Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, 1870 : parcours
Observation du corpus
Ce corpus porte sur Les Cahiers de Douai, recueil de vingt-deux poèmes, et se propose de répondre à la problématique suivante : En quoi le recueil témoigne-t-il de la personnalité de l’adolescent, de son inspiration et de son écriture ?
Ce corpus porte sur Les Cahiers de Douai, recueil qui regroupe vingt-deux poèmes de Rimbaud. Il se propose de répondre à une problématique : En quoi le recueil témoigne-t-il de la personnalité de l’adolescent, de son inspiration et de son écriture ? L’entrée dans le parcours commence donc par une approche de la vie de Rimbaud, encore très jeune lors de l’écriture, soutenue par quelques témoignages, et par une présentation générale du contexte et du recueil. Il en propose ensuite six explications détaillées, prolongées par les lectures cursives d’autres poèmes en écho. Elles permettent des études d’ensemble, elles aussi accompagnées de lectures de poèmes, autour de trois thèmes principaux : la révolte et ses cibles, l’image de la femme et de l’amour, l’écriture poétique. La conclusion apporte une réponse à la problématique.
Introduction : Rimbaud dans son temps
Pour se reporter à une présentation détaillée
La biographie de Rimbaud
Les Cahiers de Douai ont été composés alors que Rimbaud n’a que seize ans, en 1870, et recopiés, avec quelques corrections, en 1871. Il est donc important de connaître la façon dont le jeune garçon a vécu son enfance et son adolescence. Mais la connaissance de ce qu’il va vivre ensuite, à partir de sa liaison passionnée avec Verlaine, et de son œuvre ultérieure, permettra aussi de répondre à la problématique qui guide ce parcours : en quoi et comment les poèmes de ce recueil de Rimbaud illustrent-ils l’élan de liberté de la jeunesse ? »
Portrait de Rimbaud adolescent
Le contexte
Pour comprendre sa personnalité, il est essentiel de la rattacher au contexte qui la nourrit. Deux exposés sont proposés : la découverte du contexte historique, tout particulièrement des conditions politiques sous le Second Empire, et les réalités sociales de cette période.
Lecture cursive : Paul Verlaine, Les Poètes maudits, "Arthur Rimbaud", 1888
Pour lire l'extrait
Dans son essai critique Les Poètes maudits, paru d’abord dans la revue Lutèce en 1883, puis en volume avant d’être complété et réédité en 1888, Verlaine présente six poètes de son époque, dans l’ordre Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de L’Isle-Adam, enfin lui-même, sous l’anagramme "Pauvre Lelian". Pour tous, il associe leur portrait, qui met en valeur leur destinée tragique, à des extraits qu’il commente en soulignant leurs traits de « génie ».
Voici le début du portrait de Rimbaud, dont il éditera l’œuvre complète en 1895.
Revue Lutèce, n° 82, août 1884 : première parution des Poètes maudits
Un adolescent
Verlaine, en rappelant le lien d’« intimité » qui les a unis, qualifie Rimbaud d’« enfant », le concept d’adolescence n’étant véritablement défini qu’à la fin du XIXème siècle et surtout au XXème siècle. Il présente rapidement ses traits physiques, de façon méliorative comme son « visage parfaitement ovale d’ange en exil », avant d’évoquer ses origines provinciales, son « joli accent de terroir ». Un détail, sa coiffure « mal en ordre », suggère aussi sa désinvolture, le peu de souci de son apparence de celui qui se représente souvent comme un bohémien.
L’éloge de l’œuvre
Il insiste surtout sur le « génie » précoce du poète, mis en valeur par le chiasme entre tirets : « gourme sublime, miraculeuse puberté ! » Même s’il admet le choix de Rimbaud d’abandonner l’écriture, il est évident que Verlaine le déplore, en mettant en avant ses qualités, à commencer par la puissance de l’inspiration de « cet esprit impétueux ». Mais Verlaine fait surtout, pour ces œuvres de jeunesse, l’éloge d’une maîtrise de la versification, du « choix des mots […] toujours exquis », de la qualité de la rime…
Ainsi Verlaine ne reconnaît pas encore la créativité et l’innovation du jeune poète, qu'il ne souligne que plus loin dans l’essai, à propos du Bateau ivre, qui, à ses yeux, témoigne de « l’empire de la Force splendide où nous convie le magicien ».
Visionnage : "Verlaine et Rimbaud : deux poètes inspirés par la passion", France-Culture
Le texte incrusté dans l’introduction met d’emblée en valeur l’innovation apportée dans la poésie par la rencontre entre Rimbaud et Verlaine, « une romance de deux ans qui va changer pour deux ans la poésie ». Le lien est ensuite établi, comme nous le ferons dans le parcours entre l’errance du couple, des « vagabonds » et « l’aventure poétique » de ces deux auteurs qui s’influencent mutuellement. Le document rappelle les conditions de leur rencontre.
De plus, en signalant la participation de Rimbaud à l’Album Zutique, est introduite une dimension essentielle des poèmes de jeunesse, « tournant en dérision la poésie académique », qui témoigne aussi de la vie hors norme du couple. La volonté libertaire du jeune poète ressort aussi par la mention de ses « frasques alcoolisées ».
La seconde moitié du document relate les voyages du couple, « l’exaltation de la fugue » mais aussi les « crises violentes » jusqu’à leur rupture.
Présentation du recueil
L’héritage poétique : les courants du XIXème siècle
Rimbaud a été un excellent élève, et très tôt passionné de poésie, connaissant par cœur non seulement les « classiques » étudiés au lycée, mais les poètes qui ont marqué le XIXème siècle, jusqu’aux plus récents, tels Baudelaire, Mallarmé ou Verlaine, auquel il écrit avant de le rejoindre à Paris. Ainsi, pour mesurer la dimension innovante des Cahiers de Douai, il convient de connaître son héritage poétique, d’où l’exposé proposé sur les trois courants qui ont dominé le siècle : le romantisme, le Parnasse, et le symbolisme dont Baudelaire est le précurseur.
Pour se reporter à la présentation détaillée
La genèse du recueil
À partir des titres, Cahiers de Douai (parfois au singulier), ou, parfois Recueil Demeny ou Recueil de Douai, la genèse de l’œuvre est rapidement posée, ainsi qu'une réflexion sur l’appellation de "recueil". Cette étude conduit à s'intéresser à la personnalité du jeune auteur, qui ressort aussi du regard porté sur lui par sa mère et par Verlaine.
Lectures cursives : autour de la personnalité de Rimbaud
Pour lire les lettres
Lettres de Madame Vitalie Rimbaud à Georges Izambard
Lettre du 4 mai 1870
Cette première lettre montre le lien créé avec Georges Izambard (1848-1931) jeune professeur au lycée de Charleville, qui a vite remarqué les qualités exceptionnelles de son élève de seize ans en classe de rhétorique. D’où ce dont le remercie Mme Rimbaud, le soutien apporté à son fils. Cependant, sa protestation contre la lecture des Misérables en dit long sur le contrôle de cette mère sur son fils, et sur la rigueur morale qu’elle lui impose. Ainsi se trouve expliqué le premier quatrain des « Poètes de sept ans », qui souligne le contraste entre cette autorité, avec la lecture de la Bible, et le rejet déjà violent de l’enfant épris de liberté : « Et la Mère, fermant le livre du devoir, / S'en allait satisfaite et très fière, sans voir, / Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences, / L'âme de son enfant livrée aux répugnances. »
Lettre du 24 septembre 1870
Ce second courrier fait suite à la première fugue importante de Rimbaud, qui part le 29 août pour se rendre à Paris, où il arrive le 31. Mais il est arrêté à la gare du Nord, et conduit au dépôt puis à la prison de Mazas, d’où il lance, le 5 septembre, un appel au secours à Izambard, qui le fait libérer, et l’accueille à Douai. Quand il en informe Mme Rimbaud, elle exige le retour de celui qu’elle qualifie de « petit drôle ». Mais cette lettre montre qu’il n’est guère pressé de lui obéir !
Cependant, cette lettre révèle une ambiguïté dans le lien entre cette mère et son fils. D’un côté, sa protestation est sévère contre ce qu’à deux reprises elle nomme sa « folie ». Mais elle paraît surtout dépassée par les révoltes du jeune fugueur : « Est-il possible de comprendre la sottise de cet enfant, lui si sage et si tranquille ordinairement ? » Et, finalement, elle se contredit, en montrant, dans le dernier paragraphe, son inquiétude, sa tentative pour faire revenir ce « malheureux », terme répété, et elle demande l’appui d’Izambard pour le retour de son fils : « Soyez donc assez bon pour avancer dix francs à ce malheureux. Et chassez-le, qu’il revienne vite. »
Paul Verlaine, Préface de Poésies complètes d’Arthur Rimbaud, 1895
Pour lire l'extrait
Au début de sa Préface, Verlaine explique pourquoi il a décidé d’entreprendre cette édition, à la fois des raisons littéraires pour rétablir les textes dans leur vérité originelle, mais aussi la volonté de « rectifier des faits qui ont faussé l’image du jeune poète. Il évoque alors une anecdote : l’altercation entre Rimbaud et le photographe Étienne Carjat à l’occasion d’un dîner des "Vilains bonshommes".
Son récit fait ressortir trois aspects de la personnalité de Rimbaud :
Sa « protestation » contre des vers que Verlaine juge lui aussi sévèrement : ils sont « un peu bien déclamatoires » et « d’abusives récitations ». Le jeune poète révèle ainsi son rejet de toute poésie trop académique.
Puis Verlaine donne, comme explication de cette scène, l’insulte lancée par Carjat, « gamin », mais, surtout, l’ivresse : il « ne savait supporter la boisson », et les dîneurs ont « la mauvaise habitude de [le] gâter au point de vue du vin et des liqueurs. »
Le geste enfin montre toute la violence que le jeune garçon porte en lui : il « se saisit d’une canne à épée à moi » et « dirigea vers M. Carjat qui se trouvait en face ou tout comme la lame dégainée qui ne fit pas heureusement de très grands ravages », une simple « érafliure très légère ».
La présentation de la scène minimise, de toute évidence, l’acte de Rimbaud, en révélant une forme d’attendrissement de Verlaine ainsi plongé dans son souvenir qui conclut sur « le « gamin » de qui l’accès de colère ne tarda pas à se dissiper tout à fait avec les fumées du vin et de l’alcool dans le sommeil réparateur de la seizième année. »
Le dernier paragraphe de cette Préface pose un éloge à la fois du poète, « vierge de toute platitude ou décadence », et plus encore de la liberté qui caractérise Rimbaud : « son vœu bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être. »
Pour lire le poème
Un autoportrait : Rimbaud, « Les poètes de sept ans »
L’écoute de la lecture de ce poème – qui ne figure pas dans Cahiers de Douai – suivie de sa lecture cursive, conduit à mettre en évidence le jugement que Rimbaud porte sur ceux qui l’entourent et sur lui-même :
Il est très sévère face au rôle joué par sa mère, qui lui impose une douloureuse soumission, fondée sur la religion. Mais elle devient, en fait, le symbole de l’hypocrisie puisque, quand l’enfant se rapproche d’autres enfants pauvres, elle trahit la charité chrétienne en le jugeant coupable de « pitiés immondes », et elle « s’effrayait ». D’où la violence du constat mis en valeur par la rupture du tiret, terrible reproche : « Elle avait le bleu regard, – qui ment ! » Plus loin, il lance un cri de révolte : « Il n'aimait pas Dieu mais les hommes, qu'au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg / Où les crieurs, en trois roulements de tambour, / Font autour des édits rire et gronder les foules. »
Ainsi ce brutal rejet de la religion est associé à un choix politique, celui d’une révolution populaire. Deux cibles qui seront très présentes dans Cahiers de Douai.
À sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
En famille, l’enfant est en proie à un profond ennui. Il développe, d’un côté une révolte sourde, « Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies, / En passant il tirait la langue », retrouvée par exemple dans « Ma Bohème », de l’autre une propension à la rêverie, façon de fuir par la création libre de mondes nés d’une imagination débordante, nourrie d’images et de lectures.
Mais il reconnaît aussi la part d’ombre en lui-même, une fascination pour la laideur qui l’amène à « se renfermer dans la fraîcheur des latrines » jusqu’à en savourer l’odeur, où à s’écraser dans la boue dans le bruit des insectes : « Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne /[…] Il écoutait grouiller les galeux espaliers. »
Enfin, la fin du poème révèle les premiers émois sexuels, déjà avec sa jeune voisine : « il lui mordait les fesses », puis il « [r]emportait les saveurs de sa peau dans sa chambre. » Ses rêves mêlent ainsi les révoltes aux fantasmes : « Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve. », « Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles / Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or, / Font leur remuement calme et prennent leur essor. »
Explication : "Ma Bohème"
Pour lire le sonnet
Ce dernier des vingt-deux poèmes des Cahiers de Douai pourrait servir de conclusion au portrait de Rimbaud précédemment étudié en résumant l’image du jeune poète, épris d’une liberté qui s’est incarnée dans ses deux "fugues", désir d’échapper à la pesanteur familiale et à la médiocrité provinciale de Charleville.
Le titre du sonnet se charge d’un double sens. C’est de "Bohême" (écrit avec un accent circonflexe) que sont originaires les Bohémiens : ils sont des errants, des voyageurs se déplaçant sans cesse, refusant de se sédentariser, comme le jeune Rimbaud. Mais l’expression "vie de bohème" désigne aussi, au XIX° siècle, la vie des artistes désargentés, au jour le jour, en refusant d’obéir aux normes sociales et aux règles morales pour affirmer leur liberté. Le sous-titre du sonnet, « Fantaisie », renvoie à cette même liberté, manifestée dans une création poétique qui laisse libre cours à l’imaginaire. Quelle image de lui-même Rimbaud donne-t-il ici ?
Un bohémien
L'errance
C’est sur ce thème que s’ouvre le sonnet, avec le choix de l’imparfait, qui, tout en marquant le retour sur soi, exprime la durée, d’abord à travers l’idée d’un départ, d’une fuite, « Je m’en allais », puis celle d’un élan, d’un mouvement vers le lointain : « J’allais ». Que fuit-il ? Contre quoi les « poings » serrés, si fort que les poches en sont, non pas trouées, mais « crevées », expriment-ils la révolte ? Il a souvent évoqué la rigueur de la vie familiale, l’endormissement de la petite ville provinciale où se déroule son enfance. Mais peu importe l’absence de but réel… L’essentiel est le mouvement, la marche, illustrée par son identification au « Petit-Poucet ». Mais la différence est que ce personnage du conte d’enfant, abandonné par ses parents, n’a pas choisi le départ et espère retourner chez lui grâce aux petits cailloux semés, tandis que le poète, lui, espère que ses « rimes » vont le mener très loin, dans un élan d’enthousiasme symbolisé par l’allusion à sa « course ».
