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Analyse du corpus 

Le programme de 1ère propose l’étude, pour les séries technologiques, des livres VII à IX des Fables de La Fontaine, auxquels s’ajoutent les livres X et XI pour les séries générales.

 

​Le corpus comporte une introduction, pour poser le contexte de l’écriture et une biographie rapide de La Fontaine, et une présentation d’ensemble de l’œuvre et des livres retenus.  Une conclusion conduit à une synthèse sur l’art de la fable chez La Fontaine, en lien avec l’enjeu de l’étude, la relation établie entre « Imagination et pensée », et sur l’actualité des Fables.

Cette conclusion conduit à un travail d’écriture, avec les sujets prévus à l’épreuve du baccalauréat, un commentaire et, pour les séries générales, une dissertation, pour les séries technologiques, une contraction de texte suivie d’un essai. 

Une lecture personnelle complète cette étude, La Ferme des animaux de George Orwell, roman paru en 1945. Puisqu’elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, il leur sera proposé quelques pistes de recherche de façon à ce qu’ils puissent constituer leur propre dossier.

 

Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :

  • des explications de fables, quatre pour les séries technologiques, six pour les séries générales

  • des études transversales, analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits.

Le programme impose d’associer à l’étude de l’œuvre un « parcours » de nature à l’éclairer, à la compléter, à la prolonger.

Les textes et autres documents choisis pour ce « parcours associé » sont mis  en parallèle avec les explications et études transversales, créant ainsi un effet de miroir pour approfondir la réflexion. 

Ce parcours associé comprend

- trois explications d’extraits de deux moralistes du XVIIème siècle, et d’un fabuliste du XVIIIème siècle ;

- des lectures cursives d’autres textes, antérieurs, contemporains ou ultérieurs ;

- une double approche de l’histoire des arts, permettant de marquer le lien entre le texte et son illustration, et d’observer deux adaptations musicales.

Présentation 

Après une séance consacrée à la biographie de La Fontaine et à une présentation du contexte, le siècle de Louis XIV, appuyée sur le visionnage d'une vidéo, vient la présentation générale de l’œuvre et de l'enjeu du parcours. 

Présentation

Définition de l'apologue

 

Dans la littérature occidentale, l’apologue est un genre qui remonte à l’antiquité grecque : La Fontaine reconnaît, par exemple, s’être inspiré des fables du grec Ésope (VII-VIème s. av. J.-C.) ou du latin Phèdre (Ier s.). L'apologue se définit comme un court récit, qui, par la métaphore qu’il met en place, vise à transmettre une vérité. Il prend diverses formes, depuis la fable jusqu’au conte, en passant par la parabole religieuse ou l’utopie…

Mais, quelle que soit sa forme, il associe la volonté de divertir, de séduire par un récit plaisant, à celle d’instruire, de faire appel à la réflexion du lecteur qui doit découvrir la vérité que masquent, plus ou moins, l’histoire racontée et les personnages. En cela, il correspond tout à fait d’abord à l’objectif que se sont fixé les écrivains du XVIIème siècle.

Rabelais, Gargantua, "Prologue" : voir la lecture cursive 

Rabelais, Gargantua, "Prologue"

La problématique de l'étude

 

L'apologue répond, ensuite, aux termes de la problématique proposée par le programme à l’étude du deuxième recueil des Fables de La Fontaine : « Imagination et pensée ».

Dans un premier temps, définissons chacun de ces deux termes :

  • L’imagination est une faculté de l’esprit qui peut se représenter, et rendre sensibles, des objets, des êtres, des réalités, des situations, soit déjà perçus, soit possibles dans le futur, soit totalement imaginaires. Elle permet aussi de rendre concrètes des notions abstraites…

  • La pensée est l’ensemble des opérations de l’esprit, qui ont pour objet d’amener à la connaissance, qu’elle soit intellectuelle, psycho-sociale, affective, sensible…

Tout l’enjeu de cette problématique est, en fait, le sens à donner au connecteur « et ». Ces deux facultés semblent, en effet, s’opposer, puisque l’imagination peut créer la fiction – donc l’irréel, voire le mensonge – tandis que la pensée, à l’inverse, se propose d’établir, par la réflexion, une vérité. « L’imagination » crée le récit, « la pensée » serait son but. Est-il alors possible de les unir, voire d’en faire des alliées sur le chemin de la vérité ? Cette question est particulièrement pertinente à propos de la fable, si l’on se réfère à son sens étymologique : « fabula », en latin, signifie « mensonge », sens encore bien présent dans le verbe « affabuler » et ses dérivés. Une histoire inventée, parfois avec des animaux dotés de parole, des personnages qui vivent des aventures invraisemblables, peut-elle être le support d’une « pensée », conduire à une vérité ? Et quelle part faut-il accorder au rôle de chacun de ces termes, notamment lors de la lecture ? 

C’est, en tout cas, ce qu’affirment les auteurs d’apologues, quand ils présentent eux-mêmes leurs œuvres, comme La Fontaine dans son  « Avertissement » ou dans la dédicace de son deuxième recueil « À Madame de Montespan ». 

Présentation du deuxième recueil de La Fontaine

 

À l’issue de ces lectures, nous présenterons le deuxième recueil des Fables de La Fontaine, en en analysant la structure : le parcours d’une table des matières, notamment, est utile pour la percevoir, ainsi que l’observation des titres des fables.  

Voir la présentation du recueil 

LECTURE CURSIVE : François Rabelais, Gargantua, 1534, extrait du "Prologue" 

Rabelais

Pour voir l'extrait 

Rabelais, Gargantua, "Prologue"

Dans cet extrait, Rabelais interpelle directement ses lecteurs, ses « bons disciples », terme qui le place déjà dans la position du maître, mais un maître bien peu sérieux, puisqu’il les qualifie ensuite de « fols ».

       Le premier paragraphe repose sur une opposition, soulignée par le connecteur « Mais » :

  • D’un côté, il y a les « titres », « l’extérieur », aussi nommé « l’écriteau » : il insiste sur un contenu qui ne vise qu’à faire rire, comme le montre le champ lexical qui le caractérise : « moqueries, « pitreries et joyeuses menteries », «  dérision », « plaisanterie ».

  • D’un autre côté, il proteste du sérieux de son ouvrage : « il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé », « l’ingrédient contenu est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ».

Pour soutenir cette opposition, il s’appuie sur la différence entre l’apparence extérieure et la nature réelle des êtres : « l’habit ne fait point le moine », une « cape espagnole » ne fait pas de vous un Espagnol.

        La seconde partie du texte procède à la façon d’un apologue, par la mise en scène du chien, plaisamment nommé « la bête la plus philosophe du monde », devant un os. La description du comportement de ce chien est à mettre en parallèle avec celui attendu du lecteur : « une lecture attentive et une réflexion assidue », afin de « rompre l'os et sucer la substantifique moelle […] avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux grâce à cette lecture ». Le récit comique,  avec ce monde de géants, personnages de Gargantua, n’est donc, selon Rabelais, qu’un moyen détourné d’instruire le lecteur « en ce qui concerne tant notre religion que, aussi, la situation politique et la gestion des affaires. »

LECTURES CURSIVES : Jean de La Fontaine,  Fables, 1678, pour introduire le recueil 

Avertissement

La Fontaine, « Avertissement »

 

Le champ lexical de cet  « Avertissement » insiste sur la volonté de La Fontaine de ne pas lasser ses lecteurs : « donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différents », « la différence des sujets », « remplir de plus de variété mon ouvrage », « d’autres enrichissements », « toute la diversité dont j’étais capable. » Effectivement, par rapport au premier les fables de ce recueil introduisent bien davantage les humains, par exemple dans le livre X où ils sont plus nombreux que les animaux. Une raison évoquée est sa source d’inspiration, avec l’éloge adressé à Pilpay, comme pour s’excuser, alors que la « Querelle des Anciens et des Modernes » divise les artistes, de ne pas puiser uniquement dans les modèles antiques, mais dans des cultures lointaines, l’Inde ou l’Orient, avec la mention du « sage Locman ».

Comment, enfin, comprendre l’affirmation d’en « user plus sobrement » avec « les traits familiers », alors qu’il mentionne des « enrichissements » en ayant « étendu davantage les circonstances de ces récits » ?

Pour lire les trois textes 

Fables de La Fontaine, illustration. Image d'Épinal. BnF

Fables de La Fontaine, illustration. Image d'Épinal. BnF

Cette contradiction n’est, en fait, qu’apparente avec, à la fois des récits plus développés, par exemple pour enrichir les péripéties, mais, parallèlement, moins de « traits familiers », c’est-à-dire de « moralités » bien connues des lecteurs : en diversifiant ses « sujets », il diversifie aussi ses « moralités ». Il ne s’agit plus seulement de dénoncer les défauts humains, comme dans les fables traditionnelles, celles d’Ésope ou héritées des ysopets médiévaux, afin de ne « pas tomber dans des répétitions », mais d’aborder des questions politiques, sociales et même philosophiques, plus liées au temps de l’écriture.

Dédicace
La Marquise de Montespan, en Iris,   XVIIe s. Huile sur cuivre, 37 x 29. Château de Versailles

La Marquise de Montespan, en Iris,   XVIIe s. Huile sur cuivre, 37 x 29. Château de Versailles

La Fontaine, « À Madame de Montespan »

 

Il convient de ne pas oublier les conditions faites aux artistes au XVIIème siècle : ils ont besoin de mécènes, de protecteurs pour les soutenir, à la fois matériellement mais aussi pour obtenir le « privilège » nécessaire à la publication. Et qui, mieux que Madame de Montespan, favorite du roi Louis XIV, peut jouer ce rôle ? Il le lui demande d’ailleurs clairement : « c’est assez qu’à mon dernier ouvrage / Votre nom serve un jour de rempart et d’abri ; / Protégez désormais le livre favori ». D’où le vibrant éloge qu’il lui adresse dans la seconde partie de cette dédicace : « Eh ! qui connaît que vous les beautés et les grâces ! / Paroles et regards, tout est charmes dans vous. » Elle est presque divinisée même dans le dernier vers : « je ne veux bâtir des temples que pour vous. » En même temps, le passage du Dauphin, alors âgé de neuf ans, dans la dédicace du premier recueil en 1668, à Mme de Montespan, dix ans après, est significatif. Ce recueil n’est plus présenté comme destiné à des enfants, stratégie habile pour paraître plus innocent, mais affiche sa réalité : La Fontaine écrit pour des lecteurs adultes. En 1678, le succès du premier recueil permet plus d'audace à son auteur.

La première partie du poème est un éloge de « l’apologue », dont le fabuliste précise la valeur des vers 7 à 10. Le terme « charme » prête une action quasi magique « des récits » sur « l’âme » du lecteur, qu’ils tiennent « attentive », et même « captive ». Les récits sont donc essentiels : ils suscitent à la fois les émotions et la réflexion, « mènent […] les cœurs et les esprits. » La Fontaine unit clairement « l’imagination et la pensée », la première, créatrice de la fiction, devenant la source de la seconde.  Pourtant, en dépeignant son œuvre d’écrivain comme « les jeux où mon esprit s’amuse », il insiste davantage sur la légèreté de la fable, sur son aspect divertissant, que sur sa fonction instructive. Par prudence ? Ou bien plutôt pour séduire le public mondain des salons ? 

La Fontaine, VIII, 4,  « Le Pouvoir des fables », vers 34 à 70

 

La première partie de la fable, dédiée à Monsieur de Barillon, est un appel lancé à cet ambassadeur, dont il fait l’éloge, alors que la guerre menace. Il doit mener une difficile négociation avec le roi d’Angleterre, Charles II, qui vient de rompre son alliance avec la France pour se ranger aux côtés de la Hollande, pour qu'il n’intervienne pas dans le conflit qui s’annonce. D’où la seconde partie du texte, apologue destiné à réfléchir sur l’art de convaincre : vaut-il mieux faire preuve d’une éloquente argumentation, ou bien utiliser l’apologue ? Le texte est construit en trois temps. 

     Des vers 34 à 47, La Fontaine souligne l’art oratoire de son personnage, emprunté à l’antiquité grecque où le fonctionnement de la cité exigeait de telles qualités : il invoque le « commun salut », et met en œuvre tous les procédés rhétoriques propres à « exciter les âmes les plus lentes ». Mais, à deux reprises, La Fontaine marque son échec : « On ne l’écoutait pas » est prolongé par « Le vent emporta tout ; personne ne s’émut », puis développé des vers 44 à 47.  

        La situation s’inverse dans la deuxième partie, des vers 48 à 64. Cet « autre tour » qu’adopte l’orateur est la mise en scène d’un récit, une courte fable qui unit les animaux, « l’Anguille » et « l’Hirondelle », et une déesse, « Cérès ». Il passionne aussitôt les auditeurs, impatients de connaître la fin de l’histoire, comme le montre leur question au vers 54. Or, la présentation de ce dénouement correspond précisément à l’objectif initial de l’orateur, un « reproche » à son peuple qui ne voit pas « le péril qui menace », le danger que représente le roi de Macédoine, Philippe. Mais, contrairement à son premier discours, l’orateur a réussi à se faire écouter : « À ce reproche l’assemblée, / Par l’Apologue réveillée, / Se donne entière à l’Orateur ». 

