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Voltaire, L'Ingénu, 1767

L’intrigue de L’Ingénu  est censée se dérouler en 1689, fin du règne de Louis XIV, époque sur laquelle Voltaire a fait de nombreuses recherches pour Le Siècle de Louis XIV. Ce recul temporel est une stratégie fréquente au XVIII° siècle pour échapper à la censure. Cependant, le conte paraît anonymement en août 1767, d’abord à Genève, puis à Paris où elle est immédiatement retirée de la vente sur intervention de la police. Il est donc évident, puisqu’elle a été jugée dangereuse, qu’elle comporte de nombreuses allusions critiques à l’actualité.

D’après Maurice-Quentin de La Tour, Portrait de Voltaire, vers 1737. Huile sur toile, 62 x 51. Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin
Auteur

 L'auteur (1694-1778)

Même si Voltaire ne se livre pas dans ses contes philosophiques, leur tonalité dépend largement de la période de leur écriture.

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Des enthousiasmes

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Dans sa jeunesse, Voltaire, né François-Marie Arouet, affiche, en parfait libertin, une insolence irrespectueuse. Il apprécie la vie mondaine des salons et les fêtes de la Cour.

Mais déjà interviennent les premières disgrâces, une captivité pour avoir écrit une épigramme contre le Régent – et une seconde, car il récidive ! – et à nouveau, en 1726, une arrestation pour sa réplique insolente au chevalier de Rohan-Chabot qui l’attaquait sur son nom de Voltaire, emprunté : « Vous finissez votre nom, je commence le mien. » Les versions de cette altercation diffèrent, mais elle vaut à Voltaire un exil en Angleterre.

Il y découvre à la fois de nouvelles idées, à travers  Newton, Pope et Locke, des écrivains tels Swift et Shakespeare, et, surtout, une société qui a déjà mis en place des libertés économiques, politiques, sociales et religieuses. Il en fait un vibrant éloge dans ses Lettres philosophiques, publiées en 1734.

D’après Maurice-Quentin de La Tour, Portrait de Voltaire, vers 1737. Huile sur toile, 62 x 51. Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin

Le château de Cirey, vers 1854. Cabinet des estampes, BnF

Le château de Cirey, vers 1854. Cabinet des estampes, BnF

À Cirey, chez Mme du Châtelet (1734-1744)

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Cette publication lui vaut un nouvel exil : pour échapper à l’emprisonnement, il se réfugie dans le château d’Émilie du Châtelet, à Cirey : exil doré car il y poursuit sa vie mondaine luxueuse, mais aussi exil fertile. Auprès de cette femme cultivée, notamment férue de physique, Voltaire y approfondit ses connaissances en sciences, en histoire, en philosophie et en théologie.

Trois désillusions (1744-1759)

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        Le succès de ses œuvres lui permet de rejoindre Versailles, il est élu à l’Académie française et nommé historiographe du roi. Mais, toujours trop insolent, il est à nouveau disgracié et se réfugie à Sceaux, chez la duchesse de Maine.

Pour en savoir plus sur Mme du Châtelet,

                         un dossier de la BnF.

Maurice-Quentin de La Tour, Madame du Châtelet à son bureau, XVIII° s. Huile sur toile, 120 x 100. Choisel

Maurice-Quentin de La Tour, Madame du Châtelet à son bureau, XVIII° s. Huile sur toile, 120 x 100. Choisel

     Il retourne alors ses espoirs en la possibilité d’une « monarchie éclairée » vers le roi Frédéric II de Prusse, avec lequel, depuis 1736, il entretient une riche correspondance. Il part donc pour Postdam, mais est vite déçu, d’autant plus qu’il est en butte, à Berlin, à de multiples rivalités et jalousies. Il se retrouve en totale disgrâce, et son voyage de retour est une véritable fuite.

      Avec sa nièce, Madame Denis, il s’installe aux « Délices », près de Genève. Mais ce sont à présent son théâtre et ses opinions religieuses qui lui valent des ennuis avec les rigoureuses institutions genevoises.

Voltaire aux "Délices" : une pièce représentée au Musée Voltaire

La retraite active à Ferney (1759-1778)

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Il achète enfin une propriété à Ferney, dans le pays de Gex, territoire indépendant entre la France et la Suisse, où il joue, jusqu’à sa mort, un triple rôle :

       D'abord, il se comporte en « seigneur » d’un village, car il y développe l’économie, par exemple en soutenant l’horlogerie, en faisant assécher des marais ou en supprimant le monopole du sel, et la vie culturelle. Il y reçoit des hôtes de marque de l’Europe entière.

        Puis, il mène de véritables croisades contre le fanatisme et l’intolérance religieuse, telles les affaires Calas, dont il obtient la réhabilitation en 1765 après trois ans de lutte, Sirven, Lally-Tollendal ou le Chevalier de La Barre. Il multiplie également les pamphlets contre ses ennemis philosophes, et notamment contre Rousseau auquel tout l’oppose.​

La famille Calas implorant Voltaire, anonyme. Musée A. Lécuyer, Saint-Quentin
Houdon, Voltaire assis dans un fauteuil, 1781. Marbre, 1,31 m. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg

Houdon, Voltaire assis dans un fauteuil, 1781. Marbre, 1,31 m. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg

La famille Calas implorant Voltaire, anonyme. Musée A. Lécuyer, Saint-Quentin

       Bien sûr, il reste avant tout écrivain, philosophe des Lumières, en se livrant à une intense activité littéraire. Il reprend des œuvres déjà écrites, mais en compose aussi de nombreuses autres, dont les contes de L’ingénu, paru en 1767, et La Princesse de Babylone, en 1768.

Une excellente émission de Franck Ferrand sur "Voltaire et l'Affaire Calas", 2012

L'Ingénu dans l'œuvre de Voltaire

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La date de L’ingénu explique la différence d’atmosphère par rapport à Candide (1759), écrit avant le séjour à Ferney. L’Ingénu marque un durcissement très net de Voltaire contre ses principaux  adversaires. Rappelons qu’il avait alors adopté comme devise « Écr.l’inf. », « Écrasons l’infâme », cet « infâme » revêtant toutes les formes de la superstition religieuse et de l’intolérance. Cependant, parallèlement, L’Ingénu est plus serein, plus apaisé que Candide, car il correspond à l’image de cet homme idéal, dont, à Ferney, les contours apparaissent plus nettement à Voltaire.

Ce conte se relie à plusieurs centres d’intérêt de Voltaire à cette époque.

Il a, en effet, entrepris des recherches théologiques, car il projette une œuvre, La Bible expliquée, qui paraîtra, elle, en 1776. Il accumule donc une importante documentation de façon à souligner les silences de la Bible sur des rites comme le baptême, la confession, ou des dogmes, telle l’immortalité de l’âme, mais aussi les contradictions au sein du récit biblique auquel il dénie toute valeur, le rapprochant des légendes antiques. On en trouve des échos dans L’Ingénu, par exemple dans le chapitre IV à propos du prénom Hercule, assimilé à Samson, ou sur le vin, sans compter tous les détails qu’il utilise en les rendant grivois.

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Indépendamment de celles entreprises pour la réédition du Siècle de Louis XIV, sa collaboration à L’Encyclopédie ainsi que la préparation de son propre Dictionnaire philosophique, l’amènent à effectuer de nombreuses recherches historiques, notamment sur le monde sauvage. Dans son article « Anthropophages », par exemple, il évoque sa rencontre, en 1725 à Fontainebleau, avec « quatre sauvages du Mississipi », auxquels il avait pu poser des questions sur leur mode de vie, sur l’anthropophagie. Il en tirait une conclusion qui rappelle les remarques du Huron : ces anthropophages ne sont pas plus sauvages que les gens d’Europe.

Pendant longtemps, Voltaire privilégie les formes littéraires dites nobles, tragédie, épopée… , ne consentant à se divertir qu’avec les petits genres poétiques à la mode dans les salons. Ainsi, dans la première édition de ses œuvres complètes, ses contes sont éparpillés au milieu de fragments intitulés « Mélange d’Histoire et de Philosophie », et ne prennent leur appellation de « contes philosophiques » qu’en 1771. C’est que le roman est encore, à cette époque, considéré comme un genre inférieur, factice, et trop invraisemblable. Dès que l’œuvre de fiction veut se faire respecter, elle cherche donc à se démarquer du roman et s’intitule autrement. L’Ingénu reçoit d’ailleurs comme sous-titre « Histoire véritable tirée des manuscrits du P. Quesnel », qui était un prêtre oratorien, chef de file des jansénistes. Cependant, peu à peu Voltaire se montre plus indulgent pour les récits de fiction, à certaines conditions, plus de vraisemblance (« L’Ingénu vaut mieux que Candide en ce qu’il est infiniment plus vraisemblable », juge-t-il), et une réelle volonté d'instruire, comme il le déclare dans L’Ingénu : « Ah ! s’il nous faut des fables, que ces fables soient au moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs. » (chapitre XI)

Le contexte de L'Ingénu 

Contexte

Pour lire le conte

Le contexte historique de 1689

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La politique extérieure est marquée par la place prise par l’Angleterre, à double titre. C’est alors un pays ennemi : la Ligue d’Augsbourg, conclue entre les puissances européennes, Angleterre, Hollande, Espagne, princes allemands, Piémont…, conduit à la guerre, déclarée en 1688, qui bat son plein sur mer. En 1689, la flotte anglaise menace, notamment, les côtes françaises, ce que rappelle le chapitre VII de L’Ingénu. Cependant, cette même année voit l’Angleterre commencer sa marche vers le progrès démocratique et la liberté, avec le « Bill of rights », autre image du pays qui s’oppose à la situation de la monarchie française à la même époque.

Engelmann, Les nouveaux missionnaires, 1686. Gravure

Mais cette fin de règne est surtout marquée par les questions religieuses avec une double lutte :

        Dès 1680, les persécutions débutent contre les Protestants, alors appelés Huguenots : ce sont les « dragonnades », exactions et massacres commis par les « dragons », les terribles soldats du roi, contre les Protestants pour les forcer à se convertir. En 1685, Louis XIV, qui vient d’épouser secrètement sa maîtresse, la dévote Madame de Maintenon, abolit l’Édit de Nantes, qui avait apporté la paix religieuse en assurant la liberté du culte. Cela entraîne un exode massif des protestants, évoqué dans le chapitre VIII de L’ingénu, avec des chiffres précis pour la ville de Saumur. Aux yeux de Voltaire, outre sa dénonciation du fanatisme religieux, cette situation a considérablement appauvri le royaume.

Engelmann, Les nouveaux missionnaires, 1686. Gravure
L'abbaye de Port-Royal à la fin du XVII° siècle

L'abbaye de Port-Royal des Champs à la fin du XVII° siècle

        Mais la lutte vise aussi les jansénistes, doctrine apparue en 1640 sous l’égide de l’évêque Jansenius et de son livre, L’Augustinus. Elle est considérée comme une hérésie, puisqu’elle proclame l’idée que la volonté de l’homme n’est pas libre, mais dépend de la « grâce » de Dieu. Celle-ci est dite « efficace et nécessaire » car seul Dieu a le pouvoir de nous l’accorder, indépendamment de nos actes. Le clergé s’élève vivement contre le jansénisme, condamné par l’autorité du pape à Rome et par les Jésuites, autre courant religieux qui dirige de nombreuses écoles, et fournit confesseurs et directeurs de conscience aux grands du royaume.

Sous l’influence d’un jésuite, le Père de La Chaise, cité dans L’ingénu, cette querelle divise le royaume, et sévira jusqu’en 1711 où l’abbaye de Port-Royal, lieu fondateur du jansénisme en France, est brûlée. Le conte est d’ailleurs censé  reproduire les « manuscrits du Père Quesnel », chef de file des jansénistes, et le personnage de Gordon en illustre l’esprit.

Le contexte historique de 1767

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Il fait écho à celui de 1689, car la coalition contre la France s’est reformée, et, en 1756 la guerre dite « de sept ans » commence. C’est aussi son souvenir que nous trouvons dans le chapitre VII de L’Ingénu. Par exemple, en 1758, lors d’un débarquement des Anglais à Saint-Cast en Bretagne, le duc d’Aiguillon, commandant de la province, s’était caché dans un moulin… comme le bailli, personnage du conte, dans sa cave.

Sur le plan intérieur, la politique royale s’est fortement durcie, avec une intensification des sanctions.

       Les premiers touchés sont à nouveau les protestants. De nombreuses « affaires » éclatent, dans lesquelles Voltaire s’implique. C’est le cas lors de la condamnation à mort du protestant Calas, en 1662, accusé d’avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme, dont Voltaire obtient la réhabilitation en 1765. De même, le protestant Sirven dont une des filles est enlevée, mise au couvent pour la convertir de force. Enfin délivrée, elle se jette dans un puits, mais son père est accusé. Il se réfugie chez Voltaire avec sa famille, est condamné à mort en 1764, et Voltaire réussit à faire casser le jugement en 1769. L’écrivain est donc de plus en plus convaincu de l’importance de la tolérance religieuse.

         Malgré la destruction de Port-Royal, la bulle papale Unigenitus qui, en 1713, condamne les ouvrages du Père Quesnel et la doctrine janséniste, et les nombreuses arrestations, les jansénistes se sont implantés dans les Parlements. Pour Voltaire, ils revêtent alors un double aspect. Ils sont à la fois des victimes des abus de la justice royale, et des dangers, car les Parlements, qui soutiennent tous les privilèges de la noblesse, sont des freins à une « monarchie éclairée ».

       Enfin, sous l’influence du ministre Choiseul, de la favorite du roi, Madame de Pompadour, et des Parlements, un parti anti-jésuites se forme, et entreprend une lutte active. Ainsi, en 1761, la doctrine des Jésuites est condamnée et leurs collèges sont fermés, en 1762, leurs biens sont mis sous séquestre, et en 1764, ils sont expulsés de France. Mais, en 1765, éclate l'Affaire La Charlotais, qui oppose ce procureur général au Parlement de Rennes au duc d’Aiguillon, commandant de la province et neveu de Saint-Florentin, puissant secrétaire d’État à la tête de la police royale : celui-ci le fait emprisonner un an à La Bastille. Dans L’Ingénu, nous retrouvons La Charlotais dans le personnage de Gordon, et Saint-Florentin se masque sous Saint-Pouange.

Pièce allégorique relative à l'expulsion des jésuites de France, après le plaidoyer d'A. Arnault, devant l'Université de Paris. Estampe, BnF

Ajoutons à cela la lutte contre les idées philosophiques qui s’intensifie après la mort du ministre Fleury en 1743. Elle frappe Diderot, Montesquieu, L’Encyclopédie, Rousseau… et des édits sur la censure promulguent des interdits sévères, tout comme un arrêt du Parlement qui interdit d’écrire sur les questions religieuses. C’est dans ce contexte qu’intervient  la condamnation du chevalier de La Barre, accusé d’avoir participé à la mutilation d’un crucifix, de blasphème pour des chants irréligieux et ne pas avoir salué au passage d’un enterrement. Il a la langue coupée, et est condamné, en 1766, à être décapité et son corps brûlé ainsi qu’un livre interdit qu’il a avoué avoir lu, Le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Celui-ci échoue à obtenir sa réhabilitation.

Le supplice du chevalier de La Barre, en 1766

Ainsi l’absolutisme royal s’exerce encore pleinement, l’intolérance religieuse continue à faire des ravages, et la liberté d’expression est toujours réprimée. Il est nécessaire de bien mesurer ce contexte pour comprendre la force critique de L’Ingénu et les raisons de son interdiction. 

Le contexte littéraire

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L’Ingénu reflète trois grandes tendances littéraires de l’époque de son écriture.

       L’exotisme est à la mode depuis la fin du XVII° siècle, et, bien avant les Lettres Persanes de Montesquieu, en 1721, les écrivains, tels Marana avec L’Espion turc (1684) ou Dufresny avec Les Amusements comiques et sérieux d’un Siamois (1707), ont perçu l’intérêt de se servir du « regard de l’étranger » pour critiquer la France. Le personnage porte, en effet, un regard neuf sur la société que le lecteur connaît tellement bien qu’il ne l’observe plus, et il pose de multiples questions. L’auteur attire ainsi l’attention sur les préjugés, les injustices sociales, et il relativise les coutumes, les traditions politiques et religieuses. Voltaire a d’ailleurs souvent utilisé ce procédé, dans Zadig (1748), Micromégas (1752) et Candide (1759).

Montesquieu, Lettres persanes, 1721. Le Livre de poche

Montesquieu, Lettres persanes, 1721. Le Livre de poche

Un couple d'Iroquois

       Avec la reprise des voyages de découvertes et l’exploitation des colonies à la fin du XVII° siècle naît un thème, celui du « bon sauvage ». Il s’agit d’abord de la littérature produite par les missionnaires qui, pour justifier l’évangélisation, s’efforcent de laver les « sauvages » de toute accusation de péché, et montrent que leurs mœurs comportent des aspects positifs, voire une forme de sagesse. Puis l’idée du « bon sauvage » est reprise dans des récits romancés, avant même que Rousseau n'en fasse le véritable « mythe » d’un âge d’or naturel que la civilisation n’avait pas encore corrompu. On retrouve ce thème dans L’Ingénu, avec, notamment des points communs avec les Lettres iroquoises (1752) de Jean-Henri Maubert de Gouvest : un jeune Iroquois Igli, a été chargé par les siens de découvrir la civilisation française, et va donc passer douze ans à Paris. On retrouve dans le Huron de Voltaire les mêmes étonnements, et déjà Igli se trouvait emprisonné à La Bastille après une lettre de cachet, recevait la visite d’un janséniste qui l’initiait à sa doctrine et lui apprenait le latin, et perdait celle qu’il aimait. Les questions sur la valeur de la civilisation et « l’homme idéal », posées par Voltaire, parcourent, en fait, tout le siècle.

Un couple d'Iroquois

         Enfin, depuis le milieu du XVIII° siècle, sous l’influence de l’Angleterre, notamment de Richardson avec Pamela (1742) ou Clarisse Harlowe (1751), le goût romanesque évolue vers ce que l’on nomme le « roman sensible », dont Rousseau donne un parfait exemple avec La Nouvelle Héloïse en 1761. Or, même si Voltaire se montre critique envers cette mode qu’il parodie dans Candide, à travers toutes les épreuves traversées par Cunégonde et le héros, nous la retrouvons dans L’Ingénu, où il la met au service de ses dénonciations. Ce thème, que Sade nommera « les infortunes de la vertu », emprunte beaucoup à l’Histoire de la baronne de Luz, roman de Charles Pinot-Duclos paru en 1741 : pour faire libérer son mari, impliqué dans une conspiration, l'héroïne cède au chantage d’un Conseiller du Parlement, puis, atteinte de fièvre, meurt accablée de remords. Autant d’éléments que reprendra Voltaire avec les infortunes de Mlle de Saint-Yves

Structure

Comme il est de tradition dans un conte, le schéma narratif est simple : l’arrivée du Huron en Basse-Bretagne est l’élément qui perturbe une situation initiale que suggère à plusieurs reprises Voltaire : une vie harmonieuse pour le Huron en Huronie, pour les Bas-Bretons en Basse-Bretagne. Puis viennent les épreuves, multiples, jusqu’à l’élément de résolution qui y met fin : la mort de Mlle de Saint-Yves. La situation finale rétablit une forme d’équilibre.