Enfin, comme pour le bohémien, cette liberté se vit à l’extérieur, dans la nature, « sous le ciel », « au bord des routes ». Pas de possession de domicile, sans lieu fixe donc, mais, en échange, l’errance offre la possession de l’univers entier, comme le soulignent les déterminants possessifs, « Mes étoiles », « Mon auberge était à la Grande-Ourse », formule qui image ces nuits passées à la belle étoile.
Ernest Pignon Ernest, Rimbaud dans Paris, 1978
Le dénuement
Le bohémien vagabond, comme l’artiste « bohème », ne peut disposer d’un luxe vestimentaire, et ce sonnet voit ses élans lyriques brisés, de façon cocasse, par des éléments familiers qui illustrent le dénuement et une forme de désinvolture dans l’habillement : les [e muets] des adjectifs, prononcés devant une consonne, « Mon unique culotte avait un large trou », semblent amplifier cet état de délabrement, déjà signalé par les « poches crevées », et repris à la fin par la personnification des « souliers blessés » par cette marche le long des chemins. Enfin, l’image, « Mon paletot aussi devenait idéal », traduit, avec humour, l’usure de ce vêtement, qui paraît ainsi presque inexistant, une « idée » de paletot plus qu’un manteau réellement protecteur.
​Cependant aucune plainte, aucun discours misérabiliste dans le sonnet : c’est la joie, au contraire, qu’exprime ici Rimbaud.
L'inspiration poétique
Cette marche sur les « routes » libère aussi la force créatrice du jeune poète.
L'idéal poétique
Le poème est construit sur un contraste entre la tradition lyrique, et un ton qui relève de la « fantaisie ».
C’est à la tradition, à l’origine même de la poésie avec le mythe d’Orphée, que se rattache l’invocation « Muse ! », exclamation amplifiée par l’élision du [e muet] sur cette ponctuation forte qui crée un effet de suspens à la césure. De même, l’allusion finale à travers la comparaison, « Comme des lyres », accentuée par les deux [e muets] prononcés, eux, devant une consonne. Le poète devient même un nouveau troubadour, en retrouvant le lexique de l’amour courtois, « J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal », « que d’amours splendides j’ai rêvées ! »
Cependant, sans cesse sont introduits des notations qui rompent avec le lyrisme. Ainsi, la mention des rêves d’« amours splendides » est précédée de l’exclamation familière, « Oh ! là là ! »,comme une sorte de recul amusé du poète face à lui-même, d’autant plus que le lyrisme est encadré par les deux descriptions, bien prosaïques, du vêtement, avec les « poches crevées » et le « large trou » de sa « culotte ». Les « étoiles », compagnes fréquentes du lyrisme sentimental, sont, elles aussi, transformées par le vêtement évoqué, comme s’il s’agissait de femmes coquettes : elles « avaient un doux frou-frou », avec le jeu sonore imitatif. De même, à la fin du sonnet, les cordes de la lyre, attribut du poète, ne sont, en fait, que les « élastiques » des « souliers », avec la rime riche qui rompt de façon cocasse avec la tonalité romantique créée par les « ombres fantastiques ». L’enjambement prolonge cette image en mêlant l’expression lyrique d’une souffrance, avec l’hypallage suggéré par l’adjectif « blessés » et l’expression « près de mon cœur », à une attitude bien plus banale : il ne s’agit que d’observer des « souliers » abîmés et des pieds qui lui font mal. Enfin, la valeur de la création poétique elle-même est démythifiée : introduite par le tiret en tête du vers 6 et mise en valeur par le rejet du vers 7, « j’égrenais dans ma course / Des rimes », elle est soutenue par la comparaison à un « Petit-Poucet rêveur » qui assimile ces vers à des cailloux répandus le long du chemin par un enfant abandonné avec ce qui paraît une facilité déconcertante.
Le rôle de la nature
La création poétique est directement liée à la liberté que lui offre cette errance dans la nature. Dans un premier temps, Rimbaud lui accorde le rôle d’une mère protectrice, destinée à remplacer celle qu’il fuit, avec « le ciel » qui lui offre son toit pour la nuit, son « auberge », ou le « doux frou-frou » des « étoiles ». Mais le second tiret, au vers 8, et l’enjambement qui unit le second quatrain au premier tercet, « Et je les écoutais » lui attribue un autre rôle, celui d’une source d’inspiration, un élan donné à l’imaginaire qui se retrouve dans l’association « rimant au milieu des ombres fantastiques ».
Ce rôle est encore accentué par une image, « Ces bons soirs de septembre, où je sentais des gouttes / De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ». Elle se charge d’une connotation religieuse : les « gouttes » d’eau sur le « front » font penser à un substitut de baptême, tandis que la comparaison, qui change l’eau en « vin de vigueur », rappelle à la fois le miracle du Christ et le sacrement de l’Eucharistie. La nature offre donc à l’adolescent une véritable bénédiction qui lui permet de réaliser la métamorphose propre à la création poétique.
CONCLUSION
« Ma bohème » mérite pleinement son sous-titre de « fantaisie » : fantaisie que cette errance, sans but, seulement pour échapper aux contraintes ; fantaisie que cet autoportrait qui reprend les thèmes lyriques pour s’en moquer en les ramenant au prosaïsme ; fantaisie aussi que cette création qui choisit la forme traditionnelle du sonnet, mais la perturbe en en brisant le rythme et le jeu des rimes, en jouant aussi sur leur contraste.
Mais ce dernier poème des Cahiers, à l’imparfait, montre aussi un basculement : le jeune poète jette un regard amusé sur lui-même, sourit de son propre personnage, refuse de se prendre au sérieux, mais révèle déjà sa faculté de transformer le réel : « Je m’évade ! » proclamera Rimbaud dans « L’impossible », tiré d’Une Saison en enfer, évasion spatiale, voyage à travers l'univers, évasion dans d’autres temps, à travers d'autres personnages, mais surtout évasion par l’imaginaire, celle qu’illustre déjà « Ma Bohème ».
Lectures cursives : "Sensation", "Au Cabaret-vert"
Pour lire les deux poèmes
Texte 1 : "Sensation"
Le premier quatrain
Là où « Ma Bohème » illustre la marche de Rimbaud dans la nature, les verbes au futur, « j’irai dans les sentiers », « et j’irai loin, bien loin », présentent ce départ à venir comme une certitude, avec un élan scandé par l’assonance en [é]. La comparaison, soulignée par la diérèse : « comme un bohémi / en », annonce aussi le titre du dernier sonnet du recueil.
L’image du poète est déjà posée dans sa double dimension :
En écho au titre « Sensation », donné lors du recopiage, ce quatrain met en valeur le bonheur, en lien avec l’image de la nature : la correction précise la vue par la couleur, « les soirs bleus d’été », puis vient le toucher avec les verbes : « picoté », « fouler », et surtout « J’en sentirai la fraîcheur à mes pieds ».
Mais la nature joue déjà son rôle d’inspiratrice, marqué par l’adjectif lancé en tête du vers 3, et renforcé par le mouvement ascendant : nous passons des « pieds », du sol, de la terre avec « les blés » et « l’herbe », à la « tête », donc au ciel, avec la mention du « vent ». Enfin, comme dans « Ma Bohème », dans l’exclamation du vers 4, le verbe « baigner » métamorphose l’air, « le vent », en un élément liquide, comme s’il donnait le baptême au poète.
Le second quatrain
Il fait glisser de la sensation aux sentiments, en deux temps. Les négations du vers 5 confirment le rôle de la nature. Elle offre au poète, dans la solitude, une fuite du quotidien, un oubli de toute réalité. Mais ensuite, la correction du vers 6 renforce son rôle d’inspiratricenà travers l'image d'une femme désirée et conquise, telle une muse : elle emplit « l’âme » du jeune poète d’un « amour infini », puis se trouve personnifiée avec la majuscule, et surtout, par la comparaison que le tiret met en valeur : « heureux comme avec une femme. »
Pour conclure
Cette image, avec le titre au singulier, est fondatrice de l’œuvre de Rimbaud, qui en fera de multiples variations, par exemple encore dans « Aube », poème des Illuminations, où le jeune poète, après une longue course dans une nature enchantée pour poursuivre l’« aube », finit par saisir la « déesse » dans une étreinte fulgurante, telle une extase amoureuse.
Texte 2 "Au Cabaret-Vert"
Le 26 septembre 1870, Izambard, professeur de Rimbaud qui l’a fait libérer de la prison où sa première fugue l’a conduit, reconduit l’adolescent à Charleville, à la demande de sa mère. Mais le 2 octobre, nouvelle fugue, des Ardennes jusqu’en Belgique. Dans cette longue errance, ce sonnet marque un arrêt à Charleroi.
Sa construction est scandée par les tirets, qui séparent quatre temps forts, l’arrivée, le décor, la serveuse et la collation.
Un temps de pause
Le début du sonnet fait directement écho à « Ma Bohème » en évoquant une longue marche, « huit jours » sur les « chemins », et son résultat, « j’avais déchiré mes bottines » qui rappelle les « souliers blessés ». Le ton du premier quatrain est prosaïque, avec la mention du lieu, illustrée ensuite par le rejet, « … la table / Verte », et surtout, la commande passée avec précision : « des tartines / De beurre et du jambon qui fût à moitié froid. » Ce temps de pause est mis en valeur par l’adjectif hyperbolique lancé en tête de vers, « Bienheureux », et par la gestuelle. L’intérêt porté au décor, lui, « les sujets très naïfs de la tapisserie », fait penser à la déclaration de Rimbaud dans « Alchimie du Verbe », extrait d’Une Saison en enfer, ses goûts encore enfantins : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ».
La serveuse
C’est au cœur même du second quatrain qu’est introduite la serveuse, avec l’enthousiasme de l’adjectif qui la présente : « Et ce fut adorable ». Mais il la présente non par son métier, mais par l’élément physique propre à fasciner un adolescent : « la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs ». Entre tirets, l’exclamation, avec son verbe emprunté au patois, laisse percevoir le désir, fantasmé, qui semble réalisable : « – Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! – » La jeune fille, n’a rien de farouche, comme le montre l’adjectif apposé au début du vers 10.
Le repas
Faute d’une satisfaction sexuelle, c’est le repas qui offre le plaisir des sens, un plaisir fondé sur des mets simples. Mais, dans sa description, Rimbaud le met en valeur par le recours aux synesthésies chères à Baudelaire. Il mêle la vue, avec les couleurs, celle du « beurre », le « rose et blanc », le « plat colorié », et celle de la bière, illustrée par le verbe « dorait », au goût du jambon « tiède » et à l’odeur, intensifiée par le rejet : « parfumé d’une gousse / D’ail ». Enfin l’enjambement du dernier vers unit ce qui relève de la matérialité la plus prosaïque à une sorte d’illumination de nature céleste : « sa mousse / Que dorait un rayon de soleil arriéré. »
Étude d'ensemble : les fugues
Pour se reporter à l'analyse
Après l’explication de « Ma Bohème », prolongée par la lecture des deux poèmes, est abordée une étude d’ensemble de la faon dont Rimbaud illustre ses fugues, notamment son errance dans la nature. Cela offre l’occasion d’étudier le rôle symbolique accordé aux éléments que les descriptions mettent en valeur.
Explication : "Le Mal"
Pour lire le sonnet
Ce dixième sonnet du premier des Cahiers de Douai reflète les sentiments de Rimbaud, âgé de seize ans lors de cette guerre qui se déroule dans sa région natale et près de Charleville. Elle le conduit à réagir violemment contre les atrocités commises. Comment Rimbaud formule-t-il sa dénonciation de la guerre et ses accusations ?
La peinture de la guerre
À travers la structure énumérative des deux quatrains, et la reprise anaphorique de la subordonnée de temps (« tandis que »), Rimbaud peint l’horreur qui règne sur le champ de bataille. Dans sa description, il souligne la violence de la guerre, mais s’attache aussi à en présenter les victimes dans les tercets.
Cette image est renforcée par le jeu des sonorités. Celles, désagréables, du mot « crachats », sont soutenues par l’allitération du [ R ] dans l’ensemble du quatrain, seul ou associé au [ t ] et au [ K ] comme pour reproduire le bruit assourdissant des tirs de canons. Une autre allitération est introduite avec l’enjambement du vers 2, qui met en relief le verbe « sifflent », l’alliance du [ S ] et du [ f ] reproduisant plutôt le son des balles tirées. Les sensations visuelles et auditives sont donc fortement agressives, dans cette vue générale amplifiée du champ de bataille par l’élargissement de l’actualisation spatio-temporelle : « tout le jour », « l’infini du ciel bleu ».
Cette image est renforcée par le jeu des sonorités. Celles, désagréables, du mot « crachats », sont soutenues par l’allitération du [ R ] dans l’ensemble du quatrain, seul ou associé au [ t ] et au [ K ] comme pour reproduire le bruit assourdissant des tirs de canons. Une autre allitération est introduite avec l’enjambement du vers 2, qui met en relief le verbe « sifflent », l’alliance du [ S ] et du [ f ] reproduisant plutôt le son des balles tirées. Les sensations visuelles et auditives sont donc fortement agressives, dans cette vue générale amplifiée du champ de bataille par l’élargissement de l’actualisation spatio-temporelle : « tout le jour », « l’infini du ciel bleu ».
Le second quatrain
Le début du second quatrain redouble cette violence avec l’hypallage « folie » qui désigne la guerre, en fait la « folie » de ceux qui la font. Ce terme est amplifié par l’adjectif de cinq syllabes, à cause du [e muet] prononcé, mis en apposition et qui forme un hiatus par le heurt des deux voyelles. Ce recours à l’abstraction personnifie la guerre, à nouveau, telle un monstre insensible. De plus, Rimbaud crée une disharmonie en brisant la règle classique du sonnet qui exigeait des rimes embrassées et identiques dans les deux quatrains. Il met ainsi en valeur les contrastes entre le « bleu » paisible et le « feu » terrible, ou entre la « joie », la vie, et « broie », la mort. Ainsi la guerre apparaît inacceptable et horrible.