       Les six derniers vers dégagent la « moralité » de la fable, qui lui donne son titre : « Le Pouvoir des fables ». En s’associant à ses lecteurs par le glissement du « nous » au « je » et les rimes embrassées, La Fontaine met en valeur, dans les deux octosyllabes, ce « plaisir extrême » provoqué par un conte divertissant, même pour un public adulte. L’injonction finale, « Il le faut amuser encore comme un enfant », souligne sa volonté : mettre en œuvre son imagination pour « amuser » ses lecteurs comme lui-même « s’amuse », disait-il dans la dédicace du recueil, à « ses jeux » que sont ses fables.

J.-B. Oudry, « Le Pouvoir des fables », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

J.-B. Oudry, « Le Pouvoir des fables », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

La Bruyère

Parcours associé : Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, « Du souverain ou de la république », 1688 : XXIX (7ème éd. 1692) 

Des seize sections que comportent les Caractères dans l’édition définitive, les cinq centrales traitent des puissants, dans une gradation depuis « Des biens de fortune »,  « De la ville », « De la Cour », « Des grands » jusqu’à celle intitulée « Du souverain et de la république ». Ce titre lie le pouvoir suprême à la notion de bien collectif, car il doit se comprendre dans le contexte du XVII° siècle : le « souverain » désigne non la personne du roi mais sa fonction, tandis que « république » est à prendre au sens étymologique de « chose publique ».

Les maximes précédentes ont déjà établi ce lien, en définissant le roi comme « père du peuple », par exemple, ou déclarant, dans la maxime 28 : « Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain.

Quelle image du souverain cet apologue du « berger et son troupeau » propose-t-il ?

LE RÉCIT 

Pour lire le texte 

François Boucher, Pastorale ou Jeune berger dans un paysage, 1739-50 ? Huile sur toile, 90 x 121. Musée des Beaux-Arts, Caen 

La mise en place d'un tableau

 

La Renaissance avait redécouvert  les poèmes de l’auteur grec Théocrite, et les Géorgiques et les Bucoliques de l’auteur latin Virgile. S’était alors créée la littérature pastorale, avec les « bergeries ». Il s’agit, dans des romans ou au théâtre, de dépeindre un monde rural idyllique, de le représenter aussi dans des tableaux.

On retrouve des éléments de cette mode dans la description que nous propose ici La Bruyère, véritable évocation picturale avec un calme décor champêtre, « une colline », « une prairie ». Les couleurs suggérées y sont douces, celle de « l’herbe menue et tendre », du « thym », baignées dans la lumière paisible « vers le déclin d’un beau jour ». Cette atmosphère suggère un monde hors du temps.

François Boucher, Pastorale ou Jeune berger dans un paysage, 1739-50 ? Huile sur toile, 90 x 121. Musée des Beaux-Arts, Caen. 

Dans ce cadre viennent s’insérer les personnages, chacun à sa place, « le moissonneur » avec sa « faux », « le berger » avec « sa houlette », formant un monde d’harmonie. Les animaux aussi trouvent leur juste place dans le tableau, les « brebis » à surveiller, le « chien » dans son rôle d’animal domestique et protecteur contre le « loup avide », tel celui des contes traditionnels, mais qu’il « met en fuite » sans tarder.

Le métier de berger

 

La Bruyère s’attache ensuite à présenter, au centre de sa description, le métier de berger, sous une forme énumérative, au moyen de la parataxe, courtes propositions juxtaposées, en trois étapes. 

        D’abord, il souligne la position de ce berger, « debout auprès de ses brebis », ce qui marque à la fois sa supériorité et son rôle protecteur, confirmé par les deux adjectifs suivants : « soigneux et attentifs ». Ce rôle se trouve développé par les verbes d’action dont chacun traduit un aspect de ce métier. « Il les suit », en s’opposant à « il les conduit », montre l’alternance entre la nécessaire liberté accordée et son rôle de guide. Le plus souvent les brebis savent où aller, mais, parfois, il doit prendre l’initiative pour leur permettre de trouver un meilleur « pâturage ». Il est aussi obligé à une surveillance constante, pour veiller à leur sécurité : « il ne les perd pas de vue ».

       Puis La Bruyère pose deux hypothèses, qui correspondent à deux menaces, l’une venue de la nature même du troupeau, l’autre de l’extérieur, mais toutes deux sources de désordre : « si elles se dispersent », « si un loup avide paraît ». En reproduisant au présent les réactions efficaces du berger, La Bruyère déroule la scène sous nos yeux, tout en lui donnant la valeur d’une vérité générale.

        Enfin une conclusion exprime la durée de sa tâche, la journée dont le rythme de la proposition illustre le cours puisqu’elle s’ouvre sur  »l’aurore » et se clôt sur le coucher du « soleil ».

LE SENS DÉVOILÉ 

La Bruyère renvoie donc son lecteur lettré aux « pastorales » qu’il a pu admirer, à ses lectures, ou même aux observations qu’il pouvait faire en allant sur ses terres, et lui-même qualifie cette description idéalisée d’« image naïve ». Mais, comme celles données autrefois en récompense aux enfants, cette « image » va se charger d’une valeur morale, d’un sens que La Bruyère va progressivement expliciter à son lecteur.

Le rôle du lecteur

 

Il accorde à ce lecteur un rôle qui évolue au fil du texte.

         D’abord il est placé en position de témoin privilégié : « Quand vous voyez… » De ce fait, tout se passe comme si c’était lui qui était amené à constater le rôle du berger.

       Puis le lecteur est peu à peu transformé en juge. Quand nous en arrivons aux trois exclamations, « quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! », nous avons l’impression qu’elles ne sont pas prises en charge par l’auteur, mais par ce lecteur fictif. C’est là un procédé habile pour l’impliquer, tout comme les interrogations oratoires qui suivent.

  • La première reçoit sa réponse du tableau idyllique qui précède : tout conduit le lecteur à répondre que la « condition » « la plus délicieuse et la plus libre » est bien évidemment celle des brebis, qui n’ont aucun souci et dont le bien-être est assuré.

  • La seconde question, elle, a aussi pour réponse la phrase qui la suit, car elle porte sur la relation entre le berger et le troupeau. Le lien entre eux est réciproque.

         Enfin, le lecteur est invité à devenir un complice de l’indignation de l’auteur. La dernière question, en effet, mise en valeur à la fin d’un paragraphe distinct, trouve en elle-même sa réponse : « Que sert tant d’or à son troupeau ou contre les loups ?  Il est évident que la réponse attendue est négative, « à rien ». Mais quelles sont les cibles de cette colère ?

La fonction royale

 

En fait, par son tableau La Bruyère nous ramène à l’origine de la fonction royale, quand le roi était encore « le berger » de son peuple. En reprenant terme à terme les fonctions du « berger », nous voyons apparaître, en effet, les trois obligations essentielles du souverain.

  • Il doit d’abord assurer le bien-être matériel de ses sujets en veillant à ce qu’ils aient de quoi subsister. Mais pensons aux nombreuses famines qui ont ponctué le XVII° siècle, aux ruines et aux pillages lors des guerres.

  • Ensuite il doit préserver la cohésion de son troupeau. Or les dissensions n’ont pas manqué sous le règne de Louis XIV, depuis les « jacqueries », révoltes qui secouent périodiquement les campagnes, jusqu’aux conflits religieux, par exemple la lutte contre le jansénisme, ou contre les protestants avec que l’abolition de l’Édit de Nantes, en 1685.

  • Enfin, il se doit de les protéger contre « le loup », c’est-à-dire les ennemis prêts à les dévorer. Mais les guerres menées par Louis XIV n’ont pas toutes été défensives, et la fin de ce XVII° siècle a connu de nombreux échecs militaires.

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1702. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1702. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

On perçoit donc, cachée sous les questions, une critique de la conduite du royaume.

De ce fait, à travers sa description des tâches du « berger », La Bruyère pose sa thèse, en rappelant le sens premier de la monarchie dite « de droit divin » : le roi dépend devant Dieu de la prospérité de son peuple. Ainsi la triple exclamation suggère que c’est  à lui que doivent revenir les soucis, qu’il ne s’appartient plus, contraint à une vigilance permanente ; quant à la « servitude », c’est une façon d’inverser le rapport de sujétion, souligné par la réserve « s’il est bon prince ». Enfin, monarque héréditaire, cette responsabilité lui incombe sa vie durant, de « l’aurore » au couchant.

La critique du luxe

 

Le dernier paragraphe aborde un dernier thème, celui du luxe que La Bruyère a pu observer dans ses fonctions de précepteur, à la Cour ou en fréquentant les « grands ». Le luxe s’y étale, tel « l’or » repris cinq fois dans la phrase. Ici il transforme l’« image naïve » du début en une vision choquante, allégorie dont il explicite chaque terme. On peut ainsi découvrir sous « le berger habillé d’or et de pierreries » Louis XIV dans son château de Versailles ; le « chien » avec son « collier d’or » et « sa laisse d’or et de soie » représente les courtisans, comblés de richesses et de récompenses, mais étroitement surveillés. De quelle utilité pourrait-il être contre « le loup avide », les ennemis qui menacent la France ?

La galerie des glaces, château de Versailles

La galerie des glaces, château de Versailles

CONCLUSION

 

La Bruyère ne rejette pas la monarchie, mais il souligne qu’elle est une charge difficile, un sacrifice de soi, une responsabilité écrasante. C’est là une idée originale pour son époque, qui privilégie les plaisirs de la Cour, les fêtes et les divertissements, mais aussi par rapport à la conception qui faisait du roi un être surhumain, bien au-dessus des simples mortels, ses sujets. La Bruyère lève ainsi le masque : pour lui la grandeur du roi ne se mesure pas aux apparences, mais au bonheur de ses sujets.

En même temps, dans cet apologue il s’inscrit dans la lignée des moralistes chrétiens. Il s’agit de ramener l’homme, et même les « grands » ou le roi, à la « vertu », faite de modération et d’altruisme. L'allégorie du « berger » et de son « troupeau » sert aussi la dénonciation du luxe, de l’intérêt et de la vanité

Fable, VII, 3

La Fontaine, Fables, 1678, VII, 3 : "Le Rat qui s'est retiré du monde" 

Même si le deuxième recueil aborde des sujets plus sérieux que le premier, La Fontaine continue à suivre la tradition de la fable, le choix d’animaux pour représenter les défauts des hommes. Le « rat » est, dans les fables de La Fontaine, un des dominés potentiels, faibles et incapables de résister, notamment à son ennemi, le chat. Dans le domaine psychologique, il symbolisme l’avarice. Le titre « qui s’est retiré du monde » reste encore imprécis : nous en ignorons la raison.  

Comment la mise en scène des trois étapes de l’aventure racontée et la formulation de la "moralité" permettent-elles à La Fontaine d'amener son lecteur à réfléchir ?

LA SITUATION INITIALE 

Pour lire la fable 

Une introduction

 

Dans le premier vers l’anecdote à venir est doublement située : géographiquement, chez « les Levantins », le Levant désignant alors les pays qui composent l’empire ottoman, et littérairement, comme une « légende », récit qui relève du merveilleux, donc irréel, imaginaire. La Fontaine introduit ainsi d’emblée une distance entre ce qu’il va raconter et la situation dans la France de son époque.

La décision du Rat

 

L’animal est d’abord présenté de façon neutre, « un certain Rat », et associé, pour son domicile, à la tradition qui fait de ce rongeur un amateur de « fromage ». Cependant, il est humanisé par la psychologie dont le dote le fabuliste, sa décision qui reprend le verbe du titre : il « se retira ». Mais le lexique choisi par La Fontaine inscrit la fable dans un contexte religieux : c’est le monde terrestre que fuit le Rat, « las des soins d’ici-bas », « loin du tracas », pour se tourner vers « la solitude », comme le faisaient alors les membres du clergé régulier, dans les monastères et les couvents. La Fontaine joue sur ce va-et-vient entre le monde animal et humain : les brefs octosyllabes semblent même reproduire les pas rapides du rongeur.

Son mode de vie

 

Cette connotation religieuse se confirme par le glissement l'appellation, du « Rat » à « notre ermite nouveau », avec le possessif qui implique le lecteur dans son récit : il en devient complice. On note l’allongement des vers, des alexandrins qui dépeignent cette vie heureuse. Mais elle révèle une contradiction entre le choix de cet « ermitage » et le résultat. La vie d’un « ermite », en effet, est censée être tout entière tournée vers le Ciel, consacrée à la prière, au salut de l’âme. Or ici quel est le but des efforts du Rat, marqués par l’enjambement des vers 8 à 10, rythmés par l’octosyllabe, « Il fit tant de pieds et de dents » avec ses monosyllabes, comme pour reproduire son agitation ? C’est obtenir « le vivre et le couvert », donc ce qui relève du bien-être matériel, du corps. La question rhétorique, qui interpelle le lecteur, « Que faut-il davantage ? » souligne cette opposition entre l’apparence, la vie spirituelle, et la réalité, la seule importance accordée au bien-être terrestre

Jean-Jacques Grandville, « Le Rat qui s'est retiré du monde », 1838. BnF

Jean-Jacques Grandville, « Le Rat qui s'est retiré du monde », 1838. BnF

La conclusion de cette première étape, « Il devint gros et gras », est une allusion directe au portrait de Tartuffe, héros de la comédie de Molière, jouée en 1669, symbole de la fausse dévotion, de l’hypocrisie religieuse. L’explication donnée est une audacieuse parodie de la promesse de salut faite à « ceux qui font vœu d’être siens » : les « biens » que « Dieu prodigue » sont ici terrestres, comme s’il venait soutenir la fausse dévotion. Notons que nous avons d’ailleurs quitté le cadre « levantin » de la « légende », le monde musulman, pour être dans un monde chrétien.

