importante. 

Illustration pour "La Ballade des pendus" de Villon, 1489. Gravure sur bois

Il y a également un héritage dans le choix des sujets, nourris de mythologie, de souvenirs historiques, et de lectures. Pour ne citer qu’un exemple, « Bal des pendus » rappelle le romantisme noir et son goût pour le macabre emprunté au Moyen Âge avec ses « danses macabres » : « Hurrah, la bise siffle au grand bal des squelettes ! / Le gibet noir mugit comme un orgue de fer ! / Les loups vont répondant, des forêts violettes : / À l'horizon, le ciel est d'un rouge d’enfer… » Rimbaud a parfaitement entendu la proclamation des  Romantiques, prolongé par Baudelaire : de la laideur peut sortir la beauté.

Illustration pour "La Ballade des pendus" de Villon, 1489. Gravure sur bois

Les ruptures

 

Dans la versification

Rimbaud, s’il choisit souvent le sonnet, est loin d’en respecter la versification régulière. Ainsi, dans les quatrains, les rimes sont très fréquemment croisées, au lieu d’être embrassées, et différentes dans chacun, comme dans « Le Dormeur du val » ou « Au Cabaret-Vert », et l’orthographe est parfois modifiée pour satisfaire à la rime, tel, dans « La Maline », « je ne sais quel met » pour permettre la rime avec « parfumait « , ou bien la rime ne fonctionne que pour l’œil et non pour l’oreille, comme celle entre « « la grande Vénus » et « sont venus ».

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Dans les rythmes

Dans la structure de sa phrase également, Rimbaud poursuit le travail pour assouplir le rythme, qui coïncide de moins en moins avec celui de la versification. Ainsi, il multiplie les rejets – ou contre(rejets – et les enjambements, ne fait plus grand cas de la césure pour préférer des coupes secondaires. Cela se traduit notamment dans ses choix d’une ponctuation qui introduit des ruptures brutales, tout particulièrement les nombreux tirets, et les points de suspension qui laissent la syntaxe en suspens, dont « L’éclatante Victoire de Sarrebrück » donne un très bon exemple.

VERS UNE LANGUE NOUVELLE

Autour du lexique

 

Le cri de Victor Hugo, dans Les Contemplations, « Plus de mot sénateur, plus de mot roturier », a été entendu par le jeune Rimbaud, qui n’exclut aucun mot de sa langue poétique, à commencer par les archaïsmes patoisants, tels ce verbe « épeurer », médiéval, qui a survécu dans la province des Ardennes, l’emploi de « maline » au lieu de « maligne », ou des formulations locales : « le feu qui claire les couchettes » dans « Reparties de Nina », ou « Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser » dans « La Maline ».

pioupiou.jpg

Il ne recule  pas non plus devant les familiarités, notamment quand il s’agit d’interjections, telles « Hop ! », « Peuh ! », « Hein ? », mais aussi avec les emprunts aux réalités de son temps, par exemple les « pioupious », surnom des jeunes soldats, « fumant des roses », métonymie qui, par la couleur de leur paquet, désignent des cigarettes peu coûteuses. Nous l’entendons s’exclamer « Oh ! là là ! » ou « nous chantions tra la la », voire se montrer grossier, intégrant dans le poème des mots comme « merde », « putain »… Enfin, nous relevons, dans « Roman », un néologisme, « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans », évocateur du lien qu’établit le jeune poète entre son rêve amoureux et son goût pour la liberté et l’aventure.

Image publicitaire : le "pioupiou"

Une "voyance" annoncée

 

Le désir de Rimbaud, dès sa jeunesse, est de faire de la poésie une langue « résumant tout », c’est-à-dire englobant tout l’univers, et, en même temps, en en reproduisant l’élan vital. C’est ce qui explique à la fois le choix de sa syntaxe, de son lexique, et les images élaborées.

       La syntaxe se brise, pour restituer le mouvement : « Riant à moi, brutal d’ivresse, / Qui te prendrais / Comme cela, – la belle tresse, / Oh ! – qui boirais ». Les verbes de mouvement sont omniprésents, « aller », « marcher », « s’avancer », mouvements qui alternent, de l’ascension, en une gigantesque expansion, à la chute, du glissement à l’horizontale au tourbillon. Ainsi, dans « Soleil et chair », « L’Idéal, la pensée invincible, éternelle, […] Montera, montera, brûlera sous son front ! », plus loin, sur le flot, « Entre le laurier rose et le lotus jaseur / Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur » ou bien Héraclès « [s]’avance, front terrible et doux, à l’horizon ! »

       Les images accordent une large place aux couleurs, jusqu’à composer une sorte de tableau lumineux, qui peut rappeler les illustrations colorées des livres d’enfants, comme dans le dernier tercet d’« Au Cabaret-Vert » qui nous montre : « Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse / D’ail,  – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse / Que dorait un rayon de soleil arriéré. » Nous pouvons aussi y observer les synesthésies, c’est-à-dire l’union des sensations, ici la vue, l’odorat, le goût…, soutenues par les rythmes et les sonorités, comme dans le premier quatrain de « Le Mal » qui restitue l’horreur violente du combat par le jeu des allitérations, [ g ] et [ K ] associées au [ R ].

Luque, caricature de Rimbaud, « Voyelles », L’Illustration, janvier 1888

Luque, caricature de Rimbaud, « Voyelles », L’Illustration, janvier 1888

CONCLUSION

 

La langue poétique des « Cahiers » est encore loin des fulgurances du Bateau ivre et, surtout de la prose poétique des Illuminations.  Cependant Rimbaud ose déjà des ruptures, aussi bien dans sa versification que dans ses choix lexicaux ou dans ses thèmes, qui se remarquent d’autant plus qu’elles contrastent avec des poèmes encore très parnassiens, d’un lyrisme encore traditionnel. 