Les victimes
Les soldats
Les soldats se confondent, Français et ennemis, dans la première strophe à travers une hyperbole, amplifiée par le rythme et les sonorités : « Qu’écarlates ou verts, […] / Croulent les bataillons en masse dans le feu. » C’est alors l’absurdité de la guerre qui ressort. Les soldats, réduits d’abord à leur uniforme, deviennent des pions, puis, en cendres, ne sont même plus des êtres humains, comme le montre l’hyperbole terrible du vers 6 : « Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant. » La césure après « milliers » marque l’opposition entre le chiffre et le résultat, un amoncellement informe. On sent toute l’émotion, compassion mêlée d’indignation du poète pour ces victimes dans son exclamation « Pauvres morts ! », soulignée par le tiret.
Les civils
Mais il y a aussi les civils qui, à l’arrière, ont peur de perdre un être cher, ou l’ont déjà perdu. Rimbaud les décrit de façon pathétique à travers le chagrin des « mères », mis en relief avec le contre-rejet « ramassées » suivi du rejet « Dans l’angoisse » (associant un terme concret à un terme abstrait) avec le déplacement de la césure et l’effet de suspense de l’élision du [e muet] à la virgule : « Dans l’angoiss[e], et pleurant sous leur vieux bonnet noir ». Ces mères semblent recroquevillées et tremblantes, écrasées par leur souffrance et leur deuil, illustré par la couleur noire. Même si Rimbaud n’a pas vu lui-même les champs de bataille, il en a vu les illustrations, a entendu les témoignages et, surtout, a pu observer la souffrance de leurs proches.
La dénonciation et ses cibles
Les chefs d'État
Le pouvoir politique est directement accusé dans le premier quatrain, sans être directement nommé (la censure sévit !), par un effet de contraste entre les soldats qui meurent et leur chef, qu’il s’agisse de Guillaume de Prusse ou de Napoléon III. Le terme « chef » d’abord choisi par Rimbaud, a été remplacé par « Roi », avec la majuscule, ce qui le rend plus puissant, mais évite l’accusation puisque la France est dirigée par un « empereur ». L’allitération en [ R ] augmente son aspect odieux : il « raille », se moque de ces morts qui, pour lui, ne sont que des pions à son service. Sa « folie » les sacrifie sans remords. Ils sont donc les premiers responsables.
L'Église
Mais sa critique va plus loin encore par l’opposition entre les quatrains et le contenu des tercets, nettement séparés par les tirets : Rimbaud vise surtout « un Dieu » et son Église. Certes l’article « un » semble atténuer la critique puisque le dieu des catholiques n’est pas nommé, mais c’est là une stratégie de détournement bien fragile. Quel que soit ce « Dieu », il est mis en parallèle avec la première cible, puisqu’à « raille » répond « rit », et l’article prend alors une connotation méprisante. La rime embrassée, avec en son centre « d’or » et « s’endort » résume bien le double reproche.
L’indifférence
Le premier reproche est celui d’indifférence. Il « rit », alors qu’il devrait plaindre les morts, comme le fait le poète, et intervenir pour arrêter ce massacre, lui qui est considéré comme créateur de la vie. En fait, bien loin du champ de bataille où se déroule le carnage, il est comme réfugié dans son église, bien à l’abri au milieu de son luxe, dépeint par l’énumération des vers 9 et 10 : « nappes damassées / des autels » (l’adjectif se trouvant mis en relief par le contre-rejet), « autels », « encens », « grands calices d’or ». La beauté de ce décor, les couleurs, les odeurs, s’opposent à l’horreur du champ de bataille, qui le laisse indifférent : tandis que les hommes lui rendent grâce, il « s’endort » comme bercé par la musique des « hosannah ». L’allitération en [S ] dans ces vers, tel un chuchotement, le son grave de l’assonance en [ ã ], traduisent l’atmosphère calme et feutrée de l’église, elle aussi en contraste avec les bruits de la guerre.
La vénalité
Le second reproche est celui de vénalité. L’image finale constitue, en effet, une chute en opposant « s’endort » et ce qui « réveille », retardé par les deux participes, « ramassées » et « pleurant », pour renforcer l’effet provoqué par la chute. Elle est également marquée par le changement de l’organisation des rimes, puisque la rime suivie, qui figure au début des tercets dans le sonnet classique, arrive ici à la fin, pour correspondre à la chute. Or ce qui « réveille » Dieu montre sa cupidité. C’est l’argent récolté à la quête, l’argent précieux des plus pauvres qui croient encore en son pouvoir : leur pauvreté, avec les « vieux bonnets » et surtout « un gros sou lié dans un mouchoir » pour ne pas le perdre, forme un contraste avec le luxe précédemment décrit, mais même ce « sou » paraît bon à prendre… L’Église s’enrichit (mise en relief du verbe « donnent » au vers 14) de la pauvreté des peuples, et encore plus en temps de guerre où ils cherchent l’espoir et la consolation à travers leur foi. Mais comment peut-on croire en un tel Dieu ? Telle est la question implicite de Rimbaud.
L'appel du poète
C’est pourquoi Rimbaud préfère invoquer la vraie divinité, la « Nature », personnifiée, déjà représentée dans le premier quatrain par « l’infini du ciel bleu ». Il implore, dans la prière qui l’apostrophe (« Nature ! Ô toi qui fis ces hommes saintement ! ») dans le second quatrain, cette vraie puissance, créatrice, qui ne peut, elle, qu’être choquée de voir sa beauté, « dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie », souillée par tant de sang. Rimbaud la supplie, et les points de suspension du vers 8 soulignent l’absurdité de cette guerre qui tue ceux à qui la vie avait été donnée. On notera la place de cette invocation dans les vers 7 et 8, encadrés par les tirets, qui servent ainsi de transition pour opposer le juste à l’injuste. Elle est placée entre deux aberrations : la violence destructrice de la guerre faite par les puissants, le culte du « veau d’or » qu’illustre l’Église. Elle représente donc la seule pureté du texte.
CONCLUSION
Par conséquent ce sonnet présente l’intérêt de nous offrir une image du « Mal » que provoque la guerre, thème fréquent dans la littérature engagée. Nous y percevons sa révolte contre une société insensible, contre un pouvoir politique autocratique et une religion qui n’est qu’une hypocrisie, qui contredit sa vocation : c’est elle aussi « le Mal », car elle profite de la douleur de ses fidèles pour s’enrichir, devenant ainsi complice de la guerre. Le poème correspond à la période de sa vie où Rimbaud entreprend sa révolte contre le conformisme familial et provincial. Avec toute la violence propre à l’adolescence, il choisit son camp, celui des plus faibles, contre l’alliance des pouvoirs, terrestre et céleste, qui les détruisent. Ainsi se combinent deux sentiments, la colère et la pitié.
Pour exprimer cela, il adopte un langage poétique lui aussi révolté, brisant comme l’avaient déjà fait certains Romantiques, les règles du sonnet classique, recherchant des images évocatrices, soutenues par la pratique des synesthésies baudelairiennes, le mélange des sensations, et leur associant des sonorités et des rythmes suggestifs.
Lectures cursives : "Morts de quatre-vingt-douze", "L'éclatante Victoire de Sarrebruck"
Pour lire les deux poèmes
Texte 1: "Morts de quatre-vingt-douze..."
L’exergue de ce sonnet en révèle la source d’inspiration, un article de Paul de Cassagnac, fervent bonapartiste, paru le 16 juillet 1870 dans Le Pays, où il fait appel au patriotisme de ses lecteurs pour soutenir une guerre qui sera déclarée le 19 juillet. Il concluait : « Vous républicains, savez-vous qu’à pareille époque, en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine, et la Convention déclarait la France en danger. Vous fûtes grands et nobles ; souvenez-vous. » Rimbaud reprend-il ici cet appel ?
Un vibrant éloge
Les adjectifs, « extasiés et grands dans la tourmente », célèbrent ces soldats en « sabots » et en « haillons » : ils ont remporté la victoire dans leur combat contre les pays coalisés qui voulaient rétablir la monarchie. En citant les batailles de « Valmy » et de « Fleurus », Rimbaud rappelle qu’ils se battaient pour sauver l’acquis de la Révolution, souligné par l’image, « pâles du baiser fort de la liberté », et que leur lutte (« vous brisiez le joug qui pèse / Sur l’âme et sur le front de toute l’humanité ») a servi d'exemple de libération pour tous les peuples.
Horace Vernet, La Bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, 1826. Huile sur toile, 174,6 x 287. National Gallery, Londres
Sa comparaison va jusqu’à les sacraliser, en raison de leur sacrifice : « Ô Million de Christs aux yeux sombres et doux ». Il se souvient aussi du chant révolutionnaire de Rouget de Lisle, La Marseillaise, qui avait accompagné ces combats : « Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante, / Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ; / Vous dont le sang lavait toute grandeur salie ». Mais, il inverse l’image : ce n’est plus le « sang impur » des ennemis qui « abreuve nos sillons », mais celui des soldats qui les purifie.
Le second tercet
Le second tercet forme une chute par le contraste introduit entre ces « soldats » et le pronom « nous », en anaphore, c’est-à-dire l’époque actuelle, le Second Empire. La critique est brutale avec l’image qui dépeint un peuple asservi : « Nous, courbés sous les rois comme sous une trique ». Le pluriel, « les rois », fait allusion à la Restauration du XIXème siècle, en masquant prudemment l’empereur Napoléon III lui-même. L’exclamation du dernier vers, mis en valeur par le tiret, souligne la critique d’un appel patriotique qui a perdu tout sens, donc particulièrement hypocrite.
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Pour conclure
Ce sonnet, qui fait écho au goût de la liberté du jeune poète, joue habilement sur le contraste des tonalités, le lyrisme dithyrambique des trois premières strophes, se trouvant brisé par la violence polémique qui le conclut.
Texte 2: "L'éclatante Victoire de Sarrebrück"
Le titre du sonnet est, en fait, de l’ironie par antiphrase, car la bataille remportée par les troupes françaises le 2 août 1870 à Sarrebrück a été bien limitée, mais amplifiée à la gloire de l’empereur, comme le souligne la précision exclamative : « remportée aux cris de vive l’empereur ! » De plus, il est daté d’« octobre 1870 », alors que l’empereur a déjà été fait prisonnier lors de la défaite de Sedan, le 2 août… Enfin, le prix lui-même, « trente-cinq centimes » accentue l’aspect dérisoire de cette prétendue victoire, dont l’illustration à si bas prix montre que personne ne cherche à en garder le souvenir.
La description de la gravure
La source d’inspiration, nommée dans la parenthèse, une « gravure belge brillamment colorée », nous rappelle le goût de Rimbaud pour ces « peintures idiotes » et ces « enluminures » évoquées dans « Alchimie du Verbe ».
Ainsi les couleurs vives ressortent dans le sonnet, pour mettre en valeur l’empereur, et son « apothéose / Bleue et jaune », puis soulignées par le chiasme, « des tambours dorés et des rouges canons », et la comparaison, « comme un soleil noir », qui accentue l’aspect brillant des « shakos », les képis des soldats, enfin l’uniforme d’un soldat, « bleu et rouge ».
Il la décrit en reproduisant la place des différents personnages, en fonction de leur importance, « Au milieu » Napoléon III, en position majestueuse car à cheval ; « En bas » les soldats, simples fantassins, ici cités par leur appellation familière de « Pioupious », avec trois gros plans, d'abord « Pitou », puis « À droite, Dumanet », enfin « Boquillon », mis en valeur par le tiret qui souligne sa place « au centre » et auquel sont consacrés plus de deux vers.
La caricature
Mais l’ironie du titre donne la tonalité de l’ensemble, une caricature du pouvoir impérial et de la guerre.
Dans le premier quatrain, la satire de Napoléon III se fonde sur le contraste lexical entre les termes glorieux et un lexique familier, et même puéril. D’un côté, nous avons la solennité d’une « apothéose », l’adjectif « Flamboyant » en rejet pour dépeindre le cheval, enfin un emprunt à la mythologie : « Féroce comme Zeus » ; parallèlement, chacun de ces termes est démythifié : l’empereur semble figé « raide sur son dada », fait preuve d’un optimisme ridicule, mis en valeur par le tiret, « ― car il voit tout en rose », et il masque son autoritarisme cruel par de la démagogie, d’où le qualificatif puéril : « doux comme un papa ».
La satire porte aussi sur les soldats, d’abord mentionnés collectivement par l’argot familier, « les bons Pioupious », mais qui ne semblent guère motivés pour combattre car ils « faisaient la sieste », et ne montrent guère d’enthousiasme face à l’empereur : ils « se lèvent gentiment ». Puis, un gros plan est fait sur le nommé Pitou, nommé d’après des caricatures, fréquentes dans les images d’Épinal. Ici, il se montre soucieux de donner l’image d’un soldat respectueux face au « Chef », valorisé par la majuscule ; mais, initialement sa tenue était négligé, donc il « remet sa veste » au passage de l’empereur, et il a la naïveté de croire au discours patriotique, sans y comprendre grand-chose : il « s’étourdit de grands noms ». Puis est mentionné Dumanet, lui aussi type du soldat naïf, souvent moqué : son attitude, désinvolte et passive, contraste avec son émotion et son exclamation rapportée directement s’oppose au silence de son voisin, bien moins exalté. Le tercet se termine sur Boquillon, personnage emprunté au journal satirique, La Lanterne de Boquillon, fondé en 1868 par Pierre-François Humbert, dit Albert, type du soldat paysan, vulgaire et « très naïf », alors utilisé pour ridiculiser l’Empire. Il adopte ici une attitude grossière, mise en relief par « sur son ventre / Se dresse », jusqu’à l’obscénité : « et, – présentant ses dernières : « De quoi ? » La rime associe ainsi le silence précédent à son incompréhension de la situation.
Pour conclure
Ce sonnet dépasse de loin une simple gravure telle les images d’Épinal alors répandues. Il est encore plus sarcastique que le précédent, avec une satire inscrite dans le registre burlesque qui dénonce ce patriotisme envoyant à la mort des soldats qui, eux, n’ont rien demandé.
Explication : "Le Dormeur du val"
Pour lire le sonnet
Ce premier poème du second des deux Cahiers de Douai, daté d’octobre 1870, en lien avec la seconde fugue de Rimbaud vers la Belgique, reflète, comme « Le Mal », la guerre entre la France et la Prusse, mais de façon originale en raison de l’effet de contraste recherché. S’agit-il d’un spectacle vu par le jeune garçon, en raison des combats livrés dans les Ardennes ? Une telle rencontre d'un soldat mort est peu probable, et la structure même du sonnet révèle plutôt une élaboration purement littéraire. Comment la structure du sonnet met-elle en évidence la dénonciation de la guerre ?
