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Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883 : explications d'extraits

Chapitre I : Au Bonheur des Dames, une apparition 

Pour lire l'extrait

Après un long temps de documentation et de préparation, ce onzième roman des « Rougon-Macquart » de Zola paraît d’abord dans Gil Blas en 75 livraisons du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883, avant d’être publié en volume. Le premier chapitre raconte l’arrivée de Normandie à Paris de Denise, orpheline en charge de ses deux frères : elle espère y trouver du travail dans la boutique de son oncle Baudu. Ce chapitre permet au romancier d’introduire l’enjeu du roman, la lutte entre le petit commerce, représenté par la boutique obscure du « Vieil Elbeuf », qui végète, et un nouveau commerce, en plein essor, le grand magasin qui donne son titre au roman. À travers les descriptions, contrastées, de ces deux types de magasin, et les récriminations des petits boutiquiers, Zola présente ce combat, mais il est mis en valeur aussi à travers le regard de Denise. Comment le romancier l'utilise-t-il pour transfigurer le Bonheur des Dames ?

Un tableau réaliste

Éclairage à Londres, en 1878 

Le cadre spatio-temporel

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La description est faite de nuit, et la mention des « files profondes de ses becs de gaz » nous rappelle l’époque puisque, installé dans les années 1830, cet éclairage s’est généralisé dans la seconde moitié du siècle, donnant ainsi à Paris son appellation de « ville-lumière ». Pour confirmer ce choix temporel, « [à] cette heure de la nuit », une précision, sur les activités à l’intérieur du magasin, marque la fin d’une journée de vente : « les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. »

Éclairage à Londres, en 1878 
Chap.I

Zola choisit aussi de noyer son tableau dans la pluie, ce qui correspond, bien sûr, à l’époque indiquée dans son plan initial, « octobre 1866 », l’automne. Il en souligne la violence car Denise subit le « rejaillissement des gouttes, qui la trempait. » Mais c’est précisément cette pluie qui, en contribuant à l’effet de flou, permet la métamorphose du grand magasin : « Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée, » peut prendre une « apparence » irréelle.

Le regard de l'héroïne

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Dès le début du passage, Zola précise la position de son héroïne : « de l’autre côté de la chaussée », elle est face au Bonheur des Dames, qu’elle regarde depuis la « porte » de la boutique de son oncle. Ainsi est symbolisé d’emblée l’écart qui sépare les deux formes de commerce, le petit boutiquier étant contraint à contempler son rival. Mais Denise, pour sa part, ne le rejette pas, bien au contraire, comme le met en évidence la conjonction en tête de la deuxième phrase qui traduit son élan de séduction : « Et elle se rapprocha, attirée de nouveau ».

La description traduit alors comme un effet de zoom, jusqu’à s’attacher aux détails des vitrines, les « dentelles », puis « le grand manteau de velours, garni de renard argenté ». Est mis ainsi en valeur le luxe que le grand magasin étale à la vue de tous, et qui fascine Denise, « cédant à la séduction », tout juste arrivée de sa province « dans ce Paris qu’elle ignorait ». Par ce regard étranger, Zola illustre une réalité de son temps, l’exode qui amène les provinciaux vers la capitale, en leur offrant l’espoir d’une autre vie : « le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière ».

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Zola, pour mettre en évidence l’importance du Bonheur des Dames, prend donc soin de l’inscrire dans un cadre précis, reflet de son époque, qui explique aussi les réactions de son héroïne, éblouie. Cependant, c’est cet éblouissement qui lui permet de transfigurer, par ses choix d’écriture, ce grand magasin.

La transfiguration

Le rôle de la métaphore filée

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L’époque de l’écriture est celle de la révolution industrielle, qui prend alors son plein  essor, notamment avec les mines, qui produisent l’énergie nécessaire, aux transports et aux usines notamment. Or, ce grand magasin, une activité commerciale qui appartient, en fait, au secteur tertiaire, devient ici une composante de cette révolution industrielle.

Fernand Cormon, Une Forge, 1893. Huile sur toile, 70,5 x 90,7. Musée d’Orsay, Paris 

Fernand Cormon, Une Forge, 1893. Huile sur toile, 70,5 x 90,7. Musée d’Orsay, Paris 

Il offre aux yeux « « tout un intérieur confus d’usine. » Le terme « foyer » garde encore son sens figuré de « lieu central », mais il lance aussi la métaphore, qui assimile le Bonheur des Dames à une aciérie en pleine action, en le personnifiant tel un monstre : « La machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement ». Alors même qu’il dépeint la banalité du travail des vendeurs qui « repliaient les étoffes » et « comptaient la recette », la métaphore forme un constraste, se poursuivant de façon saisissante, car, par le pronom indéfini « on », Zola substitue son propre regard à celui initialement prêté à Denise : le magasin « « prenait l’apparence d’une chambre de chauffe géante, où l’on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. » Cette vision du feu, cette effrayante lumière d’incendie, reprises ensuite par le terme « fournaise » et le verbe « flambaient », dépasse encore l’image d’une usine pour donner l’impression d’un véritable enfer. Zola glisse donc ici du réalisme de la description au fantastique.

Les jeux de lumière

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Ami de jeunesse de Cézanne, Zola s’est très tôt intéressé à la peinture, et tout particulièrement aux peintres alors refusés par la critique officielle, qui deviennent les maîtres du courant impressionniste. Il a très vite mesuré leur travail sur la lumière, et nous en retrouvons un écho dans cette description nocturne, construite par les jeux de l’éclairage

Au début de l’extrait, la nuit « noire » est brutalement éclairée par « les files profondes de ses becs de gaz » : l’adjectif suggère déjà une lumière qui perce la nuit, qualifiée ensuite d’« ardente », adjectif jouant sur le double sens de violence mais aussi d’un feu brûlant. Mais un premier effet de flou intervient puisque l’image du magasin est perçue « à travers les glaces pâlies d’une buée », ce qui produit « un pullulement vague de clartés ». Il s’accentue encore en raison du « rideau de pluie », qui fait alors naître « cette apparition reculée, brouillée ». Sur ce fond de nuit « noire », illuminée par le halo des réverbères, se meuvent les « ombres » des humains, dans une ambiance rougeoyante, où, comme dans les tableaux impressionnistes, ressortent, grâce à la diffraction de la lumière du « gaz » sur les vitrines mouillées, les touches d’un « blanc » intense  : « Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc. » Zola joue donc sur de violents contrastes : la pureté et la froideur de la « neige » des « dentelles » s’opposent au noir et au rouge, chaleur d’une vision infernale. 

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Ludwik de Laveaux, Place de l’Opéra à Paris, 1892-1893. Huile sur toile, 75 x 84. Musée national de Varsovie

Une vision symbolique

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Au-delà de l’objectivité qui est censée être celle du naturaliste, semblable à un savant observateur et expérimentateur, cet extrait traduit le jugement du romancier sur son époque. Dès la première phrase, en effet, il anime le magasin, devenu sujet de l’action : « le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de gaz. » La métaphore poursuit ensuite cette personnification, à partir des bruits : « ronflait », « grondement ». Ce sont enfin les étalages eux-mêmes qui s’animent : « le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil d’une femme sans tête, qui courait par l’averse à quelque fête dans l’inconnu des ténèbres de Paris. » Le magasin devient ainsi le cœur même de la vie parisienne, d’où la métaphore religieuse : chaque vitrine se transforme en « chapelle », avec les « dentelles » dans le rôle des nappes d’autels, où peuvent alors se dresser de nouvelles divinités, celles de la mode, symbolisés par les mannequins « sans tête » luxueusement vêtus : « sur ce fond de chapelle, les confections s’enlevaient en vigueur ».

Le magasin représente donc une nouvelle religion, et la comparaison finale montre que, telle une image christique, il va guider l’humanité vers un avenir radieux. Alors même que la ville est « noire » et « muette », le grand magasin « flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. » La réaction de Denise d’ailleurs ressemble à une conversion mystique immédiate : « le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière. »

Camille Pissarro, Effet de nuit (Boulevard de Montmartre), 1897. Huile sur toile, 53,5 x 65. National Gallery, Londres 

Camille Pissarro, Effet de nuit (Boulevard de Montmartre), 1897. Huile sur toile, 53,5 x 65. National Gallery, Londres 

CONCLUSION

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Dans cette description, Zola met en pratique deux des principes du naturalisme, l’importance du milieu, qui détermine l’évolution de l’individu, ici celle de son héroïne, Denise, immédiatement séduite par le Bonheur des Dames, et le rôle joué par le corps de cette observatrice, vue et ouïe, dans la perception du réel.

