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Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, 1756
L'auteur (1694-1778) au temps de l'écriture
Pour une biographie plus complète
Le ton du conte philosophique, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, composé vers 1753, s’explique en partie par les conditions du séjour de Voltaire auprès de Frédéric II de Prusse. Depuis 1736, tous deux correspondent, et Frédéric semble être ce « monarque éclairé » dont rêvent bien des philosophes des Lumières. En 1742 et 1743, pendant la guerre dite de Succession d’Autriche, des missions officielles dont Voltaire se trouve chargé les amènent à se rencontrer. Mais c’est après la mort de Mme du Châtelet, en 1750, que Voltaire accepte de se rendre à Berlin.
Au début, doté du titre de chambellan et décoré de l’ordre du mérite, Voltaire vit de plaisants moments dans une cour férue de vie intellectuelle. Mais il est rapidement déçu, et des querelles éclatent, entre autres à propos de l’élaboration d’un dictionnaire philosophique. Voltaire se heurte à Maupertuis, président de l’Académie Royale des Sciences de Berlin, qu’il soutient contre son rival, le savant Koenig, à la grande colère de Frédéric, dont la phrase « Lorsque le citron est pressé, je jette l’écorce », est restée célèbre. Le pamphlet que Voltaire rédige en 1752 sous le titre Diatribe du docteur Akakia, médecin du pape, publié sans l’accord du roi, en utilisant un « privilège » accordé pour une autre œuvre, ne fait qu’accroître cette colère.
D'après une gravure de Pierre-Charles Baquoy, Voltaire et Frédéric II de Prusse au château de Sans-Souci, XIXème siècle.
Voltaire, humilié par les affronts que lui sont alors infligés, obtient du roi la permission de quitter Berlin, en mars 1753. Mais il emporte avec lui un recueil de poésies du roi, fort médiocre, et celui-ci, craignant l’utilisation que peut en faire le philosophe contre lui, le fait rattraper. Brutalement arrêté à Francfort le 31 mai, emprisonné, menacé, il ne peut guider la ville que le 8 juillet. Mais le retour à Paris lui est refusé, ce qui met le comble à son sentiment d’échec : « Je lutte à la fois contre les souffrances les plus opiniâtres, contre une persécution inattendue, contre les désagréments attachés à la disgrâce. », écrira-t-il au comte d’Argental le 21 mars 1854
Cette réflexion, dans une lettre à la duchesse de Saxe-Gotha le 3 juillet 1753, montre bien le lien établi entre l’épisode prussien et les descriptions faites dans le conte : « L’histoire, Madame, n’est guère qu’un tableau des misères humaines. L’aventure de ma nièce et la mienne n’est pas faite pour tenir un petit coin dans la bordure de ce tableau, mais le ridicule qui s’y joint à l’horreur pourrait la sauver quelque temps de l’oubli. » Comme son héros, Scarmentado, sans cesse en fuite, Voltaire se sent donc rejeté par un monde qui lui est hostile.
Présentation du conte philosophique
Le récit est publié en 1756 dans la Suite des mélanges de littérature et de philosophie, dans lequel les frères Cramer, éditeurs, regroupent plusieurs ouvrages de Voltaire. D’abord inséré dans une rubrique intitulée « Romans et contes », l’édition de 1775 le classe sous le titre « Romans philosophiques », invitant ainsi le lecteur à étudier comment la fiction sert de support à la réflexion critique.
Le titre
Un récit de voyage ?
Le titre affiche la dimension fictive, puisque, avec l’insistance « écrite par lui-même », le philosophe se masque sous le nom d’un voyageur, « Scarmentado », auteur d’un récit de voyage. Mais le terme « Histoire des voyages », là où le seul mot « Voyages » aurait pu suffire, renforce également l’idée de fiction.
Pour lire le conte
A priori, depuis Le Devisement du monde de Marco Polo, en 1299, un récit de voyage est destiné à restituer avec exactitude, dans la chronologie, dans la géographie, les découvertes sur la flore, la faune, les mœurs, et les impressions ressenties par le découvreur. Mais, parallèlement, depuis l’Histoire véritable de Lucien de Samosate, auteur grec du IIème siècle, est née une autre sorte de récit de voyage, imaginaire celui-ci puisque l’auteur va jusque dans l’espace en vivant de multiples péripéties, fiction déjà reprise par Voltaire dans Micromégas, en 1752. Certes, Scarmentado reste dans le monde connu, mais l’imaginaire envahit largement chaque étape du récit.
Voltaire croise donc la mode de son temps, où de nouvelles découvertes multiplient les récits de voyage, et cette tradition des voyages extraordinaires.
Le nom du personnage
Le nom « Scarmentado », lui, indique davantage l’objectif du conte : instruire. L’étymologie parfois proposée, à partir de l’italien, une contraction entre "scarso", au sens de "maigre" et "mentado", signifiant "doté d’esprit", qui mettrait donc en valeur sa naïveté, n’est guère recevable linguistiquement… Celle qui le ferait dériver du verbe espagnol "escarmentar", au participe, soit "celui à qui une leçon a été donnée, qui a été instruit par l’expérience", est beaucoup plus satisfaisante, à la fois linguistiquement, avec la chute du [e] initial habituelle dans le passage de l'espagnol au français, et pour reproduire l’orientation du conte : tous ses voyages ont instruit le héros, le conte a une dimension initiatique. Dès son arrivée à Rome, en effet, est mentionnée son « espérance d’apprendre toutes les vérités », mieux qu’il ne l’a fait, jusqu’alors, par un enseignement théorique, à partir des livres. Le héros reconnaît, lors de son séjour en Chine, « Les voyages m'avaient formé », et le paragraphe de conclusion, par la récurrence du verbe « voir », souligne cet apprentissage par l’observation : « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirable sur la terre : je résolus de ne plus voir que mes pénates. Je me mariai chez moi : je fus cocu, et je vis que c’était l’état le plus doux de la vie. »
La structure
Structure d'ensemble
Le conte est court, 17 paragraphes, qui reproduisent l’itinéraire du héros, depuis son lieu de naissance, Candie, nom parfois à la Crète entière, mais ici à sa seule capitale, Hérakleion, alors sous domination des Vénitiens qui en ont chassé les Arabes. La dernière phrase marque son retour dans ses « pénates » après ce long voyage dans dix pays. Il découvre d’abord l’Europe, puis se déplace vers la Turquie et la Perse, avant de partir en Asie : Chine et Inde. La dernière étape est l’Afrique. Tantôt le récit mentionne un lieu particulier, Rome pour l’Italie, La Haye pour la Hollande, ou Séville, Constantinople, Ispahan et Delhi, tantôt seul le pays est mentionné, France, Angleterre, Chine, voire le continent pour la dernière étape, « l’Afrique ». Certaines de ces étapes ne font l’objet que d’un bref paragraphe, tels Rome, l’Angleterre ou la Hollande, d’autres occupent plus de place dans le récit en raison des péripéties qu’y vit le héros, comme la Turquie, l’Inde, et, surtout Séville, avec quatre paragraphes.
Pour suivre l'itinéraire du héros
Structure interne
Si l’on excepte le premier séjour, décidé par son père qui l’« envoya, à l’âge de quinze ans, étudier à Rome », le choix des lieux semble se faire au hasard, et le passage de l’un à l’autre est signalé de la même façon à chaque fois : un verbe de mouvement marque le départ à la fin du séjour, « je partis », « je m’embarquai », « je m’enfuis vite », avant que ne soit évoquée l’arrivée dans le nouveau lieu de séjour : « Je voyageai en France », « Je passai en Angleterre », « J’allai en Hollande »… Ainsi, chaque séjour est organisé de la même façon : à son arrivée, le héros découvre un conflit. Il s’y trouve parfois impliqué, bien malgré lui, jusqu’à être menacé, et ne pouvoir s’échapper que par une rançon : « une amende de trente mille réales », en Espagne, « mille sequins » en Turquie, « un grand nombre de sequins », en Perse, et, pour échapper à l’esclavage en Afrique : « On me racheta au bout d’un an. » Comment ne pas y voir l’image, poussée à l'extrême, de ce qu’a vécu Voltaire en Prusse ?
Le héros reproduit, en fait, la curiosité qui anime le siècle des Lumières, cette volonté de voir, d’expérimenter, pour savoir qui est le propre des Encyclopédistes : « Le désir de voyager me pressait toujours », explique le héros avant de se rendre en Turquie, ou bien, alors qu’il s’est embarqué pour retourner en Europe, « Mon vaisseau eut besoin d’être radoubé vers les côtes de Golconde. Je pris ce temps pour aller voir la cour du grand Aurengzeb, dont on disait des merveilles dans le monde : il était alors dans Delhi ». Or Delhi est loin de Golconde, ville qui, elle-même, n’est pas sur la côte mais à l’intérieur des terres. Peu importe, la curiosité est la plus forte… et Voltaire ne se soucie guère de la géographie !
Aurangzeb, 6ème empereur moghol. Détail d’un portrait.
Le cadre spatio-temporel
Le récit de voyage exige, traditionnellement, à la fois des précisions géographiques et une chronologie rigoureuses.
Crispijn Van de Passe l’Ancien, Les artisans de la Conspiration des Poudres. Gravure du XVIIème siècle
Une chronologie fictive
On en est loin dans le récit de Voltaire : il ne recule pas devant l’invraisemblance temporelle. Nous savons, en effet, que le héros est né en 1600, et quitte sa ville natale « à l’âge de quinze ans ». Si nous restons dans une forme de logique pour son séjour à Paris, où le meurtre du maréchal d’Ancre a eu lieu en 1617, l’évocation du « complot des poudres » en Angleterre nous fait accomplir un extraordinaire recul dans le temps, puisqu’il a eu lieu en 1605.
