AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
Pour le lycée
... des corpus thématiques
... des œuvres de genres différents
Création en cours
Émile Zola, Comment on meurt, 1876
L'auteur (1840-1902), témoin d'un siècle
Édouard Manet, Le Portrait d'Émile Zola, 1868. Huile sur toile, 146 x 114. Musée d’Orsay, Paris
Les débuts
Après une jeunesse passée à Aix-en-Provence, où il se lie avec le peintre Paul Cézanne, Émile Zola « monte » à Paris en 1857. Mais, au lieu de l’ascension sociale vécue par le Rastignac de Balzac, il y connaît la pauvreté et arrête ses études pour travailler sur les docks, tout en commençant à écrire.
C’est en 1862 que sa vie change : il est employé par l’éditeur Hachette, au service de la publicité, et parallèlement se lance dans le journalisme. Dès 1866, il peut vivre de l’écriture, publiant des recueils d’articles, de critique littéraire (Mes Haines) et artistique (Mes Salons), et, en 1867, son premier roman Thérèse Raquin. Déjà, dans ses articles, transparaissent ses choix politiques, notamment ses idées républicaines, et les amitiés nouées avec des peintres, tels Manet et les impressionnistes.
Les Rougon-Macquart
À cette même époque, il a l’idée de construire un vaste cycle romanesque, intitulé « Les Rougon-Macquart », sous-titré « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », pour concurrencer « La Comédie humaine » de Balzac. Ses personnages récurrents, tous issus d’une même ancêtre, Adélaïde Fouque à laquelle ils doivent leur hérédité génétique, se déploient en deux branches, les Rougon, la branche légitime, et les Macquart, la branche bâtarde. Zola vise ainsi un double objectif :
Sous l’influence des théories scientifiques de son temps, notamment du biologiste Claude Bernard, du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire et du Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle (1847-1850) du docteur Prosper Lucas, il veut montrer comment se traduit une double hérédité, la folie d’une part, sous des formes diverses, le vice, en particulier l’alcoolisme, d’autre part, certains personnages y échappant, d’autres y sombrant, selon les circonstances de leur vie.
Comme le fait un scientifique, dans chaque roman – dix prévus… il y en aura finalement vint-cinq – il se livre à une expérimentation, en faisant varier le milieu social dans lequel s’inscrivent les personnages pour « observer » alors leur évolution.
La généalogie des "Rougon-Macquart"
Cette œuvre immense, dont il explique la théorie dans Le Roman expérimental (1880), nous fait ainsi parcourir tous les milieux sociaux, en ville ou à la campagne, travailleurs ou riches oisifs, mais, contrairement à Balzac, c’est moins la psychologie des personnages qui l’intéresse que « les fatalités de leur chair », selon sa formule dans la Préface de Thérèse Raquin.
Les Rougon-Macquart, le groupe, la famille que je me propose d'étudier, a pour caractéristique le débordement des appétits, le large soulèvement de notre âge, qui se rue aux jouissances. Physiologiquement, ils sont la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple, ils s'irradient dans toute la société contemporaine, ils montent à toutes les situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social, et ils racontent ainsi le second empire, à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan.
Zola, Préface de La Fortune des Rougon(1871)
Après le succès de L’Assommoir (1877), Zola devient une sorte de « maître » pour de nombreux jeunes écrivains, Huysmans, Maupassant, Céard, Alexis, Hennique… : ils se réunissent dans sa propriété de Médan, publient un recueil collectif de nouvelles sur le thème de la guerre, Les Soirées de Médan (1880), et fondent ainsi le mouvement naturaliste. Même s’ils se détachent de Zola en 1887, ce mouvement imprime sa marque sur toute la fin du siècle, dans les romans comme au théâtre.
L'engagement
Mais Zola, dès ses premiers articles, jette aussi un regard critique sur la politique et la société de son époque. Cela explique ses deux autres cycles romanesques, « Les trois Villes » (1894-1898), Lourdes, Rome et Paris, trilogie où il veut faire « le bilan religieux, philosophique et social du siècle », et une tétralogie, « Les quatre Évangiles », Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité et Justice, restés inachevés, où il imagine la société future.
Les auteurs des Soirées de Médan, 1880"
C’est l’affaire Dreyfus qui marque le plus clairement cet engagement politique. Après la dégradation du capitaine Dreyfus, condamné à la déportation, éclate « l’Affaire » qui divise le pays en deux camps en montrant la violence de l’antisémitisme contre lequel s’élève Zola. L’article « J’accuse », publié dans l’Aurore le 13 janvier 1898, le place au premier plan dans la défense de Dreyfus. Condamné à un an de prison, il s’exile en Angleterre, dont il ne rentre qu’en juillet 1899, quelques mois avant que Dreyfus ne soit gracié. Mais sa position lui a valu bien des ennemis, et sa mort par asphyxie au gaz, en 1902, a probablement été due à l’action d’antidreyfusards qui auraient bouché un conduit.
Zola, "J'Accuse", L'Aurore, janvier 1898
Une remarquable exposition de la BnF sur Zola et son œuvre
Présentation de Comment on meurt
Les conditions de la publication
La plupart des romans de Zola est publiée, comme le font beaucoup de ses contemporains, en feuilleton dans les journaux, tel le Gil Blas, avant de paraître en volume. De même, les cinq récits qui composent la nouvelle Comment on meurt, sont publiés dans Le Messager de l’Europe en août 1876, sous le titre « Comment on meurt et comment on enterre en France ». Il s’agit, en effet, d’une revue russe, ce qui explique à la fois le ton parfois didactique du récit, puisqu’il faut faire découvrir à ce public étranger les réalités de la société française, et certaines caractéristiques de l’écriture, par exemple la brièveté des phrases et le choix d’un récit au présent, propres à faciliter la lecture. Il avait d’ailleurs déjà procédé ainsi pour les quatre nouvelles de Comment on se marie, en janvier 1876, parues sous le titre « Le mariage en France et ses principaux types », et le refera, en 1877, avec Types d’ecclésiastiques français.
Pour lire la nouvelle : les pages citées sont celles de l'édition Garnier-Flammarion
En 1881, trois récits de Comment on meurt sont republiés dans Le Figaro, intitulés « La Mort du riche », la première, « Misère », la quatrième, et « La Mort du paysan », la dernière ; puis elles sont insérées ensemble dans un recueil, Le Capitaine Burle, en 1883. C’est aussi l’occasion, pour Zola, de remanier la dernière nouvelle, qui sera reprise trois fois, dans un recueil collectif en 1885 puis dans des revues entre 1885 et 1895, preuve de l’importance que lui accorde l’auteur et de l’écho avec l’évolution de sa pensée à cette époque.
Zola, L'Argent, publié en feuilleton dans le Gil Blas
Un genre littéraire, la nouvelle
La nouvelle est un récit de fiction dont l’origine remonte au Moyen Âge, à travers les « lais » et les « fabliaux ». C’est l’italien Boccace qui en donne un premier exemple au XIV° siècle avec Le Décaméron, idée reprise par Marguerite de Navarre dans son Heptaméron au XVI° siècle qui ajoute à la fiction, souvent grivoise, une volonté didactique comme il est de mise lors de la Renaissance.
Plus courte que le roman – même si elle peut compter jusqu’à une centaine de pages – la nouvelle inscrit la fiction dans le quotidien, parfois le plus ordinaire, mais sa brièveté y limite les portraits et les descriptions. L’intrigue elle-même est simple, avec, souvent, un incipit « in medias res », une unique péripétie, et un épilogue qui, en introduisant un effet de surprise (coup de théâtre, retournement de situation, par exemple) constitue ce que l’on nomme la « chute », donnant son sens à la nouvelle.