LA PÉRIPÉTIE 

Une ambassade

 

Comme traditionnellement, un indice temporel, « Un jour », introduit la péripétie, l’ambassade, qui conduira à l’échange de deux discours. Or, sa présentation la rattache davantage à la réalité humaine qu’au monde animal : d’un côté, celui qui est maintenant qualifié de « dévot personnage », terme qui semble déjà sous-entendre qu’il ne fait que jouer un rôle ; de l’autre, « Des députés du peuple ». Rappelons qu’à l’époque de l’écriture, la diplomatie est active dans une France en guerre, où les alliances sont fragiles. D’ailleurs, La Fontaine le rappellera dans « Le Pouvoir des fables », qu’il dédie à un ambassadeur, Monsieur de Barillon.

La requête des députés

 

Dans le discours narrativisé, la demande, « quelque aumône légère », est financière, mais immédiatement minimisée, et habile puisque le terme « aumône » renvoie à l’obligation religieuse de faire la charité. Mais, en nous référant au contexte politique de la date de l’écriture, mai 1675 sur le manuscrit, nous pouvons penser ici à ce « don gratuit » que demandait alors la monarchie au clergé catholique, réticent à  financer la guerre de Hollande.

Leurs trois arguments sont rapportés au discours indirect libre, car ils ne sont que des porte-parole du pouvoir, inclus dans le pronom indéfini « On » au vers 19.

     Ils insistent d’abord sur la gravité de la situation. L’importance du danger est d’abord illustrée par l’enjambement de l’octosyllabe sur l’alexandrin, qui met en valeur l’ennemi : face au « peuple Rat », bien sûr « le peuple chat », puis avec la brièveté aux sonorités brutales de l’octosyllabe suivant : « Ratopolis était bloquée. » La Fontaine s’amuse en revenant ici au monde animal, qu’il rattache plaisamment à l’antiquité grecque par le nom donné à la capitale.​

Gustave Doré, « Le Rat qui s'est retiré du monde », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

Gustave Doré, « Le Rat qui s'est retiré du monde », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

         Le deuxième argument vise à expliquer la situation financière, avec les deux termes-clés à la rime : « l’état indigent », « sans argent ». Nouvelle allusion au contexte politique contemporain : le trésor royal est, en effet, vide en raison des guerres qui se multiplient à la fin du siècle. La précision apportée, « la République attaquée », vise à présenter cette guerre comme justifiée, ce qui était loin d’être le cas pour celles qui se déroulaient alors.

         Leur conclusion reprend la stratégie initiale : minimiser la requête par l’adverbe, « fort peu », souligné par sa place à la césure, puis amplifié par l’enjambement qui le suit.

La réponse du Rat

 

Dans ces six vers, sa nature de Rat est complètement effacée, d’une part par l’appellation « le Solitaire », désignation fréquente d’un religieux « retiré du monde », confirmée par la façon dont il parle de lui-même, « un pauvre Reclus », qui suggère l’enfermement dans la cellule d’un monastère. Héros de la fable, il a droit, lui, à du discours direct et son hypocrisie ressort de chaque phrase, à commencer par son interpellation, faussement compatissante : « Mes amis ». L’alexandrin suivant fait écho aux « soins d’ici-bas » mentionnés au vers 2, mais a été démenti par sa vie précédemment décrite. Sa réponse est un rejet, mais masqué par les deux questions rhétoriques, dans lesquelles d’ailleurs il parle de lui à la troisième personne. Il confirme ainsi qu’il s’agit d’alibis pour son égoïsme, qu’il joue un personnage, alors que sa nature réelle est bien différente. N’est il pas plus occupé à se nourrir qu’à « prier le Ciel » ? Quant il passe au « je », au vers 29, c’est pour rejeter toute responsabilité sur le « Ciel ».

Les deux octosyllabes concluent brutalement cette réponse, avec une ironie qui ressort de la reprise en chiasme de l’appellation « Notre ermite nouveau » par l’antiphrase qui le transforme, de façon exagérée, en « nouveau Saint ».

LA MORALITÉ 

Est-elle vraiment nécessaire ? Le lecteur a, bien évidemment, compris la critique et La Fontaine confirme ici le blâme qu’il a pu formuler : « ce Rat si peu secourable ». Les quatre vers qui la formulent relèvent donc du désir du fabuliste de faire sourire son lecteur, en position de juge et directement interpellé par sa question. Il joue à imiter l’énigme, jeu d’esprit alors à la mode dans les salons précieux, en entreprenant un dialogue fictif avec son lecteur.

La pirouette finale, « Un Moine ? Non, mais un Dervis », nous ramène à l’introduction de la fable, qui en faisait une « légende » du lointain Levant : le « Dervis », ou « derviche », est un religieux de la société musulmane. Distanciation plaisante, que prolonge l’ironie du dernier vers, ultime feinte : l’affirmation « Je suppose » contredit, en effet, tout ce que la fable a montré, tout ce que le lecteur a déjà conclu, l’absence de charité du clergé.

CONCLUSION

 

Cette fable donne un parfait exemple du rôle que la fable de La Fontaine accorde à l’animal, jouant à la fois sur son symbolisme, sur l’image traditionnelle présente à l’esprit du lecteur, et sur l’anthropomorphisme qui le dote d’une psychologie pour soutenir la réflexion. Pour ce faire, il use habilement des ressources de la versification, des parodies lexicales et du dialogue avec son lecteur.

Ici cette réflexion est double : une satire religieuse, celle des moines, tout à fait traditionnelle depuis le Moyen Âge, mais aussi des allusions critiques à l’état de la France en cette fin de siècle : les guerres multipliées, le trésor royal vide et un clergé peu soucieux du bien commun alors même que la monarchie les protège.

Étude transversale : le monde animal dans le deuxième recueil 

Cette  étude partira de l'observation  d’un seul animal, le « Rat », dans les fables qui le mettent en scène : celle étudiée précédemment, les fables 9, 15 et et 22 du livre VIII, puis la fable qui ferme le « Discours à Madame de La Sablière » dans le livre IX.

 partir du portrait de ce rongeur, de sa mise en scène, de la valeur symbolique dont il est chargé pour servir à l’instruction, on s’interrogera ensuite sur le lien ainsi établi entre « imagination » et « pensée ».

On élargira enfin à d’autres animaux, pour faire apparaître non seulement l’opposition des « dominants » aux « dominés » et l’approche philosophique de La Fontaine pour comparer la nature de l’animal à celle de l’homme. 

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Pour voir l'étude sur l'ensemble du recueil 

Jean-Jacques Grandville, « Le Rat et l'Huître », 1838. BnF

Monde animal
Fable, VIII, 2

La Fontaine, Fables, 1678, VIII, 2 : "Le Savetier et le Financier » 

Dans l’« Avertissement » du deuxième recueil, La Fontaine annonce sa décision de lui « donner un air et un tour un peu différent […] à cause de la différence des sujets. » Nous y constatons, en effet, une présence accrue des humains, inscrits dans leur position sociale, comme dans « Le Savetier et le Financier », où le titre introduit deux catégories du Tiers-État, dans l’ordre de leur importance, le petit artisan, aujourd’hui nommé cordonnier, et le riche bourgeois. Parallèlement, le thème est posé, l’argent : quel rôle le fabuliste lui accorde-t-il ?

La mise en scène de ces deux personnages suit un schéma narratif traditionnel : une situation initiale, suivie d’un élément perturbateur qui introduit une péripétie, conduisant à une brève situation finale.

Pour lire la fable 

LA SITUATION INITIALE 

Elle présente les deux personnages, en deux portraits antithétiques, les quatre premiers vers étant consacrés au « Savetier », les neuf suivants au « Financier », longueur qui s’explique à la fois par sa puissance sociale, et parce que c’est lui qui, subissant un manque, prendra ensuite l’initiative pour y remédier.

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Le Savetier

 

Il n’est pas caractérisé par son métier, mais par son chant, avec la reprise lexicale, (« chantait », « en chantant »), sur lequel insiste le narrateur à la fois sur sa quantité, « du matin jusqu’au soir », et sur sa qualité, avec un éloge hyperbolique. Il est amplifié par le pluriel dans l’anaphore du mot qu’allonge la prononciation du [e muet] devant une consonne, et le parallélisme : « merveilles de le voir, / Merveilles de l’entendre ». Le chant induit le bonheur de ce personnage, mis en valeur par le comparatif qui le hausse au niveau des « Sept Sages » de l’antiquité.

Gustave Doré, « Le Savetier et le Financier », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

Le Financier

 

Le connecteur « au contraire » souligne d’emblée l’opposition. L’argent est mis en valeur dans son portrait par l’expression « tout cousu d’or », allusion aux broderies chamarrées au fil d’or sur les vêtements des plus riches. L’appellation par périphrase, « homme de finance », confirme cette importance. Même sa plainte,  rapportée au discours indirect, montre à quel point seul l’argent le définit : il ne pense que par rapport à ce qui peut se « vendre » et s’acheter « au marché ».  Son accusation de « la Providence » est particulièrement indue, car la religion n’a pas pour rôle de favoriser le bien-être du corps sur terre mais le salut de l’âme dans l’au-delà.

Mais, par le participe causal « étant », le rôle de cet « or » est présenté comme négatif, par les adverbes « Chantait peu, dormait moins encor », et par les trois verbes au cœur d’une rime embrassée : « « sommeillait », « l’éveillait », « se plaignait ». Pour lui, le temps a donc perdu son rythme normal, alternance du jour et de la nuit, et « l’or » et l’a rendu acariâtre : il n’accepte aucune limite à sa toute-puissance.

Gustave Doré, « Le Savetier et le Financier », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

L’ÉLÉMENT PERTURBATEUR : LA RENCONTRE 

Deux conceptions de l'existence

 

     Les deux questions posées par le financier, avec la répétition insistante de « Que gagnez-vous », confirme que le matérialisme est la seule valeur sur laquelle se fonde son existence. C’est ce qui explique sa réaction de mépris face à cet inférieur socialement : « riant de sa naïveté ». Il réalise, en lui donnant « ces cent écus »

          Par opposition, le Savetier est à présent nommé « le Chanteur », ce qui confirme la volonté de La Fontaine de souligner sa joie : il parle d’« un ton de rieur », est qualifié de « gaillard », plein de force donc et de vigueur. Or, il se contente de « gains […] assez honnêtes », de « tantôt plus, tantôt moins », de vivre simplement, heureux de sa vie, vécue au jour le jour comme le prouvent les indices temporels :

« […] ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
            J'attrape le bout de l'année :
            Chaque jour amène son pain. »

La fable met donc en place un paradoxe : celui qui travaille dur et devrait se plaindre est heureux, contrairement à celui qui peut tout s’acheter, et est sans inquiétude sur son avenir. C’est déjà la leçon de la fable qui ressort, selon le proverbe bien connu : l’argent ne fait pas le bonheur.

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Une critique annexe

 

Mais comme souvent dans les fables de La Fontaine, une critique de premier plan en masque une seconde, plus discrète, alors même qu’elle fait allusion à la société du temps de l’écriture. Pour la percevoir, il suffit d’observer la répétition qui l’introduit, « le mal », accentuée par l’adverbe temporel, « toujours », d’abord à la rime du vers 24, puis repris au vers 29.

Dans les Mémoires de Louis XIV, sur l’année 1667, celui-ci écrit, à propos du nombre de « jours fériés » : « Il nuisait à la fortune des particuliers en les détournant trop souvent de leur travail. » Dix-sept jours fériés avaient déjà été supprimés vers 1664, il en restait une quarantaine environ à la fin du siècle, ce nombre étant variable selon les diocèses. Or, ce même verbe « on nous ruine » est ici choisi par La Fontaine, mais ce pronom indéfini désigne en fait le Clergé, critique marquée par l’enjambement : « L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le Curé / De quelque nouveau saint charge toujours son prône. » Ce reproche sous-entend que même le Clergé n’hésite pas à inventer un « nouveau saint » pour en tirer profit.

LES PÉRIPÉTIES

L'image de l'argent

 

Le don des « cent écus » entraîne une double réaction. Dans un premier temps, le retour à l’appellation « Le Savetier » rappelle l’importance que la somme peut avoir aux yeux d’un simple artisan, à travers l’hyperbole temporelle : « Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre / Avait, depuis plus de cent ans / Produit pour l'usage des gens. » Il est ébloui, d’où son choix, qui traduit la valeur qu’il lui accorde, souligné par l’antéposition et le rejet : « dans sa cave il enserre / L’argent ».

L'inversion de la situation initiale

 

Elle est racontée en deux temps.

    La Fontaine la traduit d’abord par la coordination de l’acte, concret, et de son  résultat, abstrait : « il enserre / L’argent et sa joie à la fois ». 

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

L’effet négatif est ainsi présenté comme immédiat, idée reprise par la subordination temporelle : « Du moment qu’il gagna ». Il est accentué par la phrase nominale : « Plus de chant », avec la redondance, « il perdit la voix », verbe qui s’oppose à celui qui suit « il gagna ». La leçon du fabuliste est ainsi clairement exprimée, sur le rôle nocif accordé à l’argent, à travers la périphrase « ce qui cause nos peines ». Le déterminant possessif montre que l'auteur s’implique en associant son lecteur à son jugement.