Nous revenons dans une progression chronologique acceptable en Hollande, avec la mort du « premier ministre Barneveldt », mais le comble de l’invraisemblance est atteint en Perse, où le conflit entre les deux « factions » des « Moutons blancs » et des « Moutons noirs » s’est déroulé de 1375 à 1469 ! Inversement, le héros vieillit brutalement. Censé avoir « quinze ans » à son arrivée à Rome, il ne peut connaître les pratiques de « la signora Olimpia », belle-sœur du Pape Innocent X qui n'accède à ce pouvoir qu'en 1644, et cela se répète en Chine, quand il mentionne ce même pape « de soixante-dix ans ». Puis il rencontre « le grand Aurengzeb », qui n’a régné sur l’empire moghol qu’à partir de 1658, et évoque le sultan du Maroc, Moulay Ismail, qui a régné de 1672 à 1727 !
Les lieux
Il en va de même pour la géographie, car aucune explication n’est donnée sur le passage d’un lieu à un autre, sauf lors du départ de l’Inde. Mais comment imaginer, compte tenu de la nature géographique de l’Inde un déplacement à l’aide de « chameaux » de Delhi à la côte de Golconde pour réembarquer ? Et où situer la capture entre l’Inde et l’Afrique par des « corsaires nègres » qui, eux, semblent originaires de « la côte de Guinée » ? Il en aurait donc fait le tour par le cap de Bonne-Espérance…
En fait, cet itinéraire n’est qu’un prétexte : il permet à Voltaire de parcourir tous les événements qui témoignent de la cruauté, de la barbarie, du fanatisme et des abus de pouvoir.
Scarmentado : un personnage voltairien
Avant Histoire des voyages de Scarmentado, Voltaire a déjà fait paraître trois contes philosophiques, en 1748 : Babouc ou Le Monde comme il va, Memnon ou la Sagesse humaine, et Zadig ou La Destinée. Chaque titre met en évidence le personnage principal du récit, avec des caractéristiques que nous retrouvons chez Scarmentado.
Un portrait réduit
Sauf pour Zadig, dont Voltaire brosse un portrait fort élogieux, mais rapide, nous avons peu d’informations sur ces personnages. Ainsi, pour Scarmentado, nous ne connaissons que la fonction de son père, « gouverneur » de « la ville de Candie ». Nous n’en avons aucun portrait physique, et nous ne savons rien de précis sur son enfance, sinon le fait qu’il a reçu une instruction, mais qu’il juge contestable : « J’arrivai dans l’espérance d’apprendre toutes les vérités ; car jusque-là on m’avait enseigné tout le contraire ». Mais cette remarque est plus un prétexte pour une critique qu’un élément utile au récit, puisqu’est ajouté « selon l’usage de ce bas monde, depuis la Chine jusqu’aux Alpes. »
Ce désir d’apprendre fonde le caractère du personnage, mais sa psychologie également reste très rudimentaire, avec des réactions répétitives. À son arrivée dans un nouveau lieu, il y a un moment d’enthousiasme parfois, comme à Séville : « tout respirait l’abondance et la joie dans la plus belle saison de l’année. Je vis au bout d’une allée d’orangers et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins couverts d’étoffes précieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais superbe. » Plus fréquemment, il exprime sa surprise, comme le révèlent sa question, en France, « Hélas ! dis-je, ce peuple est pourtant né doux : qui peut l’avoir tiré ainsi de son caractère ? », ou son aveu : « Je fus étrangement surpris de voir en Turquie beaucoup plus d’églises chrétiennes qu’il n’y en avait dans Candie. » De cela ressortent son manque d’expérience, et une forme de naïveté qui le rapproche de Babouc, et de personnages de contes ultérieurs, tels Candide ou le Huron dans L’Ingénu.
Charles Louis Müller, La Naïveté, 1864-65. Huile sur toile, 92 x 50. Musée du Louvre, Paris
L’effacement du personnage est renforcé par l’absence d’épaisseur de ceux qu’il est amené à côtoyer : une simple mention rapide d’« un de [s]es compagnons de voyage » en Espagne, d’« un interprète » en Chine ou d’« un jeune Français » avec lequel il loge en Inde. Nous n’en savons guère plus sur les dames qu’il fréquente : à Rome, « Une jeune dame de mœurs très-douces, nommée la signora Fatelo, s’avisa de m’aimer », et, en Turquie, « une fort belle Circassienne, qui était la personne la plus tendre dans le tête-à-tête, et la plus dévote à la mosquée ».
Une fonction didactique
Le regard étranger
Dans chaque pays découvert, Scarmentado est l’étranger, donc celui qui porte un regard distancié, faisant ressortir une réalité qui passe inaperçue de ceux qui y sont habitués. Ainsi, sa naïveté définit le personnage d’abord par sa fonction dans le conte : porter la vision critique de Voltaire et formuler, par contraste, les idéaux prônés. Le personnage, en effet, est parti en quête de « vérité » et de sérénité, comme il l’exprime en se dirigeant vers la Hollande : « j’espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques ».
Mais, au lieu de ce bonheur espéré, il ne rencontre partout que de la barbarie, sous des formes diverses, et vit des aventures, pour la plupart, douloureuses et coûteuses. Cependant, il ne manifeste sa compassion pour les victimes qu’une seule fois, « touché de pitié », en Hollande, devant la tête coupée d’un vieillard, et jamais de révolte contre les bourreaux.
La sagesse
Comme Scarmentado retombe sans cesse dans les mêmes pièges, il est permis de s’interroger sur ce que lui ont appris ses voyages. En écho au sous-titre de Memnon, il retire de ses épreuves « la sagesse humaine », une prise de distance. Il a mesuré, en effet, le risque couru quand on veut faire partager ses jugements comme il l’a vécu en Espagne en raison de l’Inquisition : « Ces indiscrètes paroles furent entendues d’un grave Espagnol, et me coûtèrent cher. » Il est donc devenu lucide, prudent, il a compris le prix du silence, notamment face aux puissants, d’où sa sage attitude en Chine : « Je ne disais mot ; les voyages m’avaient formé, et je sentais qu’il ne m’appartenait pas de décider entre ces deux augustes souverains. » Il rejoint alors, dans la conclusion du conte, le sous-titre de Zadig, « La Destinée » : « Je me mariai chez moi : je fus cocu, et je vis que c’était l’état le plus doux de la vie. » En se pliant à « la Destinée », en acceptant sereinement son sort, il vit ce calme, ce bonheur tant recherché, vainement, à travers le monde… Finalement, il illustre à sa façon le sous-titre de Babouc, car il accepte « le monde comme il va ».
Gérard de Lairesse, Allégorie du Silence ou l’Anneau d’Alexandre, fin du XVIIème siècle. Plume, encre et lavis, encre et crayon, 29,5 x 31,5. Collection privée
Les cibles de la satire
Dans ses contes philosophiques, Voltaire joue sur la distanciation, soit en utilisant le regard porté par un personnage « étranger », un Huron, un Sirien…, sur des réalités de la France de son temps, masquées parfois aussi par un recul temporel, soit en déplaçant son personnage dans un pays étranger. Dans Histoire des voyages de Scarmentado, les deux stratégies sont utilisées, puisque le héros, originaire de Candie, se déplace en France, dans les brefs quatrième et cinquième paragraphes, mais aussi découvre, dans d’autres pays, des faits qui font écho à la situation française. Rappelons que Voltaire a fait publier, en 1751, Le Siècle de Louis XIV, d’où sa parfaite connaissance de ce temps où, déjà, peuvent s’observer les conflits qui se prolongent au XVIIIème siècle. Cette double stratégie oblige à sans cesse rechercher le lien entre les descriptions du conte et la situation française.
Le pouvoir politique
L'expérience de Voltaire
Le philosophe a déjà eu de nombreuses occasions de mesurer le poids de l’absolutisme royal.
Dès 1716, il se trouve exilé à Sully-sur-Seine pour avoir composé des vers contre le Régent, et, un an plus tard, un nouveau poème le conduit à la Bastille pour onze mois. Nouveau séjour à la Bastille pour un conflit avec le chevalier de Rohan-Chabot, qu’il a osé, après avoir été bastonné par des serviteurs de celui-ci, provoquer en duel, et il doit s’exiler en Angleterre. À son retour, la parution des Lettres philosophiques, en 1734, lui vaut la censure, et un nouvel exil à Cirey, chez Mme du Châtelet. Quand son ami, le marquis d’Argenson, devient ministre, en 1744, Voltaire obtient son retour à la Cour, et une faveur telle qu’il est nommé historiographe de France, puis gentilhomme ordinaire du roi… mais un remarque adressée à Mme du Châtelet alors qu’elle joue à la table de la reine, « Vous ne voyez pas que vous jouez avec des fripons ? », lui vaut une nouvelle exclusion de la Cour.
Sa malheureuse expérience auprès de Frédéric II de Prusse ne peut que compléter ce constat de la fragilité de la faveur royale. Et, à son retour, il peut aussi constater que la censure royale, face à la contestation politique et religieuse, ne cesse pas de sévir, notamment contre L’Encyclopédie, dont la parution est arrêtée en 1752, avec l’ordre de suppression des deux premiers tomes.
Son illustration dans le conte
La censure
Voltaire, qui a déjà eu l’occasion de la subir, évoque rapidement la censure, c’est-à-dire la nécessité de ne pas braver le pouvoir. C’est ainsi que le poème de « louange » qui flatte la naissance de Scarmentado, descendant « de Minos en droite ligne » alors que son père est encore gouverneur, se change en insulte après la disgrâce de celui-ci : il descendrait de l’union de Pasiphaé avec un taureau, assimilé donc au monstre qu’est le Minotaure. De même, en France, un conflit peut exploser « pour deux pages de controverse ».
Une vision critique du pouvoir politique
Dès le début du récit, est introduite l’idée de fragilité du pouvoir, puisque le père du héros est « disgracié », sans que la raison n’en soit donnée. Mais ce n’est pas mieux, ni dans les monarchies, ni même dans un pays comme la Hollande, où « l’homme qui avait le mieux mérité de la république » est décapité sans pitié.