Par sa volonté réaliste, la nouvelle se distingue, en théorie, du conte, qui, lui, plonge délibérément dans l’irréel en mettant en œuvre tous les procédés du registre merveilleux. Cependant, ces deux genres sont plus difficiles à distinguer quand ils choisissent d’inscrire la fiction dans le registre fantastique. Zola lui-même, dans ses Contes à Ninon (1864) et Nouveaux Contes à Ninon (1874), préfère le terme de « conte » à celui de « nouvelle » pour des récits qui dépassent souvent la dimension réaliste…
La structure de la nouvelle
Elle comporte cinq parties, cinq récits que nous pourrions nommer « tableaux », à la façon des cinq actes d’une pièce de théâtre. Les quatre premiers se déroulent à Paris, le dernier à la campagne, à « La Courteille, un hameau de cent cinquante habitants, perdu dans un pays de loups », ce qui crée un flagrant contraste avec la capitale, animée et active.
Les quatre tableaux parisiens suivent un ordre descendant dans la hiérarchie sociale : la noblesse, « une des plus illustres familles de France », la haute bourgeoisie, avec la veuve d’un magistrat qui « possède une fortune de deux millions », la petite bourgeoisie, un couple de commerçants qui travaille sans relâche, enfin le monde ouvrier, « [l]es Morisseau [qui] ont crevé la misère ». Pour le monde paysan, Zola choisit un milieu intermédiaire : « La famille vit sur un petit bien, juste assez de terre pour manger et ne pas aller tout nu. » Zola permet ainsi à son lecteur à la fois de découvrir des modes de vie très différents, et, surtout, de mesurer le rôle que joue l’argent dans ce dernier quart de siècle.
Légende : « Monsieur bâille et madame dort en attendant les visites... Au second la floraison des vertus domestiques : le père, la mère, les enfants et les joujoux... Au troisième le propriétaire qui vient réclamer le terme échu ; sur le même palier un célibataire, vieux rentier retraité... au quatrième l’ouvrier sans argent, sa femme en pleurs et ses enfants sans feu ; l’artiste qui bat la semelle pour réchauffer l’inspiration ; le philosophe qui médite un ouvrage entre ses draps, son parapluie tout grand ouvert. »
Bertall, « Les cinq étages du monde parisien », 1845, in Le Diable à Paris, Paris et les Parisiens. Gravure version colorisée
Chaque tableau suit le même schéma narratif. Après une présentation de la famille, qui forme la situation initiale, intervient brutalement l’élément perturbateur, la maladie. C’est l’agonie qui constitue le cœur du tableau, la péripétie, suivie de la mort, élément de résolution. La situation finale est l’enterrement. Chacun de ces épisodes reprend des éléments identiques, par exemple la visite du médecin, la veillée funèbre ou la marche vers le cimetière, ces jeux d’échos venant enrichir la comparaison sociale à laquelle Zola invite son lecteur.
Nouvelle réaliste, nouvelle naturaliste ?
Zola s’est posé en chef de file du mouvement naturaliste, mais ce mouvement s’inscrit lui-même dans le prolongement du courant réaliste, et c’est ce qu’illustre Comment on meurt.
Pour lire « Le Roman » de Maupassant
L'héritage du réalisme
Le réalisme ne naît pas ex-nihilo dans la seconde moitié du XIXème siècle. Il y a longtemps que les romanciers ont voulu restituer la réalité en « faisant vrai ». Quand Stendhal déclare, en 1830, dans Le Rouge et le Noir : « Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin », il témoigne d’une volonté de "mimésis", c'est-à-dire de représenter dans toute sa vérité la société. Avant lui, des romanciers du XVIII° siècle, Lesage, Marivaux, Prévost..., s'étaient déjà efforcés d'inscrire leurs personnages dans un contexte dépeint avec exactitude. Et déjà certains, tels Diderot, s'étaient interrogés sur le rôle du romancier, sur sa maîtrise du récit, en cherchant à illustrer de façon précise leur époque.
Même s’il n’y eut jamais de chef de file ou de manifeste pour définir les principes, plusieurs articles dans la revue, Réalisme, fondée par Louis Duranty (1833-1880) et Champfleury (1821-1889), entre juillet 1856 et mai 1857, permettent de mieux comprendre les objectifs des artistes « réalistes », tels Balzac ou Flaubert.
« Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l'histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. […] Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l'homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels; les principales passions de l'homme s'attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions3. »
Duranty, « Le spectacle social », Réalisme, 15 novembre 1856
Cette définition pourrait s’appliquer mot pour mot à la nouvelle de Zola, tout entière construite sur une comparaison de l’image de la mort dans différentes classes sociales.
Ce mouvement se construit d’abord en opposition au romantisme, à ses grands élans lyriques et à son idéalisme, dont les excès, dans l'expression du "moi", l'expansion de la sensibilité, voire du sentimentalisme, ont lassé. Après tant de subjectivité, tant de "belles âmes", de scènes pathétiques - et dans une société où le matérialisme de la bourgeoisie triomphe et où la science devient une référence incontournable, les écrivains veulent prendre du recul : l'objectivité s'affiche et s'affirme. Il correspond aussi, historiquement, à l’échec de la Révolution de 1848, et au développement économique sous le Second Empire. Il s’agit donc de rendre compte de la réalité sociale, politique, économique, sans l’embellir et à travers les personnages les plus ordinaires, représentés à travers la banalité de leur vie quotidienne. Pour un réaliste, en effet, le milieu social explique la psychologie et les choix de vie.
Alors même que la photographie se développe, l’écrivain à son tour se fait « photographe », en s’effaçant le plus possible, pour laisser toute sa place au sujet qu’il traite. Le romancier est également influencé par la presse, qui connaît un important essor dans la seconde moitié du siècle : les faits divers lui fournissent des sujets, il y puise sa documentation, et bien des œuvres paraissent alors en feuilleton, ce qui offre à l’écrivain un plus large public.
Comment on meurt fait écho aux exigences posées par Maupassant (cf. texte ci-contre), déjà par sa structure même, fondée sur la hiérarchie sociale, qui permet aussi au narrateur de jeter un regard critique sur son époque, par exemple, à propos du cimetière du Père Lachaise : « on dirait la devanture d’un marchand de meubles, avec des armoires, des commodes, des secrétaires, fraîchement terminés et rangés symétriquement à l’étalage. » (II, p. 64)
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
Maupassant, « Le Roman », préface de Pierre et Jean, 1888
Pour être objectif, ce narrateur s’efface souvent derrière les personnages, et le point de vue interne prend plus de place : l’effet de vérité est accentué quand nous découvrons, par exemple, une scène à travers le regard du personnage et ses paroles rapportées directement ou par le discours indirect libre, comme c’est le cas pour Adèle Rousseau face à son mari (III, pp. 70-71) ou pour le vieux paysan (V, p. 88, ll. 72-82). Même si le cadre de la nouvelle interdit de longues descriptions, le choix de détails significatifs, la présence de tel ou tel objet, les détails précis sur les coûts ou les lieux donnent l’impression d’une absolue vérité. Enfin, chaque tableau recourt au lexique propre au milieu social évoqué, pour les vêtements, l’alimentation, les occupations, notamment. Tels étaient les conseils que Flaubert donnait à son "disciple", Maupassant :
« Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. »
Maupassant rapportant les conseils de Flaubert, « Le roman », préface de Pierre et Jean, 1888
Du réalisme au naturalisme
Le naturalisme pousse à l'extrême les critères retenus par les écrivains réalistes, en s'appuyant encore davantage sur les théories et les pratiques scientifiques.