La structure de L'Ingénu 

La structure d'ensemble

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L’étude de la structure d’ensemble de L’ingénu révèle une intrigue plus construite que celles de ses autres contes, très proche de celle d’une pièce de théâtre, en cinq actes. 

Voltaire, structure de L'ingénu

L’observation de ce tableau de structure met en évidence trois caractéristiques.

        D’abord, ressort l’opposition des lieux, d’un côté la Basse-Bretagne, de l’autre Paris et la Cour de Versailles, qui soutient la démonstration de Voltaire sur les abus des puissants.

       Le chapitre XIII, quant à lui, permet l’imbrication des deux orientations de l’œuvre : les découvertes de l’Ingénu et l’aventure sentimentale. Voltaire se rapproche ainsi de la trame romanesque des romans d’initiation, tels Gil Blas de Santillane (1715) de Lesage ou Jacob ou le Paysan parvenu (1734-1735) de Marivaux, qui montrent comment un jeune homme s’insère dans la société.

      Enfin, la structure fait ressortir les deux pôles de cette initiation, d’une part la femme et l’amour, qui se met en place dès le début puisque c’est Mlle de Saint-Yves qui pousse le Huron au baptême. 

D’autre part, intervient le vieillard intellectuel et philosophe, sous les traits de Gordon, personnage présent dans plusieurs contes de Voltaire. Mais ici, Voltaire enrichit aussi le thème habituel, en l'inversant plaisamment, à la fin du chapitre XIV : « Enfin, par dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste. »

La structure interne

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Dans un conte traditionnel, il est rare que les événements soient uniques : il y a souvent des répétitions et des échos, fondés sur le chiffre 3. Voltaire reprend cette technique, mais en faisant jouer des duplications et des oppositions.

Concernant les personnages

Voltaire explicite des oppositions, par exemple entre Mlle de Saint-Yves et Abacaba, aimée du Huron dans son pays. Si, au début, la comparaison est à l’avantage de Mlle de Saint-Yves car « la belle Abacaba n’approchait pas d’elle » (V), cela s’inverse rapidement quand elle refuse qu’il « l’épouse » : « Ce n’était pas ainsi qu’en usait Mlle, Abacaba, ma première maîtresse ; vous n’avez point de probité, vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage » (VI). De même, à plusieurs reprises, Voltaire oppose son héros à d’autres personnages, à l’avantage du Huron, plus séduisant et moins « nigaud » que le fils du bailli, ou plus respectueux de Mlle de Saint-Yves que Saint-Pouange qui la viole à la fin du chapitre XVII. Dans tous les cas, ces oppositions servent la démonstration de Voltaire : le monde dit « civilisé » n’est pas, en soi, supérieur au monde dit « sauvage », loin de là. 

Mais il crée aussi des sortes de « paires » de personnages, aussi bien pour les adjuvants que pour les opposants.

Dès le début, les adjuvants sont comme dupliqués, par famille, comme le prieur et sa sœur, l’abbé de Saint-Yves et sa sœur, ou par sexe : les deux femmes regardent ensemble le Huron par le trou de la serrure ou quand il se baigne nu, les deux hommes « conclurent à faire baptiser l’Ingénu au plus vite » en parfait accord. Outre les effets comiques que Voltaire tire de ces redoublements, cela permet de faire ressortir l’unicité du héros, qui apparaît ainsi à la fois plus authentique et plus libre. Mais cela montre aussi l’évolution au fil du conte, puisque Mlle de Saint-Yves gagne le statut d’héroïne à partir du chapitre XIII, en rejoignant l’Ingénu dans son unicité.

Malheureusement pour le héros, les opposants vont, eux aussi par deux, le Bailli et son fils, le Pape et le Roi pour le mariage, le Père jésuite Tout-à-Tous et Saint-Pouange mêlés à plusieurs reprises. Jusqu’à la fin, Voltaire nous donne l’impression que le réel, en se dédoublant ainsi, fait pression sur les héros pour leur enlever leurs illusions en une douloureuse initiation. Les personnages bons et vertueux sont, en effet, enfermés dans un inextricable réseau : « Un père de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison […] Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre », déclare Mlle de Saint-Yves.

Moreau le Jeune, Mlle de Saint-Yves succombe par vertu, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Moreau le Jeune, Mlle de Saint-Yves succombe par vertu, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Le "sauvage" face au monde "civilisé"

Concernant l'intrigue

Pour l’intrigue aussi, les jeux de miroir sont nombreux : tous les éléments se doublent, en s’opposant. 

Le marquis de Sade en prison. Gravure. Collection Granger, New York
Étienne Jeaurat, Repas champêtre de Voltaire à Ferney, XVIII° siècle. Huile sur toile. Collection particulière

Le marquis de Sade en prison. Gravure. Collection Granger, New York

Deux autres jeux d’opposition sont intéressants.

        D’une part, le débarquement de saint Dunstan, superstition et légende, précède celui de l’Ingénu, fiction lui aussi, mais de cette invraisemblance sortira une vérité. De même, le premier débarquement anglais, à but commercial, s’oppose, par son utilité, au second, guerre et pillage qui se termine par un échec des Anglais.

         D’autre part, les repas sont, eux aussi, construits de façon suggestive. Dans le prieuré, ceux racontés aux chapitres I et IV, plutôt futiles, s’opposent au long souper du chapitre XIX, enrichissant, avec des « conversations attachantes et utiles ». Cela rappelle la vie de Voltaire, mondain amateur de ces soupers plaisants, aussi bien les plus frivoles que les plus raffinés intellectuellement. Or, il constate que la parole n’est souvent qu’un jeu stérile, ou une parole fausse, alors que lui-même rêve d’une parole idéale, qui unirait plaisir et vérité.

Étienne Jeaurat, Repas champêtre de Voltaire à Ferney, XVIII° siècle. Huile sur toile. Collection particulière

Conclusion

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La manière dont Voltaire structure l’ensemble du conte, et dont il rassemble ou oppose les personnages et les épisodes racontés, souligne le sens du conte en tant que parcours initiatique, tant pour le héros que collectivement : c’est toute la petite société de Basse-Bretagne qui évolue. C’est aussi une initiation mutuelle : l’Ingénu apprend de Gordon, mais Gordon apprend aussi de lui. Deux grands principes servent cette initiation, la liberté, valeur en fonction de laquelle le personnage se détermine, et les liens du sentiment, affection, amitié ou amour, qui servent de catalyseurs.

L'individu face à la société 

Société-individu

Dans ses contes, Voltaire a un double but : attaquer tous les ennemis, toutes les croyances que la fiction romanesque met sur le chemin de son héros, mais aussi exposer ses propres conceptions sur la nature de l’homme, en dressant le portrait d’un homme idéal, doté d’une sagesse pratique. 

La satire de la vie en société

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Sur ce point la satire reste très traditionnelle.

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Il attaque, à l’occasion de la maladie de Mlle Saint-Yves, la médecine et les médecins, qu’il connaît bien parce que lui-même a connu, dès le collège, les premières atteintes de douleurs hépatiques et rénales. Il leur reproche de soigner les corps sans voir que ce sont les esprits qui souffrent : « Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l’agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante. » Face à cela, les médecins sont incompétents, d’une part parce qu’ils sont plus préoccupés de leur réussite mondaine que de leur malade, ne pensant qu’à « contrecarrer [un] confrère » ; d’autre part, parce qu’eux aussi manquent au grand principe de sagesse, le primat de la raison, et se laissent guider par les modes et les préjugés : « De la mode jusque dans la médecine ! », commente le narrateur à la fin du chapitre XIX.

Une consultation au XVIIIe siècle. Gravure in La Chronique médicale, 1904

Une consultation au XVIIIe siècle. Gravure in La Chronique médicale, 1904

Voltaire se moque tout particulièrement de la façon dont vit la société de Basse-Bretagne, caricaturée. Elle forme un microcosme de la province française, qui vit replié sur soi, et ses jugements traduisent des vues étroites sur le monde, un souci plutôt médiocre de la préservation de ses propres intérêts, et un chauvinisme ridicule : « Est-il possible ? s’écria Mlle de Kerkabon ; j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton. » Enfin, même si elle vit à l’écart de la vie mondaine parisienne, elle en possède tous les défauts, la soif de luxe et de prestige, et ne pense qu’à l’imiter : « Mlle de Saint-Yves mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo, pour briller à la cérémonie. » (I)

Jean-Marie Ruffieux, Louis XIV et sa cour dans la galerie des glaces du palais de Versailles, vers 1675, in Une Journée du roi-soleil, 1997

Jean-Marie Ruffieux, Louis XIV et sa cour dans la galerie des glaces du palais de Versailles, vers 1675, in Une Journée du roi-soleil, 1997

Mais la critique se fait plus acerbe contre la vie à Paris et à Versailles. N’oublions pas que Voltaire y a connu bien des déboires, et ne peut y retourner sans risques : à ce stade de sa vie, ces villes lui apparaissent plus comme des lieux de corruption et de vice que comme le centre brillant des arts et des lettres. D’abord, alors même qu’il s’active à développer Ferney, il dénonce la vie oisive que l’on y mène, source d’ennui : « Il n’était pas comme la bonne compagnie qui languit dans un lit oiseux jusqu’à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour […], qui perd tant d’heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. » En fait, le plus gros reproche qu’il lance est l’aspect frivole et factice de cette vie, sorte de scène de théâtre où les gens jouent un rôle, ont revêtu le masque de l’importance qu’ils se donnent, sans plus distinguer les fausses valeurs des vraies. 

Ainsi le résumé de la lettre du frère Vadbled à l’Ingénu se conclut en énumérant les récompenses promises à l’Ingénu pour remédier à son séjour en prison, plus que dérisoires : elles ne font que flatter la vanité. Aussi bien comme historiographe du roi qu’auprès de Frédéric de Prusse, Voltaire avait pu prendre la mesure de ces comportements.

Le rejet de l'individu par la société

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Ce rejet est déjà prouvé par la structure même du conte, avec sa série d’exclusions : l’Ingénu est d’abord seul face aux membre de la petite société de Basse-Bretagne, puis exclu de façon pire encore par son emprisonnement sans jugement, qui nie ses droits élémentaires, liberté de conscience et d’expression. La même analyse pourrait être faite pour Mlle de Saint-Yves, exclue par son enfermement au couvent, puis par les abus qu’elle subit à Versailles. Certes, à la fin du conte, l’Ingénu trouve une place « dans les armées », mais c’est au prix de la mort de Mlle de Saint-Yves, qui lui interdit l’amour.

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En fait, tout, dans cette société, contribue à brimer l’individu. L’amour lui est interdit par tout un ensemble de codes : les lois religieuses – l’Ingénu ne peut épouser sa marraine – et politiques, puisque le mariage civil n’existe pas, les bienséances, puisque l’homme ne peut céder à son instinct sans mariage célébré officiellement, et l’ordre social, pouvoir de l’abbé sur sa sœur par exemple, ou du bailli qui veut affirmer sa préséance en mariant son fils à Mlle de Saint-Yves. De même, la liberté lui est interdite. L’ingénu est baptisé car telle est la loi religieuse, il est emprisonné comme « défenseur des huguenots ». Le mal est toujours présent, toujours prêt à contraindre l’individu ; il est symbolisé par le pouvoir de l’argent, et par l’hypocrisie qui règne partout jusqu’au dénouement.

Le rejet de la société par l'individu

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Mais ce rejet est réciproque, ce qu'illustre le héros de Voltaire. Comme il est, à l'origine, extérieur à la société française, Voltaire l’utilise pour en démythifier les fondements, en faire éclater les faux-semblants, en dénoncer les absurdités, et faire tomber les masques. L'Ingénu va combattre tout ce qui a été érigé en loi ou en système, qui empêche la réflexion individuelle. 

 

En digne représentant du « siècle des Lumières », le héros de Voltaire se dresse donc contre la société, en réhabilitant la nature humaine, encore considérée comme irrémédiablement corrompue par le péché originel. C’est d’abord par l’usage de sa raison qu’il mène cette lutte. Ainsi, l’Ingénu est doté d’un « esprit juste » : cette nature est suffisante pour le guider vers la vérité et dans la voie de la vertu. Ce sont ensuite les « passions » qui sont revalorisées, alors que les théologiens et les moralistes les considèrent – et notamment l’amour – comme néfastes. C’est bien parce qu’ils sont des « âmes sensibles » que les personnages évoluent, grâce à l’amour pour l’Ingénu et sa bien-aimée, mais aussi l’amitié pour Gordon, et même Saint-Pouange, qui a pu connaître le remords. La passion est donc un catalyseur, libre expression de l’individu et moyen de découverte aussi important que la raison.

Littérature

Les idées : littérature et philosophie 

Dans tous les contes de Voltaire existe toujours un chapitre pris comme prétexte pour porter des jugements critiques. Cependant, dans l’Ingénu, il n’y a pas d’attaques contre ses ennemis habituels, tels Fréron ou Palissot, mais plutôt une réflexion plus vaste.

Les œuvres historiques

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À la fin du chapitre X, Voltaire expose ses réflexions sur la rédaction des œuvres historiques, genre qu’il connaît bien lui-même, à travers la réaction de son personnage : « elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. » Il reproche donc aux historiens de favoriser le fanatisme, le crime, l’intolérance en ne mettant l’accent que sur cela, de ne pas œuvrer en faveur du progrès de la civilisation mais de privilégier les préjugés, en ne s’attachant qu’aux particularismes locaux au lieu d’ouvrir sur la grandeur de la raison universelle. Les « réflexions » écrites par le héros, au début du chapitre XI, où il compare l’histoire de la Chine à celle de l’Occident, renforce cette critique : l’histoire transmet l’erreur de la superstition et non pas les lumières de la vérité.

Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, Le livre de poche
Moreau le Jeune, Couronnement de Voltaire sur le Théâtre Français, le 30 mars 1778, après la sixième représentation d’Irène. Gravure, 1782

Voltaire et le théâtre

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Il consacre un chapitre entier aux auteurs dramatiques, ce qui nous rappelle le goût de Voltaire pour le théâtre, dont les tragédies connurent un grand succès, et qui lui accorda une grande importance dans sa vie aux « Délices » et encore à Ferney. Il accorde peu de place aux tragédies de l’antiquité, « Bonnes pour des Grecs », juge-t-il, mais c’est parce qu’il pense que chaque époque doit puiser dans son propre fonds et être résolument moderne. Cela n’empêche d’ailleurs pas l’estime qu’il accorde aux auteurs classiques, au premier rang Molière, pour sa verve satirique, et encore davantage Racine : « il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par cœur sans avoir envie de les apprendre. » (XII) Son jugement est plus nuancé sur Corneille : « Il ne pleura pas, mais il admira. »

Moreau le Jeune, Couronnement de Voltaire sur le Théâtre Français, le 30 mars 1778, après la sixième représentation d’Irène. Gravure, 1782

Le critère principal chez Voltaire est donc l’émotion que peut provoquer l’œuvre littéraire, depuis « Les deux pigeons », fable de La Fontaine qui parle au cœur du héros séparé de sa bien-aimée, en passant par le rire que peuvent provoquer les satires de Rabelais ou de Molière. C’est d’ailleurs ce que confirme sa critique des romanciers contemporains : « il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son  âme. Il sentait que son cœur allait toujours au-delà de ce qu’il lisait. » Enfin sa violence s’exerce principalement contre ceux qui sont ses ennemis, les critiques littéraires, même s’il les masque sous les noms d'auteurs du XVII°  siècle : leurs productions ne sont que « des excréments de la littérature », car ils ne font que se venger d’être « incapables de rien produire ».

Les idées philosophiques

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Voltaire emprunte au philosophe anglais Locke, qu’il a découvert lors de son exil en Angleterre, sa première attaque, contre la métaphysique, c’est-à-dire la partie, dans la philosophie, qui s’intéresse à ce qui est au-delà de la physique, aux idées de ce que l’homme peut mesurer par ses sens. Le vrai philosophe est « le philosophe ignorant », pour reprendre le titre d’un essai de Voltaire de 1766. Ainsi, à la question de Gordon, « Que pensez-vous donc de l’âme […] ? », l’Ingénu répond : « Rien |…] », car c’est pour lui « un abîme de ténèbres. » Tous les systèmes métaphysiques, selon lui, se détruisent les uns les autres, en prétendant tous atteindre la vérité. Il convient donc de suivre la première étape de la philosophie empiriste de Locke, une sorte de « table rase », afin d’acquérir une conscience vierge, qui garantit de l’erreur et des préjugés. C’est précisément ce que symbolise le personnage de l’Ingénu. Ensuite, il est important de distinguer certitudes et hypothèses, connaissances et croyances, vérités relatives (celles des sciences, qui évoluent) et absolues, que l’homme ne pourra jamais atteindre.

Godfrey Kneller, Portrait de John Locke, 1697. Huile sur toile, 76 x 64. Collection de Sir Walpole, Houghton Hall

Godfrey Kneller, Portrait de John Locke, 1697. Huile sur toile, 76 x 64. Collection de Sir Walpole, Houghton Hall
Séraphin Delpech, Condillac, vers 1800. Lithographie, 249 x 173 

Séraphin Delpech, Condillac, vers 1800. Lithographie, 249 x 173 

La philosophie de Locke est prolongée en France par le sensualisme de Condillac, qui attribue aux sens la formation des idées que nous avons sur le monde. L’homme n’est que matière, et c’est à partir de la matière, qu’il fonde ses conceptions, et c’est aussi l’opinion de Voltaire, à travers l’Ingénu qui déclare : « tout est physique en nous » (X) Mais, comme les sens peuvent nous tromper, il est essentiel de se méfier de nos certitudes.

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Enfin, Voltaire s’intéresse au problème du mal, auquel se heurtent les faibles insectes que sont les hommes. Mais, au lieu de se désespérer quand il en constate l’existence, comme le font Pascal et les jansénistes, il reprend l’attitude du philosophe anglais Pope qui déclarait « Whatever is, is right. » Le mal fait, à ses yeux, partie de l’univers et de la nature humaine, et permet à l’homme de prendre conscience de ses limites. Il lui appartient alors de prendre sa place dans le moins mauvais des mondes possibles, sans se résigner mais en s’efforçant d’améliorer ce monde. Ainsi, l’homme pourra jouir de la vie, « autant que la nature humaine le permet ».

Le conte de Voltaire est donc construit « sur mesure », la halte en prison lui offrant le moyen d’exprimer ses critiques sans les diluer, en la concentrant autour des thèmes qu’il souhaite traiter.

Politique

La satire de la vie politique 

Elle est omniprésente dans la vie de Voltaire, et souvent violente.

La guerre

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Dans tous ses contes, la première cible de Voltaire est la guerre, depuis les tableaux horribles dans Candide, jusqu’à sa définition dans son Dictionnaire philosophique : « La famine, la peste et ma guerre sont les trois ingrédients les plus fameux de ce bas monde ». Cette démonstration est faite, dans L’Ingénu, par l’opposition entre les deux débarquements anglais. Le premier se fait dans un but commercial, utile donc, et qui permet de reconnaître en l’autre un semblable : « les Anglais […] aiment la bravoure, parce qu’ils sont braves et qu’ils sont aussi honnêtes que nous » (I). En revanche, le second donne une impression d’absurde : rien ne paraît avoir de sens,  à commencer par la panique à leur arrivée : « Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l’autre s’enfuyait. » (VII).

