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Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883

 L'auteur (1840-1902), témoin d'un siècle 

Édouard Manet, Le Portrait d'Émile Zola, 1868. Huile sur toile, 146 x 114. Musée d’Orsay, Paris

Une remarquable exposition de la BnF sur Zola et son œuvre

Édouard Manet, Le Portrait d'Émile Zola, 1868. Huile sur toile, 146 x 114. Musée d’Orsay, Paris

Lorsqu’il fait paraître, dans la revue Gil Blas d’abord, puis en volume, en 1883, Au bonheur des dames, le onzième roman de sa fresque des "Rougon-Macquart", Zola s’est déjà imposé comme maître du mouvement naturaliste. Mais sa réussite est l’aboutissement d’un long apprentissage, notamment en tant que journaliste et critique littéraire et artistique, avant le succès de Thérèse Raquin, dont la Préface formule ses objectifs,  en 1867, époque aussi où il construit son immense projet, "Les Rougon-Macquart", sous-titré « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ».

Si ses premiers romans, notamment L’Assommoir, en 1877, lui valent sa renommée, ils suscitent aussi des scandales, tels celui provoqué par Nana, en 1880. Cette année est pour lui une période difficile, avec le décès de sa mère et de deux de ses amis romanciers, Louis-Edmond Duranty et Gustave Flaubert. Cela ne l’empêche pas de se plonger dans l’écriture, et il fait paraître, en 1882, Pot-Bouille, dont nous retrouvons le héros, Octave Mouret, au sommet de sa réussite sociale dans Au bonheur des dames.

Pour une présentation plus détaillée de Zola et des "Rougon-Macquart"

Auteur

 Le contexte : les évolutions de la seconde moitié du siècle 

L'essor économique

L’injonction du ministre Guizot (1784-1874) « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne », lancée sous la Monarchie de Juillet qui amène au pouvoir le roi Louis-Philippe après l’insurrection des « Trois glorieuses » en 1830, reste le mot d’ordre du XIXème siècle. Ni la révolution de 1848, qui établit la IIème République, ni l’épisode de La Commune de Paris, après la défaite de Sedan qui met fin au Second Empire, ne freinent l’expansion du pays

Le matérialisme triomphe, car le Second Empire, après le coup d’État du 2 décembre 1851, a poursuivi cet essor, célébré par l’exposition universelle de 1855, la première en France après celle de Londres en 1851: il  s’accélère avec les conquêtes coloniales, avec le développement des sciences et des techniques, et l’amélioration des transports, notamment ferroviaires. À l’époque où paraît le roman, on entre dans la période  qui sera nommée plus tard, « La Belle Époque », en raison d’abord de l’absence de guerre sur le territoire français, entre 1870 et 1914, mais surtout de cette prospérité accrue offerte à la bourgeoisie, qui voit s’imposer le capitalisme, avec ses financiers, investisseurs, entrepreneurs : ils s'enrichissent, tandis qu’un prolétariat ouvrier, exploité,  vit sans protection sociale, souvent dans une profonde misère.

Émile Théodore Therond, Exposition universelle de 1855, entrée principale du Palais de l’Industrie, in Paris illustré, nouveau guide de l’étranger et du Parisien, 1867 d’A. Joanne

Émile Théodore Therond, Exposition universelle de 1855, entrée principale du Palais de l’Industrie, in Paris illustré, nouveau guide de l’étranger et du Parisien, 1867 d’A. Joanne

Pour en savoir plus sur l'évolution sociale

La transformation de Paris

Contexte

Paris affirme alors sa puissance de capitale, de plus en plus attractive pour les jeunes gens, tels le héros d’Au Bonheur des dames, Octave Mouret, et ses amis, qui ont quitté leur province et « montent » à Paris y faire fortune. Le « progrès », que célèbre le roman de Zola, devient ainsi le maître mot. Un véritable culte lui est rendu, d’où la connotation religieuse observée dans les descriptions du magasin, par exemple pour sa nouvelle porte « haute et profonde, comme un porche d’église, surmontée d’un groupe l’Industrie et le Commerce se donnant la main » : « C’était la cathédrale du commerce moderne ».

Les grands travaux d'Haussmann

Si le magasin « Au Bonheur des Dames » peut s’agrandir, en rachetant les petits commerces voisins, c’est aussi en raison de la transformation de l’urbanisme, soutenue par l’action des banques, représentée dans le roman par le Baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier : elles interviennent pour racheter des terrains, en spéculant sur les expropriations. C’est en 1853 que Napoléon III confie au baron Haussmann la charge de coordonner les grands travaux destinés à moderniser la capitale et sa proche couronne, dans tous les domaines de l’urbanisme : les rues et les boulevards, les parcs et jardins, l’aménagement du réseau d’eau et d’égouts, les monuments publics, et jusqu’aux façades des immeubles. La tâche est gigantesque, des quartiers entiers sont abattus, la ville entière se métamorphose

C’est ce que montrent les deux premiers paragraphes du chapitre VIII, qui expliquent un premier agrandissement du magasin, dépeint au chapitre IX, avant que ne soit abattu le dernier obstacle à son expansion, le magasin de parapluies et de cannes du vieux Bourras : « les quatre façades filaient le long des quatre rues », et, dans le dernier chapitre, le magasin illustre cette métamorphose, « présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. » (ch. XIV)

Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu’on allait ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue du Dix-Décembre. Les jugements d’expropriation étaient rendus, deux bandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts, l’une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l’autre renversant les murs légers de l’ancien Vaudeville ; et l’on entendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul et la rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisons condamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer d’une large entaille, pleine de vacarme et de soleil.

Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c’étaient les travaux entrepris au Bonheur des Dames. On parlait d’agrandissements considérables, de magasins gigantesques tenant les trois façades des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny. Mouret, disait-on, avait traité avec le baron Hartmann, président du Crédit Immobilier, et il occuperait tout le pâté de maisons, sauf la façade future de la rue du Dix-Décembre, où le baron voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel. Partout, le Bonheur des Dames rachetait les baux, les boutiques fermaient, les locataires déménageaient ; et, dans les immeubles vides, une armée d’ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous des nuages de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l’étroite masure du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinément accrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons. (chapitre IX)

Paris prend alors son appellation de « ville-lumière », dans tous les sens du terme, phare qui attire vers elle ceux qui cherchent la fortune, et, grâce à l’éclairage qui permet une intense vie nocturne, lieu de tous les plaisirs.

Une révolution artistique

Le contexte littéraire : le mouvement naturaliste

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Le XIXème siècle connaît une évolution artistique continue dans le domaine littéraire, avec la rupture importante que marque, au cœur du siècle, le passage du romantisme – même s’il reste un héritage pour de nombreux auteurs de la fin du siècle – au réalisme.

Le naturalisme, dont Zola s’affirme comme le chef de file, pousse à l'extrême les critères retenus par les écrivains réalistes, en s'appuyant encore davantage sur les théories et les pratiques scientifiques. Ainsi, il emprunte aux travaux sur l'hérédité de Claude Bernard l'idée que l'être humain est déterminé par ses origines, non plus seulement sociales, mais d'abord physiologiques. L'écrivain s'attache donc à dépeindre tout ce qui relève des corps, d'où le scandale que provoquent alors les œuvres rattachées à ce courant, jugées trop vulgaires.

Les courants littéraires et leurs représentants au XIXème siècle

Les courants littéraires et leurs représentants au XIXème siècle

Il adopte aussi une méthode scientifique pour la création littéraire. Dans un premier temps, il s'agit de donner au personnage une hérédité, puis de le faire évoluer, comme on le ferait pour un animal de laboratoire, dans un milieu social, face à des circonstances diverses, pour mesurer son évolution. C'est le dessein de Zola inscrit dans la  structure même de son œuvre, intitulée globalement, "Les Rougon-Macquart".

Dans l'architecture

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Ces travaux d’urbanisme, cette volonté d’embellissement de la capitale, entraînent également une  véritable révolution dans l’architecture. Si les anciens monuments sont restaurés, telle la cathédrale Notre-Dame dont l’architecte Viollet-le-Duc commence la restauration en 1843, d’autres sont construits. 

L'Opéra Garnier dans les années 1900

C’est le cas de l’Opéra, « Académie impériale de musique et de danse », dont la construction est confiée à Charles Garnier en 1861 et s’achève en 1874. L’extérieur de ce monument témoigne de cette architecture éclectique, éloignée du style néo-classique par la surcharge de sa décoration extérieure, qui se veut grandiose et imposante à l’image de l’Empire. Mais déjà toute la structure, comme de nombreux bâtiments depuis les années 1830, recourt à l’armature métallique, fonte et fer, métaux dont la production décuple entre 1820 et 1870 et qui vont s’imposer dans les constructions de la fin du siècle. 

L'Opéra Garnier en 1900

L'Opéra : un remarquable panorama de sa construction

Les Halles de Paris, construites de 1854 à 1866 sous la direction de l’architecte Victor Baltard, illustrent cette architecture née de la révolution industrielle. « Du fer, du fer, rien que du fer ! », exige le baron Haussmann, et les douze bâtiments construits offrent un modèle des réalisations modernes permises par ce métal.

Le métal, plus résistant que le bois et la pierre, caractérise donc cette révolution architecturale, et se retrouve dans les ponts, les gares, les galeries et passages couverts, et, bien sûr, les grands magasins dont Au Bonheur des Dames propose un exemple, célébré avec un enthousiasme lyrique par Émile Zola dans son roman :

Les Halles : intérieur

Les Halles : intérieur

« C'était comme une nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupée d'escaliers suspendus, traversée de ponts volants.

Les escaliers de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts de fer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut ; et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d'un palais du rêve, d'une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d'autres étages et d'autres salles, à l'infini. Du reste, le fer régnait partout, le jeune architecte avait eu l'honnêteté et le courage de ne pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre ; puis, à mesure que la charpente métallique montait, les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivets formaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient de sculptures ; dans le haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au milieu d'une prodigalité d'or, des flots d'or, des moissons d'or, jusqu'aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés d'or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des voûtains étaient également émaillées de couleurs vives. [...] les escaliers, aux rampes de velours rouge, étaient garnis d'une bande de fer découpé et poli, luisant comme l'acier d'une armure. » (chapitre IX)

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Le grand escalier des magasins du Bon Marché, 1872. Photographie, BnF

 La genèse d'Au Bonheur des Dames 

Genèse

Dès 1868, Zola conçoit son œuvre complète, sous le titre « Les Rougon-Macquart », sous-titrée « Histoire naturelle et sociale sous le Second Empire », en déclarant : « Les Rougon-Macquart personnifieront l'époque, l'Empire lui-même. » Quand il précise, pour se différencier de « La Comédie humaine » de Balzac, qu’il admire, « Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la “race modifiée” par les milieux. », il détermine d’emblée quatre milieux, le peuple, les commerçants, la bourgeoisie, le grand monde, et regroupe dans une dernière catégorie, à part, l’armée, le clergé et la prostitution.