Analyse de cinq poèmes : "Roman", "Le Mal", "Le Dormeur du val", "Rêvé pour l'hiver", "Ma Bohème"

"Roman"

"Roman": l'expression du rêve amoureux

Pour lire le poème

Ce huitième poème du premier des deux « Cahiers de Douai », est daté du 29 septembre 1870, date de sa mise au propre effectuée alors que Rimbaud séjourne chez les tantes de son professeur Izambard, après sa première fugue et son court passage en prison. Il n’a donc que seize ans… même si, dans ce poème, il se vieillit, peut-être pour présenter comme réalisé ce qui n’est encore qu’imaginé. Peu avant, le 24 mai, il commençait déjà ainsi une lettre adressée déjà au poète Théodore de Banville : « Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai dix-sept ans… »

Le titre « Roman » introduit d’ailleurs déjà la dimension imaginaire. Rappelons qu’à l’origine, au Moyen Âge, c’est un récit écrit en langue romane, et d’abord en vers, une fiction qui raconte les aventures, souvent amoureuses, vécues par un héros. Ce poème nous présente, en effet, en quatre étape chronologiques, chacune de deux quatrains, la brève histoire d’un amour d’adolescence.

Un "roman"

 

L'actualisation spatiale

Même s’il n’est que fiction, le roman s’inscrit dans un décor, et c’est sur lui que s’ouvre et se ferme le poème, en mêlant deux aspects contrastés, le cœur de la ville et la nature, opposition soulignée par les tirets aux vers 2 et 4. Mais, au début, la formule « foin de » traduit le rejet de la ville, de son bruit, de son activité, des « cafés tapageurs aux lustres éclatants », pour trouver refuge « sous les tilleuls verts de la promenade ». À la fin, le mouvement s’inverse : le roman s’achève, toujours « on a des tilleuls verts sur la promenade », mais ils ne sont plus qu’une réalité lointaine, et la ville reprend toute sa place, avec le glissement de l’adjectif qui ne s’applique plus aux seuls « lustres » mais s’élargit aux « cafés », avec un choix de consonnes comme pour illustrer leur force d’attraction : « vous rentrez aux cafés éclatants ». 

Au cœur de Charleville : le cours d'Orléans

Au cœur de Charleville : le cours d'Orléans
Une allée de promenade : le parc de Charleville 

Ce décor, liant ville et nature, permet de mélanger aussi toutes les sensations, visuelles d’abord, avec la lumière et les couleurs, mais aussi olfactives, tactiles et auditives : « Les tilleuls sentent bon », « L’air est parfois si doux », « Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, – / A des parfums de vigne et des parfums de bière… » Cette association d’impressions sensorielles différentes forme une synesthésie qui suggère déjà le trouble ressenti par l’adolescent, presque une sorte d’ivresse, de vertige : « On se laisse griser », « On divague », écrit-il dans le quatrième quatrain.

Une allée de promenade : le parc de Charleville 

L'actualisation temporelle

Les quatrains suivent une progression temporelle, en marquant nettement les étapes de cette aventure amoureuse.

Le point de départ, comme dans un conte, en est posé par la formule qui annonce déjà l’événement exceptionnel, celui qui viendra briser la banalité quotidienne : « – Un beau soir ». La scène se déroule au début de l’été, et le moment est décrit dans la seconde partie du poème, puis résumé en un élan d’enthousiasme, mis en parallèle avec l’âge, l’adolescence : « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! » À nouveau, cette description recourt aux synesthésies : l’« azur sombre » s’associe à une « étoile, qui se fond / Avec de doux frissons, petite et toute blanche ». La nuit elle-même semble vibrer d’émotion.

Les indices temporels, soulignés par les tirets, détaillent ensuite le déroulement de ce « roman », que le choix du présent semble faire revivre par l’écriture poétique. Au vers 18, « lorsque » introduit l’événement perturbateur, traditionnel, une rencontre, et « alors », au vers 24, sa conséquence, le coup de foudre : « Sur vos lèvres alors meurent les cavatines ». Une durée est ensuite mentionnée, « jusqu’au mois d’août », celle de l’été, jusqu’à l’intervention d’un nouvel événement, de résolution celui-là, « – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire… ! », qui conduit à la situation finale : « – Ce soir-là,… – vous rentrez aux cafés éclatants, ». Notons aussi le rôle des points de suspension qui ponctuent chacun de ces moments, comme pour laisser le lecteur imaginer le trouble et les sentiments de l’adolescent.

L'aventure amoureuse

Avant d’être vécue, elle est d’abord rêvée, mais déjà dans une expression de sensualité : « on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite bête… » Toutes les lectures semblent, à travers le néologisme et le pluriel, venir soutenir les rêves amoureux de l’adolescent : « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans ».

Mais, dans les romans, l’amour se heurte forcément à des obstacles et exige de l’amant qu’il surmonte des épreuves. C’est ce que reproduit ici l’hypallage qui attribue au « faux-col » ce qui relève en fait de ce « père » qui, en accompagnant sa fille, l’enveloppe de son « ombre », d’une noirceur destinée à la rendre inaccessible : elle marche « sous l’ombre du faux-col effrayant de son père ». Le coup de foudre est immédiat, c’est une possession entière, traduit par la répétition de « Vous êtes amoureux ». Il s’agit alors de conquérir celle qui, comme dans la tradition courtoise reprise par les romantiques, est désignée comme « l’adorée », divinisée par la majuscule du pronom , conquête qui réactive la fonction assignée à la poésie : « Vos sonnets La font rire ». L’amant se place ainsi sous la dépendance totale de la femme aimée, jusqu’à la réception de cette lettre : elle « a daigné vous écrire… ! » L’exclamation indique l’importance de ce moment, mais auquel les points de suspension conservent tout son mystère. Quel est le contenu de cette lettre ? Seuls l’indice antérieur, « jusqu’au mois d’août », et le retour dans les « cafés », donc la reprise du cours ordinaire de l’existence, permettent de penser qu’elle met fin aux quatre chapitres de ce « roman ». Rupture imposée, ou fuite du jeune homme qui ne souhaite pas s’engager davantage ? Au lecteur de combler le vide…

L'autoportrait

 

L'adolescence

Le poème n’utilise pas le pronom « je », mais l’indéfini « on » qui généralise cette aventure amoureuse. En répétant, au début et à la fin, « on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans », avec la diérèse qui amplifie l’adjectif et le présent à valeur de vérité générale, il fait de ce bref « roman » l’illustration même de l’adolescence. C’est l’âge de la contestation, du rejet de la morale adulte qui voudrait imposer à la jeunesse le « sérieux ».