Mais c’est bien le romancier qui, dépassant la stricte objectivité revendiquée par le naturalisme, interprète le réel. Associant dans ce passage les techniques du peintre naturaliste, par la mise en place des jeux de lumière, et des métaphores qui métamorphosent le décor, il fait de son grand magasin le personnage central de son roman, reproduisant ainsi l’élan du nouveau commerce dans la seconde moitié du XIXème siècle.

Chapitre III : Le nouveau commerce 

Chap.III

Le premier chapitre d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, présente l’héroïne, Denise Baudu, sa famille, et l’enjeu du récit, la concurrence entre le grand magasin, qui donne son titre à l’œuvre, et les petits boutiquiers du quartier, peu à peu dévorés.

Pour lire l'extrait

Après l’embauche de Denise au Bonheur des Dames, le chapitre III conduit le lecteur dans un autre lieu, l’appartement de madame Henriette Desforges, où chaque samedi, elle réunit pour le thé ses amies, et offre à son amant, Octave Mouret, à la tête du grand magasin, l’occasion d’y nouer des relations utiles à son essor. Ainsi, tandis que ces dames, dans le grand salon, en évoquant leurs achats, expriment les désirs qui les poussent à une consommation effrénée, dans le petit salon Mouret explique au baron Hartmann, dont il cherche à obtenir le soutien dans son développement, le fonctionnement de son commerce. Après une brève introduction, il pose les deux principes qui le guident, avant de conclure avec enthousiasme. 

Madeleine Lemaire, Le goûter au salon du peintre, vers 1890. Huile sur toile, 115 x 138. Collection privée

Madeleine Lemaire, Le goûter au salon du peintre, vers 1890. Huile sur toile, 115 x 138. Collection privée

1ère Partie : Introduction (du début à « … l’œuvre. »)  

La scène s’inscrit dans un bruit de fond, ce bavardage incessant des femmes qui a empêché pour un temps Mouret de poursuivre sa conversation avec le baron. Sa reprise, au discours direct, marque, avec les exclamations, un nouvel élan, qui lui permet aussi d’affirmer, sous couvert d’une vérité générale par le pronom « on », sa propre puissance : « on vend ce qu’on veut, lorsqu’on sait vendre ! » Même s’il emploie le pluriel, cette modestie, qui l’associe à ses concurrents des grands magasins, la brève affirmation « Notre triomphe est là » traduit son assurance et son orgueil.

En rappelant l’origine provinciale de son personnage, « sa verve provençale », Zola suit le principe du naturalisme, qui explique par le milieu, ici celui de sa jeunesse, un tempérament, l’aspect bouillant de Mouret, ses « phrases chaudes » Mais il le dote aussi d’une autre qualité, celle du peintre, car il sait concrétiser par des « images », face à un interlocuteur non initié, le fonctionnement économique du « nouveau commerce, en lui donnant vie.

2ème Partie : L'abondance de l'offre (de « Ce fut… » à  « … et du joli. ») 

La force de vente

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La réussite des grands magasins dépend de leur force de vente, ici amplifiée par l’hyperbole lexicale, « la puissance décuplée de l’entassement ». Le rythme de la phrase donne vie à ces « marchandises », dont il montre l’interaction : « accumulées sur un point, se soutenant et se poussant » Leur réunion en un même lieu, permet, en effet, à celles qui se vendent moins d’être compensées par une vente accrue de celles qui ont plus de succès. D’où la conclusion, renforcée par l’antéposition de la négation qui poursuit cette personnification, « jamais de chômage », et le parallélisme qui donne l’impression de ressources inépuisables : « toujours l’article de la saison était là ». C’est donc la quantité qui fonde ce « nouveau commerce ».

La femme séduite

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Mais, si cette vente en masse fonctionne, c’est parce que le grand magasin couvre toute la chaîne des besoins, comme l’illustre le rythme de la phrase dépeignant le parcours de chaque femme, par la généralisation : « de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait ». L’expression fait d’elle une captive, d’abord d’une nécessité, se vêtir, mais Mouret dévoile ici une autre stratégie, la tentation mise en œuvre : « puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli. » Poursuivant la personnification qui humanise les marchandises, devenant des « rencontres imprévues », il montre bien l’importance des achats non projetés, nés d’un moment de désir, irrésistible. Il s’agit, non plus de répondre à un besoin mais d’en créer un, « le besoin de l’inutile et du joli. » 

Les Grands Magasins du Louvre, le hall des soieries, vers 1900-1910

Les Grands Magasins du Louvre, le hall des soieries, vers 1900-1910
Au Petit Saint-Thomas : la réclame sur les prix bas

3ème Partie : Les prix (d'« Ensuite, il céda… » à  « … grand jour. ») 

La transparence des prix

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La seconde innovation que souligne Zola par le discours de Mouret est « la marque en chiffres connus », c’est-à-dire qu’une étiquette affiche les prix, ce qui, d’une part, rassure l’acheteur, évite un éventuel marchandage, donc simplifie aussi le travail du vendeur, d’autre part donne plus d’autonomie à la cliente, informée également par la « réclame ». C’est une invention de Simon Mannoury, Normand venu à Paris ouvrir, en 1830, le premier « grand magasin », nommé Au Petit Saint-Thomas, mise ici en valeur par le lexique mélioratif : « La grande révolution des nouveautés partait de « par « une promenade aux étalages » comparer les prix proposés, placés « sous les yeux mêmes du public. » 

Au Petit Saint-Thomas : la réclame sur les prix bas

Une concurrence féroce

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Mais cet étiquetage est aussi le moyen d’engager une concurrence féroce, qui cause la perte des petits magasins, avec un verbe qui traduit sa mise à mort : « Si l’ancien commerce, le petit commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix. » La fin du paragraphe précise le mécanisme qui soutient ce combat. Pour attirer la clientèle, « chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible », le propriétaire étant contraint à une totale transparence, contraint de ce fait à une nouvelle honnêteté, mise en valeur par les négations : « aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur », puisque cette valeur peut être comparée avec les prix du magasin voisin. Il ne s’agit donc plus de vendre cher, mais de vendre beaucoup, ce que ne peut faire le petit commerçant : «  des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles ». Zola joue alors sur le double sens du mot « fortune », son sens étymologique, la réussite, qui vient du « bon fonctionnement d’une vente », mais aussi l’enrichissement, non plus secret, caché, mais totalement assumé , « d’autant plus large qu’elle se faisait au grand jour. » Le capitalisme jouit donc sans réserve de son succès.   

4ème Partie : Conclusion (de « N'était-ce pas… » à  la fin) 

À la fin du passage, Zola conclut en revenant à un double discours direct :

         La question, « N’était-ce pas une création étonnante ? », est ambiguë, car qui la pose ? Mouret, interpellant son interlocuteur, le baron ? Ou bien Zola lui-même, cherchant à persuader son lecteur ? Cette interrogation négative, en fait, est rhétorique, car elle implique déjà l’approbation du destinataire et est suivie de sa réponse. Avec son rythme binaire, elle forme une gradation, en élargissant la conséquence économique, « Elle transformait le marché », à une vision d’ensemble du progrès, « elle transformait Paris », avant de revenir à une conception naturaliste de la société : cette innovation « était faite de la chair et du sang de la femme. » Cette image, saisissante, rend monstrueux ce nouveau commerce, transformé en une sorte de vampire.

         La violente exclamation prêtée au héros, par le lexique – le verbe « j’ai », la généralisation, « la femme », et l’expression vulgaire « je me fiche » – révèle son caractère, d’autant plus que Zola lui ajoute un commentaire, « un aveu brutal ». La connotation du mot « aveu » indique qu’il s’agit, a priori, d’une faute, d'un défaut : Mouret unit le mépris des femmes, en affirmant son pouvoir sur elle, donc leur infériorité, à un manque de scrupules, car nous comprenons que rien ne peut l’arrêter.

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Cependant, Zola introduit dans cette conclusion une autre notion, celle de « passion », mais, loin d’en faire un défaut, voire une souffrance, il en fait le moteur de l’action : elle est une force intérieure, irrésistible, indispensable à toute personne voulant à la fois réussir et faire progresser la société.

CONCLUSION

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Ce texte montre tout l’intérêt que porte Zola à l’économie, à laquelle il accorde un rôle essentiel dans l’évolution d’une société. Mais il associe ce qui relève de l’innovation, des idées qui germent dans le cerveau des hommes de « passion », qui se veulent des créateurs, et ce qui relève d’une psychologie déterminée, avant tout, par la nature physiologique des êtres. Son  héros, grâce à sa connaissance de « la nature féminine », peut mettre en œuvre les stratégies commerciales qui lui apporteront la réussite totale. Cependant, Zola pose déjà l’idée que tout progrès se fait aux dépens d’un monde « ancien » ainsi condamné.