En février 1880, après Nana, il annonce que le roman suivant  traitera du grand commerce parisien, mais cela se fera en deux temps, Pot-Bouille marquant la première étape de l’ascension de son héros, Octave Mouret, avant son triomphe dans Au Bonheur des Dames.

Pour voir un remarquable dossier de la BnF

L'ébauche

Pour lire un extrait de "l'ébauche"

Comme pour tous ses romans, Zola commence par une « ébauche », qui pose nettement ses intentions, les grandes lignes de l’intrigue, et détermine le choix de ses personnages

L’ébauche est comme une sorte de monologue de l’écrivain avec lui-même, qui insiste ici sur la particularité de ce roman, comme si, en une période où les décès se multiplient autour de lui, l’écriture allait lui servir de catharsis, lui permettant de combattre le pessimisme par une affirmation d’optimisme : « plus de pessimisme d'abord, ne pas conclure à la bêtise et à la mélancolie de la vie, conclure au contraire à son continuel labeur, à la puissance et à la gaieté de son enfantement. » Même si nous notons encore des hésitations, par exemple sur les personnages, « Trouver une figure grande d'homme ou plutôt de femme, dans lequel je personnifierai le petit commerce agonisant », nous voyons que la ligne d’ensemble du roman est fixée par l’image utilisée : « le développement de mon colosse », ce « grand magasin absorbant écrasant tout le petit commerce d’un quartier ». Enfin, la rédaction de l’ébauche révèle à quel point le romancier, au-delà de sa volonté, héritée du réalisme, de refléter objectivement son époque, y inscrit son propre jugement et s’autorise à intervenir. Ainsi la formule « faire le poème de l’activité moderne », associe la notion de réalisme, objective, à un genre littéraire, « la poésie », qui, lui, implique une présentation subjective ; de même, « je ne pleurerai pas sur eux, au contraire » ou son commentaire exclamatif, « ils ne sont plus de leur temps, tant pis ! », révèlent le parti-pris de l’écrivain, notamment sa foi dans le progrès.

Le dossier préparatoire

Après ce premier jet, Zola entre dans la préparation de son roman, à travers trois étapes qui se combinent pour le mettre en place peu à peu.

Les personnages

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L’observation d’une partie du feuillet du manuscrit, sous forme de liste, montre comment Zola organise chacun de ses personnages, en les regroupant, par famille, par lieu d’origine, « Montpellier », « Angers »…, ou par activité commune, en mentionnant leur âge après avoir précisé la date du début du roman, « Les âges partent d’octobre 1864 ». Mais rien n’est encore figé : par exemple le prénom de l’héroïne, initialement « Louise », deviendra Denise, son lieu d’origine, de « Montebourg » devient Valognes, et Robineau est mentionné à deux reprises, peut-être parce que, s’il fait d’abord partie du personnel du Bonheur des Dames, il ouvre ensuite son propre magasin. 

Liste des personnages d’Au Bonheur des Dames, extrait du manuscrit, BnF

Liste des personnages d’Au Bonheur des Dames, extrait du manuscrit, BnF

Dans un second temps, chaque personnage a droit à une fiche très précise, qui en dresse un portrait physique, intellectuel, psychologique, social et moral. Cela offre l’avantage de respecter la chronologie et de ne pas trahir le caractère d’un personnage déjà introduit, par exemple pour le portrait d'Octave Mouret, dont la fiche de 7 pages montée pour Pot-Bouille peut alors être complétée de 3 pages pour ce nouveau roman. La fiche présente aussi l’évolution possible du personnage dans l’intrigue, et met en avant quelques temps forts, quelques réactions caractéristiques.

Croquis de Zola : le quartier d'Au Bonheur des Dames
Croquis de Zola : un étage du grand magasin, "Le Louvre"er d'Au Bonheur des Dames

Lire des extraits de la fiche sur "Octave Mouret"

La recherche documentaire

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Dans son souci de reproduire l’exacte vérité, en février et mars 1882, Zola part en quête d’une documentation, qu’il consigne dans des carnets, en l’accompagnant de multiples schémas par exemple pour les lieux, mais aussi de ses observations, comme le ferait aujourd’hui un journaliste avant un reportage. Par exemple, il visite à plusieurs reprises les grands magasins parisiens, tels Le Bon Marché, le Louvre ou la Place Clichy, dont il fait des plans et interroge la direction et plusieurs employés ; il parcourt le quartier, en fait le plan, et va jusqu’à retenir telle ou telle adresse pour y loger un personnage, maison dont il fait le croquis.

Il complète cette enquête sur le terrain par des lectures. Il s’agit bien sûr de s’informer sur son sujet, par exemple dans un article du Figaro (23 mars 1881) sur le fonctionnement des grands bazars et la faillite des petits commerces, ou, dans Gil Blas, en janvier 1882, sur les métiers de calicot, les commis, ou des demoiselles, employés dans les magasins de nouveautés. Au fil des chapitres, cette enquête s’enrichit, par exemple pour en savoir plus sur l’architecture des grands magasins, Frantz Jourdain, futur constructeur de La Samaritaine, lui communique un projet théorique, ou, pour des questions juridiques, son avoué Émile Collet, lui donne des informations sur les procédures d’expulsion. 

Deux croquis de Zola : le quartier choisi, l'organisation d'un étage du Louvre . Manuscrits. BnF

Mais ses lectures nourrissent aussi sa réflexion, comme Le Mouvement industriel et sociétaire (1829) de Charles Fourier qui résume à la fois sa critique des déviances de la société capitaliste, et son projet de « phalanstère », projet que mentionne à plusieurs reprises le roman de Zola, celui d’une société organisée de façon plus coopérative et plus unie. 

Les plans du roman

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Parallèlement à ces recherches s’élabore le plan du roman, précisé par étapes successives, jusqu’à arriver à un premier plan détaillé, où chaque chapitre se trouve résumé, accompagné de sa date.

Ce premier plan reste encore succinct, et notons que l’héroïne n’a toujours pas son prénom définitif ou que Bourras est encore nommé Barroin… Il indique surtout la succession des événements au sein du chapitre, mais quelques formules suggestives apparaissent déjà, comme « lutte pour la vie à la soie », ou « misère en soie noire », et Zola y indique les points à développer, par exemple « continuer l’analyse de ses sentiments devant lui » pour son héroïne face à Mouret.

Un dernier plan précède immédiatement l’écriture, en en posant l’état définitif.

Un premier extrait est proposé dans Le Panurge, en novembre 1882, et le roman commence à paraître dans Gil Blas en 75 livraisons du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883. Il aura donc fallu à Zola pratiquement deux ans pour mener à bien cette œuvre.

Premier plan d’Au Bonheur des Dames : chapitres I à VII . Manuscrits, BnF

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 La présentation d'Au Bonheur des Dames 

Présentation

Le titre

Le choix de ce titre, l’enseigne du grand magasin, indique qu’il occupe la place centrale dans le roman, dont il est un personnage à part entière, autour duquel se construisent tous les destins.

L’article « Au » indique à la fois une appartenance et une destination : le magasin est le lieu où peut se vivre le « bonheur », c’est le lieu où il faut se rendre pour le trouver. Le terme central, « bonheur », correspond bien à la volonté exprimée par Zola dans son « ébauche » : « plus de pessimisme », il s’agit donc d’imposer d’emblée la « gaieté », la marche vers un monde où il est possible d'être heureux. Enfin, l’accent est mis sur les femmes, mais l'appellation « dames » les inscrit dans un rang social qui sous-entend noblesse, élégance, luxe. Dans son magasin, Mouret fait tout pour séduire la femme, en répondant à tous ses désirs. Mais c’est pour lui-même en tirer gloire : « Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple pour la tenir à sa merci. » Ainsi le « bonheur » qu’il procure aux « dames » lui permet d’en devenir le le roi : « il les tenait à ses pieds ».

Zola, Au Bonheur des Dames, 1883

Le cadre spatio-temporel

Temps et durée

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Pour dater l’intrigue

Le premier plan établi par Zola indique des dates, avec un point de départ en octobre 1864, l’arrivée de Denise à Paris, et un dénouement, l’annonce du mariage, en janvier 1869. Mais cela soulève une première question, car cela contredit un autre indice temporel : l’incipit indique que Denise a « vingt ans », tandis que son frère aîné, Jean, a « seize ans » et Pépé, « cinq ans ». Or, lors du dénouement, nous apprenons que Pépé, au collège, est âgé de « douze ans », ce qui devrait conduire à l’année 1871…En fait, aucun des chapitres ne mentionne une année, au mieux un mois, plus rarement une date précise, comme au chapitre IV qui s’ouvre sur « Ce lundi-là, le dix octobre » pour la grande vente d’octobre, ou, au chapitre IX, « un lundi 4 mars », pour l’inauguration des « magasins neufs ».

Des durées variables

En fait, Zola joue sur la différence entre le temps et la durée. Certains chapitres, en effet, ne racontent qu’une seule journée, par exemple le thé chez Mme Desforges, au chapitre III, ou un autre après-midi chez elle au chapitre XI, ou ceux qui représentent les temps forts pour le grand magasin, tels les chapitres IV, IX et XIV, ou l’inventaire qui occupe tout le chapitre X, « le premier dimanche d’août ». D’autres, en revanche, font alterner quelques épisodes singuliers, importants dans l’intrigue, et des ellipses. Ainsi, la première visite de Jean au grand magasin, qui provoque les rumeurs hostiles à Denise, au chapitre V, ressort au milieu d’ellipses narratives qui résument une durée bien plus longue, avec des formules comme « à partir de ce jour » ou « chaque soir ». Les notions temporelles comme « les longs jours de l’été » (chapitre VIII), « Trois mois plus tard » (chapitre XII) ou « Les semaines se passèrent » (chapitre XIII), rendent difficile au lecteur de véritablement mesurer la durée.

 

En fait, les sept ans indiqués par les âges, sont déjà réduits dans le plan de Zola, à cinq ans, et le lecteur, lui, a l’impression d’une durée encore plus rapide. L’essor du Bonheur des Dames, aux dépens des petites boutiques, de même que le triomphe de Mouret et la réussite de Denise sont ainsi mis en valeur.