Mais l’adolescence est une période ambivalente, comme suspendue entre l’enfance et le monde adulte, hésitation reflétée par les deux boissons citées, « les bocks » ou « la limonade ». Même le langage poétique traduit cette ambivalence, en conservant une expression parfois enfantine, par exemple avec la répétition, « Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! », ou la comparaison du « baiser » à « une petite bête ».

La conjonction « et », qui relie la légèreté des « dix-sept ans » à la présence des « tilleuls verts », exprime aussi, de façon cocasse, l’idée que l’adolescence correspond à l’éveil de sensualité, des désirs, encore flous : « La sève est du champagne et vous monte à la tête… » unit la nature à cet état d’ivresse des sens, que les points de suspension semblent prolonger. L’adolescent est donc l’âge où un « cœur fou » est tout prêt à se laisser prendre par « une demoiselle aux petits airs charmants », celle qui saura vous pousser à imiter ce que les » romans » d’amour décrivent.

Le romantisme démythifié

Le cadre choisi pour cette rencontre amoureuse, spatial, avec « les tilleuls verts », et temporel, cette « nuit de juin » douce et parfumée, répond à l’image traditionnelle dans la poésie romantique. Cependant, Rimbaud y introduit des éléments qui viennent rompre cette atmosphère idyllique. Déjà, « la ville n’est pas loin », donc le jeune garçon ne lui échappe pas complètement, il en sent même encore les « parfums de bière ».

De plus, sa description semble rétrécir le cadre nocturne, avec la répétition de l’adjectif « petit » dans le troisième quatrain et la comparaison qui ôte à la nuit toute sa splendeur romantique : « – Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon / D’azur sombre, encadré d’une petite branche ». Ce même rétrécissement s’applique au ciel, une seule « mauvaise étoile », à peine distincte, « petite et toute blanche ». Enfin, la jeune fille ne surgit pas dans un rayon éclatant de lune, mais « dans la clarté d’un pâle réverbère ». Elle n’est d’ailleurs pas décrite, car, finalement, peu importe : il ne s’agit pas de vivre l’amour unique, de trouver l’âme-sœur chère aux romantiques, mais seulement d’éprouver quelques moments d’ivresse.

La distanciation

Après le pronom « on », le moment du coup de foudre introduit un glissement, mais non pas au « je » lyrique » mais au « vous » : « – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines… » C’est comme si intervenait un dédoublement entre le poète écrivant et l’adolescent vivant le « roman », le premier contemplant le comportement du second avec un sourire amusé et se moquant gentiment de son exaltation. C’est ce que traduit le portrait de la « demoiselle », où l’allitération en [ t ] imite la vivacité de la marche et du mouvement : « Tout en faisant trotter ses petites bottines, / Elle se tourne, alerte ». C’est donc la jeune fille qui, avec coquetterie, prend l’initiative, ce que souligne le poète : « Et, comme elle vous trouve immensément naïf ».

L’expression amoureuse elle-même traduit cette naïveté, déjà par la répétition « Vous êtes amoureux », comme pour s’en persuader soi-même, alors que la formule « Loué jusqu’au mois d’août » réduit considérablement ce « roman » d’amour en fait bien banal à en juger par le jugement critique des autres : « Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût ». Même la poésie dédiée à son « adorée » obtient des réactions bien éloignées de l’émotion espérée : « Vos sonnets La font rire. » L’adolescent amoureux n’est guère pris au sérieux, et la dernière lettre, pourtant attendue, met fin à ce beau « roman », qui n’était, en réalité,  qu’une amourette d’été.

Eva Gonzalès, Portrait d’une femme en blanc, 1879. Huile sur toile, 100,5 x 81, détail. Collection particulière

Eva Gonzalès, Portrait d’une femme en blanc, 1879. Huile sur toile, 100,5 x 81, détail. Collection particulière

CONCLUSION

 

Ce poème est bien éloigné du ton lyrique propre à l’expression amoureuse. Il est plutôt la reconstitution d’un moment léger de l’adolescence vagabonde de Rimbaud, qui ne se souvient de ses lectures que pour mieux en sourire. Car tout est sourire ici, les occupations d’un soir d’été, l’ivresse, les rêves sensuels, l’amour rêvé plus que vécu, et même les « sonnets » alors composés qui « font sourire ». Mais ce sourire conduit à démythifier cette aventure, « roman », c’est-à-dire inventée le temps d’un poème, témoignage de l’illusion qu’est l’amour, au-delà de l’élan et des enthousiasmes. Ainsi, le poème traite de façon originale ce qui était un thème conventionnel de la poésie lyrique.

"Le Mal"

"Le Mal": un violent réquisitoire

Ce dixième sonnet du  premier des « Cahiers de Douai » reflète les sentiments de Rimbaud, âgé de seize ans lors de cette guerre qui se déroule près de sa région natale. Elle le conduit à réagir violemment contre les atrocités commises.

Comment Rimbaud formule-t-il sa dénonciation de la guerre et ses accusations ?

Pour lire le sonnet

La peinture de la guerre

 

À travers la structure énumérative des deux quatrains, et la reprise anaphorique de la subordonnée de temps (« tandis que »), Rimbaud peint l’horreur qui règne sur le champ de bataille. Rimbaud, dans sa description, souligne la violence de la guerre, mais s’attache aussi à en présenter les victimes.