Comment ne pas être frappé, à cette lecture, par la façon dont Zola se montre visionnaire dans sa façon de présenter ce « nouveau commerce » : il en a parfaitement reproduit les principes fondateurs, annonçant déjà toutes les techniques du « marketing » actuel ?

Chapitre VIII : Une construction terrible 

Pour lire l'extrait

Chap.VIII

Les premiers chapitres d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, ont montré, parallèlement à l’essor du grand magasin, les difficultés rencontrées par l’héroïne, Denise Baudu, qui a pu s’y faire embaucher, mais se trouve renvoyée, au chapitre VII. Ainsi deux rivalités sont mises en parallèle : celles qui opposent les employés, qui se livrent à une concurrence féroce, et celles vécues par les petits boutiquiers, dont les Baudu ou le vieux Bourras, chez qui loge à présent Denise. Le chapitre VIII marque une nouvelle étape : l’agrandissement du Bonheur des Dames condamne, les uns après les autres, les petits commerçants du quartier. Le chapitre VIII couvre « des mois », pendant lesquels une page a déjà montré l’avancée des travaux, avec une insistance particulière sur le bruit « qui assourdissait les gens ». Comment la description de Zola illustre-t-elle sa vision du progrès ?

1ère Partie : Introduction (du début à « … la nuit. »)  

La connotation péjorative du verbe « empirer », dans la phrase qui introduit l’extrait, en donne le ton, fortement critique, confirmé par l’insistance des indices temporels. L’adverbe « encore » amplifie ce verbe, tandis que le rythme est accentué : le chapitre VII s’est terminé au mois de juillet, les travaux durent donc déjà depuis au moins deux mois. L’urgence en est soulignée, « l’architecte, craignant de ne pas être prêt », et le choix d’un travail « de nuit » nous rappelle qu’aucune loi ne réglemente encore clairement le travail de nuit, car la volonté de développement industriel prime toute considération sociale. Par exemple ce n’est qu’en 1841 que le travail de nuit est interdit pour les enfants de moins de 13 ans, et en 1851 que la loi est étendue aux moins de 16 ans… Mais rien n’est fait pour les travailleurs adultes, qui, jusqu’en 1890, peuvent travailler jusqu’à 15 heures par jour, et six jours sur sept… Or, si cela est pénible pour les ouvriers, il est évident que ce l’est tout autant pour les riverains

2ème Partie : Le fonctionnement du chantier (de « De puissantes lampes… » à « … le plâtre. »)

Pour sa description du chantier, Zola recourt à l’hypotypose, figure de style qui consiste à représenter une scène de façon réaliste, en donnant au lecteur l’impression qu’elle se déroule sous ses yeux. Pour cela, il faut d’abord mentionner l’éclairage, dont le progrès à la fin du siècle rend possible ce travail nocturne : « De puissantes lampes électriques furent établies ». Tout est fait pour mettre en valeur la durée, le verbe « se succédaient », les négations, « le branle ne cessa plus », « les marteaux n’arrêtaient pas », avec le passage du passé simple à l’imparfait duratif, et les adverbes temporels, « continuellement », « toujours ».

Luigi Loir, La Construction du métropolitain, 1900. Huile sur toile, 101,5 x 203. Musée d’art et d’industrie de Roubaix

Luigi Loir, La Construction du métropolitain, 1900. Huile sur toile, 101,5 x 203. Musée d’art et d’industrie de Roubaix

La scène s’anime ainsi, et les ouvriers disparaissent pour laisser, au premier plan, l’outil, « les marteaux » et « les machines », symboles de la révolution industrielle.

Par le rythme de sa phrase, en gradation, Zola donne l’impression d’un véritable chaos, car il mêle les sensations visuelles aux sensations auditives. C’est le bruit, en effet, amplifié par l’hyperbole « clameur toujours aussi haute », qui « semblait soulever et semer le plâtre », noyant ainsi le décor dans la poussière.

3ème Partie : La destruction du monde ancien (de « Alors, les Baudu… » à « … leur ruine. »)

La suite du texte marque le contraste entre le grand magasin, qui s’agrandit, et la petite boutique des Baudu, qui se trouvent progressivement détruits. Mais, conformément au principe du naturalisme qui met l’accent sur la dimension physiologique de l’homme, le participe « exaspérés », détaché par sa mise en apposition, est développé à travers les signes physiques de l’insomnie : ils « durent même renoncer à fermer les yeux ». Ils subissent, en effet, dans leur corps les conséquences du chantier : ils sont « secoués », « les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les engourdissait », ils sont pris d’une sorte de « fièvre ».

Francesco Bassano, La Forge de Vulcain,  Vers 1577. Huile sur toile, 137 x 191. Musée du Louvre, Paris

Francesco Bassano, La Forge de Vulcain, vers 1577. Huile sur toile, 137 x 191. Musée du Louvre, Paris 

Cependant, si Zola recourt à la focalisation interne, puisque nous voyons la scène à travers leurs yeux, le fait que les Baudu soient « effrayés » permet au romancier de transfigurer la scène qui se transforme en une « vision » infernale du « Bonheur des Dames flambant au fond des ténèbres ». La comparaison finale, avec le redoublement lexical, « comme une forge colossale, où se forgeait leur ruine », fait penser, en effet, à la mythologie de l’antiquité grecque qui plaçait au fond des enfers la forge d’Héphaïstos, lieu effrayant où règne le feu, mais ce feu, s’il est destructeur, s’il « ruine », est aussi ce qui permet à ce dieu forgeron d’être un créateur dont la puissance est célébrée. L’évolution du réalisme initial de la scène à cette image fantastique révèle donc le double sens que Zola donne au progrès, certes créateur mais aussi source de « ruine », dernier mot de la phrase.

4ème Partie : Entre épique et fantastique (d'« Au milieu des murs… » à la fin)

Le temps

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Le chantier est évoqué dans sa progression, avec les « murs, à moitié construits », les « baies vides » pour figurer l’emplacement des futures vitrines. Avec la mention des « lampes électriques », il reste vu dans son activité nocturne, dont le rythme de la phrase nominale semble scander la durée : « Deux heures du matin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. » Cette durée souligne le contraste entre « le sommeil pénible du quartier », ce voisinage qui souhaite dormir sans le pouvoir, et l’activité intense du chantier, restituée par les verbes : il « grouillait » de travailleurs « dont les profils gesticulaient ». Le premier signe de cette guerre entre les petites boutiques et le Bonheur des Dames est donc reproduit par ce désir de « sommeil » d’un côté, face à l’action poussée à l’extrême, de l’autre.

L'espace

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Comme chez ses amis peintres, impressionnistes, c’est la lumière qui permet à Zola de créer l’atmosphère de cette description, par le jeu produit entre la nuit ambiante et les murs « troués » : « les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensité aveuglante. » Il quitte alors complètement le réalisme pour offrir une vision qui, par son aspect effrayant, « cette « clarté lunaire », astre considéré comme maléfique depuis l’antiquité, relève à la fois du fantastique et de l’épique : « le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique, grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur crue des murailles neuves. »

  • Comme dans l’épopée, nous retrouvons l’agrandissement, la force  avec la répétition de l’adjectif « colossal », une foule bruyante « d’ouvriers retentissants », et cette foi qui les anime, la construction des « murailles neuves », signes d’un progrès qui s’affirme.

  • Mais, comme dans le fantastique, ce passage, glissant du réel à l'irréel, laisse au lecteur un sentiment de peur : ces « ombres noires » ressemblent à des fantômes démoniaques, mobiles et bruyants, avec le contraste que leurs profits reflétés impriment « sur la blancheur crue des murailles neuves. »â€‹

CONCLUSION

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Ce passage est doublement révélateur, de l’enjeu du roman, ce combat qui se livre, dans la seconde moitié du siècle, entre le commerce ancien et le « nouveau commerce », mais aussi de l’écriture de Zola. Derrière le naturalisme, affiché et dont nous retrouvons sans cesse des exemples, comme ici l’importance accordée à la physiologie et aux sensations, il y a une forme d’impressionnisme, dans son travail sur la lumière, et surtout, l’expression d’un tempérament visionnaire, qui, au-delà du réel présent, perçoit un avenir grandiose.

Ainsi, s’il ne masque pas la cruauté de cette révolution industrielle et économique qui fait mourir tout un quartier, il sait aussi célébrer la puissance créatrice d’un progrès qui métamorphose la société.