La rue de Rivoli, le long du Jardin des Tuileries, Photo colorisée, vers 1890 

Les lieux

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Les contrastes spatiaux

L’essentiel de l’intrigue se déroule à Paris, dans les élégants quartiers de la rive droite, celle que les travaux d’Haussmann modifient et embellissent. Deux lieux sont emblématiques de ce luxe, la résidence de Mme Desforges, « rue de Rivoli, au coin de la rue d’Alger », avec des fenêtres qui donnent sur le jardin des Tuileries, et le magasin de Mouret, qui s’étend progressivement sur les « rues de La Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny », à proximité de la nouvelle avenue de l’Opéra.

Mais, au cœur de cette élégance, subsistent des lieux de misère, tels Le Vieil Elbeuf, la boutique de l’oncle Baudu, sombre derrière « ses vitrines noires » et décrépie, celle du vieux Bourras, où Denise trouve une chambre misérable après son renvoi, et même, au dernier étage du Bonheur des Dames lui-même, les chambres froides et sans confort réservées aux vendeuses.​

La rue de Rivoli, le long du Jardin des Tuileries, Photo colorisée, vers 1890 

Par rapport à ce décor parisien, un contraste est mis en valeur, au chapitre V, la promenade à Joinville de Denise en compagnie de son amie Pauline et de Baugé, l’amant de celle-ci, une « belle matinée de mai », qui apparaît comme une parenthèse joyeuse dans la morosité de la vie de l’héroïne.

Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l’île toute de suite, pour commander le déjeuner ; et ils restèrent là, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient la Marne. L’ombre était froide, une haleine vive soufflait dans le soleil, élargissait au loin, sur l’autre rive, la pureté limpide d’une plaine, déroulant des cultures. Denise s’attardait derrière Pauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille ; elle avait cueilli une poignée de boutons d’or, elle regardait l’eau couler, heureuse, le cœur défaillant […]. (Chapitre V)

Les bords de Marne à Joinville

Des lieux symboliques

Plusieurs lieux ne participent pas directement à l’intrigue, car ils sont seulement nommés. Mais deux d’entre eux sont particulièrement révélateurs de l’évolution engendrée, dans la seconde moitié du siècle, par l’essor économique.

Paysage du Cotentin 

Paysage du Cotentin 

        Denise, comme son ami Deloche, lui aussi employé du Bonheur des Dames, viennent tous deux de Normandie, du Cotentin, « elle de Valognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres » (chapitre V) Ils partagent la même nostalgie de ce monde rural, dont la verdure contraste avec la pierre et le métal parisien : « Ils en arrivèrent à parler des grands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts qui se perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées de parc. » Au chapitre XII, un long passage dépeint leur dialogue, « des souvenirs sans fin sur le pays de leur enfance », avec un paysage riant et lumineux, en totale opposition avec le décor du magasin autour d’eux 

Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l’infini, le Cotentin trempé par les haleines de l’océan, baigné d’une vapeur lumineuse, qui fondait l’horizon dans un gris délicat d’aquarelle. En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine en travail ». (Chapitre XII) 

Zola souligne ainsi l’existence de l’exode rural qui amène toute une population à Paris, pour y trouver du travail, en montrant l’arrachement que cela suscite chez ceux qui découvrent brutalement la froideur de la capitale, dans laquelle tous ne réussissent pas.

        L’autre lieu, évoqué à plusieurs reprises est la ville de Lyon et sa région, car c’est là que se regroupent les « fabriques » des soyeux, des marchands qui fournissent les magasins, notamment ceux de la capitale. Elles organisent la production, encadrent les artisans créateurs de motifs et les ouvriers tisserands, à Lyon même mais aussi isolés souvent aux alentours : en 1866, il y a 30000 métiers à tisser à Lyon, 90000 dans les campagnes. Or, une remarque de Bouthemond, chargé des négociations avec les soyeux, est intéressante : « — C’est la fabrication qui ne rit pas ! dit alors Bouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendent que vos bons marchés les ruinent… Vous savez que Gaujean m’a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longs crédits aux petites maisons, plutôt que d’accepter mes prix. » (Chapitre II) Elle montre la domination économique de Paris, qui impose ses lois à la province, et c’est le grand commerce qui vaincra, dans cette guerre.

La structure du roman

Par son incipit, qui introduit immédiatement l’héroïne et ses deux frères, Zola nous invite à construire le schéma narratif du point de vue de Denise.

Le chapitre I pose la situation initiale, l’arrivée de Denise venue chercher un emploi à Paris. Mais il pose aussi l’enjeu de l’action, en marquant le contraste entre le grand magasin, « Au Bonheur des Dames », et la petite boutique de l’oncle Baudu, « Le Vieil Elbeuf ».

À partir du chapitre II, l’entrée de Denise comme vendeuse au Bonheur des Dames, élément qui noue l'action, nous observons la différence nette entre les péripéties des deux parties :

  • Les 8 premiers chapitres voient alterner des paliers, avec des échecs, tel le renvoi qui l’oblige à vivre de façon miséreuse chez Baudu, et des moments qui rétablissent la situation, quand elle est embauchée, par exemple chez Robineau ou retourne au Bonheur des Dames.

ZOLA, Au Bonheur des Dames- schema narratif-schema.jpg
  • Les 6 chapitres suivants, en revanche, marquent une progression continue, à partir du cœur du roman, le chapitre IX, qui voit la promotion de Denise comme seconde vendeuse. Le dénouement est heureux, puisque son mariage avec Mouret est annoncé.

Cette structure d’ensemble illustre le parallèle entre le destin de Denise et celui des commerces.

        Dans la première partie, alors qu’elle-même lutte pour survivre, les petits commerçants aussi tentent encore de résister, comme Baudu, en vendant sa maison pour pouvoir payer ses dettes et relancer son commerce, ou Robineau qui ouvre son propre magasin grâce à la dot de son épouse.

        En revanche, la seconde partie scelle les destins :

  • Le magasin de Mouret progresse, depuis « la grande mise en vente des nouveautés d’hiver » au chapitre IV, puis lors de « l’inauguration des magasins neufs », qui montrent son extension, au chapitre IX, pour atteindre l’apogée au chapitre XIV, avec un nouvel agrandissement, dont l’inauguration est célébré par « la grande exposition de blanc ».

  • Inversement, le chapitre XIII, alors même que Mouret s’avoue amoureux, voit la mort des petits boutiquiers, mort symbolique avec la démolition de la boutique de Bourras, et morts réelles, celle de Geneviève, la cousine de Baudu, suivie de celle de sa mère. Tous les concurrents ont donc disparu, puisque même Robineau renonce, en tentant de se suicider, et que, ironie du sort, un incendie détruit Les quatre Saisons, le grand magasin ouvert par Bouthemont après son renvoi par Mouret. D’où la conclusion qui résume l’opinion générale : « Toutes les chances, ce Mouret ! Paris saluait son étoile, accourait le voir debout, puisque les flammes maintenant se chargeaient de balayer à ses pieds la concurrence. »

Les personnages

ZOLA, Au Bonheur des Dames, les personnages-personnages.jpg

Le tableau, qui tient compte de la fonction des personnages dans l’action par rapport aux deux héros, fait apparaître la différenciation entre les adjuvants, qui apportent leur soutien, et les opposants. Mais il conduit aussi à noter une évolution.

Pour Denise

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Sa famille joue, en fait, un double rôle car, d’un côté, elle trouve en ses frères, auxquels elle sert de mère, beaucoup d’amour, de l’autre, ils sont pour elle un fardeau financier : il faut, par exemple payer la pension de Pépé, et Jean multiplie des demandes d’argent, difficiles à satisfaire. De même, les Baudu ne pouvant lui fournir le travail qu’elle espérait, elle devient vendeuse au Bonheur des Dames, ce qui conduit à une rupture avec son oncle. Il faudra attendre le chapitre VIII et la maladie de Geneviève, pour voir la réconciliation familiale.

Ses adjuvants lui restent fidèles. En revanche, sa progression dans la hiérarchie du Bonheur des Dames supprime peu à peu les oppositions : hypocritement, vendeurs et vendeuses se rapprochent d’elle, comme Mme Aurélie, et, si certains continuent à la critiquer, ils n'osent plus agir contre elle, tandis que plusieurs apprécient sincèrement ses interventions. Finalement, seule Henriette Desforges reste son ennemie et tente de l’humilier aux yeux de Mouret, mais elle obtient le résultat contraire, et les autres clientes, elles, sont toutes conquises par son attitude souriante.

Pour Octave

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Le dernier chapitre montre que Mouret a pris de la distance par rapport à ses amis, comme si, sous l’influence de Denise, il portait sur eux un autre regard, plus sévère. De même, il élimine un à un ses opposants, réussissant à convaincre le baron Hartmann de renoncer à son projet pour lui permettre d’acheter l’immeuble convoité, et éliminant tous les autres qui gênent son expansion. Cette expansion n’a fait qu’accroître à la fois le nombre de ses vendeurs et vendeuses, dont l’intervention de Denise améliore un peu les conditions de travail, et les clientes sont toujours fidèles au rendez-vous.

 L'image de la société 

La société du XIX° siècle se construit sur les trois classes sociales héritées de l’Ancien Régime, mais profondément transformées au cours du siècle, et dans lesquelles l'argent, remplaçant la naissance ou la fonction sociale, joue un rôle hiérarchique déterminant. 

Mais le roman offre aussi l'intérêt d'attirer l'attention sur la condition féminine, et de poser le jugement de Zola, et son idéal pour concevoir une nouvelle société.

Société

Les classes sociales

La noblesse

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Elle n’est que peu présente dans le roman, qui, en montrant la naissance de la société capitaliste, avec ses financiers, investisseurs entrepreneurs qui s’enrichissent, souligne surtout le contraste avec une petite bourgeoisie, qui végète, et un prolétariat ouvrier, exploité, qui vit souvent dans une profonde misère. À la date où se déroule l’intrigue, les titres existent encore, ils ne seront abolis que par la IIIème république, qui acceptera cependant leur transmission. Mais les nobles ont perdu leurs privilèges, et sont donc contraints de trouver leur place dans cette société en pleine évolution.

Quatre personnages la représentent.

  • D’un côté, il y a le baron Hartmann, issu de la noblesse d’Empire, qui a pris toute sa place dans cette évolution, en tant que directeur d’une grande banque d’investissement, le Crédit Immobilier, qui tire un immense profit de la spéculation générée par les grands travaux de transformation de Paris.