La violence de la guerre

     L’ouverture du sonnet est particulièrement frappante avec l’expression « crachats rouges de la mitraille » qui combine plusieurs procédés. On y reconnaît d’abord une métaphore : la couleur est choisie pour suggérer le sang qui coule à l’arrivée des obus et des balles, représentés, eux, par une métonymie, « la mitraille ». Cette couleur est mise en évidence par le choix des rimes croisées, inhabituelles dans les quatrains d’un sonnet classique, qui oppose « mitraille » à « ciel bleu ». À cela s’ajoute le lexique péjoratif, avec le mot « crachat » qui connote le mépris pour la vie humaine qui constitue l’essence même de la guerre. On en arrive ainsi à une allégorie, représentation concrète d’une notion abstraite : la guerre ressemble à un monstre crachant sa salive de « feu » sur les hommes. 

La bataille de Champigny, du 30 novembre au 2 décembre 1870

 

La bataille de Champigny, du 30 novembre au 2 décembre 1870

Cette image est renforcée par le jeu des sonorités. Celles,  désagréables, du mot « crachats », sont soutenues par  l’allitération du [ R ] dans l’ensemble du quatrain, seul ou associé au [ t ] et au [ K ] comme pour reproduire le bruit assourdissant des tirs de canons. Une autre allitération est introduite avec l’enjambement du vers 2, qui met en relief le verbe « sifflent », l’alliance du [ S ] et du [ f ] reproduisant plutôt le son des balles tirées. Les sensations visuelles et auditives sont donc fortement agressives, dans cette vue générale amplifiée du champ de bataille par l’élargissement de l’actualisation spatio-temporelle : « tout le jour », « l’infini du ciel bleu ».

          Le début du second quatrain redouble cette violence avec l’hypallage « folie » qui désigne la guerre, en fait la « folie » de ceux qui la font. Ce terme est amplifié par l’adjectif de cinq syllabes, à cause du [É™ ] prononcé, mis en apposition et qui forme un hiatus par le heurt des deux voyelles. Ce recours à l’abstraction personnifie la guerre à nouveau telle un monstre insensible. De plus Rimbaud crée une disharmonie en brisant la règle classique du sonnet qui exigeait des rimes embrassées et identiques dans les deux quatrains. Il met ainsi en valeur les contrastes entre le « bleu » paisible et le « feu » terrible, ou entre la « joie », la vie, et « broie », la mort. Ainsi la guerre apparaît inacceptable et horrible.

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Les victimes

      Les soldats se confondent, Français et ennemis, dans la première strophe à travers une hyperbole, amplifiée par le rythme et les sonorités : « Qu’écarlates ou verts, […] / Croulent les bataillons en masse dans le feu. » C’est alors l’absurdité de la guerre qui ressort. Les soldats, réduits d’abord à leur uniforme, deviennent des pions, puis, en cendres, ne sont même plus des êtres humains, comme le montre l’hyperbole terrible du vers 6 : « Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant. » La césure après « milliers » marque l’opposition entre le chiffre et le résultat, un amoncellement informe. On sent toute l’émotion, compassion mêlée d’indignation du poète pour ces victimes dans  son exclamation « Pauvres morts ! », soulignée par le tiret.  

         Mais il y a aussi les civils qui, à l’arrière, ont peur de perdre un être cher, ou l’ont déjà perdu. Rimbaud les décrit de façon pathétique à travers le chagrin des « mères », mis en relief avec le contre-rejet « ramassées » suivi du rejet « Dans l’angoisse » (associant un terme concret à un terme abstrait) avec le déplacement de la césure et l’effet de suspense de l’élision du [ É™ ]   à la virgule : «  Dans l’angoiss[e], et pleurant sous leur vieux bonnet noir ». Ces mères semblent recroquevillées et tremblantes, écrasées par leur souffrance et leur deuil, illustré par la couleur noire. Même si Rimbaud n’a pas vu lui-même les champs de bataille, il en vu les illustrations, a entendu les témoignages et, surtout, a pu observer la souffrance de leurs proches.       

Le roi Guillaume Ier de Prusse 

Les cibles de la dénonciation

 

Les chefs d'État

Le pouvoir politique est directement accusé dans le premier quatrain, sans être directement nommé (la censure sévit !), par un effet de contraste entre les soldats qui meurent et leur chef, qu’il s’agisse de Napoléon III ou de Guillaume de Prusse. Le terme « chef » d’abord choisi par Rimbaud, a été remplacé par « Roi », avec la majuscule, ce qui le rend plus puissant, mais évite l’accusation puisque la France est dirigée par un « empereur ». L’allitération en [ R ] augmente son aspect odieux : il « raille », se moque de ces morts qui, pour lui, ne sont que des pions à son service. Sa « folie » les sacrifie sans remords. Ils sont donc les premiers responsables. 

L'empereur Napoléon III 

L'Église

Mais sa critique va plus loin encore par l’opposition entre les quatrains et le contenu des tercets, nettement séparés par les tirets : c’est « un Dieu » que vise surtout Rimbaud, et son Église. Certes l’article « un » semble atténuer la critique puisque le dieu des catholiques n’est pas nommé, mais c’est là une stratégie de détournement bien fragile. Quel que soit ce « Dieu », il est mis en parallèle avec la première cible, puisqu’à « raille » répond « rit », et l’article prend alors une connotation méprisante. La rime embrassées, avec en son centre « d’or » et « s’endort » résume bien le double reproche.

