top of page
L'animal et ses métamorphoses : de l'antiquité à nos jours

Présentation de la séquence

Animal-metamorphose1.jpg
Animal-metamorphose2.jpg
Animal-metamorphose3.jpg

La séquence proposée intègre les quatre éléments figurant dans le programme des lycées :

- un "parcours littéraire", organisé autour d'explications de textes ;

- des "textes complémentaires", proposés en lecture cursive et propres à éclairer les enjeux du débat et à mesurer son évolution.

- un "prolongement artistique et culturel" : plu-sieurs documents complémentaires permettent de mesurer l'héritage antérieur, mais aussi d'élargir la perspective à partir de documents iconographiques variés. Des exposés complètent cette approche.

- une "lecture personnelle" qui peut être reprise collectivement ou être librement insérée dans un "carnet de lecture", être guidée ou en totale autonomie, éventuellement être le support d'un travail d'écriture spécifique.

Pour la littérature, nous avons choisi de parcourir les siècles, de l’héritage de l’antiquité grecque à nos jours. Il reste possible de conserver cette vision d'ensemble, éventuellement en sélectionnant les textes selon une perspective thématique (par exemple, la dénonciation sociale...) ou d’un genre, tel l’apologue, voire d’une tonalité, telle le satirique, ou de se limiter à une période spécifique. Le corpus peut ainsi être scindé en deux périodes.

Plusieurs activités, écrites ou orales, sont suggérées qui peuvent faire l'objet d'une séance collective, préparée ou abordée directement, ou d'un travail personnel destiné, lui aussi, à nourrir le "carnet de lecture" ou à donner lieu à un exposé oral. Mais, outre celles directement liées à l'explication des textes (questions préparatoires ou de synthèse), l’analyse littéraire conduit à une étude de la langue, notamment autour de l’argumentation à partir des ressources sollicitées pour convaincre, pour persuader. Mais bien d'autres activités peuvent être envisagées afin de solliciter la créativité des élèves et d'accroître la participation : table ronde, procès, débat... 

La séquence propose un choix de devoirs pour s'entraîner à l'épreuve écrite du Baccalauréat : un écrit d’appropriation, et une contraction suivie d'un essai. Mais un autre devoir peut être élaboré, soit pour une évaluation formative, notamment à partir d'un ou plusieurs documents complémentaires, soit pour une évaluation sommative, en fin de séquence. Il convient enfin de ne négliger ni l'introduction, qui pose les enjeux du parcours, ni la conclusion, qui en fait un bilan solide.

Introduction de la séquence 

HISTOIRE DE L’ART : la représentation de l’animal dans la peinture 

Pour poser les enjeux de la séquence, nous avons choisi de partir des représentations les plus anciennes : elles permettent de définir les fonctions attribuées à l’animal, donc le regard que l’homme pose sur lui.

Puis, dans un second temps, nous observerons le sens symbolique dont il a été chargé, notamment dans les religions et les mythes. Ainsi, nous avons retenu trois documents, trois époques :

  • Pour la préhistoire : une peinture rupestre sur une paroi de la grotte de Lascaux ;

  • Pour l’antiquité grecque, l’époque minoenne : la fresque du « jeu du taureau », XVème siècle av. J.-C., Cnossos, Crète ;

  • Pour la tradition religieuse : Guiard des Moulins, Bible historiale, début XIVème siècle. Manuscrit, Paris, BnF

Pour voir le diaporama 

L'animal dans la peinture
Introduction

LECTURES CURSIVES 

Pour lire les extraits d'Homère et d'Hésiode 

Homère, L’Odyssée, fin VIIIème siècle av. J.-C. Chant XVII, vers 290-327, « Ulysse reconnu par son chien »

« Ulysse et Argos », Denier romain de l’époque républicaine, argent (ø 2 cm, 3,9 g.), 82 av. J.-C., BnF

L’Odyssée, épopée attribuée à Homère, raconte le long périple d’Ulysse, dix ans, pour retourner régner dans son île d’Ithaque, et ses multiples épreuves après les dix ans de la guerre de Troie. Or, dans cette œuvre, qui remonte à la fin du VIIIème siècle avant Jésus-Christ, les animaux sont déjà très présents, ceux qui font la richesse de la cité troyenne, ceux que l’on chasse ou que l’on pêche, mais aussi les chevaux nécessaires aux guerriers, et les animaux familiers, tels les chiens.

À son arrivée à Ithaque, Ulysse, vêtu en mendiant, ne peut se présenter au palais où les prétendants ont pris le pouvoir, espérant épouser Pénélope, la reine, qui se refuse à eux. Il se présente d’abord au porcher, Eumée, qui garde son chien, Argos.

« Ulysse et Argos », Denier romain de l’époque républicaine, argent (ø 2 cm, 3,9 g.), 82 av. J.-C., BnF

Le rôle du chien

Le passage définit bien le double rôle que peut jouer le chien, dès l’antiquité :

          Certains chiens, par leur « beauté » et bien « nourris à la maison », témoignent du « luxe » de leur maître. Ils sont là « pour la montre », servant alors la vanité de l’homme, dont ils sont, comme le cheval par exemple, une possession précieuse. Comment ne pas penser aux concours canins et aux expositions aujourd’hui, ou aux élevages de chiens de race ?

        Mais, à l’époque homérique, le chien est aussi utilisé pour ses qualités, notamment « sa vitesse à la course », sa « fougue », ou, comme le souligne l’exclamation, pour ses facultés de chasseur : « quel flair il avait pour trouver la piste ! » Il est donc un compagnon indispensable pour aider l’homme de se nourrir : « les jeunes gens l'emmenaient contre les chèvres sauvages, les daims et les lièvres », « Dans les profondeurs de l'épaisse forêt, point de gibier qui échappât à sa poursuite ».

La relation entre l’homme et le chien

De ce fait, une relation particulière se crée entre le chien et son maître. L’extrait montre le chagrin d’Ulysse, qui « se tourna pour essuyer une larme » , en constatant l’état pitoyable de son vieux chien, abandonné de tous depuis son départ. Mais, ses réactions, « il reconnut Ulysse », met en place un symbolisme qui restera associé au chien, animal fidèle qui n’oubliera jamais le maître qui l’a élevé. Le texte lui prête des sentiments, à la fois la joie de son retour (« il agita la queue »), et l’acceptation de la mort après l’avoir revu : « la noire mort le prit dès qu'il eut revu son maître après vingt années. »

L’image du denier romain, qui illustre la scène, la trahit cependant, car le chien se dresse, tout joyeux, alors que le vieux chien du héros n’a plus que la force de se laisser mourir.

Hésiode, Les Travaux et les Jours, fin VIIIème siècle av. J.-C., II, « Le printemps »

Dans le deuxième livre de l’ouvrage didactique d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, le poète parcourt les saisons, conseillant à ses lecteurs, hommes de la campagne, les activités à accomplir. Or, chacune de ces activités est liée à la présence des animaux, ici au printemps.

La richesse de l'agriculteur

Si les premiers hommes vivent de cueillette, de pêche et de chasse, au néolithique s’effectue le passage à l’élevage, dont les premières traces se retrouvent en Mésopotamie vers 9000 av. J.-C., et s’intensifie en Europe avec l’introduction d’espèces nouvelles et leur domestication.

Ainsi l’extrait mentionne ici les ovins, qui fournissent « le lait », du moins quand les chèvres « ne nourrissent plus » car il faut veiller à accroître le troupeau, et le « fromage », et les bovins. Notons l’insistance sur la viande ainsi fournie, avec, déjà, la conscience de l’éleveur sur la nécessité de bien nourrir l’animal  pour une nourriture plus riche, par exemple pour que les chèvres soient « très grasse », et surtout succulente : « « la chair d'une génisse qui n'a pas encore été mère et ne broute que les feuilles des bois, ou la chair des chevreaux premiers-nés. »

Andrea Pisano, Allégorie de la pastorale, 1334-1343. Bas-relief. Campanile de Giotto, cathédrale Santa Maria del Fiore, Florence

Andrea Pisano, Allégorie de la pastorale, 1334-1343. Bas-relief. Campanile de Giotto, cathédrale Santa Maria del Fiore, Florence

Un double rôle de l'animal

Deux rôles sont ici mis en valeur, selon les animaux mentionnés :

         Pour les « bœufs » et les « mulets », ils assistent l’agriculteur dans ses travaux, à la fois le labourage ou le transport de lourdes charges. C’est pourquoi, eux aussi doivent être bien nourris, et pouvoir bénéficier de temps de repos : « dételle tes bœufs ». De même, le portrait du chien met en valeur son rôle de gardien, de protecteur donc des biens de l’agriculteur : « Procure-toi aussi un chien à la dent dévorante et ne lui épargne point la nourriture, de peur que le voleur qui dort pendant le jour ne vienne t'enlever tes richesses. »

         Mais les animaux font aussi partie du paysage, tels les oiseaux ou, ici, « la cigale », dont la description révèle un autre rôle, esthétique : « lorsque la cigale harmonieuse, assise au sommet d'un arbre, fait entendre sa douce voix en agitant ses ailes ». L’animal apporte donc de la joie et de la beauté à l’environnement humain.

Mais, contrairement au récit homérique, Hésiode, ne s’intéressant qu’à l’aspect pratique des « travaux », ne met pas en avant les sentiments que pourrait éprouver l’homme envers les animaux qui l’entourent.

Mise en place de la problématique

L’étude de ces premiers documents iconographiques et littéraires, à travers l’image des animaux proposée, et surtout leurs rôles mis en évidence, nous permet de poser l’enjeu de la séquence : comprendre, à travers les relations qu’ils entretiennent, ce qu’est l’animal et ce qu’est l’homme, et découvrir comment le regard porté sur l’animal, variable, lui permet de mieux se connaître. D’où la problématique : Comment les métamorphoses dans la représentation de l’animal permet-il à l’homme de mieux se connaître ? 

Hésiode, Les Travaux et les Jours, fin VIIIème siècle. I, 1, vers 202 sqq., « Fable du Rossignol et de l’Épervier » 

Pour lire l'extrait

Hésiode
Hesiode.jpg

Buste d’Hésiode, IIème s. av. J.-C. Marbre, British Museum, Londres

Les quelques informations biographiques, données par Hésiode lui-même, mentionnent le conflit qui l’a opposé, pour une question d’héritage, à son frère Persès, donnant lieu à un procès. Les juges donnèrent raison à Persès, mais il laissa son bien se perdre, faute de soins. Il demanda de l’aide à son frère Hésiode, qui la lui refusa, et qui aurait alors composé Les Travaux et les Jours, à la fois un manuel d’agriculture et un traité de morale individuelle, pour ramener son frère – mais en réalité n’importe quel citoyen – à une vie saine et à une bonne gestion d’un domaine agricole.

Alors qu’à cette même période, la poésie est épique, avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, Hésiode crée ainsi une autre forme de poésie, didactique. L’œuvre commence par une description des quatre « races » de l’humanité : la race d’or, d’argent, puis de bronze, où s’implantent la force et la violence incontrôlées, nette dégradation qui s’accentue avec la race de fer, le temps de l’écriture. Le récit qui met en scène les deux animaux, le rossignol et l’épervier, s’inscrit dans cette perspective, pour conclure sur ce règne de la loi du plus fort et de l’injustice.

Le récit (1er paragraphe) 

L'adresse au destinataire

Le poète prend la parole directement, avec l’emploi du pronom « je », pour introduire ses destinataires, les « rois », avec un trait pour les caractériser, être « sensés ». Mais cette réserve n’est certainement pas dénuée d’ironie, puisqu’il juge nécessaire le récit qui va suivre, « conte » ou « histoire », que la traduction qualifie par le terme générique de « fable ». Le but didactique est donc clair : il s’agit bien d’accroître la sagesse des puissants

L'adresse au destinataire

Les deux animaux face à face

L’opposition est posée d’emblée entre eux : d’un côté, « l’épervier », le rapace, avec une insistance sur sa puissance, l’image des « serres recourbées », et, à la fin du récit, la mention de son « vol rapide » et de son envergure, de ses « ailes étendues » ; de l’autre, « le rossignol », avec la mention de son doux chant.

L'épervier et le rossignol

animaux-hesiode.jpg

Notons, en grec, la parenté entre « ἀηδών », pour l’oiseau, et « ἀοιδός », plus loin, le chanteur, terme qui s’emploie aussi pour le poète, l’aède, et son « gosier bigarré » renvoie aux tonalités diversifiées de son art, épique, comme dans La Théogonie, ou didactique, comme ici. Nous pouvons ainsi identifier les deux animaux, celui qui exerce le pouvoir – dans l’Iliade, les rois sont d’ailleurs souvent associés aux aigles – face au plus faible, tel le poète, vaincu dans le procès qui l’a opposé à son frère.

Les verbes du récit insistent sur la cruauté de l’épervier, « l’emportant bien haut dans les nuages, après l’avoir saisi dans ses serres », et accentuent l’image pathétique du fragile rossignol : « l’autre, pitoyablement, transpercé par les serres recourbées, se lamentait ».  ​

Le discours de l'épervier

Mise en valeur par le choix du discours direct, la violence de l’épervier ressort de l’interpellation initiale, « Malheureux ! Qu’as-tu à crier ? », et de son insulte, « Insensé ». Dans chacune de ses affirmations, le rapace souligne sa toute-puissance, la liberté qu’il s’accorde, de façon totalement arbitraire  : « Un bien plus fort que toi te tient ; tu iras où je te mènerai, tout chanteur que tu sois ; je ferai de toi, si je le veux, mon dîner, ou bien je te relâcherai. » Outre le rappel de la loi animale, la voracité qui fait des uns la proie des autres, nous y reconnaissons ce défaut, souvent dénoncé dans la littérature de la Grèce antique, notamment dans les tragédies, « l’hybris », cette démesure propre à celui qui se donne à lui-même ses propres lois, en oubliant les puissances supérieures, les dieux. Face à ce pouvoir des « plus forts », l’épervier rappelle l’impuissance des faibles et l’inutilité de leurs larmes : « il est privé de la victoire, et en plus de la honte il subit des souffrances ».

La morale (2ème et 3ème paragraphes) 

L’anecdote donne le dernier mot à l’épervier, qui ne suit que son propre intérêt. Mais cela signifie-t-il que le poète lui donne raison ?

Le blâme de la violence

Les sentiments que l’anecdote vise à inspirer au lecteur, la pitié envers le rossignol, et l’indignation face à la cruauté de l’épervier conduisent, en fait, à une morale inverse de la scène représentée.

Les injonctions lancées sont autant de rejets de la violence : « ne fais pas grossir la démesure », « renonce pour toujours à la violence ». Pour justifier ce conseil, l’argumentation s’appuie sur l’image pitoyable du rossignol, victime innocente,  : « car la démesure est mauvaise pour le pauvre mortel ; et l’homme de bien ne peut la supporter facilement, il est accablé sous son poids, quand par malheur il tombe dessus ». La métaphore du « poids » de l’hybris correspond à l’excès qu’elle fait naître en l’homme : même si, initialement, il est « homme de bien », elle le détruit.

Ainsi, si, dans le monde animal, la démesure, la cruauté peuvent régner impunément, Hésiode marque la différence avec le monde humain, tout en sous-entendant que celui qui exerce sa force indûment pourrait à son tour en être la victime ultime, car nul n’est maître de son destin : « La Justice, arrivée à la fin, est plus forte que la Démesure ; et l’imbécile apprend à ses dépens ».

L'éloge de la justice

À ce rejet s’oppose le conseil inverse, « Ô Persès ! Toi, écoute la justice », sur lequel insiste le dernier paragraphe : « Ô Persès ! Grave bien mes conseils au fond de ton esprit. Écoute la voix de la justice ». Mais la menace précédente introduit dans la morale une autre puissance, d’essence divine comme le marque la majuscule, « la Justice », en grec « Δίκη ». Fille de Zeus et de Thémis, nommée Astrée chez les Romains, elle a été la dernière des divinités à vivre au milieu des mortels lors de l’Âge d’or, puis elle les quitta quand arriva la corruption de l’Âge de fer.