  • En revanche, Paul de Vallagnosc appartient à « une ancienne famille parlementaire, petite noblesse ruinée ». Prisonnier des valeurs de sa classe sociale, il vit, dans la médiocrité,

l’histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de rester dans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’une médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famille ; puis, il était demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deux filles. Une honte enfin l’avait pris, et, laissant les trois femmes vivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère de l’intérieur, où il se tenait enfoui, comme une taupe dans son trou.(Chapitre III)

Ce même contraste se retrouve chez les femmes.

  • Mademoiselle de Fontenailles, marquise, s’inscrit dans la noblesse de l’Ancien Régime : « ses mains seules,  blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race. » (ch. X) Mais, la « déchéance » familiale oblige cette « pauvre fille tombée dans la gêne » (ch. XI) à vivre l’humiliation de servir les clientes du Bonheur des Dames en subissant leur mépris comme celui de ses collègues.

  • Mme de Boves a échappé à ce sort par son mariage avec un « inspecteur général des haras », mais, comme il lui refuse de l’argent, elle n’a plus que sa dignité de comtesse pour se défendre alors même que, ne pouvant les acheter, elle a volé des dentelles : « Elle, une voleuse ! pour qui la prenait-il ? Elle était la comtesse de Boves, son mari, inspecteur général des haras, allait à la cour. » (ch. XIV)

La bourgeoisie

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Le roman met en évidence le contraste entre une bourgeoisie triomphante, qui tire pleinement profit du développement économique, et une petite bourgeoisie qui peine parfois à survivre, tels les boutiquiers.

La bourgeoisie triomphante

Après avoir tiré profit de la situation révolutionnaire puis de l’Empire, la Restauration a offert à la bourgeoisie l’occasion de prendre toute sa part dans le développement économique alors favorisé. Beaucoup se sont donc considérablement enrichis, et ont adopté le mode de vie jadis propre à la noblesse, en conquérant les nouveaux quartiers élégants de la rive droite. Ainsi Henriette Desforges, « fille d’un conseiller d’État » et « veuve d’un homme de Bourse qui lui avait laissé une fortune »(ch. III), dans son luxueux hôtel de la rue de Rivoli, tient salon « [c]haque samedi, de quatre à six », offrant thé et gâteaux. Les femmes, en effet, jouent un rôle essentiel dans la vie mondaine, et se doivent de recevoir. Octave Mouret offre le plus bel exemple de cet enrichissement, fondé sur les valeurs traditionnelles de la bourgeoisie, l’ordre et le travail

James Tissot, L’Heure du thé, 1875-76. Huile sur toile, 38,4 x 51,1. Metropolitan Museum of Art, New York

James Tissot, L’Heure du thé, 1875-76. Huile sur toile, 38,4 x 51,1. Metropolitan Museum of Art, New York

Cette bourgeoisie, qui connaît la valeur de l’argent, sait aussi le dépenser pour ses plaisirs, telles ces dames qui fréquentent assidument le « Bonheur des Dames », en proie à une frénésie d’achats pour certaines. Le fonctionnement de l’Empire offre à leurs époux un emploi sûr, dans les ministères, comme le mari de Mme Bourdelais, au palais de justice, comme M. Guibal, avocat, ou dans l’enseignement, comme M. Marty dont le salaire, cependant, ne suffit pas à assurer les besoins croissants de son épouse : « elle ruinait aujourd’hui son mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devait doubler ses six mille francs d’appointement en courant le cachet pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. » (ch. III) Le goût des plaisirs, les femmes, le jeu, les parties fines, ou, pour les femmes, le désir de luxe, menace donc cette bourgeoisie de déclassement.

Charles Marville, La place Sainte-Opportune et ses petites boutiques, 1865, in Paris photographié au temps d'Haussmann

Charles Marville, La place Sainte-Opportune et ses petites boutiques, 1865, in Paris photographié au temps d'Haussmann

La petite bourgeoisie

Le roman traduit un double mouvement, inversé. Zola montre à quel point le Second Empire a bouleversé les classes sociales, et les relations qu’elles entretiennent entre elles. Là où certains végètent, voire sombrent dans la misère, d’autres, au contraire, aspirent à progresser, à prendre toute leur place dans une nouvelle bourgeoisie.

        Face aux plus riches, sans cesse avides de s’enrichir, la bourgeoisie traditionnelle, constituée de commerçants, perd de sa puissance en raison de la concurrence des entrepreneurs et du grand commerce. Ainsi, au fur et à mesure qu’Octave agrandit son magasin, les autres commerçants du quartier sont, l’un après l’autre, ruinés. Baudu va jusqu’à vendre sa propriété de Rambouillet, soigneusement acquise pour assurer ses vieux jours, et derrière le convoi funéraire de Mme Baudu défile « tout le petit commerce ruiné du quartier » :

On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurs échéances de décembre, payées par un suprême effort qu’ils ne pourraient recommencer. Bédoré et sœur s’appuyait sur une canne, travaillé de tels soucis, que sa maladie d’estomac s’aggravait. Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient en silence, le nez à terre, en hommes finis. Et l’on n’osait s’interroger sur les disparus, Quinette, mademoiselle Tatin, d’autres qui, du matin au soir, sombraient, roulés, emportés, dans le flot des désastres ; sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d’un air d’intérêt, les nouveaux commerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, la modiste madame Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste, et Naud le cordonnier, encore debout, pris seulement de l’anxiété du mal qui devait les balayer à leur tour. (Chapitre XIII) 

        Inversement, une classe, à l’origine ouvrière ou employée dans le secteur tertiaire, s’élève dans la hiérarchie sociale. C’est le cas de la famille Lhomme, par exemple, grâce à la position de Mme Aurélie au cœur du Bonheur des Dames. Mais même des vendeurs et vendeuses finissent par former une sorte de bourgeoisie, encore intermédiaire, mais déjà désireuse de progresser, par mimétisme : 

Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces, finissaient par être d’une classe vague, flottant entre l’ouvrière et la bourgeoise ; et, sous leur art de s’habiller, sous les manières et les phrases apprises, il n’y avait souvent qu’une instruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades de drame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris. (Chapitre VI)

Le peuple au travail

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Mais, parallèlement, face au luxe insolent des plus aisés, nobles ou bourgeois, qui ont le pouvoir et l'argent, le XIX° siècle accentue la paupérisation du peuple. L'exode des campagnes vers les grandes villes y concentre des ouvriers mal logés, qui vivent dans de terribles conditions. Aucune protection face au chômage, à la maladie, aux accidents de travail que la mécanisation industrielle multiplie... Comment s'étonner alors que  sévissent l'alcoolisme, la violence, dans les rues et, même au sein des familles, la prostitution ? Sans compter la mendicité...

Norbert Goeneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée d’Orsay, Paris

Norbert Goeneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée d’Orsay, Paris

À travers la peinture de la vie des employés d’Au Bonheur des dames, qui, pourtant, peuvent être considérés comme des « privilégiés », Zola dénonce l’exploitation dont ils sont victimes. Certes, ils ont un salaire, mais, comme il dépend de la « guelte », pourcentage sur la vente, il est souvent loin d’être suffisant, comme c’est le cas pour Denise à ses débuts, et il provoque une terrible concurrence entre vendeurs et vendeuses pour accaparer les clientes qui peuvent rapporter plus ! Certes aussi, les patrons logent les vendeuses, et nourrissent leurs employés… mais dans quelles conditions ? La chambre est glaciale et misérable, et la nourriture est infecte, ce qui oblige à payer un supplément, ne serait-ce que pour un café… Quant aux conditions de travail, elles épuisent les employés. Denise en donne un exemple :

les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant sa misère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie des anciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et le triste défilé commençait : toutes mangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l’inconnu, beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, les plus heureuses mariées, enterrées au fond d’une petite boutique de province. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année ? (Chapitre XII)

Bien évidemment, aucune loi ne réglemente les contrats de travail. L'embauche comme le licenciement se font au gré du patron. Ainsi, lorsque l’activité baisse, en été, tout est prétexte à renvoyer les employés, sans ménagement, et Zola élargit sa critique à tous les travailleurs : 

Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu’on ne leur payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire, sous le fouet de la nécessité et de l’habitude. Depuis leur débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, le finissait à gauche, étaient renvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, au hasard de l’intérêt. L’usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers ; et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu’une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler leur part ! (Chapitre V) 

La condition féminine

Le sujet choisi par Zola le conduit à accorder une place importante aux femmes, dont il montre, tous milieux confondus, une réalité bien sombre. Le grand magasin, en effet, offre aux femmes de la bourgeoisie la possibilité de sortir de leur domaine réservé, la famille, sur laquelle elles sont censées régner. Mais cela ne supprime pas leur dépendance au pouvoir économique masculin, bien au contraire.

Édouard Debas-Ponsan, Avant le bal, 1886. Huile sur toile, 87 x 65,5. Musée des Beaux-Arts de Tours

La dépendance

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Dans le cadre domestique, rares sont les femmes qui disposent d’une réelle autonomie. Même Mme Desforges, qui paraît mener librement sa vie, doit sa puissance à un mari d’abord, puis à son amant, le baron Hartmann. Ses amies sont toutes sous la dépendance d’un mari, qui, comme pour Mme Marty ou Mme de Boves, contrôle étroitement leurs dépenses. Mme de Bourdelais, elle, représente le stéréotype de la mère, soucieuse de ses trois enfants et du budget du ménage avant de songer à son propre plaisir… De plus, tous les mariages, à l’exception de celui des Robineau, semblent conduire au désordre moral, les maris trompent leur épouse, tel M. de Boves avec Mme Guibal, et l’amour semble absent du mariage, qu’il s’agisse de celui entre Paul de Vallagnosc et la jeune Blanche de Boves, ou celui prévu entre Geneviève Baudu et le commis Colomban, tous deux alliance intéressée avant tout.

Édouard Debas-Ponsan, Avant le bal, 1886. Huile sur toile, 87 x 65,5. Musée des Beaux-Arts de Tours

La femme-objet

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En fait, les femmes sont conditionnées pour être passives, c’est l’homme qui décide et agit, comme le fait Baudu face à sa femme et à sa fille. Quand Denise devient vendeuse, c’est après un examen qui l’animalise : « Et, sous le regard de ces dames et de ces messieurs, qui l’étudiaient, qui la pesaient, comme une jument que des paysans marchandent à la foire, Denise achevait de perdre la contenance » (ch. III). Une fois embauchée, elle devient une marchandise consommable, sous les regards de Favier et Hutin par exemple, et elle échappe de peu au viol par son supérieur hiérarchique, Jouve.