Les grands chantiers d'Haussmann. BnF 

Les grands chantiers d'Haussmann. BnF 

Chapitre IX : La grande exposition 

Pour lire l'extrait

Chap.IX

Les premiers chapitres d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, ont montré, parallèlement à l’essor du grand magasin, les difficultés rencontrées par l’héroïne, Denise Baudu, qui a pu s’y faire embaucher, mais se trouve renvoyée, au chapitre VII. Le chapitre VIII marque une nouvelle étape : l’agrandissement du Bonheur des Dames condamne, les uns après les autres, les petits commerçants du quartier. Pour célébrer cet agrandissement, Zola raconte longuement, au chapitre IX, son inauguration, occasion d’une « grande exposition des nouveautés d’été », qui provoque une véritable frénésie d’achats, qui épuise le personnel mais fait vivre à Mouret une journée de triomphe. Comment les deux paragraphes de cet extrait illustrent-ils le titre même du roman ?

1ère Paragraphe : Le grand magasin, une image du "bonheur"

Une rue parisienne. Huile sur toile contemporaine

Une rue parisienne. Huile sur toile contemporaine

Un cadre superbe

 

L’inauguration du Bonheur des Dames agrandi, qui se déroule le 14 mars, au moment où le jour décline, offre aux yeux un décor magnifique, embelli encore par « les rayons du soleil », sur lequel s’ouvre et se ferme le premier paragraphe. Il diffuse largement sa « clarté d’un rouge d’incendie », et fait alors ressortir la majesté du magasin : « la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue.» Les pluriels contribuent à créer l’impression d’un lieu grandiose, qui illustre les caractéristiques de l’architecture moderne, celle mise en œuvre par Louis Boileau pour le grand magasin de Boucicaut, Le Bon marché, avec les « larges baies de la façade », « les glaces [qui] resplendissaient », et l’emploi du métal, initié par Gustave Eiffel, qui permet de structurer l’intérieur du grand magasin.

L'abondance des marchandises

 

La seconde partie du paragraphe est consacrée aux marchandises, aux « étalages », qui proposent cette même richesse, qui semble multipliée par les « glaces ». En énumérant les marchandises, Zola crée une suite d’images qui, elles aussi, embellissent le décor et mettent en valeur l’abondance des biens ainsi offerts aux regards, marquée par le choix des articles définis. Ainsi, nous trouvons des « palais de gants et de cravates », ce qui suggère l’élégance de l’étalage, « les girandoles de rubans et de dentelles », qui forment des guirlandes, « les hautes piles de lainage et de calicot », et « les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards » complètent ce décor transfiguré dont la beauté est soulignée.

Pour accentuer cette abondance, Zola joue sur l’espace, en l’approfondissant, comme si le regard se perdait jusqu’à l’’horizon : « Dans les lointains, au delà de coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants, grouillant d’une cohue blonde de soleil. » Le grand magasin regroupe toutes les marchandises qui peuvent faire le « bonheur » des clientes, autrefois obligées d’aller dans plusieurs boutiques pour satisfaire leurs désirs, mais la mention des « ombrelles » nous rappelle aussi le déclin de ces petits magasins spécialisés, tel, dans le roman, celui de Bourras qui les vendait.

Le choix du terme « guipure », qui, initialement, désigne une dentelle aux motifs ajourés, souligne la finesse et la grâce de ce décor, qui semble faire écho à la beauté des marchandises vendues, en reproduisant le plafond du Bon Marché . À cela s’ajoute une splendide décoration, elle aussi illuminée : « Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s’allumaient aux feux des ors prodigués. » Ainsi, la clientèle ne peut qu’être éblouie, séduite par ce lieu luxueux.

Christine Legoff et Sally Aitken, Au bonheur des dames, l'invention du grand magasin, 2011, documentaire sur Arte

Christine Legoff et Sally Aitken, Au bonheur des dames, l'invention du grand magasin, 2011, documentaire sur Arte

Un tableau impressionniste

 

Les jeux de lumière

Mais le plus frappant dans cette description est la façon dont Zola, en jouant sur la lumière, crée un véritable tableau, tel ceux de ses amis impressionnistes. Déjà la façon dont l’éclairage se projette sur les décors, en « entra|nt] obliquement par les larges baies de la façade », le fait miroiter sur les surfaces, les « glaces », « les mosaïques et les faïences », et même l’« exposition des ombrelles, aux rondeurs de bouclier, jetait des reflets de métal ». » C’est ce qui explique la mention des « parterres diaprés », qui illustre le scintillement des tissus sous la lumière. Il marque aussi un contraste entre cette lumière diffractée, qui illumine les « comptoirs » avec l’adjectif « éclatants », mis en apposition, et les « coulées d’ombre ». Enfin, il s’y ajoute un effet de flou sous l’effet des « poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule », et comparées à une « nappe » qui noie les contours du décor et des objets. 

Les couleurs

Comme dans un tableau impressionniste, l’ensemble est baigné dans une couleur dominante, le « rouge »  du « soleil à son coucher », d’où la création d’une impression d’ensemble, celle d’un « incendie », soutenue par le champ lexical métaphorique : « un fond de flammes », les « feux », « C’était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages ». Sur ce fond rougeoyant, se fond une autre couleur, plus éparse, dorée, signalée par la comparaison des « poussières », « pareilles à une vapeur d’or », reprise par les « feux des ors prodigués », et par l’image finale, « grouillant d’une cohue blonde de soleil ». Enfin, outre le contraste formé par les touches sombres des « coulées d’ombre », le tableau est rehaussé par des couleurs plus vives, « les verts et les rouges des peintures », et l’image des « parterres diaprés », donc aux couleurs vives et variées des « soies légères » et des « foulards ».

​

Zola unit ainsi deux impressions, qui soutiennent le sens de son roman. Au Bonheur des Dames agit, en effet, tel un « incendie », dont l’expansion détruit tous les autres commerces, mais, parallèlement, il illustre le luxe croissant, cet « or » qui résume à lui seul non seulement la réussite de son héros, mais l’enrichissement de toute une société permis par le progrès économique.

2nd Paragraphe : L'image des "dames"

Une foule dense

 

Dès le premier paragraphe Zola évoque le nombre important de clients, avec « le piétinement de la foule », et l’expression finale, « grouillant d’une cohue blonde de soleil », en reproduit l’agitation intense, qui produit cet « air surchauffé ». Or, cette « foule est essentiellement constituée de « dames », termes qui valorise leur statut social, car le lieu leur est dédié, comme le traduit la métaphore, « les femmes régnaient », filée avec l’appellation de « souveraines ». L’image se poursuit, mais avec une connotation guerrière, comme si le magasin devenait un royaume dont il faut s’emparer afin d’en piller les richesses : « Elles avaient pris d’assaut les magasins, elles y campaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. » De même,  à la fin du texte, Zola fait ressortir l’impression d’un pillage, qui ne laisse pas échapper la moindre parcelle offerte : « usant de la maison tant qu’elles pouvaient, jusqu’à en emporter la poussière des murs. »

Le magasin leur offre donc la possibilité d’assouvir pleinement leur désir d’achats, mais en donnant l’impression d’un désordre, d’un chaos, un peu effrayante.

La grande exposition du Bonheur des Dames. Illustration, édition Fasquelle, 1906

La grande exposition du Bonheur des Dames. Illustration, édition Fasquelle, 1906

Leurs comportements

 

Cette dimension guerrière induit des comportements agressifs, tels ceux de soldats en plein combat.

         Elles perdent d’abord toute notion de respect d’abord avec ceux qu'elles jugent inférieurs, ceux dont le métier est de se mettre à leur service, qui se trouvent réifiés : « Les vendeurs, assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie de souveraines. » Les participes, rythmant la phrase par leur mise en apposition, mettent en évidence l’accablement du personnel. Le mot « tyrannie » renforcent le pouvoir que ces « dames » entendent bien exercer sans limites.

         Mais leur agressivité irrespectueuse se manifeste également entre elles : elles sont « sans politesse les unes pour les autres ». Zola, selon le principe du naturalisme, traduit par leur corps ces comportements qui effacent toutes les règles sociales : « De grosses dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place, devenaient arrogantes. » Il les réunit ensuite dans cette même impression de règne absolu : « Toutes, la tête haute, les gestes brusques, étaient chez elles ».

L'inauguration et la foule de clientes. Illustration, édition Fasquelle, 1906

CONCLUSION

 

Le grand magasin a donc brisé les remparts que les petites boutiques plaçaient entre la cliente et son achat : il enlève tout frein, toute limite à leurs désirs de consommation, leur offrant ainsi le « bonheur ». Zola nous présente déjà la naissance de ce que l’on nommera, un siècle plus tard, « la société de consommation ».