L’Arrestation et exécution du maréchal d’Ancre, les 24 et 25 avril 1617. Eau-forte en 6 vignettes, BnF
Le héros arrive en France en 1617, ce qui permet à Voltaire de raconter la mort du maréchal d’Ancre, titre du florentin Concini, favori de la Régente, Marie de Médicis, qui exerce le pouvoir en son nom. Or, il veut mater une noblesse sans cesse prête à la révolte, et fait preuve d’un luxe insolent. Cela lui vaut des haines féroces, qui mènent à son assassinat, cautionné par le roi qui souhaite affirmer ainsi sa puissance. Mais, pire encore, sa tombe est profanée, son corps est traîné jusqu’au Pont Neuf où il est suspendu par les pieds à une potence, enfin déchiré, dispersé, les morceaux jetés dans des bûchers allumés sur les places. Voltaire accentue encore l’horreur de cet meurtre, en en faisant une scène de cannibalisme : « La première chose qu’on me demanda, ce fut si je voulais à mon déjeuner un petit morceau du maréchal d’Ancre, dont le peuple avait fait rôtir la chair, et qu’on distribuait à fort bon compte à ceux qui en voulaient. »
Le séjour de Scarmentado en Inde, auprès du sultan Aurengzeb amène une même vision d’un absolutisme qui ne recule pas devant la cruauté : « il avait égorgé un de ses frères et empoisonné son père ; vingt raïas et autant d’omras étaient morts dans les supplices ; mais cela n’était rien, et on ne parlait que de sa dévotion. On ne lui comparait que la sacrée majesté du sérénissime empereur de Maroc, Mulei-Ismael, qui coupait des têtes tous les vendredis après la prière. » Comme en fit l’expérience Voltaire, c’est la phrase critique du « jeune Français » compagnon du héros sur « de très-pieux souverains qui gouvernaient bien leurs États et qui fréquentaient même les églises, sans pourtant tuer leurs pères et leurs frères, et sans couper les têtes de leurs sujets », qui les contraint tous deux à la fuite, et cause la mort de l’interprète qui avait rapporté ces paroles : « Il fut exécuté en place publique, et tous les courtisans avouèrent sans flatterie que sa mort était très-juste. » L’antiphrase souligne à quel point un pouvoir absolu règne sur les consciences.
La religion
Les conflits religieux au temps de Voltaire
Catholiques et Protestants
Les guerres de religion ont déchiré la France dans la seconde moitié du XVIème siècle, avec le massacre des Protestants lors de la Saint-Barthélemy, en 1572, resté emblématique, ce qui explique le pluriel dans le conte : la France « fait des Saint-Barthélemy ». Or, si l’Édit de Nantes, en 1598, a apporté la paix religieuse en accordant la liberté de culte, sa révocation par l’Édit de Fontainebleau, en 1685, a relancé les persécutions contre les Protestants : ce sont les « dragonnades », exactions et massacres commis par les « dragons », les terribles soldats du roi, contre les Protestants pour les forcer à se convertir. D’où le rappel dans le conte, « Cet État était continuellement en proie aux guerres civiles […]. Il y avait plus de soixante ans que ce feu, tantôt couvert et tantôt soufflé avec violence, désolait ces beaux climats. C’étaient là les libertés de l’Église gallicane. »
De plus, au temps de Voltaire, d’ailleurs, l’Inquisition, institution chargée par Rome, depuis le Moyen Âge, d’empêcher la diffusion de dogmes jugés hérétiques, sévit encore contre tous ceux qui remettent en cause le catholicisme ; elle ne sera abolie qu’après les guerres napoléoniennes.
Jésuites et Jansénistes
Un autre conflit religieux a pris naissance suite au livre de l’évêque Jansenius, L’Augustinus, source du jansénisme, doctrine considérée comme hérétique, condamnée par le pape, à Rome, et par les Jésuites, autre courant religieux qui dirige de nombreuses écoles, et fournit confesseurs et directeurs de conscience aux grands du royaume. Sous leur influence, cette querelle divise le royaume, et perdure, même après 1711, où l’abbaye de Port-Royal, lieu central du jansénisme, est brûlée, car les jansénistes se sont implantés dans de nombreux Parlements régionaux. Pour Voltaire, ils revêtent alors un double aspect. Ils sont à la fois des victimes des abus de la justice royale, et du pouvoir abusif des Jésuites, et des dangers, car les Parlements, qui soutiennent tous les privilèges de la noblesse, sont des freins à une « monarchie éclairée ». En fait, pour lui, toutes ces querelles religieuses sont vaines et dangereuses, car preuve d’un fanatisme intolérant qui ne peut que détruire l’humanité.
L'image des conflits religieux dans le conte
L'inquisition en Espagne
C’est à Séville que Scarmentado découvre l’inquisition, très puissante, en effet, en Espagne, ce que symbolise, dans le conte, ce « trône […] plus élevé » encore que le « dais superbe » qui abrite la famille royale : c’est celui du « grand inquisiteur ». Mais la phrase naïve du héros, « À moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir », va lui valoir son arrestation, ce qui montre que l’inquisition a des espions partout. Un long passage décrit l’auto-da-fé – que vivra un autre héros de Voltaire, Candide -, en en dénonçant les raisons : « C’étaient des juifs qui n’avaient pas voulu renoncer absolument à Moïse, c’étaient des chrétiens qui avaient épousé leurs commères, ou qui n’avaient pas adoré Notre-Dame d’Atocha, ou qui n’avaient pas voulu se défaire de leur argent comptant en faveur des frères hiéronymites. » Cette énumération montre que les prétextes ne manquent pas, lutte contre une autre religion, mais aussi contre l’irrespect d’un rite, le mariage interdit avec sa marraine, voire de la croyance au miracle, ou même un refus lors d’une quête. On est là bien loin de la religion, dans ce qui, aux yeux de Voltaire, relève de la superstition…
Bernard Picart, Diverses manières dont le Saint Office fait donner la question, 1707. Gravure, Biblioteca National, Madridt
Quant à la façon dont l’Inquisition exerce la justice, elle est pour le moins arbitraire, puisque le héros se trouve emprisonné, puis puni de « la discipline » et d’une « amende de trente mille réales », sans le moindre jugement, avec l’intervention d’hommes armés au service du pouvoir, « la Sainte-Hermandad ».
Les conflits entre chrétiens
Une phrase résume celui qui oppose catholiques et protestants, lors de l’arrivée du héros en Angleterre : « les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs ». Les événements évoqués marquent un double recul temporel, mais inversé puisque « la bienheureuse reine Marie » est morte en 1558. L’accusation est lourde : « « elle avait fait brûler plus de cinq cents de ses sujets. » L’appréciation portée sur elle, par un « prêtre ibernois », vient de ce qu’elle avait essayé de rétablir le catholicisme après les règnes protestants précédents. Mais Voltaire fait bon marché de la chronologie, puisque le nom d’« ibernois » n’a été donné à des prêtres catholiques contraints à l’exil que, dans les années 1580, quand la reine Elisabeth Ière, revenu au protestantisme, avait lutté contre eux… Les deux camps sont en fait renvoyés dos à dos, puisque la première allusion historique à la Conspiration des Poudres, qui, elle, date de 1605, renvoie à une lutte des catholiques contre les Protestants. Ils avaient prévu un attentat contre le roi Jacques Ier et contre la Chambre des Lords, Parlement anglais, pour réclamer la tolérance religieuse.
En Turquie, « Les chrétiens grecs et les chrétiens latins étaient ennemis mortels », alors même que tous deux sont « esclaves » des Turcs musulmans. Mais les vizirs se succèdent, favorisant tantôt les uns, tantôt les autres…, d’où le double châtiment du héros, « cent coups de latte sur la plante des pieds, rachetables de cinq cents sequins », d’abord pour avoir « soupé chez le patriarche latin », puis « chez le patriarche grec »…. C’est la division de la chrétienté entre catholiques romains et orthodoxes grecs que rappelle ici Voltaire.
Les conflits au cœur d'une même religion
Alors même qu’il avait fidèlement servi les États de Hollande, Johan van Oldenbarnevelt a été décapité en 1619, pour haute trahison, en fait à cause de son appartenance aux Arminiens, courant calviniste qui réclamait aux « calvinistes » de stricte obédience plus de tolérance envers eux : « c’est un homme qui croit que l’on peut se sauver par les bonnes œuvres aussi bien que par la foi. Vous sentez bien que, si de telles opinions s’établissaient, une république ne pourrait subsister, et qu’il faut des lois sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs. »
Claes Janszoon Visscher II, Décapitation de Johan van Oldenbarnevelt, 1610. Gravure. Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
En Chine, les querelles atteignent leur apogée, puisque ce sont les colonisateurs, les moines qui tous veulent convertir les Chinois au catholicisme, qui se déchirent entre eux, « les révérends Pères jésuites d’un côté », « les révérends Pères dominicains de l’autre » : « ils se persécutaient les uns les autres tour à tour ; ils écrivaient à Rome des volumes de calomnies ; ils se traitaient d’infidèles et de prévaricateurs pour une âme. Il y avait surtout une horrible querelle entre eux sur la manière de faire la révérence. Les jésuites voulaient que les Chinois saluassent leurs pères et leurs mères à la mode de la Chine, et les dominicains voulaient qu’on les saluât à la mode de Rome. »
Les mœurs de l’Église
Voltaire attaque fréquemment, dans ses contes, les mœurs de l’Église, qui contredisent les lois morales qu’elle prône. Le séjour du héros à Rome lui donne l’occasion de les blâmer : « Je vis des processions, des exorcismes, et quelques rapines. » dénonce l’étalage du luxe, les rites abusifs, mais aussi l’importance de l’argent pour une Église accusée de vol.
Voltaire se souvient aussi du scandale, largement rapporté dans les gazettes françaises, provoqué par le comportement immoral de la belle-sœur du pape Innocent X alors même qu’elle l’influence et qu’il la protègera toujours : « On disait, mais très-faussement, que la signora Olimpia, personne d’une grande prudence, vendait beaucoup de choses qu’on ne doit point vendre. » De même, des religieux, ayant prononcé leurs vœux, dont celui de chasteté, ne le respectent guère : « Une jeune dame de mœurs très-douces, nommée la signora Fatelo, s’avisa de m’aimer. Elle était courtisée par le révérend P. Poignardini, et par le révérend P. Aconiti, jeunes profès d’un ordre qui ne subsiste plus ». Et le risque couru par le héros, « d’être excommunié et empoisonné » rappelle des pratiques bien connues à la cour de Rome, depuis l’époque de la famille des Borgia, au XVIème siècle.