Dans ces conditions intervient la prostitution, plus ou moins déclarée. C’est ainsi que Pauline conseille à Denise de se trouver un protecteur, pour échapper à la misère, ou, plus tard, de céder aux avances de Mouret. Elle apparaît même parfois comme un moindre mal pour conserver un homme : Henriette Desforges ne s’indigne guère de la relation de Mouret avec la vendeuse Clara, qui ne la menace pas vraiment. Quand Denise se retrouve licenciée, et se réfugie chez Brissat, elle est réveillée, la nuit, par tous les hommes reçus par celles qui n’ont aucun autre choix que de se vendre pour survivre.

Édouard Manet, Nana, 1877. Huile sur toile, 154 x 115. Kunsthalle Hambourg

Édouard Manet, Nana, 1877. Huile sur toile, 154 x 115. Kunsthalle Hambourg

L'idéal social proposé par Zola

Cependant, Zola ne se contente pas de critiquer, il utilise son héroïne, l’influence qu’elle exerce sur Mouret, pour poser les contours d’un idéal pour améliorer les conditions de vie des employés. Deux dimensions sont alors envisagées :

        Sur le plan juridique, il s’agit de lutter contre les licenciements qui envoient les employés au chômage, notamment les femmes enceintes, en compensant l’absence de toute protection sociale :

le sort des vendeurs était amélioré peu à peu, on remplaçait les renvois en masse par un système de congés accordés aux mortes saisons, enfin on allait créer une caisse de secours mutuels, qui mettrait les employés à l’abri des chômages forcés, et leur assurerait une retraite. C’était l’embryon des vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle. » (Chapitre XII)

         Sur un plan plus personnel, il s’agit de privilégier le bien-être des travailleurs, tout en unissant les équipes, par exemple grâce au « corps de musique », qui permet aussi de donner « un concert et un bal, pour présenter la musique du Bonheur à la clientèle, au monde entier ». Il convient aussi de songer à leur santé, et d'améliorer leur éducation.

Ensuite, on installa une salle de jeu pour les commis, deux billards, des tables de trictrac et d’échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours d’anglais et d’allemand, cours de grammaire, d’arithmétique, de géographie ; on alla jusqu’à des leçons d’équitation et d’escrime. Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à la disposition des employés. Et l’on ajouta encore un médecin à demeure donnant des consultations gratuites, des bains, des buffets, un salon de coiffure. (Chapitre XII)

Ce que dépeint ici Zola est directement inspiré par les théories de Fourier sur le phalanstère, mais aussi par sa mise en pratique, dès 1859, dans sa manufacture par Jean-Baptiste Godin, en lui donnant le nom de « familistère » en 1880. Godin a, en effet, considéré que, dans l’intérêt même de l’entreprise, le travailleur doit lui être associé. Il faut donc utiliser les bénéfices pour construire des logements, des écoles, des lieux de loisirs et de culture, des magasins… Il annonce déjà le fonctionnement d’une coopérative, puisque le restant des bénéfices est ensuite partagé sous forme d’actions de la Société.

D’où la réaction de Mouret, qui, devant les idées de Denise, « l’accusait de socialisme ». Mais Zola montre à quel point il a l’intuition du développement économique à venir, qu’il voit comme un progrès, avec un évident optimisme. Au Bonheur des Dames pose déjà la métaphore qu’il développera dans son œuvre future, par exemple dans Germinal, l’idée d’une « germination » fertile : « Le Bonheur des Dames se suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris, occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait si largement dans le fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au plein soleil. »

 Le commerce : deux tableaux opposés 

Commerce

Le roman raconte la lutte entre deux formes de commerce, la boutique, commerce traditionnel, dont celles de Baudu, de Bourras ou même de Robineau donnent l’image, et le grand magasin, symbolisé par Au Bonheur des Dames. Dès le premier chapitre, le face à face des deux descriptions annonce la condamnation du premier, dévoré impitoyablement par le second, favorisé, à Paris, par les grands travaux d’Haussmann, mais aussi par le recours à des stratégies de vente novatrices.

​Si la première moitié du siècle a vu un essor considérable du commerce, avec une multiplication des « boutiques », dont les propriétaires, comme Bourras avec ses parapluies et ses cannes, sont à la fois négociants et artisans, pour répondre à la demande croissante de luxe, notamment à Paris, à partir de 1860, la situation s’inverse, et c’est ce que dépeint Zola, avec les faillites des petits commerce en concurrence directe avec les grands magasins.

Le commerce traditionnel

Un fonctionnement patriarcal

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Les boutiquiers, souvent une profession de père en fils, ont pu devenir prospères grâce au financement permis, soit par la dot, comme pour Robineau qui s’installe grâce aux 60000 francs de sa femme, soit par un héritage, comme Mouret avant de s’agrandir, soit grâce au crédit, mais avec, dans ce dernier cas, le risque d’un endettement de plus en  plus lourd. C’est ce qui accable Baudu qui ne parvient plus à payer les dettes du Vieil Elbeuf.

La boutique repose sur un fonctionnement familial, l’épouse, comme Mme Baudu ou Mme Robineau, servant et tenant la caisse, parfois même les enfants, telle Geneviève Baudu. Quand la boutique peut avoir recours à un commis, ou à une vendeuse, ils sont, quoique mal payés, traités comme des membres de la famille : c’est le cas de Denise chez Robineau, ou de Colomban, à qui est d’ailleurs promise la fille de la famille : « C’était l’habitude patriarcale de la maison. » (Ch. I)

Vie et mort des petits boutiquiers

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Mais Zola nous montre un décor en pleine décrépitude : « La boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, où tout l’ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurer d’abandon. » (ch. I) La boutique des Baudu est sombre, les tissus n’y sont pas mis en valeur, tout s’entasse sans ordre, et les clientes y sont rares :

Elle la revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de la ruine ; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, la poussière envahissait les comptoirs et les casiers ; tandis qu’une odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu’on ne remuait plus. À la caisse, madame Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin de solitude, où personne ne venait les déranger. (Chapitre VIII)

Même Robineau, qui se lance dans le commerce avec énergie, ne peut résister à la lutte sur les prix : si le grand magasin peut se permettre de vendre à perte sur un produit, parce qu’il peut se rattraper sur d’autres et sur la quantité des ventes, la petite boutique, elle, n’est pas de force dans cette lutte : 

la situation devenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait des avances et une clientèle qui lui permettaient d’équilibrer les bénéfices ; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, ne pouvant se rattraper sur d’autres articles, restait épuisé, glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mourait de sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était de voir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur, après l’argent perdu et les efforts qu’il avait faits pour la conquérir. (Chapitre VII)

Le père Bourras devant son magasin. Illustration  pour l''édition Fasquelle, 1906

Le père Bourras devant son magasin. Illustration  pour l''édition Fasquelle, 1906

Le dépérissement de Geneviève Baudu est comme l’illustration humaine de la mort du petit commerce, privé d'avenir, que confirme la tentative de suicide de Robineau : il signe ainsi son échec, en déclarant « c’est la fin d’un monde. »

Le grand magasin, "Au Bonheur des Dames"

Le modèle de Zola

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Le premier grand magasin français, « Le Tapis rouge », est créé en 1784 : il occupe trois étages et plusieurs immeubles de la rue. Il faut ensuite attendre 1824 pour « La Belle Jardinière », 1829 pour « Aux Trois-Quartiers », et 1830 pour « Le Petit Saint-Thomas ». Au milieu du XIXème siècle, ils se multiplient, et c’est « Le Bon Marché » qui sert directement de modèle à Zola, fondé par André Boucicaut et conçu par Gustave Eiffel et Louis Blondeau, avec des structures métalliques typiques de cette époque. 

Le grand magasin : pour lire un extrait

"Au Bon Marché", estampe. BnF

"Au Bon Marché", estampe. BnF

Au début du chapitre IX, à l’occasion de l’agrandissement d’Au Bonheur des Dames, une description précise permet de découvrir :

  • l’architecture, grandiose, que l’expression les « hautes nefs métalliques » compare à la majesté des cathédrales médiévales ;

  • la variété des rayons, qui couvrent les deux domaines traditionnellement réservés aux femmes, ce qui relève de l’aménagement et de la décoration de la maison et de la mode, tissus, vêtements et accessoires. Leur ordonnancement au sein du magasin est soigneusement réfléchi.

  • l’ampleur de la vente, avec « trente-neuf » rayons, et « mille huit cents employés, dont deux cents femmes ». Au chapitre II, Zola avait pris soin de mentionner qu’avec « dix-neuf rayons » et « quatre cents trois employés », Mouret jugeait « la maison […] trop petite », ce qui souligne la croissance de ce grand commerce.

Le grand magasin doit aussi offrir aux clientes, à leurs époux et à leurs enfants, des lieux de rencontre, d’attente, de repos, comme le « salon de lecture et de correspondance », qui offre aussi des boissons et des gâteaux. Enfin, très habilement, Mouret a aussi compris qu’il fallait casser la logique de l’ordre des rayons, pour obliger les acheteuses à le parcourir en tous sens, donc à être tentées par des achats non prévus.

Le fonctionnement économique

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Le roman expose aussi les nouvelles techniques de vente qui se mettent alors en place, pour augmenter la recette – de « quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dix centimes », au chapitre IV, elle dépasse le million à la fin du roman – en attirant sans cesse plus de clientes. Pour cela, quatre stratégies sont pratiquées :

         sur les prix : le prix bas est la première exigence. Appliqué à quelques rares produits, comme la soie « Paris-Bonheur », il attire la clientèle, qui, une fois entrée dans le magasin, peut être séduite par d’autres achats : « Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché » (ch. II). C’est aussi ce qui explique le mécanisme des « soldes », qui permet de se débarrasser des stocks : « il baissait progressivement les articles non, vendus, préférant les vendre à perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des marchandises. » (ch. II)

"L'inauguration". Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906

Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906
Un exemple de "réclame"

         sur l’attractivité : outre les étalages, qui doivent attirer l’œil, suivant « l’école du brutal et du colossal » dont Mouret est le maître, les marchandises à bas prix qui débordent sur les trottoirs, la « réclame » doit faire connaître le magasin. Bien  sûr, c’est le rôle des prospectus, des affiches, de l’information dans la presse, des catalogues largement diffusés, « deux cents mille […] dont cinquante mille à l’étranger » (ch. IX), mais aussi une « réclame » dont les clientes elles-mêmes se chargent, par exemple par la distribution aux enfants de ballons qui transporteront le nom du magasin dans la rue, ou l’offre de bouquets de violettes.

         sur l’aide apportée aux clientes : elles peuvent aller de rayon en rayon sans avoir à transporter elles-mêmes leurs achats, tirés sur une chaise par un vendeur, et, bien sûr, se faire livrer à domicile, ou recevoir leur commande en province et même à l’étranger. Ce n’est plus la cliente qui vient au magasin, mais le magasin qui vient vers elle. Mais surtout, en leur donnant la possibilité d’un « rendu », Mouret les incite à ne plus hésiter avant un achat.