Ainsi, Zola emprunte aux travaux sur l'hérédité de Claude Bernard l'idée que l'être humain est déterminé par ses origines, non plus seulement sociales, mais d'abord physiologiques. L'écrivain s'attache donc à dépeindre tout ce qui relève des corps, d'où le scandale que provoquent alors les œuvres rattachées à ce courant, jugées trop vulgaires. Le personnage a d’abord une nature quasi animale, avec des instincts, des pulsions, des sensations.
Pour lire Le Roman expérimental de Zola
Comment on meurt, dans sa brièveté, se fait déjà l’écho de la définition du naturalisme que posera Zola dans Le Roman expérimental, en 1880 : « Le roman expérimental est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. »
Robida, "Le triomphe du naturalisme", in La Caricature, 7 février 1880
Dans Comment on meurt, nous reconnaissons les critères du naturalisme :
La reproduction exacte de la vie : Au réalisme des descriptions et des portraits, s’ajoute l’importance accordée à la dimension physiologique de l’homme : l’hérédité, les sensations, les notations physiques…
L’absence de tout élément « romanesque » : Les récits ne comportent pas de coup de théâtre, ni d’interventions extérieures. Le schéma narratif est très simple, l’action se trouvant entièrement déterminée par les lois de l’hérédité et les conditions sociales.
Des personnages ordinaires : Ils n’ont plus rien des « héros » traditionnels, et le romancier s’efforce de reproduire leur vie, même dans ce qu’elle a de plus grossier et de plus crû, même s’il doit choquer, comme à la fin du tableau IV, avec la dernière phrase qui clôt l’enterrement de l’enfant : « On s’attable, on boit deux litres, on mange un morceau de fromage de Brie. Puis, les camarades, à leur tour, paient deux autres litres. Quand la société rentre dans Paris, elle est très gaie. »
La disparition du romancier : Il s’efface derrière l’action qu’il raconte et les discours qu’il rapporte : il se veut observateur détaché, scientifique, « greffier qui se défend de juger et de conclure » (Le Naturalisme au théâtre). Le romancier, selon Zola, doit se placer « dans la vérité indiscutable du document humain, dans la vérité absolue des peintures où tous les détails occupent leur place et rien que leur place. » (Les Romanciers Naturalistes)
Au-delà du naturalisme
MAIS le romancier peut-il réellement « s’effacer » totalement ? En fait, être totalement neutre, objectif, ne rien mettre de soi dans un récit est impossible, car, derrière toute œuvre, il y a les choix de l’écrivain, « illusionniste » comme le conclut Maupassant dans « Le Roman » : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai », et « Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière.
Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d’elles est simplement l’expression généralisée d’un tempérament qui s’analyse. »
C’est ce que nous constatons tout particulièrement dans le tableau V, celui qui se déroule à la campagne, en total contraste avec ceux qui nous présentent la vie parisienne. Nous y découvrons, en effet, un autre visage de l’écrivain Zola, un Zola plus lyrique, qui croit en la puissance de la vie, en son renouvellement permanent : « Et le silence est tout frémissant de vie, on entend la joie dernière des morts, la sève de cette terre grasse qui ‘épanouit dans la sève rouge des coquelicots. » Cette phrase annonce cette foi en la terre, en la force de la fécondation, promesse d’un avenir meilleur que reprendra le dernier chapitre de Germinal, en 1885. Ainsi, la construction même du recueil lui donne sens, en révélant les thèses chères à Zola. Il y aborde déjà les thèmes de sa dernière œuvre, restée inachevée, une tétralogie aux titres évocateurs : Fécondité (1899), Travail (1901), Vérité (1903) et Justice (ébauche).
Présentation des "Quatre Évangiles" de Zola, 1899- 1903
Enfin, certains procédés, comme le discours indirect libre, ou un changement de focalisation, sont un moyen pour lui de donner son opinion. Le jugement de Zola sur les différents personnages qu’il met en scène, et même son engagement, par exemple son indignation face à la misère qui conduit le petit Charlot Morisseau à la mort, sont parfaitement perceptibles : « Si la femme voulait, ils allumeraient un boisseau de charbon, ils s’en iraient tous les trois ensemble. Ce serait plus vite fini. » (IV, p. 81)
Un thème, l'argent : étude comparée des tableaux II et III
INTRODUCTION
Les tableaux II et III de Comment on meurt dépeignent la bourgeoisie, après la mort du comte, celle de deux femmes. Mais il est évident que la différence sera considérable entre la haute bourgeoisie, classe à laquelle appartient Mme Guérard, veuve d'un « magistrat » qui dispose d'une « fortune de deux millions » et la petite bourgeoisie, celle des Rousseau, commerçants dont le patrimoine s'élève à « une cinquantaine de mille francs ».
Comment Zola met-il en scène le déterminisme social, puisque, selon lui le comportement de l’homme serait le produit du milieu social auquel il appartient ?
Pour lire la nouvelle
IMAGE ET RÔLE DE L’ARGENT
Dans le tableau II : Mme Guérard
Le portrait de Mme Guérard tourne tout entier autour de la place prise par l’argent dans sa vie : son avarice ressort dans les exemples cités dans son portrait : « elle est avare, compte les morceaux de sucre, serre elle-même les bouteilles entamées, donne le linge et la vaisselle au fur et à mesure des besoins du service. » D’ailleurs, son agonie est rendue terrible, non pas en raison de douleurs physiques, mais des tortures morales face à ses fils et à sa peur d’être volée. Cela est souligné par le recours à la focalisation interne face à ses fils quand « elle les étudie de ses yeux vagues », les « suit du regard », ce qui permet à Zola d’amplifier la vérité de ses pensées, son manque d’« estime pour eux. »
Le luxe d'un enterrement de 1ère classe
Enfin, c’est encore l’argent qui caractérise l’enterrement depuis le luxe de l’exposition du cercueil jusqu’au « douze voitures de deuil », dont les assistants évaluent le coût, « plusieurs milliers de francs », d’où la conclusion affirmée : « c’est un convoi riche ».
Très vite, entre les trois fils l’argent devient source de conflits, par exemple pour encaisser les loyers : « Et ils se regardent, avec des yeux où luisent déjà les colères et les rancunes du partage. » Cela devient flagrant chez le notaire à la fin de la partie, où le discours indirect libre révèle leurs dissensions. Zola peut ainsi terminer sur une phrase qui vient prouver l’importance à ses yeux de l’hérédité : « C’est la morte qui se réveille en eux, avec son avarice et sa terreur d’être volée. » Comme pour leur mère, l’argent détermine leur comportement égoïste : « On se bat sur les cercueils. »
Dans le tableau III : Adèle Rousseau
Cette partie ne présente pas le bilan financier d’une vie, mais montre comment l’argent est accumulé peu à peu. Ce couple de la petite bourgeoisie commerçante progresse à force de travail, mais ne profite pas de cet argent. Leur quête reste inaccomplie, puisque son but est rejeté dans le futur, ils veulent « amasser de petites rentes, pour les manger en paix ». Ainsi, même si Adèle est malade, le travail du mari ne peut s’arrêter car ce serait une perte d’argent : « Ça ne la guérit pas qu’il soit là, et ça compromet les affaires. » La chute de cette partie, qui va dans le même sens, est terrible : « M. Rousseau a toujours, par moments, un gros chagrin qui l’étrangle ; mais ce qui le rend bête surtout, la tête perdue et les membres inquiets, c’est que le magasin soit fermé, un jour de semaine. »
Le rôle du notaire diffère également entre les deux tableaux. Dans le deuxième, chaque fils défend, égoïstement, son intérêt, alors que, dans ce troisième, quand Adèle insiste pour faire venir le notaire, c’est à la fois de l’altruisme et une volonté de donner sens à cette vie de travail en permettant au mari de ne pas être dépouillé par sa belle-sœur Agathe.