Enfin, la morale religieuse est aussi mise à mal par la pratique homosexuelle pédophile, au plus haut de la hiérarchie, avec l’allusion aux « mignons » : « Monsignor Profondo, à qui j’étais recommandé, était un homme singulier, et un des plus terribles savants qu’il y eût au monde. Il voulut m’apprendre les catégories d’Aristote, et fut sur le point de me mettre dans la catégorie de ses mignons : je l’échappai belle. »
Les guerres
Diego Velasquez, Portrait d’Innocent X, vers 1650. Huile sur toile, 141 x 119. Doria Pamphili Gallery
L'Europe au temps de Voltaire
La fin du XVIIème siècle est marquée par les guerres qui déchirent l’Europe pour la conquête du pouvoir : la Ligue d’Augsbourg, conclue entre les puissances européennes, Angleterre, Hollande, Espagne, princes allemands, Piémont…, unies face à la France et à ses alliés ottoman, irlandais et écossais, conduit à la guerre, de 1688, à 1697. La situation ne s’améliore pas au XVIIIème siècle : guerres de succession d’Espagne, de Pologne, de 1733 à 1735, d’Autriche, de 1741 à 1746. L’année même où paraît le conte commence, en 1756, la guerre dite « de sept ans », avec une nouvelle coalition des puissances européennes contre la France.
Dans le conte
Le conte ne décrit pas, comme le fera Voltaire dans Candide, les horreurs de la guerre, et n’évoque aucune guerre européenne. Mais une allusion précise est faite aux dégâts que peut produire une guerre de conquête, telle celle des Tartares lorsqu’ils se sont emparés du pouvoir en Chine : « Les Tartares s’en étaient rendus maîtres, après avoir tout mis à feu et à sang ». De même, la Perse est déchirée par des rivalités tribales entre ce que le conte nomme des « factions », celle du « mouton blanc » et celle du « mouton noir » qui luttent pour l’hégémonie. La réponse de Scarmentado à la demande de choisir entre les deux partis, « Je répondis que cela m’était fort indifférent, pourvu qu’il fût tendre », peut être transposée à l’Europe. Aux yeux de Voltaire, la question n’est pas de savoir qui a l’hégémonie, mais comment ce pouvoir est exercé au bénéfice des sujets.
CONCLUSION
Dans le conte de Voltaire, L’Ingénu, le héros s’écrie : « « Ah ! S’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité ». Dans Histoire d’un voyage de Scarmentado le choix des cibles de la satire traduit cette volonté de « vérité » : toutes ont un lien avec les expériences de Voltaire, avec ce qu’il observe autour de lui. Mais il a aussi parfaitement compris l’intérêt de la « fable », étymologiquement « le mensonge », c’est-à-dire de la fiction, divertissante, qui permet de toucher davantage le lecteur, et de le faire réfléchir. Parmi ces fictions, le voyage imaginaire – et notamment dans des pays exotiques – a été mis à la mode : l’itinéraire de Scarmentado, en nous amusant par les coutumes, les traditions politiques et religieuses qui lui font vivre tant de péripéties, nous amène, en fait, à nous interroger sur nos propres comportements et modes de vie.
L'idéal de Voltaire
Par contrepoint, la satire fait ressortir l’idéal de Voltaire : l’importance de l’observation et de l’expérience doit conduire à poser des principes plus justes, à la fois pour améliorer la société et pour assurer à l’individu cette « tranquillité » que recherche tant son personnage, Scarmentado.
Une exigence : l'esprit critique
Pour Voltaire, philosophe des Lumières, la faculté propre à tout homme est la raison : c’est donc elle qui doit guider ses jugements, et non pas son imagination, des préjugés ou des théories préconçues. C’est ce que comprend vite Scarmentado, venu à Rome pour « apprendre toutes les vérités », qui constate que le maître auquel il a été « recommandé » le lui propose qu’un apprentissage livresque : « il voulut m’apprendre les catégories d’Aristote ». Or, le verbe qui ouvre la phrase suivante, « je vis », pose l’exigence de Voltaire : il faut s’en tenir aux faits, observer pour, ensuite, juger.
Cette exigence explique la volonté de Voltaire de combattre l’idée des miracles, témoignages de l’irrationnel inscrit en l’homme et qu’exploite l’Église. Dans le conte, on en trouve un écho dans la raison que le « prêtre ibernois », irlandais catholique, invoque pour justifier le massacre des protestants : « ils ne croyaient pas au trou de saint Patrice », grotte considérée comme un Purgatoire où ce saint délivrait de leurs péchés les pèlerins qui y passaient la nuit. Voltaire se contente de laisser son personnage découvrir, voir et écouter, sans lui prêter le moindre commentaire, mais, en associant cette découverte à un massacre, il oblige le lecteur à tirer lui-même la conclusion qui s’impose sur l’absurdité, mais aussi le danger, de la superstition. Seule la raison doit conduire à juger.
William Frederick Wakeman, Pèlerinage au Purgatoire de saint Patrice sur l'île des Saints, sur le Lough Derg (Irlande). Estampe
La liberté : un droit fondamental
Voltaire est un fervent défenseur de l’idéal de liberté cher aux philosophes des Lumières, qu’il s’agisse des libertés individuelles, de conscience, ou collective : droit à la libre expression, à la libre croyance, et droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est ainsi que se conclut, par exemple, le paragraphe sur l’inquisition : « Ils avaient lu les mémoires du fameux évêque de Chiapa, par lesquels il paraît qu’on avait égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d’infidèles en Amérique pour les convertir. Je crus que cet évêque exagérait ; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable. » En rappelant le rôle de Las Casas au XVIème siècle, Voltaire affirme le droit de tout homme de choisir librement sa religion.
C’est ce même idéal qui sous-tend sa critique des procédés de l’inquisition, symbole d'une justice arbitraire. D’abord le héros est arrêté sur simple dénonciation, sans lui dire « un seul mot », c’est-à-dire sans même être informé des motifs qui le conduisent en prison. Voltaire vise là le fonctionnement des lettres de cachet, qui, dans le système judiciaire de l’Ancien régime, permettait d’emprisonner sans jugement. Ainsi, le héros y reste « six semaines », avant de recevoir son châtiment, « la discipline », c’est-à-dire le fouet, et « une amende de trente mille réales. » Nous reconnaissons là la révolte de Voltaire qui exprime souvent son admiration de l’Angleterre où la loi d’« Habeas corpus » de 1679 garantit le droit à une protection contre les abus judiciaires.
Enfin, le dernier paragraphe du conte offre à Voltaire l’occasion de plaider en faveur de l’égalité, fondement de ce droit à la liberté. Le discours du « capitaine nègre » au « patron » du vaisseau sur lequel se trouve le héros justifie, en effet, l’esclavage par le racisme, forme du nez, nature des cheveux, couleur de la peau : « nous devons, par les lois sacrées de la nature, être toujours ennemis. […] quand quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous faisons labourer nos champs, ou nous vous coupons le nez et les oreilles. » Le ridicule de l’argumentation, où seuls le racisme et la force justifient l’esclavage, rappelle que, pour Voltaire, la liberté est un droit absolu pour tout homme, pour tout peuple.
Un appel à la tolérance
En dénonçant, tant en Angleterre, en Hollande, en Turquie ou en Chine, les conflits entre les religions, voire entre les courants au sein d’une même religion, et leurs conséquences terribles, tant de meurtres et de massacres, Voltaire annonce déjà le Traité sur la Tolérance, publié en 1763, et tous les combats qu’il mènera, en faveur de Calas, Sirven ou le chevalier de La Barre. Sa présentation des religions dans le conte s’emploie à démasquer le ridicule des croyances telle celle ce « présent céleste » envoyé de La Mecque au sultan Aurengzeb : « C’était le balai avec lequel on avait balayé la maison sainte, le caaba, le beth Alla. Ce balai est le symbole du balai divin, qui balaye toutes les ordures de l’âme. » Pour lui, les religions imposent des « dogmes » qui n’ont rien à voir avec la foi, tel l’interdiction faite aux « chrétiens » d’épouser « leurs commères », leurs marraines, qui leur vaut d’être condamnés. En Chine, le conflit entre « les jésuites » et « les dominicains » vient d’une façon de saluer…, exemple de l'aspect dérisoire des rites. Enfin, l'autorité du pape se trouve ridiculisée, réduite au seul decorum qui l'entoure : il « était un prêtre de soixante-dix ans ; il avait environ deux mille soldats qui montaient la garde avec un parasol ». Tout cela témoigne du souhait de Voltaire d’une religion tolérante : le déisme. Il suffirait de reconnaître l’existence d’un dieu unique, créateur de l’univers, sans dogmes, sans rites, sans clergé et sans lieu de culte, qui serait le fondement de valeurs morales, notamment la fraternité unissant les hommes dans une même « nature », donc universelles. Ainsi, sans vaines querelles, sans superstitions, et sans débats métaphysiques stériles, la tolérance pourrait régner entre les hommes.
L'art du conteur
En cherchant à définir l’art de Voltaire dans ses contes, le premier mot qui vient à l’esprit est celui d’ironie. Pourtant, outre le fait que ce mot implique la mise en œuvre de procédés divers, le sourire suscité par le récit repose sur d’autres caractéristiques. En tout cas, faire sourire est bien le but recherché par l’écrivain, exprimé d’ailleurs dans le souhait de Scarmentado face aux massacres perpétrés par le peuple français : « Il plaisante, et il fait des Saint-Barthélemy. Heureux le temps où il ne fera que plaisanter ! »
Dans sa correspondance, Voltaire revient souvent sur cette volonté. Ainsi, dans une lettre à d’Alembert, en 1766, il lui donne ce conseil : « « Le ridicule vient à bout de tout ; c’est la plus forte des armes […]. C’est un grand plaisir de rire de tout en se vengeant ». Le « rire » serait donc le meilleur moyen de lutter contre des adversaires. De même, en 1772, il écrit au marquis d’Argental : « Point d’injure ; beaucoup d’ironie et de gaieté. Les injures révoltent ; l’ironie fait rentrer les gens en eux-mêmes, la gaieté désarme. » Les choix lexicaux dans ces phrases nous autorisent à distinguer les moyens du « rire » de ceux propres à « l’ironie » à proprement parler.