Astrée, 1886. Sculpture attribuée à August Saint-Gaudens. Chambre ancienne de la Cour Suprême d’État, Vermont

Les superlatifs employés par Hésiode en font un vibrant éloge : « il y a une autre voie, meilleure, pour la contourner, menant à la justice. », « cette justice, le plus précieux des biens. » Pour en imposer la puissance, il oppose les animaux, ceux que sa fable a illustrés, aux humains, destinataires de la morale, en invoquant une puissance supérieure, « la loi du fils de Saturne » - en Grèce Cronos – c’est-à-dire de Jupiter-Zeus : « telle est la loi que le fils de Saturne a imposée aux mortels. Il a permis aux poissons, aux animaux sauvages, aux oiseaux rapides de se dévorer les uns les autres, parce qu'il n'existe point de justice parmi eux ; mais il a donné aux hommes cette justice ». Celle-ci aurait donc encore sa place parmi les hommes recherchant la sagesse.

Astrée, 1886. Sculpture attribuée à August Saint-Gaudens. Chambre ancienne de la Cour Suprême d’État, Vermont

CONCLUSION

Cet extrait comporte la première fable connue dans la littérature de l’antiquité grecque : un court récit où la symbolique animale est mise au service d’une morale. Elle met en scène, de façon vivante, les deux animaux qui illustrent ici la lutte du Bien et du Mal.

Mais le récit propose, en fait, un anti-modèle, inversé dans la suite du passage : le discours moral didactique vise, en effet, en opposant la loi de nature, propre au monde animal, à la loi d’origine supérieure, divine, propre au monde humain, à réhabiliter la justice. Oublier cette loi, laisser triompher la « Démesure », serait revenir à un monde primitif, à un chaos où triompherait la violence, et où le malheureux « rossignol », le « chanteur », le poète, n’aurait plus la parole. Ainsi, contrairement à l’épopée homérique, Hésiode chante la paix et non pas la guerre.

LECTURES CURSIVES 

Pour lire les deux extraits

Ésope, Fables, VII°-VI° s. av. J.-C., 8, « Le Rossignol et l’Épervier »

« Je chante les héros dont Ésope est le père », écrit La Fontaine au début de la « Dédicace à Monseigneur le Dauphin » qui ouvre son premier recueil de Fables (1668), rendant ainsi hommage à l’auteur grec qui a formalisé le genre de la fable. Mais Ésope avait déjà lui-même emprunté cette fable à Hésiode.

Le récit reprend les deux animaux, mais sans véritablement les dépeindre, et, surtout, en modifiant leur prise de parole. En montrant d’abord, rapidement, le rossignol, c’est aussi lui qui parle le premier, dans une argumentation rationnelle rapportée au discours indirect : « alléguant qu’il n’était pas capable de remplir à lui seul le ventre d’un épervier, que celui-ci devait, s’il avait besoin de nourriture, s’attaquer à des oiseaux plus gros. » La nourriture est donc mise en évidence, plus que la situation pathétique du faible oiseau. La réplique de l’épervier, elle, ne met pas en valeur sa violence, encore moins sa cruauté, mais seulement la loi naturelle du monde animal.

Dore.jpg

Gustave Doré, estampe, pour illustrer « Le Milan et le Rossignol », 1876  

Ainsi, la morale explicite formulée par Ésope, même s’il fait lui aussi le lien entre l’animal et l’homme, n’est plus un rejet de la violence, ni un blâme de l’hybris, mais la confirmation d’une forme de sagesse prudente qui rappelle le proverbe : « Un ‘‘tiens’’ vaut mieux que deux ‘‘tu l’auras’’. »

Milan-Rossignol-LaFontaine2.jpg

Jean de La Fontaine, Fables, 1678, IX, 18, « Le Milan et le Rossignol »

Le portrait des oiseaux 

Au contraire d’Ésope, La Fontaine développe longuement le portrait des deux oiseaux, avec un évident parti-pris en faveur du rossignol, qualifié, par une épithète homérique méliorative, de « héraut du printemps », avec une mise en valeur de ses qualités : « Je m'en vais vous en dire une chanson si belle / Qu'elle vous ravira : mon chant plaît à chacun. » Le narrateur plaint son sort, son « malheur », après avoir donné, dans les trois premiers vers, une image très critique  du rapace, « manifeste voleur ».

Le conflit

Le cœur de la fable présente les discours rapportés directs, qui opposent l’argumentation du rossignol au rejet du milan :

Jean-Jacques Grandville, « Le Milan et le Rossignol », 1838-1840. Estampe, BnF

       Le premier, par son vouvoiement, exprime son respect, tout en tentant de se sauver par un récit mythologique lié à la situation qu’il vit. Le roi Térée, en effet, après avoir violé Philomèle dans un bois, l’avait enfermée et lui avait coupé la lnague pour l’empêcher de dénoncer le crime commis. Sa sœur, Progné, l’avait libérée puis, pour se venger, avait servi son fils Itys en repas à son époux Térée. Celui-ci, voulant à son tour se venger, avait précisément été métamorphosé en épervier, Progné en hirondelle, et Philomèle en rossignol. Par sa double comparaison à un « Roi dont les feux violents / Me firent ressentir leur ardeur criminelle », le rossignol victime espère ainsi dissuader l’épervier, son bourreau, en lui faisant craindre un châtiment divin.

         Mais l’épervier, lui, reste sourd à tout idée d’art, et et son tutoiement brutal le rejette avec mépris, car il ne pense qu’à sa nourriture : « lorsque je suis à jeun, /  Tu me viens parler de musique. »

La morale

La morale posée par La Fontaine diffère de celles de ses prédécesseurs, déjà par sa forme, telle un proverbe : « Ventre affamé n’a point d’oreilles ». Il montre ainsi l’impuissance de la parole face à la cruauté d’une bête affamée qui ne voit que son intérêt immédiat.

Mais qui se cache derrière ces deux animaux ? La comparaison de l’épervier à Térée invite à donner à la fable un sens social et politique, si l’on se rappelle que La Fontaine vit sous une monarchie absolue, et a assisté à la chute du surintendant Fouquet, son ami et mécène arrêté par Louis XIV, en faveur duquel il a tenté, par son Ode au Roi, en 1662, mais en vain, d’obtenir la clémence du roi. Le poète retrouverait alors le rôle du « chanteur », déjà attribué au rossignol par Hésiode, et admettrait l’inutilité pour l’artiste de chercher à apaiser la colère des puissants.

STYLISTIQUE : convaincre, persuader, délibérer 

Pour en savoir plus sur l'argumentation

CONVAINCRE

Convaincre, c’est faire céder mon adversaire pour qu’il accepte mon opinion  et renonce à la sienne.

Pour cela, il me faut toucher sa raison, faire appel à sa logique, en soutenant mes arguments par des exemples précis, qui vont servir de preuves.

PERSUADER

Persuader, c’est emporter définitivement ‘adhésion de mon adversaire, pour que son changement d’opinion soit définitif.
Pour cela, il ne suffit pas de toucher sa raison, il me faut faire appel à ses sentiments, provoquer ses émotions, le faire rire, pleurer, s’indigner… C’est le rôle du style choisi pour l’énoncé.

DÉLIBÉRER

Délibérer, c’est amener le lecteur à choisir entre deux opinions, celle que je soutiens et celle d’un adversaire.

Pour cela, il doit se détacher de ses préjugés et d’une éventuelle opinion personnelle préalable, pour faire preuve d’esprit critique et peser les arguments avancés, avant d’arriver à un choix raisonné, qu’il peut justifier.

Cette étude est suivie d'exercices, corrigés. Elle est destinée à faciliter les explications de textes à travers le parcours, en aidant à en reconnaître la forme, les objectifs et les procédés mis en œuvre.

Pour voir les exercices

Le Roman de Renart, 2nde moitié du XIIIème siècle, 28ème aventure 

Héritage des fables animalières du grec Ésope ou du latin Phèdre, Le Roman de Renart, recueil composé entre 1170 et 1250, raconte, en plusieurs poèmes appelés "branches", les aventures de "Renart", nom propre de l'animal alors nommé "goupil", un des personnages de la cour de Noble, le lion. On y découvre un personnage rusé, parfois jusqu'à la malhonnêteté, qui manie avec habileté le langage et réussit à échapper aux rivalités. Il triomphe toujours dans ses luttes avec son "oncle" Ysengrin, le loup.

Dans l'épisode précédent, Ysengrin et Renart sont partis à la chasse en compagnie de Noble le lion, le loup, et, grâce à Renart, trois proies ont été prises : un taureau, une vache et un veau. Arrive alors le moment du partage, en deux temps, d’abord la proposition d’Ysengrin, ensuite celle de Renart, chacune suivie de la réaction de Noble. Mais le titre de l’épisode en indique déjà qui triomphera… … Quelle image de la société médiévale la mise en scène des animaux permet-elle de mettre en évidence ?

Le Roman de Renart, manuscrit, BnF

Pour lire l'extrait

Le Roman de Renart, manuscrit, BnF
Roman-Renart

La proposition d'Ysengrin (du début à la ligne 22) 

C’est le lion, qui, conformément à son statut royal, répartit la prise de parole, d’abord accordée à Ysengrin, en tant que « connétable », c’est-à-dire chef de son armée, tandis que le titre de « damp », qui, à l’origine, s’attribue à un moine cloîtré, n’est ici qu’un signe de politesse. 

Le portrait d'Ysengrin

Dans un premier temps, Ysengrin se montre respectueux envers son seigneur, « J’obéis, Monseigneur, puisque tel est votre plaisir », conscient de sa toute-puissance. C’est elle aussi qui explique sa prudence : « il parut hésiter un moment ». Elle est justifiée par le proverbe paysan cité : « Qui le bien voit et le mal prend,/Souvent à bon droit se repent. » Il a donc conscience du risque qu’il court, s’il déplaît au roi… Mais deux traits de caractère perturbent cette lucidité :

  • D’une part, sa nature animale, sa voracité, origine de l’expression aujourd’hui familière, une « faim de loup » : « j’avoue que je mangerai volontiers. » Mais il est particulièrement maladroit de mettre ainsi au premier plan son intérêt personnel…

  • D’autre part, sa rivalité avec Renart, qui l’a si souvent trompé, ridiculisé, et vaincu, l’aveugle et le rend incapable de décider posément : « En tout cas, il se serait fait étrangler plutôt que de rien proposer à l’avantage de Renart. »

Le partage proposé

Sa proposition reconnaît, certes, la suprématie du roi, « Monseigneur, » reprit-il enfin, « mon avis est que vous reteniez pour vous le taureau et la belle génisse. » Mais il n’oublie pas de penser aussi à lui : « Je me contenterai du veau ». En revanche, il fait preuve d’un évident mépris envers Renart, désigné par sa couleur, « le roux », et se montre ironique par l’argument avancé : « je sais qu’il aime peu ces sortes de viandes ; nous l’inviterons à chercher pâture ailleurs. » L’ultime maladresse est le choix du pronom « nous », car il anticipe ainsi l’accord du lion, lui ôtant son libre-arbitre.  

La réaction du roi Noble

Le commentaire du narrateur

Avant de la dépeindre la réaction du lion, le narrateur introduit son propre commentaire, avec une exclamation ironique et le rythme ternaire injonctif qui critiquent l’absolutisme du pouvoir royal : « Oh ! que grande chose est Seigneurie ! Il faut au seigneur donner tout à garder, tout faire à sa guise et surtout ne jamais lui parler de partage. » La suite du commentaire du narrateur, avec une nouvelle exclamation ironique, blâme donc l’erreur commise par Ysengrin : « En tous pays la coutume est la même ; le connétable Ysengrin pouvait-il oublier une telle vérité ! » Ainsi ressort la morale du récit : le monde animal est l’image du pouvoir royal chez les humains.

Léopold Morice, Le lion, symbole de la force de la République, 1883. Bronze, 3m., piédestal du monument à la République, Paris

Le pouvoir royal

La réaction, présentée comme incontournable par la répétition verbale (« ce qui devait arriver arriva ») est alors mise en valeur, d’abord par le portrait : « Noble ne l’avait pas écouté sans branler la tête et sans témoigner une indignation vive. » Le geste dépeint met en évidence la violence du lion, sanglante : « lui se dresse, fait deux pas, lève sa terrible patte et l’étend sur la joue d’Ysengrin d’une telle force qu’il enlève la peau, le cuir du visage, et laisse le coupable couvert de sang. » Le discours ne fait alors que confirmer son rejet brutal.

Léopold Morice, Le lion, symbole de la force de la République, 1883. Bronze, 3m., piédestal du monument à la République, Paris

La proposition de Renart (ligne 22 à la fin) 

Le portrait du roi

En donnant la parole à Renart, Noble le lion formule son éloge : « C’est à vous, Renart, plus habile et plus sage, à satisfaire chacun de nous. » Mais le terme « chacun » illustre l’hypocrisie du discours. La première réaction de Renart confirme d’ailleurs sa prudence, puisqu’il tente de fuir la difficulté, en remettant au roi la décision du partage : « Prenez, seigneur, ce qu’il vous plaira et nous abandonnez le reste. » Cette hypocrisie se confirme dans son refus, qui affiche un désir louable de justice, alors même que le récit vient de montrer qu’il est seul juge : « je veux que tout soit réglé par jugement, suivant l’équité, et de façon que personne n’ait droit de se plaindre. »

Le jugement de Renart

Le mérite du jugement de Renart est double :

         Il fait preuve de lucidité : il sait qu’en lui accordant les trois proies il ne peut que satisfaire la suprématie du lion.

         Mais, pour préserver l’apparence d’« équité », le jugement est soigneusement argumenté de façon à flatter l’orgueil royal, par exemple avec le superlatif : « que le taureau soit à vous ; c’est la part du Roi, il ne peut tomber en mains plus glorieuses. » De même, les adjectifs attribués à « la génisse », « tendre, grasse et jeunesse », sont comme un écho à un portrait flatteur de la « reine ». Enfin, sa présentation du « prince impérial » prouve le souci de préserver l’héritier du trône : « votre fils a, si je ne me trompe, été nouvellement sevré, il doit avoir un an, ou peu s’en faut ; à lui doit revenir ce petit veau, tendre comme du lait. »

Le Renart représente donc le parfait courtisan, capable s’associer la flatterie à une indispensable auto-protection. D’où sa conclusion, « Pour nous autres, ce vilain et moi, nous irons chercher notre chevance ailleurs. »,  où il s’exclut du partage, tout en réglant ses comptes avec Ysengrin, qualifié avec mépris de « vilain » alors qu’il a le statut de « connétable ».

La morale implicite

Le commentaire du narrateur insiste sur l’approbation de Noble, et traduit le succès de Renart : « Ces paroles répandent une satisfaction visible sur le fier visage du Roi. » Son discours renforce son éloge, avec un nouveau signe d’hypocrisie dans son argument : « aussi personne ne réclame. » Qui oserait, en effet, réclamer ?

Le lecteur ne peut que sourire alors devant sa question, « Mais, dites-moi, qui vous apprit à si bien faire les partages ? », et encore davantage devant la réponse très ironique de Renart, qui se moque de l’état lamentable d’Ysengrin, quand il qualifie sa blessure de « chaperon rouge », et transforme son adversaire en un membre du clergé, donc un guide spirituel, avec une plaisante gradation : « Je suis même tenté de croire que la couronne que vous lui avez faite indique un cardinal, sinon l’Apostole lui-même. » Son ironie devient un cri de victoire cruel face à son adversaire de longue date : « Ô la belle couleur de pourpre ! il faut s’incliner devant elle. »

CONCLUSION

Ce récit, forme d’apologue plus long que la fable, joue cependant le même rôle :

       Il vise à séduire, à plaire, en faisant sourire de la sottise d’Ysengrin, de l’hypocrisie de Noble, et, surtout, de l’habileté de Renart, rusé et perfide.

        Mais il a aussi pour but d’instruire, car, au-delà du rire provoqué par les animaux, ceux-ci permettent une satire féroce de la société féodale : elle s'exerce contre les abus des puissants seigneurs, ici de l’absolutisme du roi lui-même, dénonce les injustices, et met en scène les rapports hiérarchiques, Renart offrant le modèle du courtisan.

Le lion est d’ailleurs resté le symbole de la royauté, et pas seulement dans le monde animal, mais aussi, comme le prouvent les blasons et les armoiries, dans le monde humain. 

Le lion royal. Armoiries de la ville de Lyon et blason : « De gueules au lion d'argent, au chef d'azur chargé de trois fleurs de lys d'or ».l

Le lion royal. Armoiries de la ville de Lyon et blason : « De gueules au lion d'argent, au chef d'azur chargé de trois fleurs de lys d'or ».l

Mais, de ce fait, cela soulève une question : pour le satiriste, s’agit-il d’humaniser l’animal, qu’il fait parler, agir…, ou bien d’animaliser l’humain, en suggérant que tout homme porte en lui les signes d’une nature qui reste « animale » ?