Enfin, ici aussi l’enterrement est marqué par l’argent, mais avec un double souci : le payer à un juste prix, en ne se faisant pas voler, et le « désir que l’enterrement soit convenable aux yeux du quartier ». Mais les prestations sont finalement très médiocres, avec « un cercueil trop court », un retard qui a conduit à n’avoir que « dix minutes d’exposition » sous la porte, une cérémonie religieuse que « les prêtres bâclent », « trois voitures de deuil » seulement. Même la concession n’est que provisoire ; c’est « plus tard » qu’il y en aura une « à perpétuité », et plus tard aussi qu’il fera « mettre […] une colonne pareille, avec ce joli vase ». Tout dans cette vie aura donc été reporté à « plus tard ».
Plus ordinaire, un enterrement de 2ème classe
L’argent est montré comme la quête incessante du "toujours plus" par ce couple, alors que, dans le tableau II, sa possession n'exigeait qu'une très stricte économie. De plus, ici il unit le couple autour de ce même désir, ce qui n’était pas le cas précédemment.
UN NOUVEAU TRAGIQUE
À l’origine, le tragique concerne des personnages nobles, victimes du destin, qui subissent la mort courageusement. Mais chez Zola, chacun peut être concerné puisque le tragique vient de l’hérédité et du milieu social.
Dans le tableau II : le rôle de l'hérédité
Le poids de l’hérédité se mesure dès l’introduction, les fils de la veuve Guérard ayant été déterminés par la famille dans laquelle ils ont grandi, avec « des appétits et des fêlures ». Ce terme de « fêlure » se retrouve dans tous les romans des « Rougon-Macquart » pour désigner les failles, voire les vices qui composent une personnalité. Ces « appétits » vont très vite se manifester : « Bien qu’ils n’en causent jamais, leur continuelle préoccupation est de savoir comment le partage aura lieu. » Mais de cela, c’est leur mère qui est responsable : « S’ils ne songeaient pas à la fortune dont ils vont hériter, elle leur donnerait la pensée de cet argent, par la manière dont elle le défend jusqu’au dernier souffle. » Le choix de la focalisation interne accentue même ce lien entre la mère et les fils, puisque c’est à travers son regard qu’on les découvre. Zola laisse d’ailleurs penser que cette mère meurt en raison de l’ultime souffrance qu’ils lui infligent : « elle meurt dans la pensée abominable que ses fils la volent. » Ce sera donc son véritable legs, « cette mort affreuse reste au fond d’eux, comme un remords et comme une haine », ce qui reprend le commentaire du narrateur dans le dernier paragraphe.
Une riche veuve du XIXème siècle : la veuve Pommery
Dans le tableau III : le rôle du milieu social
Dans le tableau III, l’accent est davantage mis sur l’influence du milieu social. C’est la boutique qui illustre la nouvelle fatalité tragique, car c’est à elle que tout est soumis.
Elle est la cause de la maladie d’Adèle Rousseau : « Elle a toujours toussé un peu. L’air enfermé de la boutique, l’immobilité du comptoir ne lui valent rien. » C’est elle aussi qui empêche de prendre la maladie au sérieux : « C’est ainsi dans le commerce : on y meurt sans avoir eu le temps de se soigner. » Le mari, en effet, ne peut s’occuper convenablement de sa femme, car il est pris par les exigences de « l’inventaire ». Mais elle, de son côté, a l’esprit totalement occupé par la boutique, ce que traduit le long passage qui évoque ses inquiétudes, à la page 70. Même, dans la « chute » de la nouvelle, c’est à nouveau le magasin qui semble peser plus lourd que la mort de l’être cher.
Une rue commerçante à Paris
CONCLUSION
Ces deux tableaux sont construits en miroir.
Une importante différence les oppose.
D’un côté, Zola montre la solitude de la mère, opposée à ses trois fils. C’est la réponse à l’abondance d’argent, au patrimoine accumulé par la bourgeoisie, dont les enfants attendent avec impatience de profiter.
Au contraire, le tableau III met en évidence l’union du couple Rousseau qui, elle, est une réponse à la nécessité de bâtir un patrimoine, en raison aussi de l’absence d’enfants pour assurer les vieux jours. Tout le récit est fondé sur l’espoir de profiter « plus tard » de ce patrimoine.
Dans les deux cas ressort la force du désir d’argent, mais aussi la dérision du destin. La mère voit la dispute de ses fils, et comprend qu’ils dilapideront sa fortune, ce qui ôte tout sens à sa vie d’avarice. Quant à Adèle, elle ne profitera pas de tous les efforts fournis : « J’avais bien gagné d’aller à la campagne ». Elle ne peut que léguer ce désir à son mari : « Mais tu iras, toi… »
Analyse de trois extraits : Tableau I, incipit-élément perturbateur - Tableau IV, la mort de Charlot - Tableau V, en entier
TABLEAU I : INCIPIT ET ÉLÉMENT PERTURBATEUR : du début à "... ne répugner personne." (pp. 47-56)
Pour lire la nouvelle
INTRODUCTION
La nouvelle de Zola, Comment on meurt, paraît en août 1876 dans Le Messager de l’Europe. Elle se compose de cinq « tableaux ». Le premier tableau nous introduit dans la classe sociale placée au sommet de la société, la noblesse, redevenue puissante après la Restauration. Ni le Second Empire ni la Troisième République n’ont amoindri son pouvoir, essentiellement patrimonial. Le passage retenu présente à la fois la situation initialement vécue par le comte et la comtesse de Verteuil et l’élément perturbateur, la maladie du comte.
En quoi ce début illustre-t-il à la fois la démarche de Zola et le sens qu’il veut donner à sa nouvelle ?
LA FONCTION D’INFORMATION
Cet extrait est particulièrement important car il est l’ouverture à la fois de ce premier tableau et de l’ensemble de la nouvelle. Nous retrouverons, en effet, dans chaque tableau, la volonté de Zola, d’informer ses lecteurs – n’oublions pas qu’initialement, ce sont des lecteurs russes francophones – sur la société française.
La description des lieux à Paris joue donc un rôle essentiel, rapidement évoqués cependant car ses futurs lecteurs, la plupart appartenant à l’aristocratie russe, les connaissent eux-mêmes, qu’il s’agisse d’un « salon », ou de la salle d’« un bal ». En ressort l’aspect spacieux, mais aussi le fait que chacun des époux possède ses propres appartements. La chambre du comte à elle seule illustre la noblesse : elle « reste digne », tout comme celui qui l’occupe garde toute sa dignité face à la maladie. Tout y est dans un ordre parfait, « chaque objet est à sa place », très strict, et maintenu dans une propreté exemplaire : « les potions disparaissent sans tacher un meuble. »
Zola s’attache également à marquer nettement les étapes de son récit. L’incipit forme une analepses qui lui permet de présenter les personnages, dont il nous indique les âges, cinquante-cinq ans pour le comte, quarante-six pour la Comtesse. Mais l’époque reste floue : nous pourrions être aussi bien sous le IInd Empire que sous la IIIème République, époque de l’écriture, vers 1876. Des indices de durée permettent de résumer rapidement leur passé. Ils ont vécu « six ans » de vie commune, « très bien ensemble », pendant laquelle ils ont eu deux enfants ; « l’année dernière » a eu lieu le mariage de leur fille. Mais leur mariage n’a plus de sens réel, ils mènent leur vie séparément, « « depuis des années qu’ils ont rompu », même si les apparences d’union restent sauves.