        Le premier reproche est celui d’indifférence. Il « rit », alors qu’il devrait plaindre les morts et intervenir pour arrêter ce massacre, lui qui est considéré comme créateur de la vie. En fait, bien loin du champ de bataille où se déroule le carnage, il est comme réfugié dans son église, bien à l’abri au milieu de son luxe, avec l’énumération des vers 9 et 10 : « nappes damassées / des autels » (l’adjectif se trouvant mis en relief par le contre-rejet), « autels », « encens », « grands calices d’or ». La beauté de ce décor, les couleurs, les odeurs, s’opposent  à l’horreur du champ de bataille, qui le laisse indifférent : il « s’endort » tandis que les hommes lui rendent grâce, comme bercé par la musique des « hosannah ». L’allitération en [S ] dans ces vers, tel un chuchotement, le son grave de l’assonance en [ ã ], traduisent l’atmosphère calme et feutrée de l’église, elle aussi en contraste avec les bruits de la guerre. 

         Le second reproche est celui de vénalité. L’image finale constitue, en effet, une chute en opposant « s’endort » et ce qui « réveille », retardé par les deux participes, « ramassées » et « pleurant », pour renforcer l’effet provoqué par la chute. Elle est également marquée par le changement de l’organisation des rimes, puisque la rime suivie, qui figure au début des tercets dans le sonnet classique, arrive ici à la fin, pour correspondre à la chute. Or ce qui « réveille » Dieu montre sa cupidité. C’est l’argent récolté à la quête, l’argent précieux des plus pauvres qui croient encore en son pouvoir : leur pauvreté, avec les « vieux bonnets » et surtout « un gros sou lié dans un mouchoir » pour ne pas le perdre, forme un contraste avec le luxe précédemment décrit, mais même ce « sou » paraît bon à prendre… L’Église s’enrichit (mise en relief du verbe « donnent » au vers 14) de la pauvreté des peuples, et encore plus en temps de guerre où ils cherchent l’espoir à travers leur foi. Mais comment peut-on croire en un tel Dieu ? Telle est la question implicite de Rimbaud. 

C’est pourquoi Rimbaud préfère invoquer la vraie divinité, la « Nature », personnifiée, déjà représentée dans le premier quatrain par « l’infini du ciel bleu ». Il implore, dans la prière qui l’apostrophe (« Nature ! Ô toi qui fis ces hommes saintement ! ») dans le second quatrain, cette vraie puissance, créatrice, qui ne peut, elle, qu’être choquée de voir sa beauté, « dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie », souillée par tant de sang. Rimbaud la supplie, et les points de suspension du vers 8 soulignent l’absurdité de cette guerre qui tue ceux à qui la vie avait été donnée. On notera la place de cette invocation dans les vers 7 et 8, encadrés par les tirets, qui servent ainsi de transition pour opposer le juste à l’injuste. Elle est placée entre deux aberrations : la violence destructrice de la guerre faite par les puissants, le culte du « veau d’or » qu’illustre l’Église. Elle représente donc la seule pureté du texte

CONCLUSION

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Par conséquent ce sonnet présente l’intérêt de nous offrir une image du « Mal » que provoque la guerre, thème fréquent dans la littérature engagée. Nous y percevons sa révolte contre une société insensible, contre un pouvoir politique autocratique et une religion qui n’est qu’une hypocrisie, qui contredit sa vocation : c’est elle aussi « le Mal », car elle profite de la douleur de ses fidèles pour s’enrichir, devenant ainsi complice de la guerre. Le poème correspond à la période de sa vie où Rimbaud entreprend sa révolte contre le conformisme familial et provincial. Avec toute la violence propre à l’adolescence, il choisit son camp, celui des plus faibles, contre l’alliance des pouvoirs, terrestre et céleste, qui les détruisent. Ainsi se combinent deux sentiments, la colère et la pitié.

Pour exprimer cela, il adopte un langage poétique lui aussi révolté, brisant comme l’avaient déjà fait certains Romantiques, les règles du sonnet classique, recherchant des images évocatrices, leur associant des sonorités et des rythmes suggestifs. 

"Dormeur - val"

Pour lire le sonnet

"Le Dormeur du val": tableau de la mort

Ce premier poème du second des deux « Cahiers de Douai », daté d’octobre 1870, en lien avec la seconde fugue de Rimbaud vers la Belgique, reflète, comme « Le Mal », la guerre entre la France et la Prusse, mais de façon originale en raison de l’effet de contraste recherché. S’agit-il d’un spectacle réellement vu par le jeune garçon ? Une telle rencontre d'un soldat mort est peu probable, et la structure même du sonnet révèle plutôt une élaboration purement littéraire.

Un tableau lumineux et paisible

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L’image de la nature

Le premier quatrain s’ouvre sur une image riante de la nature, puisque toutes les sensations s’unissent pour composer un tableau féérique. Cela commence, dans un mouvement du regard descendant, avec la personnification de la rivière qui « chante » joyeusement, une eau symbole traditionnel de la vie. L’enjambement des trois premiers vers semble reproduire la vivacité de son cours, suggérée par l’adverbe « follement » avec l’assonance de la voyelle nasale [ ã ] déjà présente dans « accrochant », et accélérée encore par les élisions des [ É™ ] dans le premier vers et les allitérations sur les consonnes liquides, [ l ] et [ R ].

La lumière est mise en valeur par le rejet, « haillons / D’argent », métaphore des gouttes d’eau qui éclaboussent les rives. 

Un cadre verdure "qui mousse de rayons" 

Puis le regard s’inverse, s’élève vers « la montagne fière » et la lumière s’accentue par la description du « soleil », autre symbole de la vie, et un nouveau rejet du verbe « Luit ». L’image qui ferme ce premier quatrain, « un petit val qui mousse de rayons », confirme cette impression d’une vie joyeuse et intense.

Au fil des strophes suivantes, nous retrouvons des éléments naturels, colorés : la « verdure » est reprise par le « lit vert » et la mention de « l’herbe », la végétation est précisée par « le frais cresson bleu » et « les glaïeuls », et le « soleil » continue à illuminer le décor. L’allitération en [ l ] au vers 8 illustre ce ruissellement lumineux : « la lumière pleut ».