De plus, Zola nous montre comment son héros, Octave Mouret, a mis en œuvre toutes les ressources possibles, depuis l’architecture jusqu’à la présentation des marchandises, en passant par la décoration pour attirer à lui les clientes. Il a donc livré une véritable guerre aux petits commerçants, dans laquelle il a déjà obtenu la victoire. Il est donc presque logique qu’à son tour cette image guerrière trouve un écho dans le comportement même des clientes, avides de profiter de ce qui leur est offert.  

L'inauguration et la foule de clientes. Illustration, édition Fasquelle, 1906

Chapitre XII : La vanité du succès 

Pour lire l'extrait

Chap.XII

Les premiers chapitres d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, ont montré, parallèlement à l’essor du grand magasin, les difficultés rencontrées par l’héroïne, Denise Baudu : embauchée, puis renvoyée, au chapitre VII. Mais outre le combat entre le grand magasin et les petits commerces, le roman raconte aussi une histoire d'amour. L’intérêt qu’éprouve Octave Mouret pour Denise lui offre, à nouveau, non seulement une place, mais même une promotion, comme seconde vendeuse à la fin du chapitre IX : en fait, l’amour grandit chez Mouret, mais, comme il le manifeste par une offre financière, Denise le rejette. À la fin du chapitre XII, elle vient d’être nommée première vendeuse, mais, tout en maintenant de « longues conversations amicales », elle ne cède pas pour autant à un amour, qu’elle-même avoue ressentir. Quel portrait contrasté de son héros Zola met-il ici en œuvre ? 

1ère Partie : Les signes du triomphe ( du début à ... " révolutionner Paris.") 

La description du Bonheur des Dames

 

Au début du chapitre XII est mentionné un nouvel embellissement du Bonheur des Dames, une « nouvelle façade ». La fin du chapitre en dresse un bilan, avec une ellipse narrative : « Des mois s’étaient écoulés, la façade dressait maintenant ses lignes monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui la cachait au public. » C’est d’abord la grandeur que les adjectifs mettent en valeur : le magasin impose de plus en plus sa présence au quartier. Dans un second temps, la description insiste sur l’esthétique d’ensemble : « Toute une armée de décorateurs se mettaient à l’œuvre : des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes ». En choisissant le terme « armée », Zola rappelle que son héros livre une véritable guerre aux petites boutiques, à laquelle contribue la nécessité de séduire par l’apparence luxueuse de son grand magasin.

La façade du Bon Marché à la fin du XIXème siècle. Estampe colorisée

La façade du Bon Marché à la fin du XIXème siècle. Estampe colorisée
Fronton du Palais de l’Industrie, dont, au sommet « La France couronnant les Arts et l’Industrie ». Photographie d’Édouard Baldus, vers 1850-60

Le lieu doit aussi symboliser la philosophie qui guide la société de cette seconde moitié du XIXème siècle, dans la continuité de l’injonction de Guizot sous la Monarchie de Juillet : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne ». D’où « on dorait le groupe central, au-dessus de la porte », qui, présenté au début du chapitre, représente « l’Industrie » et le « Commerce ». Cette célébration de l’essor économique se poursuit par le choix des statues prévues pour orner le fronton de cette façade : « sur l’acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des villes manufacturières de la France. » C’est donc toute la puissance de l’industrie de la France qui se trouve ainsi illustrée, concentrée dans le grand magasin qui en vend les productions. Zola se souvient peut-être du fronton du Palais de l’Industrie, construit sur les Champs Élysées pour l’Exposition Universelle de 1855.

Fronton du Palais de l’Industrie, dont, au sommet « La France couronnant les Arts et l’Industrie ». Photographie d’Édouard Baldus, vers 1850-60

L'image d'un triomphe

 

Mouret a été, une fois de plus, repoussé par Denise, échec qu’il ne peut compenser que par la contemplation de sa réussite, concrétisée par l’embellissement de son magasin : « Il avait voulu s’étourdir, en visitant les travaux une fois encore. » C’est tout Paris qui se transforme sous ses yeux, grâce aux travaux entrepris par le baron Hausmann, comme dans cette « rue du Dix-décembre, ouverte depuis peu », qui commémore l’élection de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, à la présidente en 1848, renommée aujourd’hui rue du Quatre-septembre, date de l’avènement de la IIIème République.

Sa quête de reconnaissance est confortée par le comportement des passants : « Du matin au soir, le long de la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnaient une foule de badauds, le nez en l’air ». Leur réaction, alors que rien ne peut se voir puisqu’« une vaste chemise de planches » dissimule la façade, en dit long sur l’atmosphère de cette époque, en plein essor économique : ils sont « préoccupés des merveilles qu’on se racontait de cette façade, dont l’inauguration allait révolutionner Paris. » La rumeur amplifie l’éloge, hyperbolique, tout en soulignant le rôle, quasi magique, accordé au capitalisme commercial, « révolutionner Paris ».

2ème Partie : La vanité du succès (de « Et c’était sur ce chantier… » à la fin.)

Un sentiment d'échec

 

Devant « ce chantier enfiévré de travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son rêve, commencée par les maçons », Mouret a, sous ses yeux, la preuve de sa réussite. Mais Zola, avec la conjonction « Et » en tête de phrase qui enchaîne cette phrase à la description grandiose, inverse la perspective en accentuant, par l’adverbe au comparatif, le sentiment d’échec de son héros : « Mouret venait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de sa fortune ». La formule de rejet, « le dégoût du triomphe », est alors violente. Cette inversion se traduit par trois procédés de modalisation :

  • Zola introduit un contraste lexical entre la réalité du magasin, « Cette façade, qui se trouvait debout enfin », l’espoir de Mouret réalisé, et le sentiment ressenti au moment présent : « lui semblait petite ».

  • Une comparaison, « pareille à un de ces murs de sable que les gamins bâtissent », rend dérisoire cette réalisation grandiose.

  • Une hypothèse, dont la gradation, avec un irréel du passé, détruit par avance tout futur sentiment de succès : « l’on aurait pu la prolonger d’un faubourg de la cité à l’autre, l’élever jusqu’aux étoiles, elle n’aurait pas rempli le vide de son cœur ».

Ainsi, Zola démythifie le rôle de l’argent, l’importance de la richesse que tout le siècle célèbre. Le portrait de son héros, dans ce décor grandiose, le renvoie, lui qui proclamait la force de son action, la certitude de son triomphe, à un néant affectif.

L'échec amoureux

 

La construction de cette seconde partie de l’extrait met en évidence l’importance d’un sentiment amoureux sincère par rapport au matérialisme. Elle s’ouvre, en effet, et se ferme, sur le rappel des douleurs de l’amour.

Nous reconnaissons la conception naturaliste de Zola dans sa peinture de cet amour douloureux, sentiment qui se traduit physiquement, « La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine », et dont la violence conduit à une comparaison médicale : « cette pensée qui, sans relâche, le traversait d’une flamme, comme l’élancement d’un mal inguérissable. » La violence de cette douleur est accentuée par les indices temporels, « brusquement », « sans relâche », et par l’image d’« une flamme » destructrice : elle envahit l’être indépendamment de sa volonté, ce qui contredit le portrait donné de Mouret jusqu’alors. 

Mouret face au refus de Denise. Au Bonheur des Dames, film muet de Julien Duvivier, 1929

Mouret face au refus de Denise. Au Bonheur des Dames, film muet de Julien Duvivier, 1929

Lui qui imposait à tous sa volonté se trouve à présent soumis, privé de liberté, en mesurant « le vide de son cœur, que le seul « oui » d’une enfant pouvait combler. » L’antithèse entre « le vide » et « combler » fait ressortir le contraste entre la puissance de Mouret, détruite, et celle de Denise, pourtant qualifiée d’« enfant ». Mais c’est précisément ce terme qui explique la force de cet amour : Denise possède une innocence, une pureté, qui tranche sur toutes ces femmes que connaît Mouret. Elle échappe ainsi à son mépris misogyne.