          Dans un second temps, La Fontaine s’amuse à mettre en scène le nouveau comportement de son personnage en le rendant comique par plusieurs procédés. Il personnifie les abstractions : « Le sommeil quitta son logis », « Il eut pour hôtes les soucis, / Les soupçons, les alarmes vaines », énumération qui traduit une véritable obsession du vol. Il découvre aussi la pesanteur du temps : « Tout le jour il avait l’œil au guet, et la nuit… » Puis vient l’exemple, « Si quelque chat faisait du bruit, / Le chat prenait l’argent », cocasse avec sa répétition du sujet qui fait passer d’un fait banal à une réalité absurde.

LA SITUATION FINALE 

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

Elle débute à la césure du vers 46, ce qui la lie étroitement à la description qui précède dont elle apparaît comme la conséquence directe. Notons que le fabuliste joue sur la polysémie d'une nouvelle désignation : il devient « le pauvre homme » alors même qu’il est devenu riche, tandis que le financier, lui, a retrouvé son sommeil.

Les deux vers de discours direct, avec les choix verbaux, « Rendez-moi », « Reprenez », visent à revenir à la situation initiale. La versification souligne le sens de la fable, avec l’alexandrin qui insiste sur les voies du bonheur, alors que l’octosyllabe souligne le rejet brutal de l’argent : « Et reprenez vos cent écus. »

CONCLUSION

 

Comme le choisit parfois La Fontaine, cette fable ne propose pas de « moralité » distincte, sous forme d’une vérité générale posée en tête ou en fin de fable. Mais la structure même de cette fable, à la fois à travers le portrait antithétique des deux personnages et de l’inversion entre la situation initiale et les péripéties, suffit au lecteur pour dégager la leçon donnée. C’est une leçon qui, certes, n’a rien d’original : elle correspond à tout l’enseignement des moralistes, ceux de l’antiquité comme ceux d’inspiration chrétienne.

Ce qui la rend originale est d’une part le lien établi, par le discours du Savetier, avec les réalités religieuses en ce dernier quart du XVIIème siècle, d’autre part la façon dont le fabuliste va jusqu’à la caricature dans son récit.

Louis-Maurice Boutet de Monvel, « Le Savetier et le Financier », Fables choisies pour les enfants et illustrées, 1888

LECTURE CURSIVE : La Fontaine, Fables, " Le Berger et le Roi", X, 9 et Gotlib, La Rubrique-à-brac, "Le Savetier et le Financier", 1970 

Gotlib

Pour lire la fable 

La Fontaine, Fables, Livre X, 9 : « Le Berger et le Roi »

 

La structure du récit

Le plan du texte fait apparaître, après les 8 premiers vers qui annoncent deux thèmes (mais le dernier vers montre que seule « l’ambition » est ici dénoncée), une mise en abyme : dans l’apologue principal, qui correspond au titre de la fable, s’inscrit un second apologue, raconté par le personnage du récit initial, l’Ermite, celui de l’aveugle et de la couleuvre, qu’il prend pour un « fouet ». Les deux apologues sont étroitement liés par l’Ermite, qui, alors que le Berger n’écoute pas son conseil, déclare : « Voyez combien déjà la Cour vous rend peu sage./ Je crois voir cet Aveugle… »

L’on peut aussi comparer cette structure à celle de la fable précédente, puisque l’offre du Roi, qui fait d’un simple berger un « Juge souverain », c’est-à-dire lui apporte le pouvoir et le luxe de la vie à la cour. 

Jean-Jacques Grandville, « Le  Berger et le Roi », 1838. BnF

Jean-Jacques Grandville, « Le Berger et le Roi », 1838. BnF

Mais cette promotion sociale n’apporte à l’ancien Berger, tout comme l’argent offert au Savetier, que des soucis, de fausses accusations : « On cabale, on suscite / Accusateurs et gens grevés par ses arrêts. » La situation finale, de la même façon, le conduit à renoncer à l’honneur octroyé pour revenir à la simplicité de son état initial, bien plus heureux : « sortons de ces riches palais / Comme l'on sortirait d'un songe. »

La leçon de la fable

Du fait du double apologue, le sens aussi est double.

        Le récit raconté par l’Ermite montre le châtiment de cet Aveugle qui meurt, piqué par le serpent qu’il prenait pour un « fouet », alors même qu’il avait été averti. Cet « Ermite » n’est-il pas le fabuliste lui-même, qui alerte ses lecteurs des périls qu’ils courent ? Et ceux-ci ne sont-ils pas tous des aveugles, entêtés dans leurs fausses certitudes et dans leurs illusions ?

    De même, le personnage principal, le Berger, n’écoute pas le conseil de l’Ermite, exprimé avec force en raison des exclamations et de la diérèse sur le verbe à l’impératif : « Vous favori ! vous grand ! Défiez-vous des Rois ». Le récit donne raison à ce conseil de se tenir loin des puissants, de façon explicite : « Mille dégoûts viendront, dit le Prophète Ermite. / Il en vint en effet ; l'Ermite n'eut pas tort. » Mais notons que Le fabuliste reste prudent. Ce roi est juste, et n’accable pas ce Juge : il vérifie les accusations lancées contre lui. La Fontaine ne prend pas en charge l’expression de la « moralité », il la confie à son personnage : « J'avais prévu ma chute en montant sur le faîte. / Je m'y suis trop complu ; mais qui n'a dans la tête / Un petit grain d'ambition ? » La critique du défaut, « l’ambition », posée au début de la fable, est soulignée par la diérèse.

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Marcel Gotlib, La Rubrique-à-brac, 1970 : « Le Savetier et le Financier »

 

À partir de 1968, le magazine Pilote confie à Marcel Gotlib (1934-2016) la réalisation de deux planches de bande dessinée : ainsi naît « La rubrique-à-brac », titre qui indique la multitude des sujets abordés, mais aussi la pratique de ce dessinateur qui multiplie les gags et mélange volontiers les textes connus du patrimoine culturel et l’époque contemporaine.

C’est un tel pastiche qu’offre l’illustration, en 1970, de « Le Savetier et le Financier ». Pour la comparer à la fable, on observera la relation entre le texte des vignettes et les images, mais aussi le détournement de la « moralité ».

Pour voir la BD et son analyse 

La Fontaine, Fables, 1678, IX, 2 : "Les deux Pigeons" 

Fable, IX, 2

Pour lire la fable

Dans l’« Avertissement » qui précède son deuxième recueil, La Fontaine explique avoir « cherché d’autres enrichissements » et avoir « étendu davantage les circonstances de ces récits ». Ainsi, si dans le premier recueil il avait encore beaucoup emprunté à Ésope et à Phèdre, ses modèles antiques, ici il va chercher son sujet chez Pilpay, un sage indien, dont le Livre des lumières avait été  traduit en français en 1644, mais surtout c’est sa propre personnalité que nous découvrons davantage.

Cette fable croise deux thèmes : elle rappelle les écrivains antiques, depuis l’Odyssée d’Homère, celui du « nostos », du retour plus important que le voyage lui-même, fondé sur la double valeur symbolique de l’animal choisi : le pigeon, s’il est « voyageur », est aussi l’emblème de l’amour. Quel sens prend alors cette fable, avec sa double structure : l’apologue lui-même, suivi d’un aveu personnel ?

Jean-Baptiste Oudry, « Le Pouvoir des fables », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

Jean-Baptiste Oudry, « Le Pouvoir des fables », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES

Après 4 vers d’introduction du narrateur, la fable s’ouvre sur deux argumentations contradictoires. Mais avant même ces discours, La Fontaine nous donne son jugement, en anticipant la critique que va développer la fable. Il dénonce le motif du voyage, « s’ennuyant au logis », et prédit son échec : « Fut assez fou pour entreprendre / Un voyage en lointain pays. »

Gustave Doré, « Les deux Pigeons », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

Gustave Doré, « Les deux Pigeons », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

Le refus du voyage

 

Le premier pigeon refuse le voyage, et dans son long discours, de treize vers, il argumente fermement.

        D’abord, il invoque les sentiments, « amour tendre », mais relié aussi à l’amitié, « quitter votre frère », « l’absence est le plus grand des maux ». L’alexandrin du vers 8 parodie le langage tragique.

        Puis il fait appel à la raison de l’autre, en évoquant les risques légitimes du voyage dans une énumération : « les travaux / Les dangers, les soins du voyage ». La logique est sollicitée, lorsque le climat est mentionné : « Encore si la saison s’avançait davantage ! / Attendez les zéphirs », c’est-à-dire le printemps.       

        Enfin, en désespoir de cause, c’est l’irrationnel qui est mis en avant dans un alexandrin, le présage du  Corbeau, oiseau porteur de mort mis en valeur par le contre-rejet : il « annonçait malheur à quelque Oiseau ».

Dans ce rôle d’avocat, le pigeon revient, dans l’exorde, aux sentiments, comme il est de règle dans un plaidoyer, avec l’interjection tragique, « Hélas », et l’interrogation oratoire des vers 16-17. 

Le désir de voyage

 

Le narrateur reprend sa critique au vers 20, en introduisant le discours du pigeon voyageur, de manière péjorative : « le désir de voir et l’humeur inquiète », adjectif amplifié par la diérèse et à prendre au sens étymologique, c’est-à-dire « ne connaissant pas le repos ». Cela rappelle la conception de Pascal dans les Pensées quand il explique le rôle du « divertissement » pour l’homme, son besoin de changer de lieu simplement pour pallier l’ennui, le vide de son âme. D’ailleurs ici ce qui anime le pigeon est la curiosité, le simple « désir de voir », et non celui d’apprendre : seul l’attire le changement.

L’argument rapporté dans les neuf vers au discours direct, par lequel il veut justifier son voyage, est peu estimable, puisqu’il s’agit d’une forme de vanité, le désir de se faire valoir en parlant de ce qu’il a vu, comme le montre le champ lexical de la parole : « conter / Mes aventures » (avec le rejet qui souligne la prétention), « Quiconque ne voit guère / N’a guère à dire », « mon voyage dépeint », « Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint » Cela devient une volonté de s’affirmer supérieur à l’être aimé. Ce ton méprisant lui fait mériter son châtiment !

Cette réponse traduit l’échec de l’argumentation du premier pigeon : ni l’amour, ni la raison, ni la menace n’ont eu le moindre effet. Il n’y a plus que l’expérience pour entraîner l’adhésion.

LE RÉCIT DU VOYAGE

Gaston Gélibert, « Les deux Pigeons », vers 1885. Gravure, 376 x 272. Musée National de l’Éducation

Les épreuves subies

 

Le voyage comporte cinq péripéties : l’orage (v. 31-36), le piège du « las » (v. 37-43), le vautour (v. 43-48) et l’aigle (v. 48-49) tous deux à l’état de menace seulement, le second entrant en lutte avec le premier, enfin l’enfant (v. 50-56). Mais ces épisodes sont si étroitement liés les uns aux autres qu’ils donnent l‘impression que le destin s’acharne contre le héros. Par exemple entre les vers 36 et 37 les deux épreuves s’enchaînent, au vers 43, c’est au sein d’un même vers que s’effectue le renchérissement : « [...] et le pis du destin / Fut … » Ces liens sont renforcés par des effets rythmiques tels l’enjambement des vers 43 à 45, ou le rejet entre les vers 48 et 49 : « [...] quand des nues / Fond… ».

Gaston Gélibert, « Les deux Pigeons », vers 1885. Gravure, 376 x 272. Musée National de l’Éducation

De plus on assiste à une dramatisation qui inscrit le texte dans le registre tragique, croisé avec l’épique. Les épreuves sont amplifiées d’abord au moyen de l’alexandrin qui leur donne une plus grande solennité. Le seul octosyllabe, « Les menteurs et traîtres appas », constitue un rejet qui parodie le lexique tragique, renforcé par les sonorités dures, [ t ] et [ R ]. Ajoutons l’héroïsation des ennemis, êtres supérieurs auxquels sont appropriées des épithètes homériques : « à la serre cruelle », « aux ailes étendues ». Notons enfin le recours au présent de narration, qui vient rompre le récit, traditionnellement au passé simple et à l’imparfait, pour marquer la brutalité et la violence des épreuves subies, par exemple des vers 37 à 39 ou au vers 49.

L'image du Pigeon

 

Au fil des épreuves ce héros, digne de l’épopée, devient au contraire de plus en plus ridicule. Cela se traduit déjà par un decrescendo dans sa désignation : d’abord nommé « le Pigeon », il devient « l’oiseau », puis « la volatile malheureuse », au vers 56, ce qui lui ôte toute grandeur.

Parallèlement, les alexandrins se raccourcissent en octosyllabes lorsqu’il retourne au logis, comme pour reproduire son état lamentable. Au fil de la fable, en effet, il est de plus en plus pitoyable.

  • La première épreuve le montre « tout morfondu »,  »son corps chargé de pluie », rime pauvre avec « envie ».

  • Dans la seconde épreuve, il est plus directement atteint : « quelque plume y périt ». La Fontaine en brosse ironiquement un portrait ridicule des vers 25 à 27, en impliquant son lecteur : « notre malheureux, qui, traînant la ficelle / Et les morceaux du las … » La comparaison, mise en valeur par son rejet dans l’octosyllabe, « qui semblait un forçat échappé », le dévalorise encore.