LECTURE CURSIVE : Jean de La Fontaine, Fables, 1668, I, 6, « La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion » 

Pour lire la fable

Pour une présentation du premier recueil de Fables de La Fontaine, paru en 1668, on se reportera, si nécessaire, à son étude d’ensemble dans ce site.

Cette fable offre l’intérêt de reprendre le thème traité dans Le Roman de Renart, celui du partage d’une proie, sous l’égide du Lion, symbole du pouvoir royal absolu. Mais le fabuliste y introduit plusieurs différences.

La situation

Les animaux choisis modifient la situation, car ils sont les plus bas dans l’échelle hiérarchique, bovin ou ovins, donc faibles par leur nature même. Ils représentent donc le petit peuple, que le seigneur est censé protéger. Il n’y a pas une chasse commune, mais une seule proie, « un Cerf », capturé par la Chèvre, qui respecte les termes du contrat pour faire le partage.

L'image du Lion

La Fontaine, au vers 2, suit la tradition pour définir le symbolisme de son personnage, dont la puissance est soulignée par la diérèse « Li/on », et la mention de ses « ongles », ses griffes menaçantes. La Fontaine ne prête à son animal aucun souci d’équité, puisqu’il est seul à prendre la décision, exprimée avec force par son discours rapporté directement, et il conserve son hypocrisie, puisqu’il affirme « Nous sommes quatre à partager la proie », alors même que la suite révèle qu’il n’avait aucune intention de réaliser un réel partage.

François Chauveau, 1668, illustration de la fable de La Fontaine

Pour chaque part, un argument est invoqué, mais tous ne renvoient qu’à une seule réalité, la force de l’animal : par son nom même (vers 12), par son physique,  posé comme cause du « droit », puis son caractère, avec deux superlatifs (« le droit du plus fort », « le plus vaillant »), enfin, dans les deux derniers vers, par la menace directe, renforcée par le futur et la brièveté de l’octosyllabe : « Je l’étranglerai tout d’abord. » Pour soutenir son argumentation, il emploie le verbe « devoir », injonctif, alors même que « je prétends » réduit l’impératif absolu à une volonté totalement subjective. Enfin, il ne laisse aucune possibilité de révolte, rendue impossible car il formule l’approbation à la place de ses « associés » : « À cela l'on n'a rien à dire. », « vous le savez ».  

François Chauveau, 1668, illustration de la fable de La Fontaine

La morale

Aucune morale explicite ne termine la fable, au lecteur de la dégager donc. Comme ses prédécesseurs, La Fontaine dénonce le pouvoir royal absolu, règne de l'arbitraire qui interdit toute justice. Comment ne pas penser ici à la condamnation du surintendant Fouquet par Louis XIV, à laquelle La Fontaine avait tenté – en vain – de faire renoncer le roi ?

Mais le titre attire aussi l’attention du lecteur sur le terme « société », et la fable donne alors un conseil de sagesse. Qui est coupable, en fait ? Le lion suit sa nature première… La faute est celle des autres animaux, qui ont manqué de prudence : face aux puissants, mieux vaut toujours se tenir à l’écart.

ÉTUDE D’IMAGE : illustration du Roman de Renart, « À la cour du roi Noble » 

Cette miniature est une des 513 que comporte le manuscrit du Roman de Renart, composé entre 1170 et 1250. Il a été copié dans la 1ère moitié du XIV siècle dans la France du Nord-Nord-Est. L’analyse de cette image va permettre de montrer une première évolution du rôle de la représentation animalière dans la littérature.

Pour voir le diaporama

À la cour du roi Noble, Manuscrit du Roman de Renart, BnF

Michel de Montaigne, Essais, 1595, II, 12 : "Le modèle animal" 

Montaigne

Dans ses Essais, Montaigne  s’intéresse à « l’humaine condition », en s’appuyant sur ses propres expériences, sur les observations que sa vie professionnelle l’a amené à faire sur la vie politique, sur la diplomatie, sur la justice… Pour approfondir la forme et le rôle des Essais, on se reportera à leur étude précise proposée dans le site "Parcours littéraires".

Le chapitre XII du livre II des Essais, intitulé « Apologie de Raimond Sebond », dont la rédaction commence vers 1573, est né de la traduction, en 1568, d’un ouvrage de ce théologien catalan, La Théologie naturelle (1436). Mais Montaigne, alors influencé par le scepticisme, de Plutarque notamment, va marquer sa différence avec la pensée de Sebond, qui veut prouver la vérité du christianisme à partir de la supériorité de la raison humaine. Ainsi, en suivant les deux parties qui structurent ce passage, avant sa brève conclusion, nous nous demanderons quel rôle l’écrivain assigne au monde animal pour juger la nature de l’homme.

Pour lire l'extrait

Montaigne, Apologie de Raimond Sebond, édition « Idées »

Montaigne, Apologie de Raimond Sebond, édition « Idées »

Le monde animal (du début à la ligne 14) 

La construction du passage

La première partie de cet extrait repose sur l’observation de deux animaux, d’abord les « hirondelles » que « nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons », Montaigne associant, par le choix du pronom « nous », ses lecteurs à cette observation. Il est facile de les voir puisqu’elles nichent de préférence dans des bâtiments humains, sous les rebords des toits, dans les combles, dans les encoignures des fenêtres… Leur description s’élargit ensuite aux « oiseaux », et les questions successives, qui interpellent le lecteur en le prenant à témoin, forment une gradation : d’abord le choix du lieu, ensuite la forme du nid, puis les matériaux utilisés pour le construire, enfin sa garniture intérieure. Il termine par ce qui paraît le plus complexe : tenir compte des « vents » implique, en effet, une connaissance plus élaborée, quasi scientifique. Après ce long développement, le passage se ferme  sur deux questions consacrées à la « toile » de l’araignée.

Un éloge du monde animal

La description est présentée d’emblée comme méliorative par le redoublement lexical qui souligne « la belle et admirable contexture de leurs bâtiments ». Le jeu des questions, soutenues par la répétition de la négation « sans » et qui reposent sur des réalités observables, est habile, car Montaigne impose ainsi une vision anthropomorphique de l’animal. Il associe, en effet, chaque activité de l’animal à des facultés humaines, dont il fait la cause des choix. Ainsi, pour la place du nid, en opposant les « mille places » possibles à celle finalement choisie, les hirondelles font preuve de « jugement » et de « discrétion », c’est-à-dire de discernement, avec un but déterminé, le confort, « celle qui leur est la plus commode à se loger », comme le feraient les hommes. 

Le nid de l'hirondelle en construction

Le nid de l'hirondelle en construction

De même, il prête aux oiseaux une connaissance théorique : ils savent « les conditions et les effets » des formes géométriques, et peuvent « connaître les conditions différentes de ces vents ». Ils sont capables aussi de « juger » de l’efficacité des matériaux, « que la dureté s’amollit en l’humectant » pour « l’argile », et de se projeter dans l’avenir, de « prévoir » les conditions de vie à venir : « les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ». Ce souci de « leurs petits » les dote même de sentiments.

L'araignée au cœur de sa toile

L'araignée au cœur de sa toile

À propos de l’araignée, la question reste ouverte : « Pourquoi l’araignée épaissit-elle sa toile en un endroit, et la relâche-t-elle en un autre ? » Sans y répondre lui-même, Montaigne invite son lecteur à la même conclusion, confirmée par l’hypothèse qui suit, accentuée par le rythme ternaire : « Se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensée, et conclusion ? » Montaigne oblige, en fait, le lecteur à adhérer à sa thèse : attribuer aux animaux des facultés d’appréciation, de déduction et d’anticipation identiques à celles que pourraient mettre en œuvre les hommes dans leurs diverses activités.

La première partie du texte établit donc une égalité entre les espèces animales et l’homme, autre espèce animale finalement…

Un modèle pour l'homme (des lignes 14 à la fin) 

L'orgueil de l'homme

Cette observation du monde animal conduit Montaigne à poser un paradoxe, à travers deux questions  :

         « D’un côté, il réaffirme la supériorité du monde animal, « combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous », mise en parallèle à l’infériorité humaine : « combien notre art est faible à les imiter ».

         De l’autre, il souligne la contradiction du refus, par l’homme, d’attribuer à l’animal des facultés humaines : « pourquoi n’en estimons-nous autant d’eux ? ». L’homme est prétentieux, et, même si ses « ouvrages » sont « plus grossiers », il se reconnaît des « facultés » spécifiques. Il préfère, en effet, expliquer tous les comportements animaux par le seul instinct : « Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? »

Ainsi, Montaigne reproche à l’homme le mépris dont il fait preuve envers les animaux, qui contredit tout ce qu’il peut constater à partir du modèle offert par eux, quand il oppose son intelligence à ce qui ne serait qu’un mouvement spontané, irraisonné… En attribuant à l’animal l’instinct, inférieur à l’intelligence humaine, l’homme se consolerait, en fait, de son infériorité créatrice.

L'infériorité de l'homme

Pour répondre à cet orgueil dénoncé, Montaigne inverse le point de vue, et fait de cet instinct naturel, un privilège, un don de la nature, dont l’homme serait malheureusement privé. Par une métaphore, il représente la « nature » comme une déesse protectrice, aidant le monde animal : « nature par une douceur maternelle les accompagne et guide, comme par la main à toutes les actions et commodités de leur vie ».

Au contraire, le rythme ternaire souligne la faiblesse de l’homme auquel la « nature » refuserait son appui, le livrant à ses seules facultés, à ses seuls efforts : « elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quêter, par art, les choses nécessaires à notre conservation ». La fin de cette phrase périodique insiste sur l’infériorité de l’homme auquel la nature « refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d’esprit, à la suffisance naturelle des bêtes ». Montaigne retourne donc contre l’homme la supériorité qu’il s’est accordée en comparant la grandeur de son intelligence à l’instinct propre à l’animal : « En quoi sans y penser nous leur donnons un très grand avantage sur nous ». D’un côté, tout serait donné à l’animal, de l’autre tout serait refusé à l’homme : « de manière que leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités tout ce que peut notre divine intelligence. »

L'égalité entre l'homme et l'animal

Mais, cette opposition entre l’animal, méprisé pour sa « stupidité brutale », et l’homme, fier de sa « divine intelligence », dénonce, avec ironie, l’erreur de ce jugement de l’homme sur l’animal, quand il ne voit en lui que l’instinct… Montaigne ramène ainsi son lecteur à admettre l’anthropomorphisme mis en place au début du texte, à voir en l’animal son double, doté des mêmes facultés.

Le dernier paragraphe pose donc une conclusion qui inverse à nouveau la perspective. Montaigne y souligne nettement l’erreur de l’homme quand il pense qu’il n’est pas lui-même guidé par la nature, qu’elle ne serait pour lui qu’une « injuste marâtre » : « Mais il n’en est rien ; notre police n’est pas si difforme et déréglée. » L’homme n’est pas une exception, et Montaigne rétablit donc une égalité entre lui et l’animal, par une allégorie qui les place tous deux sous la protection de la nature : « Nature a embrassé universellement toutes ses créatures, et n’en est aucune qu’elle n’ait bien pleinement fourni de tous moyens nécessaires à la conservation de son être. »

CONCLUSION

Cet extrait construit une argumentation rigoureuse, dans laquelle la peinture de l’animal sert à étudier la nature de l’homme : pour Montaigne, nous n’avons pas à tirer gloire de nos aptitudes, que dépassent souvent celles des animaux. Les réalisations animales doivent donc ramener l’homme à plus de modestie : au lieu de les attribuer au seul instinct – qui serait une faculté inférieure – il nous faut reconnaître en l’animal notre semblable en quelque sorte, car nous sommes, comme lui, guidé par la « nature » dans la mesure de nos besoins.

L’humanisme de Montaigne repose donc sur l’idée d’une « nature » dont toutes les créatures reçoivent avec justice ce qu’il leur faut, et où tous leurs ouvrages sont comparables par les facultés mises en œuvre. C’est donc finalement elle qui est la loi suprême : « Nature est un doux guide » affirme-t-il dans un autre passage des Essais. C’est aussi cette loi qui lui permettra, à l’époque des grandes découvertes, de remettre à égalité les hommes dits « sauvages » et les hommes dits « civilisés ».

HISTOIRE LITTÉRAIRE : l'essai 

Frontispice des Essais de Montaigne

L'essai répond à la volonté de convaincre le destinataire, en faisant appel à sa raison par la logique d'une l'argumentation, soutenue par des exemples. Mais l'auteur doit aussi toucher les sentiments du destinataire, le persuader par sa propre force de conviction, et en suscitant son émotion.  Ainsi l'essai combine souvent le registre didactique, avec sa rigueur explicative, à d'autres, polémique, comique, pathétique... 

Pour une étude détaillée

Frontispice des Essais de Montaigne

ÉTUDE TRANSVERSALE : l’animal dans la philosophie 

Philosophie

Pour lire les extraits

Alors que les récits de la Grèce antique mettent en scène des animaux et dépeignent leur relation à l’homme, soit dans la vie quotidienne, soit en en faisant des modèles pour l’homme dans les fables, les philosophes, eux, s’interrogent sur la nature de l’animal, en le comparant à l’homme. En cherchant d'abord à classifier les animaux par leur nature biologique, ils essaient donc de définir les formes d’intelligence animale et les facultés qui en découlent. Leur objectif est de déterminer, à partir de là, la relation "morale" entre l’homme et l’animal : s’ils sont dotés de raison, d’une « âme », ne devons-nous pas les considérer comme des frères ?

Cette question parcourt la philosophie, et il est impossible de la traiter de façon exhaustive. Nous nous limiterons donc au XVIIème siècle qui, à partir de l’héritage d’Aristote, en pose les fondements.

Aristote, Parties des animaux, IVème siècle av. J.-C., livre IV, extrait 

Le classement des êtres selon Aristote

Aristote, dans la continuité de ses prédécesseurs, Empédocle, Héraclite, Démocrite…, s’est d’abord employé à classifier les espèces animales à partir d’observations précises. Il établit ainsi une échelle de la Nature, plaçant au sommet l’espèce humaine, puis, au plus bas, les plantes et, enfin, les êtres inanimés. Les animaux, eux, sont classés en fonction des organes dont ils disposent, depuis les quadrupèdes vivipares jusqu’aux mollusques à coquilles. Chaque espèce se développe pour préserver sa vie, dans son environnement.

L’originalité d’Aristote est d’attribuer une « âme » à tout être vivant, qu’il soit végétal ou animal : c’est sont principe vital, ce qui l’anime. Mais cette « âme » diffère selon les espèces : les plantes n’ont qu’une « âme nutritive », tandis que les animaux ont, eux, une « âme sensitive », avec, pour l’homme, une spécificité ajoutée, une « âme intellective », car il est capable, à partir d’une sensation, de construire un concept. Cette faculté de penser immortalise l’homme, seul être vivant à pouvoir accéder à une transcendance.

Le classement des êtres selon Aristote

Dans cet extrait, il s’oppose à ceux qui jugent l’homme inférieur aux autres espèces animales, « qui disent  que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) ». Pour lui, au contraire, il est supérieur par l’organe exceptionnel dont il est doté, la « main ». Elle représente, en effet, une multitude d’« outils » à elle seule, que cet « être le plus intelligent » peut utiliser pour « acquérir le plus grand nombre de techniques ». C’est aussi la qualité propre à la main, « tout saisir et tout tenir », qui lui offre « de nombreux moyens de défense ».

Aristote affirme donc qu'à la fois par cet organe exceptionnel, la main, et par l’intelligence qu’il sait mettre en œuvre pour agir, l’homme est bien au sommet de l’échelle des êtres.

René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, Vème partie

Le point de départ de la réflexion de Descartes est l’observation des statues parlantes ou mouvantes qui commencent à apparaître sur les scènes de théâtre, dans les pièces dites « à machines », et que les frères Francini avaient construites à Saint Germain en 1598. Il leur compare le corps de l’animal, tout en reconnaissant sa plus grande complexité : c’est « une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.

Il oppose alors une machine construite à l’image de l’animal, qui ne se différencierait pas de l’animal vivant, tandis que, si elle imitait un homme, personne ne s’y tromperait : « s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela des vrais hommes ».

Le canard, automate de Vaucanson (1709-1782) 

Le canard, automate de Vaucanson (1709-1782) 

        La première spécificité humaine est le langage, car seul l’homme peut l’élaborer « pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ». Certes, il cite des animaux qui peuvent « proférer des paroles », tels les pies ou les perroquets, mais ils « ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ».