Un tableau lumineux et paisible
L'image de la nature
Le premier quatrain s’ouvre sur une image riante de la nature, puisque toutes les sensations s’unissent pour composer un tableau féérique. Cela commence, dans un mouvement du regard descendant, avec la personnification de la rivière qui « chante » joyeusement, une eau symbole traditionnel de la vie. L’enjambement des trois premiers vers semble reproduire la vivacité de son cours, suggérée par l’adverbe « follement » avec l’assonance de la voyelle nasale [ ã ] déjà présente dans « accrochant », et accélérée encore par les élisions des [e muets] dans le premier vers et les allitérations sur les consonnes liquides, [ l ] et [ R ].
La lumière est mise en valeur par le rejet, « haillons / D’argent », métaphore des gouttes d’eau qui éclaboussent les rives.
Puis le regard s’inverse, s’élève vers « la montagne fière » et la lumière s’accentue par la description du « soleil », autre symbole de la vie, et un nouveau rejet du verbe « Luit ». L’image qui ferme ce premier quatrain, « un petit val qui mousse de rayons », confirme cette impression d’une vie joyeuse et intense.
Au fil des strophes suivantes, nous retrouvons des éléments naturels, colorés : la « verdure » est reprise par le « lit vert » et la mention de « l’herbe », la végétation est précisée par « le frais cresson bleu » et « les glaïeuls », et le « soleil » continue à illuminer le décor, amplifié par le verbe imagé, « mousse ». L’allitération en [ l ] au vers 8 illustre ce ruissellement lumineux : « la lumière pleut ».
Le portrait du soldat
Le second quatrain introduit l’image du soldat, sur un rythme en decrescendo, marqué par les [e muets] prononcés devant les consonnes, au vers 5 : 5 syllabes pour la vision globale, « Un soldat jeune », puis 4 syllabes, « bouche ouverte », enfin 3, « tête nue ». Ce portrait, dans son immobilité, est paisible, ce que traduit le rejet du verbe « Dort » au vers 7, repris ensuite aux vers 9, sur une coupe forte, puis en tête du vers 13, et amplifié par la périphrase : « il fait un somme », ou celui de l’adjectif « Tranquille » dans le dernier vers, où le [e muet] élidé sur la ponctuation forte semble suspendre le temps.
Les effets de contraste
La chute du sonnet
Par opposition à cette première lecture, le martèlement de la dernière phrase, avec la brièveté des monosyllabes et le jeu sonore des dentales, [d ] et [ t ], associées à la dureté du [ R ], « Il a deux trous rouges au côté droit », forme un contraste brutal. Là où tout semblait, dans le premier quatrain, exprimer la vie, c’est la mort qui ressort, et la couleur du sang. Rimbaud souhaite ainsi provoquer une réaction chez son lecteur.
La mort annoncée
Mais, une fois découverte la terrible réalité, une seconde lecture montre que Rimbaud a introduit, dans chaque strophe, des indices qui préparent cette chute.
Dans le décor déjà, le choix du terme initial, « un trou de verdure », évoque un tombeau dans lequel serait déposé le corps du soldat.
Puis la position du soldat dans ce décor ressemble aussi à celle d’un gisant sur un « lit », où « la nue » figurerait un drap mortuaire, et aux pieds duquel auraient été déposées des fleurs en hommage, les « glaïeuls », souvent présentes dans les cimetières. La dernière image, « la main sur sa poitrine » est encore plus révélatrice : c’est le geste de celui qui vient de s’écrouler, blessé à mort.
Enfin, les détails du portrait révèlent cette progression vers la mort. Dans le second quatrain, l’adjectif « Pâle » contraste avec la lumière et les couleurs qui peignaient le décor. De même, le participe « souriant », contraste avec l’enjambement qui met en valeur la comparaison en contre-rejet « comme / Sourirait un enfant malade ». L’invocation du narrateur, « Nature, berce-le chaudement : il a froid », renforce cette image, en jouant sur le contraste entre le chaud et le froid, et transforme la « Nature » en une divinité maternelle, tout en accentuant la jeunesse de ce soldat. L’ultime indice, au vers 12, oppose le naturel d’une respiration paisible, imitée par l’allitération en [ f ], à la négation, mise en relief à la césure, qui vient au contraire nier toute vie. Ainsi, Rimbaud s’est employé à détruire chaque élément positif par un détail négatif.
CONCLUSION
Ce sonnet, qui semble si simple, révèle pourtant toute la maîtrise poétique de ce poète adolescent, qui a construit sa description de façon à ce que, même si le mot n’est jamais prononcé, cette mort apparaisse encore plus choquante. D’un côté, un cadre lumineux, une image de paix au sein d’une nature riante, de l’autre l’aspect insupportable d’une mort qui frappe en pleine jeunesse sans que rien ne vienne l’expliquer, la justifier. Pas d’indignation ici, plutôt une colère sourde mêlée à la pitié, sentiments que Rimbaud souhaite transmettre à son lecteur.
Étude d'ensemble : Rimbaud le révolté
Pour se reporter à l'étude détaillée
L’engagement de l’écrivain ne commence pas avec Rimbaud. Les romantiques, Hugo, Lamartine, en ont donné l’exemple dans la première moitié du siècle, et bien des artistes, à commencer par Baudelaire, en apportent un témoignage dans leurs œuvres. Mais la jeunesse de Rimbaud, son contexte familial et la guerre en 1870, donnent une tonalité particulière à l’expression de sa révolte, aussi bien contre la religion ou à la vie politique que dans le regard porté sur le peuple.
Lectures cursives : "Le Châtiment de Tartufe", "Rages de César", "Le Forgeron"
"Le Châtiment de Tartufe"
Pour lire le sonnet
La structure même de ce sonnet met en valeur la lutte entre le personnage dépeint et ce « Méchant » qui le combat, jusqu'à la victoire affirmée dans les tercets.
Le "faux dévot"
Le personnage est emprunté à la comédie de Molière, Le Tartuffe, sous-titré « l’imposteur », c’est-à-dire celui qui occupe une place qu’il ne mérite pas, mais écrit avec un seul [f] comme en signe de modestie du jeune poète face à l’illustre Molière. Le portrait du personnage reprend sa caractéristique principale, la fausse dévotion, mise en valeur dès l’enjambement des vers 1 et 2 qui unit « son cœur amoureux » -- chez Molière, il veut séduire l’épouse d’Orgon, son hôte – et « sa chaste robe noire », sa tenue de religieux, qui l’oblige à respecter le commandement divin qui interdit l’adultère. Ainsi, l’accent est mis ensuite sur son hypocrisie, en insistant sur l’horreur de son comportement, par exemple avec l’oxymore, « effroyablement doux », ou la couleur « jaune », qui symbolise négativement la traîtrise, le mensonge. Le portrait devient même répugnant : « bavant sa foi de sa bouche édentée »
Le "Méchant"
Le tiret du vers 5 met en valeur l’intervention de ce personnage, qualifié de façon enfantine, mais avec une majuscule qui en souligne l’importance. C’est une intervention violente, en gradation :
-
d’abord, comme un parent face à un enfant qu'il veut punir, il le « prit rudement par son oreille benoîte » ;
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puis vient la parole : il « lui jeta des mots affreux » ;
-
enfin, le contre-rejet met en évidence le masque enlevé : « en arrachant / Sa chaste robe noire », geste accentué par l’exclamation.
Les tercets
Introduits par la reprise exclamative du cri, « Châtiment ! » en écho au titre, les tercets décrivent la victoire contre l'hypocrite. Celui ironiquement nommé « Saint Tartufe » reconnaît sa culpabilité : « […]le long chapelet des péchés pardonnés / S’égrenant dans son cœur », d’où le fait qu’il soit « pâle » et implore le pardon : « Donc il se confessait, priait, avec un râle ! » Mais, à présent agrandi par son triomphe, devenu « l'homme », celui qui l’a ainsi démasqué ne lui accorde pas ce pardon, il se « contenta d’emporter ses rabats », tel un trophée de victoire, et de lui renvoyer son mépris, accentué par le tiret, l’interjection et l’exclamation qui ridiculisent le personnage : « — Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas ! »
Pour conclure
Ce sonnet témoigne de la révolte du poète adolescent, qui a lui-même évoqué, dans « Les Poètes de sept ans » les contraintes imposées par une mère particulièrement dévote, mais au « bleu regard – qui ment ! » Cela peut expliquer cet anticléricalisme élargi à toute l’Église.
"Rages de Césars"
Pour lire le sonnet
Le titre de ce sonnet frappe par le pluriel qui multiplie les défaites et les colères, ces « Césars » renvoyant à la fois à Napoléon III, « l’Empereur », nommé ensuite, et au « Compère en lunettes », qu’on peut identifier à son ministre de la guerre, Émile Ollivier, péjorativement qualifié de « Compère », comme s’il était le complice d’un forfait. La critique est ainsi élargie à tous les tyrans qui perdent leur pouvoir. Le poème est, en effet, écrit après la chute de Sedan, où Napoléon III a été fait prisonnier : « Il est pris ». Le sonnet oppose deux temps : celui de l’Empire tout-puissant à celui de la défaite.
La puissance de l'Empire
Il est revécu comme un temps heureux, où Napoléon III savourait son pouvoir dans un cadre luxueux, celui de son palais et des jardins, au milieu des « fleurs des Tuileries », où dans sa résidence favorite, où se déroulaient des fêtes, rappelées par l’allusion finale aux « soirs de Saint-Cloud ». Il a donc profité sans scrupules de son pouvoir absolu, d’où son portrait qui accentue la critique de Rimbaud : « l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie ! »
Rimbaud pénètre alors sa conscience, en rapportant par le discours direct, l’objectif même de l’empire, avec une comparaison qui révèle à la fois son hypocrisie et sa certitude de triompher de toutes les résistances : « Il s’était dit : « Je vais souffler la Liberté / Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! ».
La défaite
Le portrait physique reprend des caractéristiques de Napoléon III souvent signalées, anaphore de « L’homme pâle », « son œil terne », qui devient « l’œil mort », mais qui ici semblent encore l’affaiblir. Il le montre dans une occupation, elle aussi habituelle : « le long des pelouses fleuries, / [Il c]hemine, en habit noir, et le cigare aux dents ». Il n’a plus que des souvenirs qui lui donnent ses « regards ardents », car les heureux moments ont bien disparu, emporté par la défaite sur laquelle insiste Rimbaud avec les exclamations et la mise en valeur au début du premier tercet : « La liberté revit ! Il se sent éreinté ! / Il est pris. » Mais a-t-il vraiment des regrets ? Les questions, introduites par le tiret, le suggèrent, mais restent sans réponse : « – Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes / Tressaille ? Quel regret implacable le mord ? / On ne le saura pas. » Finalement, c’est le vide qui l’emporte, comme le mettent en valeur l’hypothèse non confirmée, et surtout la chute du sonnet, les deux derniers vers où il ne reste que le « fin nuage bleu », la fumée du « cigare en feu ».
"Le Forgeron"
Pour lire le poème
Ce long poème est un dialogue entre « le Forgeron », qui représente le peuple, et le roi Louis XVI, derrière lequel, bien sûr, Rimbaud cible le pouvoir absolu mis en place par Napoléon III, sur un ton violemment polémique qui rappelle celui de Victor Hugo, notamment dans Châtiments (1853). En raison de la longueur du poème, la lecture ne s’attachera qu’à dégager deux images, celle du roi et celle du peuple.
L'image du roi
Au fil du dialogue le forgeron dénonce tous les abus de la monarchie absolue de droit divin, à commencer par la richesse acquise par l’écrasement du peuple, par exemple « les lambris d’or » de son palais, qualifié par l’oxymore de « baraque splendide » : « Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous ! / Et tu te soûleras, tu feras belle fête. » Nous retrouvons là les critiques adressées à Napoléon III dans « Rages de Césars ».
Le Chanoine au soleil filait des patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or.
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
Et l’un avec la hart, l’autre avec la cravache
Nous fouaillaient.[…]
Nous retrouvons là les critiques adressées à Napoléon III dans « Rages de Césars ». La critique est partagée avec celles de tous les privilégiés qui soutiennent le pouvoir, le Clergé, la noblesse, l’Église, les « officiers dorés » et les courtisans, les « mille chenapans ».
La dénonciation va jusqu’à la mention des lettres de cachet, pour les arrestations arbitraires, « de petits billets pour nous mettre aux Bastilles », critique directe contre une justice qui ne tient pas compte des protestations du peuple : « Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes / Pour se les renvoyer comme sur des raquettes ». Là où pour l’Empereur, Rimbaud blâmait les « orgies », il reprend cette critique en évoquant les liaisons adultérines du roi, « tes palsambleu bâtards » et leurs abus : « Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles. »
Le peuple
Le poème oppose deux moments :
-
le temps de son asservissement, en soulignant son dur travail et ce qui a tout d’un esclavage, avec des images horribles :
-
le temps de la libération, avec une longue évocation de l’acte symbolique, la prise de la Bastille :
Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient plus ; nous allions, nous allions,
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire :
On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ;
Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.
« Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas / Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière. », « — Citoyen ! citoyen ! c’était le passé sombre / Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour ! »
Le choix du Forgeron devient alors symbolique : « Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant / D’ivresse et de grandeur, le front vaste, riant / Comme un clairon d’airain, avec toute sa bouche ». Avec son marteau, il détruit avec violence le monde ancien, mais il a aussi le pouvoir de forger, sur son enclume et par le feu, un monde nouveau, celui de la liberté, annoncée par l’emploi du futur à la fin du poème :
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l’on voudra savoir,
Où l’Homme forgera du matin jusqu’au soir,
Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
Ainsi, en revenant à sa confrontation avec Louis XVI, le dernier geste du Forgeron, agrandi par l’adjectif en rejet, « le Forgeron, / Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front ! », affirme le triomphe de la lutte révolutionnaire. Derrière ce long discours, c’est donc bien Rimbaud qui se représente sous ce masque.
Écrit d’appropriation : une lettre
À ce stade du parcours, il serait intéressant de proposer l’écriture d’une lettre de Rimbaud de façon à restituer à la fois la personnalité du jeune poète et ses révoltes, en même temps que ses désirs, tout particulièrement ses ambitions poétiques. Le destinataire reste libre, même si l’on peut penser à son professeur Izambard, au poète Demeny auquel lui-même a écrit, voire à Verlaine avant sa rencontre.