Moreau le jeune, illustration du chapitre III de Candide pour l’édition de Kehl, 1784-89

Moreau le jeune, illustration du chapitre III de Candide pour l’édition de Kehl, 1784-89

De plus, rien ne nous explique le changement entre ces deux débarquements, et la visite du Huron chez le capitaine anglais est rendu ridicule par le formalisme que traduit sa question : « s’il est vrai qu’ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. » Les personnages sont ainsi transformés en pantins, en marionnettes. Cependant, Voltaire ne se fait aucune illusion : les guerres ne sont pas près de disparaître. Il s’agit donc d’être comme l’Ingénu au dénouement, « à la fois un guerrier et un philosophe intrépide », c’est-à-dire faire usage de sa raison pour ne pas se laisser tenter par une politique de gloire et d’expansion territoriale.

La justice

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Puis vient la critique de la justice, inscrite dans la lutte philosophique des Lumières, plaidoyer pour les libertés civiles par exemple dans l’Encyclopédie, sans oublier que tous les philosophes ont fait l’expérience de la prison. Voltaire s’est d’ailleurs engagé dans des affaires judiciaires, telle celle de Lally-Tollendal, commandant décapité en 1766 sans procès, bouc-émissaire de l’échec de l’armée française aux Indes, dont Voltaire obtient la réhabilitation. Plusieurs reproches se succèdent.

         D'abord, il dénonce le rôle joué par les dénonciations. Comme pour celles qui visent le héros, celle d’un « espion » du père de La Chaise ou celle du bailli, « qui dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles », aucune vérification n’est faite, aucune enquête : on condamne sur des « on-dit ». Ce qu’attaque Voltaire est donc l’arbitraire d’une justice, à laquelle se mêlent les pouvoirs politique et religieux : « Nous voici tous deux dans les fers, sans en savoir la raison et sans pouvoir la demander […]. Il n’y a donc pas de lois dans ce pays ! On condamne les gens sans les entendre ! » (XIV)

Une lettre de cachet signée du roi

        Cela est rendu possible en raison de la loi qui, contrairement à celle d'Habeas Corpus en Angleterre, permet à un magistrat, sur simple requête, de délivrer une lettre de cachet, qui entraîne aussitôt l’emprisonnement. Voltaire donne l’impression que cette mesure dépend de la seule volonté d’un puissant, comme le montrent les premières paroles de Saint-Pouange à Mlle de Saint-Yves : « votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous […]. En vérité, j’en expédierais plutôt une pour le renvoyer en Basse-Bretagne », d’où la remarque de celle-ci, « on est donc bien libéral en lettres de cachet dans vos bureaux. »

Une lettre de cachet signée du roi

L'administration

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Ainsi, cela se relie à la critique de l’administration publique, dont Voltaire considère qu’elle fait du tort au pays. Déjà il blâme le recrutement, par l’achat des charges, qui donc ne reconnaît en rien le mérite, d’où la colère de l’Ingénu quand, en récompense de sa bravoure, on lui propose « d’acheter une lieutenance » : « Moi ! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les Anglais ! que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement. » (IX) Sans compter que cela ne peut qu’inciter à la corruption, afin de « récupérer » l’argent investi… 

Voltaire nous fait alors un portrait très péjoratif de ces administrateurs incompétents. D’une part, ils sont complètement coupés de leurs administrés dont les sépare toute une chaîne de commis : « Est-ce que tout  le monde est invisible dans ce pays-ci ? », s’étonne l’Ingénu , qui souligne l’inefficacité de ces délégations : « si j’avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m’avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise. » (IX) 

Enfin, une critique particulière vise Louvois, ministre de Louis XIV, auquel il reproche d’avoir mal conseillé le roi et d’avoir participé à la persécution contre les protestants. Ainsi, le portrait du ministre de la guerre idéal, brossé par le héros à la fin du chapitre XIX, est l’antithèse absolue de Louvois, ce qui explique la conclusion ironique de Voltaire : « Mons de Louvois n’aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l’Ingénu : il avait une autre sorte de mérite. »

Albert Maignan, Louvois et Vauban visitant les travaux de fortifications de Belfort en 1679. 

D'autre part, au lieu de gérer les affaires du pays, ils s’occupent davantage de conquêtes féminines, par lesquelles ils se laissent manipuler, comme M. Alexandre, « en affaire avec une dame de la cour » ou Monseigneur de Louvois, qui a « deux âmes ; M. de Saint-Pouange en est une ; Mme du Belloy l’autre » (XIII). Tout le discours de « l’amie » de Mlle de Saint-Yves au début du chapitre XVII met en valeur la faiblesse de ces administrateurs importants, qui ne sont, en réalité, que des marionnettes, des jouets entre les mains des femmes.

Albert Maignan, Louvois et Vauban visitant les travaux de fortifications de Belfort en 1679 

Conclusion

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De ces critiques il ne faudrait pas conclure que Voltaire s’oppose à la monarchie. Il en souligne, certes, ce qu’il considère comme un déclin, mais juge que la démocratie directe serait impossible dans un pays aussi vaste que la France, que la démocratie indirecte serait dangereuse car elle serait trop faible. À ses yeux, seule la monarchie a la force de protéger les citoyens, en abaissant les grands et en refrénant les excès des courants religieux. Il souhaite donc un roi qui gouverne personnellement, c’est d’ailleurs l’argument qu’invoque un des huguenots à l’Ingénu pour excuser le roi : « on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l’étendue de son pouvoir, et […] l’on a donné atteinte à la magnanimité de son cœur. » (VIII) Cela implique un monarque « éclairé », apte à assurer le respect des lois qui, elles, ont pour objet la conservation de la liberté. C'est ce que Voltaire espérait trouver en Frédéric II de Prusse... mais il fut rapidement déçu !

Voltaire et Frédéric II de Prusse à « Sans-Souci », XIX° siècle. Gravure. Estampes, BnF

Voltaire et Frédéric II de Prusse à « Sans-Souci », XIX° siècle. Gravure. Estampes, BnF 

Religion

La satire de la religion 

Compte tenu des préoccupations de Voltaire à l’époque où il compose L’Ingénu, c’est elle qui reflète le mieux sa personnalité, et aussi la plus virulente.

La vie ecclésiastique

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Celle qui porte sur la vie ecclésiastique est traditionnelle, déjà présente par exemple dans les fabliaux du Moyen Âge, et, chez Voltaire, elle figure dans ses Lettres philosophiques et dans bien d’autres œuvres. Il reproche au clergé notamment leurs mœurs peu en accord avec la religion, l’abus d’alcool et de bonne chère, ou les relations féminines comme le souligne plaisamment le chapitre XIII. Il est aussi trop  préoccupé par les biens terrestres. Ainsi Voltaire critique le fait qu’on perçoive des revenus des titres et des dignités ecclésiastiques, comme c’est le cas du prieur qui souhaite transmettre sa charge à son neveu : « il pourrait lui résigner son bénéfice, s’il réussissait à le baptiser et à le faire entrer dans les ordres. » La conséquence en est le luxe, excessif, dont s’entoure ce clergé, tel l’évêque de Saint-Malo qui arrive dans un « pompeux équipage ». Pour Voltaire, il faudrait que les biens du clergé soient soumis à l’impôt, comme pour les autres citoyens, et que l’État surveille ces biens, tout en assurant aux prêtres un revenu suffisant. Enfin, encore serait-il nécessaire que le clergé ait un minimum de connaissances théologiques, ce qui est loin d’être le cas, le prieur « ne sachant que répondre » aux questions pertinentes du Huron.

Odilon, moine copiste du XIII° siècle, Satire. Enluminure

Odilon, moine copiste du XIII° siècle, Satire. Enluminure

Une autre cible traditionnelle est les couvents, la contrainte qu’on y exerce. Mais elle est moins violente que les attaques qu’a pu faire Marivaux dans La Vie de Marianne (1728-1742) et que fera Diderot dans La Religieuse (1796). Notons la définition saisissante à la fin du chapitre VI : « une espèce de prison où l’on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais ». Du reste, les couvents sont loin d’apporter aux filles la sagesse chrétienne. Voltaire souhaite donc la surveillance des communautés religieuses et le recul des vœux à vingt-cinq ans, mais surtout une suppression progressive des couvents avec affectation de leurs biens aux œuvres d’assistance.

La théologie

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C’est la théologie même qui se trouve critiquée, ce que l'ouverture du conte annonce déjà, dans la lignée d’une autre œuvre, La Question sur les miracles, publiée en 1765. Il s’agit de détruire les préjugés religieux de toute nature, et le plus flagrant est la superstition. Ainsi, le débarquement du Huron, en miroir avec celui de saint Dunstan, représente l’intrusion de la raison dans e domaine des superstitions : il n’est « ingénu » qu’en apparence.

Voltaire s’attache donc à démonter l’invraisemblance et le merveilleux des textes bibliques, surtout quand ceux qui sont chargés de les transmettre en détournent le sens, tels, au chapitre V, le prieur ou l’évêque qui les utilisent pour justifier leur goût pour le vin. De même, en ironisant sur les réactions de l’Ingénu, Voltaire montre comment, à partir de la Bible, on peut faire croire n’importe quoi à des âmes simples : « ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans le livre étaient arrivées, […] il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate, si jamais il rencontrait ces marauds-là. » (III)

Moreau le Jeune, Le baptême dans la rivière, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Mais, comme toujours chez Voltaire, c’est l’application concrète de la théologie, à travers par exemple les sacrements, qui est le plus vivement dénoncée. Pour le baptême, par exemple, l’Ingénu souligne la contradiction entre la Bible et le rite « en Basse-Bretagne » Voltaire veut ainsi montrer que la religion, qui prétend dépasser l’homme et établir un absolu d’essence spirituelle, reste, au contraire attachée aux usages humains, relatifs à un temps et un lieu : « on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit. » (V). La même démonstration est faite pour la confession, le but de Voltaire étant de prouver que les dogmes et les rites ne relèvent pas de la parole divine, mais de l’interprétation humaine, pleine de mauvaise foi en outre. : « Il n’y trouvait pas qu’un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. » (III) Cela donne lieu à une scène comique, quand l’Ingénu veut appliquer à la lettre la phrase de Jacques le mineur : « Confessez-vous les uns aux autres ! » Voltaire pense peut-être ici aux Quakers, auxquels il s’était intéressé lors de son exil en Angleterre et qu’il présente dans ses Lettres philosophiques : à ses yeux, ceux-ci, traités d’hérétiques, ont  des vertus qui manquent aux catholiques, et une saine simplicité puisque, à leurs yeux, tous les sacrements sont d’origine humaine.

Moreau le Jeune, Le baptême dans la rivière, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Enfin, Voltaire fait du mariage le nœud même de son intrigue, de ce dogme qui interdit d’épouser sa marraine. C’est bien lui, en effet, qui provoque tous les malheurs de l’Ingénu et de Mlle de Saint-Yves, dramatiquement annoncés : « Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l’asservissait ; elle accepta cet honneur sans en connaître les fatales conséquences. » (IV) Cet interdit revient comme un leitmotiv tout au long du conte, ce qui lui permet aussi de renouveler sa satire contre le pouvoir excessif du pape. Ainsi, il insiste sur les aspects superficiels de la religion, sur la fragilité des arguments qui créent des dissensions au sein même de l’Église chrétienne.

Les courants religieux

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La critique religieuse se charge d’une dimension politique dans le chapitre VIII consacré aux protestants, où il attaque ceux qui ont décidé et organisé leur persécution, entre autres les jésuites. Nous retrouvons ainsi dans le conte le même argument que celui du philosophe d’Alembert dans Sur la Destruction des Jésuites en France (1765) que Voltaire a fait réimprimer : ils ont contribué « à la Révocation [de l’Édit de Nantes], cette source de déportation et de malheur pour le royaume. » Pour Voltaire, les conséquences sont catastrophiques : « Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très utiles, mais il s’en fait des ennemis ; et le roi Guillaume, qui est actuellement maître de l’Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français ».

L'exode des protestants après la Révocation de l'Édit de Nantes en 1685

L'exode des protestants après la Révocation de l'Édit de Nantes en 1685

À cela s’ajoute la cause que Voltaire juge essentielle : « on veut que nous reconnaissions le pape », « ce pape dit qu’il est le maître du domaine des rois ». Par cette allusion à la querelle dite « de la Régale » – le pape voulait nommer seul les dignitaires du clergé –, commencée en 1680, Voltaire réaffirme son principe de base : séparer le domaine religieux du domaine politique. L’Église doit respecter la loi française, et il faut supprimer la juridiction romaine et les taxes payées à Rome. Il réclame pour les protestants la liberté du culte privé, la validité des mariages, le droit d’héritage, le droit de commercer et d’exercer librement un métier, quel qu’il soit.

Même si, dans d’autres œuvres, Voltaire ne ménage pas ses reproches sur le rôle des jansénistes dans le durcissement de la puissance royale, dans le conte il les épargne davantage, dans la mesure où  ils sont, eux aussi, des victimes. Cependant nous retrouvons trois reproches fondamentaux :

            D’abord, ils ont forgé l’image d’un dieu cruel, alors que pour Voltaire, la seule grandeur de la religion est, au contraire, dans l’amour. Or, l’épithète « bon » appliqué à Gordon, le fait qu’il soit « compatissant » font de lui, en réalité, le contraire du janséniste « ordinaire », strict et implacable : « le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme » (X) Du reste, il finira, au dénouement, par renoncer complètement à cette doctrine.

        Ensuite, il critique le fait d’accorder à l’homme une raison corrompue et une liberté infime face à un dieu et une providence tout-puissants. Certes, Voltaire ne nie ni la faiblesse de l’homme, ni l’existence du mal, mais n’en tire pas la conséquence que l’homme ne serait pas libre : il estime qu’il est juste que les hommes se réjouissent de la vie, et exerce leur liberté « autant que le malheur humain le comporte », écrivait-il dans L’Anti-Pascal, paru en 1734.

        Mais le pire, est, à ses yeux, que, constituant une secte, ils sont source de dissension : « Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. » (XIV)

Coutume des jésuites, pièce allégorique. Estampe, BnF

Une remarquable analyse de cette allégorie

Cependant, pires encore qu’eux sont les jésuites, la principale cible de Voltaire dans L’Ingénu, car même s’ils ont, au XVIII° siècle, perdu la puissance qu’ils avaient sous Louis XIV, leur pouvoir de nuire reste considérable : il « reste un venin mortel dans les tronçons de cette vipère écrasée », écrit-il dans une lettre. Il les attaque sur deux points :

        En tant que confesseurs et directeurs de conscience des grands du royaume, ils deviennent  de véritables espions et dirigent, en sous-main, toutes les affaires du royaume. D’où l’énumération, au chapitre XIII, de toutes les espèces de jésuites, car « il y en avait pour toutes les conditions de la vie ». Nous découvrons ainsi leur hypocrisie, les paroles flatteuses et mielleuses sous lesquelles se dissimule le seul sens de leur intérêt personnel, comme c’est le cas pour le jésuite que rencontrent le prieur de Kerkabon et sa sœur, au chapitre XIII, ou, au chapitre XX, pour le frère Vadleb.

       Mais surtout, ils pratiquent une « morale d’intention », que Voltaire juge dangereuse, car c’est elle qui leur assure la faveur des puissants, plus attirés par le libertinage que par la foi chrétienne et dont ils sont habiles à excuser les pires fautes. C’est ce que symbolise le nom même du « Père Tout-à-Tous » : « Il a beaucoup de crédit auprès de Saint-Pouange, il confesse plusieurs servantes de sa maison ; c’est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité. » (XV) Cela ressort encore plus nettement dans son long discours à Mlle de Saint-Yves, où il joue sur les mots « mari » et « amant » pour l’inciter à se laisser corrompre par Saint-Pouange, justifiable puisque « l’intention est pure » (XVI)

Le père de La Chaise faisant la messe au mariage secret de Louis XIV et de Mme de Maintenon. Illustration du XIX° siècle

Le père de La Chaise faisant la messe au mariage secret de Louis XIV et de Mme de Maintenon. Illustration du XIX° siècle

Le conte insiste tout particulièrement sur le Père de La Chaise, que Voltaire accuse de toutes les faiblesses du règne de Louis XIV, sans doute parce que, encore à son époque les jésuites continuent à nourrir la lutte contre les idées philosophiques.

L'idéal religieux de Voltaire

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Plus que la théologie, c’est la théocratie et les sectes que Voltaire attaque, prônant au plus haut prix la paix et la tolérance, au moins à l’intérieur des frontières. Pour cela, le pouvoir civil doit être laïque uniquement, et asseoir ses bases sur la raison, et non pas sur des erreurs intronisées ou des injustices victorieuses, sur des « coutumes » non remises en cause. Par le biais des étonnements et des révoltes de son « sauvage », doté d’un bon sens naturel, Voltaire s’emploie donc à faire tomber tous les masques et les alibis. 

Cependant, n’en concluons pas que Voltaire souhaite un monde sans religion. Pour lui, en effet, un monde sans dieu serait sans morale, livré au désordre et au seul hasard aveugle. Il admet donc l’existence d’un « Être infini et suprême », comme il le nomme dans L’Ingénu, « l’Être des êtres ». Il en exalte la grandeur, l’unicité, ce qui implique une notion morale essentielle : la tolérance. La vraie nature de l’homme, créé par cet être suprême, est le sentiment moral de justice et de bienveillance envers tous les autres hommes, ses semblables. Ainsi, la religion de Voltaire n’est pas une religion qui cherche à faire peur, elle est sans dogme, sans clergé, sans rites, sans toutes les chimères de la superstition : c’est le déisme.

Anonyme, La Fête de l'Être Suprême, 1794. Musée Carnavalet, Paris.

Le déisme doit se proposer comme seul but d’accroître le bien-être collectif, d’améliorer le sort des hommes que le malheur menace sans cesse. Or, ces valeurs peuvent toucher tout homme, ce dont témoigne la conversion de Saint-Pouange dans le chapitre XX : « Saint-Pouange se retourne ; la surprise et la douleur remplissent son âme […].Saint-Pouange n’était point né méchant ; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme qui ne se connaissait pas encore […] il connut le repentir. » 

Sagesse

La sagesse de Voltaire dans L'Ingénu 

L'homme naturel

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Le portrait physique de l’Ingénu est, en lui-même, déjà significatif. Là où le Français est, soit un courtisan poudré, dissimulant le naturel de son corps, ou un rustre vivant dans sa cabane et encore proche du monde animal, l’Ingénu se définit par sa liberté physique naturelle : « jeune homme très bien fait », à la « taille fine et élancé » et au « teint de lys et de rose », il a un corps sain et robuste. Il a aussi une énergie mise au service des actes essentiels à la vie, se nourrir avec la chasse, se reproduire, défendre son pays contre des ennemis. En même temps, ce portrait correspond à l’imagination libertine du XVIII° siècle, quand, par exemple l’auteur évoque l’attrait qu’il exerce sur Mlle de Saint-Yves et Mlle de Kerkabon qui « ne purent se tenir de regarder par le trou d’une large serrure » le Huron endormi, ou de l’observer « entre les roseaux », nu dans la rivière (III).