Un bouleversement intérieur

 

Cette douleur conduit le héros à un comportement inverse à celui dont il a, jusqu’alors, fait preuve. Mouret, en effet, a toujours résisté aux obstacles, a toujours choisi de combattre une difficulté. Or, sous la pression de son amour, face à la résistance de Denise, « Il s’était enfui, il n’avait pas trouvé un mot de satisfaction », et il ressent avec force « l’énervement de son impuissance ». La gradation met en évidence son bouleversement : dans un premier temps, face à Denise, elle le montre « craignant de montrer ses larmes », ensuite, dans le moment présent, il tente encore de les masquer, « il étouffait de sanglots contenus », enfin, à la fin de l’extrait, il cède à cette douleur : « ses larmes coulèrent. »

Zola utilise le discours indirect libre pour mettre en valeur ce bouleversement, en reproduisant le questionnement de Mouret : « Que voulait-elle donc ? » Il reprend ensuite son rôle de narrateur omniscient pour apporter une réponse. Or, elle remet en cause tout ce sur quoi son personnage avait jusqu’alors fondé son existence, la toute-puissance de l’argent qui peut tout acheter, notamment les femmes, et sa volonté de profiter pleinement de son célibat : « il n’osait plus lui offrir de l’argent, l’idée confuse d’un mariage se levait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. » La dernière phrase, dans sa brièveté saisissante, joue sur une double énonciation : c’est le narrateur qui pose une conclusion, brutale, mais elle sonne aussi comme un aveu du personnage, qui admet sa souffrance.

CONCLUSION

 

L’enjeu du roman est, certes, le conflit entre le grand magasin, Au Bonheur des Dames, et les petits boutiquiers du quartier, qui conduit à la victoire d’un capitalisme triomphant. Cependant, Zola met en parallèle une autre forme de lutte, entre ses deux héros, que tout sépare, le riche séducteur, Mouret, et la pauvre ouvrière, Denise, qu’il entend bien conquérir. Mais elle lui résiste, et c’est ce qui construit l’intrigue amoureuse, dont ce passage montre le tournant. Le héros, en effet, face à ce refus, connaît sa première faiblesse, son premier échec, incapable de lutter contre ses sentiments et de faire céder la femme qu’il veut obtenir.

C’est aussi le moyen pour Zola, dont tout le roman célèbre l’essor économique du grand commerce dans la seconde moitié du texte, de rappeler à ses lecteurs que le matérialisme ne comble pas l’être humain, qui possède aussi un cœur : même s’il veut le faire taire, ce cœur réclame son dû.

Chapitre XIII : Une douloureuse insomnie 

Pour lire l'extrait

Chap.XIII

Les premiers chapitres d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, ont montré, parallèlement à l’essor du grand magasin, les difficultés rencontrées par l’héroïne, Denise Baudu, venue de Normandie à Paris pour y trouver du travail. L’intérêt qu’éprouve pour elle Octave Mouret, directeur du grand magasin, lui permet de s’y faire une place, puis d’y progresser jusqu’à ce qu’elle devienne première vendeuse. En fait, l’amour grandit chez Mouret, mais, comme il le manifeste par une offre financière, Denise le rejette, même si elle est obligée de reconnaître qu’elle aussi est amoureuse. Le chapitre XIII signe la victoire de Mouret sur les petits commerçants du quartier, symbolisée par la mort de Geneviève Baudu, la cousine de Denise. Face aux justifications de Mouret « pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires », Denise vit, à son tour, un douloureux questionnement.

Comment, à travers son héroïne, Zola exprime-t-il sa conception  du progrès ?

1ère Partie : Des cauchemars symboliques (du début à « … qu’on décharge. ») 

Une longue insomnie

 

Le récit fait suite à la fois à l’enterrement de Geneviève, mais aussi à la conversation de Denise avec Mouret qui a longuement développé sa conception du progrès. C’est ce qui explique l’insomnie de l’héroïne, qui illustre à nouveau le naturalisme de Zola. Pour lui, toute réaction, tout sentiment, se traduit d’abord par des signes physiques, ici ce sommeil agité : « Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars, la retournait sous la couverture. » Le glissement du passé simple narratif à l’imparfait duratif souligne la force de ce malaise, en justifiant aussi la succession des cauchemars évoqués.

Le souvenir d'enfance

 

Le premier cauchemar replonge Denise dans son enfance, quand « elle était toute petite » et vivait dans la campagne normande, « au fond de leur jardin de Valognes ». Elle revit alors son chagrin d’autrefois : « elle éclatait en larmes […] en voyant les fauvettes manger les araignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. » Cela permet à Zola, là encore selon sa conception naturaliste, de mettre en parallèle la nature animale et la nature humaine, en reprenant les théories de Darwin, le « struggle for fige », ou « lutte pour la vie », une sélection naturelle puisque les plus forts prospèrent en éliminant les plus faibles.

Cette théorie biologique, appliquée ensuite à la société par Spencer, sous-tend la question. A priori discours indirect libre, formulée par l’héroïne pendant son cauchemar,  elle est, en fait, posée, avec insistance, par le romancier à son lecteur : « Était-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l’éternelle destruction ? » Pour renforcer cette théorie, posée d’emblée comme une « nécessité », donc comme une loi générale, celle de « l’éternelle destruction », Zola recourt à une métaphore d’origine agricole, « la mort engraissant le monde » : de même qu’il faut du fumier pour fertiliser un sol, la société a besoin de la mort des uns, concrétisée avec l’image violente d’un « charnier », pour progresser en « faisant pousser les êtres » les plus forts. La réponse à cette question reste suspendue ; elle ne sera formulée que dans la seconde partie de l’extrait, lors du réveil, donc quand Denise reviendra à la conscience.

Les souffrances

L'agonie de Geneviève. Illustration, édition Fasquelle, 1906

L'agonie de Geneviève. Illustration, édition Fasquelle, 1906

Du passé, les cauchemars reviennent au présent, en trois temps :

         La mort de Geneviève est revécue de façon concrète, de la mort réelle, « elle se revoyait devant le caveau où l’on descendait Geneviève », à une image qui figure la mort sociale de la famille : « elle apercevait son oncle et sa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure ».

         Dans un second temps, le cauchemar devient une prémonition, « la maison de Bourras qui s’effondrait ». La violence de cette destruction est intensifiée par le jeu des contrastes : « Dans le profond silence, un bruit sourd d’écroulement traversait l’air mort ». Tout se passe comme si la mort envahissait tout, même « l’air », dans un cataclysme qui fait penser au déluge biblique : la maison « s’effondrait, comme minée par les grandes eaux ». On a ainsi l’impression que toute résistance – celle symbolisée par Bourras dans le roman – est impossible.

        Le rythme s’accélère ensuite, tandis que l’image de mort s’élargit, avec une accentuation du contraste entre le « silence » et le bruit : « Le silence recommençait, plus sinistre, et un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis un autre ». Zola joue ici sur les sonorités, les sifflantes pour imiter la terrible menace, puis le [ R ] sonore et rude qui scande le rythme  des dentales et des gutturales, et amplifie le bruit, par exemple les verbes « craquaient et s’écrasaient », ou dans la vision finale : « avec de brusques tonnerres de charrettes qu’on décharge ». 

Les grands travaux d'Haussmann

Les grands travaux d'Haussmann

Pour rendre cette image encore plus terrible, Zola ne nous montre plus les maisons mais leur substitue les êtres humains, dans son énumération, « les Robineau, les Bédoré et sœur, les Vanpouille ». Zola crée ainsi l’impression d’une succession de morts, infinie et inéluctable, en passant du singulier distributif, « chacun à son tour », à une généralisation : « le petit commerce du quartier Saint-Roch s’en allait sous une pioche invisible », avec cet outil qui semble figurer le destin, la loi naturelle aux yeux de Zola.

2ème Partie : Une réflexion contrastée ( de « Alors, un chagrin… » à la fin.) 

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La douleur du vieux Bourras, édition Fasquelle, 1906

L'horreur du progrès

 

En ramenant son héroïne à la conscience, Zola annonce la tonalité pathétique du discours indirect libre qui suit, dans lequel elle exprime son émotion, « un chagrin immense ». Les trois exclamations forment une gradation, à partir de l’élan initial, « Mon Dieu ! », suivi d’abord d’un constat violent, « que de tortures ! », puis d’une phrase nominale sur un rythme ternaire, lui aussi en gradation :​

  • C’est d’abord la douleur qui est rappelée, celle de la famille Baudu, mais amplifiée par le pluriel : « des familles qui pleurent ».

  • Puis Zola, en évoquant, « des vieillards jetés au pavé », avec un pluriel qui, à nouveau, élargit à tous l’expulsion qui menace le vieux Bourras, dénonce une société où aucune loi n’accorde de protection aux plus âgés.

  • Enfin, un nouvel élargissement intervient, à travers l’abstraction qui souligne les conséquences terribles de la misère : « tous les drames poignants de la ruine ! »

Mais, face aux douleurs autour d’elle, Denise ne se contente pas d’une « pitié navrée », sa profonde tristesse vient aussi du constat de sa propre faiblesse, que la conjonction « Et », lancée en tête de phrase, relie étroitement à ce qui précède : « Et elle ne pouvait sauver personne ». Elle souffre donc de son impuissance face à un fonctionnement capitaliste qui la dépasse, et, pire encore, elle éprouve une sorte de honte d’avoir travaillé au Bonheur des Dames. « Sa peur d’être une âme mauvaise, d’avoir travaillé au meurtre de ses proches » vient du sentiment qu’elle a aussi participé à l’essor du grand magasin, au succès de Mouret qui a détruit, peu à peu, les petits boutiquiers, comme si elle-même les avait, en quelque sorte, assassinés. 