Cet écrit répond, bien sûr, aux contraintes formelles d’une lettre : la mention d’un lieu et d’une date, une adresse au destinataire, une formule de conclusion et une signature. Mais elle doit aussi être construite et, surtout, être expressive en recourant à tous les procédés de la modalisation qui ont pu être observés dans les poèmes étudiés.
Explication : "Rêvé pour l'hiver"
Pour lire le sonnet
Ce poème, le cinquième du second des Cahiers de Douai, se présente comme un sonnet, mais original par sa forme, qui bouleverse les règles classiques du genre, comme par le récit de ce « rêve amoureux », représentatif de la fantaisie du jeune poète. Il est précisément daté de la seconde fugue de Rimbaud vers la Belgique, avec même une précision sur le moment de son écriture : « En wagon, le 7 octobre 1870 ». Il y ajoute une dédicace en exergue, « À Elle », non élucidée, mais avec une majuscule qui symbolise les fantasmes amoureux du jeune adolescent qui naissent à l’occasion de ce voyage en train, ses premiers émois, ses premiers désirs.
Les quatrains : un décor contrasté
L'irrégularité des quatrains ressort d'emblée par rapport à la versification traditionnelle, avec l’alternance des alexandrins, qui déplacent la césure, en principe à l’hémistiche, et de l’hexasyllabe, irrespect auquel s’ajoute les rimes croisées au lieu d’embrassées. Peut-être s'agit-il de reproduire le rythme saccadé du train ? Le choix du futur, lui, présente ce « rêve » comme une certitude.
L'intérieur
Le sonnet s’ouvre sur une opposition entre la réalité rude, « L’hiver », mis en valeur par sa place en tête du vers et la coupe à la virgule, et l’atmosphère du wagon : « petit wagon rose », « coussins bleus ». Ces adjectifs de couleur donnent une image de douceur, comme dans un monde imaginaire, à la façon d’un décor de conte de fées, ou d’un train-jouet pour enfant. L’énonciation, qui introduit immédiatement le couple avec le pronom « nous », est très simple, elle aussi presque enfantine : « Nous serons bien » est suivi d’un contre-enjambement qui fait passer du futur au présent. Le rêve, formulé au passé dans le titre, se pose à présent comme réel avec le prolongement de l’image de douceur.
La métaphore, avec son verbe au présent, offre au couple une promesse, comme si tout était prêt pour satisfaire le désir, en attente d'un futur couple : « Un nid de baisers fous repose / Dans chaque coin moelleux ». L’adjectif « fou » associé à l’image représente les « baisers » comme des oiseaux tout prêts à prendre leur envol.
Mais on note déjà l’ambiguïté de « coins moelleux » : s’agit-il des « coins » du compartiment ou des « coins » du corps de la jeune fille ? comme une certitude.
L'extérieur
Le décor extérieur, introduit dans le second quatrain, forme une rupture avec la tonalité merveilleuse de l'intérieur, déjà dans la forme : les rimes, devraient, selon la règle traditionnelle, être identiques à celle du premier quatrain, et ce sont les seules rimes riches de tout le sonnet. Mais le contenu a également perdu toute douceur. Il dépeint, en effet, une atmosphère fantastique, d’où la représentation de la jeune fille, familièrement tutoyée, introduit dans un trimètre : « Tu fermeras l’œil, / pour ne point voir, / par la glace ». Le rythme adopte un decrescendo avec 5 / 4 / 3 syllabes, comme pour imiter l’œil qui se ferme. Les couleurs douces sont remplacées par l’obscurité, « les ombres des soirs », intensifiées par le [ e muet ] prononcé devant une consonne, avec la répétition de l’adjectif « noirs », appliqué à des êtres effrayants, « démons » et « loups ».
L’horreur des visions est soutenue par le verbe « Grimacer » et les allitérations de consonnes aux sonorités désagréables, renforcées par celle du [ R ]. Le rythme des vers 7 et 8 met en valeur ces images fantastiques qui s’animent avec violence, avec le terme « monstruosités » qui occupe pratiquement tout l’hémistiche, l’adjectif « hargneuses » mis en valeur par la coupe, et le contre-rejet « populace », très péjoratif, qui complète cette personnification terrible. Le rythme brisé de ce quatrain imite les images successives, floues et brutales, perçues par les fenêtres du train.
Ainsi ce quatrain crée l’impression d’un cauchemar par opposition à la douceur du compartiment, nous offrant la double image des contes de fées, le monde des "méchants" menaçant celui des "gentils", illustré par le couple.
Les tercets : le jeu amoureux
L'expression du désir
Dans les tercets, les ruptures du rythme sont très nettes, déjà par le changement métrique : deux alexandrins, suivis d’un hexasyllabe. La ponctuation forte, les points de suspension, l'insertion du discours rapporté direct avec l’impératif exclamatif, les tirets, semblent reproduire l’excitation croissante du jeune poète qui met en place le jeu amoureux, d'abord avec une certaine violence : « Puis tu te sentiras la joue égratignée » Mais les vers suivants contredisent cette impression, même si la comparaison animale n’est guère séduisante. C’est en fait la vivacité qui ressort, par la légèreté du « petit baiser », comme si le jeune garçon s’était brusquement décidé à accomplir ce geste - mais toujours au futur -, alors que lui-même n'apparaît plus : tout se passe comme si le baiser prenait une existence autonome. Le rythme s’accélère aussi, avec la césure impossible (elle couperait la préposition « comme »), les élisions du [ e muet ] devant les voyelles », et la brièveté de l’hexasyllabe scandé par la reprise sonore : « Te courra par le cou. » À nouveau les points de suspension créent un moment d’attente : comment la jeune fille va-t-elle réagir ?
Le couple complice
Les deux tercets s’organisent autour du couple, parfaitement complice dans ce jeu amoureux : le pronom « tu » vient d’abord au centre, puis « me », et le « nous » est affirmé à la fin du sonnet, qui se termine sur deux rimes embrassées comme pour reproduire l'union du couple. Le jeune homme a, certes, commencé le jeu de façon furtive. Mais la jeune fille, avec la récurrence de la conjonction « et » et par le discours rapporté direct se fait complice. Sous le prétexte d’une sorte de jeu d’enfant ( "la petite bête qui monte"…)., c’est bien elle qui provoque le jeu de cache-cache par son injonction exclamative et le geste, « en inclinant la tête ».
Le fantasme amoureux est suggéré dans les deux derniers vers, et mis en relief par l’effet de suspens créé par les deux tirets. La formule « nous prendrons du temps » et l’allusion à cette « bête ! / — Qui voyage beaucoup... » évoquent implicitement les ébats amoureux, l'exploration du corps féminin, voire un déshabillage, extrême audace.
Théo van Rysselberghe, Portrait d’Élisabeth, 1895-1896. Huile sur toile. Collection privée
CONCLUSION
Ce sonnet marque une rupture avec le lyrisme traditionnel, en accord avec la jeunesse du poète, qui est capable de représenter, avec une distance humoristique et des souvenirs du monde de l’enfance, son propre désir amoureux. Cette même jeunesse, l'expression audacieuse du fantasme, conduit aussi à la remise en cause des règles traditionnelles du sonnet.
Le sonnet témoigne du dynamisme de la poésie de Rimbaud, faite de mouvement : celui du train, l'élan de la fugue loin des contraintes familiales, restitué par le rythme et les sonorités, est mis en parallèle avec celui du jeu amoureux, dont l'érotisme reste masqué par son expression innocente. C’est aussi une poésie qui rompt avec la mélancolie du siècle romantique, car ici le rêve paraît se concrétiser par la complicité du couple, et le futur qui le pose comme une certitude.
Lectures cursives : "Première soirée", "Les Reparties de Nina"
"Première soirée"
Pour lire le poème
Ce poème, d’abord intitulé « Comédie en trois baisers », puis « Trois Baisers » lors de sa parution initiale dans la revue La Charge, le 3 août 1870, ouvre le premier des Cahiers de Douai. Le même quatrain d’octosyllabes, vers particulièrement légers, encadre les six autres qui relatent les étapes, marquées par les tirets, d’un jeu érotique comme surveillé par une nature, les « grands arbres » qui se fait complice du couple, comme le souligne, au vers 4, l’adverbe et la répétition : « Malinement, tout près, tout près. » Le titre définitif suggère une initiation amoureuse, partagée, ce qui peut expliquer le choix des rimes croisées, comme pour associer les deux jeunes gens.
Les élans du jeune homme
Peut-être fantasmée, la scène s’affirme comme réelle, précisément située : la jeune fille est « [a]ssise sur ma grande chaise, / mi-nue », déclare le jeune poète, qui d’abord se contente de jouer les voyeurs : « Je regardai ». Ce regard porte sur les attributs traditionnels de la féminité, « Ses petits pieds, si fin, si fins ». Son enthousiasme fait écho au soleil qui éclaire la scène : le poète observe « couleur de cire / Un petit rayon buissonnier / papillonner » sur le corps de la jeune fille, ce qui fait naître l’image d’une « mouche au rosier ». Son audace s’accentue ensuite, en gradation : « – Je baisai ses fines chevilles », puis « — Pauvrets palpitants sous ma lèvre, / Je baisai doucement ses yeux », enfin « — Je lui jetai le reste au sein / Dans un baiser ».
Le portrait de la jeune fille
Après l’annonce « fort déshabillée » et « mi-nue » – signes d’un début "in medias res"– dès le deuxième quatrain, nous notons l’opposition entre un geste de prière qui pourrait relever de la pudeur, héritage d’une éducation religieuse, « elle joignait les mains », et un mouvement spontané, souligné par la double allitération en [ p ] et en [ s ], qui traduit, lui, un plaisir sensuel : « Sur le plancher frissonnaient d’aise / Ses petits pieds ». Ainsi, elle apparaît bien peu farouche et, au fil des strophes, elle se fait de plus en plus complice.
Elle accepte, en effet, le regard audacieux, d’abord par un simple « sourire », puis de façon plus nette : « Elle eut un doux rire brutal / Qui s’égrenait en claires trilles, / Un joli rire de cristal. » Mais ce rire relève précisément du jeu, car la dérobade de la jeune fille, son mouvement accompagné de l’injonction exclamative, « Les petits pieds sous la chemise / Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! » est démentie par l’interprétation immédiatement donnée : « — La première audace permise, / Le rire feignait de punir ! » L’exclamation rapportée, prolongée par l’aposiopèse, « Oh ! c’est encore mieux !… », franchit encore une étape : elle manifeste elle aussi le plaisir suscité par les baisers. L’ultime discours, avec le plaisant contraste entre la solennité de l’appellation et le tutoiement, « Monsieur, j’ai deux mots à te dire… », n’est qu’un semblant de fâcherie, démasqué par l'éclat final, appuyé par l’anadiplose et l’allitération en [ b ] : « un baiser, qui la fit rire / D’un bon rire qui voulait bien… »
Les points de suspension sont particulièrement suggestifs, ouvrant la perspective d’une suite de ce jeu érotique. Mais la structure en boucle due à la reprise du quatrain pourrait faire figure d’arrêt, obligeant le jeune poète à se contenter de ce qu’il a pu obtenir.
"Les reparties de Nina"
Pour lire le poème
L’alternance de l’octosyllabe et du tétrasyllabe, avec le choix de rimes croisées, dans ces vingt-huit quatrains du poème d’abord intitulé « Ce qui retient Nina », correspond à ce qui se présente comme une joyeuse escapade du poète avec la jeune fille, nouveau fantasme amoureux, nettement indiqué comme fictif par le choix du conditionnel, et la chute, mise en valeur par l’italique, qui, après le tercet, ultime élan du jeune homme, donne enfin la parole à la jeune fille. Une ligne de pointillés sépare le poème en trois étapes.
Le cadre spatio-temporel
La temporalité
Elle se fonde sur un contraste. Le départ s’est fait « Aux frais rayons / Du bon matin bleu, qui vous baigne / Du vin de jour », premier signe d’un élan proche de l’ivresse ; ensuite, - Le moment d’extase au milieu des « grands bois » est comme illuminé : « Et le soleil / Sablerait d’or fin leur grand rêve / Vert et vermeil. ». Mais la troisième partie, qui se déroule « Le soir », avec un « ciel mi-noir », impose peu à peu, l’obscurité en ne laissant que « la flamme » du « feu » du foyer.
La nature
De la même façon, les deux premières parties prennent comme cadre « la campagne ». Rimbaud associe la promenade à tous les éléments naturels, qui stimulent les sensations, d’abord « de l’air plein la narine », repris ensuite par le « vent vif » d’abord, puis la végétation, qui semble communier avec lui : « Quand tout le bois frissonnant saigne / Muet d’amour. »
Le troisième quatrain montre que toute la nature vibre ainsi du même désir sensuel que le jeune homme : « On sent dans les choses ouvertes / Frémir des chairs », ce que confirme l’exclamation lyrique : « Oh ! les grands prés ! / La grande campagne amoureuse ! » Enfin, après la traversée des lieux ouverts, tel le champ de « luzerne », la nature offre au couple un refuge : « nous gagnerions la ravine / Puis les grands bois ! … » Rimbaud retrouve, dans ces descriptions, les synesthésies baudelairiennes, associant la vue, avec les couleurs, l’ouïe, avec « [l]’oiseau » qui, « filerait son andante / Au Noisetier. », et l’odorat, depuis « Nos grands bois sentiraient la sève », jusqu’aux « pommiers » : « Comme on les sent toute une lieue / Leurs parfums forts ! »
P.-A. Renoir, La Promenade, 1870. Huile sur toile, 81,3 x 64,8. Getty Center
Le village
Mais dans la troisième partie, au fur et à mesure que, par « la route / Blanche » et les « bons vergers », le couple se rapproche du village, l’atmosphère se transforme. Cela commence par les odeurs, celle du « laitage », de « l’étable, / Pleine de fumiers chauds », puis « une vache fientera ». Toute la beauté naturelle s’efface.
Le tiret du vers 81 introduit, observés par les « carreaux gris », les intérieurs des maisons qualifiées péjorativement de « taudis », en présentant les occupations prosaïques des habitants, avec une insistance sur la boisson, « le pot de bière », sur le tabac, « les larges pipes », et sur la nourriture : ils « happent le jambon aux fourchettes ».