Moreau le Jeune, Mlles de Saint-Yves et de Kerkabon regardent l'Ingénu dans la rivière, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Moreau le Jeune, Mlles de Saint-Yves et de Kerkabon regardent l'Ingénu dans la rivière, 1786. Gravure sur cuivre. L’Ingénu, édition de Kehl. BnF

Sur le plan moral, Voltaire proclame, à travers son héros, le premier droit naturel de l’homme, la liberté d’expression et d’action : « On m’a toujours appelé l’Ingénu […] parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. » C’est aussi la qualité que loue le héros chez les Anglais, qui savent respecter la liberté d’autrui (« en Angleterre, on laissait vivre les gens à leur guise »), et lui-même a d’ailleurs rendu sa liberté à un prisonnier vaincu. C’est aussi la privation de ce droit fondamental qui l’accable dans sa prison : « je suis né libre comme l’air », proclame-t-il, « sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre court à sa juste colère. »

Par la vertu de la nature, l’Ingénu dispose d’une seconde qualité : il a un solide instinct qui lui donne du bon sens. Ce bon sens, chez lui, peut s’exercer pleinement, car il n’est pas altéré par les préjugés ou les erreurs de l’éducation. La raison est donc, pour Voltaire, une caractéristique universelle contrairement à ce que pense l’abbé de Saint-Yves, « qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas le sens commun ». C’est ce que dément la réponse du prieur : « si en effet monsieur l’Ingénu, son neveu, n’avait pas eu le bonheur d’être élevé en Basse-Bretagne, il n’en avait pas moins d’esprit ; qu’on en pouvait juger par toutes ses réponses ». Ainsi, l’Ingénu symbolise l’intrusion de la raison naturelle dans le domaine des préjugés : « Sa conception était d’autant plus vive et plus nette que son enfance n’ayant pas été chargé des inutilité et des sottises qui accablent les nôtres, les choses entraient dans sa cervelle sans nuages. » (III), « L’Ingénu qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. » (X) C’est ce que constate avec regret Gordon : « j’ai consumé cinquante ans à m’instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage ! Je tremble d’avoir laborieusement fortifié des préjugés ; il n’écoute que la simple nature. » (XI) C’est enfin la critique qu’adresse amèrement le héros aux citoyens français : « j’ai parlé d’après la nature ; il se peut que chez moi la nature soit très imparfaite ; mais il se peut aussi qu’elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes. » (XII) D’où le procédé retenu par Voltaire : les nombreuses occasions où l’Ingénu se dit surpris, étonné. Il  démasque ainsi les conventions arbitraires, la diversité des usages, pour exprimer une vérité supérieure. 

Ajoutons à cela les qualités de l’âme : une honnêteté foncière, le respect d’autrui, le souci de la vérité, et une générosité spontanée sans arrière-pensée. Digne, fier, il refuse tout ce qui l’obligerait à s’humilier : « L’Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de rien. » (I) Il a spontanément le sens du juste et de l’injuste, du bien et du mal : « son bon naturel s’attendrissait […] ; il plaignait ceux qui l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même. »

Loi naturelle et loi positive

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Mais Voltaire n’est pas Rousseau : il distingue l’homme sauvage – ou primitif – de l’homme naturel. Son héros, au début du conte, quand il est encore « Huron », donc dans son état primitif, possède de nombreux défauts : il aime la boisson, il se met trop vite en colère et peut devenir violent, comme quand il bat le récollet qui ne veut pas se confesser, au chapitre III, ou ses porteurs à Versailles, au chapitre IX. Toutes les bienséances ne sont pas forcément des préjugés !

Ainsi, si la loi de nature peut régénérer la société, elle doit composer avec la loi positive, qui est la règle permettant à une société de se constituer et de perdurer : « sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu’un brigandage naturel », lui explique l’abbé de Saint-Yves au chapitre VI et il convainc le héros en lui expliquant le fondement des lois positives : « il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre ».

Vie sociale dans la prison. Illustration

En fait, le Huron ne peut être réellement « changé en homme » que grâce à la civilisation, quand, en prison, donc en marge du monde perturbateur, il peut, grâce à Gordon, vieillard chargé d’expérience, découvrir de nouvelles idées et approfondir sa réflexion : « Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre (X) Le titre du chapitre XI, à lui seul, « Comment l’Ingénu développe son génie », marque l’importance d’acquérir des « lumières », et il le reconnaît : « j’ai été changé de brute en homme ». La métaphore agricole qu’emploie Voltaire au début du chapitre XII représente bien la volonté Voltaire d’unir loi naturelle et force primitive à la loi positive et à la vie civilisée : « Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en pue de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable. » Le paradoxe est que ce « terrain favorable » soit la prison… mais c’est précisément parce qu’elle offre à la fois une parenthèse hors du monde, et la possibilité de conversations enrichissantes.

Ce n’est que parce qu’il peut réaliser en lui cette synthèse que le héros peut être pleinement homme, et vivre en harmonie avec lui-même et avec la société : « Ce n’est plus le même homme », dit de lui Mlle de Saint-Yves, « son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé ; il est devenu aussi respectable qu’il était naïf et étranger à tout. Il sera l’honneur et la consolation de votre famille ». (XIX)

Un optimisme apaisé

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La question posée par Voltaire n’est pas « Comment fut créé l’homme ? » ou bien « Où allons-nous ? », relevant de l’angoisse métaphysique, mais « Comment vivre ? », c’est-à-dire qu’il affirme son souhait d’inscrire sa sagesse dans la réalité, de rester pragmatique. C’est ce qui explique aussi qu’il donne parfois l’impression d’être pessimiste, ce que révèlent les ambiguïtés du dénouement. Bien ses personnages n’ont pas changé, et la société conserve ses vices : « La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent », tout comme le Père Tout-à-Tous, avec ses sucreries mêlées aux ouvrages chrétiens, ou les religieux qui obtiennent « chacun un bon bénéfice ». Ainsi, aussitôt après avoir posé la devise de l’Ingénu, « malheur est bon à quelque chose », Voltaire apporte une restriction : « Combien d’honnêtes gens dans ce monde ont pu dire : malheur n’est bon à rien ! »(XX)

Voltaire à son bureau

Voltaire à son bureau

Mais, en fait, ce pessimisme n’intervient que parce que l’homme lutte inutilement contre ce qu’il n’est pas en mesure de changer. Il lui est, en effet, impossible de changer les lois naturelles, il peut agir seulement au niveau de sa société et à son propre niveau, en dénonçant les responsabilités humaines dans les malheurs qui les accablent, ceux que la Nature n’impose pas. Là est l’optimisme de Voltaire : il faut méditer les expériences réalisées par les hommes au cours des siècles, faire fructifier l’héritage humain utile.

Malgré les menaces et les crimes, l’atmosphère est plus apaisée dans L’Ingénu, où « le temps adoucit tout » (XX), que dans Candide. Dans L’ingénu, l’étranger est accueilli, accepté – et il reste sur cette terre d’accueil – et, en plus, il devient « philosophe » : à son tour, il va régénérer les autres.

Art

L'art de Voltaire dans L'Ingénu 

Dans L’Ingénu, Voltaire combine les caractéristiques traditionnelles de ses contes, qui ont  pour fonction de divertir le lecteur, donc développent la verve satirique, à celles du genre alors « à la mode », le roman sensible, qui joue sur les émotions de ce lecteur, pour mieux le persuader.

La verve satirique

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Le comique

Dans le chapitre intitulé « Le diable à ressort » de son essai, Le Rire. Essai sur la signification du comique, paru en 1900, Henri Bergson définit la source du rire comme « du mécanique dans du vivant ». C’est précisément ce qui est mis en œuvre par Voltaire. 

Déjà, pour être comique, il faut abolir la durée, éviter qu’une action se dilue dans le temps, ce qui l’affaiblit. Cela explique déjà la brièveté des chapitres de L’Ingénu, et cette accélération se retrouve au sein des paragraphes. Par exemple, au chapitre VII, nous notons la rapidité des actions du héros à l’arrivée de la flotte anglaise, renforcée par l’emploi du présent de narration : « Voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, monte au vaisseau amiral, et demande s’il est vrai qu’ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L’amiral et tout son bord firent de grands éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent. » Le rythme de la première phrase met en valeur sa dernière proposition, qui pose la réflexion sur la guerre. Celui de la seconde phrase en renforce l’incohérence.

Bergson, Le Rire, 1900

Par rapport aux personnages, Voltaire pratique la caricature, qui consiste à isoler un ou deux traits de caractère et à le mettre en valeur. Pour cela, il utilise un procédé simple, le leitmotiv : le personnage devient une répétition de lui-même, il perd sa dimension humaine authentique, pour devenir une mécanique, une sorte de marionnette. Le personnage de Mlle de Kerkabon en donne un parfait exemple, avec son idée fixe : faire un sous-diacre de son neveu, souhait posé dès après son baptême, au chapitre V, et incessamment répétée, dans les chapitres VI, VII, XIII, XIX, jusqu’à la conclusion qui la détruit : « La bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. » Ainsi, à chaque fois qu’elle parle, le lecteur attend sa phrase-clé, et rit de voir fonctionner le mécanisme dont il a compris le système. Voltaire choisit donc de ne pas approfondir la psychologie des personnages, qui perdraient alors de leur force comique. C’est d’ailleurs ce qui se produit, quand, en évoluant, les héros, l’Ingénu et Mlle de Saint-Yves, gagnent en profondeur ; l'aspect comique disparaît.

Enfin, Voltaire pratique la parodie, qui consiste à imiter le ton, le style, typiques d’un auteur, d’un statut social ou d’un homme de métier dans le but de le rendre ridicule. Il s’agit, par ce procédé, de donner au lecteur le moyen d’entrer dans un système auquel il était étranger, donc de détruire l’illusion de supériorité de ce système. Le lecteur rit alors quand il constate le décalage entre les mots et les réalités qu’ils recouvrent. Un exemple simple est donné par le portrait que fait le Huron de sa première maîtresse, Mlle Abacaba : « les joncs ne sont pas plus droits, l’hermine n’est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l’était Abacaba. » Ce portrait empreint de poésie qui contraste avec la nature sauvage du Huron, ne peut que faire sourire… Nous retrouvons ce procédé dans le langage  du Père Tout-à-Tous : les termes religieux n’apparaissent plus que comme des masques, et finissent par faire rire, tout en dénonçant l’artifice de cette « direction d’intention », fondement de la casuistique des jésuites.

L'ironie de Voltaire au service de la dénonciation

L'ironie de Voltaire au service de la dénonciation

L'ironie

Cette manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose est parfois difficile à percevoir car elle procède souvent par antiphrase, c’est-à-dire en disant le contraire de ce que l’on veut faire entendre. Souvent, le seul indice est l’intonation, marquée par la ponctuation, mais Voltaire a pour habitude d’éviter ces ponctuations fortes, point d’exclamation de suspension, de façon à présenter les choses les plus monstrueuses comme normales, et inversement. Par exemple, quand Voltaire écrit, à propos des Anglais, « Aussi n’ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement, ils sont maudits de Dieu, et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu’il soit peu de temps », le lecteur doit comprendre son idée, exactement l’inverse : convertir quelqu’un de force n’est pas acceptable, car c’est une forme de fanatisme qu’aucune religion ne devrait approuver. 

Nous retrouvons cette même stratégie d’inversion dans le chapitre XI, à propos des « apédeutes de Constantinople », néologisme par lequel Voltaire désigne les prêtres chrétiens non instruits. À propos d’une déclaration du « plus grand capitaine du siècle », « La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers », Voltaire explique : ils « assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l’hérésie, et que l’axiome contraire était catholique, universel et grec. » Le lecteur doit, bien évidemment, comprendre que Voltaire critique ainsi les terribles conséquences de l’intolérance religieuse. Nous pourrions même dire que le héros de Voltaire est une antiphrase à lui tout seul, puisqu’il ne cesse d’inverser les valeurs de ceux qu’il rencontre, c’est-à-dire de démythifier les préjugés.

Toujours afin de démythifier, Voltaire joue avec la logique de deux façons opposées :

        Soit il supprime le lien logique attendu. Les faits se trouvent juxtaposés, ou coordonnés par la seule conjonction « et », donnant l’impression d’une incohérence, d’un manque de raison : « Ils vont donc chez ce M. Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits ; il était en affaire avec une dame de la cour, et il avait ordre de ne laisser entrer personne ». Toute la fin du discours du Père Tout-à-Tous repose sur cette stratégie, faisant ressortir l’hypocrisie du personnage.

         Soit il introduit un lien logique fictif, formel, qui ne correspond à aucune réelle logique. Les exemples sont nombreux, tels «  Mlle de Saint-Yves, qui n’avait jamais vu le père ni la mère, assura que l’Ingénu leur ressemblait parfaitement » (II), « celui-ci les reçut à bras ouverts, lui protesta qu’il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l’ayant jamais connu » (XIII), « elle court chez ce commis : ma vue d’une belle femme l’adoucit, car il faut convenir que Dieu n’a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. » (XIII)

Voltaire en arrive ainsi à souligner l’absurdité de ce en quoi les hommes croient, et de l'usage de leur raison, complètement déformée : « S’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore », explique le prieur de Kerkabon à propos de son frère, et sa sœur renchérit, à propos de sa belle-sœur, « Il est certain que, si elle n’avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. » (I) Superbe logique !

Ainsi, lorsqu’une fausse raison est érigée en vérité absolue, ou lorsque la logique fonctionne sur du vide, Voltaire peut discréditer celui qui la pratique : son raisonnement perd toute validité, et, de ce fait, sa personne et sa fonction également.

Enfin, dans sa pratique de l’ironie, Voltaire se sert systématiquement de procédés d’exagération.

         L’hyperbole consiste à forcer les termes, à employer des mots plus forts que la pensée même, qu’ils expriment de façon à la ridiculiser. Dans « J’avais toujours pensé que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton » (I), le superlatif démasque le chauvinisme de l’abbé, dans, « Mlle  de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l’évêque la fît encore participante de quelque beau sacrement avec M. Hercule l’Ingénu », l’adverbe met en valeur le prétexte religieux qui cache le désir sexuel de l’héroïne.

Jacques Rigaud, Vue de la Bastille et de la porte Saint-Antoine, XVIII° siècle. Gravure sur cuivre, 38 x 56. Musée du Louvre, Paris

       La périphrase insiste, elle, sur ce que l’écrivain dénonce, par exemple dans la définition du couvent, « une espèce de prison où l’on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais » (VI), ou bien oblige le lecteur à nommer la critique, masquée, comme celle de la Bastille, « le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles. » (IX),

Jacques Rigaud, Vue de la Bastille et de la porte Saint-Antoine, XVIII° siècle. Gravure sur cuivre, 38 x 56. Musée du Louvre, Paris

Tous ces moyens sont traditionnels pour soutenir l’ironie. La particularité de Voltaire tient à ce qu’il les mêle, les enchaîne, les multiplie. Nous y retrouvons tout l’art de la conversation mondaine, spirituelle, mis au service de ses critiques et de ses idéaux.

C’est aussi ce qui explique le recours aux images, qui permettent de concrétiser une pensée abstraite en illustrant. Pour dépeindre Paris, au chapitre XIII, par exemple, il crée une comparaison : « ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe sans fil et sans issue » (XIII), ou bien, pour les sentiments après l’enfermement de sa bien-aimée au couvent, au début du chapitre VII : « Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d’est et d’ouest que son cœur l’était par tant de mouvements contraires. » Les images, qui se rapportent souvent au héros, sont fréquemment liées à la nature, comme pour correspondre à son état « sauvage » devenant progressivement éclairé. C’est ce que met en évidence, par exemple, l’image de l’arbre, au début du chapitre XII, qui se développe quand il trouve un « terrain favorable ».

En fait, Voltaire a évolué, depuis Candide où il parodie les « romans sensibles » qui multiplient les épreuves frappant les héros : « des amours traversées, des pères barbares, des parents brouillés, des rivaux redoutables, des fureurs jalouses, des enlèvements », l’énumération se poursuit longuement dans un article qu’il fait paraître dans un article de L’Année littéraire, en 1757, pour s’en moquer. Or, dans L’ingénu, on retrouve bon nombre de ces éléments, mais sans effet parodique. Il y a donc, chez l’auteur, une volonté de se mettre au goût du jour, après le succès du roman de son rival Rousseau, La Nouvelle Héloïse, en 1761. Sans doute souhaite-t-il aussi mieux développer, par le biais des sentiments, le rêve d’un monde idéal, où la société serait débarrassée de ses défauts et où pourrait s’épanouir un « homme naturel » non corrompu par la civilisation mais « éclairé » par les lumières de la connaissance raisonnée.

C’est dans ce but qu’il élabore les décors. Au début du conte, en effet, ils ne sont que le moyen de permettre la satire, très rapidement évoqués, telle la rivière, ou la cérémonie du baptême. En revanche, dans l’histoire de Mlle de Saint-Yves le décor devient le signe d’une atmosphère, des états d’esprit des personnages, de leur tristesse, par exemple l’arrière-cabinet de Saint-Pouange, au chapitre XIV, ou lors de la mort de l’héroïne, au chapitre XX.

Il en va de même pour les personnages, poussés jusqu’à la caricature au début du conte, telles la virilité du Huron ou la coquetterie de Mlle de Saint-Yves. Mais petit à petit, à partir du chapitre X, les personnages deviennent sensibles ; du corps et de l’esprit, on passe à la notion d’âme : « les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre » (X), « la lecture agrandit l’âme » (XI). Les personnages gagnent ainsi en profondeur, même ceux secondaires, tels le prieur et sa sœur au chapitre XIII, et l’héroïne, pour sa part, ne fait plus sourire lorsque le lecteur découvre son âme délicate et fière, pudique et résolue à sauver son amant. Même Saint-Pouange se révèle capable de sensibilité et de connaître « le repentir » au chapitre XX.

Charles Le Brun, L'expression des passions, vers 1672. Dessin. Musée du Louvre, Paris

Charles Le Brun, L'expression des passions, vers 1672. Dessin. Musée du Louvre, Paris
Jean-Baptiste Greuze, La Malédiction paternelle : Le Fils ingrat, vers 1777. Huile sur toile, 130 x 162. Musée du Louvre, Paris

De plus, Voltaire met en scène, dans le conte, des scènes touchantes, élaborées dans la lignée du « drame » de l’époque et travaillées comme au théâtre, sous forme de tableaux tels ceux de Greuze dont Diderot faisait l’éloge. Les attitudes, les gestes sont soigneusement rendus pour provoquer l’émotion. C’est le cas, notamment, lors du viol de Mlle de Saint-Yves, de ses retrouvailles avec l’Ingénu au chapitre XVIII, ou au chevet de Mlle de Saint-Yves au chapitre XX. Voltaire y introduit même un commentaire personnel qui confirme cette volonté lors de la réunion en Basse-Bretagne : « La scène alors devint plus neuve et intéressante. » (XIX) Dans cette fin de siècle, le courant sensible a pénétré la société, et l’individu revendique son droit à l’humanité, à la libre-expression des sentiments, s’opposant ainsi à la rigueur qu’exigeait l’ordre social, au masque qu’il imposait à « l’honnête homme » de porter.»