Pour écouter une remarquable lecture
Le rire
Bibo Bergeron, caricature de Voltaire. Plume, pinceau, brou de noix
Dans son essai, Le Rire. Essai sur la signification du comique, paru en 1899, Henri Bergson définit la source du rire comme du mécanique plaqué sur du vivant : « ce qu'il y a de risible dans ce cas, c'est une certaine raideur de mécanique là où l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d'une personne ». C’est de cette pratique que relève le comique dans Histoire des voyages de Scarmentado.
La structure du conte
Aucune logique ne guide l’itinéraire du personnage, qui se borne à accumuler les déplacements, sans même qu’en soit indiquée une quelconque durée. Il semble voyager pour voyager – en fait, pour offrir à Voltaire des exemples utiles à sa satire –, répétant pratiquement à chaque fois une arrivée pleine d’espoir, et une fuite finale.
En abolissant la durée, par exemple quand le séjour à Ispahan se réduit à un échange rapide, Voltaire ne recherche que le rire de son lecteur, ici devant la réponse de son personnage. C’est le même effet que produit l’accélération du rythme en Turquie : un souper « chez le patriarche latin », un châtiment suit immédiatement, mais « le lendemain le grand-vizir fut étranglé ; le surlendemain son successeur, qui était pour le parti des Latins, et qui ne fut étranglé qu’un mois après, me condamna à la même amende pour avoir soupé chez le patriarche grec. »
Scarmentado , un voyage à travers le monde
Les personnages
L’absence de portrait, l’inexistence de tout approfondissement psychologique, transforment le personnage en une caricature : seuls ne ressortent que deux ou trois traits qui, en se répétant, font de lui une simple marionnette subissant les événements, sans la moindre prise sur eux. Le personnage semble parfois en proie à une idée fixe, par exemple, le seul but de Scarmentado semble être de conserver son intégrité physique, ne pas être le « mignon » de Monsignor Profondo à Rome, « je sauvai mon prépuce et mon derrière » termine son séjour en Turquie, et il devient esclave, à la fin, « pour conserver [s]es oreilles et [s]on nez ».
Voltaire joue aussi sur les noms de ses personnages, qu’il charge d’une valeur comique. Nous imaginons très bien pourquoi l’évêque pédophile est nommé « Profundo », de même que la dame nommée « Fatelo », « faites-le », est une allusion directe à sa profession ; les noms des deux révérends, Poignardini » et « Aconiti » les associent à la violence de la cour papale, usage du « poignard » et de « l’aconit », plante vénéneuse.
Scarmentado , un voyageur
Comme le dit Voltaire, le rire est aussi un moyen d'exercer une vengeance. Comment, en effet, ne pas voir dans ce « poète médiocre » nommé « Iro », anagrame de "Roi", Frédéric II ? Lui aussi, faisait des vers, fort mauvais aux yeux de Voltaire, mais qui, « pas médiocrement dur », l'avait fait arrêter pour récupérer ce manuscrit dont il craignait que le philosophe ne se serve pour se moquer de lui ?
La parodie
Afin de ridiculiser un adversaire, Voltaire pratique aussi la parodie, imitant son comportement, mais aussi son langage, sa façon de parler. Ainsi, l’attitude et le discours du « révérend père inquisiteur » espagnol à Scarmentado, alors même que le héros vient de passer « six semaines » en prison sans raison, illustrent toute l’hypocrisie religieuse par la mise en valeur de la douceur :
« il me serra quelque temps entre ses bras, avec une affection toute paternelle ; il me dit qu’il était sincèrement affligé d’avoir appris que je fusse si mal logé ; mais que tous les appartements de la maison étaient remplis, et qu’une autre fois il espérait que je serais plus à mon aise. Ensuite il me demanda cordialement si je ne savais pas pourquoi j’étais là. Je dis au révérend père que c’était apparemment pour mes péchés. " Eh bien, mon cher enfant, pour quel péché ? parlez-moi avec confiance. " J’eus beau imaginer, je ne devinai point ; il me mit charitablement sur les voies. »
La parodie souligner ainsi le décalage entre la réalité vécue par le héros, bien plus cruelle puisqu’il sera fouetté, et cette douceur, qui n’apparaît plus alors que comme un masque trompeur.
Les formes de l'ironie
La définition de l’ironie remonte à l’antiquité : Quintilien, dans le livre IX de L’Institution oratoire, écrit vers 92, traduit le grec εἰρωνεία par le latin « dissimulatio ». Il en fait donc un masque, d’où le dictionnaire de Furetière, qui, en 1690, assigne à l’ironie un but : « « pour insulter à son adversaire, le railler, et le blâmer, en faisant semblant de le louer. » C’est ce qui explique que l’ironie a été, le plus souvent, associée à l’antiphrase, le fait de signifier le contraire de ce qu’on dit. Mais Voltaire lui-même en élargit le sens dans l’article « Esprit » de son Dictionnaire philosophique de 1764, en énumérant les précédés diversifiés qui la soutiennent :
« Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un rapport délicat entre deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. »
L'antiphrase
Cette manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose est parfois difficile à percevoir car le texte dit le contraire de ce que l’auteur veut faire entendre. Souvent, son seul indice est l’intonation, marquée à l’écrit par la ponctuation. Mais Voltaire a pour habitude d’éviter ces ponctuations fortes, point d’exclamation ou points de suspension, de façon à présenter les choses les plus monstrueuses comme normales, et inversement. Il appartient donc au lecteur d'être vigilant pour percevoir le décalage créé par l’antiphrase.
Par exemple, relèvent de l’antiphrase, lors de sa conversation avec le grand Inquisiteur, le qualificatif « délicieux » attribué au spectacle de l’autodafé, ou sa conclusion : « mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable. » Quand le héros a été châtié en Turquie pour ses repas avec des dignitaires catholiques et orthodoxes, son commentaire est, bien sûr, à comprendre à l’inverse : « Je fus dans la triste nécessité de ne plus fréquenter ni l’Église grecque ni la latine. » C’est encore l’antiphrase qu’il convient de reconnaître, grâce au décalage entre le lexique mélioratif et péjoratif, dans le discours du « profond politique » hollandais, déplorant l’avènement du « dogme abominable de la tolérance », et dans le commentaire de Scarmentado sur « ce temps funeste de la modération et de l’indulgence ». Un exemple illustre particulièrement, par l’énumération, ce procédé, la conclusion de ce conte qui nous a fait parcourir massacres et horreurs diverses : « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirable sur la terre », déclare le héros.
Mais Voltaire évite à son lecteur le contresens en mettant le plus souvent en valeur le contraste entre une situation décrite et le commentaire qui en est fait, tantôt placé avant cette description, tantôt pour la conclure : « c’était l’homme le plus pieux de tout l’Indoustan. Il est vrai qu’il avait égorgé un de ses frères et empoisonné son père ; vingt raïas et autant d’omras étaient morts dans les supplices ; mais cela n’était rien », écrit-il à propos du sultan Aurengzeb, en opposant le superlatif, « le plus pieux », et les horreurs énumérées. Ce même procédé est fréquemment repris, par exemple, après le discours du nègre corsaire qui se termine par « quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous faisons labourer nos champs, ou nous vous coupons le nez et les oreilles », quand le héros conclut : « On n’avait rien à répliquer à un discours si sage ».
Les jeux sur les mots
Pour railler l’adversaire ou la cible visée, Voltaire s’appuie aussi sur des jeux sur les mots, tel ce rapide portrait du poète de Candi : « un poète médiocre, qui n’était pas médiocrement dur, nommé Iro. »
En jouant sur le double sens des mots, il ne recule d’ailleurs pas devant l’équivoque grivoise. C’est ainsi qu’il ironise contre « Monsignor Profundo », en associant sa théorie philosophique à son comportement immoral : « Il voulut m’apprendre les catégories d’Aristote, et fut sur le point de me mettre dans la catégorie de ses mignons ». De même, alors qu’il s’écrie, dans les bras d’une « belle Circassienne », « Alla, Illa, Alla ! », croyant répéter des mots d’amour, celle-ci s’exclame : « le Dieu miséricordieux soit loué ! vous êtes Turc. ». Mais, là où elle désigne par là sa conversion à l’islam, le héros y voit la comparaison « fort comme un Turc », qu’il interprète comme un éloge de sa vigueur sexuelle : « Je lui dis que je le bénissais de m’en avoir donné la force, et je me crus trop heureux. »
Voltaire se plaît aussi à utiliser la périphrase, afin d’illustrer la naïveté de celui qui l’emploie tout en soulignant la satire. Par exemple, à Rome, elle illustre une feinte pudeur, qui, à l’inverse, traduit l’impudeur de la dame : « la signora Olimpia, personne d’une grande prudence, vendait beaucoup de choses qu’on ne doit point vendre ». De même, le capitaine nègre, pour dénoncer l’esclavage, explique : « Vous nous faites fouiller à coups de nerfs de bœuf dans des montagnes pour en tirer une espèce de terre jaune qui par elle-même n’est bonne à rien, et qui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon ognon d’Égypte ». La périphrase, cette « espèce de terre jaune », dévalorise totalement l’or, tant prisé en Europe, surtout par la comparaison qui suit à un « oignon ». Les comparaisons, en effet, soutiennent elles aussi la satire, telle celle des conflits religieux en Turquie : « ces esclaves se persécutaient les uns les autres, comme des chiens qui se mordent dans la rue, et à qui leurs maîtres donnent des coups de bâtons pour les séparer ».
L'absurde
Enfin, de nombreux procédés, en brisant la logique, visent à donner l’impression d’un monde absurde, dépourvu de sens.