Les frères Le Nain, Une famille heureuse ou Le Retour du baptême, 1642. Huile sur toile, 61 x 78. Musée du Louvre, Paris
Les fesses luisantes et grasses
D’un gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
Son museau blanc
Frôlé par un mufle qui gronde
D’un ton gentil,
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit…
Les portraits, eux, sont de véritables caricatures du monde paysan, depuis la « grand-mère » avec « son nez long / Dans son missel », puis l’enfant et sa mère animalisés. Face à la pureté de la nature, l'ironie fait donc ressortir un matérialisme vulgaire.
Le désir du jeune poète
Dès le début du poème, l'adresse familière du jeune poète à la jeune fille manifeste tout l’élan de son désir sensuel : « Ta poitrine sur ma poitrine, / Hein ? nous irions ». L’alternance métrique scande cette marche du jeune couple, en marquant le rapprochement progressif, le « peignoir » enlevé, la « belle tresse » dénouée, puis les baisers. L’enthousiasme du jeune homme va croissant, partagé par le « rire fou » de sa compagne :
Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, — la belle tresse,
Oh ! — qui boirais
Ton goût de framboise et de fraise,
Ô chair de fleur !
Le rapprochement s’accentue encore dans le neuvième quatrain, annoncée par la répétition du vers 1 et le passage du conditionnel au futur de certitude dans l’exclamation : « Tu seras heureuse ! ». La jeune fille n’est guère farouche ; elle favorise même leur rapprochement par sa demande : « Tu me dirais que je te porte, / L’œil mi-fermé… ». Les paroles du jeune homme se font convaincantes, les points de suspension suggérant leur complicité : « Et te parlant la langue franche… / Tiens !... – que tu sais… »
Le dernier tercet est une véritable déclaration, chargée de l’espoir de concrétiser son désir, implicitement exprimé par les points de suspension mais renforcé par le futur de certitude : « Tu viendras, tu viendras, je t’aime ! / Ce sera beau. / Tu viendras, n’est-ce pas, et même… »
Mais la réponse de la jeune fille, en italique, forme une chute brutale : « ELLE – Et mon bureau ? ». Cette question contraste avec le récit de cette promenade empreinte d’élans romantiques : le déterminant possessif laisse supposer que cette jeune fille est déjà amoureuse d'un employé de bureau, peut-être même fiancée. « Ce qui retient Nina », pour reprendre le titre initial, est donc l’assurance d’un avenir conjugal, matériellement plus confortable que l’aventure proposée par un jeune garçon de « dix-sept ans », quelque séduisantes que soient ses paroles…
La versification : synthèse
Pour se reporter à une étude détaillée
L’irrespect des règles de versification du sonnet « Rêvé pour l’hiver », de même que l’originalité des autres poèmes, offre l’occasion de les récapituler, en portant un intérêt tout particulier à la métrique, avec la question du [e muet], prononcé ou élidé, et en observant de près la qualité des rimes, pauvres, suffisantes et riches, et en approfondissant les notions qui concernent le rythme et les sonorités.
Explication : "Roman"
Pour lire le poème
Ce huitième poème du premier des deux Cahiers de Douai est daté du 29 septembre 1870, date probablement de sa mise au propre effectuée alors que Rimbaud séjourne chez les tantes de son professeur Izambard, après sa première fugue et son court passage en prison. Il n’a donc que seize ans… même si, dans ce poème, il se vieillit, peut-être pour présenter comme réalisé ce qui n’est encore qu’imaginé. Peu avant, le 24 mai, il commençait déjà ainsi une lettre adressée déjà au poète Théodore de Banville : « Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai dix-sept ans… »
Le titre « Roman » introduit d’ailleurs déjà la dimension imaginaire. Rappelons qu’à l’origine, au Moyen Âge, c’est un récit écrit en langue romane, et d’abord en vers, une fiction qui raconte les aventures, souvent amoureuses, vécues par un héros capable d’accomplir un exploit. Ce poème nous présente, en effet, en quatre étapes chronologiques, chacune de deux quatrains, la brève histoire d’un amour d’adolescence.
Au cœur de Charleville : le cours d'Orléans
Première partie : une soirée
Le cadre
Même s’il n’est que fiction, le roman s’inscrit dans un décor, et c’est sur lui que s’ouvre le poème, en mêlant deux aspects contrastés, le cœur de la ville et la nature, opposition soulignée par les tirets aux vers 2 et 4. Mais, au début, la formule exclamative, « foin de », traduit le rejet de la ville, de son bruit, de son activité et d'une luminosité excessive, des « cafés tapageurs aux lustres éclatants », pour trouver refuge « sous les tilleuls verts de la promenade », décor paisible.
Ce décor, liant ville et nature, permet de mélanger aussi toutes les sensations, visuelles d’abord, avec la lumière et les couleurs, mais aussi olfactives, tactiles et auditives : « Les tilleuls sentent bon », « L’air est parfois si doux », « Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, – / A des parfums de vigne et des parfums de bière… » Cette association d’impressions sensorielles différentes forme une synesthésie qui suggère déjà le trouble ressenti par l’adolescent, presque une sorte d’ivresse suggérée par la « vigne » et la « bière », et le mouvement comme un vertige pour mieux savourer l’instant : « on ferme la paupière ».
Une allée de promenade : le parc de Charleville
L'adolescence
Le poème n’utilise pas le pronom « je », mais l’indéfini « on » qui généralise cette aventure amoureuse. En répétant, au début et à la fin, « on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans », avec la diérèse qui amplifie l’adjectif à la césure et le présent à valeur de vérité générale, il fait de ce bref « roman » l’illustration même de l’adolescence. C’est l’âge de la contestation, du rejet de la morale adulte qui voudrait imposer à la jeunesse le « sérieux ». Mais l’adolescence est une période ambivalente, comme suspendue entre l’enfance et le monde adulte, hésitation reflétée par les deux boissons citées, « les bocks » pour les adultes, et « la limonade » pour les enfants.
Même le langage poétique traduit cette ambivalence, avec une ouverture qui ressemble à l’annonce d’un événement exceptionnel comme dans un conte de fées, « Un beau soir », et en conservant une expression parfois enfantine, par exemple avec la répétition enthousiaste : « Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! ».
Deuxième partie : les rêves adolescents
Un cadre nocturne
La banalité de cette soirée est brisée par le présentatif qui met en valeur le décor nocturne : « Voilà qu’on aperçoit… » La scène se déroule au début de l’été, et l’attention est attirée sur un coin de ciel entrevu entre les feuillages des arbres, en jouant sur les contrastes de couleurs entre l’« azur sombre », qui forme un oxymore, et cette « mauvaise étoile », à peine visible, « toute blanche ». Mais la valeur de ce décor, cher aux romantiques, est minimisée par des métaphores plaisamment vestimentaires et par la répétition de l'adjectif : le ciel devient « un tout petit chiffon / D’azur sombre, encadré d’une petite branche / piqué d’une mauvaise étoile […], petite et toute blanche ».
Les élans sensuels
Mais, parallèlement, la personnification de l’« étoile, qui se fond / Avec de doux frissons », image soulignée par l'assonance et les allitérations en [ f ] et [ s ], et le parallélisme des deux exclamations « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! », créent un écho entre ce cadre et les émotions adolescentes. La nuit semble vibrer comme lui, dans un moment d’ivresse sensuelle illustrée par les métaphores : « — On se laisse griser. / La sève est du champagne et vous monte à la tête… » Avant d’être vécue, le roman est donc d’abord rêvé, « On divague », mais déjà dans une expression de sensualité, spontanément ressentie : « on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite bête… » La comparaison rappelle celle observée dans « Rêvé pour l’hiver », où le baiser devenait une « folle araignée » prête à courir, et, à nouveau, les points de suspension reproduisent ce temps de latence qu'est l'adolescence.
Troisième partie : la rencontre
Toutes les lectures semblent, à travers le néologisme et le pluriel, venir soutenir les rêves, encore indistincts, de l’adolescent : « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans ». Puis vient le moment de la rencontre, dont le premier tiret qui sépare la principale de la subordonnée temporelle, « et – Losque… », et le verbe « passe », en rejet au vers 19, – mettent en valeur l’importance, avec les points de suspension du vers 20 qui semblent arrêter le temps.
le portrait de la jeune fille
Même si l’éclairage, « la clarté d’un pâle réverbère », ne l’illumine pas, distanciation par rapport à l’expression romantique du coup de foudre, cette « demoiselle aux petits airs charmants » attire immédiatement l’attention. Son portrait, avec l’allitération en [ t ], imite la vivacité de la marche et du mouvement : « Tout en faisant trotter ses petites bottines, / Elle se tourne, alerte ». C’est donc elle qui prend l’initiative par son « mouvement vif », preuve d’une coquetterie audacieuse, pour observer le jeune poète, encre timide lui. D’où le sourire moqueur de la jeune fille interprété avec un humour accentué par le long adverbe : « comme elle vous trouve immensément naïf ».
Eva Gonzalès, Portrait d’une femme en blanc, 1879. Huile sur toile, 100,5 x 81, détail. Collection particulière
S’il affiche sa timidité, c’est aussi parce que, comme dans les romans, l’amour se heurte forcément à des obstacles et exige de l’amant qu’il surmonte des épreuves, ici la présence d’un père rendu effrayant par un hypallage. Il attribue au « faux-col » ce qui relève en fait de ce « père » qui, en accompagnant sa fille, l’enveloppe d’une noirceur destinée à la rendre inaccessible : elle marche « sous l’ombre du faux-col effrayant de son père ». Nous retrouvons là le regard ironique de Rimbaud, adolescent rebelle, sur le « sérieux » des adultes, en se moquant de la rigidité des bourgeois : les convenances obligent à surveiller une jeune fille.
Un coup de foudre
Le bouleversement qu’elle suscite est suggéré par les points de suspension qui précèdent le tiret du vers 20. Puis il est mis en valeur par le tiret du vers 24 et l’indice temporel, « – Sur vos lèvres alors meurent les cavatines… », image qui marque la rupture brutale : les rêves, figurés par leur comparaison à des cavatines, airs d’opéra empreints de lyrisme et de douceur, disparaissent sous la force du coup de foudre. De plus, après le pronom « on », ce moment intense est accompagné d’un glissement, non pas au « je » lyrique, mais au « vous », comme si intervenait un dédoublement entre le poète écrivant et l’adolescent : le premier contemple le comportement du second avec un sourire amusé, en se moquant gentiment de son exaltation. Nouvelle prise de distance par rapport aux récits romantiques de la naissance de l’amour.
Quatrièmepartie : le "roman" vécu
L'aventure amoureuse
L’anaphore de l’affirmation « Vous êtes amoureux » met en évidence la force de cet amour naissant, mais traduit aussi une forme d’exaltation naïve, comme s’il s’agissait de se persuader soi-même de vivre un moment unique, comme dans les romans. qui retrouve la tradition courtoise, reprise par les romantiques. Il s’agit de conquérir la « dame », nommée « l’adorée », divinisée donc comme le marque aussi la majuscule du pronom « La ». Cette conquête réactive la fonction assignée traditionnellement à la poésie : « Vos sonnets La font rire ». L’amant se place ainsi sous la dépendance totale de la femme aimée, jusqu’à la réception de cette lettre : elle « a daigné vous écrire… ! » L’exclamation indique l’importance de ce moment, marque de la conquête enfin confirmée.
La distanciation
Cependant, ce « roman » est revécu avec humour. Déjà la précision temporelle associée au verbe, « Loué jusqu’au mois d’août » le réduit considérablement : il n’est plus que l’amourette d’été telle qu’on peut la vivre pendant l’adolescente. Il est aussi banalisé aussi par le jugement ironique de l’entourage souligné par l’italique : « Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût. » Même la poésie dédiée à son « adorée » obtient des réactions bien éloignées de l’émotion espérée : « Vos sonnets La font rire. » montre que cet adolescent amoureux n’est guère pris au sérieux. Enfin, les points de suspension gardent au contenu de la lettre tout son mystère, et, mis en valeur au début du dernier quatrain par le tiret, et de nouveaux points de suspension, l'effet provoqué reste ambigu : joie intense d’avoir réussi la conquête, ou bien chagrin d’une rupture imposée ?
La "chute" du poème
Le dernier quatrain forme une boucle, en ramenant à la situation qui ouvrait le poème.
Mais quelques changements sont introduits, qui transforment l’élan lyrique du premier quatrain.
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D’abord l’indice temporel, « Ce soir-là », remplace « Un beau soir », en lui enlevant sa dimension exceptionnelle.
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De même, là où, au début, le mépris de la formule « foin de », marquait le rejet de la ville et de ses plaisirs ordinaires, le tiret souligne l’inversion, « – Vous rentrez aux cafés éclatants », avec un hypallage qui minimise la description initiale des « cafés tapageurs aux lustres éclatants ».
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Le remplacement par « ou » de la conjonction « et » qui unit les boissons au vers 2 signale aussi une liberté nouvelle, choisir de s’affirmer en tant qu’adulte en raison du « roman » vécu, ou bien de prolonger l’enfance, comme pour l’annuler :« vous demandez des bocks ou de la limonade ».
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Enfin, là où le premier quatrain dissociait nettement l’âge (vers 1) et le lieu de la promenade (vers 4), la conjonction « Et » les unit avec humour dans les deux derniers vers en reprenant la généralisation : « — On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans / Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. » Avec la marque de la possession, « on a », tout ce « roman » semble avoir une double cause, comme si la nature venait stimuler les élans de l’adolescence.
CONCLUSION
Dans ce poème, Rimbaud se livre à un autoportrait, celui d’un adolescent au « cœur fou », dont la sensualité s’éveille et tout prêt à se laisser prendre par celle qui le pousser à imiter ce que les » romans » d’amour décrivent. Les très nombreux points de suspension en ponctuent chaque moment : au lecteur de combler ces vides en imaginant le trouble et les émotions ressenties.
Mais le ton original de ce poème est bien éloigné du lyrisme propre à l’expression d’un thème traditionnel, le coup de foudre. Il est plutôt la reconstitution d’un moment léger de l’adolescence vagabonde de Rimbaud, qui ne se souvient de ses lectures que pour mieux en sourire. Car tout est empreint d’humour ici, les occupations d’un soir d’été, l’ivresse, les rêves sensuels, l’amour rêvé plus que vécu, et même les « sonnets » alors composés qui « font sourire » leur destinatrice. Ainsi est démythifiée cette aventure, un « roman », c’est-à-dire inventée le temps d’un poème, témoignage de l’illusion qu’est l’amour, au-delà de l’élan et des enthousiasmes.