Jean-Baptiste Greuze, La Malédiction paternelle : Le Fils ingrat, vers 1777. Huile sur toile, 130 x 162. Musée du Louvre, Paris

Conclusion

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Le conte de Voltaire commence comme une comédie par la place qu’y occupe la satire, mais il se termine dans une atmosphère qui relève du « drame », pas totalement tragique car la mort de l’héroïne n’altère en rien la pureté de « cette innocente victime » à laquelle tous rendent hommage, et, si le héros « chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu’au dernier jour de sa vie » (XX), cela ne l’empêche pas de poursuivre son évolution. Certes, le dénouement reste un compromis, puisqu’il montre que certains hommes sont incapables d’évoluer ; mais, tout n’est pas perdu, puisque le héros s’insère dans la société où il jouera un rôle important.
Ainsi, nous mesurons l’évolution de Voltaire à Ferney, une forme de démission devant certains idéaux, mais le maintien de l’espoir en une forme de régénération de l’homme dans un milieu « éclairé ».

Analyse de sept extraits : Chap.I, § 1-4 - Chap.III, § 2-5 - Chap.VIII, § 4-6 - Chap.IX - Chap. XIV, § 1-4  - Chap. XVI, § 5-10  - Chap. XX, § 16-fin 

Chap.I-§1-4

CHAPITRE I - Incipit  : du début à "... était dévote." 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Le titre du premier chapitre de L’Ingénu, conte philosophique de Voltaire datant de 1767, fonde déjà l’intrigue : « Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa sœur rencontrèrent un Huron ». Il fait, en effet, ressortir le contraste entre le personnage du « Huron », un « sauvage » indien d’Amérique du nord, et le prieur et sa sœur, immédiatement rattachés à la dimension religieuse en France par la fonction du « prieur ». Voltaire choisit donc de raconter le choc que peut produire la rencontre entre l’homme « naturel » et les Européens, dits "civilisés". Le terme « Comment » signale aussi l’enjeu pour l’écrivain : il doit présenter de façon vraisemblable une rencontre qui, en soi, est pratiquement impossible.

Dans cette perspective, l’ouverture du conte est essentielle, car elle doit mettre en place le contexte, les thèmes et le ton de l’œuvre.

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En quoi cet incipit répond-il au double rôle que Voltaire assigne à un conte philosophique ?

UN CONTE PHILOSOPHIQUE

Le passage repose sur un contraste entre la présentation d’une légende, c’est-à-dire d’un récit qui, comme le conte, s’affirme imaginaire, et l’ancrage dans le réel, qui va permettre à Voltaire de transmettre ses idées « philosophiques ».

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L’irréel de la légende

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Le récit débute par un indice temporel flou, « Un jour », qui fait penser à la formule « Il était une fois », habituelle dans les contes. L’irréel se confirme dans le récit de l’aventure de saint Dunstan, ayant utilisé une montagne comme moyen de navigation : il « partit d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France ». Il s’agit bien d’un miracle, d’autant que la montagne se retrouve personnifiée : « il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences ».

Saint Dunstan. Icône

Saint Dunstan. Icône

Ce récit, vécu par un personnage qualifié de « saint », inscrit donc l’incipit dans le domaine du sacré, mais nous notons déjà les signes de l’ironie de Voltaire, déjà dans la présentation de Dunstan, « Irlandais de nation et saint de profession « , symétrie comique… mais peu respectueuse envers la notion de sainteté. Il en va de même pour la présentation du miracle, qui banalise la situation par la formulation « [il] arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo », comme si une « montagne » représentait un véhicule ordinaire.

Le lecteur, en mesurant le ton du récit, pressent donc les attaques de Voltaire contre la religion, et notamment sur la notion de miracle.

L’ancrage dans le réel

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Voltaire veille à insérer cette légende dans un cadre spatio-temporel bien réel, ce qui est indispensable pour que le lecteur puisse suivre ses critiques en les rattachant à son époque.

Il explicite donc le lieu qui lui sert de décor : « la baie de Saint-Malo » à proximité de laquelle se dresse le « prieuré de la Montagne ». Pour donner une réalité à ce lieu fictif, il fait plaisamment appel à la connivence du lecteur : c’est le nom « qu’il porte encore, comme chacun sait. » Le nom des personnages est, lui aussi, destiné à renforcer l’effet de vérité par sa consonance bretonne : « Kerkabon », avec « ker », article breton défini, et la finale « bon » que nous retrouverons dans la désignation future du personnage comme le « bon » prieur.

Carte de la baie de Saint-Malo au XVIII° siècle

Carte de la baie de Saint-Malo au XVIII° siècle

L’actualisation temporelle est très précise : « En l’année 1689, le 15 juillet au soir ». Il s’agit pour Voltaire d’afficher tout de suite le décalage temporel entre la date de l’écriture, 1767, et celle sont censés se dérouler les faits. Ce recul au temps de Louis XIV traduit la prudence évidente de l’auteur face à toute éventuelle censure. Mais cela ne fait que confirmer au lecteur  le lien entre le récit et la réalité que critiquera Voltaire, celle de son époque.

LES DEUX PORTRAITS

Tout en ayant besoin de nous informer sur les protagonistes de son récit, Voltaire retient notre attention par le ton qu’il adopte. 

Mlle de Kerkabon

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Voltaire joue sur les antithèses : elle « n’avait jamais été mariée, quoiqu’elle eût grande envie de l’être », elle conservait de la fraîcheur » alors même qu’elle a déjà « quarante-cinq ans », âge avancé au XVIII° siècle, « elle aimait le plaisir », c’est-à-dire les joies terrestres, matérielles, alors qu’elle « était dévote », c’est-à-dire pratique une religion qui prône, elle, les valeurs spirituelles, celles de l’âme. Voltaire se moque donc de son personnage, mais sans la moindre cruauté, puisqu’il lui attribue un « caractère bon et sensible » : il en fait l’image stéréotypée de la vieille fille, qui ne se résigne pas à l’être.

Ce portrait lui permet en même temps, d’installer une tonalité sensuelle – Mlle de Kerkabon manifestera un grand intérêt pour tout ce qui touche au sexe masculin – et de réitérer la satire religieuse déjà amorcée à propos du miracle, en lui prêtant une religiosité qui n’est que de surface. Il suggère déjà que la religion ne serait qu’une façade, incapable de changer la nature profonde de l’homme.

Le prieur de Kerkabon

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Dès le début ce personnage est rendu sympathique, car Voltaire le présente de façon plutôt méliorative : c’est « un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins », il jouit d’« une grande considération », « tout le monde disait du bien de lui ». Une telle présentation d’un homme d’Église est peu fréquente chez Voltaire.

Cependant, il fait preuve d’ironie, par exemple en signalant qu’il a été aimé « autrefois de ses voisines », ce qui sous-entend qu’il fut un temps où l’abbé ne dédaignait pas les relations féminines. C’est aussi par rapport aux autres prêtres que la qualité du prieur ressort : « il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. » Voltaire reprend ici une satire, traditionnelle depuis le moyen âge, du mode de vie des ecclésiastiques, qui abusent de l’alcool jusqu’à l’ivresse. Enfin, l’ultime éloge paraît paradoxal : « il savait assez honnêtement de théologie », suggère qu’il n’étale pas un savoir livresque de façon pédante, comme le font certains prêtres qui citent sans cesse les textes sacrés, et explique qu’il puisse lire un des pères de l’Église, saint Augustin. 

Francis Hayman, Le Moine entreprenant, 1776. Huile sur toile, 60 x 51. Musée national Magnin, Dijon

Gaetano Bellei, Moine à la bouteille de vin, XIX° siècle

Gaetano Bellei, Moine à la bouteille de vin, XIX° siècle

Mais cela contraste avec son amour de Rabelais : « il s’amusait avec Rabelais », alors que cet auteur ne s’est pas privé d’attaquer, et parfois fort grossièrement, les abus de l’Église, des prêtres et des moines. En juxtaposant ainsi le domaine de la foi et le domaine profane que représente Rabelais, Voltaire fait à nouveau preuve de son irrespect, tout en signalant la tolérance de son personnage.

CONCLUSION

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Ce passage correspond à la double fonction habituelle de l’incipit. Il vise à informer le lecteur sur le lieu, l’époque, les personnages, le thème, au premier plan la religion, de façon assez réaliste. Mais il cherche aussi à séduire à la fois par des personnages et encore plus par le ton ironique qu’il adopte. Le lecteur mesure rapidement le registre satirique, et le jugement sévère de Voltaire sur la religion, présentée comme, soit une pure superstition, soit une façade commode pour masque des comportements peu moraux.

Le lecteur comprend ainsi le rôle du conte philosophique : un récit qui ne recule pas devant l’invraisemblance maIs qui a pour but d’amener le lecteur à en dégager une vérité. Il constitue donc une forme d’apologue.

Chap.III-§2-5

CHAPITRE III - La conversion du héros : de "L'Ingénu avait..." à "... on voudrait." 

INTRODUCTION

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Dans les deux premiers chapitres de L’Ingénu, conte philosophique datant de 1767, Voltaire nous a présenté le cadre du récit, la Basse-Bretagne en 1689, et son héros, le Huron. Sa rencontre avec le prieur de Kerkabon et sa sœur conduit à sa reconnaissance : il est leur neveu. D’où le titre du chapitre III, « Le Huron, nommé l’Ingénu, converti », car neveu d’un prieur, il ne peut en être autrement, il doit devenir catholique et être baptisé.

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Comment Voltaire, à travers les réactions de l’Ingénu face à l’enseignement religieux, développe-t-il à la fois sa critique et sa conception de l’homme ?

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La rencontre entre le Huron et les Kerkabon

La rencontre entre le Huron et les Kerkabon

James Tissot, Jésus conduit de Caïphe à Pilate, 1886-1894. Aquarelle, 17 x 21,9. Brooklyn Museum

LA FONCTION DU HÉROS

Son "ingénuité"

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Le Huron ignore tout de ce « Nouveau Testament » que l’on va lui enseigner. Pour lui, c’est un simple livre d’« aventures » et, à ce titre, il « le dévora avec beaucoup de plaisir ». Mais aucune réelle explication ne lui est donnée, il le lit donc au premier degré : « ne sachant ni dans quel temps ni quand quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ». Ainsi, il prend le texte biblique au pied de la lettre, c’est pourquoi il est persuadé qu’il doit être « circoncis » pour devenir chrétien. Ses réactions sont elles aussi celle d’un lecteur naïf, et leur violence révèle sa nature sauvage : « il jura qu’ils couperaient le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là. »

James Tissot, Jésus conduit de Caïphe à Pilate, 1886-1894. Aquarelle, 17 x 21,9. Brooklyn Museum

Le héros, par le regard neuf, naïf, qu’il jette sur la religion, permet à Voltaire de démythifier tout ce qui, à ses yeux, ne relève pas de la spiritualité mais de légendes purement humaines.

Sa raison "naturelle"

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Cependant, ce « sauvage » n’est pas dépourvu de qualités intellectuelles. Déjà, il « avait une mémoire excellente », « il n’avait jamais rien oublié ». Il est donc parfaitement capable d’être instruit ; d’ailleurs, il « sut bientôt presque tout le livre par cœur ». Mieux encore, « [s]a conception était […] plus vive et plus nette », c’est-à-dire qu’il est doté d’une intelligence naturelle, donc capable de faire usage de sa raison, au point qu’« il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. » Voltaire conclut : il « avait beaucoup de bon sens et de droiture », ce qui le rend capable de suivre un raisonnement.

Au-delà de sa sauvagerie, l’Ingénu illustre donc ce qui, est, pour Voltaire, la nature même de l’homme, sa raison, universellement partagée et non pas réservée aux seuls « civilisés ». Tout être humain a, de ce fait, la possibilité d’être « éclairé ».

Sa fonction comique

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En même temps, c’est par les réactions de son personnage que Voltaire fait sourire son lecteur. Même si l’idée est irrespectueuse, son désir de « couper[…] le nez et les oreilles » de ceux qui ont conduit le Christ au supplice est à la fois excessive et ridicule.

De plus, le thème de la circoncision renforce cet effet comique, déjà par le choix du discours rapporté direct avec la périphrase qui la présente : « il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce. » Voltaire maintient ainsi la caricature autour de la dimension sexuelle déjà introduite à propos de Mlle de Kerkabon. Le lecteur sourit du contraste entre la naïveté du héros, « comptant réjouir infiniment Malle de Kerkabon », et la réaction effective de celle-ci : « La bonne Kerkabon trembla que son neveu ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme. » C’est, bien sûr, la cause de cette crainte, « par bonté d’âme », qui fait sourire car elle n’est, en fait, qu’un prétexte, cette généralisation masquant bien mal le désir sensuel de cette vieille fille pour un jeune homme fort attrayant.

Voltaire n’oublie donc pas que, pour transmettre au lecteur ses idées, il est indispensable de la divertir.

LES CIBLES DE LA CRITIQUE

L'éducation

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C’est la première cible que vise Voltaire, qui critique l’instruction alors donnée dans l’enfance aux enfants, en faisant l’éloge de celle vécue par son Huron : « son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. » Il reproche donc à l’enseignement de son époque – souvent dispensé dans des collèges religieux – à la fois d’être trop lourd, donc d’encombrer l’esprit des enfants, mais surtout de provoquer un « nuage », c’est-à-dire de constituer un filtre qui empêche ensuite d’autres apprentissages. Comme tous les philosophes des Lumières, Voltaire critique ainsi tous les préjugés transmis par l’éducation.

La Bible

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Voltaire montre un évident irrespect envers ce livre considéré comme sacré, qu’il transforme en récit d’« aventures ». Mais surtout il en détruit la valeur même par l’explication que donne le prieur, d’abord par la façon dont il se contredit, « il loua son zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile », ôtant ainsi tout sens à la pratique religieuse. De plus, par la précision que « ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quarante années », Voltaire, en bon historien, détruit la validité du texte religieux : comment des faits si anciens pourraient-ils garder un sens et être appliqués au XVIII° siècle ? Enfin, son héros, qui « proposait des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine », exerce sa raison sur le texte jusqu’à en démasquer les points faibles. À travers l’embarras des hommes d’Église, le prieur d’abord, puis l’abbé de Saint-Yves, « ne sachant que répondre », qui est obligé de faire « venir un jésuite bas-breton ». Voltaire met ainsi en évidence à la fois l’incompétence de ces religieux en matière de théologie, et à quel point la théologie peut être source de débats, de discussions.

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Enfin, quand, à propos du baptême, le prieur distingue « la loi de rigueur » de « la loi de grâce », il fait apparaître une contradiction au sein même de la Bible, entre l’Ancien Testament et sa « rigueur » dont la valeur est ici niée au profit du Nouveau Testament, qui met davantage en valeur la « grâce ».  

Aux yeux de Voltaire, la religion ne devrait pas poser de telles difficultés dogmatiques, ni présenter de telles contradictions.

Les sacrements

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L’Ingénu reste dans la logique du texte biblique, dont les personnages, appartenant au monde juif, sont circoncis. Ici encore, c’est la réponse du prieur, voulant « redress[er] les idées du Huron », qui porte la critique de Voltaire : « la circoncision n’était plus de mode ». Le sacrement serait donc un simple usage, aussi variable que celui d’un vêtement… Dans ces conditions, pourquoi les catholiques considèrent-ils comme hérétiques les « baptistes », qui se font baptiser dans une rivière – ce que fera d’ailleurs le Huron ensuite – ou les Quakers, qui veulent accorder le baptême aux adultes uniquement, et non aux enfants, et, eux aussi, par immersion totale ? En ajoutant que, « le baptême était plus doux et plus salutaire », il introduit aussi un argument qui lie la religion à l’idée d’un confort, du corps et de l’âme.

En soulignant la variabilité des rituels religieux, Voltaire à la fois leur dénie une réelle importance, et lance un appel à plus de tolérance en montrant le peu de sens des querelles qui opposent les différentes religions.

Jacob van Maerlant, Le baptême de Clovis,

1325-1335. Enluminure

Le fanatisme

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Face aux objections du prieur, le héros « disputa », c’est-à-dire entre dans ce débat théologique, mais il reste ouvert à l’opinion d’autrui, et est capable de changer la sienne : il « reconnut son erreur ». En cela, il offre un contre-exemple du fanatisme religieux, puisque Voltaire insiste : « ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent ». Finalement, ce « sauvage » est plus raisonnable, plus sage que ceux qui se disent « civilisés ».

CONCLUSION

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Le héros du conte philosophique répond donc à la double exigence de ce genre littéraire. Il doit contribuer à son aspect divertissant, ici par ses excès et par les allusions grivoises que permettent ses réactions, mais il doit aussi amener le lecteur à regarder d’un œil neuf les réalités de son époque, comme le font  Candide ou Micromégas, dans d’autres contes de Voltaire, ou les Persans de Montesquieu.

H. Brückner, "Luther brûlant publiquement les œuvres de Jan Eck, un livre de droit canon et la bulle du pape condamnant ses propositions", in Vie de Martin Luther, 1874

Il est aussi le porte-parole de Voltaire, qui le met au service de ses luttes contre tout le fanatisme et l’irrationalité propres à toute religion organisée. C’est pour cela que lui-même prône le déisme, c’est-à-dire la croyance en un « Être suprême créateur », mais sans dogmes, sans rituels ni culte organisé.

Chap.VIII-§2-6

CHAPITRE VIII - La politique royale : de "Un tel désastre..." à la fin.. on voudrait." 

INTRODUCTION

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Dans les deux premiers chapitres de L’Ingénu, conte philosophique datant de 1767, Voltaire nous a présenté le cadre du récit, la Basse-Bretagne en 1689, et son héros, le Huron. Sa rencontre avec le prieur de Kerkabon et sa sœur conduit à sa reconnaissance : il est leur neveu.

Les chapitres suivants nouent l'intrigue : le Huron, converti, est baptisé, mais il tombe amoureux de Mlle de Saint-Yves, ce qui fait son malheur, puisque, celle-ci étant sa marraine, l'Église interdit leur mariage. Mlle de Saint-Yves, au grand désespoir du héros, est enfermée au couvent. Mais son action valeureuse contre les Anglais, venus « ravager le pays », et le triomphe qu'il remporte décident de son voyage pour aller demander une récompense au roi... et l'autorisation d'épouser sa bien-aiméeSur la route, comme l'annonce le titre du chapitre VIII, « Il soupe en chemin avec des huguenots », qui fuient le pays, et s'informe des raisons de leur départ. 

À travers les réactions de son héros et en jouant sur le décalage temporel entre le temps du récit et celui de l'écriture, quelle image Voltaire donne-t-il des réalités politiques et religieuses de son époque ? 

Pour lire l'extrait

LA POLITIQUE ROYALE

La France est considérée par Rome comme une nation catholique, « la fille aînée de l’Église » depuis le baptême de Clovis, en 498, et l’alliance entre Rome et les rois français s’est toujours poursuivie, les rois de France prenant même, à partir du XIII° siècle, le titre de « Rois Très chrétiens ». Mais cela a eu de nombreuses conséquences.