Après cette analepse, l’élément perturbateur, introduit par « Cependant », marque une rupture brutale. À partir de là, le rythme correspond à celui de la maladie (« Le lendemain, au déjeuner », « Deux jours se passent »), mais donne l’impression d’une durée avec l’expression « Chaque matin et chaque soir ».
Jean Béraud, La soirée mondaine, 1878. Huile sur toile, 50 x 73. Collection privée
La situation initiale a aussi pour fonction de faire le portrait des personnages, en commençant, comme il est de règle dans la noblesse, par l’homme, le comte, situé en une phrase, en lien avec son statut social, souligné par l’hyperbole, « une des plus illustres familles de France », qui implique « une grande fortune ». Vu sa fortune, il n’a pas besoin de travailler, et le mépris de Zola pour cette oisiveté se perçoit dans sa remarque : « il s’est occupé comme il a pu ». Il a, certes, « été député », mais ce rôle est aussitôt minimisé, puisque cela n’a duré qu’« un instant », et « son opposition » est restée stérile puisqu’il ne s’est jamais vraiment engagé dans l’action concrète, « [b]oudant le gouvernement ». En fait, l’énumération dans le premier paragraphe le représente comme un dilettante, avec des occupations diverses, mais rien dans la continuité. Chaque occupation traduit la recherche d’une forme de prestige, par exemple son entrée à « l’Académie des Sciences morales ou politiques », ou son élection comme député.
Ce portrait est immédiatement suivi par celui de la comtesse, de structure parallèle, mais l’accent est mis sur sa séduction, là aussi par une hyperbole : elle est « encore citée comme la blonde la plus adorable de Paris ». D’où l'importance du portrait physique, rendu mélioratif par l’antéposition, « Jamais elle n’a été plus belle », et les images : « rondeur d’un fruit soyeux » pour ses épaules, ses « cheveux d’or », « le satin de sa gorge », jusqu’à la conclusion qui la compare à « un astre à son lever ». Bien sûr, elle aussi est oisive : elle fait des « visites », assiste à un « bal », « elle se promène ».
Ce couple est aussi montré entouré de « domestiques », la comtesse a sa « femme de chambre », deux d’entre eux soignent le comte, ce qui laisse supposer que bien d’autres assurent le service dans cette maison.
Chaque tableau s’ouvrira sur cette présentation rapide, qui permet au lecteur d’entrer dans le récit, en lui donnant une image de la vie française dans la noblesse.
LA FONCTION DE SÉDUCTION
Mais l’incipit d’une nouvelle a aussi pour rôle de retenir l’attention du lecteur, en donnant le ton du récit.
Zola conclut avec ses lecteurs un pacte de lecture. D’abord, il choisit, ce qui est rare, de faire son récit au présent. Ce choix, propre à faciliter la lecture des destinataires russes, correspond au temps de l’écriture, faisant ainsi du récit une sorte de reportage photographique, pris sur le vif. Mais il prend aussi une valeur de vérité générale, cette famille devenant ainsi l’archétype de toute famille de la haute noblesse. Ensuite, il adopte la focalisation zéro. Le narrateur sait tout ; il donne l’impression de participer lui-même à cette vie de la haute noblesse, par exemple en écrivant, comme s’il la voyait, « Quand elle entre dans un salon ». Cette même impression est produite par l’emploi du pronom « on » dans « Le ménage du comte et de la comtesse est un de ceux dont on ne dit rien », dans lequel l’écrivain paraît s’inclure. Ce point de vue omniscient permet au lecteur d’entrer à tour de rôle dans la conscience de chaque personnage.
Ce début pose également la question du mouvement littéraire dans lequel s’inscrit Zola. On y reconnaît chez Zola les caractéristiques du réalisme, bien sûr le parallélisme établi entre les lieux et la condition sociale, et l’attention portée aux détails, par exemple, pour l’image de la chambre, « étouffant le bruit de leurs talons sur les tapis ».
Mais il dépasse le réalisme par la place que cet auteur naturaliste accorde au corps, en soulignant les marques de la maladie : le comte est « très pâle dans son lit », « un peu indisposé », avec « un peu de fatigue ». Mais, dans cette nouvelle, cela reste très discret, là encore pour rester en parallèle avec le milieu social, la noblesse, qui place le corps au second plan, en le valorisant uniquement quand il s’agit de séduire. Question de bienséance…
André Gill, "Émile Zola", in L'Éclipse, 16 avril 1876
Enfin, cet extrait révèle aussi un autre rôle que Zola assigne à sa nouvelle, la satire sociale.
Il met en évidence, notamment, l’absence de liens affectifs. Le comte n’a auprès de lui ni amis, ni collègues : il reste enfermé dans sa « solitude ». Quant à son épouse, le narrateur rappelle qu’il s’agit d’un mariage sans amour : « Ils se sont épousés comme on s’épouse le plus souvent dans leur monde. » Un mariage est, en effet, d’abord conclu pour assurer une descendance : un fils, qui suit la tradition (« lieutenant »), et une fille dûment mariée. Mais « ils ont vécu séparés et tiennent à mourir séparés ». Les discours rapportés directs mettent en valeur les relations entre les deux époux, empreintes de froideur et de distance.
Bertall, « Les cinq étages du monde parisien », 1845, in Le Diable à Paris, Paris et les Parisiens. Gravure : "Monsieur bâille et Madame dort en attendant les visites."
Nous notons, par exemple, l’indifférence de la comtesse quand elle apprend que son époux est malade, une simple interjection, « Ah ! », et un ordre qui prouve qu’elle ne porte pas le moindre intérêt à cette maladie : « Réveillez-moi demain à dix heures, j’attends la modiste ». Par la suite, elle ne s’informe en rien de ce qu’il peut ressentir, se contentant de poser une question bien négligente, « Vous souffrez donc, mon ami ? », et de faire une proposition dans laquelle l’hypothèse au conditionnel introduit déjà une distance : « Si vous le désiriez, je resterais près de vous. » Ainsi, pour les deux personnages, le terme qui se répète est « égoïsme ».
La seconde critique dénonce le règne de l’apparence. Dans le monde qu’il dépeint, ce qui compte n’est pas la réalité des sentiments, mais l’image de soi que l’on donne aux autres. Ainsi, la vie se résume à l’exercice de devoirs. Le premier est le devoir d’être « parfaits l’un pour l’autre dans le monde », c’est-à-dire de préserver l’image d’un couple uni face aux regards extérieurs. Il faut aussi, « noblesse oblige » selon la formule consacrée, maintenir à tout prix une dignité, même face à la maladie et à la mort. C’est ce qu’illustrent le « sourire » du comte, avec sa réponse qui minimise son état, « un peu de fatigue […]. Je n’ai besoin que de repos… », et le fait de ne pas se plaindre. De même, pour la comtesse, le fait de remplir son devoir d’épouse est la seule chose qui compte, mais cela semble une contrainte, « elle se décide à monter auprès de lui », et elle ne change rien à son mode de vie, mais « elle vient elle-même » demander des nouvelles, parce que c’est ce qui est attendu d’elle.
En fait, chacun sait très bien quels sont les sentiments de l’autre : il y a entre eux une forme de lucidité cynique. Pour le comte, il ne se sent pas obligé de mettre en scène la « comédie de la douleur », qui serait aussi pénible pour la comtesse que pour lui ; pour la comtesse, elle n’insiste pas pour rester auprès de lui, sachant très bien qu’il n’y tient pas plus qu’elle. Les paroles échangées ne sont que des phrases convenues, uniquement destinées à sauver les apparences devant les témoins.