Un exemple de "réclame"

La "réclame" : pour lire un extrait

         sur les rémunérations : pour stimuler le travail du personnel, Mouret joue sur tout un système de primes, par exemple la "guelte", un pourcentage sur les ventes calculé grâce à un « carnet à souches », qui permet un contrôle strict, d’autant qu’une autre prime récompense les comptables s’ils découvrent des erreurs dans les factures…

Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux : mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient. (Chapitre II)

POUR CONCLURE

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Zola, dans son roman, met donc en évidence le profond changement provoqué dans le commerce par l’avènement des grands magasins, avec une insistance particulière sur ce que nous nommons aujourd’hui le « marketing ». Cependant, même s’il montre comment le grand magasin dévore les petites boutiques, en créant sans cesse de nouveaux rayons, aucune indignation chez lui. C’est sur ces morts que doit pousser le monde nouveau, comme une plante vivace pousse sur le fumier, c’est la loi de Darwin, que Spencer définit comme « loi de l’évolution », ici appliquée à l’économie : les forts éliminent les faibles, c'est la "lutte pour la vie", éternelle.

 Une histoire d'amour : Octave et Denise 

Amour

Depuis son origine médiévale, le roman, qui s’adresse souvent à des lectrices, raconte une histoire d’amour, et les romans de Zola ne dérogent pas à cette tradition. Mais Au Bonheur des Dames est le seul roman des "Rougon-Macquart" qui, alors même qu’un écart social, a priori infranchissable, sépare les deux héros, conduit à un mariage dont on peut pressentir qu’il sera heureux

Ainsi l’histoire d’amour d’Octave et de Denise forme un contrepoint à l’échec du mariage prévu entre Geneviève Baudu et le commis Colomban et à tous les mariages, ceux des Marty, des De Boves, des Lhomme…, dans lesquels l’amour n’existe pas. En revanche, il fait écho à deux autres couples, dont le lien amoureux, malgré les épreuves, s’avère solide, Pauline et Baugé d’une part, et les Robineau.

L’intérêt de l’histoire d’amour entre Octave et Denise vient de la façon dont Zola dépeint son évolution, de sa naissance à son affirmation progressive, malgré des résistances de part et d’autre, avant qu’il ne s’impose, dans le dernier chapitre.

Une histoire d'amour, d'après le film d'André Cayatte, 1943

Une histoire d'amour, d'après le film Au Bonheur des Dames d'André Cayatte, 1943

La naissance de l'amour

Depuis l’essai de Stendhal, De l’Amour (1822), à la naissance de l’amour par « coup de foudre », s’est ajouté un concept, qu’il nomme « cristallisation », qui voit l’amour se former peu à peu par idéalisation : « En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu'on aime ». Cette double vision se retrouve dans le roman de Zola.

Pour Denise

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Dès sa présentation, dans son dialogue avec l’oncle Baudu, le discours rapporté indirect libre montre que Denise rejette totalement l’idée du mariage : « D’ailleurs, est-ce qu’un homme aurait voulu d’elle sans un sou, pas plus grosse qu’une mauviette, et pas belle encore ? »

Mais sa première rencontre avec Octave Mouret, alors même qu’elle ignore de qui il s’agit, présente toutes les caractéristiques d’un coup de foudre, par le trouble ainsi produit :

L'arrivée  de Denise à Paris. Film Au Bonheur des Dames d'André Cayatte, 1943

[…] la vue d’un jeune homme, qui arrivait rapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée ; et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours, qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu’elle restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie d’une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme. (Chapitre II)

L'arrivée  de Denise à Paris. Film Au Bonheur des Dames d'André Cayatte, 1943

Pour Octave

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La première conversation entre Octave et son associé, Bourdoncle, rappelle aux lecteurs le personnage déjà présenté dans Pot-Bouille, un séducteur pour lequel les filles ne sont que les objets d’un plaisir éphémère, vite séduites et aussi vite rejetées. Il évoque ainsi sa soirée, « avec Héloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais si drôle ! » Cela entraîne une menace de Bourdoncle, « Vous savez qu’elles se vengeront », qui sonne comme une annonce de la suite du roman.

Lui aussi remarque Denise, mais pour une raison directement liée à sa volonté de commerçant, son désir de mettre en valeur ses étalages : il « était flatté au fond du saisissement de cette pauvre fille ». Cependant, très vite, ce séducteur perçoit en Denise la femme : « « il sentait chez cette jeune fille un charme caché, une force de grâce et de tendresse, ignorée d’elle-même » (ch. II) Ces premières images, non seulement, le poussent à appuyer l’embauche de Denise, mais va déterminer le processus de cristallisation à venir.​ Il se fonde, en effet, sur l'intérêt que porte Denise au grand magasin, qui la fascine, sur une forme d'innocence, d'absence de calcul, sur une douceur aussi, autant de traits de caractère absents chez les femmes qu'il a l'habitude de fréquenter. 

Élans et résistances

L'évolution des sentiments de Denise

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Ses débuts comme vendeuse sont difficiles, car elle est victime de toutes les railleries, à la fois des autres vendeuses et de Hutin, conscient de l’intérêt qu’elle a pu lui prêter naïvement.

Mais sa réaction, lors de son renvoi, révèle une autre vérité, un amour qu’elle ne s’avoue pas encore : â€‹

Peut-être croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont elle n’avait jamais encore senti l’étreinte. Elle voulait l’aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement ; car il lui était égal de partir, lorsqu’il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu’elle n’avait pas appartenu à un autre. (Chapitre VI)

Claude Monet, Les Tuileries, 1876. Huile sur toile, 54 x 73. Musée Marmottan, Paris

Sa rencontre, au jardin des Tuileries, avec Mouret, marque un moment d’élan, et renforce le « trouble » de Denise, « mais une joie inondait son cœur. Il savait donc qu’elle ne s’était donnée à personne ! » (ch. VII) Mais c’est lorsque Mouret la nomme seconde vendeuse qu’elle prend pleinement conscience de ses propres sentiments, mais, parallèlement, elle entre dans une forme de résistance car Mouret, en impliquant l’argent dans cette relation, la renvoie au statut de fille entretenue :

Brusquement, elle comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désir dont il l’enveloppait, depuis qu’elle était de retour aux confections. Ce qui la bouleversait davantage, c’était de sentir son cœur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout cet argent, lorsqu’elle débordait de gratitude et qu’il l’eût fait défaillir d’une seule parole amie ? (Chapitre IX)

Claude Monet, Les Tuileries, 1876. Huile sur toile, 54 x 73. Musée Marmottan, Paris

Lorsqu’elle reçoit une lettre d’invitation à dîner, aucun doute ne lui est plus permis, mais elle se heurte alors aux rumeurs malveillantes, qui ne font que la renforcer dans ses refus.

L'évolution des sentiments d'Octave

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Pour Octave aussi, la rencontre de Denise aux Tuileries est déterminante, car, non seulement, il lui présente des excuses pour son injuste renvoi, mais surtout, de même qu’il avait été touché par son admiration des étalages, c’est à nouveau l’intérêt qu’elle prête au commerce qui attire son attention, et l’amène à voir en elle la « femme » :

Alors, Denise, gagnée par cette familiarité, se livra davantage, laissa voir qu’elle était pour les grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petit commerce ; elle s’animait, citait des exemples, se montrait au courant de la question, remplie même d’idées larges et nouvelles. Lui, ravi, l’écoutait avec surprise. Il se tournait, tâchait de distinguer ses traits, dans la nuit grandissante. Elle semblait toujours la même, vêtue d’une robe simple, le visage doux ; mais, de cet effacement modeste, montait un parfum pénétrant dont il subissait la puissance. Sans doute, cette petite s’était faite à l’air de Paris, la voilà qui devenait femme, et elle était troublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds de tendresse. (Chapitre VII)

Mais, dans un premier temps, il garde son comportement de séducteur : par son invitation à dîner, il procède avec elle comme, jadis, avec d’autres employées, telle Clara. Perturbé par ce qu’il ressent, encouragé par Bourdoncle dans sa résistance, les refus réitérés de Denise l’amènent cependant à un aveu d’amour, mais qu’il continue à mêler à une proposition d’appui financier : 

 C’était la première qui ne cédait pas. Il n’avait eu qu’à se baisser pour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises ; et celle-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuis longtemps, fouetté par la résistance, s’exaspérait. Peut-être n’offrait-il pas assez ; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage.

— Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance.

Alors, il laissa échapper ce cri de son cœur :

— Vous ne voyez donc pas que je souffre !… Oui, c’est imbécile, je souffre comme un enfant !

Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. (Chapitre X)

Octave Mouret dans son bureau. Film The ladies'paradise, BBC, 2013

Octave Mouret dans son bureau. Film de Bill Gallagher, The ladies'paradise, BBC, 2013

Au chapitre XII, un long monologue intérieur résume cette progression du sentiment amoureux, faisant alterner en lui une forme d’étonnement devant ce qu’il éprouve, des moments de révolte, de colère, face à d’autres où il vit « une rechute de passion, comme une terreur sacrée d’avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu’on trouve de bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montait un charme, d’une subtilité pénétrante de parfum. » 

Octave amoureux : pour lire l'extrait

La force de l'amour

Le rôle de madame Desforges

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Dans cette histoire d’amour, Henriette Desforges joue le rôle de catalyseur, car elle est la première, par jalousie, à mesurer l’amour existant entre Octave, son amant, et Denise. Le jour de l’inauguration, elle vient au magasin pour découvrir « la demoiselle » dont Bouthemont lui a parlé, sans la nommer. Mais, alors que Denise la suit dans ses achats, son intuition jalouse suffit à lui faire comprendre la vérité : elle « s’était très bien aperçue du regard dont il avait d’abord enveloppé Denise. Cette fille, décidément, devait être la rivale qu’elle avait eu la curiosité de venir voir. » (ch. IX) Elle va alors tout faire pour l’humilier durant son parcours dans le magasin, mais surtout, face à Mouret, au chapitre XI : « Je veux les mettre en présence. Il faut que j’aie leur secret. » 

"L'humiliation de Denise". Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906

Elle a, en effet, compris que les sentiments de Mouret sont bien différents de ses habitudes de séducteur : « il l’aime, celle-là… », s’écrie-t-elle. Mais elle obtient le résultat inverse. Plus elle humilie Denise lors de l’essayage d’un manteau sous les yeux d’Octave, plus l’émotion de celui-ci s’accroît : « Son cœur bondissait, sous l’humiliation de son amour ; et il aimait Denise davantage, d’une tendresse émue, devant le beau silence qu’elle gardait. » Le discours rapporté indirect libre révèle la force de cet amour : « Et des brutalités lui venaient aux poignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire ? comment dire à Denise qu’il l’adorait, qu’elle seule existait à cette heure, qu’il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendresses d’un jour ? » Parallèlement, les « larmes » de Denise quand Octave la délivre en l’assurant de son « estime » sont « d’une douceur délicieuse », car il lui prouve ainsi que, pour lui, elle n’est plus une « fille » tout juste bonne à séduire par de l’argent. » En avouant clairement à Henriette Desforges son amour pour Denise, Octave l’assume d’abord à ses propres yeux, et Denise ressent pleinement le sien.