Le Roi et le Pape

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La première conséquence est la lutte contre les protestants, que Voltaire résume par « le pape régnant, à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple », faisant allusion à la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685 qui a réactivité leur élimination. Le passage s’ouvre sur l’expression hyperbolique « Un tel désastre » : il renvoie au récit précédent qui a cité des chiffres, « cinq à six cent mille sujets », partis en exil et engagés dans des armées ennemies. C’est pourquoi Voltaire mentionne « Mons de Louvois », ministre de la guerre de Louis XIV de 1675 à 1691, et ses « dragons », nom donné, en raison de leur brutalité, aux soldats chargés de convertir de force les « hérétiques » en les persécutant de toutes les façons possibles. Sa critique contre Louvois se réitère quand l’Ingénu commente son rôle : « on m’a dit que c’est lui qui fait la guerre de son cabinet. » Il reproche donc à ce ministre de rester, en réalité, éloigné de ceux qui combattent sur le terrain, de manquer de réelles connaissances dans le domaine militaire, et même de courage.

Les dragonnades après la Révocation de l'Édit de Nantes

Les dragonnades après la Révocation de l'Édit de Nantes

La seconde conséquence est la Querelle dite de « La Régale », qui commence en 1680 avec le papa Innocent XI. Le roi, depuis 1516, disposait du droit de nommer les évêques, qui recevaient ensuite la caution du pape ; le royaume restait donc très dépendant du pape, qui percevait une taxe sur tous les bénéfices, c’est-à-dire le revenu des charges ecclésiastiques. Mais,  un texte royal officiel, « la Régale », a proclamé en 1682 l'indépendance du Roi face à la papauté en confirmant les libertés de l’Église catholique, matérielles, et spirituelles par des conciles ; en représailles, le pape refuse d’investir les évêques, bloquant ainsi la vie religieuse du royaume. Un compromis n’est trouvé qu’en 1693, le pape acceptant de renoncer à la perception financière, le roi, lui, renonçant à son pouvoir spirituel. Voltaire, bien sûr, exprime son point de vue à travers la formule, « la France a espéré » et considère que c’est encore une trop grande soumission. Il est très sévère sur ce point, en la désignant comme « le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger. » Le terme « joug » s’emploie, en effet, à l’origine pour les animaux attelés, puis pour les esclaves, et la qualification d’« étranger » se charge d’un évident mépris. Il précise aussi qu’on est là bien loin de la vie spirituelle qui devrait être le seul intérêt de l’Église : il s’agit « surtout de ne plus lui donner d’argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. »

L'idéal de Voltaire

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Cependant, Voltaire, auteur du Siècle de Louis XIV, ne remet pas en cause la monarchie, et encore moins Louis XIV, dont il admire l’œuvre en le qualifiant de « grand roi », et il souligne d’ailleurs « la magnanimité de son cœur », générosité et grandeur d’âme. Il joue même sur l’origine de son héros, un Huron : quand celui-ci évoque « un monarque si cher aux Hurons », Voltaire fait allusion à la conquête du Canada où l’on apprend aux « sauvages » à respecter la grandeur du roi de France. La critique de Voltaire ne porte donc que sur le fait qu’il n’est pas « éclairé », c’est-à-dire qu’il est entouré de mauvais conseillers : « Il paraît donc évident qu’on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l’étendue de son pouvoir. »

LA CRITIQUE RELIGIEUSE

Le rôle des jésuites

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Dans un premier temps, placé dans la bouche du protestant, la critique reste prudente, masquée par le pronom indéfini « on », ce qui permet la question du héros : « quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque ». La réponse, dès le paragraphe suivant, se trouve ainsi mise en valeur, en désignant nettement « les jésuites », une des cibles favorites de Voltaire, et encore plus précisément « surtout le père de La Chaise, confesseur de sa majesté » de 1675 à 1709. Il le présente comme tout-puissant, à la tête d’un véritable réseau de surveillance du pays, à travers ce « jésuite déguisé qui servait d’espion au révérend père de La Chaise.  Il lui rendait compte de tout, et le père de La Chaise en instruisait Mons de Louvois. »

La fondation de l'ordre des jésuites

C’est donc toute une chaîne qui fonctionne, jusqu’au sommet de la hiérarchie, en menaçant la liberté des hommes, puisque, par cette courte phrase, « L’espion écrivit », qui ne nous précise pas le contenu de la lettre, Voltaire montre qu’une simple lettre signée d’un jésuite suffira à faire emprisonner son héros.

Louis-Michel Dumesnil, Lit de justice tenu par Louis XV, en 1715, 1723. Huile sur toile, 75 x 106. Château de Versailles

Les jansénistes

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Mais Voltaire joue sur la double date du conte, paru en 1767 mais dont l’intrigue est reculée en 1689. Les jésuites ont, en effet, été expulsés de France en 1764, d’où le ton de certitude qu’il prête à son personnage : « Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu’ils seront chassés comme ils nous chassent. » Critique gratuite alors ? Pas réellement, car, si les jésuites ont perdu leur pouvoir à l’époque de l’écriture du conte, un autre courant religieux reste, lui, puissant, les jansénistes, même si l’abbaye de Port-Royal des Champs a été détruite en 1712. Or, rappelons le sous-titre de L’Ingénu, « Histoire véritable tirée des manuscrits du P. Quesnel », ce dernier étant précisément un janséniste puissant et influent, dont les ouvrages sont condamnés par une bulle papale en 1713. 

Louis-Michel Dumesnil, Lit de justice tenu par Louis XV, en 1715, 1723. Huile sur toile, 75 x 106. Château de Versailles

Mais, malgré les poursuites contre eux, les jansénistes se sont implantés dans les Parlements, notamment celui de Paris, qui résistent à la politique royale, dont ils freinent les réformes. Aux yeux de Voltaire, donc, ils ne sont qu’une « secte » au même titre que les jésuites : en critiquant ces derniers, il critique tout courant religieux qui se mêle des affaires publiques.

FONCTION DU HÉROS

Le héros est, dans cet extrait, dans son rôle d’« Ingénu », par ses questions et ses étonnements, qui amènent les explications, et permettent à Voltaire de formuler ses critiques.

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Mais ses réactions aussi soutiennent la critique. Par exemple, dans un premier temps, il est « attendri de plus en plus ». Voltaire le dote ainsi d’une sensibilité, mise en évidence par l’apposition, ce qui crée un contraste avec la cruauté du sort infligé aux protestants. Puis, sa réaction s’amplifie : il « ne pouvait plus se contenir », indignation qui renforce encore la critique. Certes, la naïveté de ses certitudes fait sourire le lecteur averti : « je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services ; je parlerai à ce mons du Louvois […]. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité ». Le chapitre IX apportera d’ailleurs la preuve de cette naïveté. Cependant, Voltaire en profite pour poser une formule représentative du siècle des Lumières : « il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. » Par cette litote, il met en valeur une conception philosophique fondée sur l’idée que chaque homme peut être éclairé lorsque l’on parle à la raison et aux sentiments, universellement partagés.

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Le discours rapporté de l’Ingénu entraîne également des réactions, qui en disent long sur l’état de la société. Le fait que les assistants « le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche » révèle le poids de la hiérarchie sociale. Aux yeux de tous, il est impossible que, par son seul mérite, un homme puisse avoir un tel pouvoir, avoir accès à la personne du roi. Ou alors, il ne peut être que « le fou du roi » : ses affirmations seraient un signe de sa folie. Or, il a objectivement raison dans sa révolte, comme le « fou du roi » qui, au moyen âge, était, sous ses bouffonneries, le seul qui pouvait dire au roi ses vérités. Voltaire nous peint ainsi une société qui fonctionne à l’envers, où dire la « vérité » devient, au mieux, un indice de folie, au pire, une prise de risque car on sait jamais quel « espion » peut la transformer en une erreur fatale.

CONCLUSION

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Ce passage a une particulière importance par les thèmes abordés : la politique royale, et les conflits religieux. Il dépasse donc de beaucoup le cadre du « conte », qui se veut  divertissant, et cela explique la prudence de Voltaire qui fait publier d’abord  L’Ingénu en Suisse, puis en France, anonymement avec un lieu d’édition fictif, « à Utrecht », ce qui n’empêche pas l’intervention de la vente par la police, enfin sous la feinte attribution à un certain abbé Du Laurens, auteur mineur sur lequel étaient ainsi rejetées les attaques de la censure.

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Ce passage constitue aussi une étape importante dans l’évolution de son personnage. En sortant du lieu clos de la Basse-Bretagne, où il était encore protégé, il découvre encore davantage les réalités de la société française, poursuivant ainsi une initiation qui confirme le poids de la religion. Il observe ici plus qu’il n’agit, mais ses seules paroles suffisent à faire de lui une victime.  

CHAPITRE IX - L'Ingénu à Versailles 

Chap.IX

INTRODUCTION

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Au chapitre VII, la première initiation de l’Ingénu est terminée : il est devenu catholique, a découvert l’amour et la guerre. Mais son baptême cause aussi son malheur, puisqu’il lui est interdit d’épouser sa bien-aimée, Mlle de Saint-Yves, parce qu’elle est sa marraine. Il décide donc de partir à Versailles pour obtenir du roi une place dans l’armée, et l’autorisation d’épouser celle qu’il aime, à présent enfermée dans un couvent par son frère.

Dans le chapitre IX, intitulé « Arrivée de l’Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour », l’Ingénu découvre un nouvel univers.

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Comment, à travers les difficultés que rencontre son héros et ses réactions, Voltaire dénonce-t-il le fonctionnement du monde politique et de la justice ?

Pour lire l'extrait

FONCTION DU HÉROS

Tout le début du chapitre repose sur l’idée des « usages de la cour », avec un contraste établi entre ceux qui les ignorent et ceux qui les connaissent.

D’un côté, l’Ingénu considère que tout sujet peut voir le roi facilement, comme le révèlent ses questions : « « à quelle heure on peut voir le roi » De l’autre, il y a l’étiquette de Versailles : « on ne parlait pas ainsi au roi, et […] il fallait être présenté par Mgr de Louvois. » Le héros revendique ses droits : pour lui, son seul nom et son mérite (« j’ai tué des Anglais ») suffisent. Il ne fait pas la différence entre la Basse-Bretagne, une province lointaine, et Versailles, le cœur même du royaume. Bien sûr, le lecteur sourit de cette naïveté du héros, qui reste encore marqué par sa nature sauvage, puisque, face aux rires des « porteurs de chaise », il réagit avec violence : « il les battit ».

Le "pot de chambre" : un véhicule au XVII° siècle

Le "pot de chambre" : un véhicule au XVII° siècle

Mais, allant plus loin, Voltaire utilise sa colère pour formuler sa critique contre l’organisation hiérarchique de l'administration qui, non seulement dilue l’autorité politique et le pouvoir royal, mais voit des subalternes prendre le pas sur le roi : « Il est encore plus difficile de parler à Mgr de Louvois qu’à Sa Majesté ». Le ministre outrepasse donc son pouvoir et en abuse. Enfin, c’est le règne de la bureaucratie, puisque l’Ingénu voit défiler toute une chaîne de subalternes : « M. Alexandre, premier commis », puis « le premier commis de M. Alexandre : c’est comme si vous parliez à M. Alexandre lui-même. »

Louis XIV tenant les sceaux royaux, XVIII° siècle. Château de Versailles

Voltaire donne ainsi l’impression que bien des responsables à la cour occupent indûment leur poste, tout en écartant le pouvoir royal de ses sujets : « ils ne purent être introduits. » Car pourquoi cette impossibilité de les voir ? La raison en est donnée sans connecteur logique : « il était en affaire avec une dame de la cour », formule élégante pour suggérer une réalité plus grivoise, une relation sexuelle, vu « l’ordre de ne laisse entrer personne ». Cette administration est donc plus préoccupée de ses plaisirs que d’une réelle efficacité de gestion. Parallèlement, Voltaire nous fait comprendre comment s’obtiennent les postes ou les appuis à la cour, par la débauche et le libertinage. C’est d’ailleurs ce qui arrivera à Mlle de Saint-Yves.

Le discours du héros, rapporté directement, souligne cette incompétence à travers ses deux questions, « Qu’est-ce que donc que tout ceci ? […] est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci ? », et sa comparaison plaisante entre la guerre et la vie à la cour. La fin du second paragraphe, tout en soulignant l’oisiveté qui règne à la cour, où l’on passe plus de temps à attendre qu’à agir, produit un effet cocasse par la coordination entre l’amour (« en rêvant à Mlle de Saint-Yves ») et ces dysfonctionnements à Versailles, généralisés : « la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. » Deux anomalies sociales, donc…

ENTRETIEN AVEC LE PREMIER COMMIS

Voltaire donne à nouveau un double visage à son personnage, en faisant ressortir un contraste.

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D’une part, il met en valeur sa « sauvagerie », en soulignant son manque de manières et ses excès : « monsieur, qui parlez si haut », lui reproche son interlocuteur, et nous notons la reprise en anaphore de « je veux » pour poser avec force une série d’exigences. C’est pour cette raison que son interlocuteur conclut : « il n’avait pas la tête bien saine ».

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D’autre part, les premières paroles de celui que Voltaire nomme plaisamment « le patron » alors même qu’il n’est qu’un subalterne, apparaissent totalement raisonnables, ce que traduit le constat du commis : « Ces paroles frappèrent le commis. » C’est ce que confirment les critiques que sous-tendent ses exigences.

      La première porte sur la vénalité des charges : « probablement on lui accorderait la permission d’acheter une lieutenance. » L’indignation de l’Ingénu, exprimée par ses exclamations, « Moi ! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les Anglais ! », et par le reproche qu’il lance au commis, « que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement », attaque l’injustice de ce système qui ne reconnaît pas le mérite réel. Voltaire oppose ainsi l’homme d’action, qui agit réellement pour son pays, et l’homme de bureau, qui n’est qu’un parasite inutile.

           Sa deuxième critique porte sur sa situation sentimentale, car il convient de maintenir l’intrigue du conte, le « mariage » entre le héros et Mlle de Saint-Yves.

           La troisième en revient à la vie politique, puisqu’elle concerne l’exil des protestants : « Je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre. » Il présente ainsi l’exode des huguenots comme une perte pour le royaume.

Le rythme ternaire de la conclusion, « En un mot, je veux être utile ; qu’on m’emploie et qu’on m’avance », résumé ce que Voltaire, par la parole de son héros, reproche au fonctionnent de la cour : la monarchie se nuit à elle-même en n’utilisant pas au mieux les ressources humaines de son royaume, en ne permettant pas à ceux qui peuvent rendre un réel service de faire carrière.

LE FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE

Son fondement

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La première attaque porte sur son fondement, non pas la force des preuves, mais la dénonciation, ici double. Sa valeur en est totalement déconsidérée puisque la première lettre est celle d’un « espion », ce qui ne fait que donner une image négative de la religion, et tout particulièrement des jésuites. La seconde est le fruit de la jalousie d’un personnage qui a été ridiculisé dans les premiers chapitres, et que Voltaire caractérise par une formule figée « l’interrogant bailli », néologisme forgé à partir de son habitude de multiplier les questions et de « l’arrogance » de son statut de représentant du roi. La formulation de cette lettre a pour seul but d’éliminer un rival pour son fils qui veut épouser Mlle de Saint-Yves : il « dépeignait l’Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles. » Aucune de ces accusations ne sera vérifiée.

L'arrestation

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Puis, vient l’arrestation doublement mise en relief, d’abord par le contraste entre la tranquillité du héros et la brutalité de l’intervention. L’Ingénu, en effet, suit le cours d’une vie paisible : il s’est « promené dans les jardins de Versailles », a « soupé en Huron et en Bas-Breton », c’est-à-dire copieusement, puis s’est « couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain », donc de voir ses vœux se réaliser : « il se berçait de ces flatteuses idées ». La différence est donc grande avec l’irruption violente, en pleine nuit, de « la maréchaussée », qui suggère un grand nombre d’agents.

Voltaire amplifie cette violence en décrivant les réactions de son héros, qu’il introduit en intervenant lui-même par l’interpellation de son lecteur : « Quel était en chemin l’étonnement de l’Ingénu, je vous le laisse à penser. » L’inversion syntaxique renforce le choix lexical, le terme « étonnement » étant à prendre dans son sens étymologique : il est comme frappé par le tonnerre. Voltaire fait alors se succéder les réactions, en gradation : de « l’étonnement », le héros passe à « l’engourdissement », trop saisi pour agir, à « une fureur qui redoublait ses forces ». La force de son indignation est accentuée par l’accumulation des actions, rendues rapides par la juxtaposition et le choix du présent de narration. L’insertion du discours direct, fortement modalisé par l’exclamation et l’interrogation, exprime toute son amertume devant l’injustice de son sort, ainsi dénoncée par Voltaire : « Voilà donc ce que l’on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne ! »

Enfermé au cachot

L'image de la prison

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Enfin, ce passage met en place une première image de la prison, ici la Bastille, d’abord désignée par une périphrase : « le château que fit construire le roi Charles VII, fils de Jean II, auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles. » Les termes semblent pourtant bien banals ensuite, « gîte », « chambre », mais la comparaison tranche avec cette banalité : « comme un mort qu’on porte dans un cimetière. » C’est d’ailleurs ce que confirme la présentation de Gordon, « qui y languissait depuis deux ans. » L’image finale de la prison est terrible, avec « les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres », et fait ressortir l’isolement des prisonniers, « séparés de l’univers  entier ».

Enfermé au cachot

CONCLUSION

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Ce chapitre donne l’image d’une totale incompétence de la monarchie absolue en matière de gouvernement. Le roi est isolé de ses sujets par toute une bureaucratie, des intermédiaires largement incompétents, plus préoccupés de leurs intérêts personnels que de celui du royaume. Les charges officielles sont attribuées en fonction du pouvoir d’achat, donc sans souci du mérite personnel ni d’une quelconque compétence pour les exercer.

À cela s’ajoute une justice arbitraire, sous l’influence des courants religieux qui l’utilisent à leur profit, tels les jésuites, qui se fie à des dénonciations non vérifiées, et emprisonne sans jugement, sans procès. On est loin encore de la loi d’Habeas Corpus, promulguée en 1679 en Angleterre, qui protège les citoyens de tout emprisonnement sans procès, et que Voltaire souhaiterait pour son pays.

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Enfin, Voltaire joue ici sur un double registre. D’un côté, son personnage reste comique, parce qu’il est excessivement naïf, ignorant des « usages », toujours prêt à manifester sa nature « sauvage ». Mais, d’un autre côté, le ton devient dramatique, puisqu’il devient l’innocente victime du fonctionnement nocif d’une administration corrompue.​

CHAPITRE XIV - Les progrès de l'Ingénu : du début à "... juste colère." 

Chap.XIV-§1-4

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Au chapitre VII, la première initiation de l’Ingénu est terminée : il est devenu catholique, a découvert l’amour et la guerre. Mais son baptême cause aussi son malheur, puisqu’il lui est interdit d’épouser sa bien-aimée, Mlle de Saint-Yves, parce qu’elle est sa marraine. Il décide donc de partir à Versailles pour obtenir du roi une place dans l’armée, et l’autorisation d’épouser celle qu’il aime, à présent enfermée dans un couvent par son frère. Mais, à peine arrivé à Versailles, le héros est arrêté et emprisonné à la Bastille sans procès. 