CONCLUSION
Ce début de nouvelle rappelle le titre que Balzac donne au vaste ensemble de son œuvre, « La Comédie humaine ». Dans la classe sociale qu’il dépeint, la noblesse, l’essentiel est bien de tenir son rang, sa place traditionnelle, en jouant la « comédie » dans la plus totale hypocrisie. Dans l’ensemble des "Rougon-Macquart", la bourgeoisie et le monde ouvrier sont plus présents que la noblesse, même si chaque roman évoque cette classe sociale, souvent en toile de fond, par exemple le père de Renée, héroïne de La Curée, Monsieur Béraud du Châtel, le baron Gouraud, un sénateur dépravé, ou Monsieur de Mareuil, « un candidat perpétuel à la députation » (chapitre I) Superficialité, mœurs corrompues, oisiveté, pouvoir politique mal exercé, fortune gaspillée…, le portrait que fait Zola de la noblesse est sévère.
Ce début de nouvelle met aussi en place le modèle d'ouverture que reproduisent les autres tableaux : une présentation des personnages et de leur vie passée, sur un ton rendu didactique par le recours au présent, qui fait de chaque tableau l'"archétype" de la classe sociale évoquée. Mais, derrière cette neutralité, une observation plus attentive, par exemple ici des discours rapportés directs, permet de percevoir la dimension critique donnée à chaque court récit.
TABLEAU IV : LA MORT DE CHARLOT : de "Morisseau casse toujours..." à "... un tas plus petit." (pp. 80-82)
INTRODUCTION
La nouvelle de Zola, Comment on meurt, paraît en août 1876 dans Le Messager de l’Europe. Elle se compose de cinq « tableaux ». Après avoir représenté la noblesse et la bourgeoisie, haute bourgeoisie d’abord, puis le petit commerce, Zola descend dans la hiérarchie sociale pour représenter le monde ouvrier, toujours à Paris. En reprenant cette partie dans Le Figaro en 1881, il lui donne un titre qui la résume, « Misère ».
Il commence par décrire ce logis, en en accentuant l’état de délabrement, jusqu’au lit sur lequel gît l’enfant malade : « Charlot couchait par terre ; mais depuis qu’il est malade, on lui a donné le lit, et encore y est-il très mal, car on a porté poignée à poignée la laine du matelas chez une brocanteuse, des demi-livres à la fois, pour quatre ou cinq sous. À cette heure, ce sont le père et le mère qui couchent dans un coin, sur une paillasse dont les chiens ne voudraient pas. » Parallèlement, il brosse le portrait de l’enfant « chétif », jusqu’à son délire.
Comment Zola, en dépeignant ce couple d’ouvriers confrontés à la mort de leur enfant, dresse-t-il un réquisitoire contre la misère ?
Pour lire la nouvelle
LE MONDE OUVRIER
Le romancier met en valeur les conditions de travail qui pèsent sur les ouvriers, qu’aucune loi ne protège, car aucune loi ne régit véritablement le monde du travail. Par exemple, le père est maçon, mais par grand froid un maçon ne peut pas travailler, il ne reçoit alors rien, puisqu’il n’existe pas d’allocation chômage. Il en est donc réduit à « casse[r] la glace dans les rues, mais pour une paie journalière insuffisante : « il rapporte quarante sous. En attendant que la bâtisse reprenne, c’est toujours de quoi ne pas mourir de faim. » L’ouvrier, sans aucune garantie, peut aussi être renvoyé du jour au lendemain : « Le cinquième jour, Morisseau apporte sa dernière pièce de quarante sous. Le dégel est venu, on l’a remercié. » . C’est alors la misère, le froid, la faim, une vraie famine et, bien sûr, l’impossibilité de se soigner : « Alors, c’est la fin de tout : le poêle reste froid, le pain manque, on ne descend plus les ordonnances chez le pharmacien. »
Pour la promotion du "Bureau de bienfaisance" au XIXème siècle
Face à cette insécurité totale, aucune réelle organisation d’une protection sociale. Elle n’existe que sur demande spécifique : il faut s’inscrire au « bureau de bienfaisance ». Mais, même en étant inscrit, encore faut-il que des fonds soient disponibles ! Rapporté au discours indirect, le contenu de la réponse semble s’effacer, pourtant ce refus est terrible : « on lui a répondu que les demandes étaient trop nombreuses, qu’elle devait attendre. » L’aide fournie par la mairie, « quelques bons de pain », ne permet que de ne pas mourir immédiatement de faim. Pour le reste, l’aide relève de la charité chrétienne, l’aumône de « cinq francs » que lui fait une « dame charitable ».
Un bon de pain
De plus, l’administration, masquée dans ce pronom indéfini « on », semble n’avoir aucune conscience de l’urgence : « on a promis de leur envoyer des secours, et ils attendent. » Mais, comble de l’ironie tragique, quand ils arrivent, il est trop tard, Charlot vient de mourir. Le rire de Morisseau et sa remarque, « ils manquent toujours le train au bureau de bienfaisance », révèlent à la fois son amertume et la résignation d’un homme tellement accablé par la misère qu’il lui semble impossible d’en sortir.
Avant même de rédiger L’Assommoir (1879) ou Germinal (1885), Zola, dans ce bref récit, a su dépeindre dans toute sa vérité une société qui n’a rien prévu pour lutter contre la misère.
LE REGISTRE PATHÉTIQUE
Pour rendre plus saisissant ce tableau, Zola l’inscrit dans le registre pathétique. C’est d’abord l’actualisation spatio-temporelle qui provoque l’émotion du lecteur.
La description des lieux est étroitement liée au climat : il représente une sorte de fatalité dont sont victimes les plus pauvres. Terrible paradoxe, entre le froid et le dégel, impossible de choisir, car aucun des deux cas ne peut permettre d’échapper à la misère : « ce froid rigoureux tue Charlot » mais il donne du travail au père, si bien que, pour sauver son fils, « il souhaite le dégel tout en le redoutant », car il perdrait alors le salaire qui leur permet de survivre. Ce poids fatal du climat se traduit aussi par « il demande ardemment un rayon de soleil », comme s’il adressait une prière à un dieu invisible. Dans un second temps, est mise en évidence la « chambre ruisselante d’humidité », qui conduit à un nouveau paradoxe, l’espoir du père rapporté au discours indirect libre : « Peut-être ça fait-il du bien à Charlot. » Mais, aussitôt après intervient la phrase du médecin qui détruit cet espoir.
La misère d'un logement ouvrier
La réaction de Morisseau, qui « montre le poing au ciel », dénonce un acharnement quasi divin contre les miséreux. Même le climat est contre eux, et les exclamations – discours rapporté indirect libre en même temps que le commentaire implicite du narrateur – dramatisent cette accusation : « Tous les temps font donc crever le pauvre monde ! Il gelait, et cela ne valait rien ; il dégèle, et cela est pis encore. » Le lexique lui-même, avec ses sonorités, semble reproduire ce climat : « le froid noir », « la pluie coule ».
À cela s’ajoutent les indices temporels qui accélèrent inéluctablement le temps. Le début du passage marque, en effet, d’abord une durée : « Morisseau casse toujours la glace », puis vient « [l]e cinquième jour », et il « reste des heures devant la fenêtre ». Puis, intervient une première rupture, condamnation brutale : « Un matin, le médecin déclare qu’il ne reviendra pas. L’enfant est perdu. » Zola reprend avec, à nouveau, une marque de durée mais brève et accentuée par l’exclamation elliptique, « Quelle affreuse journée ! », qui peut aussi bien représenter un discours indirect libre des parents qu’un commentaire du narrateur. Enfin, scandé par la pendule (« Six heures sonnent »), le rythme s’accélère « [b]rusquement » et la mort de l’enfant arrive en quelques lignes, contrastant avec cette longue attente.