Explication : "À la musique"
Même s’il est daté d’octobre 1870, ce poème, avec l’allusion à l’« orchestre guerrier », a sans doute été écrit au début du mois de juillet 1870, si l’on se reporte au programme des concerts municipaux de Charleville qui signale que le titre cité, « Le Valse des fifres », a été joué le 7 juillet. Ce poème, par le regard sévère porté sur cette ville et ses habitants, est représentatif de la rébellion du jeune poète, que révèle sa construction : après un quatrain d’introduction, il oppose, cinq quatrains consacrés à des portraits satiriques de la population provinciale, à l’autoportrait du jeune poète dans les trois derniers quatrains.
Pour lire le poème
L’introduction : le premier quatrain
La gare et le square de Charleville
L’indication en exergue rend explicite le cadre, dont suit une description péjorative : « Sur la place taillée en mesquines pelouses ». D’emblée, ce décor reproduit une société étriquée, soucieuse du respect des convenances qui s’inscrit même dans le jardin : « Square où tout est correct, les arbres et les fleurs ».
Les rimes embrassées unissent d’ailleurs ce paysage aux habitants, en jouant sur la forme du « square », en anglais un carré, à leur raideur : « Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs » évoque la rigidité des faux-cols des hommes et des corsets des dames. Mais leur habillement donne le ton à la critique morale qui ferme le quatrain : ils « [p]ortent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses ». Est ainsi dénoncée l’atmosphère d’une petite ville où chacun s’observe et où les commérages vont bon train. À cela, l’’indice temporel au pluriel ajoute l’image d’une vie monotone, répétitive, qui semble n’offrir qu’un seul but de promenade, faisant ainsi écho au titre qui l’introduit : « À la Musique ».
Les habitants : des vers 5 à 24
Un hussard, coiffé de son shako
L'orchestre et son auditoire
Les portraits s’organisent à partir du centre, « au milieu du jardin », où joue un « orchestre guerrier » : le patriotisme est alors en vigueur, car la guerre se prépare. D’où aussi le morceau choisi, « La Valse des fifres », qui renvoie aux musiciens qui jouent de cet instrument militaire. Mais le mouvement indiqué, « [il] balance ses schakos », rend chaque musicien ridicule ; comme s'ils valsaient, tous perdent la tenue attendue de soldats.
Puis l’auditoire est introduit, en reproduisant l’importance du statut social, puisque sont placés « aux premiers rangs » les plus riches. En même temps, les verbes « parader » et « montrent » révèlent le véritable but de leur présence, se donner en spectacle, mais cela permet des caricatures. Le « gandin » désigne un jeune homme tellement élégant et raffiné qu’il en devient ridicule. De même, les « breloques » du notaire sont des pendentifs de peu de valeur, mais ils prennent soin d’y graver leur « chiffre », leurs initiales ; et l’inversion est cocasse car, alors qu’elles sont en principe attachés à une chaîne ou à un ruban, c’est ici leur détenteur qui y « pend », comme si elles constituaient sa valeur même.
Viennent ensuite les « rentiers à lorgnons », qui vivent de leur patrimoine, eux aussi ridiculisés par leur façon de montrer leur connaissance musicale face aux fausses notes : « Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs ». La caricature s’accentue ensuite avec l’image des couples, dont la richesse se traduit par l’embonpoint, encore amplifié par la répétition et l’allitération en [ b ] : « Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames », transformées en éléphants par la qualification de leurs compagnes, « officieux cornacs », avec la diérèse qui dénonce l’excès de leur servilité et leur volonté d’attirer l’attention par l’ampleur de leur habillement : « Celles dont les volants ont des airs de réclames ».
Honoré Daumier, Le Banquier, XIXème siècle. Estampe, 35,7 x 26,9. Musée Carnavalet, Paris
Dans les allées du square
La richesse
Les portraits nous font ensuite pénétrer à l’intérieur du square, en descendant dans la hiérarchie sociale, même si la richesse est encore marquée par les objets possédés. Ainsi les « épiciers retraités » ont une « canne à pomme », à l’arrondi luxueux, souvent orné, ils « prisent » leur tabac dans des tabatières « en argent », et le « tabac par brins / Déborde » de la pipe – Onnaing est une ville réputée pour cette fabrication – du bourgeois, ce que met en évidence le verbe en rejet. C’est aussi sa fortune qui explique l'attitude caricaturée : « Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins ». Le verbe est plus insistant encore que celui initialement employé, « Étalant », et sa grosseur est comme imitée par l’allitération en [ b ] et prolongée par l’apposition ironique : « Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande ».
La bêtise
Imitant une habitude de l’aristocratie, les épiciers se regroupent dans « des clubs », non pas dans d’élégants salons mais « [s]ur les bancs verts » où leur occupation relève d’une gestuelle mécanique : ils « tisonnent le sable avec leur canne à pomme ». Leur conversation aussi prouve leur bêtise marquée par l’opposition l’entre l’ampleur de l’hyperbole adverbiale « Fort sérieusement », avec la diérèse, digne du sujet politique choisi, « des traités », et le discours rapporté, « En somme ! », une formule vide, censée résumer, mais qui, ici ne résume rien, l’exclamation restant en suspens avec l’aposiopèse. Pire encore, le discours direct prêté au « bourgeois » en incise, « Vous savez, c’est de la contrebande », révèle l’absence de scrupules de celui qui, malgré son argent, n’éprouve aucune honte à tirer encore un profit en contournant la loi.
Le "petit peuple"
Le dernier indice spatial, « Au bord des gazons verts », introduit ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, séparés des plus riches, les « voyous », des « pioupious », c’est-à-dire de simples soldats, et les « bonnes ».
Mais eux non plus n’échappent pas à la satire, marquée par le verbe « ricanent » et la description d’une scène de séduction, déjà par ce qui la provoque, le contraste cocasse entre « le chant des trombones », instrument à vent de la famille des cuivres, donc particulièrement sonore surtout pour jouer de la musique militaire, et le résultat suscité, les soldats « rendus amoureux ». Rimbaud reprend ici leurs traits caractéristiques dans les illustrations de l’époque : ils sont « très naïfs », « fumant des roses », couleur du paquet d’une marque de cigarettes, et leur amour n’est, en fait, qu’un désir de conquête facile : ils « [c]aressent les bébés pour enjôler les bonnes… », le résultat restant suspendu par l’aposiopèse.
La promenade en landau au square
L'autoportrait : du vers 25 à la fin
L'auto-dérision
Le tiret et le pronom tonique « Moi » soulignent la différence entre ce public et le jeune poète, d’abord par son habillement : il est « débraillé comme un étudiant »., comparaison qui le montre bien éloigné du patriotisme ambiant et de l’élégance arborée par la riche bourgeoisie. Au lieu d’être passif, assis, immobile, il est en mouvement dans un décor plus naturel que les « pelouses », les « allées » ou le « gazon » : « sous les marronniers verts ». Son seul point commun est avec les « pioupious », car, comme eux, il est en quête d’une relation féminine : il « sui[t] […] les alertes fillettes ».
Cependant, il n’a pas l’audace de les « enjôler », bien au contraire, ce sont elles qui se moquent de lui, tout en lui offrant une promesse qui fait naître ses fantasmes : « Elles le savent bien, et tournent en riant, / Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes. » Comme souvent chez Rimbaud, les jeunes filles mènent le jeu, en masquant leur consentement, contraire aux convenances, par le rire… Elles encadrent d’ailleurs ce portrait du jeune poète, avec la reprise du pronom « Elles », accentué par le [e muet] prononcé, alors que l’adjectif « drôle », lui, est comme effacé par l’élision : « Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas », comme complices dans leur moquerie.
La sensualité
Rimbaud traduit alors le désir qui naît en lui, dont l’audace est reproduite par le mouvement de son regard, de plus en plus sensuel, exprimée à la façon du "blason" médiéval. Il est d’abord descendant, mais immédiatement érotisé : « La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles », avec une chevelure qui contraste, comme leurs « frêles atours », avec la correction de la tenue des autres habitants. En les rendant plus accessibles, cela permet ainsi le développement du fantasme, imaginer ce que cache l’habillement : « Je suis, sous le corsage et les frêles atours, / Le dos divin après la courbe des épaules… » Nous retrouvons dans ces vers la double image féminine fréquente chez Rimbaud, la femme divinisée en même temps que promesse de sensualité, suggérée par les points de suspension. Puis le mouvement du regard s’inverse, tandis que la suggestion sensuelle se précise encore, « J’ai bientôt déniché la bottine, le bas… »
Claude Monet, La Promenade ou La Femme à l’ombrelle, 1875. Huile sur toile, 100 x 81. National gallery of art, Washington
L'alchimie poétique
La fin de cet autoportrait empreint d’humour met en relief par les deux tirets la puissance de ce regard sensuel, qui va jusqu’à enflammer le jeune garçon : « – Je reconstruit les corps, brûlé de belles fièvres. » En fait, cette sensualité est seulement fantasmée, impossible à vivre sinon par l’intermédiaire de la poésie d’où ce verbe « reconstruire ». La double image du feu la rapproche de l’alchimie, ainsi elle va jusqu’à transfigurer l’impossibilité réelle par ces « baisers » qui semblent naître aussi de l’écriture : « – Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres… » Dans ces deux vers, la double allitération en [ b ] et [ v ] accentue encore l’effet ainsi ressenti.
Henri Evenepoel, Promenade du dimanche au bois de Boulogne, 1899. Huile sur toile, 191 x 301. La Boverie, Liège
CONCLUSION
Ce poème s’inscrit dans une double tonalité, satirique et lyrique, mais, dans les deux cas, révélatrices de la personnalité rebelle de Rimbaud. Les descriptions du décor et les portraits révèlent, en effet, son rejet de sa ville natale, modèle pour lui de tout ce qu’il refuse, la puissance de l’argent, la médiocrité de l’esprit, le vide culturel, les convenances morales de la bourgeoisie, et le patriotisme alors en vigueur. À cette réalité, violemment caricaturée, l’humour de son autoportrait oppose sa propre attitude, une désinvolture qui brave les conventions sociales, et une sensualité libertine exprimée dans sa poésie, en attendant de pouvoir la vivre réellement.
Pour se reporter à l'étude détaillée
Étude d'ensemble : la femme et l'amour
Même si, dès sa rencontre avec Verlaine, Rimbaud vit ouvertement son homosexualité, ses poèmes d’adolescence révèlent, eux, plus de complexité dans son attitude face aux femmes. Comme chez de nombreux écrivains romantiques, l’image donnée de la femme est ambivalente, entre ange et démon, de même que celle de l’amour qui oscille entre tantôt la sublimation, avec des élans lyriques, tantôt une démythification, avec la distanciation du regard humoristique que le poète jette sur son désir, ses fantasmes sensuels, vécus comme un moyen de s’opposer aux contraintes sociales et morales.
Lectures cursives : "Ophélie", "Vénus anadyomène"
"Ophélie"
William Shakespeare, auteur dramatique anglais du XVIème siècle, a inspiré de nombreux écrivains, peintres et musiciens du XIXème siècle. Ainsi Rimbaud se souvient, dans son poème « Ophélie », de la scène 7 de l’acte IV de la tragédie Hamlet (1603), en mettant l’accent sur le suicide de l’héroïne. Fille de Polonius, noble conseiller du roi du Danemark, et fiancée au prince Hamlet, elle sombre dans la folie quand celui-ci la simule pour réussir à venger son père assassiné, jusqu’à son suicide par noyade. Rimbaud garde d’ailleurs dans le poème son prénom anglais, « Ophélia », mis en valeur par une diérèse.
Alexandre Cabanel, Ophelia, 1883. Huile sur toile, 77 X 117,5. Coll° particulière
Pour lire le poème
La structure du poème repose sur une analepse : les quatre premiers quatrains dépeignent la jeune morte, tandis que les quatre suivants évoquent les causes de ce suicide. Le dernier quatrain laisse la parole au poète, comme à un témoin et un interprète de la scène.
John Everett Millais, Ophelia, vers 1850. Huile sur toile, 76,2 x 111,8. Tate Gallery
1ère partie : la jeune morte
Le portrait de l’héroïne
Le portrait de la jeune morte est empreint de douceur, comme si la mort lui avait apporté l’apaisement : « Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles, / La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, / Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… », repris par « Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ». Le choix des rimes croisées semble reproduire ce bercement. Malgré le contraste des couleurs, aucune violence dans cette image qui fragilise l’héroïne : elle « [p]asse, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ».
Son égarement aussi est comme effacé, il n’en reste qu’un faible écho, un chant d’amour discret et mélodieux, « sa douce folie / Murmure sa romance à la brise du soir. ». L’anaphore, « Voici plus de mille ans », qui donne à cette mort tragique une dimension éternelle, l’allitération de la consonne liquide [ l ] et les assonances des voyelles nasales qui parcourent ces quatrains viennent soutenir cette atmosphère paisible.
La nature complice
La douceur de cette image vient aussi du rôle attribué à la nature, son tombeau, introduite par le tiret du vers 3, comme si tout l’univers se recueillait devant la « triste Ophélie » en berçant son sommeil comme une mère : « – On entend dans les bois loin tains des hallalis… » assourdit le son du cor des chasseurs et le vent, une douce « brise du soir », s’atténue, comme pour lui rendre hommage et aider le bercement : « Le vent baise ses seins et déploie en corolle / Ses longs voiles ». Le chiasme met en valeur une nature personnifiée, « Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, / Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux. », et une double allitération unit le [ f ] et le [ s ] pour reproduire cette communion dans la douleur de la flore, « Les nénuphars froissés », et de la faune, tel ce « nid, d’où s’échappe un petit frisson d’’aile », qui occupe le dernier quatrain, jusqu’au dernier vers, mis en valeur par le tiret, qui inscrit cette vision dans une atmosphère mystique, amplifiée par la diérèse : « — Un chant mystérieux tombe des astres d’or. »
2ème partie : les raisons de la mort
Une violence accrue
L’anaphore de « C’est que » introduit plusieurs raisons de ce suicide, en mettant en valeur, par contraste, la violence de la nature, soutenue par les nombreuses exclamations, avec une majuscule qui souligne la personnification. L’eau a perdu son calme, « Oui, Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! », et les vents nordiques, « tombant des grands monts de Norwège », produisent un effet terrible : « tordant ta longue chevelure ». De même, les bruits de la nature s’intensifient progressivement, scandés par les allitérations plus rudes en [ R ] et [ t ] : d’abord « tout bas », ils deviennent « d’étranges bruits », puis s’entend « le chant de la Nature », empreint de douleur, jusqu’à atteindre une cruelle apogée, annonciatrice de la mort: « la voix des mers folles, immense râle, / Brisait ton sein d’enfant ».