        D’où la seconde spécificité humaine, l’importance de la « raison », « un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres ». C’est elle qui fait que l’homme agit « par connaissance », et non, comme les animaux, « par la disposition de leurs organes ».

Descartes va donc plus loin qu’Aristote, en concluant nettement sur l’infériorité de l’animal : « Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. »

Jean de La Fontaine, Fables, 1678, IX, "Discours à Madame de La Sablière" 

Dans ce long poème didactique, qui ferme le neuvième livre du second recueil de Fables de La Fontaine, paru en 1678, La Fontaine, fabuliste qui met en scène des animaux personnifié, s’engage dans le débat de son temps sur la nature comparée de l’animal et de l’homme.

La reprise de la conception de Descartes (vers 1 à 45)

La Fontaine consacre une longue partie à la conception de Descartes, en la reprenant en deux temps :

  • Il s’intéresse d’abord à l’animal : « Ils disent donc / Que la bête est une machine », ce qu’il soutient par la comparaison au mécanisme d’une « montre ». Puis, il pose les conséquences de cette théorie : « […] en elle tout se fait sans choix et par ressorts / Nul sentiment, point d'âme, en elle tout est corps. » L’animal ne fait donc qu’agir « par nécessité / Sans passion, sans volonté. »

  • Il rappelle ensuite l’image de l’homme qui en découle, et qui fait sa supériorité, selon Descartes : « Sur tous les animaux, enfants du Créateur, / J'ai le don de penser ; et je sais que je pense. »

Gustave Doré, « Le Discours à Mme de La Sablière », 1876 . Estampe 

Gustave Doré, « Le Discours à Mme de La Sablière », 1876 . Estampe 

La peinture du monde animal (vers 45 à 59)

La Fontaine procède ensuite par concession. Après avoir d'abord donné raison à Descartes (« Vous n'êtes point embarrassée / De le croire, ni moi. »), le connecteur d'opposition « Cependant »  introduit plusieurs exemples du comportement des animaux. Le premier renvoie à une occupation chère aux lecteurs de son temps, la chasse à courre d’un « vieux Cerf ». Il met alors en évidence la façon dont cet animal, expérimenté, contraint « un plus jeune » à l’aider en servant d'appât, « l’oblige par force / À présenter aux chiens une nouvelle amorce. » 

En dépeignant les « cent stratagèmes » de l’animal poursuivi, l’exclamation, « Que de raisonnements pour conserver ses jours ! », vient contredire la théorie de Descartes. Le comportement de l’animal n’est donc pas, aux yeux de La Fontaine, celui d’une simple « machine »… C’est ce qui l’amène à conclure, à la fin des exemples suivants : « Que ces Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, / Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ».

Comparaison de l'animal et de l'homme (vers 59 à 95)

Ces exemples conduisent à une question : faut-il en conclure que l’animal est doté de raison ? La Fontaine apporte une réponse nuancée :

      Pour l’animal : Il attribue ces comportements  à « la nature », c’est-à-dire à l’instinct, qui, selon lui, se fonde sur la « mémoire […] corporelle ». Dans une situation reconnue par la mémoire, l’animal peut donc agir d’une façon véritablement élaborée mais « [s]ans le secours de la pensée ».

        Pour l’homme : Il souligne nettement la différence, par un lexique qui renvoie tous à une faculté supérieure, la « volonté », « un « principe intelligent […] distinct du corps », et conclut : « De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême. »

Il reste alors une question à résoudre : comment se fait la relation entre « le corps » et «  ce principe » ? Comment agit-il ? D’où vient-il : « Mais comment le corps l'entend-il ? /  C'est là le point : je vois l'outil / Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ? » Sa réponse s’appuie sur la théologie, en renvoyant au pouvoir du Créateur, de « la Divinité » sur l’univers, qu’il anime, tout comme il a doté l’homme d’une âme : « Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts ».

POUR CONCLURE

Sans prononcer le mot "âme", La Fontaine rejoint donc la conception d’Aristote, et rétablit donc l’homme au sommet de l’échelle des êtres : « Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux / Dont je viens de citer l'exemple, / Cet esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple. » Mais il n’en reste pas moins empirique, et refuse de suivre Descartes et de faire de l’animal une simple « machine » : « Aussi faut-il donner à l'animal un point / Que la plante, après tout, n'a point. » Ainsi, dans toutes les fables qui mettent en scène des animaux, en les faisant parler et agir, La Fontaine se plaît à les rapprocher de l’homme.

Ces premières réflexions philosophiques sont essentielles, car ce sont elles qui déterminent la relation entre l’animal et l’homme, qui s’en est servi pour imposer son pouvoir – et souvent justifier son exploitation cruelle – à l’animal, être uniquement corporel, considéré comme inférieur.

Jean de La Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, 1688-1694 - Du Souverain ou de la République, "Le Berger et son troupeau" 

La Bruyère

Pour lire l'extrait

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1702. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1702. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

Avocat, puis conseiller des finances, La Bruyère (1645-1696) mène une vie modeste à Paris, jusqu’à ce que qu’il devienne, en 1684, précepteur du duc Bourbon, petit-fils du prince de Condé. En 1686, il devient le secrétaire de Condé lui-même. Cela l’amène à fréquenter la Cour, qu’il observe avec attention. En 1688, il publie sa première édition des Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères et les Mœurs de ce siècle. Par ce titre, il s’affirme partisan des « Anciens », en présentant son œuvre comme inspirée de celle de Théophraste (disciple d’Aristote vers 371-287 av. J.-C.) avec des « portraits » de ses contemporains, des « maximes », genre alors à la mode, et des « remarques », réflexions plus ou moins longues. Mais le succès remporté par cette première édition, l’incite à enrichir l’œuvre, dans des éditions successives. L’édition définitive, en 1694 compte seize chapitres, dont les cinq centraux traitent des puissants, dans une gradation depuis « Des biens de fortune »,  « De la ville », « De la Cour », « Des Grands » jusqu’à celle intitulée « Du Souverain et de la République ». Ce titre lie le pouvoir suprême à la notion de bien collectif, car il doit se comprendre dans le contexte du XVII° siècle : le « souverain » désigne non la personne du roi mais sa fonction, tandis que « république » est à prendre au sens étymologique de « chose publique ».

Les maximes précédentes ont déjà établi ce lien, en définissant le roi comme « père du peuple », par exemple, ou déclarant, dans la maxime 28 : « Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain. Quelle image du souverain cet apologue, fondé sur l’image de la relation entre le « berger et son troupeau » propose-t-il ?

Pour se reporter à l'explication : consulter le tableau de séquence

Voltaire

Voltaire, Dialogue du chapon et de la poularde, 1763 

Le siècle des Lumières développe l’esprit critique sous toutes ses formes, ici un dialogue, représentatif de l’insolence de Voltaire (1694-1778), qui lui a valu, dès 1717, un premier séjour à la Bastille, puis de multiples poursuites : exils, censure… Il illustre aussi son combat constant contre le fanatisme religieux : de 1762 à 1765, il s’est engagé dans de multiples affaires, pour soutenir Calas, Sirven, Le chevalier de La Barre, Lally-Tollendal…

Ce court dialogue, avec l’échange de questions et de réponses, rappelle les dialogues entre Platon et  ses disciples, et leur rôle, la maïeutique, « l’accouchement des esprits », mais aussi la fable, en donnant la parole aux animaux. Comment Voltaire transmet-il son indignation contre les excès du fanatisme ?

D’après Maurice-Quentin de La Tour, Portrait de Voltaire, vers 1737. Huile sur toile, 62 x 51. Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin

Pour lire le texte

D’après Maurice-Quentin de La Tour, Portrait de Voltaire, vers 1737. Huile sur toile, 62 x 51. Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin

Le dialogue : une mise en scène de théâtre 

La poularde et son rôle

Le dialogue s’ouvre sur sa plainte, qui dépeint l’horreur des souffrances subies, énumérées sur un ton indigné : « Une maudite servante m’a prise sur ses genoux, m’a plongé une longue aiguille dans le cul, a saisi ma matrice, l’a roulée autour de l’aiguille, l’a arrachée et l’a donnée à manger à son chat. Me voilà incapable de recevoir les faveurs du chantre du jour, et de pondre. »

        Par ses questions, elle joue le rôle de la personne ignorante et naïve, fréquemment présente chez Voltaire – pensons à Candide, à l’Ingénu…  – et, plus généralement, au XVIIIème siècle, à l’image des Persans de Montesquieu. Cette stratégie, marquée ici par ses questions, amène le lecteur à poser un regard neuf sur une réalité à laquelle il est tellement habitué qu’il ne la remarque plus. Ainsi, elle cherche une logique au comportement humain : « Eh bien ! quand nous serons plus gras, le seront-ils davantage ? », « c’est donc pour que nous ayons une voix plus claire qu’on nous a privés de la plus belle partie de nous-mêmes ? » La modalité interro-négative, « Ces scélérats n’ont donc point de remords ? », révèle son étonnement : elle attend une réponse positive, qui ne viendra pas.

"Je serai rôtie et mangée"

"Je serai rôtie et mangée"

        Les exclamations, soutenues par des interjections et un lexique violemment péjoratif choisi, mettent en évidence la cruauté humaine : « Quoi ! », « Eh bien ! », « Nous manger ! ah, les monstres ! », « Quels abominables coquins ! je suis prête à m’évanouir. Quoi ! on m’arrachera les yeux ! on me coupera le cou ! je serai rôtie et mangée ! » De même, à la fin du dialogue, elle exprime avec colère son sentiment d’injustice : « Mais moi qui suis paisible, moi qui n’ai jamais fait de mal, moi qui ai même nourri ces monstres en leur donnant mes œufs, être châtrée, aveuglée, décollée, et rôtie ! Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ? »

Au-delà de l’exagération qui fait sourire, ses réactions représentent celles que Voltaire attend de son lecteur en lui imposant ce regard distancié quand il élargira le thème de la cruauté envers les animaux à celle des hommes entre eux.

Le chapon et son rôle

Associant sa plainte (« Hélas ! ») à celle de la poularde, il joue, lui, le rôle du maître, de l’initiateur. Il est celui qui sait, d’où le ton didactique qu’il emploie pour expliquer, « c’est pour nous engraisser, et pour nous rendre la chair plus délicate. », «  Oui, car ils prétendent nous manger. », « sachez », avec l’impératif qui le place en position de supériorité. Il est, en effet, celui qui a reçu une instruction : « c’est que j’entendis ces jours passés, près de mon poulailler, raisonner deux abbés italiens à qui on avait fait le même outrage afin qu’ils pussent chanter devant le pape avec une voix plus claire. » Il s’agit de ce que l’on nomme alors des castrats, très prisés à l’Opéra et dans les chœurs religieux. Mais Voltaire fait aussi allusion aux collèges, fréquemment tenus par des jésuites, qui jouaient ce rôle d’enseignants, rappelé de façon récurrente par le chapon : « les deux abbés dont je vous ai parlé disaient… », « J’ai entendu dire à mes deux abbés… », Mes deux abbés disaient… », « Ces bons abbés lisaient Porphyre le Pythagoricien… »

Sa longue tirade finale, qui reprend les théories philosophiques sur la nature de l’animal, montre bien que derrière lui se cache Voltaire, guidant ses lecteurs pour qu’ils adhèrent à la fois à sa dénonciation et à sa thèse.

Monde animal et monde humain

Le recours à des animaux permet à Voltaire de rendre son dialogue comique, déjà par le choix des volailles, qui ne sont pas, traditionnellement, considérées comme les plus intelligents des animaux, alors qu’ici il les fait raisonner.

Il tire aussi un effet comique de l’entrecroisement entre le monde animal et le monde humain, mêlés dans une même phrase.

Tableau-lexique.jpg
Anna Vallayer-Coster, Deux volailles mortes, 1785. Huile sur toile, Musée Tessé, Le Mans

Anna Vallayer-Coster, Deux volailles mortes, 1785. Huile sur toile, Musée Tessé, Le Mans

Cet amalgame, propre à l’apologue, montre bien que le monde animal représente, en fait, celui des hommes.

Mais le comique naît aussi de l’inversion hiérarchique entre l’humain et l’animal. Dans un premier temps, le chapon met les hommes, qualifiés d’ailleurs d’  animaux », au niveau de l’animal, « ces animaux, qui sont bipèdes comme nous » ; puis il va plus loin, en les jugeant avec mépris selon ses propres critères : « qui sont fort au-dessous de nous, puisqu’ils n’ont point de plumes ». Par cette inversion, outre son rôle comique, Voltaire rappelle à quel point nos jugements sont relatifs, subjectifs, dictés par notre propre nature, et démythifie l’orgueil humain en insistant sur l’égalité entre l’animal et l’homme dans la dernière tirade du chapon, éloge de Porphyre : « il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes ; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d’entendement qui se développe dans nous jusqu’au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais ! »

La dénonciation 

La barbarie de l'homme

La torture

Les deux volailles décrivent longuement les tortures qu’elles ont subies, ou vont subir, et le chapon dénonce, sur un ton pathétique, la cruauté humaine et son « état déplorable » : « Hélas ! ma bonne, j’ai perdu plus que vous ; ils m’ont fait une opération doublement cruelle : ni vous ni moi n’aurons plus de consolation dans ce monde ». De même, en évoquant son sort, la poularde définit les humains comme « une espèce si perverse ».

Mais, derrière cette description, il faut lire celles infligées aux hommes : ils « en ont usé ainsi fort souvent avec leurs semblables ». Ainsi, est mis en évidence le parallélisme entre la cruauté envers les animaux, et celle envers les humains.

L’Arrestation et exécution du maréchal d’Ancre, les 24 et 25 avril 1617. Eau-forte en 6 vignettes, BnF

L’Arrestation et exécution du maréchal d’Ancre, les 24 et 25 avril 1617. Eau-forte en 6 vignettes, BnF

         Est d’abord mentionnée l’atteinte physique sexuelle . À la suppression de la « matrice » de la poularde et à la castration du chapon répond le sort des castrats : « les hommes avaient commencé par circoncire leurs semblables, et qu’ils finissaient par les châtrer ».

         Puis à « ils nous crèvent les yeux », fait écho l’image, amplifiée, pour les hommes : « tous les empereurs chrétiens et grecs ne manquaient jamais de crever les deux yeux à leurs cousins et à leurs frères ; que même, dans le pays où nous sommes, il y avait eu un nommé Débonnaire qui fit arracher les yeux à son neveu Bernard. » Voltaire se sert d’exemples historiques – et des plus hauts personnages – avec un recul dans le temps par prudence pour contourner la censure.

         Enfin, « rôtir » les volailles est mis en relation avec les bûchers humains : « Mais pour ce qui est de rôtir des hommes, rien n’a été plus commun parmi cette espèce. Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille ».

Le point d’apogée est atteint avec le rappel du cannibalisme, mais, à nouveau, Voltaire se garde bien de le lier aux cas signalés en France lors des guerres de religion au XVIème siècle : « il y a bien des pays, et entre autres celui des Juifs, où les hommes se sont quelquefois mangés les uns les autres. »

Le cynisme

Mais, pour rendre cette cruauté encore plus odieuse, s’y ajoute le cynisme du comportement humain. Déjà, il correspond à une « fête » et, comme pour l’auto-da-fé, que Voltaire décrit dans plusieurs de ses contes, c’est une cérémonie solennelle : « On nous apporte devant eux dans une large pièce d’argent ». Le chapon développe ensuite l’éloge, l’ « oraison funèbre », en une énumération, qui contraste plaisamment avec la brutalité de la chute : « et voilà notre histoire dans ce bas monde finie pour jamais. » L’hypothèse de la poularde, confirmée par le chapon, pousse à l’extrême cette dénonciation du cynisme : « Je parie qu’en nous dévorant ils se mettent encore à rire et à faire des contes plaisants, comme si de rien n’était. » Mais, pire encore que l’indignation de la poularde, est le fait que le chapon présente tous ces actes comme normaux, par des formules neutres : « c’est leur coutume », « ils sont dans l’usage de faire », ou, accentué par la formulation négative, « rien  n’a été plus commun parmi cette espèce ».

Procession de l’inquisition espagnole entrant à Goa, 1783. Estampe

Procession de l’inquisition espagnole entrant à Goa, 1783. Estampe
Torture.jpg

Intolérance et fanatisme religieux

La principale dénonciation vise la religion, et est mise en place progressivement. Déjà, à propose du « jour de la fête », comment ne pas penser à la fête chrétienne de Noël où sont consommés poulardes et chapons ? De plus, toute l’explication est portée par la parole des « deux abbés », rapportée par le chapon : elle s’inscrit donc d’emblée dans le contexte religieux. Notons aussi que, dans la citation de l’exemple, les « empereurs chrétiens » sont nommés les premiers. C’est enfin cette dimension religieuse que suggère la question de la poularde, « Ces scélérats n’ont donc point de remords ? », notion à mettre en relation avec le commandement biblique, « Tu ne tueras point ».