L’accumulation
Cette absurdité ressort, notamment, des énumérations, accumulant des éléments hétéroclites. Elles illustrent la dénonciation, comme, à Rome, la juxtaposition qui mêle le luxe des « processions » catholiques, les « exorcismes », cérémonies qui visent à libérer un être supposé possédé par le démon, et ces « quelques rapines » qui désignent des vols commis au nom de l’Église. L’ironie est encore plus frappante par l’accumulation d’images contradictoires mise en place pour dépeindre la cérémonie espagnole : « Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon ; puis marchait le bourreau ; puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes. »
Procession de l’inquisition espagnole entrant à Goa, 1783. Estampe
La fausse logique
La raison fonctionne, normalement, sur la logique, par exemple le lien entre une cause et une conséquence, ou entre une hypothèse et le résultat réel. Or, pour sa dénonciation, Voltaire s’emploie, au contraire, à mettre en valeur l’incohérence qui règne partout :
soit en supprimant un lien logique attendu : Ainsi, le récit du séjour en Hollande s’ouvre sur de la parataxe : « J’allai en Hollande, où j’espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques. On coupait la tête à un vieillard vénérable lorsque j’arrivai à La Haye. C’était la tête chauve du premier ministre Barneveldt, l’homme qui avait le mieux mérité de la république. » En supprimant un « mais » pour opposer l’espoir de la première phrase et la réalité, la décapitation, la chute, l’injustice de ce châtiment, est mise en valeur.
soit, inversement en introduisant un lien logique, mais ne correspondant à aucune réelle logique. Comment, en effet, justifier par la préservation de la foi religieuse le complot meurtrier prévu en Angleterre : « De saints catholiques avaient résolu, pour le bien de l’Église, de faire sauter en l’air, avec de la poudre, le roi, la famille royale, et tout le parlement » ? Comment admettre la conséquence morale affirmée pour l’autodafé : « On chanta dévotement de très belles prières, après quoi on brûla à petit feu tous les coupables ; de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée. » ? Quant à la justification, avec le connecteur « car », de l’éloge des jésuites et des dominicains en Chine, « On n’a jamais vu de convertisseurs si zélés : car ils se persécutaient les uns les autres tour à tour », elle est absurde, ce que renforce l’énumération qui suit : « ils écrivaient à Rome des volumes de calomnies ; ils se traitaient d’infidèles et de prévaricateurs pour une âme ». C’est sur ce même procédé que s’ouvre la conclusion du conte : « Il me restait de voir l’Afrique, pour jouir de toutes les douceurs de notre continent. Je la vis en effet. Mon vaisseau fut pris par des corsaires nègres. »
Ainsi, lorsqu’une fausse raison est érigée en vérité absolue, ou lorsque la logique fonctionne sur du vide, Voltaire peut discréditer celui qui la pratique : son raisonnement perd toute validité, et, de ce fait, sa personne et sa fonction également, et, le plus souvent dans le conte, son discours, adressé au héros qui le répète naïvement.
CONCLUSION
Tous ces moyens sont traditionnels pour soutenir l’ironie. La particularité de Voltaire tient à ce qu’il les mêle, les enchaîne, les multiplie. Nous y retrouvons tout l’art de la conversation mondaine, spirituelle, mis au service de ses critiques et de ses idéaux. L’ironie est donc bien une « arme », le rire cherchant à ôter toute valeur à ce qui se trouve généralement loué.
Mais elle exige un lecteur vigilant, capable de démasquer l’apparence d’un discours, d’en dégager l’implicite. C’est ce que souhaitait d’ailleurs Voltaire, qui considérait que « les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié. » (Dialogues et anecdotes philosophiques)
Explications : la Hollande, l'Espagne, l'Inde, l'Afrique
Pour lire l'extrait
La Hollande : § 6
Après son séjour à Rome, fort décevant, et son passage en France, puis en Angleterre où il ne constate que des conflits, Scarmentado se rend en Hollande.
Ce paragraphe, après un premier constat, se construit sur deux discours, qui amènent le héros à décider de repartir.
La réalité observée
Pour reproduire l’itinéraire du héros, ce paragraphe, comme beaucoup d’autres dans le conte, commence par un verbe de mouvement, « J’allai en Hollande », et exprime l’enthousiasme du personnage : « j’espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques. » Or, sans connecteur pour marquer l’opposition, la phrase suivante détruit brutalement cet espoir : « On coupait la tête à un vieillard vénérable lorsque j’arrivai à La Haye. » Le qualificatif de cette victime, « vieillard vénérable », introduit immédiatement un blâme, car les cheveux blancs d’un vieillard sont d’ordinaire respectés…, le héros est, d’ailleurs « [t]ouché de pitié », faisant, lui, preuve d’humanité. Mais, comme celui-là a « la tête chauve », peut-être ne mérite-t-il pas ce respect…
Michiel van Mierevelt, Portrait de Johan van Oldenbarnevelt, entre 1616-1641. Huile sur bois, 62,5 x 48,7. Rijksmuseum, Amsterdam
L’ordre du récit contredit la logique, déjà en nommant immédiatement l’importante fonction de la victime, « le premier ministre Barneveldt », qualifiée par un superlatif mélioratif : « l’homme qui avait le mieux mérité de la république ». Cela accentue le blâme, en niant par avance toute raison logique à cet assassinat, avant même la double question du héros qui, lui, cherche une logique à cette mise à mort : « je demandai quel était son crime, et s’il avait trahi l’État. »
Les deux discours
Le discours d'accusation
Portrait de Calvin
La périphrase, « prédicant à manteau noir », renvoie aux protestants calvinistes, religion dominante aux Pays-Bas. Le « vieillard », lui, est Johan van OldenBarnefelt (1547-1619), qui a effectivement servi Guillaume Ier d’Orange, puis son fils, Maurice de Nassau qui le fit exécuter. Pourtant, la raison, religieuse, invoquée dans ce premier discours, amplifiée dès la première phrase, « Il a fait bien pis », ne paraît ni un « crime » ni une trahison de l’État car elle ne contredit en rien la morale qui réclame à tout chrétien d’être charitable : « c’est un homme qui croit que l’on peut se sauver par les bonnes œuvres aussi bien que par la foi. » Voltaire n’explicite pas le conflit qui oppose les calvinistes de stricte obédience aux arminiens, tel ce « Barneveldt », qui réclament une modération de la doctrine, notamment en niant la « prédestination » qui considère que seule la foi peut conduire au salut, renvoyant à Dieu cette décision après avoir jugé l’ensemble de la conduite d’un croyant. Cette absence d’explication ôte donc toute valeur à la condamnation péremptoire lancée : « Vous sentez bien que, si de telles opinions s’établissaient, une république ne pourrait subsister, et qu’il faut des lois sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs. » Le personnage oblige Scarmentado, en faisant appel à lui, à partager son blâme… mais le lecteur, lui, est loin d’être convaincu par un lexique péjoratif, qui paraît excessif par rapport au reproche.
Le second discours
Introduit par l’interjection « Hélas ! », il se présente comme un regret sincère, cautionné aussi par la qualité du locuteur, « un profond politique », censé donc représenter la sagesse. Mais il relève de l’ironie, puisque l’éloge porte sur la décapitation, définie comme un « bon temps », dû à un « peuple […] zélé », tandis que le blâme, lui, porte sur ce qui devrait être valorisé, « la tolérance ». Les valeurs morales se trouvent ainsi inversées, avec un lexique péjoratif hyperbolique qui fait de « la tolérance » un « dogme abominable », et transforme l’espoir d’un peuple devenant plus tolérant, plus humain, en une crainte amplifiée : « un jour il y viendra : cela fait frémir. »
Le départ
Introduit par l’interjection « Hélas ! », il se présente comme un regret sincère, cautionné aussi par la qualité du locuteur, « un profond politique », censé donc représenter la sagesse. Mais il relève de l’ironie, puisque l’éloge porte sur la décapitation, définie comme un « bon temps », dû à un « peuple […] zélé », tandis que le blâme, lui, porte sur ce qui devrait être valorisé, « la tolérance ». Les valeurs morales se trouvent ainsi inversées, avec un lexique péjoratif hyperbolique qui fait de « la tolérance » un « dogme abominable », et transforme l’espoir d’un peuple devenant plus tolérant, plus humain, en une crainte amplifiée : « un jour il y viendra : cela fait frémir. »
CONCLUSION
La visite en Hollande s’est résumée à un seul constat, une mise à mort, qui détruit l’espoir initial du héros, structure fréquente à chaque étape du voyage de Scarmentado, prétexte en réalité à la satire de Voltaire. L’intérêt ici vient de l’ironie des deux discours, qui ôte toute logique aux querelles religieuses, et permet à Voltaire de poser, par opposition, son idéal de tolérance.
L'Espagne : § 7 à 10
Pour lire le passage
Après son séjour à Rome, fort décevant, et son passage en France, puis en Angleterre, enfin en Hollande, où il ne constate que des conflits, et des massacres, Scarmentado termine son tour de l'Europe par l'Espagne. Ce séjour est au cœur du conte, le plus long moment du récit puisque quatre paragraphes lui sont consacrés, signe de l'importance que Voltaire attache à cette dénonciation de l'Inquisition, et, plus généralement, des pratiques religieuses.
UNE BELLE CÉRÉMONIE
Séville, ouverte sur l’océan, est encore une ville florissante au XVIIIème siècle, qui accueille fréquemment la Cour espagnole, ce qui stimule l’activité, tant portuaire qu’industrielle et culturelle. Il est logique qu’elle soit choisi comme lieu de séjour par le héros, venu de Hollande par la mer.
Une description enthousiaste
Comme fréquemment lors de ses étapes, à l’arrivée de Scarmentado la description méliorative de la ville exprime d’abord son enthousiasme : « les galions étaient arrivés, tout respirait l’abondance et la joie dans la plus belle saison de l’année. » Les détails soulignent la beauté du lieu, tant par la mention exotique de l’« allée d’orangers et de citronniers », ou le luxe des « gradins couverts d’étoffes précieuses » ou du « dais superbe » qui abrite la Cour.