Après une rupture au chapitre XIII, qui lance l'aventure de Mlle de Saint-Yves pour retrouver celui qu'elle aime, le chapitre XIV, comme le souligne son titre,  « Progrès de l'esprit de l'Ingénu », reprend la nouvelle initiation de l'Ingénu, commencée dès le chapitre X, peu à peu "éclairé" par les lumières de la connaissance, grâce à ses conversations avec son compagnon de cellule, Gordon, un vieux janséniste, et à ses lectures. 

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Comment Voltaire utilise-t-il la nature de son personnage pour mettre en valeur ses critiques, sa conception de l’homme et son idéal ? 

LA FONCTION DU HÉROS 

Voltaire, dès le début du passage, signale ses « progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l’homme », en insistant sur les qualités qui les lui permettent. C’est d’ailleurs lui qui mène le dialogue, à la fois par ses questions, et par ses réflexions.

Son sens de l'observation

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Gordon le qualifie de « jeune ignorant », mais c’est, paradoxalement, cette « ignorance » même qui lui permet de mieux observer la réalité qui l’entoure : « Il voyait les choses comme elles sont ». Voltaire se sert ainsi de son personnage pour critiquer l’instruction donnée aux enfants de France, en l’opposant à l’« éducation sauvage » du Huron : « n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés. » La « nature » serait donc un meilleur maître à la base, car la « culture » transmet aussi bien des erreurs, si bien enracinées au cours des siècles, qu’elles finissent par fausser l’observation : « Son entendement, n’ayant point été courbé par l’erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. » L’image géométrique oppose ce qui est courbe, comme tordu et déformé donc, à ce qui est droit, donc juste. Comme il le fait dans Candide ou dans Micromégas, ou comme Montesquieu dans ses Lettres persanes, Voltaire utilise donc la naïveté du regard de « l’étranger » pour attirer l’attention de son lecteur sur ce qu’il ne sait plus observer tant il y est habitué.

Sa sensibilité

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Mais la nature « sauvage » de son personnage ne le prive pas de ce qui, pour Voltaire, est le propre de tout être humain, son « cœur », sa sensibilité, ce que l’écrivain nomme « la trempe de son âme ». Elle se manifeste face à son compagnon, par exemple par la répétition verbale de « je vous plains » C’est elle aussi qui le pousse à prendre le parti des « opprim[és] », et à s’indigner contre l’oppression, avec  l’emploi d’un terme hyperbolique : « ceux qui persécutent me paraissent des monstres. »

Théodore de Bry, Christophe Colomb débarque à Hispaniola, 1594. Gravure : la rencontre de deux mondes

Théodore de Bry, Christophe Colomb débarque à Hispaniola, 1594. Gravure : la rencontre de deux mondes

C’est enfin ce qui conduit Voltaire à inverser les valeurs, en opposant deux types de comportements : « J’ai vécu huron vint ans ; on dit que ce sont des barbares parce qu’ils se vengent de leurs ennemis ; mais ils n’ont jamais opprimé leurs amis. » D’un côté, il y a un peuple primitif, qui applique la loi du talion, c’est-à-dire rendre le mal que l’on vous fait, s’en prendre à ses seuls « ennemis ». De l’autre, un peuple  dit « civilisé » ne fait que trahir : il est ingrat envers ses « amis », n’éprouve aucun sentiment de reconnaissance, jusqu’à se comporter injustement. Il s’appuie sur son propre exemple, en rappelant le combat contre les Anglais raconté au chapitre VI pour montrer que le mérite n’est pas récompensé : « À peine ai-je mis le pied en France que j’ai versé mon sang pour elle ; j’ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants. » Cette métaphore finale traduit, à elle seule, toute la cruauté subie injustement, le manque de cœur de ses ennemis.

Sa raison

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Enfin, l’Ingénu, malgré son ignorance, est parfaitement capable de construire un raisonnement, la raison étant, pour Voltaire, une faculté universellement partagée. Par exemple, il manie le raisonnement par hypothèse sur la notion de « vérité » : « ‘il y avait eu une seule vérité… », « Si cette vérité était nécessaire… » C’est ce qui explique qu’il réussisse à persuader Gordon, alors même que celui-ci est plus instruit et plus âgé : « Tout ce que disait ce jeune ignorant […] faisait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné. » Voltaire inverse ainsi le positionnement de ses deux personnages, en accordant à son héros le pouvoir de faire douter son compagnon, le doute étant la première étape vers la vérité : « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse rendu malheureux pour des chimères ? »

LA PORTÉE CRITIQUE DE L’EXTRAIT 

En dotant son personnage de ces qualités, Voltaire en fait le porte-parole de ses critiques, et, par contrepoint, de ses idéaux.

Le fanatisme religieux

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La première critique, sur laquelle s’ouvre le discours direct de l’Ingénu, porte sur la religion, plus précisément, après avoir critiqué les jésuites, Voltaire s’en prend aux jansénistes. Après sa déclaration, « je vous plains d’être janséniste », il généralise son attaque par une formule énergique : « Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. » Aux yeux de Voltaire, en effet, les débats théologiques sont inutiles, d’où le terme péjoratif de « chimères » par lequel Gordon finit par les qualifier.

En évoquant la « grâce efficace », Gordon rappelle le fondement du jansénisme emprunté par son théoricien Jansenius » aux thèses de Saint-Augustin. Pour lui, Dieu n’accorde sa grâce que selon son bon  vouloir, le Christ n’étant pas venu sauver tous les hommes, et il arrive même qu’il la refuse à des justes, tel l'apôtre Pierre quand il en arrive à renier le Christ. Bien sûr, cette doctrine a été considérée comme dangereuse par l’Église romaine, puisqu’elle menace l’action du clergé, les sacrements, et même le dogme : en donnant toute liberté à Dieu, ne l’enlève-t-elle pas à l’homme ?

Mais pour Voltaire, tout débat métaphysique est inutile, et pire encore, dangereux. Il oppose ainsi ce qui relève de l’abstraction, « raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain », qualifié de façon péjorative d’« amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles » ou de « vaines disputes de l’école », et la réalité concrète, dépeinte, elle, par un vocabulaire particulièrement dramatique : Gordon est qualifié d’« infortuné », et se livre à un douloureux monologue intérieur. Il se dit, en effet, « malheureux », « plus sûr de son malheur que de la grâce efficace ». C’est à l’enfer que font référence les images du feu (« j’ai consumé mes jours ») et de la chute, quand il compare son sort à un « abîme ». Les courants religieux ne conduisent, en fait, qu’à l’intolérance et au fanatisme.

La notion de vérité

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Ce thème est posé par la question de l’Ingénu : « Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie. » Voltaire souligne alors la différence entre deux types de savoirs, celui qui relève des sciences dites exactes, « la géométrie », qui peut être « démontrée », et la métaphysique. C’est ce qui explique l’inversion lexicale : là où Gordon parle de « vérités obscures », l’Ingénu riposte « faussetés obscures ». À nouveau la relation entre le « savant » Gordon et l’Ingénu s’inverse, puisque celui-ci est capable d’entreprendre une argumentation qui détruit par l’absurde la notion même de « vérité » en matière religieuse : « on l’aurait découverte sans doute », « Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. » En philosophe de son époque, Voltaire reprend l’image des Lumières : toute vérité ne peut qu’éblouir.

Henri Testelin, Colbert présente à Louis XIV les membres de l'Académie royale des sciences créée en 1667, huile sur toile, 348 x 590. Château de Versailles

L'idéal de Voltaire : le déisme

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Ce refus des querelles métaphysiques n’amène cependant pas Voltaire à l’athéisme, bien au contraire puisque son héros conclut son argumentation par un éloge de « l’Être infini et suprême ». Il lui donne l’image d’un Dieu de bonté, soucieux du « genre humain » qu’il a lui-même créée. Ainsi, Voltaire prête à son héros une véritable éloquence, soutenue par le rythme ternaire en gradation  et l’anaphore de sa dénonciation : « C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire : ‘‘ Il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée’’». 

L'article premier du décret du 18 floréal  1794 

Illustration de l'article premier du décret du 18 floréal  1794 

On reconnaît la philosophie des Lumières dans l’image que Voltaire donne ici de Dieu, puisqu’il ne saurait refuser que les hommes soient bénéficiaires de ces lumières, leur refuser une connaissance « essentielle » à leur vie terrestre. Si tel était le cas, ce ne serait qu’un Dieu perfide, prenant plaisir à tromper les humains, mais aussi un Dieu bien faible puisqu’il faudrait le chercher à travers les livres. C’est, en fait, ce que l’on nomme alors déisme que réclame Voltaire, une religion sans dogmes, sans clergé, sans rites, donc sans conflits théologiques. Pour lui, il suffit de regarder l’univers créé pour être sûr de l’existence de Dieu.

Le droit naturel

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Le fait que l’Ingénu soit capable de « progrès de l’esprit » prouve que Voltaire ne nie pas l’importance d’améliorer ses connaissances, d’enrichir son savoir. Mais ce savoir ne doit pas, pour autant, détruire la liberté, que Voltaire pose comme un droit naturel, précisé, à la fin du paragraphe par « le premier de ses droits » : « je suis né libre comme l’air ». De cette affirmation préalable, où la notion de liberté reste encore abstraite, découlent des libertés concrètes, celle de mouvement et d’expression des sentiments : «  j’avais deux vies, la liberté et l’objet de mon amour ; on me les ôte ».

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En fait, ce que critique le héros n’est pas tant la privation de liberté en soi, le fait d’être « dans les fers », que le fonctionnement arbitraire de la justice : « sans en savoir la raison, et sans pouvoir la demander. » L’accusé du XVIII° siècle ne dispose pas, en effet, du droit actuel de connaître le contenu d’un dossier d’accusation, ni de celui d’être défendu par un avocat lors d’un procès.

Pour renforcer sa critique, Voltaire insiste sur l’indignation de son héros, qu’il qualifie de « juste colère » et renforce par des exclamations : « Il n’y a donc pas de lois dans ce pays ! On condamne les hommes sans les entendre ! » Il en profite pour reprendre son éloge, fréquent, du système judiciaire anglais où le « Bill of rights » de 1689, ou « Acte déclarant les droits et les libertés du sujet et mettant en place la succession de la couronne », qui complète la loi d’Habeas corpus (1679) interdisant la « saisie de corps » sans procès, met en place monarchie constitutionnelle en affirmant les libertés accordées aux sujets du roi.

CONCLUSION

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Ce passage montre l’évolution du héros : il n’est plus le Huron du début du conte, qui se laissait aller à la colère, emporté par des révoltes contre ce qu’il ne comprenait pas. Sa colère est à présent « juste », car, éclairé par ses lectures et ses conversations avec Gordon, il est devenu capable de raisonner, non pas dans le vide, pour de vains débats religieux, mais pour mieux assurer à l’homme ses droits naturels. La philosophie ne s’oppose pas à eux, elle n’a pas, selon Voltaire, pour rôle de les « dompter », mais de les soutenir par les lois. Parallèlement, le personnage de Gordon lui aussi évolue : il s’éloigne du jansénisme, s’ouvre à la compassion, et comprend ses erreurs.

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Il est aussi, pour Voltaire, le prétexte pour rappeler l’importance des « droits de l’homme », antérieurs à toute vie en société et universels, au premier rang desquels il place la liberté. Pour lui, l’organisation politique et les lois doivent être au service de « l’homme » et non pas le détruire. Cependant, ses expériences, ses échecs en tant que courtisan, ses luttes aussi dans les affaires religieuses de son temps, telles celle de Calas ou Sirven, ne le rendent pas pour autant optimiste sur l’homme en société : l’injustice règne, et l’homme semble se plaire à créer de nouveaux malheurs, par exemple en multipliant les conflits religieux.

La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, en 1789

CHAPITRE XVI - Le père Tout-à-Tous : de "Le père Tout-à-Tous... " à "... plus grande gloire" 

Chap.XVI-§5-10

INTRODUCTION

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Au chapitre VII, la première initiation de l’Ingénu est terminée : il est devenu catholique, a découvert l’amour et la guerre. Mais son baptême cause aussi son malheur, puisqu’il lui est interdit d’épouser sa bien-aimée, Mlle de Saint-Yves, parce qu’elle est sa marraine. Il décide donc de partir à Versailles pour obtenir du roi une place dans l’armée, et l’autorisation d’épouser celle qu’il aime, à présent enfermée dans un couvent par son frère. Mais, à peine arrivé à Versailles, le héros est arrêté et emprisonné à la Bastille sans procès. 

Tandis que, depuis le chapitre X, l’Ingénu se trouve emprisonné à la Bastille avec Gordon, le vieux janséniste, et poursuit les « progrès » de son esprit, le chapitre XIII introduit l’aventure de Mlle de Saint-Yves. Elle s’est échappée du couvent et est, à son tour, partie à Versailles pour retrouver celui qu’elle aime. Les chapitres XV à XVIII sont consacrés aux épreuves qu’elle traverse, notamment le chantage du puissant Saint-Pouange : « elle réussirait si elle commençait par lui donner les prémices de ce qu’elle réservait à son amant. ». Face à ce terrible dilemme, un jésuite qu’ « elle consulte », selon la formule du titre du chapitre XVI, le père Tout-à-Tous, joue un rôle essentiel.

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Quelles critiques Voltaire, à travers l’argumentation qu’il prête à son personnage, formule-t-il contre les jésuites ?

Pour répondre à cette problématique, nous suivrons l’ordre du discours du père Tout-à-Tous, composé de quatre paragraphes, chacun introduisant un argument, qui conduisent à une conclusion.

Pour lire l'extrait

LE PREMIER ARGUMENT 

Une première caractéristique est immédiatement signalée par la façon dont le père Tout-à-Tous interpelle l’héroïne, « la fille », terme traditionnel qui rappelle sa fonction chrétienne de directeur de conscience, donc la puissance qu’il peut exercer, tel un « père » de famille. Mais, en même temps, le jésuite ne veut pas contraindre, ni faire preuve de rigueur, d’où la phrase introductive dans laquelle Voltaire évoque de « douces paroles ». D’ailleurs, le nom même de ce personnage « Tout-à-Tous », révèle son caractère : il doit « s’accommoder à tous les caractères, à tous les usages, pour gagner tous les cœurs », expliquait précédemment Voltaire.

Un père Jésuite

Son argument repose sur un jeu sur les mots, entre « mon amant » et « mon mari ». Il récuse le premier terme, car il introduit l’idée d’un péché, puisqu’il s’agit d’un amour non sacralisé par le mariage, qui relèverait donc du libertinage, voire de la débauche,  d’où son avertissement : « il a quelque chose de mondain qui pourrait offenser Dieu. » Il le remplace par « mon mari », en opposant la réalité, « bien qu’il ne le soit pas encore », à ce qu’elle porte au fond de sa conscience : « vous le regardez comme tel ». Mais, si elle dit « mon mari », elle ment. Or, qu’est ce qui peut le plus offenser Dieu ? L’idée de considérer l’Ingénu comme un amant, auquel elle n’a d’ailleurs pas cédé ? Ou le mensonge et l’hypocrisie ? En concluant de façon hyperbolique, « rien n’est plus honnête », le jésuite lui conseille donc d’être hypocrite dans ses paroles, pour plaire à Dieu… et Voltaire dénonce ainsi une religion dans laquelle l’apparence l’emporte sur la vérité et sur la loi morale.

LE DEUXIÈME ARGUMENT 

Il poursuit le jeu sur les mots : après l’avoir invitée à parler de l’Ingénu comme de son « mari », puisqu’il l’est « en idée, en espérance », il inverse la situation en lui rappelant qu’il ne l’est pas « en effet », c’est-à-dire dans la réalité. Ainsi, céder à M. de Saint-Pouange ne serait pas un péché d’ « adultère ». Voltaire nous fait mesurer ici la souplesse de la morale des jésuites : quand cela vous arrange, vous dites « mari », pour rester pure aux yeux de Dieu, mais quand cela vous arrange, vous dites « amant » pour échapper à l’accusation d’adultère. Un simple changement de mot permet de rester pure… mais une relation sexuelle avec Saint-Pouange hors mariage n’en sera pas moins la perte de sa vertu, aux yeux de Dieu un acte de débauche. À nouveau, l’essentiel ne serait que de préserver les apparences. Un autre signe de cette morale laxiste du jésuite est son commentaire sur l’adultère, interdit qui figure dans les dix commandements de l’Église chrétienne. Dans un premier temps, il insiste par ses choix lexicaux en le qualifiant de « péché énorme qu’il faut toujours éviter », mais se contredit aussitôt en introduisant une restriction : « [éviter] autant qu’il est possible ». Finalement, la morale jésuite admet la faiblesse humaine : les hommes commettent des péchés, il convient de leur trouver des excuses.

LE TROISIÈME ARGUMENT 

Troisième changement de terme, il revient sur le mot « mari », pour poser cet argument qui repose sur ce que l’on appelle la « morale d’intention ». Celle-ci consiste à opposer l’acte, « les actions », qui sont objectivement des péchés, à « l’intention » qui conduit à les accomplir. Si « l’intention est pure » – et c’est bien le cas si l’on considère que Mlle de Saint-Yves veut « délivrer [son]  mari » – elle excuse l’acte coupable : il n’est plus alors d’une « malice de coulpe ». Pour cela, il est indispensable de reprendre le mot « mari », car, s’il n’était que son « amant », l’intention, simple désir de libertinage, redeviendrait coupable, car, aux yeux de Dieu, ce ne serait pas une raison suffisante pour admettre le péché. La morale des jésuites relève de ce que l’on nomme la casuistique, c’est-à-dire l’application de la morale générale et théorique à des cas particuliers. Voltaire la critique parce que les jésuites l’associent à ce qu’ils appellent la « direction d’intention » : pour lui, ce n’est qu’une forme d’hypocrisie, car l’intention est « dirigée » en fonction du simple intérêt, pour servir d’excuse commode.

LE QUATRIÈME ARGUMENT 

Le rôle de l'exemple

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Comme c’est le cas dans les Évangiles, le jésuite doit concrétiser des notions qui restent abstraites, d’où l’emploi d’un exemple qui doit « merveilleusement servir ». Ainsi, l’écriture « sainte » devient utilitaire, pour justifier les pires fautes.

Il choisit de s’appuyer sur saint Augustin. Or, il s’agit d’un auteur dont les jansénistes ont repris les conceptions, en s’opposant, précisément, aux jésuites et à leur morale jugée trop complaisante… Ceux-ci devraient donc le rejeter, nouvelle preuve que, quand cela les arrange ponctuellement, ils acceptent d’utiliser ce qu’ils condamnent de manière générale. Le père Tout-à-Tous l’avoue d’ailleurs dans sa conclusion, en s’en servant sans le moindre scrupule pour exhorter l’héroïne à céder aux avances de Saint-Pouange : « Soyez sûre, ma fille, que, quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut que ce saint ait pleinement raison. »

L'anecdote

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Comme une fable, l’exemple est une forme d’apologue : le récit doit conduire à une morale. Mais il comporte déjà une série de contradictions :

        La première porte sur la condamnation « à la mort », liée au paiement de l’impôt. À ce propos, il prend comme point de départ la parole du Christ, « Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », qui insistait  sur le paiement de l’impôt, mais il avait complété cet ordre par ce que le père Tout-à-Tous appelle une « maxime » : Où il n’y a rien le roi perd ses droits. » Le Christ s’adressait aux plus pauvres, prônait la charité et la générosité à leur égard : ils devaient être libérés de tout impôt. Mais, malgré cette parole sacrée, le jésuite, lui, approuve cette peine de mort : « comme il est juste ». Voltaire suggère ainsi que les jésuites, ne respectant pas le commandement, « Tu ne tueras point », se placent, eux, du côté des puissants.