  • La dernière épreuve, enfin, l’anéantit : « tua plus d’à moitié », « demi-morte et demi-boiteuse ». La Fontaine s’amuse alors à imiter, par le rythme binaire et les sonorités des vers 58 et 59, sa démarche pitoyable.

Les interventions du fabuliste

 

Pendant ces péripéties, le fabuliste ne se prive pas d’intervenir en blâmant nettement le pigeon et, avec le recours au « nous », il tente d’entraîner le lecteur dans son jugement ironique, pour en faire son complice : « Fut assez fou pour entreprendre » (v. 3), « notre imprudent voyageur » (v. 19), « notre malheureux volatile » (v. 45). Il insiste sur la naïveté du pigeon, qui ne se méfie pas des « las » : dès qu’il les « voit », verbe répété, il y va sans réfléchir. Il ne réfléchit pas plus en s’approchant de la « masure » : il « crut [...] que ses malheurs / Finiraient ».

Gustave Doré, « Les deux Pigeons », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

Enfin, c’est le fabuliste qui fait fonction de juge pour arbitrer le débat, par le dénouement donné à ce voyage. Outre le ridicule de son héros, il met en évidence, dans le seul décasyllabe du texte, « Qui, maudissant sa curiosité », le fait qu’il reconnaisse sa faute, amplifiée par la diérèse. Les vers 63 et 64 feignent de faire  appel au lecteur pour l’obliger à partager la vie des personnages (« nos gens ») et à tirer lui-même la conclusion. La fable doit donc remplacer l’expérience, pour mieux instruire.

Mais il intervient encore plus directement à la fin, et la fable change de ton des vers 65 à 69, avec l’impératif et le subjonctif : le discours se fait didactique. Le fabuliste interpelle ses destinataires, les « heureux amants », pour leur délivrer son conseil. Pour lui, la richesse est à l’intérieur de l’homme. Le voyage est donc d’abord partir à la découverte de l’autre : c’est elle qui contribue à solidifier et à enrichir l’amitié comme l’amour, et non pas le vain désir de gloire ou de connaissances peu utiles.

Gustave Doré, « Les deux Pigeons », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

L’EXPRESSION LYRIQUE 

Les quatorze derniers vers rompent totalement avec la fable, car l’auteur s’y exprime directement, sur un ton  lyrique. Le « je » s’impose, en multipliant, par les interrogations et les exclamations, les évocations nostalgiques de son amour d'autrefois, jusqu’à conclure, dans un bref octosyllabe : « Ai-je passé le temps d’aimer ? »

Dans un premier temps, l’amour qu’il dépeint emprunte, certes, beaucoup à l’imagerie élégiaque alors à la mode, en faisant intervenir une « aimable et jeune Bergère » et la mythologie traditionnelle avec « le fils de Cythère ». Mais l’on sent plus de sincérité quand le ton se fait plus amer avec les exclamations et les interrogations finales, presque tragique même avec l’interjection « Hélas ! »

CONCLUSION

 

La Fontaine a fréquemment abordé le thème du voyage dans ses fables précédentes : le « voyageur » court à sa perte, inutile de courir aux loin pour trouver le bonheur. Il ne reste plus rien ici de l’aspect glorieux, ni même enrichissant du voyage. Le fabuliste a, en effet, démythifié son héros par le contraste entre l’amplification épique des épreuves et le ridicule croissant des échecs successifs : la fable s’inscrit dans le registre héroï-comique, forme de parodie, et elle remplit bien son rôle premier, divertir.

Mais elle nous confirme aussi le rôle de ces apologues, bien peu destinés aux enfants contrairement à ce que le premier recueil, dédié au jeune Dauphin alors âgé de neuf ans, avait pu laisser croire. C’est aux lecteurs adultes que s’adresse La Fontaine, et sa fable joue un double rôle. Comme beaucoup d’autres, elle conseille une forme de sagesse prudente : éviter de prendre des risques, éviter de se mettre dans des situations qui peuvent comporter de dangereux hasards. Mais c’est aussi lui-même que le fabuliste nous peint, « voyageur » volage en amour, assez semblable au pigeon en fait. Il développe ici, par opposition, un idéal d’amour parfait, où l’homme échapperait à l’ennui par ses seules richesses intérieures.

HISTOIRE DES ARTS : danse et musique 

Danse-musique
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Le ballet sur une musique de Messager

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L’Opéra de Nice a présenté, en 2013, le ballet Les deux Pigeons, avec une chorégraphie d’Éric Vu-An d’après Albert Aveline (1883-1968). Ce ballet, en deux actes et trois tableaux, a été créé en 1886 à l’Opéra de Paris, sur une musique d’André Messager et un livret d’Henry Régnier et Louis Mérante, libre adaptation de la fable de La Fontaine.

Le ballet est censé se dérouler en Thessalie au XVIIIème siècle. Il met au premier plan la relation amoureuse, par exemple dans le premier tableau, qui montre « l’amour tendre » alors que les noces de Gourouli et Pepio se préparent. En accord avec la lente musique et le décor paisible, tout ce début est imprégné de grâce et de douceur : couleurs pastel des costumes, guirlandes florales déployées, pas légers et mouvements souples des danseuses, qui paraissent imiter des battements d’ailes, car le pigeonnier, dans le décor, nous rappelle qu’initialement il s’agit de pigeons. Pepio, assis à gauche, ne participe pas à cette danse, comme pour illustrer, par ce détachement, son ennui.

Affiche du spectacle de 1886 à l'Opéra Garnier

La rupture est nette quand arrive au village une troupe de tsiganes. Séduit par leur musique endiablée, Pepio se mêle à la troupe, dans le deuxième morceau, csardas joyeusement rythmée par les claquements de pieds et de mains. Pepio est définitivement ébloui par la danse de la belle Djali, dans un nouveau mouvement, plus langoureux, de la csardas, qui, environnée des danseuses, semble régner sur les tsiganes. Le dernier moment représenté ramène le rythme des danses hongroises, telle la rapsodie, comme pour illustrer le départ joyeux de Pepio avec la troupe.

Comme le pigeon de La Fontaine, Pepio subit bien des épreuves : volé, trompé par les tsiganes, accablé par un violent orage, il est au sol, épuisé, presque mort. Mais, sauvé par Gourouli qui, déguisée, l’avait suivi pour le protéger, il rentre avec elle au village où ils vivront heureux.

La chanson de Charles Aznavour

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René Clair compose les paroles des « Deux Pigeons », mises en musique par Charles Aznavour, qui crée la chanson en 1963. Si le premier vers reprend celui de la fable de La Fontaine, la chanson se place du point de vue de celui qui a été délaissé et qui vit « les jours de l’attente », sans montrer les mésaventures du voyageur. L’ensemble est donc très mélancolique. Mais, comme chez La Fontaine, l’anecdote est utilisée pour l’expression lyrique, nostalgie de l’amour envolé. La leçon reste aussi la même, avec une interpellation et un conseil identique : « Amants, heureux amants / Redites-le souvent / Une absence est toujours trop longue /Rien ne sert de courir le monde ».

Pour lire les paroles de la chanson

Étude transversale : la notion de force dans le deuxième recueil 

La force

Les personnages mis en scène par La Fontaine, animaux ou humains, illustrent souvent des rapports de domination, sous de multiples formes, simple violence physique, habileté à manipuler l’autre, ou poids du statut social. Il est donc intéressant de s’interroger, en s’appuyant sur les livres des Fables au programme, sur la notion de « force », sur la réussite ou l’échec que son emploi peut entraîner.  

Pour voir l'étude

La Fontaine, Fables, 1678, IX, 3 : "Le Singe et le Léopard" 

Fable, IX, 3

Le Singe est rare chez La Fontaine, mais, quand il le choisit, il en garde l’image traditionnelle, avec toute son ambiguïté : « arrête de faire le singe » est une formule négative, qui souligne ses grimaces, ses contorsions ridicules, tandis que « malin comme un singe » révèle une forme d’habileté, mais qui peut aller jusqu’au mensonge. D’ailleurs, Ésope, auquel La Fontaine emprunte l’idée de cette fable, avait choisi, face à la Panthère, le Renard, plus habituel pour représenter l’habileté de la parole. 

Pour lire la fable

« Le renard et la panthère contestaient de leur beauté. La panthère vantait à tous coups la variété de son pelage. Le renard prenant la parole dit : "Combien je suis plus beau que toi, moi qui suis varié, non de corps, mais d’esprit. "

Cette fable montre que les ornements de l’esprit sont préférables à la beauté du corps. »

Ésope

La comparaison entre les quelques lignes de la fable d’Ésope et la création de La Fontaine, nous permet de mesurer l’art de la mise en scène dans la fable mis au service de la dénonciation

« Le Singe et le Léopard », in Fables de La Fontaine, Imagerie d’Épinal, 1900. Lithographie couleur, 29,2 x 42. Coll. privée

« Le Singe et le Léopard », in Fables de La Fontaine, Imagerie d’Épinal, 1900. Lithographie couleur, 29,2 x 42. Coll. privée

Après trois vers pour introduire la situation, deux discours se succèdent. Le premier, celui du Léopard, plus court, se termine par son échec, aux vers 10 et 11. Parlant deux fois plus, le discours du Singe suffit à assurer son succès. Les six derniers vers sont consacrés à la « moralité ».

LA SITUATION D’ÉNONCIATION 

Alors que la préposition « avec » unit, dans le premier vers, les deux animaux, le vers 3, « Ils affichaient chacun à part », presque aussitôt les sépare. Pour quelle raison ? C’est le cadre, posé dans le vers 2, qui apporte la réponse : « à la foire », on fait du commerce, « l’argent » à gagner implique donc une concurrence. En même temps, le choix de ce lieu permet à La Fontaine de rendre vraisemblables les deux discours qui vont suivre, ceux de bonimenteurs qui doivent attirer des spectateurs

LE DISCOURS DU LÉOPARD 

Une argumentation llimitée

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Le léopard entre dans la catégorie des animaux qui représentent le pouvoir et la force, ce qui le rattache à la noblesse. Cela explique, dans les amples alexandrins au ton solennel, l’orgueilleuse vanité dont il fait preuve, « mon mérite et ma gloire », et le fait de citer « le Roi m’a voulu voir » comme preuve de sa valeur. On pense au rôle que pouvait jouer à cette époque l’intérêt que vous porte le Roi, même un simple salut dans la galerie des glaces…

Cette vanité, qui le rapproche d’un héros tragique puisqu’il envisage sa mort, se poursuit, en gradation, dans les vers suivants. Les octosyllabes  accélèrent le rythme, souligné aussi par l’assonance en [é], de l’énumération des preuves d’une beauté qui n’est, pourtant, qu’extérieure, celle de sa « peau » : « tant elle est bigarrée / Pleine de taches, marquetée, / Et vergetée, / Et mouchetée. »

Le résultat du discours

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Le connecteur « Mais » souligne l’opposition des deux vers qui présentent l'effet du discours :

  • Le public a pu être séduit par cette présentation, car lui aussi est superficiel, curieux des apparences : « La bigarrure plaît ; partant chacun le vit. »

  • Mais le chiasme qui soutient le parallélisme du vers 11 annule ce résultat : « ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit. » Il n’a, en effet, rien d’autre pour retenir le public que son apparence. C'est donc un échec.

Jean-Baptiste Oudry, « Le Singe et le Léopard », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

LE DISCOURS DU SINGE 

Jean-Baptiste Oudry, « Le Singe et le Léopard », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​
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Jean-Jacques Grandville, « Le Singe et le Léopard », 1838. BnF

Le lien avec le public

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Contrairement au Léopard, il accorde plus de place au public, déjà par le redoublement de l’impératif, en forme de prière : « Venez de grâce, / Venez ». Il prend la peine de se présenter, mais de façon d’abord à montrer son respect des spectateurs : « votre serviteur Gille », nom d’un personnages du Théâtre de la Foire, jouant le niais des "farces". La généalogie dont il se dote, « cousin et gendre de Bertrand, / Singe du Pape en son vivant » lui donne de l’importance, non plus par rapport au roi, comme le Léopard, mais au « Pape », qui lui est supérieur. L’expression populaire « en trois bateaux », image de solennité qui suggère une sorte d’escorte, joue le même rôle. Enfin, c’est à son public qu’il donne de l’importance tout en cherchant à attiser sa curiosité. L’antéposition de l’indice spatio-temporel avec l’adverbe intensif accentue, en effet, l’enjambement du verbe, au présent, et il se met à nouveau au service des spectateurs : « Tout fraîchement en cette ville / Arrive en trois bateaux, exprès pour vous parler ».

L'attrait du spectacle

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Il insiste sur sa qualité principale qui encadre son discours : « Je fais cent tours de passe-passe » est repris par « Faire des tours de toute sorte ». Si le Léopard se contente de se faire « voir »,  lui agit. L’objet de leur différence, « cette diversité », est accentué par l’antéposition, et il rabaisse aussitôt son rival par l’indéfini méprisant « on » et l’adverbe à la rime : « Mon voisin Léopard l’a sur soi seulement ». Par opposition, il se met en valeur, par le pronom personnel « Moi » lancé en tête du vers, et la césure sur le mot-clé, « dans l’esprit ».

Gustave Doré, « Le Singe et le Léopard », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

La récurrence du verbe « parler » est intéressante. Le léopard ne « parle tant » que pour attirer le public, Pour le « Singe », la parole, sur laquelle il insiste, « exprès pour vous parler ; / Car il parle », est une part du spectacle lui-même, qui s’anime ensuite par l’énumération : « il sait danser, / baller, / Faire des tours de toute sorte, / Passer dans des cerceaux ». Là où le Léopard se dotait de la dignité du héros tragique, le Singe, lui, ressemble à l’un de ces comédiens qui, dans les foires, présentaient alors leur « farce », comique.