Illustration pour "Le Dormeur du val" 

Le portrait du soldat

Le second quatrain introduit l’image du soldat, sur un rythme en decrescendo, marqué par les [ É™ ] prononcés devant les consonnes, au vers 5 : 5 syllabes pour la vision globale, « Un soldat jeune », puis 4 syllabes, « bouche ouverte », enfin 3, « tête nue ». Ce portrait, dans son immobilité, est paisible, ce que traduit le rejet du verbe « Dort » au vers 7, repris ensuite aux vers 9, sur une coupe forte, puis en tête du vers 13, et amplifié par la périphrase : « il fait un somme », ou celui de l’adjectif « Tranquille » dans le dernier vers, où le [ É™ ] élidé sur la ponctuation forte semble suspendre le temps.

Les effets de contraste

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La chute du sonnet

Par opposition à cette première lecture, le martèlement de la dernière phrase, avec la brièveté des monosyllabes et le jeu sonore des dentales, [d ] et [ t ], associées à la dureté du [ R ], « Il a deux trous rouges au côté droit », forme un contraste brutal. Là où tout semblait, dans le premier quatrain, exprimer la vie, c’est la mort qui ressort, et la couleur du sang. Rimbaud souhaite ainsi provoquer une réaction chez son lecteur.

La mort annoncée

Mais, une fois découverte la terrible réalité, une seconde lecture montre que Rimbaud a introduit, dans chaque strophe, des indices qui préparent la chute.

  • Dans le décor déjà, le choix du terme initial, « un trou de verdure », évoque un tombeau dans lequel serait déposé le corps du soldat.

  • Puis la position du soldat dans ce décor ressemble aussi à celle d’un gisant sur un « lit », où « la nue » figurerait un drap mortuaire, et aux pieds duquel auraient été déposées des fleurs en hommage, les « glaïeuls », souvent présentes dans les cimetières. La dernière image, « la main sur sa poitrine » est encore plus révélatrice : c’est le geste de celui qui vient de s’écrouler, blessé à mort.

La guerre de 1870 : soldat blessé à mort 

Enfin, les détails du portrait révèlent cette progression vers la mort. Dans le second quatrain, l’adjectif « Pâle » contraste avec la lumière et les couleurs qui peignaient le décor. De même, le participe « souriant », en contre-rejet, contraste avec l’enjambement qui met en valeur la comparaison « comme / Sourirait un enfant malade ». L’invocation du narrateur, « Nature, berce-le chaudement : il a froid », renforce cette image, en jouant sur le contraste entre le chaud et le froid, et transforme la « Nature » en une divinité maternelle, tout en accentuant la jeunesse de ce soldat. L’ultime indice, oppose le naturel d’une respiration paisible, imitée par l’allitération en [ f ], à la négation, mise en relief à la césure, qui vient au contraire nier toute vie. Ainsi, Rimbaud s’est employé à détruire chaque élément positif par un détail négatif.

CONCLUSION

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Ce sonnet, qui semble si simple, révèle pourtant toute la maîtrise poétique de ce poète adolescent, qui a construit sa description de façon à ce que cette mort – mais le mot n’est jamais prononcé – apparaisse encore plus choquante. D’un côté, un cadre lumineux, une image de paix au sein d’une nature riante, de l’autre l’insupportable d’une mort qui frappe en pleine jeunesse sans que rien ne vienne l’expliquer, la justifier. Pas d’indignation ici, plutôt une colère sourde mêlée à la pitié, sentiments que Rimbaud souhaite transmettre à son lecteur.

Ces oppositions sont soutenues par une versification brisée, rimes croisées et différentes entre les deux quatrains au lieu d’être embrassées et identiques, par le rythme qui casse l’alexandrin, rejets, enjambements, coupes déplacées par rapport à la césure, enfin par les jeux sonores, les ruptures entre la fluidité douce des consonnes liquides et la brutalité des dentales.

"Rêvé - hiver"

"Rêvé pour l'hiver" : un fantasme d'adolescent

Pour lire le sonnet

Ce poème, le cinquième du second des « Cahiers de Douai », se présente comme un sonnet, mais original tant par sa forme, qui bouleverse les règles classiques du genre, que par le contenu de ce « rêve amoureux », représentatif de la fantaisie du jeune poète. La date indiquée met le poème en relation avec sa seconde fugue vers la Belgique. La dédicace reste non élucidée, mais le poème évoque clairement les premiers émois, les premiers désirs du jeune poète, alors âgé de seize ans, que fait naître le voyage en train.

Le décor

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Les deux quatrains marquent la rupture avec le sonnet traditionnel avec l’alternance entre les alexandrins et les hexasyllabes, et des rimes croisées et non pas embrassées. Peut-être pouvons-nous y voir le désir de reproduire le mouvement saccadé d’un train ?   

L'intérieur

Le sonnet s’ouvre sur une opposition entre la réalité rude, « L’hiver », mis en valeur par sa place en tête du vers et la coupe à la virgule, et l’atmosphère du wagon : « petit wagon rose », « coussins bleus ». Ces adjectifs de couleur donnent une image de douceur, comme dans un monde imaginaire, à la façon d’un décor de conte de fées, ou d’un train-jouet pour enfant. L’énonciation est très simple, elle aussi presque enfantine : « Nous serons bien » est suivi d’un contre-enjambement qui fait passer du futur au présent. Le rêve, formulé au passé dans le titre, se pose à présent comme réel avec le prolongement de l’image de douceur : « un nid », « repose », « coin moelleux ». Mais on note déjà l’ambiguïté de « coins moelleux » : s’agit-il des « coins » du compartiment ou des « coins » du corps de la jeune fille ? À cela s’ajoute une curieuse dissociation : le « nid de baisers fous » semble extérieur au « nous », comme placé dans le compartiment en attente d’un futur couple. 