"L'humiliation de Denise". Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906

La passion d'Octave

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Cependant, il faut encore du temps pour qu’Octave comprenne « l’inutilité » de ses millions pour conquérir Denise : « Elle disait non, toujours non. » Il vit alors une véritable passion qui le fait souffrir. Ainsi, quand Denise, surprise en train de parler à Deloche, se trouve à nouveau accusée par Bourdoncle d’avoir un amant, la colère de Mouret se change en un vibrant aveu d’amour : « Dites, faut-il que je me mette à genoux pour touche votre cœur ? » (ch. XII) Le chapitre suivant construit peu à peu sa décision car ses conversations avec Denise, les idées qu’elle lui suggère pour le fonctionnement d’Au Bonheur des Dames, permettent une cristallisation, qui conduit au questionnement, à « l’idée confuse d’un mariage », car son triomphe ne remplit « le vide de son cœur, que seul le « oui » d’une enfant pouvait combler ». Cette étape est essentielle car, en la qualifiant ainsi, Octave lui accorde une innocence, une pureté qui la distingue des autres « femmes », et lui offre une dignité nouvelle. 

Le dénouement intervient après la mise en scène d’un violent contraste, d’un côté la mort, celle de Geneviève, de sa mère, celle souhaitée par Robineau, sans compter la ruine de Baudu et de Bourras, de l’autre le triomphe de Mouret avec un chiffre de ventes qui dépasse le million. Pour accomplir son triomphe, et empêcher le départ de Denise, il la demande en mariage, et la souffrance se change en un nouveau bonheur, quand elle lui avoue son amour. Le mariage est alors annoncé, brutal dénouement heureux :

Mouret était tombé assis sur le bureau, dans le million, qu’il ne voyait plus. Il ne lâchait pas Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu’elle pouvait partir maintenant, qu’elle passerait un mois à Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu’il irait ensuite l’y chercher lui-même, pour l’en ramener à son bras, toute-puissante. » (Chapitre XIV)

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La demande en mariage. Film Au Bonheur des Dames d'André Cayatte, 1943

L'acceptation de Denise

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Dans le cœur de Denise également les derniers chapitres du roman construisent la progression du sentiment amoureux, à travers les épreuves traversées. En se défendant contre les accusations de Bourdoncle et devant le constat de Mouret, « Vous aimez quelqu’un », seule explication qu’il trouve au refus de Denise, elle fait un premier aveu. Elle admet intérieurement cet amour, dont à son tour elle souffre : « elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait ». (Ch. XII)

De même que Mouret avait avoué son amour à Mme Desforges, Denise franchit à son tour cette étape en l’avouant à son amie Pauline, mais nie avec force l’idée que ses refus puissent être une stratégie pour « le mener devant monsieur le maire ». Alors même que le chapitre XIII lui fait vivre une succession de malheurs, elle admet l’amour qu’elle porte à celui qui a « inventé cette mécanique à écraser le monde » : « et elle l’aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus. » Pour elle aussi, Zola fait intervenir un coup de théâtre, puisque c’est au moment même où elle vient annoncer son départ, que la demande en mariage de Mouret l’amène à un aveu qui semble lui échapper malgré elle, et Zola reprend alors cette appellation d’« enfant », si importante pour l’écarter de l’image péjorative des femmes qui parcourt le roman :  

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir. Son cœur éclatait. Alors, avec une impétuosité d’enfant, elle se jeta à son cou, sanglota elle aussi, en bégayant :

— Oh ! monsieur Mouret, c’est vous que j’aime ! (Chapitre XIV)

De même au chapitre XIII, bien que troublée par les malheurs qui frappent les petits commerçants, elle juge qu’il ne peut en être autrement : « Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avait semé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué les autres ; et elle l’aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus. ». Octave et Denise se ressemblent donc par la détermination qui les anime pareillement, leur foi dans le progrès que représentent les nouvelles formes du commerce.

Pour conclure

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Zola pose, en fait, une conception originale de l'amour, puisque, dans les trois cas des couples unis, Pauline et Baugé, les Robineau, et tout particulièrement pour la relation entre Octave et Denise, il prend soin de séparer le sentiment amoureux de tout lien avec l’argent, et lui fait dépasser le simple élan de désir charnel pour le fonder sur une union plus profonde, née du partage d’un même centre d’intérêt et d’un même caractère, mélange de douceur et de volonté. De plus, dans Au Bonheur des Dames, l'amour dépasse aussi tous les préjugés sociaux et les écarts hiérarchiques.

 Un roman naturaliste ? 

Naturalisme

Dès le XVIIIème siècle, les romanciers quittent la dimension fictionnelle, poussée parfois jusqu’à l’invraisemblance, pour vouloir peindre avant tout la réalité. Au XIXème siècle, cette tendance se formalise avec le courant réaliste, qui veut faire du roman, comme le dit Stendhal dans Le Rouge et le Noir, en 1830, un « miroir qui se promène sur une grande route » (XIX).

Le naturalisme prolonge cette volonté, mais en y ajoutant une dimension scientifique. Zola, chef de file de ce courant, le définit donc à partir de théories, que chacun de ses romans met ensuite en application. Mais, dans la mesure où il porte aussi son propre jugement sur sa société, sa subjectivité n’influence-t-elle pas son écriture, qui dépasserait alors la rigueur objective qu’exigerait la seule application de principes scientifiques ?

Les principes du naturalisme

Le rôle de l'hérédité

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Dans la première moitié du XIXème siècle, le mot « hérédité » évolue pour s’appliquer à la « nature » biologique de l’homme, alors qu'il ne s’appliquait jusqu’alors qu’au domaine juridique. Zola a lu le Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle dans les états de santé et de maladie du système nerveux de Prosper Lucas, deux tomes parus en 1847 et 1850. Il en fait la source même des « Rougon-Macquart » : « Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la “race modifiée” par les milieux. » Par « race », il entend la nature physiologique de l’homme, et celle de l’aïeule, Adélaïde Fouque, détermine de nombreux personnages : en proie à des crises nerveuses et à des convulsions, elle sombre dans la folie. 

Dans Différences entre Balzac et moi, texte de 1869, Zola insiste longuement sur les fondements scientifiques du naturalisme, « Ma grande affaire est d'être purement naturaliste, purement physiologiste », et il précise, dans Le Roman expérimental en 1880 : « En un mot, nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains, comme le chimiste ou le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants. » 

Pour lire le texte de Zola

La généalogie des "Rougon-Macquart"

La généalogie des "Rougon-Macquart"

Sa descendance est elle-même déterminée, d'abord par son mariage avec Rougon, son garçon jardinier, dont la descendance hérite l’ambition et l’avidité : c’est le cas d’Octave Mouret, qui appartient à la quatrième génération de ses descendants. De son second compagnon, Macquart, contrebandier et buveur, naît une nouvelle branche, qui hérite, elle, de son alcoolisme.

Les théories déterministes : Taine, Darwin et Spencer

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C’est à travers l’historien et philosophe Hippolyte Taine (1828-1893) que Zola découvre l’idée que, de même qu'elles déterminent la physique, des « lois » déterminent aussi les formes variées d’intelligence, d’émotions et de sentiments, aussi bien des individus que des groupes ou des peuples, selon l’influence des milieux et des conditions historiques dans lesquels ils vivent. Zola va ainsi poser, dans chaque roman, les « lois » correspondant au milieu dépeint, celui du commerce dans Au Bonheur des Dames. C’est, par exemple, la parfaite connaissance de la « nature » féminine » qui guide tous les choix de Mouret, depuis sa façon de réaliser un étalage jusqu'à tout ce qui permet de susciter le désir irrésistible, en passant par la stimulation de la coquetterie ou des rivalités.

Il complète cette approche par le déterminisme dit de la "sélection naturelle", émis déjà comme hypothèse par Lamarck (1744-1829), conceptualisé et approfondi par l’anglais Charles Darwin (1809-1882) en 1859 dans Sur l’Origine des Espèces au moyen de la Sélection Naturelle :

« Comme il naît beaucoup plus d'individus de chaque espèce qu'il n'en peut survivre, et que, par conséquent, il se produit souvent une lutte pour la vie, il s'ensuit que tout être, s'il varie, même légèrement, d'une manière qui lui est profitable, dans les conditions complexes et quelquefois variables de la vie, aura une meilleure chance pour survivre et ainsi se retrouvera choisi d'une façon naturelle. En raison du principe dominant de l'hérédité, toute variété ainsi choisie aura tendance à se multiplier sous sa forme nouvelle et modifiée. »

Ainsi, les plus faibles sont condamnés, seuls les plus forts survivent. C’est la lutte pour la vie, propre à toutes les espèces. Élargie à l’évolution des sociétés par l’anglais Herbert Spencer (1820-1903), qui en fait la cause des inégalités sociales, des guerres civiles ou de conquête, la théorie du combat pour la vie, du « struggle for life », est précisément ce qu’entend prouver Au Bonheur des Dames. Ainsi, quand Mouret a l’idée de proposer aux employés « une petite prime pour chaque erreur qu’ils relèveront dans les notes de débit », c’est ce principe qu’il applique à un groupe d'individus : « Cette application nouvelle de la lutte pour l’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il rêvait d’organiser la maison de manière à exploiter les appétits des autres ». (Ch. II) Et, en assistant à l’ascension du grand magasin aux dépens de tous les petits boutiquiers, c’est à cette même théorie que se réfère le questionnement de Denise, à un niveau social plus vaste : 

[…] elle éclatait en larmes, au fond de leur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger les araignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l’éternelle destruction ? (Chapitre XIII)

Claude Bernard.jpg

La méthode expérimentale de Claude Bernard

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C’est à Introduction à la médecine expérimentale, ouvrage de Claude Bernard (1813-1878), paru en 1865, que se réfère encore plus directement Zola dans Le Roman expérimental. Ce médecin prône une démarche scientifique rigoureuse, l’observation d’un phénomène conduisant à poser une hypothèse que l’expérience doit ensuite vérifier, dont les résultats doivent enfin être interprétés. Zola considère que cette méthode doit devenir celle du romancier : « Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. »

Léon-Augustin Lhermite, Claude Bernard [au centre], 1889. Huile sur toile, 180 x 282. Académie nationale de médecine

L'observateur chez lui donne les faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. (Zola, Le Roman expérimental)

C’est ce qui explique à la fois la structure de l’œuvre et le rôle du personnage de Denise. Celle-ci, étrangère venue de province à Paris, est dans la fonction d’observatrice, dès le premier chapitre où c’est à travers son regard que Zola nous présente « le milieu », le contraste entre le grand magasin et les petites boutiques. Quand elle se trouve embauchée, c’est elle aussi qui expérimente directement, par ses conditions de travail, le fonctionnement d’Au Bonheur des Dames.