Bernard Picart, Diverses manières dont le Saint Office fait donner la question, 1707. Gravure, Biblioteca National, Madrid

Cependant, Voltaire, directement impliqué dans les conflits religieux de son époque, depuis le fonctionnement de l’Inquisition, contre les juifs notamment, jusqu’aux persécutions contre les protestants après la révocation de l’Édit de Nantes, reste prudent dans la phrase qui donne la clé de l’accusation, l’intolérance religieuse : « Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille pour de certaines opinions qu’il serait difficile à un chapon d’expliquer, et qui ne m’importent guère. » C’est aussi sur cette attaque que se ferme l’extrait, en reprenant le parallélisme entre l’homme et l’animal : « Les sages ne tuent pas les animaux ; il n’y a que les barbares et les prêtres qui les tuent et les mangent. »

Cette affirmation d’indifférence, conduisant à un rejet total, renvoie au choix de Voltaire, le déisme, c’est-à-dire la foi en un dieu créateur, indépendamment des dogmes, des rites, de la théologie, des pratiques religieuses qui ne sont que des sources de conflits cruels.

La nature de l'animal

La question de la poularde, « Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ? », entraîne une longue tirade du chapon, qui permet à Voltaire de développer sa vision du monde animal.

Contre Descartes

Voltaire reprend ainsi le débat philosophique, qui remonte à Aristote, et a opposé, notamment au XVIIème siècle, les philosophes autour de la nature des animaux, par comparaison à l’homme. Il choisit nettement son temps, une opposition à la théorie des « animaux-machines » prônée par celui qu’il qualifie péjorativement, « un fou nommé Descartes ». Il dénonce ce qu’il nomme « imagination », et non pas théorie, car elle repose, selon lui,  sur une contradiction, admettre que les animaux ont les « mêmes organes » que les hommes  mais leur en refuser l’usage : « que nous avons des sens pour ne point sentir, une cervelle pour ne point penser ». C’est donc sur elle que s’appuient ceux qui affirment leur supériorité humaine et se montrent cruels envers les animaux.

Le lien entre l'homme et l'animal

Face à cela, Voltaire s’appuie sur deux exemples :

         La religion de l’Inde lui offre l’exemple d’un vibrant éloge, amplifié par une énumération méliorative, du respect accordé à l’animal : « dans un pays nommé l’Inde, beaucoup plus grand, plus beau, plus fertile que le nôtre, les hommes ont une loi sainte qui depuis des milliers de siècles leur défend de nous manger ».

         Le deuxième exemple est celui de Pythagore, de sa « loi humaine », et de son disciple, Porphyre le Pythagoricien, à nouveau avec un éloge dont les exclamations et le rythme soulignent l’enthousiasme : « Ô le grand homme ! le divin homme que ce Porphyre ! Avec quelle sagesse, quelle force, quel respect tendre pour la Divinité il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes ; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d’entendement qui se développe dans nous jusqu’au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais ! »

En rétablissant ainsi la toute-puissance de « la Divinité », Voltaire met donc à égalité l’homme et l’animal, et conclut, en philosophe du « siècle des Lumières », sur un appel à développer ses connaissances : «Aussi les plus grands philosophes de l’antiquité ne nous mettaient jamais à la broche. Ils s’occupaient à tâcher d’apprendre notre langage, et de découvrir nos propriétés si supérieures à celles de l’espèce humaine. »

Porphyre d'après une gravure française du XVIème siècle

Porphyre d'après une gravure française du XVIème siècle

CONCLUSION

Ainsi, Voltaire présente dans ce dialogue une vision fort pessimiste de l’homme qui, sous l’apparence d’une civilisation raffinée, apparaît porteur d’une barbarie toute primitive. L’animal sert ici une dénonciation récurrente dans l’œuvre de Voltaire, celle de l’intolérance et du fanatisme religieux, dont témoigne aussi le billet laissé à sa mort : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition. »

Le choix des deux animaux, propre à l’apologue, donne à ce dialogue un ton léger, alors même que leur situation est dépeinte de façon pathétique. C’est la caractéristique du burlesque, traiter sur un ton propre à faire sourire le lecteur, un sujet grave, puisque, derrière les animaux, se cachent les comportements humains. Par son objectif satirique, Voltaire parodie, en fait, les dialogues philosophiques, tels ceux de Platon.

ÉTUDE D'IMAGES : l'animal familier dans la société du XVIIIème siècle 

Il y a longtemps, certes, que les hommes vivent en compagnie des animaux, mais dans un double rôle, fixé dès l’antiquité : leur utilité, par exemple dans l’agriculture ou la chasse, le chien pour garder la maison ou le chat pour chasser les rats, mais aussi la « montre », c’est-à-dire comme preuve de richesse ou goût de l’exhibition, comme on le voit dans les cours royales.

L'animal familier dans la société du XVIIIème siècle

Or, l’évolution de la philosophie au XVIIIème siècle, passant du rationalisme cartésien au sensualisme de Locke et de Condillac, s’accompagne d’une évolution de la relation entre l’homme et l’animal et de la place qui lui est accordée dans la société. L’importance croissante attribuée à la sensibilité, l’affirmation que les hommes se définissent plus par leurs sensations et leurs sentiments s’étendent, en fait, à l’animal, qui n’est plus alors considéré comme une simple « machine », et doit  donc être traité avec bienveillance. Ainsi, les chiens se multiplient dans les familles bourgeoises, et un sentiment de proximité, d’affection même, est  alors revendiqué.  

Pour voir le diaporama

À cela s’ajoute la réflexion sur le rapport entre nature et culture, qui explique le  goût pour les animaux qui peuvent être apprivoisés, et même « instruits » pour imiter l’homme, tels le singe, parfois habillé comme un humain, et de nombreux oiseaux, perroquet, serin, pies, ou linotte, très à la mode… Il y a d’ailleurs, dans les journaux de cette époque, des annonces vantant « un canari sifflant La Retraite, air de guerre, en 1761, à Bordeaux, ou, à La Rochelle, en 1788, un perroquet parlant français et espagnol.

Tout tend donc à rapprocher l’animal et l’homme, et de nombreux portraits en témoignent.

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856, III, "Melancholia", vers 147-180 

Le recueil de poèmes, Les Contemplations, publié en 1856, regroupe des poèmes datant d’avant et après l’exil de Victor Hugo à la suite du coup d’État de celui qui devient Napoléon III et qui durera jusqu’à la chute du Second Empire, en 1871. Les six livres du recueil se scindent en deux parties, « Autrefois » et « Aujourd’hui », séparées par l’épreuve si douloureuse pour Hugo, la mort, en 1843, de sa fille Léopoldine, noyée avec son mari lors d’une promenade sur la Seine en bateau.

Le poème « Melancholia », datée de 1838 dans le manuscrit, s’inscrit dans le livre III, intitulé « Les luttes et les rêves ». Ces « luttes » témoignent de l’engagement du poète, devant toutes les souffrances qui accablent la société, comme celles dépeintes dans les cinq épisodes qui s’enchaînent dans les 338 vers de « Melancholia » :

  • la prostituée contrainte par la misère à se vendre (vers 1-48),

  • le pauvre condamné au tribunal pour avoir volé un pain (vers 49-60),

  • l’homme de génie, persécuté, traqué, alors qu’il se bat pour le progrès (vers 61-112),

  • les enfants accablés sous le poids du travail en usine (vers 113-146),

  • la souffrance de l’animal (ers 147-180).

Walery, Portrait de Victor Hugo, vers 1883.

Hugo-portrait2.jpg
Hugo

Il conclut en opposant ceux qui prospèrent, avocats véreux, millionnaires vivant dans le luxe, et le peuple, écrasé, lui, par les douleurs. Mais le poète ne renonce pas pour autant au combat, ni aux « rêves » : « Les carrefours sont pleins de chocs et de combats. / Les multitudes vont et viennent dans les rues. / Foules! sillons creusés par ces mornes charrues : / Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé / Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé ! »

Comment la mise en relation de l’image de l’animal et de celle de l’homme, soutient-elle la réflexion philosophique de Victor Hugo ?

L'image de l'animal 

Pour lire l'extrait

Son travail

Dans le vers qui ouvre l’extrait, « Le pesant chariot porte une énorme pierre », la charge qu’il porte se trouve accrue par les adjectifs, « énorme » étant même prolongé par le [ Ə ] prononcé devant une consonne tandis que la diérèse sur « chari/ot » semble en reproduire le poids. Au vers 13, la reprise sonore du [ K ],  « sous le  bloc qui l’écrase », illustre aussi l’accablement dû à la lourdeur de la tâche.

Un limonier attelé

Un limonier attelé

C’est ce qui explique la mise en valeur des efforts que l’animal doit fournir, d’autant plus pénibles qu’il est entravé par les liens cités, « du mors à la croupière », « les licous », et surtout par « le brancard ». L’appellation « limonier », à partir des deux branches de l’attelage, est d’ailleurs déjà, en soi, la marque de ce dur travail. Le rythme reproduit la difficulté des efforts, avec le rejet du verbe « tire », tandis que l’élision du [ Ə ] sur la virgule produit un effet de suspens, comme pour imiter la durée de l’effort. Celui-ci est ensuite accentué par la polysyndète de la conjonction « et », puis répété au vers 3 en tête de l’énumération, dans laquelle Hugo joue sur le rôle du [ Ə ] tantôt prononcé, tantôt élidé devant une voyelle : « Il tire, traîne, geint, tir[e] encor[e] et s’arrête. »

Les coups

Les coups occupent une place essentielle dans le poème. Dès le vers 3, ils sont mis en valeur entre virgules, « et le roulier fouette », comme pour ponctuer les efforts du cheval. Les verbes au présent font de cette scène une hypotypose, elle se déroule sous les yeux du lecteur et l’image terrible, accentuée par la synérèse sur « fouet » (prononcé en une syllabe au lieu de deux), permet de reproduire la vivacité du mouvement : « Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ». Enfin, ils sont amplifiés au fil d’une gradation : « le fouet qui l’assomme » laisse place à une métaphore hyperbolique, « un orage de coups » ; la violence s’accentue encore, « et les coups furieux pleuvent », avec la diérèse (« furi/eux »), et le rejet du verbe à la césure, jusqu’au moment d’apogée, « son bourreau redouble ».

Nous observons aussi une amplification de l’instrument utilisé pour frapper. Si le « fouet » est traditionnel, l’anaphore de l’hypothèse, introduite par « si », en donnant l’impression d’une habitude, et la répétition verbale montrent que le roulier n’a même plus besoin d’un objet : « Si la corde se casse, il frappe avec le manche, / Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pied ».

William Hogarth, Les Quatre Étapes de la cruauté, 1751, 2ème étape. Estampe

William Hogarth, Les Quatre Étapes de la cruauté, 1751, 2ème étape. Estampe

Les sonorités, [ K ] et [ p ], scandent ces coups, que l’hypotypose nous fait à la fois voir dans toute leur horreur, et entendre : « On entend, sous les coups de la botte ferrée, / Sonner le ventre nu du pauvre être muet ».

Ainsi les coups accompagnent l’agonie de l’animal jusqu’à sa mort.

Le récit d'une lente agonie

En prêtant des sentiments à l’animal, en relation avec son état physique, par exemple «  le cheval triste a le poitrail en sang », Hugo accentue la pathétique de cette scène. La « bête effarée » connaît une peur intense, c’est un « animal éperdu ». Sa souffrance est ensuite soulignée par l’énumération des trois adjectifs, « tremblant, hagard, estropié », puis par l’hypallage qui l’humanise : il « [b]aisse son cou lugubre et sa tête égarée ».

L’agonie commence au vers 24, avec le verbe lancé en tête du vers, « Il râle », renforcé par la coupe sur le [ Ə ] prononcé devant une consonne. Les choix verbaux en marquent les étapes, par l’opposition temporelle, « tout à l’heure encore il remuait, / Mais il ne bouge plus », et par l’emploi, à la fin, du présent passif : « et sa force est finie. » Le contre-rejet, sur « son agonie », introduit l’ultime moment, « un dernier effort ».

La mort arrive alors rapidement, en deux vers : « son pied fait un écart, / Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ». La chute est mise en relief, avec le rejet du verbe « Il tombe », avec l’élision du [ Ə ] qui, placée sur la ponctuation, semble illustrer cette chute fatale, brutalement présentée par le résultatif : « et le voilà brisé sous sous le brancard ».

 

Hugo a donc composé un tableau pathétique de cette souffrance animale. Mais l’animal offre, en fait, une vision d’ensemble de la société.

De l'animal à l'homme 

Un ancien métier : "roulier"

Un ancien métier : "roulier"

Le "roulier"

Avec l’accumulation des coups, signe de sa violence personnelle, et le terme « bourreau », il peut apparaître comme un monstre.

Mais, en le qualifiant ensuite d’« homme ivre », Hugo introduit une raison à son comportement, qui le disculpe en partie. Lui aussi est un homme exploité, qui effectue un dur travail pendant toute la semaine, et n’a que le dimanche comme jour de repos. Or, ce repos, il le passe à boire, seul dérivatif pour oublier sa propre misère : « l’homme hier buvait aux Porcherons / Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ». La personnification du « vin » sur un rythme ternaire en gradation est une accusation de l’alcoolisme qui sévit alors, et que Zola illustrera, en 1876, dans L’Assommoir

Mais Hugo va plus loin dans son exclamation, « Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre / L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre ! », où l’adjectif « formidable » prend son sens étymologique, « qui est source de terreur ». La culpabilité s’élargit ainsi à l’ensemble de la société, où règne l’exploitation des plus faibles par les plus forts : les miséreux se vengent de leurs propres souffrances en accablant ceux sur lesquels ils se sentent autorisés à exercer leur pouvoir.

L'humanisation du  cheval

Si le roulier a perdu toute son humanité, à l’inverse, l’animal, lui, se trouve humanisé par le narrateur, qui le dote d’une sorte de prescience, d’une conscience de sa mort proche, que traduit l’ordre syntaxique : « Il sent l’ombre sur lui peser ». Il est aussi capable d’une réflexion, cherchant, tel un humain, à comprendre le sens de sa vie – mais en vain, car le parallélisme montre qu’il n’a pas la possibilité de dissocier les causes de son malheur, l’objet, « la pierre » et « l’homme » : « il ne sait pas, / Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme, / Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme. »

La comparaison au « forçat » achève son humanisation, en glissant du monde animal, « qui traîne les licous », au monde humain, « et ne connaît ni repos ni dimanche », ces deux mondes se trouvant reliés par la douleur, « Qui souffre ».

La réflexion du poète

Le narrateur n’est concrètement introduit qu’au vers 22, « On entend », puis au vers 31 (« on voit ») en tant que témoin de la scène. Or, cette intervention introduit une appellation pathétique, « le pauvre être muet », qui fait de lui, non plus un animal, mais un élément de la création, et l’extrait se ferme sur une interjection tragique, « Hélas ! ».

C’est ce qui explique qu’à sa mort Hugo introduise une dimension métaphysique, en marquant son lien avec Dieu, non nommé, mais identifiable par la majuscule : « Et, dans l’ombre, […] / Il regarde Quelqu’un de sa prunelle trouble ».  Ce serait, en effet, un blasphème, car cela donnerait à l’animal une âme, réservée à l’homme selon la religion. Mais la vision finale reproduit les conceptions métaphysiques de Victor Hugo. En peignant « [s]on œil plein des stupeurs sombres de l’infini », Hugo lui donne le pouvoir de voir le monde de l’au-delà, avec une formule qui en souligne les mystères effrayants. De plus, dans l’œil de l’animal, le poète décrypte une image saisissante cet « infini / Où luit vaguement l’âme effrayante des choses », une création où tout a une « âme », l’animal tout comme « les choses ».  