Le pathétique privilégie l’expression des sentiments de façon à émouvoir le lecteur. S’en chargent d’abord les personnages du récit. Nous notons la compassion des voisins, l’aide apportée par Mme Bonnet, la concierge qui monte une « tasse de tisane », mais elle reste très limitée, comme si tous se résignaient face à la misère : « les enfants meurent comme des mouches du haut en bas de la maison, tant c’est malsain. » De plus, la misère dérange, d’où une sorte de fuite devant elle : « Mme Bonnet n’entre plus les voir, parce qu’elle est sensible et que ça lui fait trop de peine. Les gens de la maison passent vite devant leur porte. »
Par opposition, Zola met en valeur la douleur des parents, mais elle s’exprime de façon contrastée. Pour la mère, ce sont les larmes, « une crise de larmes », des « sanglots », appuyés par des adjectifs : « affolée, suppliante », « mains tremblantes ». Pour le père, en revanche, c’est un mélange de révolte, quand il « montre le poing au ciel », et de résignation. Zola montre son impuissance, qui le pousse à considérer que la mort est préférable à cette vie, jusqu’à souhaiter le suicide : « Si la femme voulait, ils allumeraient un boisseau de charbon, ils s’en iraient tous les trois ensemble. Ce serait plus vite fini. » Cette même idée est reprise après la mort de Charlot, accentuée par l’oxymore, « aveuglé de ténèbres », qui introduit le discours direct : « Eh bien ! Que veux-tu ? Il est mort… Ça vaut mieux. »
Un quartier ouvrier à Paris à la fin du XIXème siècle
Mort dans la misère
Mais le narrateur joue aussi un rôle pour créer le registre pathétique. Lors du récit, les phrases brèves, sèches, préservent une forme de neutralité, comme s’il s’agissait du reportage d’un journaliste. N’oublions pas que cette nouvelle s’adresse à un public russe, francophone certes, mais pour lequel il convient de ne pas compliquer le texte. Ses interventions se cachent, en fait, dans les discours rapportés, avec la simplicité lexicale en accord avec la classe sociale, les modalités expressives et le rythme haché. Mais c’est surtout le commentaire en fin d’extrait qui traduit la pitié que ressent Zola et qu’il veut faire partager au lecteur. Introduit, en tête de phrase, par la conjonction « Et », ce bref paragraphe tire un bilan de la scène, accentué par la modalité exclamative et la comparaison : « Et quel pauvre cadavre d’enfant, maigre, léger comme une plume ! » « Pauvre cadavre », mais aussi « enfant pauvre » ! L’hypothèse métaphorique qui suit semble même réduire l’enfant à néant : « On aurait tué sur le matelas un moineau tué par la neige et ramassé dans la rue, qu’il ne ferait pas un tas plus petit. » Zola nous interroge ainsi : que pèse un enfant de plus ou de moins dans ce monde ouvrier ?
CONCLUSION
Zola s'engage dans ce tableau. La mort d’un enfant lui permet, à travers le registre pathétique, de dénoncer les conditions de vie terribles du monde ouvrier. Il cherche à provoquer l’émotion du lecteur lettré, donc appartenant à la noblesse ou à la bourgeoisie. C’est sans doute ce qui explique qu’il ne se soit pas contenté d’une parution dans une revue russe, mais ait repris cette partie de la nouvelle dans un journal français, puis, plus tard, qu’il l’ait insérée dans son recueil, Le Capitaine Burle. C’était alors le public français qu’il incitait à une révolte et à une action politique, tout comme il le fera dans L’Assommoir, entrepris à la même époque, publié en 1879, roman qui se clôt sur une autre mort due à la misère, celle de Gervaise.
Lire "La mort de Gervaise", dans L'Assommoir
Bertall, « Les cinq étages du monde parisien », 1845, in Le Diable à Paris, Paris et les Parisiens. Gravure : "au quatrième l’ouvrier sans argent, sa femme en pleurs et ses enfants sans feu"
Ce tableau du monde ouvrier est une des caractéristiques du naturalisme, qui a voulu n’exclure du roman aucune des classes sociales, aucune des réalités les plus terribles, ce qui lui a été beaucoup reproché. Or, cette réponse aux critiques, formulée par les frères Goncourt dans la Préface à Germinie Lacerteux, en 1865, pourrait être faite par Zola :
Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde : ce livre vient de la rue. [...]
Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle «les basses classes» n'avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le cœur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore, pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était définitivement morte ; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt, l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu'on pleure en haut.
TABLEAU V : LA MORT DU PAYSAN : étude d'ensemble (pp. 85-93)
Pour lire la nouvelle
INTRODUCTION
La nouvelle de Zola, Comment on meurt, paraît en août 1876 dans Le Messager de l’Europe. Elle se compose de cinq « tableaux ». Après avoir représenté la noblesse, avec la mort du comte de Verteuil, et la bourgeoisie, haute bourgeoisie d’abord avec la veuve Guérard, puis le petit commerce, avec Adèle Rousseau, Zola descend dans la hiérarchie sociale pour dépeindre de façon pathétique la mort de Charlot, enfant d'un ouvrier. Le dernier tableau s'oppose aux précédents, car, après Paris, Zola nous transporte dans le monde paysan. En reprenant cette partie dans Le Figaro en 1881, il l'intitule d'ailleurs, de manière symbolique, « La Mort du paysan ».
Quel sens prend ce dernier tableau, contrastant avec les précédents ?
LES PARTICULARITÉS DU MONDE PAYSAN
En choisissant pour thème la mort de Jean-Louis Lacour, vieillard paysan, Zola s’attache à dépeindre la vie à la campagne. Il décrit le hameau comme un lieu clos, presque isolé : « La Courteille est au fond d’un vallon, avec des bois de tous les côtés qui l’enferment et la cachent. » Il est tout petit, « une vingtaine de maisons branlantes, et endormi puisque le moindre passage d’un étranger » paraît « extraordinaire », ce qui contraste avec la capitale, active et animée.
Dans ce monde paysan, une notion essentielle ressort, le travail : « Il faut travailler dur ». Toute la vie du grand-père se résume dans ce labeur incessant, qui a façonné son corps en harmonie avec son environnement : « Le soleil a cuit et fendu sa peau, lui a donné la dureté et le calme des arbres. […] Ses regards restent à terre, son corps s’est courbé dans l’attitude du travail. » Dans son dialogue avec l’enfant, qui constitue l’élément perturbateur, c’est d’ailleurs sur le travail qu’insiste le discours rapporté direct du grand-père : « Qu’est-ce que tu fais là, paresseux ? […] À ton âge, je gagnais mon pain. » Et même au cimetière, au moment de l’enterrement, c’est encore sur « le travail du fossoyeur » que se fixe l'attention.