La loi de l'évolution

 

L'acceptation de Denise

Mais Zola fait ressortir une contradiction, à travers le parallélisme qui associe sa douleur, ce qui relève du sentiment, de sa « bonté », et ce qui relève de la raison, la conscience de cette loi de l’évolution : « Et elle ne pouvait sauver personne, et elle avait conscience que cela était bon, qu’il fallait ce fumier de misères à la santé du Paris de demain ». Denise devient le porte-parole de Zola, avec la métaphore qui fait de Paris devient une terre malade, qu’il faut régénérer ; et, comme en agriculture, pour fertiliser cette terre, pour la « santé du Paris de demain », il faut « ce fumier de misères ». Là où l’obscurité nocturne lui avait montré la mort, symboliquement la lumière de l’aube la ramène à l’acceptation de ce qui est, selon le romancier, une loi de la vie : « Au jour, elle se calma, une grande tristesse résignée la tenait les yeux ouverts, tournés vers la fenêtre dont les vitres s’éclairaient. »

La présentation de la loi

C’est bien, en effet, une loi que Zola affirme dans un nouveau discours rapporté, qui apporte une réponse à la question posée lors de son cauchemar, soulignée par l’adverbe affirmatif qui introduit la gradation ternaire. Son affirmation admet graduellement la violence qu’impose le progrès, d’abord par la formule « la part du sang », puis avec la généralisation, « toute révolution voulait des martyrs », avant la négation restrictive qui concrétise le progrès comme une marche en avant cruelle : « on ne marchait en avant que sur des morts. » Une dernière métaphore insiste sur la force inexorable de cette loi empruntée à Darwin, que Zola applique à la société, dont il fait une réalité biologique, la représentant comme une femme en train d’accoucher : son héroïne admet cette loi « en face de ces maux irrémédiables, qui sont l’enfantement douloureux de chaque génération. »

Le désir d'agir

Une fois cette loi admise, comment agir ? C’est sur cette question que se termine l’extrait : « Elle finit par chercher les soulagements possibles, sa bonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins les siens de l’écrasement final. » Mais, ici, le mouvement s’inverse, de la généralisation à l’ensemble de la société, « chercher les soulagements possibles », à la fermeture sur un cadre plus restreint, « sauver au moins les siens de l’écrasement final », son oncle et sa tante donc, et ses deux frères. Il y a une dimension biblique dans le rôle que Zola attribue ainsi à son héroïne, celle qui doit intercéder, telle la Vierge, pour que soit accordée le salut rédempteur qui permet d’échapper au châtiment de ce nouveau dieu, le progrès.

CONCLUSION

 

À travers l’histoire personnelle de son héroïne et le récit de son bouleversement, Zola fait d’elle son porte-parole de sa conception du progrès. Il n’en masque pas l’horreur, mais l’inscrit dans un cadre plus vaste, celui d’une loi qui, empruntée à Darwin, rapproche la société de tous les autres phénomènes naturels. Il donne alors au progrès une dimension mythique, car il en fait une force irrésistible, telle celle du destin dans la tragédie antique. Comme les dieux antiques, le progrès se nourrit des sacrifices qu’il exige, de la misère qu’il provoque, de la mort même des plus faibles.

Cette idée n’est pas nouvelle chez Zola, qui, journaliste, écrivait déjà, dans Le Cri du peuple du 3 mai 1871, à propos de la Commune de Paris, et des massacres subis par le peuple révolté : « Le bain de sang qu’il vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur»…. » C’est aussi le sens même du titre de son roman Germinal, paru en 1885. De l’écroulement de la mine, des morts ensevelis jaillit la promesse d’une vengeance des travailleurs, qui construiront un monde meilleur : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

Chap.XIV

Chapitre XIV : Le triomphe de Mouret 

Pour lire l'extrait

Ce passage est tiré du dernier chapitre d’Au Bonheur des Dames, onzième roman des "Rougon-Macquart" de Zola, paru en volume en 1883, présentant le dénouement de la lutte entre le grand magasin et les petits boutiquiers, éliminés les uns après les autres. Pour l’inauguration de « la façade monumentale » de son magasin, Octave Mouret, son propriétaire a organisé une « grande exposition de blanc », que décrit le chapitre, en réunissant en ce jour toutes les « dames » que le roman nous a fait découvrir. En les contemplant, Mouret savoure son triomphe. En quoi cette ultime description donne-t-elle sens au roman ?

1ère Partie : Les signes de triomphe (du début à « … ruinait des ménages. ») 

La description du magasin

 

Cette « journée de grande vente » s’achève, « on commençait à sortir », et l’impression qui ressort de la description est celle d’un champ de bataille où l’on s’est livré au pillage : « le saccage des étoffes jonchait les comptoirs ». C’est bien une guerre qui s’est livrée ce jour-là, le dernier combat destiné à vaincre définitivement les petits commerçants, d’où le verbe employé : « Il avait conquis ».

Pour cela, un nouveau fonctionnement économique s’est mis en place, que rappelle Zola. Le succès repose sur la quantité des achats, permettant de diminuer les prix : « par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix ». Mais il y a aussi le rôle de la psychologie, pour  attirer la cliente. Ainsi, les « rendus » rassurent les clientes : l’idée de pouvoir restituer un achat qui ne conviendrait pas les incite à céder à un désir spontané. La « galanterie » à leur égard leur donne le sentiment d’être appréciées, considérées. Il a également compris comment se servir des enfants, en offrant par exemple des images ou des ballons, pour attirer les mères : « il avait conquis les mères elles-mêmes ». Et, bien sûr, la « réclame » a pris une place essentielle, pour offrir toutes les tentations possibles.

Sgap, La « réclame », album du Figaro, 25 décembre 1885

Sgap, La « réclame », album du Figaro, 25 décembre 1885. Musée Carnavalet

Le règne de Mouret

 

Pour sa description, Zola choisit la focalisation interne, puisque la situation est contemplée par Mouret, avec une image qui le transforme en un roi, « Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes », « Il régnait sur toutes ». Cette image est renforcée par le jeu des lumières, à la façon d’un cliché photographique. Puisque toute l’exposition a mis en valeur le blanc, le décor du magasin offre un « fond pâle », mais le chatoiement des étoffes et l’éclairage produisent des « flamboiements ». Sur ce fond ressortent, « s’enlevaient avec vigueur », les sujets du roi Mouret, réduits à des « ombres noires ».

Le grand magasin du "Bon Marché". Illustration

Deux métaphores soutiennent cette vision, en lui donnant une grandeur épique.

  • La première transforme cette foule désordonnée en un océan déchaîné, « De longs remous brisaient la cohue », et l’allitération en [ l ] et [ R ] imite cette violence : « roulant la houle désordonnée des têtes ».

  • La seconde illustre le naturalisme de Zola, pour qui toute représentation humaine relève avant tout de la physiologie, d’où la mention de « la fièvre de cette journée » et la comparaison, « comme un vertige ».

De ce roi, le récit, avec ce verbe qui rappelle les trompettes royales triomphales, souligne la richesse, sans cesse accrue : « l’or sonnait dans les caisses ».

Le grand magasin du "Bon Marché". Illustration

Une tyrannie

 

Mais le règne de Mouret n’a rien de paisible, il s'accomplit dans la violence, « avec la brutalité d’un despote ». Son pouvoir est absolu, ce que met en relief le présentatif : « C’était lui qui les possédait de la sorte, qui les tenait à sa merci », tel un général victorieux après la bataille. Les qualificatifs attribués à « la clientèle », « dépouillée, violée, […] à moitié défaite », correspondent à cette image d’une violence semblable à celle de soldats sans scrupules. Les victimes, elles, sont doublement anéanties, d’abord financièrement, par ce vainqueur tout puissant, « dont le caprice ruinait des ménages », mais aussi moralement, et, à nouveau, ressort le  naturalisme de Zola qui assimile leurs achats effrénés à un acte sexuel. Ainsi, d’un côté elles voient « leur volupté assouvie », leur « désir contenté », de l’autre, elles se sentent coupables, d’où leur « sourde honte », due au sentiment d’avoir transgressé une norme morale, comme une femme allant retrouver son amant « au fond d’un hôtel louche ».