Claude Monet, Le train dans la neige, 1875. Huile sur toile, 59 x 78. Musée Marmottan 
Denys van Asloot, Paysage d’hiver, 1612. Huile sur toile, 36 x 47. Musée du Louvre, Paris

L'extérieur

Le décor extérieur, introduit dans le second quatrain, forme une rupture. Celle-ci apparaît déjà dans la forme : les rimes, devraient, selon la règle traditionnelle, être identiques à celle du premier quatrain. Mais le contenu a également perdu toute douceur. Le contre-rejet péjoratif, « populace / De démons noirs et de loups noirs », insiste sur des couleurs qui s’opposent à celles du compartiment. De plus, le rythme brisé par les coupes, l’apposition et le contre-rejet du vers 7 est particulièrement évocateur pour imiter les images successives, floues et brutales perçues par les fenêtres du train. Ainsi ce quatrain crée l’impression d’un cauchemar par opposition à la douceur du compartiment : « glaces…grimacer les ombres du soir », « monstruosités hargneuses ». Avec les sonorités rudes ( le [ g ] et le [ R ] ) le paysage, personnifié, semble menacer, voire agresser, les voyageurs. 

Les deux quatrains rappellent le double aspect d’un conte de fées, où le monde des « gentils » s’opposerait à celui des « méchants ». Mais ici le danger est nié, puisque le début du second quatrain a d’emblée rejeté ce décor extérieur : « Tu fermeras l’œil » sonne comme un ordre adressé à la destinatrice du poème, comme pour permettre à un enfant d’échapper à un cauchemar.

Le jeu amoureux

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L'expression du désir

Dans les tercets, les ruptures du rythme sont très nettes, déjà par le changement métrique : deux alexandrins, suivis d’un hexasyllabe. La ponctuation forte, les points de suspension, l'insertion du discours rapporté direct avec l’impératif exclamatif, les tirets, semblent reproduire l’excitation croissante du jeune poète qui met en place le jeu amoureux, avec une certaine violence par les comparaisons aux sonorités rudes : « la joue égratignée », « une folle araignée ». Parallèlement, le rythme s’accélère avec le rejet du vers 11 et les reprises sonores dans « te courra par le cou » : le jeune garçon n’apparaît plus, tout se passe comme si le baiser prenait une existence autonome. 

Le couple complice

Les deux tercets s’organisent autour du couple, parfaitement complice dans ce jeu amoureux : le pronom « tu » vient d’abord au centre, puis « me », et le « nous » est affirmé à la fin du sonnet.  Le jeune homme a, certes, commencé le jeu de façon furtive. Mais la jeune fille, avec la récurrence de la conjonction « et » et par le discours rapporté, se fait complice. Sous le prétexte d’une sorte de jeu d’enfant (« la petite bête qui monte »…)., c’est bien elle qui provoque le jeu de cache-cache par son injonction et le geste, « en inclinant la tête ».

Le fantasme amoureux est suggéré dans les deux derniers vers, et mis en relief par l’effet de suspens créé par les deux tirets. L’implicite des ébats amoureux apparaît dans « nous prendrons du temps » et l’allusion à cette « bête » « qui voyage beaucoup ».

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CONCLUSION

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Ce sonnet marque une rupture avec le lyrisme traditionnel, en accord avec la jeunesse du poète, qui est capable de représenter, avec une distance humoristique et des souvenirs du monde de l’enfance, son propre désir amoureux. Cette même jeunesse explique aussi sa remise en cause des règles traditionnelles du sonnet. 

Le sonnet témoigne du dynamisme de la poésie de Rimbaud, faite de mouvement : celui du train, restitué par le rythme et les sonorités, est mis en parallèle avec celui du jeu amoureux. C’est aussi une poésie qui rompt avec la mélancolie du siècle romantique, car ici le rêve paraît se concrétiser par la complicité du couple, et le futur qui le pose comme une certitude.

"Ma Bohème"

"Ma Bohème": la liberté créatrice

Pour lire le sonnet

Ce dernier poème des « Cahiers de Douai » pourrait servir de conclusion, en résumant l’image du jeune poète, épris d’une liberté qui s’est incarnée dans ses deux « fugues », désir d’échapper à la pesanteur familiale et à la médiocrité provinciale de Charleville. Le sous-titre du sonnet, « Fantaisie », renvoie à cette même liberté, manifestée dans une création poétique qui laisse libre cours à l’imaginaire. Quelle image de lui-même Rimbaud donne-t-il ici ?

Un "bohémien"

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Le titre se charge d’un double sens. C’est de « Bohême » (écrit avec un accent circonflexe) que sont originaires les Bohémiens : ils sont des errants, des voyageurs se déplaçant sans cesse, refusant de se sédentariser. Mais l’expression « vie de bohème » désigne aussi, au XIX° siècle, la vie des artistes désargentés, au jour le jour, en refusant d’obéir aux normes sociales et aux règles morales. Ces deux aspects s’entrecroisent dans le sonnet.

Ernest Pignon Ernest, Portrait de Rimbaud, 1978 : le révolté

L'errance

C’est sur ce thème que s’ouvre le sonnet, avec le choix de l’imparfait, qui, tout en marquant le retour sur soi, exprime la durée, d’abord à travers l’idée d’un départ, d’une fuite, « Je m’en allais », puis celle d’un élan, d’un mouvement vers le lointain : « J’allais ». Que fuit-il ? Contre quoi les « poings » serrés, si fort que les poches en sont, non pas trouées, mais « crevées », expriment-ils la révolte ? Il a souvent évoqué la rigueur de la vie familiale, l’endormissement de la petite ville provinciale où se déroule son enfance. L’essentiel est le mouvement, la marche, illustrée par son identification au « Petit-Poucet ». Mais la différence est que ce personnage du conte d’enfant, abandonné par ses parents, n’a pas choisi le départ et espère retourner chez lui grâce aux petits cailloux semés, tandis que le poète, lui, espère que ses « rimes » vont le mener très loin, dans un élan d’enthousiasme symbolisé par l’allusion à sa « course ».