Gustave Doré, « Le Singe et le Léopard », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

L'argument financier

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Enfin, habilement, il finit son boniment en insistant sur un argument financier, propre à séduire un public populaire, plus nombreux. Il est présenté en gradation décroissante puisqu’il en arrive même à promettre le remboursement : « […] et le tout pour six blancs ! / Non messieurs, pour un sou ; si vous n’êtes contents / Nous rendrons à chacun son argent à la porte. »

LA MORALITÉ 

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La Fontaine ne conclut pas sur l’effet produit par ce discours, mais l’hémistiche qui le suit immédiatement, « Le Singe avait raison », nous fait comprendre qu’il a séduit le public, et que le fabuliste a choisi son camp.

Le pronom « me » montre qu’il s’implique d’ailleurs directement dans la double moralité qui suit.

       Dans un premier temps, il reprend la morale proposée par son  modèle Ésope : comme lui, il oppose l’apparence extérieure à la richesse intérieure, celle de « l’esprit », mise en valeur par le chiasme qui développe l’idée. 

        Les deux derniers vers, eux, formulent une dénonciation sociale, renforcée par l’interjection qui l’introduit, par l’exclamation, et la négation restrictive, en rejet dans un octosyllabe énergique : « Ô ! que de grands Seigneurs, au Léopard semblables, / N’ont que l’habit pour tous talents ! »

Jean-Baptiste Oudry, « Le Singe et le Léopard », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

CONCLUSION

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Comme souvent chez La Fontaine, la fable retrace la rivalité entre deux personnages, dont l’un finit par l’emporter sur l’autre. L’originalité est, ici, que cette rivalité se manifeste non dans des péripéties mais à travers deux discours directs, vivants, qui suffisent à dépeindre les deux personnages avant que la moralité ne donne sens à la fable.

Mais celle-ci ne définit clairement que le Léopard, qui représente les « grands seigneurs », la vanité de la noblesse, fondée uniquement sur une brillante apparence. Qui est alors le Singe au discours habile ? Le peuple plein de bon sens ? Or, cette importance accordée à la « diversité » de « l’esprit » fait directement écho aux affirmations dans l’« Avertissement ». Le Singe ne devient-il pas ainsi une sorte de double du fabuliste, qui, lui aussi, nous offre « cent tours » dans ses fables ?

La Rochefoucauld

Parcours associé : François de La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et maximes morales, 1665-1678 : 6 maximes 

Pour lire les maximes

En 1665, François, duc de La Rochecauld (1613-1680), publie un premier recueil de ses Réflexions ou Sentences et maximes morales, enrichi peu à peu jusqu’à sa dernière édition en 1678, elle-même complétée par des textes posthumes.

Le choix du genre court, maxime ou sentence produit donc un recueil discontinu, qui correspond bien aux goûts des salons que fréquente cet auteur, habitué à la vivacité de la conversation mondaine : il reprend, en fait, le double objectif des humanistes classiques, plaire et instruire. La « maxime », de l’expression latine « maxima sententia » qui marque sa portée « la plus grande », propose, en effet, une « réflexion » morale qui se veut universelle, dont la brièveté doit frapper l’esprit du lecteur.

Mais quelles leçons propose-t-il ? On a souvent rattaché la pensée de La Rochefoucauld à la conception janséniste qui insiste sur les faiblesses de l’homme. Mais l’observation de ses compatriotes ne suffit-elle pas à expliquer sa sévérité, et à le conduire à rappeler, incessamment l’idéal de ce que l’on nomme alors « l’honnête homme » ?

Les six maximes proposées abordent trois thèmes : d’abord l’argent, ensuite l’hypocrisie, enfin l’importance de « l’intérêt » personnel.

L'ARGENT : MAXIME 54

La portée générale de la maxime est immédiatement marquée par le pluriel « chez les philosophes », qui peut renvoyer aussi bien à ceux de l’antiquité – tels les Stoïciens ou les Épicuriens – qu’aux auteurs chrétiens, s’inspirant des textes bibliques, comme la parabole du Riche et de Lazare, et même à des auteurs contemporains, si nous pensons aux Fables de La Fontaine.

Mais La Rochefoucauld ôte toute valeur à la dénonciation de la richesse, qui relève, selon lui, d’une revanche personnelle. C’est ce qu’il explique dans les trois phrases qui, en gradation, démythifient leur critique : « un désir caché », « un secret », un chemin détourné ». Pour ce faire, La Rochefoucauld oppose deux champs lexicaux :

  • celui  de l’argent, c'est-à-dire la réalité de la situation de ces « philosophes » : « l’injustice de la fortune […qui] les privait » de « biens », « la pauvreté », leur manque de « richesses » ;

  • celui de la dignité qu’ils espèrent reconquérir : « venger leur mérite », « combattre l’avilissement », « aller à la considération ».

Le discours philosophique sur l’argent perd ainsi sa force : il n’est plus que le contrepoint d’une situation personnelle jugée insupportable. Il n’est qu’hypocrisie, non plus porteur d’une vérité objective, mais d’une amertume subjective.

LE RÈGNE DE L’APPARENCE : MAXIMES 119, 255 et 256 

Les trois maximes suivantes accusent encore plus clairement l’homme d’hypocrisie, comme le prouve le champ lexical qui rapproche l’homme d’un acteur de théâtre. Le verbe « déguiser » est, en effet, repris deux fois dans la maxime 119, la maxime 255 évoque directement le jeu de l’acteur, « un ton de voix, des gestes et des mines », ce que renforce la maxime 256, avec la répétition : « chacun affecte une mine et un extérieur », « le monde n’est composé que de mines. »

Ces trois maximes forment une gradation dans la critique :

Danse dans les appartements royaux. Gravure

Danse dans les appartements royaux. Gravure

         La première propose une explication en enchaînant la cause, notre dissimulation face « aux autres », et sa conséquence : nous nous mentons « à nous-mêmes ».

        La deuxième s’applique aux « sentiments », en montrant comment ils sont mis en scène. Mais c’est cette mise en scène, donc ce qui relève de l’apparence, le fait d’être un acteur « bon ou mauvais, agréable ou désagréable », qui détermine les jugements de ceux qui observent, « qui fait que les personnes plaisent ou déplaisent ». Ceux-ci ne dépendent donc plus de la vérité intérieure de l’homme.

         La troisième applique la critique aux « professions », mais la négation restrictive l’élargit considérablement : « le monde n’est composé que de mines ». Là encore, le rôle du regard des autres est mis en évidence, puisque ce sont eux qui vont juger : il s’agit donc de « paraître ce qu’il veut qu’on le croie. »

La généralisation ressort du choix des pronoms : « nous », qui montre que l’auteur s’associe au lecteur, puis « chacun », enfin « on » qui, dans la maxime 256, renvoie, pour le premier à tous les autres à convaincre. Pour le second, « on peut dire », il désigne, en revanche, l’auteur qui tente à nouveau de faire adhérer le lecteur à son jugement.

Ce jugement est doublement sévère. D’une part, il représente le monde comme une scène de théâtre où chacun joue un rôle, et pensons au fonctionnement de la cour à cette époque, ou aux bienséances de règle dans les salons… D’autre part, il souligne l’importance de l’amour-propre. C’est pour le préserver que les hommes se masquent aux yeux d’autrui et, pire encore, refusent de se voir tels qu’ils sont.

L’INTÉRÊT PERSONNEL : MAXIMES 264 ET MAXIME POSTHUME 

Ces deux maximes accusent les hommes de n’être préoccupés que d’eux-mêmes, de ne pas se soucier des autres.

La pitié

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La maxime 264 repose sur un paradoxe, puisque la « pitié » est, précisément, un sentiment qui est censé nous rapprocher d’autrui, nous faire partager ses souffrances. Or La Rochefoucauld en fait du pur égoïsme, « le sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui. » En trois phrases il développe ce qui ne serait qu’un calcul intéressé : notre « pitié », loin de se tourner vers les autres, nous ramène à nous-mêmes : elle est « une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber », elle offre « des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance. » Elle joue aussi, comme en une sorte de chantage, sur la conscience d’autrui, sur la gratitude qu’il nous devra : il s’agit de « les engager à nous en donner en de semblables occasions ». Il n’y a donc plus de fraternité, mais un simple troc de « services ».

La pitié

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Plus longue, elle est rigoureusement construite : à partir d’une comparaison, La Rochefoucauld en tire trois conséquences, introduites par l’anaphore, « de là vient », la troisième étant développée pour former une conclusion.

La comparaison

Il traite sa critique de « l’intérêt » en en faisant la clé, « l’âme », de ce qui, pour lui, est la principale faiblesse de l’homme, son « amour-propre », identifié au « corps. Cette comparaison lui permet de souligner l’importance de « l’intérêt » personnel, par les deux énumérations parallèles : « le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement », de même « l’amour-propre séparé […] de son intérêt, ne voit, n’entend, ne sent et ne se remue plus. » Seul l’élément central, « sans connaissance », n’est pas repris dans la comparaison, comme si la raison, qui permet de connaître, d’apprendre, de savoir, ne dépendait pas, elle, de « l’intérêt »… Peut-être est-ce une façon pour le moraliste de se convaincre que la nature de l’homme ne l’empêcherait pas de tirer profit des leçons proposées ?

Les trois exemples

Par « intérêt », il désigne le fait de ne penser qu’à soi, ce qui ramène à la dénonciation de l’égoïsme. Chacun des exemples illustre cette idée par des jeux d’opposition.

  • Dans le premier, le verbe « court […] pour son intérêt » s'oppose à l’image du « paralytique pour l’intérêt des autres ».

  • Dans le deuxième, il met  en place une image évocatrice : « le soudain assoupissement et cette mort » de ceux à qui nous « contons nos affaires ».

  • Le troisième exemple s’oppose au précédent, avec le lexique antithétique : « leur prompte résurrection » lorsque « nous y mêlons quelque chose qui les regarde ».

Ce dernier exemple fait directement appel à l’expérience de ses lecteurs, hommes de salon et souvent engagés dans les affaires de l’État : « dans nos conversations et dans nos traités ». Il en arrive à une véritable caricature, avec des exagérations verbales qui transforment l’homme en un automate par les jeux d’opposition : « dans un même moment un homme perd connaissance et revient à soi, selon que son propre intérêt s’approche de lui ou qu’il s’en retire. » Il prouve ainsi sa comparaison initiale : « l’intérêt », le profit personnel est bien « l’âme » qui explique toutes les réactions humaines.

CONCLUSION

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Ces maximes de La Rochefoucauld font ressortir son pessimisme sur la nature humaine : tout n’est que dissimulation, feinte, dans une société où règne l’apparence. Aucun sentiment n’est sincère, sauf ceux qui s’accordent avec « l’amour-propre », au sens premier le fait de n’aimer que soi, comme l’explique avec insistance Pascal dans ses Pensées : « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. » Tous nos comportements s’expliquent donc par cette nature profonde de l’homme.

La Rochefoucauld, dans son avis au lecteur, ne nie d’ailleurs pas ce pessimisme : « Voici un portrait du cœur de l’homme que je donne au public, sous le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas à tout le monde parce qu’on trouvera peut-être qu’il ressemble trop, et qu’il ne flatte pas assez. » Pourtant les nombreuses rééditions prouvent son succès, car ses maximes répondent au goût, de plus en plus développé, pour les analyses psychologiques et morales sur lesquelles, dans les salons, on se plaisait alors à disserter.

La Fontaine, Fables, 1678, X, 5 : "Le Loup et les Bergers" 

Pour lire la fable

Fable, X, 5

Dès le premier livre des Fables, en 1668, « Le Loup et l'Agneau » met en scène le Loup, dans toute sa cruauté puisqu’on le voit dévorer sans pitié l’agneau, et douze fables reprennent cet animal féroce dans l’ensemble des recueils. Mais il semble avoir  bien changé dans cette fable du livre X, qui le montre en train de réfléchir précisément sur cette cruauté qu’on lui reproche. Cependant, est-il possible de renoncer à sa nature ? Telle est la question que soulève ici La Fontaine. Nous suivrons le cours des réflexions du loup pour montrer comment le récit prend sens peu à peu avant que le fabuliste n’en tire sa "moralité".

LA SITUATION INITIALE 

Selon son habitude, La Fontaine pose rapidement la situation initiale en inversant la nature originelle  de son personnage, ce que met en évidence l’opposition, à la rime, entre « rempli d’humanité » et « sa cruauté ». La Fontaine, dans la parenthèse, rit lui-même de l’invraisemblance de son imagination. Mais le cœur de la rime embrassée, qui met en parallèle la « cruauté » et la « nécessité », donne déjà une excuse à l’animal : sa férocité est inscrite dans sa nature même. Est-il encore d’ailleurs un animal ? Si le terme d’« humanité » a, en effet, un sens premier de bienveillance, de compassion, il signale aussi la volonté du fabuliste de rapprocher l’animal du monde des hommes. Il est d’ailleurs capable d’une « réflexion profonde ».

LE PREMIER MONOLOGUE INTÉRIEUR 

Le Loup victime

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Le rythme haché du vers 6, qui lance la réflexion, met en valeur toute l’amertume du Loup qui se sent victime : « Je suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun. » est prolongé par l’octosyllabe qui suit et amplifié par l’énumération du vers 8.  