Ainsi, Mouret s’enrichit, triomphe, mais en s’emparant brutalement des corps et des âmes mêmes des femmes.

2ème Partie : Une nouvelle religion (de « Sa  création… » à «... et l'autel. ») 

Une métaphore filée

 

Pour accentuer la puissance du capitalisme qu’incarne le grand magasin, Zola, en jouant sur la focalisation interne, prête à son héros une métaphore filée qui en fait « une religion nouvelle » : « les églises que désertait peu à peu la foi chancelante étaient remplacées par son bazar », dont les comptoirs sont les « chapelles ». Mouret devient alors un « dieu », auteur d’une « création », adoré par une religion qui vient remplacer le christianisme.  

Cette métaphore met, en effet, en place une opposition de nature religieuse, entre le matérialisme triomphant, et le christianisme, dont la spiritualité disparaît avec les valeurs morales qu’il prônait. Mais, puisque la « foi » traditionnelle s’est effacée, les « âmes » n’ont plus de nourriture spirituelle, elles sont « inoccupées désormais ». Le grand commerce capitaliste peut alors venir les remplir, en leur proposant une nouvelle spiritualité : le « culte sans cesse renouvelé du corps, avec l’au-delà divin de la beauté ». Et, de même que le christianisme montre la lutte victorieuse de Dieu contre Satan, cette nouvelle religion impose une « lutte renaissante d’un dieu contre le mari » : « le mari », celui qui représente les valeurs bourgeoises du mariage, les lois morales,  devient le démon que les achats effrénés vont détruire, en ruinant les « ménages ».

Une image de la femme

 

Zola joue à nouveau sur l’ambiguïté entre sa propre vision et ce qui pourrait être la pensée de son personnage, pour résumer la puissance de cette nouvelle religion dans l’hypothèse lancée : « S’il avait fermé ses portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et l’autel. » Les femmes, désignées ici comme des « dévotes », ont besoin du double apport du grand magasin, devenu à la fois

  • un « confessionnal », car les achats effectués révèlent les « péchés » des femmes, leur incapacité de résister à leurs désirs, l’exploitation des maris, voire le vol parfois ;

  • un « autel », le lieu où se déroule la messe, l’adoration ici d’un nouveau dieu, souvenir du « veau d’or » biblique.

Mais, si cette religion a pu s’imposer, c’est, selon Zola et sa théorie naturaliste, en raison de la nature même de « [l]a femme », avec cette article qui généralise. Il la dépeint comme dominée par ses nerfs, avec le besoin de calmer sa « passion nerveuse », d’occuper ses « heures frissonnantes et inquiètes ». Mais les églises, lieux où la société l’autorisait à se rendre, ne lui offrant plus cette possibilité – la religion a été mise à mal par les mouvements philosophiques et révolutionnaires – le grand magasin peut remplir ce rôle, en lui offrant un nouveau prétexte de sortie, socialement admis.

3ème Partie : Mouret et ses clientes (de « Dans leur luxe accru… » à la fin.

Le défilé des dames

 

Dans ce chapitre final, Zola regroupe, sous le regard de Mouret (« il les voyait »), toutes les « dames » dont il a fourni de nombreux portraits au fil du roman, notamment lors de leur réunion dans le salon de madame Desforges, ancienne amante du héros, ou lors de précédentes ventes. Leur présence est l’occasion de rappeler deux aspects caractéristiques de cette société de la seconde moitié du siècle.

         Cette frénésie d’achats ne serait pas possible, en effet, sans le « luxe accru depuis dix ans », en raison de l’enrichissement de la bourgeoisie, commencé sous la Restauration et accentué lors du Second Empire.

         Le développement des grands magasins n’aurait pas, non plus, été possible, sans les nouvelles techniques d’architecture, liées à l’usage du métal, qui a permis de les rendre gigantesques par leur « énorme charpente métallique », les « escaliers suspendus », et les « ponts volants » qui permettent de passer d’une galerie à l’autre.

Christine Legoff et Sally Aitken, Au bonheur des dames, l'invention du grand magasin, 2011, documentaire sur Arte

Christine Legoff et Sally Aitken, Au bonheur des dames, l'invention du grand magasin, 2011, documentaire sur Arte

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Les choix verbaux les montrent captives du magasin, prisonnières de l’offre surabondante : elles vont « malgré l’heure, s’entêter », elles ne s’appartiennent plus, « Madame Marty et sa fille, emportées au plus haut, vagabondaient parmi les meubles. » La façon dont Mouret a su attirer les mères à travers leurs enfants fonctionne à merveille, comme le prouve Mme Bourdelais, mère de trois enfants : « Retenue par son petit monde, madame Bourdelais ne pouvait s’arracher des articles de Paris. » La vision devient même péjorative, quand est mentionnée « la bande », terme suggérant souvent un groupe de brigands, d’escrocs, de soldats pillards… Dans les pages précédentes, Zola a, en effet, montré le vol de dentelles commis par Mme de Boves, son arrestation par l’agent de surveillance, Jouve, et qui n’a pu être libérée qu’en signant une reconnaissance de son acte, à la grande honte de sa fille, Blanche et de son gendre, Paul de Vallagnosc. Mais même cette humiliation ne l’arrête pas puisqu’elle reste soumise à son désir, « s’arrêtant à chaque rayon, osant regarder encore les étoffes de son air superbe. »

Au rayon des dentelles. Illustration de l'édition Fasquelle, 1906

Les Galeries Lafayette, vers 1900

Une absolue soumission

 

Zola termine ce passage sur un contraste qui met en valeur son pouvoir sur les femmes :

          Il reprend la vision d’ensemble du début de l’extrait, avec la métaphore marine, les vagues illustrées par « cette mer de corsages gonflés de vie ». Tout en attirant l’attention sur la dimension sexuelle des femmes, le romancier naturalistes insiste sur le nombre, « la clientèle entassée », mais aussi sur ce qui anime ces clientes, leurs corps eux-mêmes, car les « corsages » sont « battant de désirs », et non plus des cœurs, ce qui serait davantage attendu avec le verbe « battant ».

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        Mais ensuite se forme un gros plan : « il finit par ne plus distinguer que le corsage nu de madame Desforges, qui s’était arrêtée à la ganterie avec madame Guibal. » Alors qu’elle a fait preuve, depuis qu’elle a mesuré l’amour de Mouret pour Denise, d’une « rancune jalouse », elle n’a pas pu résister à la force de son désir : « elle aussi achetait ».

Il a donc imposé à toutes ces femmes sa volonté, à commencer par son mariage, puisque, si leurs corsages sont « tous fleuris de bouquets de violettes », c’est qu'elles arborent la « prime » offerte par Mouret, comme un hommage rendu à Denise, une façon d’obliger les clientes à célébrer son mariage, ce que souligne ici la comparaison : « comme pour les noces populaires de quelque souveraine ». Mme Desforges avait d’ailleurs refusé le bouquet offert en s’écriant : « Je ne veux pas être de la noce. » Mais, puisque Mouret est roi, de ce fait Denise n’est-elle pas « souveraine » ?

L’extrait se termine en rappelant le triomphe de Mouret, « et il se sentit le maître une dernière fois ». Tel un être surnaturel, il se retrouve auréolé de lumière, « sous l’éblouissement des feux électriques ». Mais ce triomphe se change en un écrasement des femmes, qui fait suite à celui des petits boutiquiers  qu'il « tenait à ses pieds », et, là où le paragraphe s’ouvrait sur la mention de « son peuple de femmes », il se ferme sur une comparaison particulièrement péjorative, qui rabaisse les femmes à l’état animal, telle une vache que Mouret pourrait traire, l’or remplaçant alors le lait : « ainsi qu’un bétail dont il avait tiré sa fortune. »

CONCLUSION

 

Ce dernier extrait donne clairement le sens du roman, indiqué par son titre. Il montre que le grand magasin, « Au Bonheur des Dames », comble les désirs des femmes, qui veulent mettre leur richesse au service de leurs plaisirs.

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Mais il nous permet aussi de mesurer à quel point la théorie naturaliste propre à Zola réduit ces femmes à des êtres de chair, à des êtres fragiles, qu’il est facile au héros, grâce à la force de sa volonté, de dominer pour en tirer profit.

Son grand magasin fait donc « le bonheur des dames », mais à quel prix ? Tout est embelli, tout est agrandi, tout est lumineux, et la foule se presse, mais derrière il y a un système, le capitalisme – qui conduira à ce que l’on nommera, un siècle plus tard, la « société de consommation ». Le « Bonheur des Dames » symbolise ainsi une nouvelle religion, mais destinée à satisfaire les corps d’abord, ce qui suffirait à combler les âmes…

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