Enfin, comme le bohémien, cette liberté se vit à l’extérieur, « sous le ciel », « au bord des routes ».  Pas de possession de domicile, sans lieu fixe donc, mais, en échange, l’errance offre la possession de l’univers entier, comme le soulignent les déterminants possessifs : « Mes étoiles », «  Mon  auberge était à la Grande-Ourse », qui image  ces nuits passées à la belle étoile.

Le dénuement

Le bohémien vagabond, comme l’artiste « bohème », ne peut disposer d’un luxe vestimentaire, et ce sonnet voit ses élans lyriques brisés, de façon cocasse, par des éléments familiers qui illustrent le dénuement et une forme de désinvolture dans l’habillement : les [ É™ ] des adjectifs, prononcés devant une consonne, « Mon unique culotte avait un large trou », semblent amplifier cet état de délabrement, déjà signalé par les « poches » crevées », à la fin par la personnification des « souliers blessés », par cette marche le long des chemins. Enfin, l’image « Mon paletot aussi devenait idéal », traduit, avec humour, l’usure de ce vêtement, qui paraît ainsi presque inexistant, une « idée » de paletot plus qu’un manteau réellement protecteur.

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Cependant aucune plainte, aucun discours misérabiliste dans le sonnet : c’est la joie, au contraire, qu’exprime ici Rimbaud.

Ernest Pignon Ernest, Rimbaud dans Paris, 1978 

Ernest Pignon Ernest, Rimbaud dans Paris, 1978 

L'inspiration poétique

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Cette marche sur les « routes » libère aussi la force créatrice du jeune poète;

L'idéal poétique

Le poème est construit sur un contraste entre la tradition lyrique, et un ton qui relève de la « fantaisie ».
     C’est à la tradition, à l’origine même de la poésie avec le mythe d’Orphée, que se rattache l’invocation « Muse ! », exclamation amplifiée par l’élision du [ É™ ] qui crée un effet de suspens à la césure. De même, l’allusion finale à travers la comparaison, « Comme des lyres », accentuée par les deux [ É™ ] prononcés devant une consonne. Le poème devient même un nouveau troubadour, en retrouvant le lexique de l’amour courtois, « J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal », « que d’amours splendides j’ai rêvées ! »
       Cependant, sans cesse sont introduits des notations qui rompent avec le lyrisme. Ainsi, la mention des rêves d’« amours splendides » est précédée de l’exclamation familière, « Oh ! là là ! »,comme une sorte de recul amusé du poète face à lui-même, d’autant plus que le lyrisme est encadré par les deux descriptions, bien prosaïques, du vêtement, les « poches crevées » et le « large trou » de sa « culotte ». Les « étoiles », compagnes fréquentes du lyrisme sentimental, sont, elles aussi, transformées par le vêtement évoqué, comme s’il s’agissait de femmes coquettes : elles « avaient un doux frou-frou », avec le jeu sonore imitatif. De même, à la fin du sonnet, les cordes de la lyre, attribut du poète, ne sont, en fait, que les « élastiques » des « souliers », et l’enjambement prolonge cette image en mêlant l’expression lyrique d’une souffrance, avec l’adjectif « blessés » et l’expression « près de mon cœur », à une attitude bien plus banale : il ne s’agit que d’observer des « souliers » abîmés et des pieds qui lui font mal. Enfin, la création poétique elle-même, introduite par le tiret en tête du vers 6 et mise en valeur par le rejet du vers 7, « – Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes », est soutenue par la comparaison à un « Petit-Poucet rêveur » qui assimile ces vers à des cailloux répandus le long du chemin par un enfant abandonné avec ce qui paraît une facilité déconcertante.

Le rôle de la nature

La création poétique est directement liée à la liberté que lui offre cette errance dans la nature. Dans un premier temps, Rimbaud lui accorde le rôle d’une mère protectrice, destinée à remplacer celle qu’il fuit, avec « le ciel » qui lui offre son toit pour la nuit, son « auberge », ou le « doux frou-frou » des « étoiles ». Mais le second tiret, au vers 8, et l’enjambement qui unit le second quatrain au premier tercet, « Et je les écoutais » lui attribue un autre rôle, celui d’une source d’inspiration, un élan donné à l’imaginaire qui se retrouve dans l’association « rimant au milieu des ombres fantastiques ».

Un chemin de campagne

Ce rôle est encore accentué par l’image, « Ces bons soirs de septembre, où je sentais des gouttes / De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ». Elle se charge d’une connotation religieuse : les « gouttes » d’eau sur le « front » font penser à un substitut de baptême, tandis que la comparaison, qui change l’eau en « vin de vigueur », rappelle à la fois le miracle du Christ et le sacrement de l’Eucharistie. La nature offre donc à l’adolescent une véritable bénédiction qui lui permet de réaliser la métamorphose propre à la création poétique.

CONCLUSION

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« Ma bohème » mérite pleinement son sous-titre de « fantaisie » : fantaisie que cette errance, sans but, seulement pour échapper aux contraintes ; fantaisie que cet autoportrait qui reprend les thèmes lyriques pour s’en moquer en les ramenant au prosaïsme ; fantaisie aussi que cette création qui choisit la forme traditionnelle du sonnet, mais la perturbe en en brisant le rythme et le jeu des rimes, en jouant aussi sur leur contraste.

Mais ce dernier poème des « Cahiers », à l’imparfait, montre aussi un basculement : le jeune poète jette un regard amusé sur lui-même, sourit de son propre personnage, refuse de se prendre au sérieux, mais révèle déjà sa faculté de transformer le réel : « Je m’évade ! » proclamera Rimbaud dans « L’impossible », tiré d’Une Saison en enfer, évasion spatiale, voyage à travers l'univers, évasion dans d’autres temps, à travers d'autres personnages, mais surtout évasion par l’imaginaire, celle qu’illustre déjà « Ma Bohème ».

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