      La seconde porte sur l’adultère commis par la dame, qualifié, de façon hyperbolique, de « péché immonde », dans le respect du commandement divin. Mais la dame « ne crut point mal faire en sauvant la vie à son mari », acte que le jésuite considère  ensuite de façon méliorative comme une « généreuse résignation ».  Il reprend ici l’idée que, comme son intention était pure, elle n’était pas coupable aux yeux de Dieu. Pour renforcer cette excuse, il en invoque même une autre. Si le « vieux richard » a fait cette proposition à cette dame, et si celle-ci a choisi de l’accepter, n’est-ce pas d’abord parce qu’elle était séduisante et sage ? Mais qui lui a donné ces qualités ? L’argument du jésuite rejette donc la faute sur Dieu créateur : « une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. »

        La troisième intervient à la fin de l’anecdote, car le dénouement ôte tout sens au sacrifice de la dame : « Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n’en fut pas moins pendu ». Elle a donc péché pour rien, devenue ainsi totalement victime du puissant. Quelle conclusion tirer alors de cet exemple ? Le jésuite l’utilise pour que Mlle de Saint-Yves cède à Saint-Pouange, mais son récit ne lui offre aucune garantie que cela pourra permettre de faire libérer l’Ingénu.

CONCLUSION DU DISCOURS 

Moreau le jeune, Mlle de Saint-Yves succombe par vertu, 1786, in L’Ingénu, éd. de Kehl, 1786. Gravure sur cuivre. BnF

Le discours commence par une affirmation énergique : « Soyez sûre », « il faut bien que… ». Mais la suite est nettement moins affirmative : « Il est à présumer que vous serez utile à votre mari » n’est, en réalité qu’une supposition. De plus, il se décharge lui-même de toute responsabilité, aussi bien face à l’idée de péché qu’à celle d’un échec possible : « Je ne vous conseille rien ». En fait, il la conseille de façon indirecte, par le choix du futur : « vous serez utile » implique qu’elle acceptera la proposition de Saint-Pouange.

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Nous notons de nouveau des jeux sur les mots, sur leur double sens. Pour lui « vous êtes sage » signifie « vous saurez choisir la solution la plus raisonnable », alors même que, dans le sens moral, elle ne sera pas « sage » en sacrifiant sa vertu. De même, en caractérisant Saint-Pouange comme « un honnête homme », il sous-entend, au sens social, qu’il respectera la parole donnée : « il ne vous trompera pas ». Mais, précisément, moralement  il n’est pas « honnête » puisqu’il s’emploie à corrompre une fille.

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Enfin, la dernière phrase est, elle aussi, fondée sur une contradiction : « je prierai Dieu pour vous, et j’espère que tout se passera à sa plus grande gloire », conclut-il, avec une hyperbole. Mais, si elle cède, elle commet un péché : est-ce alors une façon de rendre « gloire » à Dieu ?

Moreau le jeune, Mlle de Saint-Yves succombe par vertu, 1786, in L’Ingénu, éd. de Kehl, 1786. Gravure sur cuivre. BnF
Ch. Maucourt, Expulsion des Jésuites, XVIII° siècle. Gravure. BnF

CONCLUSION

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Voltaire s’emploie, dans ce discours direct, à parodier le langage des jésuites, propre à leur casuistique, comme le faisait Pascal dans ses Provinciales, un langage qui finit par perdre tout sens, mais surtout utilisé pour fournir habilement par avance des excuses au pécheur. C’est ce qui explique la volonté des jansénistes de ramener plus de rigueur morale. Ceux-ci, en effet, face à ce Dieu indulgent pour tous les péchés, et à ces directeurs de conscience au service des puissants et prêts à diriger l’« intention » pour excuser tout acte, ont voulu rétablir un Dieu sévère, dont l’homme aurait peur et avec lequel il ne chercherait pas à « tricher ». Dans cette société mondaine du siècle classique, déjà encline au libertinage, les jansénistes souhaitaient ramener des valeurs morales.

Ch. Maucourt, Expulsion des Jésuites, XVIII° siècle. Gravure. BnF

De façon plus générale, Voltaire dénonce l’hypocrisie d’une religion qui ne se soucie que des apparences et qui enrobe de belles paroles une morale peu soucieuse de la vertu, pourtant affichée et prônée.

CHAPITRE XX - L'épilogue : de "Il descend de carrosse... " à la fin 

Chap.XX-§16-19

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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L’Ingénu, huron reconnu comme le neveu du prieur de Kerkabon, a subi, après son baptême en Basse-Bretagne, de multiples épreuves pour pouvoir épouse celle qu’il aime Mlle de Saint-Yves, jusqu’à la prison. Celle-ci l’en a fait sortir, sous l’influence d’un jésuite, le Père Tout-à-Tous, et d’une « amie de Versailles », en cédant au chantage du puissant Saint-Pouange. Mais, accablée de remords, elle meurt au grand désespoir de l’Ingénu. À la fin du conte, arrivent en Basse-Bretagne Saint-Pouange, qui souhaite renouveler sa relation avec l’héroïne, accompagné de l’« amie » de Versailles.

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À travers le sort qu’il accorde à chaque personnage et les sentiments qu’il leur prête, quel sens Voltaire donne-t-il à son conte philosophique ?

L’IMPORTANCE DE LA SENSIBILITÉ 

Gravelot, La Mort de Julie,in La Nouvelle Héloïse, 1761. Gravure

En cette seconde partie du siècle, sous l’influence du romancier anglais Richardson et du succès de La Nouvelle Héloïse (1761), soutenu par le courant philosophique du sensualisme, le « roman sensible » est à la mode, sensibilité que nous retrouvons aussi dans les tableaux de Jean-Baptiste Greuze avec leurs scènes pathétiques.

Cela explique le ton que Voltaire adopte dans L’Ingénu, tout particulièrement à partir du chapitre XIII quand commence l’aventure de Mlle de Saint-Yves, et cette sensibilité joue un rôle essentiel dans ce dénouement, qui s'inscrit dans le registre pathétique.

Mlle de Saint-Yves

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Au début du conte, Voltaire la désignait sans cesse par la formule « la belle Saint-Yves » ; il l’associait souvent à Mlle de Karkabon, tout en soulignant plaisamment sa coquetterie, sa frivolité, et sa curiosité pour ce beau « sauvage ». Elle conservait sa vertu, refusant le « mariage » que voulait consommer sans délai l’Ingénu.
Mais à présent elle devient, dans la bouche de Saint-Pouange, « cette innocente victime », forme d’hommage qu’il lui rend ainsi, et pour l’Ingénu, « la tendre Saint-Yves ». Voltaire met donc l’accent sur la qualité de cette « âme sensible » qui s’est sacrifiée pour celui qu’elle aimait.

Gravelot, La Mort de Julie,in La Nouvelle Héloïse, 1761. Gravure

L'Ingénu

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Voltaire le représente plongé dans la douleur, entouré de ses amis qui le soutiennent dans cette épreuve : ils « rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance. » Il n’est plus l’être primitif, le Huron du début du conte. Même si sa « première idée fut de […] tuer » Saint-Pouange, il ne s’agit pas d’un simple mouvement de colère, mais plus de l’effet de son désespoir, puisque, de façon parallèle, il pense aussitôt à « se tuer lui-même après. » Il est donc devenu, lui aussi, une « âme sensible », ce que mettent en valeur la litote et le chiasme au centre duquel est placé le lexique de l’émotion : « Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir ; et cependant sa consolation était d’en parler. » Il n’a plus rien non plus d’un « ingénu », reconnaissant que « Rien n’était plus à sa place ». Le héros a donc définitivement évolué : « Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu’au dernier moment de sa vie. »

Les "coupables"

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Très rapidement est mentionnée « la femme de Versailles », jugée coupable puisque Voltaire lui ôte son appellation antérieure d’« amie ». Elle a, en effet, incité Mlle de Saint-Yves à céder aux avances de Saint-Pouange en lui expliquant que cela était le fonctionnement normal dans la société. Mais ici sa réaction violente, « À ce nom, elle pâlit et poussa un cri affreux », révèle que, sans doute, elle voit dans la mort de Mlle de Saint-Yves le résultat du sacrifice auquel elle l’a poussé. Son émotion serait donc une preuve de la culpabilité qu’elle ressent.

Le modèle de Saint-Pouange : Louis Michel Van Loo, Portrait du comte de Saint-Florentin, 1769. Huile sur toile. Château de Versailles 

Le cas de Saint-Pouange est encore plus intéressant. Son nom même joue sur un double aspect, avec le terme « Saint », et la juxtaposition du mal et du bien, dans son patronyme : « Pou-ange ». L’extrait met en valeur ce contraste.

    Au début, il garde encore  l’image traditionnelle du grand seigneur, occupé uniquement de ses plaisirs et des commodités de la vie : devant la « bière », « il détourne les yeux avec ce simple dégoût d’un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu’on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. »

       Mais son changement intervient très rapidement, et Voltaire choisit le présent de narration qui accentue cette rapidité : « Saint-Pouange se retourne ; la surprise et la douleur saisissent son âme. » Son attitude se modifie alors, et il partage la douleur collective : « il écoutait Gordon les yeux baissés, et il essuyait quelques pleurs qu’il était étonné de répandre ». En expliquant qu’« il connut le repentir », Voltaire lui fait avouer sa culpabilité, ce que renforce son discours direct, d’abord à Gordon, « Je veux voir absolument […] cet homme extraordinaire dont vous m’avez parlé ; il m’attendrit presque autant que cette innocente victime », puis au héros lui-même : « J’ai fait votre malheur, […] j’emploierai ma vie à le réparer. »

Le modèle de Saint-Pouange : Louis Michel Van Loo, Portrait du comte de Saint-Florentin, 1769. Huile sur toile. Château de Versailles 

Le commentaire final de Voltaire sur ce personnage montre que cet homme puissant ne cherche plus à affirmer son autorité ni à exercer son pouvoir : il « ne se rebuta point des refus, accompagnés du reproche, du mépris et de l’horreur qu’il avait mérités, et qu’on lui prodigua. » La sensibilité existe donc au fond de toute âme, et c’est elle qui rend l’homme perfectible.

LE DÉNOUEMENT D’UN CONTE ? 

L'élément de résolution

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Dans le conte traditionnel, après les péripéties, souvent des épreuves, un élément de résolution intervient, qui clôt ce qui représente le plus fréquemment une quête – ici celle des deux héros qui souhaitent se marier – et rétablit l’équilibre un temps perturbé. Il permet alors au conte de trouver un dénouement heureux, selon la fameuse formule : « Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

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À l’inverse, dans L’Ingénu, l’élément de résolution est dramatique : il faut le sacrifice de Mlle de Saint-Yves pour ramener le héros auprès des siens en Basse-Bretagne, et sa mort, qualifiée d’« horrible catastrophe », pour clore le conte. Au lieu du bonheur, c’est donc le malheur qui est mis en évidence, avec les « larmes » et les « tristes prières » de Gordon et l’aveu de Saint-Pouange : « J’ai fait votre malheur ».

Le dénouement

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À défaut de l’habituel mariage, le dénouement n’est cependant pas malheureux pour tous les personnages, car plusieurs reçoivent une récompense. Cependant, ces récompenses nous interrogent. Déjà, la méritent-ils ? L’abbé de Saint-Yves, en faisant enferme sa sœur au couvent, est la raison première du départ de l’Ingénu pour Versailles afin de demander au roi de l’en faire sortir et l’autorisation de l’épouser. « La dévote de Versailles » a contribué à ce que Mlle de Saint-Yves accepte le chantage de Saint-Pouange. Quant au Père-Tout-àTous, son discours hypocrite, sous couvert de religion, l’a conduite dans les bras de Saint-Pouange. Or, ces personnages ne sont pas punis.

Un ouvrage du père Croiset

De plus, la récompense que Voltaire attribue à chacun révèle qu’ils n’ont en rien changé, ne se sont pas améliorés. La seule évolution constatée  est celle de Mlle de Kerkabon, qui renonce à son obsession ridicule, mais Voltaire s’amuse encore, car elle ne fait, finalement, que remplacer un titre de gloire par un autre : « la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. »

En revanche, les personnages matérialistes le restent : « L’abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice », « La dévote de Versailles garda les boucles d’oreille de diamant, et reçut encore un beau présent. » Enfin, le double cadeau offert au père Tout-à-Tous correspond parfaitement à la duplicité de ce jésuite. D’un côté, « des boîtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits » sont des douceurs, des friandises signes de luxe à cette époque, qui révèlent son goût des plaisirs terrestres, l’aspect sucré symbolisant aussi ses « douces paroles », mielleuses. De l’autre, les ouvrages, Les Méditations, du révérend père Croiset, et La Fleur des saints, lui aussi luxueux puisque « relié en maroquin », tous deux écrits par des jésuites, renvoient à la vie spirituelle qu’est censé privilégier le personnage… mais ne figurent qu’en seconde place, après les plaisirs du corps.

Enfin, le cas de Gordon est plus ambigu. Il reçoit le pardon officiel, puisqu’il « eut un bénéfice aussi », donc une charge religieuse, donc un avantage financier. Cependant, il a aussi évolué dans le bon sens : il « oublia pour jamais la grâce efficace et le secours concomitant », c’est-à-dire renonce au jansénisme, ce que ne peut qu’approuver Voltaire. Enfin, s’il n’y a pas d’heureux mariage, il apporte au moins au héros une profonde et sincère amitié : il « vécut avec l’Ingénu jusqu’à sa mort dans la plus intime amitié ».

À part Gordon donc, les personnages du conte ne sont pas vraiment transformés psychologiquement, ce qui conduit le lecteur à s’interroger sur la valeur morale et la dimension philosophique du conte.

LES CONCEPTIONS DE VOLTAIRE 

Une leçon d'humanisme

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Voltaire est plus apaisé depuis son séjour à Ferney, mais n’est pas pour autant d’un total optimiste. Il reste pragmatique, lucide sur l’homme qu’il voit comme un être hybride, capable du mal comme du bien. Mais, pour lui, rien ne sert de le  condamner, comme le fait Rousseau, De même, il écrit dans son Dictionnaire philosophique : « L’homme n’est point né méchant ; il le devient comme il devient malade », formule qu’il reprend ici pour Saint-Pouange. Cela implique que, au même titre qu’il est possible de guérir d’une maladie, l’homme est perfectible.

        Pour cela, d’une part, il faut supprimer la cause principale du mal, le fonctionnement de la société : « le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme, qui ne se connaissait pas encore », explique-t-il toujours à propos de Saint-Pouange. Il est nécessaire de rejeter les courants religieux, comme le fait Gordon avec le jansénisme, et rappelons que les jésuites ont été chassés du royaume au moment où Voltaire écrit L’Ingénu. Il faut aussi améliorer l’organisation politique et sociale, pour limiter les pouvoirs excessifs dont il est si tentant d’abuser, en aliénant la liberté d’autrui.

         D’autre part, il est nécessaire d’encourager tout ce qui peut amener l’homme à développer sa sensibilité, car, s’il ne peut modifier les lois naturelles, qui s’exercent parfois à ses dépens, du moins peut-il se modifier lui-même. Ce sont bien, en effet, les émotions qui ont guéri Saint-Pouange, tout comme les sentiments partagés avec son compagnon de prison ont fait changer Gordon. Elles sont la source de cette deuxième composante de l’idéal de Voltaire, la fraternité entre les hommes.

Une philosophie de l'action

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Voltaire ne tranche pas vraiment le débat entre le bien et le mal, comme le prouve la double maxime qui conclut le conte. Gordon, en effet, « prit comme devise malheur est bon à quelque chose », forme d’optimisme, mais, aussitôt Voltaire introduit une réserve : Combien d’honnêtes gens dans le monde ont pu dire : malheur n’est bon à rien ! » Mise en  valeur par sa place en fin de récit et renforcée par l’exclamation, Voltaire montre ainsi que la justice ne règne pas au sein de la société, et qu’aucune Providence divine n’intervient pour récompenser le mérite.

L’homme est donc seul maître de son sort, et c’est ce que va prouver l’évolution de l’Ingénu, symbolisée déjà par un changement de nom, un nouveau baptême en quelque sorte : il « a paru sous un autre nom à Paris ». Lui qui était, au début du conte, l’étranger, s’est à présent inséré dans la société, se mettant même à son service : « Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l’Ingénu ». Mais son action ne s’exerce pas seulement « dans les armées », puisque Voltaire précise qu’« il a été à la fois un guerrier et un philosophe intrépide », l’adjectif rapprochant les deux termes à travers l’idée d’audace au combat. Or, rappelons que le philosophe, celui qui fait usage de sa raison pour rechercher la sagesse, doit, pour Voltaire, être lui aussi un combattant, contre les préjugés et les abus, engagé dans les affaires de son temps, comme il l’a lui-même prouvé dans sa vie. Kant écrivait, lui aussi, à propos du philosophe des Lumières : « Aie le courage de te servir de ton entendement. »

Officier des armées royales de Louis XIV : "un guerrier intrépide"

Officier des armées royales de Louis XIV : "un guerrier intrépide"

Ainsi, à la fin du conte, le héros de Voltaire unit en lui « nature » et « culture », en les mettant au service de causes justes, celles que soutient l’humanisme de Voltaire.

CONCLUSION

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Le dénouement de L’Ingénu traduit l’évolution de Voltaire depuis Candide. Déjà, l’atmosphère finale est, malgré la mort de Mlle de Saint-Yves, plus apaisée : « le temps adoucit tout », écrit-il, alors que, dans Candide, il dégradait tout, à commencer par l’héroïne Cunégonde. De plus, alors que, dans Candide, le héros se réfugiait dans une petite société réduite, élitiste, en marge du corps social, ici le héros s’intègre dans sa nation, et y joue un rôle actif.

Cependant, parallèlement, l’idéal de Voltaire, s’est altéré : le rêve d’un monde idéal, où l’homme trouverait son bonheur en « cultivant son jardin », est devenu l’acceptation du "Monde comme il va", pour reprendre le titre d’un des premiers contes de Voltaire, sous-titré « Vision de Babouc écrite par lui-même », publié en 1748. Sous le masque de Persepolis, ville observée par son héros, le Scythe Babouc, Voltaire n’y dissimulait alors aucun des reproches qu’il reprend dans L’Ingénu, et concluait : « si tout n’est pas bien, tout est passable. » C’est cette forme d’optimisme, à la fois résigné et modéré, que nous retrouvons dans L’Ingénu. La société n’est pas « un conte de fées », dénoncer reste cependant possible, il est essentiel d’« éclairer », mais, même si l’homme est capable de s’améliorer, transformer la société est plus difficile.

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