CONCLUSION

Cet extrait est très différent à la fois des apologues et de l’essai, puisqu’il représente, avec réalisme, une scène à laquelle Hugo a pu assister, et qu’évoque aussi une des lettres d’En Voyage : France et Belgique,  en 1837, écrivant, à propos du conducteur d’une diligence : « Ce n’est plus une créature humaine. C’est un manche de fouet vivant. » Il y témoigne sa pitié pour le cheval, comme, dans d’autres œuvres, pour tout animal souffrant ou rejeté. En fait, l’animal est rapproché de tous ceux qui souffrent, de tous les « misérables » exploités que dépeint « Melancholia », et le rapprochement se fait aussi en sens inverse, par exemple dans « Chose vue un jour de printemps » (Les Contemplations, III), en faisant le récit de la mort d’une mère : « […] Humble, elle a pour mari / Un ouvrier ; tous deux, sans aigreur, sans envie, / Tirent d’un pas égal le licou de la vie. ». 

Dessin de Victor  Hugo, pour illustrer son récit de voyage

Dessin de Victor  Hugo, pour illustrer son récit de voyage

C’est la misère qui unit l’homme et l’animal, car c’est aussi cette misère qui les détruit, d’où la colère du poète, qui s’engage alors dans « les luttes ». À cette dimension sociale s’ajoute la dimension métaphysique : pour Hugo, la création entière étant œuvre divine, toute créature a une âme et peut concevoir l’au-delà, tel le crabe qu’il achète à un pêcheur : « Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre, / Donne une place sombre à ces spectres hideux. » (Les Contemplations, V, 22) Attenter à l’animal est donc offenser Dieu.

Jacques Prévert, D'autres Histoires, 1946, "Contes pour enfants pas sages", VI : "Cheval dans une île" 

Pour lire l'extrait

Prévert

Même s’il n’a jamais adhéré au surréalisme, Prévert (1900-1977) partage avec ce mouvement la révolte sociale, ainsi que la liberté de ton et la fantaisie, renforcées par son activité de scénariste, qui l’amène à adopter la langue du quotidien. Après le succès, en 1946, de son recueil de poèmes de forme libre, Paroles, il fait paraître, la même année, Histoires, suivi D’autres Histoires.

cheval.jpg

Pour illustrer "Cheval dans une île"

Ce dernier recueil est divisé en sections, dont la première, intitulée « Contes pour enfants pas sages », comporte huit courts récits mettant en scène des animaux, l’autruche, l’antilope, le dromadaire, l’éléphant de mer, la girafe, les ânes, et, comme dans ce sixième récit, le cheval. Le terme « contes » invite le lecteur à plonger dans l’imaginaire, dans un monde merveilleux où les animaux, comme dans les fables, sont personnifiés, dotés de la parole, mais, en qualifiant ses destinataires d'« enfants pas sages », il suggère aussi une remise en cause des règles, des codes, des lois établiesAinsi, ce cheval, que le début du récit nous montre « tout seul quelque part au loin dans une île » a un « grand projet » : retourner auprès des autres chevaux pour les inviter à changer de vie. Mais ce n’est pas si facile, car « les plus gros chevaux, les mieux nourris » ne sont pas d’accord. Mais il ne renonce pas à son rêve, que ce passage développe.

Comment l’animal est il mis au service de la lutte contre l’oppression ?

Le discours revendicatif (lignes 1 à 15) 

La démarche argumentative

L’argumentation repose sur une double concession :

         La première porte sur le travail accompli par les chevaux, souligné par une énumération en gradation : « nous voulons bien traîner vos voitures vos charrues, faire vos courses et tout le travail ». Le connecteur qui suit, « mais », introduit le deuxième terme de la concession, une revendication de justice : « mais reconnaissons que c'est un service que nous vous rendons, il faut nous en rendre aussi ». L’injonction insiste sur l’importance de rétablir une égalité dans la relation qui unit l’homme au cheval.

      La seconde concession porte sur leur sort, servir à l’alimentation humaine : « souvent, vous nous mangez quand nous sommes morts, il n'y a rien à dire là-dessus » La concession est accentuée par l’expression d’une bienveillante tolérance : « si vous aimez ça », « chacun ses goûts ». Le même connecteur « mais » introduit, cette fois, une revendication d’humanité : « mais souvent aussi, vous nous frappez, cela, ça ne doit plus se reproduire. », avec l’insistance produite par le verbe injonctif et la répétition pronominale.

Trois revendications s’ajoutent alors, comme dans un tract syndical. Il s’agit d’abord d’obtenir un juste salaire pour le travail fourni : « De plus, nous voulons de l'avoine tous les jours ; de l'eau fraîche tous les jours ». Ensuite est posé le droit au repos, « des vacances », avant un élargissement à une exigence morale, le droit à la dignité : « qu'on nous respecte ».

Le discours se ferme par un court exorde, construit, par le parallélisme, à la façon d’un texte de loi : « Premier qui nous tape dessus on le mord. / Deuxième qui nous tape dessus on le tue ». La brutale conclusion, par le présentatif « voilà. », met en évidence la menace finale de mort.

De l'animal à l'humain

C’est le narrateur qui introduit le discours, dont la polysyndète, répétition de la conjonction « et », marque les étapes : « Alors, tous les autres pauvres chevaux commenceront à comprendre et tous ensemble ils s'en iront trouver les hommes et ils leur parleront très fort. » Le monde représenté est donc bien un monde animal, mais, comme dans une fable, capable de parler, et d’exprimer des sentiments : le superlatif « très fort » indique, en effet, une colère indignée.

De plus, Prévert entrecroise le monde animal et celui des hommes, créant ainsi un monde fantaisiste, où la poésie se mêle à des notations qui font sourire.

Monde animal-monde humain

Les réactions au discours (lignes 16 à 25) 

L'élaboration d'une utopie

L’histoire se déroule sur une « île », lieu fréquent quand se met en place une utopie, étymologiquement un « lieu de nulle part », à l’écart du monde, où peut se situer un autre monde, un monde meilleur. Or, à l’écoute de ce discours revendicatif de meilleures conditions de vie, le cheval, qui en a lancé l’idée, exprime sa certitude, au futur : « comprendront », « deviendront », « toutes ces choses qui arriveront sûrement un jour ». Il marque ainsi sa confiance en la possibilité d’un progrès, fondé, comme on le pensait au XVIIIème siècle, sur les lumières de la raison : « ils deviendront plus raisonnables ». Et l’affirmation du narrateur, Il rit, le cheval », pose l’idée d’un bonheur déjà présent, à la seule idée d’un bonheur futur possible.

Myriam Goyette-Turcotte, Tango, contemporain. Aquarelle, 90 x 122

De la solitude à l'union

Le poème poursuit l’entrelacement entre le monde animal, où le cheval hennit, et le monde humain, à travers les verbes montrant les réactions du cheval : « chanter », « il crie ». Mais le plus important est qu’il passe de la solitude à l’union. Au début du récit, il est « tout seul », il peut certes réfléchir, penser à un monde meilleur, mais cela n’est pas suffisant pour agir et transformer le monde, il faut être plus nombreux, et c’est ce que permet le discours : « Dans d'autres îles, d'autres chevaux l'entendent et ils crient à leur tour de toutes leurs forces : ‘‘ Vive la liberté’’ ! » L’emploi du présent pour introduire le cri souligne la réussite du discours, et la possibilité d’une action révolutionnaire quand les « forces » s’unissent.

Myriam Goyette-Turcotte, Tango, contemporain. Aquarelle, 90 x 122

La réaction des hommes

Là où le cheval est sûr de la réussite de son action, la réaction réelle des hommes est bien différente, car si les « cris » provoquent, dans un premier temps, une inquiétude, car ils « se demandent ce que c’est », dans un second temps, ils fon preuve d’une indifférence pleine de mépris, « ils se rassurent et disent en haussant les épaules ». Leurs paroles brutalement familières, rapportées directement, soulignent, par la négation, leur refus d’accorder la moindre dignité à ceux qu’ils jugent inférieurs : « « Ce n'est rien, c'est des chevaux. »

Mais le retour du narrateur, dans la phrase finale, apporte une autre conclusion, opposée : « Mais ils ne se doutent pas de ce que les chevaux leur préparent. » Ce narrateur, omniscient, connaît, lui, l’avenir, et peut donc lancer une menace, celle du passage du discours et des « cris » à la lutte active des faibles contre les plus forts.

CONCLUSION

Prévert a créé un monde imaginaire, où les animaux parlent, mais: s’agit-il vraiment d’un « conte » ? Il n’y a aucun objet magique, aucun adjuvant féérique, pas d’intervention du merveilleux… Le texte, poème en prose rythmé par les courts paragraphes qui forment des « strophes », se rattache davantage au genre de la fable, avec un récit, pris en charge par un narrateur qui pose la « moralité » à la fin : si leurs revendications ne sont pas satisfaites, un jour les exploités se révolteront.

Il est donc permis de s’interroger sur le monde humain qui se cache derrière les animaux : le cheval « tout seul », qui pense et réfléchit aux conditions d’un monde meilleur serait l’écrivain qui s’engage, les « autres chevaux » sont ses lecteurs, les « enfants pas sages », qu’il appelle à remettre en cause le fonctionnement social, en retrouvant la devise révolutionnaire : liberté, égalité, fraternité.

Walt Disney

HISTOIRE DE L'ART : l'animal chez Walt Disney 

Aujourd’hui, le nom « Disney » renvoie à un immense empire, des studios qui créent les films aux produits dérivés, en passant par les parcs d’attraction t les jeux vidéo… Mais écoutons Walt Disney : « J’aimerais seulement que l'on n'oublie jamais ceci: "Et tout a commencé par une souris..." » C’est en 1928 que les New yorkais découvrent, en effet, au cinéma Colony théâtre, un court métrage de 7 minutes en noir et blanc, « Steamboat Willie », où un petit animal, une souris, manœuvre un bateau à vapeur en accueillant ses passagers. C’est le début d’un succès qui ne se démentira pas, d’abord des courts métrages, puis les premiers grands films d’animation, accompagnés de leur bande dessinée. 

Dessin de Walt Disney, le 1er octobre 1935

"Quand Mickey la souris remplace Oswald, le lapin chanceux". Dessin de Walt Disney, le 1er octobre 1935

Pour en savoir plus sur Disney

Jusqu’à sa mort, en 1966, même s’il ne dessine plus, Walt Disney supervise toutes les productions de son studio : leur esthétique, avec une recherche incessante de plus de réalisme dans l’anthropomorphisme, la musique et les effets sonores qui soutiennent l’action, sans oublier la volonté de transmettre une vision du monde et des relations sociales, ainsi que des valeurs morales.

Les courts métrages : d'Oswald le lapin chanceux à Mickey

Co-réalisés par Walt Disney et Ub Iwerks, de 1927 à 1938, 27 courts métrages, réalisés avec Universal Pictures,  mettent en scène « Oswald the lucky rabbit », « Oswald le lapin chanceux », dont la création précède celle de Mickey, à l’origine des Studios Disney, là aussi en association avec Iwerks. La création, en mai 1928 de « Plane Crazy », puis de « The Galopin Gaucho », ne rencontre pas le succès espéré et ne trouve pas de distributeur, d’où le fait que « Steamboat Willie » soit considéré comme la création officielle de Mickey et Minnie.

Ces réalisations présentent déjà tous les éléments qui feront le succès de la représentation animale chez Disney (cf. analyses ci-dessous).Sur le plan cinématographique, Disney s’inscrit dans le burlesque, étroitement associé au cinéma muet : les gags se multiplient, inattendus et rapides, et créent un univers à la fois cocasse, irrationnel jusqu’à l’absurde. Le héros burlesque, ici transposé dans le monde animal, se trouve confronté à  plus fort et plus puissant que lui ; sans cesse il est menacé du pire, voire risque la mort, mais trouve soudainement une voie de salut, souvent cocasse.

Pour voir l'analyse d'"Oh what a knight"

Un exemple de long métrage : Bambi, 1947

En 1934, Disney décide de produire des longs métrages d’animation, à la fois pour des raisons financières, car le court métrage rapporte peu, et pour pouvoir enrichir les intrigues et le réalisme des personnages, comme l’explique le scénariste Ted Sears qui travaille pour Disney : nous « sommes parvenus à la conclusion que nos meilleures valeurs à l'écran sont les petits animaux mignons et que nous n'avons pas été assez loin pour appréhender les humains correctement. » Un voyage en Europe, pendant l’été 1935, permet à Disney d’acheter plus de trois livres d’auteurs européens, dans lesquels il puisera son inspiration. 

Pour voir l'analyse de "Steamboat Willie"

Cinq longs métrages sont alors produits, grâce aussi à des innovations techniques, la couleur en Technicolor, la caméra multiplane, les storyboards, l’usage de maquettes pour créer les personnages : Blanche-Neige et les Sept Nains (1937), puis Pinocchio (1940), Fantasia (1940), Dumbo (1941) et Bambi (1947), dont nous étudierons la bande annonce.

La naissance de Bambi, Bande dessinée

Le film est une adaptation du roman de l’autrichien Felix Salten (1869-1945), Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois, publié en 1923, auquel, cependant, Disney ajoute une scène capitale, celle de l’incendie qui laisse Bambi orphelin. Comme les précédents, le film tire profit des cours organisés par le studio Disney pour que ses animateurs, à partir de courtes séquences filmées, puissent étudier de façon plus approfondie les mouvements, leurs effets sur la lumière et l’ombre, sur les costumes. Pour Bambi, il s’y ajoute les cours de Rico Frederico Lebrun (1900-1964), peintre et sculpteur animalier italien, engagé pour enseigner la morphologie animalière. Sont effectuées aussi des visites au zoo, tandis que le photographe Maurice Day est chargé, lui, d’aller photographier les forêts du Maine, sous différentes saisons et à des heures différents – jusqu’à des toiles d’araignée couvertes de rosée – pour  permettre de restituer le décor avec plus de réalisme. Disney décide même d’amener dans les studios des animaux vivants, putois, lapins, cerfs… pour servir de modèles ! Mais bien d’autres animateurs participent à la réalisation, complexe, de Bambi, par exemple Frank Thomas et Milton Kahl pour l’animation des faons.

Chacun des longs métrages, hormis Fantasia, a été édité sous la forme de bandes dessinées juste avant leur sortie. Ainsi, Bambi, dessiné par Bob Grant, paraît, de juillet à octobre 1942, dans les Walt Disney’s Sunday Pages.

Pour voir un diaporama d'analyse de la bande-annonce et de la B.D.

Recherche personnelle

En complément de cette double étude, des courts métrages et de Bambi, il est possible de proposer la réalisation d'un exposé pour présenter, au choix de chaque groupe ou individuellement, un animal, en observant et en commentant, de façon précise, ses divers portraits figurant dans le site indiqué.

Pour se reporter au site d'analyse

site-Disney.jpg

Jules Supervielle, Les Amis inconnus, 1934, VIII, "L'antilope" 

Pour lire le poème

Même si Jules Supervielle (1884-1960) a abordé divers genres littéraires, contes et nouvelles, théâtre, ou roman, ce sont d’abord ses poèmes qui lui ont valu la reconnaissance de ses contemporains et le titre de « prince des poètes » quelques jours avant son décès. Les dix sections des Amis inconnus, recueil publié en 1934, représentent les thèmes souvent abordés, l’amour, la mort, le spectacle du monde que le poète se plaît à contempler, et, au premier rang, la place occupée par les animaux, qui font partie de ces « amis inconnus ». Nous les retrouvons dans l’ensemble du recueil, mais une section entière leur est consacrée, « Les animaux invisibles », titre qui les inscrit par avance dans le monde du rêve, dans l’imaginaire.

Quel sens prend la métamorphose opérée par le poète sur « l’antilope » ?

Supervielle
La gracilité de l'antilope

La gracilité de l'antilope

La réalité du monde animal 

Le cadre spatio-temporel

Supervielle nous transporte en Afrique, en mêlant la savane, où règne le lion par exemple, à la jungle qui abrite, elle, le tigre, et dont les profondeurs touffues sont illustrées par la métaphore qui animalise ce décor, les « toisons des forêts ».  

Le moment choisi, ce « jour lumineux qui s’attarde », est le crépuscule, moment de basculement entre le jour, le temps des réalités, et la nuit, le temps des rêves, que va dérouler le poème.

Les animaux choisis

Le poème se fonde sur l’opposition entre l’antilope, et les autres animaux, qui, tous, sont dépeints à travers leur sauvagerie.

  • Les plus féroces, « les fauves », encadrent le poème, avec le lion, cité en premier et mis en valeur par la diérèse, indispensable pour former un vers ennéasyllabique comme dans tout le reste du poème. Cela répond à son image traditionnelle de roi des animaux, puis le tigre, sur lequel se ferme le texte.