Mais, derrière le personnage, les véritables « observateur » et « expérimentateur » restent le romancier.

       Ainsi, dans son rôle d’observateur, Zola dépeint très soigneusement le cadre choisi – à partir de l’ample documentation qu’il a réunie –, l’inscrit dans une époque historique, celle des grands travaux d’Haussmann, et en restitue précisément les différents milieux sociaux, notamment par les modes de vie, les comportements et les discours rapportés qui les illustrent.

       Puis, il met en place son expérimentation en choisissant Octave Mouret, déterminé par son hérédité, séducteur et marqué par l’ascension sociale déjà effectuée, et en amenant sa rencontre avec Denise, nièce du petit boutiquier Baudu. Il offre alors une étude du fonctionnement psychologique qui conduit à vérifier son hypothèse évolutionniste : le grand magasin écrase les plus faibles, les « forts » triomphent, Mouret à la tête d’Au Bonheur des Dames, mais aussi Denise, déterminée à ne pas se laisser séduire pour de l’argent et qui résiste. Ce qui corrobore son affirmation : « Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c'est là notre part d'invention, de génie dans l'œuvre. »

Une écriture naturaliste ?

Pour lire Le Roman expérimental

Le primat du corps

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Dans sa préface de Thérèse Raquin, son troisième roman, paru en 1867, Zola explique sa volonté de représenter des personnages « entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair », mise en pratique ensuite dans "Les Rougon-Macquart". Ce sont donc leurs réactions physiologiques qui ressortent à chaque instant, leur corps s'affirmant comme la source de toutes leurs réactions. La première vision de l’oncle Baudu, par exemple, le dépeint « le sang aux yeux, la bouche contractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames » (Ch. I). L’ordre des mots souligne le fait que les notations physiques sont le premier signe de sa colère. De même la peur de Denise, lors de son embauche, s’exprime physiquement : elle « avait la bouche sèche, les mains froides ». Rougeur, pâleur, tremblement, frisson, la liste serait longue de toutes les manifestations physiques qui parcourent le roman.

"L'accablement de Denise". Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906

"L'accablement de Denise". Illustration pour l'édition Fasquelle, 1906

C’est aussi cette place accordée au corps qui explique les longs passages consacrés aux repas dans le roman, au réfectoire du Bonheur des Dames dans les chapitres VI et X, par exemple. Même les sentiments, comme les rivalités entre les employés, sont transcrits par des termes relevant de la nature physiologique de l’homme : il fallait « déloger le camarade au-dessus de soi pour monter un échelon, le manger s’il devenait un obstacle » (Ch. VI), et les désirs sont des « appétits ».

Enfin, le fonctionnement même du grand magasin repose sur ce principe, par exemple pour les étalages : « En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. » D’où sa conclusion sur l’essor des grands magasins, dont la réussite « était faite de la chair et du sang de la femme. » : « ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs ». (Ch. III)

Un passage de la préface de La Fortune des Rougon (1871) justifie cette écriture que nous pouvons qualifier de « naturaliste » :

Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. 

Le rôle des sensations

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C’est aussi le naturalisme qui permet de comprendre pourquoi tant de descriptions, recourant souvent à la focalisation interne, mettent l’accent sur les sensations, qui se mêlent toutes. Dans le roman, on palpe les tissus, on plonge ses mains dans les dentelles, « les vitrines développaient des symphonies d’étalages », dans une « débauche de couleurs », mais les odeurs jouent aussi leur rôle :

L’odeur des gants de Saxe, cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublait d’habitude ; et elle en riait parfois, elle confessait son goût pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombée dans la boîte à poudre de riz d’une fille. (Chapitre IV)

Couleurs, bruits, odeurs, les moindres sensations sont restituées pour composer l’atmosphère d’ensemble, telle celle, répugnante, du réfectoire avec « le tapage violent de fourchettes »,  « l’odeur de graillon », tandis que les « murs suaient, une asphyxie lente tombait de la voûte moisie » (ch. VI)

Pierre-Auguste Renoir, Le Déjeuner des canotiers, 1881. Huile sur toile, 173 x 130. Washington DC

Cependant, comment ne pas voir dans cette pratique, qui rappelle les « synesthésies » de Baudelaire, l’association des sensations, un point commun avec les recherches des peintres impressionnistes, que Zola connaît si bien ? Comme les impressionnistes, Zola joue, en effet, sur les variations de la lumière, pour intensifier encore la juxtaposition des sensations :

Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule verdâtre tombait des peupliers, si rapide, que le restaurateur, mal outillé pour ces repas à couvert, n’ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougie sur chaque table. Le bruit était assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaisselle ; au vent des fenêtres, les bougies s’effaraient et coulaient ; tandis que des papillons de nuit battaient des ailes, dans l’air chauffé par l’odeur des viandes, et que traversaient de petits souffles glacés. (Chapitre V)

Pierre-Auguste Renoir, Le Déjeuner des canotiers, 1881. Huile sur toile, 173 x 130. Washington DC

Les jeux lumineux, ici créés par le « crépuscule verdâtre », puis par les « bougies », font ressortir les bruits, les odeurs, les mouvements, pour créer une impression d’ensemble, faisant écho dans l’écriture aux procédés propres à la peinture impressionniste. Définissant les œuvres des impressionnistes, « un tableau devient dès lors l’impression d’un moment éprouvée devant la nature », le titre que choisit Zola pour son article, « Le Naturalisme au salon », en 1880, souligne d’ailleurs la parenté entre son écriture de romancier et cette procédés picturaux.

L'expression d'un tempérament

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Dans la dernière partie du Roman expérimental, cependant, Zola reconnaît que, par rapport au savant, le romancier endosse un autre rôle : « Nous autres romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions. »

En développant ce rôle, il insiste sur le fait que le romancier dépasse, alors, et de beaucoup, la simple observation et expérimentation : « En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée. » Dans ces conditions, la « part de la personnalité du romancier » marque forcément l’écriture même de l’œuvre. C’est ce que résume son affirmation dans Mes Haines (1866) : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. »

"Le Printemps" : un grand magasin d'aujourd'hui

Pour lire l'extrait du Roman expérimental

Ainsi, la thèse que défend Zola donne à ses descriptions un caractère subjectif, et son style se fait tantôt lyrique, tantôt épique. Un exemple est récurrent dans le roman, les comparaisons et métaphores qui transforment le grand magasin en une « cathédrale », en un « temple », au service d’un nouveau dieu, « l’or » : « dans le haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au milieu d’une prodigalité d’or, des flots d’or, des moissons d’or, jusqu’aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés d’or. » (ch. IX) Le moindre détail, comme dans le portrait de Geneviève Baudu, agonisante, est mis au service de la démonstration, grâce aux choix lexicaux qui créent des images saisissantes, en personnifiant l’inanimé :

"Le Printemps" : un grand magasin d'aujourd'hui

[...] ses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s’être encore épaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où agonisait la dégénérescence dernière d’une longue famille poussée à l’ombre dans cette cave du vieux commerce parisien. » (Chapitre XIII) 

Le réel se charge ainsi d’un sens symbolique, chaque destin individuel devenant l’incarnation de  l’évolution de la société, tandis que le grand magasin se trouve personnifié en un monstre dévorant, tout comme l’a été l’alambic dans L’Assommoir (1877), ou le seront la mine dans Germinal (1885) ou la locomotive dans La Bête humaine. Zola amplifie ainsi les contrastes, entre la fragilité des êtres et la « machine » qui les broie.

C’est enfin ce qui explique la mise en valeur de l’image de la mort d’un monde ancien qui est nécessaire pour permettre à un monde nouveau de naître : « il lui fallait assister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort comme continuelle semence. »

Pour conclure

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Il ne suffit donc pas, face à l’œuvre de Zola, d’y lire l’application des principes du naturalisme. Un passage du chapitre XII, alors que Denise et Deloche évoquent, dans le magasin, le Cotentin dont ils sont originaires, illustre la façon dont, sur l’impressionnisme de l’écriture, jeux de lumière, touches de couleur, effet de flou,  Zola greffe un élan lyrique qui souligne la grandeur et la puissance de ce nouveau monde qu’il célèbre : 

Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés et perdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à l’infini, le Cotentin trempé par les haleines de l’océan, baigné d’une vapeur lumineuse, qui fondait l’horizon dans un gris délicat d’aquarelle. En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine en travail ; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes qui s’écrasaient là ; et eux, emportés par leur rêve, à sentir ainsi cette profonde et sourde clameur dont les toits frémissaient, croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, en secouant les grands arbres. (Chapitre XII)

Explications

 Explications de sept extraits 

Zola, Au Bonheur des Dames - explications

Chapitre I : Au Bonheur des Dames, une apparition, de « Mais, de l'autre côté...» à  « ... la vie de la cité. »

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Chapitre III : Le nouveau commerce, de « Eh ! dit enfin Mouret... » à « … labeur des autres. »

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Chapitre VIII : Une construction terrible, de « Du reste, la situation… » à « … des murailles neuves. »

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Chapitre IX : La grande exposition, de « Il était quatre heures… » à « … la poussière des murs. »

 

Chapitre XII : La vanité du succès, de « À la même minute... » à la fin du chapitre.

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Chapitre XIII : Une douloureuse insomnie, de « Cette nuit-là... » à « … l'écrasement final. »

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Chapitre XIV : Le triomphe de Mouret, de « Et Mouret regardait toujours… » à « … tiré sa force. »

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