La réaction du héros devant la présence d’« un autre trône, mais plus élevé » introduit dans le récit une prolepse, qui crée un horizon d’attente. Sa phrase, qui semble l’interrogation banale d’un étranger, « À moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir », est, en effet, suivie d’une annonce inquiétante : « Ces indiscrètes paroles furent entendues d’un grave Espagnol, et me coûtèrent cher. » À ce stade du récit, le lecteur ne peut comprendre en quoi il s’agit là d’« indiscrètes paroles », ni le rôle de ce « grave Espagnol » qui les entend, ce que confirme l’ignorance du héros, répétée : « je m’imaginais que nous allions voir quelque carrousel ou quelque fête de taureaux ».
L'autodafé
L’arrivée du « grand inquisiteur » indique déjà de quelle cérémonie il s’agit. Le lecteur de son temps connaît, en effet, le rôle de l’inquisition, chargée de lutter contre toute hérésie, pour la défense du catholicisme romain. Mais, en mêlant le point de vue externe, celui d’un narrateur-personnage ignorant, et le point de vue omniscient, par les explications qu’il donne, la description prend une tonalité ironique.
Le point de vue externe
Dans un premier temps, est décrit le défilé des participants, dans l’ordre de leur arrivée marqué par la récurrence du connecteur « puis ». Mais déjà l’association « armée de moines » est inquiétante, car le premier terme, qui se réfère à la guerre, n’est guère en accord avec le rôle de « moines » ni avec les valeurs qu’ils sont censés porter, à partir du commandement chrétien « Tu ne tueras point ». L’énumération, tout en amplifiant leur nombre, repose sur un contraste entre l’ordre de leur marche « défilant deux à deux », et la diversité de leur apparence physique : « blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon ». Au-delà de cet aspect cocasse, ce sont aussi les divisions au sein même de l’Église qu'illustre Voltaire.
Exécution des criminels condamnés par l’Inquisition au Portugal, Estampe. BnF
Plus inquiétants encore sont les personnages qui suivent, d'abord isolé et mis en valeur, « le bourreau », puis ceux qui représentent le pouvoir : « des alguazils » et « des grands ». Le costume des derniers cités , « quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes », révèle, dans l’optique religieuse, leur culpabilité puisqu’il les associe à l’image de l’enfer.
Le point de vue omniscient
Les explications données, avec la répétition de « c’étaient », et du connecteur « ou », qui soutient un decrescendo, donnent l’impression que n’importe quelle cause peut vous rendre coupable.
La première catégorie est pourchassée par l’Inquisition depuis l’expulsion des Juifs d’Espagne, en 1492 : beaucoup de juifs s’étaient alors convertis au catholicisme, mais continuent à pratiquer leur religion en secret. Nommés « marranes », ces juifs étaient particulièrement poursuivis et victimes de l’Inquisition.
Mais l'Inquisition s’en prend aussi aux catholiques, qui ne respectaient pas le droit canon qui avait posé toute une série d’interdiction du mariage, dont celle d’épouser sa marraine. Or, pour Voltaire, ces « lois » sont édictées par des hommes, et n’ont donc rien à voir avec des dogmes religieux.
Moshe Maimon, Séder secret en Espagne à l'époque de l’Inquisition, 1893
La troisième catégorie relève, elle, selon Voltaire, de la pure superstition, puisque les coupables ont refusé un culte rendu, depuis le Moyen Âge, à la Vierge Marie, censée accomplir des miracles.
Enfin, la dernière catégorie introduit une accusation encore plus grave du philosophe contre l’Église, qui punit un refus d’aumône, montrant ainsi l’intérêt indûment porté aux biens matériels alors même que l’ordre de Saint Jérôme s’était fondé sur la volonté de vivre une plus grand perfection chrétienne.
Les courtes phrases de conclusion, n’exprimant aucun sentiment, détruisent toute logique, d’abord en associant une vision méliorative, « On chanta dévotement de belles prières », au châtiment, rendu encore plus horrible par la lenteur de l’exécution : « on brûla à petit feu tous les coupables. » Le connecteur, qui pose une conséquence, « de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée », fait ressortir l’absurdité d’une cérémonie qui prétend renforcer la foi par de cruels châtiments, donc par la peur.
La Vierge noire d'Atocha
LE HÉROS EN PRISON
L'emprisonnement
Voltaire s’emploie à dénoncer ici des emprisonnements effectués sans procès préalable, sans même que le présumé coupable ne sache les motifs de son arrestation : « sans me dire un seul mot ». L’ironie vient de l’opposition entre cet acte de police, et sa description méliorative, « m’embrassèrent tendrement », comme celle du lieu, présenté comme séduisant par son confort : « un cachot très-frais, meublé d’un lit de natte et d’un beau crucifix. »
La satire, dans la suite du récit, vient encore d’une opposition, entre la durée de cet emprisonnement, « six semaines », et le comportement de l’inquisiteur, qui permet à Voltaire de dénoncer l’hypocrisie religieuse, dont la douceur apparente et les termes du discours, par exemple le choix du mot « appartement » pour le cachot, masquent l’injustice réelle : « il me serra quelque temps entre ses bras, avec une affection toute paternelle ; il me dit qu’il était sincèrement affligé d’avoir appris que je fusse si mal logé ; mais que tous les appartements de la maison étaient remplis, et qu’une autre fois il espérait que je serais plus à mon aise. » On en arrive à une véritable parodie de l'onction religieuse dans le discours direct, destiné, en réalité, à faire avouer le présumé coupable pour pouvoir le châtier : « « Eh bien, mon cher enfant, pour quel péché ? parlez-moi avec confiance. »
Le prix de la liberté
Tout en mettant en évidence la naïveté de son personnage, « J’eus beau imaginer, je ne devinai point », Voltaire reprend la formule du début du récit, les « indiscrètes paroles », pour rappeler au lecteur la cause de son emprisonnement, dérisoire. Mais aucune révolte chez Scarmentado, qui se montre même soulagé d’un dénouement, « la discipline », c’est-à-dire des coups de fouet, et une amende considérable, sans doute en repensant au risque de l’autodafé : « J’en fus quitte pour la discipline et une amende de trente mille réales. » Le comble de l’ironie est l’ultime conversation entre le « grand inquisiteur » et Scarmentado, car, à la question incongrue du premier répond le mensonge du second : « c’était un homme poli, qui me demanda comment j’avais trouvé sa petite fête. Je lui dis que cela était délicieux ».
UNE ULTIME CRITIQUE RELIGIEUSE
Le récit pourrait s’arrêter sur le décision de départ, comme dans les autres étapes du voyage, déjà elle-même ironique puisque le qualificatif prêté au « pays, tout beau qu’il est », contredit l’aventure douloureuse que vient de vivre le héros.
Mais Voltaire prolonge la critique d’une religion dont il veut souligner l’inhumanité en rappelant la colonisation espagnole en Amérique. Il utilise l’ironie par antiphrase ; ces « grandes choses que les Espagnols avaient faites pour la religion » ne sont, en effet, que d’horrible massacres : « Ils avaient lu les mémoires du fameux évêque de Chiapa, par lesquels il paraît qu’on avait égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d’infidèles en Amérique pour les convertir. » Le commentaire prêté au héros, « Je crus que cet évêque exagérait ; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable », renforce encore, par l’adjectif mélioratif « admirable », s’agissant de « sacrifices de cinq millions de victimes », l’ironie par antiphrase.
Théodore de Bry, « Indiens jetés aux chiens », 1597. Illustration de Très brève Relation de la destruction des Indes de Las Casas
CONCLUSION
Voltaire, dans ce passage, met en œuvre tous les procédés de l’ironie, l’antiphrase, mais aussi l’accumulation hétéroclite, les contradictions qui détruisent la logique, la parodie, pour soutenir la satire la plus fréquente dans l’ensemble de son œuvre, celle de la religion contre laquelle il multiplie les reproches, et, avant tout, celui d’une inhumanité contredisant le sens même des valeurs chrétiennes.
Il reprendra d’ailleurs cette description d’un autodafé dans Candide, en l’amplifiant puisqu’il la fait subir à son héros lui-même.
L'Inde : § 15 et 16
Pour lire le passage
Après son itinéraire à travers l’Europe, Scarmentado en dépasse les limites, d’abord en Turquie puis en Perse, avant de se rentre en Asie, d’abord en Chine, puis en Inde. Le séjour du héros dans ce pays montre à quel point Voltaire se soucie peu de chronologie : le voyage n’étant qu’un prétexte à la satire puisqu’Aurengzeb n’accède au pouvoir qu’en 1658, qu’il garde jusqu’à sa mort en 1707. Le philosophe s’en prend à nouveau à la religion, mais aussi à un pouvoir politique jugé abusif, critiques que soulignent les réactions du héros.
La critique religieuse
Ce sultan est un musulman d’une stricte orthodoxie, ce qui ressort, dans le récit, de ses liens avec « le shérif de La Mecque » et de sa comparaison avec « le sérénissime empereur du Maroc, Mulei-Ismaël ».
Pour renforcer la dimension d’authenticité de cette critique, Voltaire multiplie les références dans une langue qui se veut originelle, mais est, en réalité, très approximative : « le caaba », en fait la Kaaba, le « cube » sacré au cœur de la mosquée à La Mecque, autour duquel tournent les pèlerins pour leur circumambulation et vers lequel les musulmans du monde entier se tournent pour prier ; le « beth Alla », ou « la maison d’Allah » désignant cette mosquée ; la mention des « raïas », en fait sujets de l’empire ottoman non musulmans soumis à des discriminations, notamment à l’impôt, et des « omras », que Voltaire prend ici pour des personnes alors que le mot désigne des pèlerinages à La Mecque…
La Kaaba, au cœur de la mosquée Masjid el Haram, à La Mecque
La superstition
Comme pour toutes les religions, Voltaire s’en prend ironiquement à la superstition, en ironisant sur le « présent céleste » qui n’est en fait que « le balai avec lequel on avait balayé la maison sainte ». Mais la religion transfigure ce simple objet destiné au nettoyage : « Ce balai est le symbole du balai divin, qui balaye toutes les ordures de l’âme. » Voltaire critique ainsi la façon dont les hommes sont prêts à donner une valeur sacrée à n’importe quoi, à mener une « pompeuse cérémonie » pour renforcer la foi des croyants.