  • Le choix des « oiseaux de nuit » s’oppose à l’image joyeuse et colorée des oiseaux exotiques, en les rendant effrayants, car ils appartiennent à la noirceur des « grosses ténèbres ».

  • « Le serpent » est représenté par sa dangerosité : il est l’animal venimeux qui « mordait les enfants », cruel puisqu’il s’en prend aux plus innocents.

Face à eux, le premier vers souligne la fragilité de l’antilope avec sa « tête si fine », qui nous rappelle qu’elle est la proie traditionnelle des bêtes fauves.

La métamorphose 

L'antilope, un animal merveilleux

Mais, ce monde réel s’efface rapidement, puisque l’antilope est dotée d’un pouvoir merveilleux : « elle emporte du ciel à ses cornes », image qui transfigure ses bonds aériens. Mieux encore, elle n’est plus une proie, puisque « de loin les fauves la regardent », au lieu de se mettre en chasse. C’est ce que souligne la répétition du verbe « avance », qui s’oppose à l’image habituelle de sa fuite face aux fauves, au point même que « plus d'un veut la voir », comme si elle était devenue un être extraordinaire. La fin du texte lui accorde d’ailleurs une assomption quasi divine : elle « choisit l’air pour y porter ses pas ».

Le bond aérien de l'antilope

Le bond aérien de l'antilope

Le poète lui accorde donc un nouveau pouvoir, dû à l’action magique de ses « cornes » : « L'antilope est bien trop protégée / Par ce peu de merveille à sa tête ».

Le monde inversé

Le poète met alors en place un monde irréel, dans lequel l’impossible peut surgir. La réalité se retrouve ainsi inversée, par l’action magique de l’antilope :

         C’est le fauve qui est pris de peur, et disparaît au lieu de poursuivre l’antilope : « Le lion, le premier, s'en effraie. / Il s'efface aux toisons des forêts ».

      Le poète justifie la nature des « oiseaux de nuit » en les personnifiant : ils sont « honteux le jour », mais l’arrivée de l’antilope accélère leur disparition : ils « [f]uient soudain ».

       C’est aussi la présence de l’antilope qui transforme la nature du « serpent », changement marqué par le verbe « mordait », qui rejette dans le passé son comportement dangereux. La personnification le montre insatisfait de la nature qui lui a été imposée, avec la négation restrictive qui traduit son regret, un sentiment d’infériorité : il « [s]e morfond de n'être qu'un serpent ».

         Enfin, loin de redouter le tigre, son action transfigure le fauve auquel elle fait peur : elle « avance vers le tigre / Le rassure et lui rend l’équilibre ». Cette action, à la rime, suggère que la cruauté sauvage de l’animal serait une sorte d’erreur de la création, à laquelle pourrait remédier l’antilope.

Mais cette inversion  de la nature du monde animal, qui relève du merveilleux, est présentée par le poète comme banale, autant de « faciles victoires ».

CONCLUSION

Depuis leur origine antique, les fables et les contes ont attribué une image traditionnelle aux animaux, aux uns, fauves, serpent, loups… , la sauvagerie et le cruauté perfide, aux autres, telle la biche ou la brebis, la fragilité et sa douceur. Le lecteur est donc forcément surpris par la puissance de l’antilope mise en scène par Supervielle, qui, contrairement à la réalité, ne fuit pas mais « avance » vers ses ennemis qu’elle soumet à son pouvoir. Elle fait disparaître ainsi les comportements effrayants ou féroces, elle retourne la peur contre ceux qui, d’ordinaire, la suscitent, et son pouvoir, quasi magique, rend au monde sauvage de la savane et de la jungle, une forme d’harmonie.

Supervielle nous montre donc, dans ce bref poème, rythmé et assonancé, la puissance du rêve, de l’imaginaire qui permet à l’homme de créer un monde idéal quand la réalité ne le satisfait pas. Or, quand Paul Éluard, son contemporain, lui écrit, « Vos poèmes m’aident à vivre. »,  ne veut-il pas dire, précisément, que la puissance de l’imaginaire, par la magie du poème, répond aux peurs, aux dangers, aux cruautés, pour, en quelque sorte, proposer une réparation aux douloureuses réalités ?

LECTURE PERSONNELLE : Jules Supervielle, "Le bœuf et l'âne de la crèche", in L'Enfant de la haute mer, 1931 

Pour lire le conte et son analyse précise

Proposer ce conte de Supervielle en lecture personnelle permet de prolonger l'étude de la métamorphose des animaux, en observant comment l'écrivain, en jouant sur leur personnification, prend une distance, parfois cocasse, avec la tradition chrétienne dont il hérite, le récit de Noël. 

Boris Vian, L'Écume des jours, LXVIII, 1947 : l'épilogue 

Pour lire l'extrait

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société. Le chapitre LXVIII, le dernier, se déroule après la mort de Chloé, malgré tous les efforts de Colin pour la sauver. Il reste seul et désespéré.

Vian
 La souris au travail. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

Mais l’épilogue efface les personnages humains, pour laisser la place aux animaux, notamment à la souris, rencontrée dès l’incipit, puis retrouvée dans tous les moments-clés d’abord pour marquer les étapes du bonheur : confidente quand Colin lui annonce son désir d’être amoureux, conseillère lors des préparatifs vestimentaires de Chloé pour le mariage, au  réveil de leur nuit de noces et lors de leur voyage. Ensuite, elle a accompagné la longue descente vers la mort : tentant de freiner les symptômes de la maladie dans l’appartement, elle apporte de la lumière à Chloé, puis elle ne joue plus, semble elle aussi malade. Enfin, elle réussit à fuir l’appartement pour se rendre au cimetière.

​Quel sens prend cet épilogue, qui ressemble à une fable ?

 La souris au travail. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

Le monde animal 

Une inversion de l'image traditionnelle

La relation traditionnelle sert de base au récit : en principe le chat est toujours là pour manger la souris. Ainsi, le texte fait allusion au début à la bonne nourriture que représente la souris, et aux « dents aiguës », aux « canines acérées » du chat. Mais Vian inverse cette relation. C’est la souris qui demande à être mangée, et remercie le chat d’accepter : « Tu es bien bon ». Le chat, lui, semble plutôt réticent : « ça ne m’intéresse pas énormément », « je suis bien nourri », « Moi, ce truc-là, ça m’assomme ».

La souris se trouve donc, de façon quasi comique, obligée d’argumenter pour le convaincre, alors que sa situation est tragique.

 Le dialogue du chat et de la souris

 Le dialogue du chat et de la souris

Elle fait d’abord appel à son appétit : « Je suis encore jeune et jusqu’au dernier moment, j’étais bien nourrie. » Elle tente ensuite de susciter sa compassion, «  il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter. Et puis il va tomber dans l’eau, il se penche  trop », jusqu’à ce qu’il accepte : « je veux bien te rendre ce service ».

Ces deux animaux s’opposent aussi par leurs sentiments par rapport aux humains, indifférence pour l’un, sympathie pour l’autre.  Traditionnellement, le chat est le compagnon de l’homme, et non pas la souris. Mais ici le chat reste parfaitement indifférent à la souffrance de Colin, car il est uniquement préoccupé de lui-même, reproche parfois adressé au chat : « Il n’avait pas très envie de la savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient bien élastiques. ». C’est ce que révèlent aussi sa question, « Qu’est-ce que ça peut te faire ? », et sa conclusion, « Je ne comprends pas du tout. » Par opposition, au lieu de fuir les humains, la souris, comme dans tout le roman, fait preuve de « sympathie », au sens étymologique, en partageant la souffrance de Colin : « C’est que tu ne l’as pas vu. », « je ne peux pas supporter ça », « C’est ça que je ne peux pas supporter. » 

 La souris croquée par le chat

Une double tonalité

À travers la relation qui unit ces deux personnages Vian maintient la fantaisie, et parvient à faire sourire le lecteur, par le mode d’action de cette mise à mort : Il faudra « marche[r] sur [s]a queue ». On comprend mieux alors le sacrifice que représente pour le chat cette tuerie, alors qu’il s’emploie tout de même à rassurer la souris : « je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. » Le dialogue entre eux devient comique par la réaction de la souris quand elle met sa tête dans la gueule du chat : « Dis donc, tu as mangé du requin, ce matin. »

Pourtant, l’atmosphère reste tragique, car c’est tout de même d’un suicide qu’il s’agit, et la fragilité de la souris est soulignée : sa peur (« Ça peut durer longtemps ? »), son « cou mince, doux et gris ». 

 La souris croquée par le chat

Ainsi B. Vian retrouve le procédé de la fable, en recourant, pour terminer son récit à des personnages animaux, dotés de la parole et de sentiments. Mais il ne respecte ni la relation habituelle qui les unit, ni le registre habituel à la fable. Le lecteur est donc conduit à s’interroger sur le sens de ce recours au monde animal.

Le sens symbolique 

Des animaux symboliques

La souris, par sa compassion, s’identifie à Colin. Elle comprend le désir de Colin de venger la mort de Chloé, de tuer « le nénuphar » qui représente sa maladie : « il attend qu’il remonte pour le tuer ». Elle pressent aussi sa mort : « Un de ces jours, il va faire un faux pas », « il va tomber dans l’eau. Il se penche trop. » Liée au couple, elle est, en quelque sorte, leur double : sa mort annonce au lecteur celle du héros.

Quant au chat, il ne représente que le moyen du suicide. Il ne croque pas directement lui-même la souris : c’est par un mécanisme de « réflexe rapide » que la sourit périt. Il ne fait cela que pour « rendre service ».

 La peine de Colin. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

 La peine de Colin. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

La "moralité"

En principe, la fable conduit à une « moralité ». Mais, dans l’"Avant-propos", Boris Vian a déjà signalé son refus de donner des « règles », et son désir de montrer simplement où est la beauté, et « tout le reste est laid ». C’est ce que confirme ce dénouement.

        La beauté est bien ici l’amour, celui de Colin qui ne peut survivre à la mort de Chloé, et celui de la souris pour Colin. C’est un amour absolu, prêt à perdurer au-delà de la mort.

        La laideur est ici le destin en marche, symbolisé par les « onze petites filles aveugles », qui, comble d’ironie, arrivent « en chantant » pour donner la mort. Autre ironie, le lieu d’où elles viennent, « l’orphelinat de Jules l’Apostolique » : nom formé à partir d’un jeu sur les mots entre Julien l’Apostat, empereur romain qui renia la religion chrétienne et « apostolique », qui signifie « héritée des apôtres ». Cette image finale pose une nouvelle révélation d’un nouvel « apôtre », le romancier : les fillettes sont « aveugles », tel Dieu qui reste indifférent devant la souffrance humaine.

Ainsi, la mort de la souris est parallèle à celle de Chloé : deux morts tout aussi absurdes dans l’aveuglement du destin

Le "marécage", tombeau de Chloé. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

Le "marécage", tombeau de Chloé. L’Écume des jours, 2013. Film de Gondry

CONCLUSION

Ce chapitre fonctionne donc bien comme un apologue. Tout en empruntant au réel, Boris Vian a procédé par « distorsion » de la fable, mais, sous la fiction, au lecteur de comprendre que tout est « vrai ». Son objectif : montrer à la fois la beauté de l’amour et, parallèlement son échec dans une société qui lui reste aveugle.

Il nous conduit aussi à une ultime explicitation du titre : « L’écume » est la surface, le mode de vie joyeux, le goût des plaisirs, qui coiffe la réalité « des jours », beaucoup plus tragique. Dans le roman, un véritable piège s’est refermé sur des personnages qui avaient tout pour être heureux, mais qui sont conduits inéluctablement vers la mort. Peut-être faut-il y voir un écho à la maladie qui accable Boris Vian depuis son enfance, mais qui l’a conduit à cultiver tous les plaisirs de l’existence ?

​En même temps, cette scène se déroule au bord du « marécage » où Chloé a été engloutie. On peut y voir comme un écho à ceux de la Louisiane, où Vian prétend, dans la date et le lieu indiqués à la fin, avoir écrit le roman, et à la chanson de Duke Ellington, qui donne son prénom à l’héroïne et qui les évoque. 

Écrit d’appropriation : autour de la fable 

Pour lire les deux fables

Après avoir lu cette courte fable d’Ésope, « Le Loup et le Chien »,  et sa réécriture par La Fontaine, rédigez à votre tour, deux fables mettant en relation deux animaux de votre choix :

  • La première imitera la brièveté du récit d’Ésope, son dialogue réduit, et proposera une « moralité » explicite.

  • La seconde développera la personnification, à la fois dans le récit et le dialogue, et conduira le lecteur à dégager la morale par son dénouement.  

ÉTUDE TRANSVERSALE : le regard de l'homme sur l’animal aujourd'hui 

Depuis l’Antiquité, les hommes se sont interrogés sur leur relation à l’animal, cherchant alors à définir leur nature spécifique.

Une évolution se marque au XVIIIème siècle, due à la fois aux recherches scientifiques, par exemple celles de Réaumur sur la digestion ou de Lavoisier sur la respiration, sans oublier le travail de Buffon, et à la philosophie sensualiste, qui, en mettant l’accent sur la primauté de la sensation sur la raison, rapproche l’animal, être lui aussi « sensible » de l’homme. S’y ajoute la religion, notamment chez les Quakers anglais, qui, par une relecture de la Bible, affirment que Dieu protège les bêtes et interdit toute cruauté envers eux.

Mais c’est le XIXème siècle qui marque le véritable tournant avec la création du « végétarisme » et la fondation, en 1847 à Ramsgate, de la « Vegetarian Society », pour des raisons où l’éthique se mêle à des considérations médicales. Parallèlement aux lois protectrices qui se mettent alors en place, le « Martin’s Act » en Angleterre en 1822 pour les animaux d’élevage, la loi Grammont en France, en 1850, qui réprime les mauvais traitements en public envers les animaux domestiques, et la fondation, en 1846, de la Société protectrice des animaux, ce rapprochement est poussé à l’extrême quand on en arrive à voter, en 1855, une loi imposant une taxe municipale sur les chiens… et les réactions en disent long sur les difficultés d’établir une relation équilibrée entre l’homme et l’animal, telle cette déclaration dans le Journal pour rire du 22 décembre 1855 adressée ironiquement au chien : « Voici venir le jour fatal où le fisc t’atteindra de ses doigts crochus : tu vas être taxé, tu seras contribuable ! ». 

Charles Decottignies, « Les combats de coqs », chanson lilloise, XIXème siècle. Monographie, Gallica BnF

Charles Decottignies, « Les combats de coqs », chanson lilloise, XIXème siècle. Monographie, Gallica BnF

Où en est aujourd’hui la relation entre l’homme et l’animal ? Alors que s’est développée la pratique de l’élevage intensif, que s’intensifie la lutte contre certaines pratiques d’abattage ou d’expérimentation animale, et que l’on compte, dans les foyers français, plus de 7 millions de chiens et de 14 millions de chats, sans oublier tous les autres animaux domestiques, seront proposées quatre pistes de recherches :

  • sur l’état actuel de la loi,

  • sur la place de l’animal dans la vie politique,

  • sur le rôle de l’animal dans l’économie,

  • sur l’image de l’animal dans les réseaux sociaux.

Cela conduira à définir le concept de « spécisme », fondamental dans le domaine de l’éthique animale, posé en 1970 par le psychologue britannique Richard D. Ryder, et sa conséquence, l’antispécisme, développé par le philosophe australien Peter Singer, qui a prôné le mouvement de « libération animale ».

LECTURES CURSIVES 

Regard actuel

Alphonse de Lamartine, Discours au Conseil Général de Saône-et-Loire, 24 septembre 1845

Pour lire le texte

« Le chien de l’aveugle », Image d’Épinal N°11, série « Histoires et scènes humoristiques, contes moraux, merveilleux »

Par la succession des questions rhétoriques au début du texte, Lamartine interpelle ses destinataires sur le rôle joué par les chiens auprès des plus défavorisés, les plus nombreux à en posséder, pour lesquels l’animal, loin d’être un « luxe », a une utilité, précieuse dans leur vie quotidienne.