Eugène Delacroix, La Mort d’Ophélie, 1853. Huile sur toile, 23 x 30. Musée du Louvre, Paris
Son égarement
L’opposition des deux parties vient aussi du passage d’un portrait à la troisième personne, à l’interpellation suivie du tutoiement familier. Elle reprend l’image de la jeune fille, mais avec une comparaison qui la fige dans la mort, « Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige ! », mais remonte ensuite le temps, avec les verbes au passé, pour la peindre encore vivante. Elle paraît fragile, qualifiée à deux reprises d’« enfant », héroïne typique du romantisme qui trouve dans la nature l’écho de son état d’âme : son aspiration à « l’âpre liberté », un « esprit rêveur », une mélancolie qui perçoit « les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits », idéal résumé dans l’énumération en gradation : « Ciel ! Amour ! Liberté ! »
Mais les deux quatrains suivants mettent, eux, l’accent sur la folie croissante d'Ophélie, à l’image des « mers folles », dernière explication qui reprend l’ouverture de l’acte III de Shakespeare, scène dans laquelle Ophélie croit en la folie feinte par Hamlet. Face à elle, il nie tous ses précédents discours amoureux et rejette toute union, scène dont Rimbaud accentue la dramatisation : « C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, / Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux ! » Il fait ainsi de cet amour perdu, l’ultime cause de la folie destructrice de la jeune fille, mise en relief par la majuscule, puis par la diérèse : « Quel rêve, ô pauvre Folle ! / Tu te fondais à lui comme une neige au feu. / Tes grandes visions étranglaient ta parole ». Elle plonge alors dans la mort, rupture marquée par le tiret, pénétrant ainsi le mystère de l’au-delà : « — Et l’Infini terrible effara ton œil bleu ! »
3ème partie : le dernier quatrain
Mais le dernier quatrain, isolé, qui donne la parole au « Poète » reprend le premier, « les rayons des étoiles », les fleurs, le portrait même de l’héroïne, « sur l’eau, couchée en ses longs voiles », et jusqu’à la comparaison qui montre « [l]a blanche Ophélia flotter, comme un grand lys. » Il nous invite ainsi à voir en cette héroïne un double de Rimbaud lui-même, tel qu’il se représente dans « Alchimie du Verbe » ou dans la « lettre du Voyant » adressée à Izambard. Comme elle, ainsi qu’il l’évoque dans « Ma Bohème », il perçoit la voix de la nature, et se fait voleur de feu pour reproduire le « chant mystérieux [qui] tombe des astres d’or ». Il partage aussi ses rêves, « Ciel ! Amour ! Liberté ! », et, comme elle aussi, il risque la folie en plongeant dans « l’infini terrible », qui peut le mener à la mort. Mais c’est à ce prix qu’il pourra, comme elle, accomplir sa quête poétique : « Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ».
Comment ne pas penser, devant cette lente dérive d’Ophélie au fil des flots, à celle relatée dans Le Bateau ivre, autre image de l’aventure poétique vécue par le jeune poète ?
"Vénus anadyomène"
Pour lire le sonnet
Dans le sonnet « Vénus anadyomène », l’image de la femme est bien différente de celle proposée dans « Ophélie », ou dans « Soleil et Chair », et en opposition totale à la représentation de Vénus sortant des eaux par Sandro Botticelli. Peut-être Rimbaud a-t-il connu une autre image, celle d’une statuette grecque d’Aphrodite accroupie, ou de celle évoquée par Mérimée dans Notes d’un voyage dans le midi de la France (1835) ? Mais, là où la statuette garde la beauté de cette déesse de l’amour, Rimbaud, lui, fait tout pour l’enlaidir.
Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, vers 1485. Tempera sur toile, 172,5 x 278,9. Galerie des Offices, Florence
L'apparition de Vénus
La Vénus de Botticelli sort des eaux, gracieusement debout dans un large coquillage, sa chevelure blonde flottant sur ses épaules ; au contraire, dans le premier quatrain où le choix des rimes croisées reproduit l’alliance entre le cadre, qui n'a plus rien de naturel, et le portrait, celle de Rimbaud « [d]’une vieille baignoire émerge », rendue encore plus sinistre par la comparaison qui ouvre le poème : « Comme d’un cercueil vert en fer-blanc ». De plus, il est difficile de reconnaître la déesse, mentionnée dans le titre, dans cette apparition horrible à laquelle le contre-rejet, « une tête », garde l’anonymat, et dont le portrait souligne la différence en la dotant de « cheveux bruns fortement pommadés », allusion à l'habitude des prostituées. Enfin, le portrait ôte toute grâce à cette tête, « lente et bête, / Montrant des déficits assez mal ravaudés ».
Une vision hideuse
Rimbaud retrouve dans la suite du poème, la tradition des rimes dans le sonnet, et le genre du contre-blason médiéval, construit sur une énumération satirique des éléments constitutifs du corps de la femme, scandée par le point-virgule satirique et suivant ici le mouvement d’un regard descendant, du « col » aux « omoplates, puis le long du « dos » pour arriver aux « reins », enfin à la « croupe » jusqu’à la vision obscène de « l’anus ». Ce n’est que dans le dernier tercet qu’elle est identifiée par l’appellation latine « clara Venus », opposition flagrante à l’horreur des détails dépeints.
Aphrodite accroupie, dite « Vénus de Vienne », réplique romaine d’un original grec du IIe siècle av. J.-C.. marbre, h. 98 cm. Musée du Louvre.
Sa chair est n’a, en effet, aucune luminosité, avec la mention de son « col gras et gris », soulignée par l’allitération désagréable. Sa stature, rendue difforme, a perdu toute harmonie avec le rejet et le contraste entre « les larges omoplates / Qui saillent » et « le dos court qui rentre et qui ressort ». Puis sa corpulence est trop accentuée pour conserver sa beauté féminine, accompagnée en plus d’une périphrase imagée qui désigne la cellulite excessive : « Et les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ; / La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ».
L’horreur s’accentue encore dans les tercets, où le recours aux synesthésies associe la vue, « L’échine est un peu rouge », à l’odorat, « et le tout sent un goût / Horrible étrangement », dont l’aspect répugnant est mis en valeur par l’oxymore à l’enjambement. Cette laideur est comme mise en musique par l’uniformité de la sonorité [ ou ], qui domine, à la rime comme dans les vers mêmes, et les points de suspension laissent le lecteur imaginer ces « singularités qu’il faut voir à la loupe… »
La chute du sonnet
Le tiret crée une rupture violente, en écho à la rime pour le moins inattendue entre « Vénus » et « anus », choc reproduit par l’oxymore finale, « Belle hideusement ». Là où Botticelli prêtait à sa Vénus un mouvement gracieux, chez Rimbaud, aucune grâce ni dans le mouvement, ni dans les formes, « — Et tout ce corps remue et tend sa large croupe », ni dans le détail final répugnant, « un ulcère à l’anus. »
Parodie du tableau de Botticelli et en rupture avec les règles traditionnelles du sonnet, ce poème fait penser à certains poèmes des Fleurs du Mal de Baudelaire, par exemple « Une Charogne », qui font jaillir la beauté poétique d’images horribles ; comme lui, Rimbaud se fait alchimiste : de la « boue » peut sortir de « l’or », la création poétique.
Étude d'ensemble : l'écriture poétique
Pour se reporter à l'étude détaillée
Les poèmes expliqués ou lus ont permis de mesurer la coexistence, chez Rimbaud, de l’héritage gréco-romain et de la poésie classique, par exemple sa reprise des élans lyriques d’un Victor Hugo ou des sonnets ciselés des Parnassiens, qui se retrouvent dans ce premier recueil, et de son désir de trouver une langue nouvelle, pour une nouvelle parole poétique. Cette volonté s’associe à sa personnalité, qui combine les élans et les révoltes propres à l’adolescence, ce qui explique le mélange des tonalités et les audaces dans la versification comme dans la langue adoptée. Une attention particulière doit être accordée aux rythmes, aux sonorités, aux images, autant de ressources qui caractérisent une poésie qui se veut "voyance".
Lectures cursives : Lettres à Izambard et à Demeny, mai 1871
Pour lire les extraits
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, [13] mai 1871
C’est en janvier 1870 que Georges Izambard (1848-1931), nouvellement nommé professeur de rhétorique au lycée de Charleville remarque son jeune élève, Rimbaud, qu’il encourage dans ses talents littéraires. Ses deux sœurs hébergeront d’ailleurs à Douai le jeune garçon en fugue, et sa mère fait appel à lui pour le faire revenir au foyer.
Mais l’on est frappé par le ton adopté par l’adolescent, plutôt sarcastique, « vous roulez dans la bonne ornière », en évoquant aussi « le râtelier universitaire ». Il lui dénie même toute valeur littéraire : « vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. » ... Pourtant, il lui envoie des poèmes !
En fait, cette lettre révèle le rôle joué par Izambard auprès de Rimbaud, qui se dévoile dans sa double vérité, ainsi mise au clair à ses propres yeux :
Lettre manuscrite de Rimbaud à Izambard
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d’un côté, il dépeint sa rébellion par rapport aux "bonnes mœurs" : « je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. »
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de l’autre, il relie ce comportement, « Maintenant, je m’encrapule le plus possible », à sa démarche poétique : « Pourquoi ? je veux être poëte, et je travaille à me rendre voyant ».
Il explicite alors sa démarche, fondée sur la découverte de sa vraie nature perçue à la fois comme exceptionnelle, mais aussi comme une sorte de malédiction, qui s’est imposée à lui : « né poëte, et je me suis reconnu poëte. Ce n’est pas du tout ma faute. »
Ainsi, la formule restée célèbre, « JE est un autre », marque bien la dissociation entre deux dimensions, d’une part il y a « le bois », brut et grossier, d’autre part, ce « bois » porte en lui la potentialité d’être « violon ». Mais pour que ce « violon » révèle sa puissance, l’effort est terrible : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort. » La pirouette finale, « Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! », reprend cette image d’une malédiction à accepter, tout en justifiant les révoltes du jeunes poète contre les normes sociales et toute la bien-pensance.
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
C’est en 1870 que Paul Demeny (1844-1818) s’est fait connaître, après quelques publications dans des revues, par un recueil poétique Les Glaneuses. C’est entre ses mains que Rimbaud remet les Cahiers de Douai avant de lui demander de les brûler, ce qu'il n'a, heureusement, pas fait ! L’on peut cependant être frappé par l’audace du jeune Rimbaud qui s’adresse familièrement à lui dans cette longue lettre, dans laquelle il insère plusieurs de ses poèmes : « J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité ». De même, la formule finale est très désinvolte par son exigence : « Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être. / Au revoir ».
1ère partie
Le début de cette lettre, en prenant comme point de départ le culte du « moi » des romantiques, reformule la découverte de soi, cette même idée d’une nature profonde, indépendante de toute volonté consciente, déjà expliquée à Izambard, avec la même image musicale :
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
2ème partie
La lettre développe aussi l’effort à faire pour que résonne cette musique, « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. » De même, il insiste sur les souffrances alors à supporter, comparées aux mutilations que les « comprachicos » infligeaient aux enfants. Sauf que ces mutilations, le poète se les inflige lui-même : « Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. »
La même formule est reprise, renforcée par l’injonction et le redoublement, « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant », et la même démarche est posée : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Mais l’énumération des recherches menées accentue les souffrances à vivre : c’est une « ineffable torture ». Cependant, c’est par ces souffrances qu’il doit passer pour atteindre cet état de voyance : « il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! », jusqu’à risquer de se perdre lui-même : « Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables ».
3ème partie
Cette dernière partie dépeint le résultat de cette quête du poète, qui se compare à Prométhée, se chargeant ainsi de la double image d’une rébellion et d’une puissance extrême : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. »
Rien de ce qui est au monde ne lui est interdit : « Il est chargé de l’humanité, des animaux même ». Mais ses « inventions » ont besoin d’être exprimées dans toute leur vérité : il faut donc « [t]rouver une langue ». La définition du langage poétique alors donnée traduit cette exigence avec une reprise des correspondances baudelairiennes, verticales pour atteindre un absolu et horizontales, les synesthésies : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. »
Conclusion du parcours
Ce parcours, se terminant par ces deux lettres, éclaire à la fois la personnalité de Rimbaud, son œuvre de jeunesse, Les Cahiers de Douai, et son évolution ultérieure.
Le parcours a mis en évidence les élans propres à une adolescence qui se cherche, par exemple à travers l’expression de ses élans sensuels, de ses rêves, avec une aspiration à un idéal bien éloigné de sa vie familiale quotidienne à Charleville, mis en évidence dans l’évocation de fugues. De même, ses poèmes révèlent toutes ses révoltes non seulement contre ce qu’il juge comme des marques de médiocrité et d’hypocrisie bourgeoises dans cette petite ville de province, mais aussi, au niveau national, contre les abus du Second Empire, son matérialisme et, surtout, un esprit guerrier qui conduit à une guerre douloureuse.
Les explications ont aussi permis d’observer les premières étapes de cette quête d’une langue poétique qui serait « de l’âme pour l’âme », par exemple les irrégularités introduites dans la versification, les rythmes brisés pour refléter le mouvement de la pensée, le recours à un lexique qui brise le lyrisme et, tout particulièrement, la pratique des synesthésies dans les descriptions des paysages ou dans les portraits. Ainsi, la démarche de « voyance » est déjà perceptible.
Enfin, les lettres sonnent comme une annonce de la vie ultérieure de Rimbaud, déjà par la mention, répétée, d’un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », avec l’idée de pratiquer « [t]outes les formes d’amour, de souffrance, de folie », ce qu’il réalisera aux côtés de Verlaine, jusqu’à devenir, effectivement, « le grand maudit », écho à l’œuvre à venir de Verlaine intitulée Les Poètes maudits. Quant aux « visions », elles trouveront leur expression dans Les Illuminations, poèmes composés entre 1872 et 1875, où il pousse à l’extrême l’innovation poétique. Enfin, comment ne pas percevoir, quand il dépeint le poète « affolé » par cette quête, l’état où lui-même est arrivé, l’amenant au renoncement ? Comment ne pas voir, dans cette injonction, « Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables », comme un cri d’effroi annonçant sa décision de fuir au loin la poésie pour ne pas s’y perdre totalement ?