Quatre exemples viennent prouver cette haine, en decrescendo :

  • Il invoque d’abord « Jupiter », « étourdi de leurs cris », des prières que lui adressent les hommes pour qu’il les sauve du Loup.

  • Il évoque ensuite, par le pronom « on », le roi d’Angleterre, qui a provoqué le massacre des loups en remplaçant l’argent de l’impôt par la « tête » de l’animal mise « à prix ».

  • Il descend ensuite au niveau du « hobereau », seigneur de village, qui fait bannir le loup – donc appelle à le tuer – en généralisant ce cas par la double négation : « Il n’est hobereau qui ne fasse… »

  • Enfin, avec ce même emploi de la double négation, est rappelée la « menace » de toute mère, agitant la peur du loup pour calmer son « marmot osant crier ».

Le loup se présente donc comme une victime, détestée de tous, pourchassée et dont le nom suffit à provoquer l’effroi.

Pour accentuer sa plainte, il minimise ensuite sa culpabilité en appliquant à chaque animal cité un adjectif péjoratif ; tous, « Âne rogneux », « Chien hargneux », « Mouton pourri », sont malades. Le rapide octosyllabe, « Dont j’aurai passé mon envie », semble même effacer ces actes.

La décision

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Ce discours se conclut par une décision qui inverse la nature du Loup qui, de carnivore qu’il est, décide de devenir herbivore. Difficile changement, d’où l’exhortation rendue insistante par l’interjection et les injonctions en gradation, jusqu'à envisager le sacrifice même : « Eh bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ; / Paissons l'herbe, broutons ; mourons de faim plutôt. » Les deux questions oratoires des vers 21 et 22 sont comme une façon de se convaincre lui-même du bien fondé de sa décision de changer sa nature.

LE SECOND MONOLOGUE INTÉRIEUR 

En deux vers, La Fontaine introduit la péripétie : « des Bergers pour leur rôt / Mangeants un agneau cuit en broche. » Notons que ceux-ci mangent précisément l’animal que le Loup avait dévoré dans le premier livre des Fables. Le Loup éprouve donc un sentiment d’injustice, que traduit sa question : « Et moi, Loup, j'en ferai scrupule ? »

La répétition du « Non » inverse donc avec force la décision précédente. Le Loup revient à la lucidité et retrouve sa férocité naturelle, qu’il affirme avec joie dans le renchérissement, « l’Agnelet », sa mère et son père. Pas besoin même de se servir d’une « broche » comme les Bergers, ses crocs y suffiront !

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Gustave Doré, « Le Loup et les Bergers », 1867. Encre, gouache, lavis. BnF

LA MORALITÉ  

La moralité est nettement prise en charge par La Fontaine, « Ce Loup avait raison » et il s’inclut dans le « nous » qui suit.

         Dans un premier temps, par les questions rhétoriques, il fait ressortir le comportement injuste des hommes, qui se permettent de « faire festin de toute proie », de « [m]anger les animaux »,  alors qu’ils leur interdisent, à eux, ce même : comportement : « nous les réduirons / Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons ? » C’est aussi le sens de la question du dernier vers : « Voulez-vous qu’il vive en ermite ? » Plus généralement, La Fontaine reproche donc aux hommes de s’accorder des droits qu’ils refusent aux autres.

         Dans un second temps, La Fontaine montre que ce qui remplace le droit est la force. L’accusation lancée aux Bergers, interpellés avec insistance, montre que c’est elle qui régit le fonctionnement de la société, où triomphe « le plus fort ». Celui-ci érige alors sa force en justice et en droit.

CONCLUSION

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La fable, qui semblait au début s’opposer à l’image traditionnelle du Loup, nous y ramène cependant, car nous retrouvons « Le Loup et l’Agneau » dont le premier  vers affirme « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». C’est ce que découvre ici, non plus l’Agneau, mais le Loup lui-même en observant les Bergers qui veulent le tuer s’il mange un mouton alors qu’eux-mêmes mangent… un mouton. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », ainsi pourrait être reformulée la morale. Mais cette fable nous alerte aussi : les Loups sont nombreux dans la société, la « cruauté » règne partout, et ils ne changeront pas de nature.

Jean-Jacques Grandville, « Le Loup et les Bergers », 1838. BnF

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HISTOIRE DES ARTS : illustrations des Fables 

Illustrations

Pour voir un diaporama d'analyse

François Chauveau est le premier à illustrer les Fables de La Fontaine, dès la parution du premier recueil en 1668. Puis Jean-Baptiste Oudry reprend cette tâche d’illustrateur au XVIIIème siècle, pour une édition parue en 1755. Au XIXème siècle, c’est au tour de Jean-Jacques Grandville, en 1838, et de Gustave Doré, en 1867, d’illustrer les fables. Le dernier que nous étudierons, très différent, est Benjamin Rabier qui publie, en 1905, une édition des Fables qu’il illustre entièrement.

Pour faciliter la comparaison, nous nous appuierons sur une des fables les plus connues mettant en scène le loup, « Le Loup et l’Agneau ».

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La Fontaine, Fables, 1678, XI, 4 : "Le Songe d'un habitant du Mogol"

Fable, XI, 4

Pour lire la fable

Dans l’« Avertissement » du deuxième recueil, La Fontaine explique qu’il y a apporté « plus de variété », notamment en diversifiant ses sources d’inspiration. C’est bien le cas dans « Le Songe d’un habitant du Mogol » dont le récit est emprunté à Saadi, poète persan dont l’œuvre, Gulistan ou l’empire des roses, avait été traduite par du Ryer en 1634. Mais cette fable a une autre particularité, indiquée par la typographie : une seconde partie lyrique, où le fabuliste chante son goût de la solitude. Comment La Fontaine unit-il la part d’invention du récit à l’expression personnelle ?

LE RÉCIT 

Le songe

​

La fable s’inscrit dans un double contexte. D’un côté,  nous sommes dans l’immense empire du grand Mogol, qui s’étend largement en Asie, que La Fontaine semble confondre avec l’empire ottoman quand il évoque un « Vizir », conseiller du sultan. De l’autre, nous retrouvons l’antiquité gréco-romaine, avec l’image des Enfers, divisé entre les « Champs Élysiens », où vont les justes, et le Tartare pour les coupables après le jugement effectué par le juge suprême, Minos. C’est cette image que reproduit le songe, d’un côté, en deux amples alexandrins soutenus par des hyperboles, le « Vizir » est « possesseur d’un plaisir / Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée » ; de l’autre, mis en valeur par la brièveté de l’octosyllabe, « Un Ermite entouré de feux », allusion aussi à l'enfer chrétien, prolongé par le commentaire pathétique : « Qui touchait de pitié même les malheureux ».

Jean-Baptiste Oudry, « Le Songe d'un habitant du Mogol », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

Jean-Baptiste Oudry, « Le Songe d'un habitant du Mogol », 1756. Gravure sur cuivre. BnF​

« Le Songe d'un habitant du Mogol », 1679. Gravure anonyme sur cuivre, 1679. Bibliothèque municipale centrale de Versailles

Le paradoxe de ce songe est souligné à la fin de sa présentation : « Le cas parut étrange, et contre l'ordinaire ; / Minos en ces deux morts semblait s'être mépris. » Le plus souvent, en effet, aussi bien dans le monde antique que dans le christianisme, l’Ermite, qui vit seul, dans la pauvreté et la prière, mérite le paradis dans l’au-delà, tandis que celui qui dispose de la richesse et du pouvoir court plus de risques de se rendre coupable d’abus et d’injustices, donc d’être  puni après sa mort.

Le récit se présente donc comme une énigme, « Le rêveur s’éveilla tant il en fut surpris », habile stratégie du fabuliste pour retenir l’attention du lecteur.

« Le Songe d'un habitant du Mogol », 1679. Gravure anonyme sur cuivre, 1679. Bibliothèque municipale centrale de Versailles

L'interprétation du songe

​

L’art d’interpréter les rêves remonte à l’antiquité, mais il est remis à la mode au début du XVIIème siècle, et les traités de « clés des songes » se multiplient, avec l’idée de d’en déchiffrer le sens, en les interprétant élément par élément pour en tirer un message prémonitoire. C’est ici le rôle de « l’interprète » qui affirme « Votre songe a du sens » pour conclure « C’est un avis des Dieux ». L’interprétation est posée rapidement en inversant les deux modes de vie : « Pendant l'humain séjour, / Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude ; / Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour. » Au lecteur de dégager le conseil donné par La Fontaine : « faire sa cour », c’est-à-dire fréquenter les puissants et les flatter, est condamnable : on risque de corrompre son âme. Mieux vaut choisir « la solitude », promesse de bonheur.

L’EXPRESSION PERSONNELLE 

Valentin Foulquier, « Le Songe d'un habitant du Mogol », 1875.  Gravure

Valentin Foulquier, « Le Songe d'un habitant du Mogol », 1875.  Gravure

L'éloge de la solitude

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Dans les deux premiers vers, La Fontaine unit fermement le récit au long commentaire personnel qui suit, en glissant du mot « solitude » à « retraite » : « Si j'osais ajouter au mot de l'interprète, /J'inspirerais ici l'amour de la retraite ». La ponctuation de deux points introduit l’explication, éloge hyperbolique de la solitude souligné par la répétition au début du vers : « Elle offre à ses amants des biens sans embarras, / Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas. »

L'élan lyrique

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Le « je » s’impose dans la suite du texte, lyrisme accentué par les modalités interrogative et exclamative multipliées. La Fontaine nous présente un auto-portrait insistant, inverse du monde des salons au sein duquel il a pourtant vécu : « Solitude où je trouve une douceur secrète, / Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais, / Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ? » Le rythme binaire antithétique du vers 24 souligne l’opposition entre deux modes de vie, le premier rempli d’agitation, le second paisible. Le zeugma, qui unit le concret, « l’ombre » reprise par l’adjectif « sombre », et l’abstrait, les « asiles », renforce cette idée que la solitude est une fuite, un réel soulagement.

Cependant, un lecteur instruit des textes antiques – comme l’étaient souvent ceux du XVIIème siècle – est en droit de s’interroger sur la sincérité de ce souhait, car La Fontaine a largement puisé dans un passage du livre II des Géorgiques de Virgile :

« Ah ! Loin des fiers combats, loin d’un luxe imposteur,

[…] Muses, soyez toujours mes plus chères délices !
Dites-moi quelle cause éclipse dans leur cours
Le clair flambeau des nuits, l’astre pompeux des jours ;
Pourquoi la terre tremble, et pourquoi la mer gronde ;
Quel pouvoir fait enfler, fait décroître son onde ;
Comment de nos soleils l’inégale clarté
S’abrège dans l’hiver, se prolonge en été ;
Comment roulent les cieux, et quel puissant génie
Des sphères dans leur cours entretient l’harmonie. »

Même reprise par La Fontaine du désir de quitter la vie mondaine, même appel aux Muses par la périphrase, « les neuf Sœurs », même développement sur l’astronomie qui, après Galilée au XVIème siècle, s’est largement popularisée au XVIIème où elle est liée à l’astrologie, d'où ce souhait d’«  apprendre des cieux / Les divers mouvements inconnus à nos yeux, / Les noms et les vertus de ces clartés errantes, / Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ? » Souhait qui tranche d’ailleurs avec « L’Horoscope » (VIII, 16) où La Fontaine écrit : « Je ne crois point que la nature / Se soit lié les mains, et nous les lie encor, / Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort. » 

Comment résoudre cette contradiction ? Peut-être La Fontaine accepte-t-il l’idée que les astres puissent différencier « nos destins et nos mœurs » tout en refusant que l’on puisse prédire avec précision la survenue de tel ou tel événement…

Le bonheur d'être poète

​

Les dix derniers vers, toujours en reprenant des formules de Virgile, par exemple « Mais si mon sang trop froid m’interdit ces travaux » repris par « Que si je ne suis né pour de si grands projets », dépeignent la vie idéale telle que la conçoit le poète. Il y réunit trois dimensions :

        Un cadre idyllique, la nature, retrouvant ainsi ce que les poètes élégiaques de l’antiquité nommaient le « locus amoenus », unissant verdure et eau : « « que les ruisseaux m’offrent de doux objets ! », « Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie ! » Virgile lui offrait une description : « Des grottes, des étangs, une claire fontaine / Dont l’onde, en murmurant, l’endort sous un vieux chêne ; / Un troupeau qui mugit, des vallons, des forêts ». La solitude au sein de la nature est donc particulièrement favorable à la création poétique, avec une métaphore qui en fait une divinité à honorer : « Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices. »

       Le renoncement à la fortune, là encore reprise de Virgile qui mentionnait l’absence des «  lambris pompeux de ses toits magnifiques » et de « riches tapis d’or, des vases précieux ». La Fontaine à son tour accepte la vie de poète, sans fortune,  « Je ne dormirai point sous de riches lambris », qu’il présente à travers l’image mythologique : «  La Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie »

        Une vie paisible, où l’on jouit du repos « sans soins », sans soucis. Les deux questions rhétoriques interpellent le lecteur, sollicitant son jugement : « Mais voit-on que le somme en perde de son prix ? / En est-il moins profond, et moins plein de délices ? » Cette vie n’offre aucune tentation, elle n’amène donc à aucune faute, aucun abus, aucune injustice, d’où la conclusion, acceptation, là aussi fréquente chez La Fontaine, de la nature mortelle de l’homme : « Quand le moment viendra d'aller trouver les morts, / J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords. » 

Pour lire l'extrait de Virgile

CONCLUSION

​

La Fontaine se présente comme « interprète » du « Songe » qu’il a rapidement raconté, sous forme d’une énigme, pour piquer l’intérêt du lecteur, d’autant que ce genre est à la mode dans les salons du XVIIème siècle. En l'élucidant lui-même, il en profite pour formuler la sagesse si fréquemment exprimée dans les fables, à  travers les mésaventures vécues par ses personnages, animaux comme humains : déjà le « Loup » maigre mais libre n’était-il pas plus heureux au fond des forêts que le « Chien » « gras, poli » mais attaché par un « collier » (I, 5), et le « Rat des champs » malgré sa vie « rustique » ne vivait-il pas plus heureux sans les tracas du « Rat de ville » ? (I, 9) Faut-il y voir un souvenir de l’expérience qu’il a vécue lors de la chute de Fouquet ? Ou bien une façon de se consoler de sa dépendance matérielle, du soutien que lui ont apporté ses riches protectrices ?