C’est enfin le travail qui détermine les réactions face à la maladie et à la mort. Il s’agit de ne pas perdre une matinée quand il y a les moissons à faire : « On a commencé la moisson, tous les bras sont nécessaires. » De même, impossible d’aller chez le médecin car « [o]n perdrait tout un jour ». Rien de peut dispenser les paysans du travail : à la mort du grand-père « comme il y a encore des gerbes à rentrer, Antoine et Catherine s’en vont tout de même aux champs ». L’on comprend que, dans ce monde aussi, l’argent joue pleinement son rôle, par exemple pour le médecin, « Ça coûte trop cher » et la conclusion est terrible : « Une vache encore, ça se soigne, parce que, si on la sauve, c’est au moins quatre cents francs de gagnés. »
Vie paysanne
Le dur labeur des moissons
Cependant, malgré ce dur labeur, l’impression qui ressort est celle de la sérénité, d’une vie paisible. Déjà, le temps ne compte pas : le curé a lui-même une heure de retard, et, quand il ordonne « Dépêchez-vous ! », c’est en vain : « Personne ne se presse », sans compter les arrêts du convoi sur la route. Au même titre que les hommes sont en harmonie avec le rythme de la terre, Zola souligne aussi l’harmonie entre le monde humain et le monde animal : « les poules entrent et se promènent tranquillement autour du lit ». Quant au coq, Zola le personnifie plaisamment : « c’est un coq prudent et sagace, qui sait que le vieux n’a pas l’habitude de rester couché après le soleil levé ; il finit par jeter son cri sonore de clairon, comprenant peut-être, chantant la mort du vieux ».
Dans cet environnement, il n’y a aucune tension, aucune angoisse face à la mort, qui est acceptée comme l’autre versant de la vie. C’est ce qu’exprime le grand-père par ses interrogations dans le discours rapporté indirect libre : « Qu’est-ce qu’ils lui feraient s’ils restaient là ? La terre a plus besoin d’être soignée que lui. Quand il crèverait, ce serait une affaire entre lui et le Bon Dieu ; tandis que tout le monde souffrirait si la moisson était perdue. […] Est-ce qu’on hésite à abattre les arbres qui craquent ? »
Nous retrouvons la même acceptation chez les enfants, déjà préparés à leur destin de paysan : « La terre les a résignés à ces choses. Ils sont trop près de la terre pour lui en vouloir de reprendre le vieux. […] S’il meurt, c’est qu’il avait la mort dans le corps ; et tout le monde sait que, lorsqu’on a la mort dans le corps, rien ne l’en déloge, pas plus les signes de croix que les médicaments. »
Nous percevons également la solidarité qui règne dans ce monde paysan. Le village entier s’associe à la famille du mort : tous sont réunis à cette occasion et « tout le monde aide ». On est bien loin de la froideur et de l’indifférence parisiennes.
Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, 1849-50. Huile sur toile, 315 x 668 Musée d’Orsay, Paris
Une intéressante analyse de ce tableau réaliste
SENS ET RÔLE DE CE TABLEAU
Il s’inscrit dans un tout autre registre que ceux adoptés dans les tableaux précédents. La critique se fait discrète, le pathétique disparaît pour laisser place au lyrisme qui s’impose à la fin de la nouvelle.
Dans la description du cimetière, la nature prend une place importante, à partir de l’exclamation qui l’ouvre : « Quel cimetière paisible, endormi sous le grand soleil ! » La vision est empreinte de poésie, même les chardons sont « superbes », avec « des nappes fleuries où s’abattent des vols de papillons blancs. » Couleurs, mouvements, bruits, coins de « fraîcheur », la nature entière palpite et vibre.
La nouvelle se ferme donc sur une idée chère à Zola, l’affirmation que la vie triomphe de la mort : « Et le silence est tout frémissant de vie, on entend la joie derrière des morts, la sève de cette terre grasse qui s’épanouit dans le sang rouge des coquelicots. »
Lire
l'élégie de Thomas Gray "Le Cimetière de campagne"
Dans l’avant-dernier paragraphe, les exclamations, « Ah ! le père Lacour sera bien dans ce trou ! », « Et quel bon repos ! », créent une confusion : s’agit-il des commentaires des assistants, ou de la voix du narrateur ? De même, les affirmations au futur mettent en place une image de paix, où l’homme et la nature forment une heureuse harmonie : « Il connaît bien la terre et la terre le connaît. Ils feront bon ménage ensemble », « Il entendra seulement les pattes légères des oiseaux sauter dans l’herbe. » Les choix lexicaux dans la phrase qui ferme ce paragraphe soutiennent l’impression que Zola veut laisser à son lecteur : « C’est la mort paisible et ensoleillée, le sommeil sans fin au milieu de la sérénité des compagnes. »
L’excipit est chargé de symbolisme. Quand l’enfant jette sur la tombe du grand-père ces « coquelicots », précédemment associés au « sang rouge », c’est une façon de dire que la mort n’est que le cours naturel de toute vie, que ce mort laisse derrière lui d’autres vies, que d’autres fleurs sortiront de la terre. Nous reconnaissons là la confiance que Zola manifeste dans les forces de vie, sa certitude qu’elles ne peuvent qu’amener qu’un avenir plus heureux. C’est cette idée qu’il reprendra dans la dernière page de Germinal (1885) par exemple, et qui anime aussi Fécondité, le premier de la tétralogie "Les quatre Évangiles", paru en 1899, en apportant le « triomphe » au couple formé par Mathieu et Marianne, environné de leur descendance après avoir fécondé la terre, pourtant ingrate, qu’ils possédaient.
CONCLUSION
La construction de la nouvelle en cinq tableaux ressemble aux cinq actes d’une pièce de théâtre, le cinquième en constituant le couronnement, avec des jeux à la fois d’échos et de contrastes par rapport aux précédents.
La mort du grand-père Jean-Louis Lacour, le paysan, fait écho à celle du comte de Verteuil, à l’autre extrémité de l’échelle sociale. Tous deux, en effet, affrontent la mort avec dignité, dans le souci de ne pas déranger : « Je n’ai besoin que de repos… Je vous remercie de vous être dérangée », répond le comte à sa femme, et Zola précise « C’est un homme bien élevé qui s’en va » ; de même le vieux Lacour « n’a pas dérangé les voisins. Il a fait sa petite affaire tout seul, en regrettant peut-être de donner à ses enfants l’embarras de son corps. » Comment expliquer cette similitude ? Peut-être par le fait que ces deux personnages, chacun à sa façon, s’inscrivent dans une forme d’éternité : éternité de la noblesse, de ces familles anciennes qui ont la terre comme patrimoine d’un côté, de l’autre éternité du mode de vie paysan, lui aussi lié au patrimoine terrien.
Chaque tableau, à l’exception du troisième puisque le couple Rousseau n’a pas d’enfant, dépeint les relations entre les parents et les enfants. Nous notons ainsi l’opposition entre les premier et deuxième, qui ne montrent qu’égoïsme et indifférence de part et d’autre, alors que les deux derniers révèlent une réelle affection au sein de la famille. La seule explication possible serait l’argent, la fortune détruisant tout rapport sincère, favorisant le repli sur soi, l’avidité, voire la haine.
Cependant ce dernier tableau forme aussi un contrepoint, s’opposant nettement aux quatre autres, comme la campagne s’oppose, en tout, à la ville. Nous y voyons, certes, des personnages au travail, comme le font les familles Rousseau ou Morisseau, mais, si ce travail est dur et constant, aucune image de misère ni de réelle souffrance n’apparaît. Le basculement ressort encore davantage avec le passage du registre pathétique, adoptée pour dépeindre la mort de l’enfant Charlot dans le tableau IV, au registre lyrique, qui permet de clore la nouvelle sur une vision optimiste en montrant la puissance des forces de vie. Ainsi, ce dernier tableau forme une « chute » surprenante à l’ensemble de la nouvelle. Dans les quatre premiers tableaux, nous assistons, en effet, à une déchéance progressive de l’homme face à la mort, illustrée par les enterrements de plus en plus médiocres, jusqu’à l’irrespect total de celui de Charlot « au fond de la fosse commune ». Ici, au contraire, la mort reprend son sens : elle ne constitue qu’une étape dans le cycle total de la vie.
Lire un extrait de Fécondité, Livre VI, chapitre V