Dans la deuxième partie de son discours, il met en évidence un autre rôle des chiens, leur nature de compagnons fidèles, dont « le seul service est d’aimer leurs maîtres et d’en être aimés ». Il adopte alors une tonalité pathétique pour souligner la douleur des maîtres qui seraient privés du « seul être peut-être qui s’attache à l’homme en sens inverse de sa fortune, plus dévoué aux plus misérables, plus assidu autour des plus abandonnés ! » Notons aussi son insistance sur le rôle formateur de l’animal auprès des enfants : « Le chien apprend à aimer ! »

« Le chien de l’aveugle », Image d’Épinal N°11, série « Histoires et scènes humoristiques, contes moraux, merveilleux »

Dans la dernière partie de son discours, Lamartine conclut sur les conséquences, nocives, qu’aurait cet « impôt » taxant les chiens, qui ne laisserait que deux choix aux plus pauvres des maîtres : « tue[r] » leur chien ou se priver de nourriture, « se retranche[r] sur le nécessaire une partie du morceau de pain ». D’où son indignation dans son énumération finale, «Impôt presque immoral, impôt sans intelligence, sans miséricorde et sans entrailles ! », et l’image saisissante qui qualifie cet impôt de « dîme sur le cœur du peuple. »

Un site à explorer : Partie I et Partie II

 

L’observation de ce site portant sur un « impôt sur les chiens », qui a existé de 1855 à 1971, permettra une approche historique de la mise en place de cette loi, notamment dans la première partie du site, et une réflexion sur les critiques alors lancées. On pourra choisir quelques extraits de la presse satirique du XIXème siècle dans la 1ère partie, et proposer de choisir une des caricatures dans la 2nde partie  pour en proposer l’analyse.

Cela aidera à introduire les exposés ensuite réalisés dans quatre domaines : la place de l’animal dans la loi, son insertion dans la vie politique, son rôle dans l’économie, et son image dans les réseaux sociaux.

« L'Histoire à la BnF"

Site "L'histoire à la BnF"

Conclusion de la séquence 

Rappelons la problématique posée dans l’introduction de la séquence : comment les métamorphoses dans la représentation de l’animal permet-il à l’homme de mieux se connaître ? Ce parcours à travers les textes, littéraires ou philosophiques, mais aussi grâce à l'observation des représentations picturales ou filmiques, nous a permis de découvrir le regard porté par l’homme sur l’animal, les relations qu’il entretient avec lui, ce qui l’aide à réfléchir à sa propre nature et à sa société.

Conclusion

L'image de l'animal 

Sa personnification

 

        Dans les textes argumentatifs, dans le cas des hirondelles ou de l’araignée dans l’extrait des Essais de Montaigne ou du troupeau de moutons de celui des Caractères de La Bruyère, l’animal reste un animal. Sa personnification, qui le métamorphose, ne se fait que dans l’esprit du lecteur, grâce à l’écrivain qui effectue lui-même le rapprochement avec l’homme. De même, dans « Melancholia » de Victor Hugo, l’animal reste animal et n’a pas la parole. C’est le narrateur qui s’exprime à sa place, et effectue la personnification, en soulignant les sentiments éprouvés par le cheval, sa conscience douloureuse, et en lui prêtant même une âme d’essence divine. Enfin, chez Supervielle, le monde animal est livré à lui-même, sans la moindre intervention de l’homme, et c’est implicitement que le lecteur peut – s’il le souhaite – effectuer un rapprochement avec son propre univers.

       En revanche, dans les apologues, et notamment dans les fables, le monde animal se substitue complètement au monde humain : l’animal y est doté de parole, capable de ressentir et de raisonner comme un homme. Nous avons alors de petites scènes semblables à celles de théâtre, dans lesquelles, quand il apparaît – mais ce n’est pas toujours le cas – l'homme peut jouer deux rôles différents :

  • Tantôt, il est présenté favorablement, comme chez Boris Vian en tant qu'ami de la souris : la pitié de celle-ci pour Colin révèle une relation étroite et affectueuse entre l’homme et l’animal qui s’apprête à mourir, lui aussi, de désespoir.

  • Mais souvent aussi, à travers son exploitation de l’animal, il est dénoncé, comme chez Voltaire, pour son fanatisme et son intolérance, ou chez Prévert, pour son oppression des plus faibles.

Les stéréotypes sur le monde animal

Depuis l’antiquité, chaque société véhicule des stéréotypes animaux, l’entêtement de l’âne, la cruauté du loup, la douceur du mouton… L’écrivain a donc le choix entre s’en inspirer pour les suivre, ou, au contraire, s’en écarter.

La reprise des stéréotypes

La fable d’Hésiode, celle d’Ésope, et leur réécriture par La Fontaine, comme l’extrait du Roman de Renart ou « La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion » de La Fontaine, reprennent les images traditionnelles, la cruauté des uns, le roi Noble, le lion ou le rapace, l’épervier, face à la faiblesse des autres, le doux rossignol, les ovins et bovins, sans oublier la ruse, traditionnellement attribuée au renard. L’écrivain, en s’appuyant sur les plus anciennes représentations des animaux, répond alors aux attentes du lecteur.

La distorsion par rapport à l'image traditionnelle

         L’écrivain peut aussi chercher à provoquer la surprise du lecteur, en modifiant leur rôle traditionnel. Le Roman de Renart, par exemple, introduit déjà un décalage, par le châtiment cruel subi par le loup, alors que, d’ordinaire, c’est lui qui fait preuve de cruauté envers les animaux qu’il attaque. Le lecteur peut alors avoir le sentiment d’une juste revanche, et sa sympathie va à l’habile renard.

       D’autres écrivains vont encore plus loin dans la remise en cause des stéréotypes. Ainsi, tandis que les volailles sont souvent considérées comme des animaux inférieurs par rapport à d’autres, considérés comme plus « nobles », ce sont elles que Voltaire choisit comme porte-parole, et il les anoblit en leur prêtant un raisonnement sur un sujet aussi sérieux que la religion, ce qui prête forcément à sourire.

        Parfois, leur métamorphose, en inversant leur image, représente une rupture totale, comme chez Boris Vian, où la souris est obligée d’implorer le chat pour qu’il la mange – et celui-ci ne cède pas de bon gré – ou dans le poème de Supervielle, « L’Antilope », où celle-ci, proie habituelle des fauves ou victime potentielle d’un  serpent, les transforme jusqu’à les faire fuir, pour les premiers, ou à faire honte au serpent. Le lecteur est ainsi davantage amené à s'interroger sur l'intention de l'auteur.

Les fonctions de la métamorphose 

La fonction morale

L’animal représente des comportements, fondés sur des valeurs morales, dont, à travers lui, l’écrivain fait l’éloge ou le blâme. Ainsi, le chapon et la poularde de Voltaire, se montrant supérieurs aux humains dont ils sont les victimes, dénoncent le fanatisme et l’intolérance, et pas seulement envers eux, mais aussi des hommes entre eux « pour de certaines opinions », en fait religieuses.

Boris Vian joue, lui, sur ce double aspect : d’un  côté, la souris, qui partage la douleur de Colin et son désespoir après la mort de Chloé, fait preuve d’une compassion, qui la rend sympathique, alors que le chat est blâmé pour son indifférence à autrui et son individualisme égoïste. De même, notons la variation du rôle de l’épervier – ou milan chez La Fontaine –  blâmé par Hésiode et La Fontaine pour son injuste violence, tandis qu’Ésope lui donne raison de n’avoir pas écouté la plainte du rossignol pour le dévorer sans attendre un plus riche repas. 

Notons que les images illustrant la relation entre l'homme et l'animal au XVIIIème siècle, à travers les portraits, sont autant d'éloges de l'affection qui peut régner entre eux, de même que les films de Walt Disney transmettent tous un message d'amour et de paix, et une critique de toute forme de violence.

L’animal offre ainsi un modèle à l’homme, comme l’affirme La Fontaine : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». Cette stratégie rend la leçon morale à la fois plus plaisante, et plus facile à accepter car le reproche est moins agressif.

La fonction sociale

Dans de nombreuses œuvres, l’animal représente une catégorie sociale, propre à l’époque de sa production. Noble le Lion du Roman de Renart illustre ainsi parfaitement la monarchie absolue telle qu’elle pouvait s’imposer dans toute sa violence au Moyen Âge, tout comme le « Lion » de la fable de La Fontaine face à ses malheureux sujets, exploités, tout comme le « milan », à la suite des éperviers, image des « tyrans » de la Grèce antique. Renart, le beau parleur, habile à flatter, est, lui, le parfait courtisan. L'allégorie élaborée par La Bruyère, qui représente un troupeau protégé par son « berger » du « loup » menaçant, est un rappel de ce que devrait être le rôle du monarque face à son peuple, en même temps qu'une critique de l'abus du luxe qui ruine alors le trésor et accable ses sujets. La situation historique ressort chez Voltaire, dont les volailles symbolisent les protestants opprimés, après la Révocation de l’Édit de Nantes, par les hommes de la religion catholique, les catholiques. Hugo et Prévert se rejoignent dans leur utilisation du cheval pour montrer la douloureuse situation des « misérables », ceux que les puissants oppriment, devenus le prolétariat en lutte chez Prévert. 

L’animal peut alors jouer un double rôle :

  • D’une part, il permet la dénonciation indirecte d’une réalité socio-politique, une façon de contourner la censure, mais surtout d’amener le lecteur à observer d’un autre œil, sous un autre angle, une réalité à laquelle il est tellement habitué qu’il n’y prête plus attention.

  • D’autre part, en réponse aux critiques, il facilite la mise en place d’idéaux. Chez Voltaire, cette tolérance qu’il prône s’incarne dans le déisme, une religion où l’absence de dogmes, de rites, de clergé et de lieux de culte empêche les conflits ; chez Prévert, nous reconnaissons l’appel à une société plus juste, où les mots « liberté, égalité, fraternité » prendraient pleinement leur sens.  

L'animal porteur de choix de vie

L’animal, par ses actions, ses discours ou son comportement, dans l’apologue, ou bien par la réflexion qu’il suscite, dans les essais, représente des choix de vie.

Une fraternelle harmonie

À travers l’animal, et sa relation à l’homme, plusieurs auteurs donnent l’exemple d’un monde plus fraternel. Tantôt, ils procèdent par contrepoint, en montrant une violence qui peut faire horreur : le lecteur peut avoir pitié du « rossignol », du cheval massacré sous les coups du « roulier » chez Hugo, ou des volailles cruellement traitées chez Voltaire. Il aspire alors à un monde plus uni. D’autres mettent en scène l’avènement de ce monde heureux, comme le fait Supervielle en montrant comment l’antilope métamorphose le monde sauvage. Ce qui peut se réaliser, dans un monde imaginaire, ne pourrait-il pas s’établir dans le monde réel ? C'est à ce choix de vie qu'adhèrent ceux qui, aujourd'hui, se voulant "antispécistes", prônent une absolue égalité entre l'homme et l'animal, en refusant, par exemple, de l'utiliser pour se nourrir ou se vêtir? 

Une affirmation de liberté

Dans la société strictement hiérarchisée de la monarchie absolue, la question posée par les écrivains est : quelle vie choisir ? Le conseil donné par La Fontaine est celui d’une sage prudence : pour préserver sa liberté, mieux vaut, en effet, se tenir à l’écart des puissants, puisqu’ils ne pensent qu’à leur propre intérêt, comme le « milan » de la fable, et n’hésitent pas à tromper, comme le lion face à la chèvre, à la génisse, et à la brebis. Au siècle des Lumières, cette liberté devient une revendication, le droit à la liberté d’expression et à la liberté d’opinion, notamment religieuse. Mais, même à l’époque où la démocratie républicaine s’est imposée, la question subsiste, comme chez Prévert qui interroge son lecteur : jusqu’où est-il possible d’asservir l’homme par le travail ? La menace finale du narrateur suggère que le prolétariat est prêt à se révolter pour conquérir son droit à la liberté.

La dimension métaphysique

La représentation de l’animal  aussi à se questionner sur la nature de l’homme et sur sa place dans l’univers. L’animal a-t-il une « âme », comme le suggère Hugo ? Faisant partie de la création, est-il capable aussi de voir « les stupeurs sombres de l’infini », de voir un au-delà empli de la présence d’un Dieu ? L’interprétation de sa mort par le narrateur, qui lui ouvre cette possibilité, n’invite-t-elle pas l’homme, par un raisonnement a fortiori, à accepter cette idée d’une immortalité de l’âme dans toute créature ?

L'animal porte-parole 

De l'auteur

De sa propre existence

Dans certains textes, nous avons pu constater que l’animal reproduit des caractéristiques, voire des faits précis de la vie de l’auteur. C’est déjà le cas chez Hésiode, dont l’échec du dialogue entre le rossignol et l’épervier rappelle directement le procès perdu face à son frère, qu’il interpelle d’ailleurs directement. Ce même échec, chez La Fontaine, n’est-il pas un souvenir de l’échec de son Ode au Roi pour implorer sa clémence envers le surintendant Fouquet.  Comme ne pas se souvenir aussi, en lisant le Dialogue du Chapon et de la Poularde, de l’engagement de Voltaire, par exemple dans l’affaire Calas, retrouvé dans bien d’autres œuvres depuis les images de l’autodafé dans Candide ou dans Récit des voyages de Scarmentado jusqu’au long développement du Traité sur la tolérance. Hugo, pour sa part, prolonge son engagement littéraire en faveur des « misérables » par ses combats en tant que député. 

De ses conceptions idéologiques et philosophiques

Il est intéressant de mesurer l’écho entre la réflexion sur l’animal et son élargissement à l’homme, par exemple chez Montaigne. Son texte le conduit à rabaisser l’orgueil de l’homme, affirmant sa supériorité sur l’animal, qui ne serait mû que par un instinct inférieur à la raison dont l’homme se flatte d’être doté, et, parallèlement, à considérer que l’homme doit se placer, lui aussi, sous la protection d’une « Nature », qui lui a « pleinement fourni de tous moyens nécessaires à la conservation de son être. »

Les apologues aussi sont révélateurs, telle la représentation du « cheval » qui nous rappelle comment la mort si douloureuse de sa fille Léopoldine a conduit Hugo à participer à des séances de spiritisme, prouvant ainsi sa croyance en l’immortalité d’une âme, avec laquelle il serait possible de communiquer dans l’au-delà. En écoutant le cheval de Prévert, nous pensons aussi  à son rapprochement avec le Parti Communiste Français quand, contacté par Paul Vaillant-Couturier en 1932, il rejoint le groupe Octobre, rattaché à la Fédération du Théâtre Ouvrier, lié au parti, et organise, de 1932 à 1936, les saynètes que le groupe joue alors, aussi bien dans les usines en grève qu’aux olympiades de Moscou, en 1933. La force de la menace à la fin de son histoire du « Cheval dans une île » s’inscrit nettement dans cette optique révolutionnaire.

Du lecteur

Quand le texte propose une confrontation, entre deux animaux ou entre deux opinions, le lecteur est forcément invité à délibérer pour prendre parti. Donnera-t-il raison, par exemple, au discours flatteur de Renart face à Noble le Lion, cautionnera-t-il l’idée que « Ventre affamé n’a pas d’oreilles », moralité de la fable de La Fontaine ? Rejoindra-t-il les indignations de La Bruyère, ou celles de Voltaire, qui le convie à se mettre à la place de la « poularde » pour accepter l’explication du « chapon » ?

Beaucoup de ces textes, comme les tableaux, ou les productions de Walt Disney, reposent sur l’aptitude du destinataire à entrer dans ce monde fictif représenté, en s’identifiant même à l’animal. Il lui appartient de devenir le « cheval » souffrant chez Hugo ou Prévert, la « souris » compatissante chez Vian, « l’antilope » à l’action magique chez Supervielle, ou reconnaître, dans les portraits des fillettes avec leur chien sa propre affection pour son animal domestique. C’est à cette condition que l’artiste peut le ranger dans son camp, lui faire, notamment, adopter le point de vue du plus faible en lui ouvrant ainsi la perspective d'une revanche sur les abus des puissants ou sur le tragique de l'Histoire ou du destin.

Devoir : contraction de texte et essai 

Pour voir le texte à contracter

Le nouveau programme des lycées français introduit, pour les séries technologiques, à la place de la dissertation prévue pour les séries générales, un exercice de contraction de texte suivi d’un essai, que nous retrouvons, d’ailleurs, dans de très nombreux autres examens et concours.

Pour la contraction : Nous avons choisi un extrait d’un article de Peter Singer, datant de 2004, un des premiers tenants de l’antispécisme, ce qui explique qu’il s’intéresse ici au « mouvement de libération animale ». Ce passage, comptant 873 mots sera résumé en 180 mots, avec une marge de +/- 10%.

Sujet de l’essai : Peter Singer, dans sa réflexion, s’interroge : « la question de la direction que prendra le mouvement de libération animale reste posée ».

Quelle réponse apporteriez-vous à cette question ? Vous proposerez une réflexion construite, appuyée sur des exemples précis.

 

bottom of page