Étude transversale : la sagesse de La Fontaine 

La sagesse

À la fin de ces explications, peut être proposée une recherche sur les moralités : leur place dans la fable, leur forme, c’est-à-dire le choix des procédés stylistiques qui la mettent en valeur, et, bien évidemment leur sens, souvent plus complexe que celui qui s’impose à la première lecture.

Cela conduit à dégager la sagesse que cherche à transmettre, dans les livres étudiés, par ses conseils, La Fontaine.

Pour voir l'analyse de la sagesse

LECTURE CURSIVE : Jean -Jacques Rousseau, Émile ou De l'éducation, II, 1762 

Pour lire l'extrait

Le texte de Rousseau comporte trois parties : une première dénonciation, puis l’analyse critique d’une fable, « Le Corbeau et le Renard », enfin le reproche adressé à la « morale » des fables.

           La première critique porte sur les destinataires des fables : « On fait apprendre les fables de La Fontaine aux enfants ». La Fontaine avait d’ailleurs dédié son premier recueil au Dauphin, alors âgé de neuf ans. Or, selon Rousseau, elles sont incompréhensibles par un enfant, avec « des idées qu’il ne peut saisir », auquel s’ajoute « le tour de la poésie » qui les rend encore « plus difficiles à saisir ».

            Il choisit comme exemple « Le Corbeau et le Renard ». Même s’il reconnaît que c’est « assurément son chef-d’œuvre », en procédant vers après vers, il insiste sur les inversions, telle « sur un arbre perché », sur des mots incompréhensibles pour de jeunes enfants, sur des passages invraisemblables. Il blâme même des choix stylistiques, comme les adjectifs « honteux et confus », qu’il nomme redondance.

        Les deux derniers paragraphes s’en prennent à la morale : « Je demande si c'est à des enfants de dix ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? » En élargissant à d’autres fables, il considère qu’elles n’atteignent pas leur objectif moral, bien au contraire : « au lieu de s'observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres » car les enfants préfèrent toujours prendre comme modèle l’animal qui a « le beau rôle ».

Parcours associé : Jean-Pierre Claris de Florian, Fables, 1792, I, 1 "La Fable et la vérité" 

Pour lire la fable

Florian

C’est le théâtre qui vaut à Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) ses premiers succès, puis il aborde le conte, le roman, la poésie. Mais il est resté célèbre surtout grâce à son recueil de Fables, paru en 1792, deux ans avant sa mort des suites de son emprisonnement pendant la Terreur. Le recueil compte cinq livres, au total  cent fables. Il s’ouvre sur « La Fable et la vérité », dont le titre indique le rôle, celui d’un Prologue allégorique. En mettant face à face deux personnages, comment Florian fixe-t-il l’objectif de son recueil en définissant l’art de la fable ? 

LA PRÉSENTATION DES DEUX PERSONNAGES 

Jean-Léon Gérôme, La vérité sortant du puits, 1896. Huile sur toile, 91 x 72. Musée Anne de Beaujeu, Moulins

Le portrait de la vérité

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En posant la situation initiale, Florian prend pour point de départ une phrase du philosophe grec Démocrite  « en réalité, nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits », d’où le proverbe : la vérité sort du puits. Mais, l’action, avec le passé simple et l’indice temporel « un jour », et accélérée par la brièveté des deux heptasyllabes, vers impair peu fréquent, donne vie à cette notion abstraite. Ainsi débute l’allégorie, qui la concrétise en jouant sur une seconde expression, « dire la vérité nue ». D’où le portrait qui donne d’elle l’image pitoyable d’une vieille femme, repoussante : « Ses attraits par le temps étaient un peu détruits », lente destruction illustrée par l’alexandrin et martelée par l’allitération en [t], prolongée par l’octosyllabe, plus rapide pour reproduire le rejet : « Jeune et vieux fuyaient à sa vue. » Dans des alexandrins plus amples, l’auteur accentue encore cette image par le double sens donné à l’adjectif « pauvre », qui exprime à la fois sa compassion, et le dénuement total de celle-ci, « morfondue », c’est-à-dire transie de froid, solitaire, et sans logis : « Sans trouver un asile où pouvoir habiter. »

Jean-Léon Gérôme, La vérité sortant du puits, 1896. Huile sur toile, 91 x 72. Musée Anne de Beaujeu, Moulins

Le portrait de la fable

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Les quatre octosyllabes suivants, consacrés à la fable, en dressent un portrait totalement opposé, mis en valeur par l’apposition « richement vêtue », qui  contraste avec la rime du vers 1, « toute nue ». Elle offre donc, par ses parures, une apparence séduisante, soulignée par la métrique du vers 9, avec le [e muet] prononcé et la diérèse sur « di/a/mant », et par l’hyperbole, « très brillants ». Cependant, notons la restriction en tête de vers, « La plupart faux », qui rappelle qu’originellement le mot « fabula », en latin, signifie « mensonge ».

LE DIALOGUE 

Bertall, « La vérité et la fable », 1850. Gravure​

La plainte de la vérité

​

Le début du dialogue confirme cette image de la vérité, d’abord par la question que lui lance la fable, « Que faites-vous ici seule sur un chemin ? », puis par sa plainte. Elle reprend, en effet, sa nudité, « vous le voyez, je gèle », et le rejet qu’elle subit : « Aux passants je demande en vain / De me donner une retraite ». Elle souligne aussi, sur un ton rendu tragique par l’interjection « hélas ! », sa solitude, qu’elle explique par son âge : « Je leur fais peur à tous : hélas ! Je le vois bien, / Vieille femme n'obtient plus rien. » Mais cela conduit le lecteur à s’interroger : est-ce vraiment l’âge qui fait si « peur » et provoque ces rejets ? Cela conduit à lever le masque de l’allégorie, pour revenir à la notion abstraite : personne n’accepte voir la « vérité toute nue ». Elle est souvent si laide que personne n’aime la regarder en face, préférant se bercer d’illusion, voire de mensonge.  

Bertall, « La vérité et la fable », 1850. Gravure​

L'intervention de la fable

​

Lors de la rencontre, c’est la fable qui prend l’initiative du dialogue, et son interpellation, « Eh ! Vous voilà ! », donne l’impression qu’elle reconnaît celle qu’elle nomme d’ailleurs sa « cadette », s’accordant ainsi la priorité en ancienneté. Florian suggère ainsi que la « fable » relève du fonds le plus ancien de l’humanité, de cette littérature orale qui a créé les récits mythologiques, les contes, les légendes. Cela explique aussi son adresse respectueuse, « dame vérité ». Le contraste entre elles deux est repris : « Partout je suis fort bien reçue ». Si l’on revient au sens de l’allégorie, qui n’aime pas, en effet, découvrir une fable ?

LA LEÇON DU DÉNOUEMENT 

Bertall, « La vérité et la fable », 1850. Gravure​

Le connecteur du vers 21 marque un tournant dans le dialogue, en introduisant le reproche adressé par la fable à la vérité : « Mais aussi, dame vérité, / Pourquoi vous montrer toute nue ? », prolongé par « Cela n’est pas adroit ». D’où, mise en valeur par le retour d’un alexandrin, la proposition d’entraide, concrétisée par le partage du « manteau » : « Venez sous mon manteau, nous marcherons ensemble. »

Le chiasme, « Chez le sage, à cause de vous, […] À cause de moi, chez les fous », met en évidence, en son centre, la part respective de chacune qui les « rassemble » dans « un même intérêt ». Ainsi s’éclaire le sens de l’allégorie qui fait de la fable un « manteau », un vêtement protecteur de la vérité, « Vous ne serez point maltraitée », tout en augmentant la valeur de la fable : « Je ne serai point maltraitée ». La récurrence du futur insiste sur la certitude de cette assertion. Ainsi pourra être touché un plus large public, ce que met en évidence l’adverbe à la rime : « partout / Nous passerons de compagnie. ». Le récit imaginaire offrira aux « fous » le plaisir de sa « folie », du divertissement, « le sage », lui, y trouvera la « raison », la réflexion morale.

Bertall, « La vérité et la fable », 1850. Gravure​
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CONCLUSION

​

Florian s’inscrit dans la lignée de La Rochefoucauld, moraliste du XVIIème siècle, car le rejet de « la vérité toute nue » rappelle que l’amour-propre des hommes les écarte d’un discours qui leur montrerait clairement leurs défauts, leurs vices, qui les obligerait à se voir tels qu’ils sont. En revanche, les leur présenter à travers une « fable », un récit plaisant, qui les masque sous « les plumes et les diamants », qui les fera sourire et les divertira, leur fera plus facilement accepter la leçon.

À partir de la mise en scène de ces deux personnages, cette fable d’ouverture rappelle le double rôle de la fable, la volonté de « plaire et instruire », chère aux écrivains classiques du XVIIème siècle ; Il s’inscrit ainsi dans la lignée de son maître, La Fontaine.

Joseph-Marie Flouest, « La fable et la vérité », 1793. Gravure in Fables de Florian

Conclusion

Conclusion sur le deuxième recueil des Fables 

Pour traiter les deux points de la conclusion, les études faites, transversales ou explications de textes, sur les livres du deuxième recueil mais aussi sur les documents du parcours associé, seront reliées aux deux termes de la problématique proposée par le programme : « imagination et pensée ». Il a été montré que loin de s’opposer, comme le fait apparaître leur sens à première vue, l’une relevant de l’irréel, l’autre de la rationalité, les fables unissent ces deux notions.

Pour une conclusion plus précise

Devoirs 

Devoirs

Pour lire les textes

Pour voir le corrigé

Pour voir le corrigé

Commentaire pour les séries générale et technologique :

Proposez un commentaire de la fable de Jean-Pierre Claris de Florian, « Les deux Chats », figurant dans le livre II de ses Fables, paru en 1792.

Dissertation pour la série générale :

Dans l’« Épilogue » de son deuxième recueil de Fables, La Fontaine adresse à ses éventuels successeurs ce conseil :

« Donnez mainte leçon que j’ai sans doute omise ;

Sous ces inventions il faut l’envelopper ».

En quoi la conception de la littérature, formulée dans ces deux vers, correspond-elle à la définition même de l’art de la fable ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur l’œuvre étudiée mais aussi sur d’autres apologues qui ont pu lui être étudiés dans un parcours associé, sur le thème « Imagination et pensée ».

Les corrigés proposés proposent des exemples, à adapter bien évidemment au niveau de jeunes élèves de 1ère . Mais ils permettent de reprendre les méthodes guidant la composition et la rédaction de ce type de travaux d’écriture.

Contraction suivie d’un essai pour la série technologique :

  • Vous proposerez une contraction, en 240 mots environ (+ ou – 10%) du texte suivant : Georges Chapouthier, « Le Statut philosophique de l’animal : ni homme, ni objet », pages 23-29, in Le Carnet Psy, N° 138 d’août 2009 [945 mots]

  • Quel serait, selon-vous, le comportement idéal que l’homme devrait adopter envers les animaux ?

Vous répondrez à cette question dans un développement construit et argumenté. Votre réflexion s’appuiera sur le texte résumé, mais aussi sur les connaissances acquises par l’étude des livres VII, VIII et IX des Fables de La Fontaine, et des textes du parcours qui a été associé.​

Pour voir le corrigé

Lecture personnelle : George Orwell, La Ferme des animaux, 1945 

Orwell

Pour une fiche de synthèse

Orwell, "La Ferme des animaux"-animaux.jpg

La lecture personnelle peut donner lieu à un débat, encadré par le professeur. Pour le préparer, les élèves réalisent de courtes fiches de synthèse, associées à quelques extraits : sur le déroulement de l’intrigue, sur les personnages et leur évolution, sur les cibles visées par les auteurs, sur le sens de l’apologue, c’est-à-dire le message qu’il transmet au lecteur.

8 élèves sont choisis pour le débat, soit volontaires, soit désignés par l’enseignant. Les élèves sont assis face à la classe, le professeur au centre n’intervient que pour faire circuler la parole, la relancer en cas de blocage, corriger une erreur flagrante ou demander un exemple précis. 5 minutes de temps de parole sont accordées à chaque binôme pour présenter son analyse. Le temps restant appartient au reste de la classe, pour questionner, exprimer un accord ou un désaccord, proposer un complément d’analyse.

La fiche de synthèse est distribuée à la fin de la séance.

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