La cruauté
Mais surtout son ironie met en valeur les cruautés commises alors même que toute religion est censée faire preuve d’humanité. L’ironie est marquée par la contradiction entre le superlatif mélioratif « l’homme le plus pieux de tout l’Indoustan », et l’horrible réalité : « Il est vrai qu’il avait égorgé un de ses frères et empoisonné son père ; vingt raïas et autant d’omras étaient morts dans les supplices ». Cette contradiction est reprise avec insistance par le commentaire désinvolte qui suit : « mais cela n’était rien, et on ne parlait que de sa dévotion » Elle est enfin redoublée, toujours avec ce même procédé d’opposition entre l’éloge, « la sacrée majesté du sérénissime empereur de Maroc, Mulei-Ismaël », et son acte, il « coupait des têtes », dont l’horreur est amplifiée par son aspect habituel, « tous les vendredis », et son contraste avec « la prière » qui devrait inciter à l’humanité.
Le portrait d'Aurengzeb
La critique politique
Pour parvenir au pouvoir, les hommes ne reculent devant rien, pas même devant le crime. Voltaire prend, certes, quelques libertés avec l’histoire, car ce fils avide de pouvoir s’était contenté de faire emprisonner son père. Mais Aurengzeb, troisième fils de l’empereur Shâh Jahân, a, en effet, fait assassiner ses deux frères aînés pour conquérir le trône.
Ce blâme est repris dans le discours du « jeune Français » rapporté au style indirect, « il y avait en Europe de très-pieux souverains qui gouvernaient bien leurs États et qui fréquentaient même les églises, sans pourtant tuer leurs pères et leurs frères, et sans couper les têtes de leurs sujets. » Mais la réaction politique donne un nouvel exemple de tyrannie, puisque c’est « l’interprète », qui n’a fait que traduire le discours d’autrui, paie injustement le fait d’avoir bien fait son métier : « Il fut exécuté en place publique. » Mais l’ironie finale, avec l’inversion entre la négation « sans flatterie » et l’injustice qualifiée de « très-juste », accuse cette tyrannie d’exercer son influence nocive sur tout l’entourage, que la peur rend hypocrite : « tous les courtisans avouèrent sans flatterie que sa mort était très-juste. »
Les réactions du héros
L’arrivée
Comme à chaque étape, à son arrivée, le héros fait preuve d’une curiosité enthousiaste : « Je pris ce temps pour aller voir la cour du grand Aurengzeb, dont on disait des merveilles dans le monde ». Son arrêt forcé pour remettre son vaisseau en état lui paraît donc une chance de voir cet empereur : « J’eus la consolation de l’envisager ».
L’importance du silence
Le récit met en évidence les constats, mais le héros a appris de ses mésaventures passées, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie de son nom, de l’espagnol « escarmentar », tirer profit de ses expériences pour se corriger : il a été « instruit par le passé ». Lors de plusieurs séjours précédents, sa phrase imprudente en Espagne, son cri enthousiaste en Turquie, son commentaire sur le mouton en Perse, lui ont valu, en effet, de douloureux châtiments. Il a donc compris qu’auprès des puissants la sagesse consiste à se taire, en Inde à ne pas choisir entre deux tyrans à propos de leur « dévotion » : « Je ne disais mot ; les voyages m’avaient formé ». Mais cette formulation est elle-même chargée d’ironie, avec une fausse modestie, « il ne m’appartenait pas de décider », et l’éloge, « deux augustes souverains », qui illustre la façon dont la peur impose la flatterie.
Ainsi instruit, le héros en arrive à blâmer son compagnon, qui a commis l’erreur grave de dire son opinion : il « manqua, je l’avoue, de respect à l’empereur des Indes et à celui de Maroc ». Pourtant, ce discours rapporté est une preuve d’humanité, mais le héros a mesuré le danger, d’où l’ironie par antiphrase : la vertu, dire la vérité, devient une faute, illustrée par le choix verbal, « je l’avoue », par l’hyperbole, « très-indiscrètement », c’est un « discours impie »… Et même celui qui se contente d’une simple traduction est puni de mort !
Comme à chaque étape, le dénouement du séjour ne peut donc être que le départ, une fuite prudente : « je fis vite seller mes chameaux : nous partîmes, le Français et moi. »
CONCLUSION
D’étape en étape, Voltaire accumule donc un panorama de toutes les horreurs que ses recherches pour la rédaction des cent soixante-quatorze chapitres de son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, préparé depuis plus de dix ans et publié en 1756, lui avaient fait découvrir, comme le fait son héros. Il réserve ses plus violentes attaques à la religion, mais son ironie démasque aussi tous les excès du pouvoir abusif.
L'Afrique : § 17 et 18
Pour lire le passage
Après son parcours en Europe et en Asie, il reste à Scarmentado à découvrir l’Afrique. Mais Voltaire ne lui assigne aucune étape particulière sur ce continent, car ce qui l’intéresse est avant tout une critique générale, celle de l’esclavage, organisée autour de la parole prêtée à un Africain. C’est sur cette ultime découverte que se termine le conte.
UNE ULTIME MÉSAVENTURE
L'esclavage
La première phrase est une prolepse, puisqu’elle annonce le retour du héros en Europe, où il « pourrait jouir de toutes les douceurs de notre continent ». C’est dire que cette dernière étape va représenter une ultime expérience douloureuse, qui fera d’autant plus apprécier l’Europe. La reprise verbale, « Je la vis en effet », confirme l’ultime échec qui est ensuite raconté, la capture « par des corsaires nègres ».
Le héros découvre alors l’esclavage : « J’allai labourer le champ d’une vieille négresse ». Rien n’est réellement dit sur les réalités qu’il vit alors. Mais, comme à plusieurs reprises dans le conte, en Espagne, avec l’« amende de trente mille réales », en Turquie, où il doit payer au total deux mille « sequins » pour échapper aux châtiments promis, en Perse où son erreur lui coûte « encore grand nombre de sequins », c’est à nouveau l’argent qui fait son salut, comme il avait permis aussi à Voltaire d’échapper aux poursuites de Frédéric II de Prusse : « On me racheta au bout d’un an. »
Le dénouement
Le dénouement repose sur l’ironie par antiphrase car l’éloge hyperbolique, « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirable sur la terre », contredit l’ensemble des réalités, horribles, découvertes par le héros lors de son voyage. Voltaire joue sur ce verbe « voir », infinitif pour le futur au début, puis passé simple, « vis », pour un récit qui prend une valeur historique, plus-que-parfait, ici, pour tirer le bilan du passé, avant la conclusion, le choix du retour à Candie : « je résolus de ne plus voir que mes pénates ». Comme dans un conte merveilleux, le dénouement est traditionnel, un mariage : « je me mariai chez moi ».
Cependant cet heureux dénouement est immédiatement contredit car être « cocu », échec du mariage, n’est pas un sort enviable. Le constat de conclusion, dernier emploi du verbe « voir », relève donc du paradoxe, avec le superlatif hyperbolique mélioratif : « et je vis que c’était l’état le plus doux de la vie. » Mais ce paradoxe porte aussi une des leçons du conte philosophique : ce malheur, qui relève de la vie privée du couple et d’un choix personnel, celui d’une épouse infidèle, est dérisoire par comparaison aux cruautés, aux abus, aux injustices imposés par des pouvoirs tyranniques.
Le bonheur est donc une notion tout à fait relative, car subjective.
UNE DÉNONCIATION DE L’ESCLAVAGE
Une argumentation inversée
Voltaire inverse la situation habituelle, le discours esclavagiste des Européens, puisqu’il charge le « capitaine nègre » de justifier de son droit de réduire les blancs à l’esclavage, à partir de trois arguments.
Un discours raciste
Ce sont d’abord les oppositions physiques qui sont invoquées, racisme dont les esclavagistes européens ne se privaient pas pour justifier leur « droit ». Rappelons-nous Montesquieu qui dénonçait cet argument dans L’Esprit des lois, en 1748 par son ironie : « Ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre ». Ici, les critiques sont inversées :
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« le nez long » est la critique des Européens, face au nez « plat », présenté, lui comme normal ;
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de même, les « cheveux […] tout droits » paraissent ridicules face à l’aspect plus doux de la « laine […] frisée » ;
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enfin « la peau de couleur de cendre » suggère un résidus gris face à celle « de couleur d’ébène » qui évoque la force d’un arbre, tout en rappelant le surnom donné aux esclaves transportés sur les bateaux négriers, le « bois d’ébène ».
L’ironie est marquée par le connecteur logique « par conséquent », qui introduit une conclusion logique là où règne l’absurdité d’un discours raciste, « par conséquent nous devons, par les lois sacrées de la nature, être toujours ennemis », que l’on charge d’une valeur quasi divine, puisque l'idée de « nature » est liée à celle d'un dieu créateur. Mais comment des « lois sacrées » pourraient-elles justifier la haine contre des « ennemis » éternels ?
Les réalités de l'esclavage
Le discours met aussi en valeur les douloureuses réalités de l’esclavage.
Voltaire rappelle, à partir des conditions historiques du XVIIIème siècle, comment les Européens se procurent des esclaves : « Vous nous achetez aux foires de la côte de Guinée, comme des bêtes de somme ». La comparaison souligne à quel point cet achat est inacceptable : il rabaisse des êtres humains à un état animal.
Une vente d'esclaves à Zanzibar
Il souligne ensuite l’aspect « pénible » du travail imposé aux esclaves, avec la terrible violence, notamment celle du fouet : « fouiller à coups de nerfs de bœuf dans des montagnes ». En expliquant « nous vous coupons le nez et les oreilles », le personnage reprend, en y ajoutant « le nez » le châtiment promis dans l’article XXXVIII du Code noir, datant de 1685, à un esclave fugitif : « L’Esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son Maître l’aura dénoncé en Justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de Lys sur une épaule ».
Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets, 1843. Huile sur toile. Menil Foundation Collection, Houston
Voltaire rappelle enfin l’objectif de l’esclavage, l’enrichissement des Européens : « pour en tirer une espèce de terre jaune » est une périphrase péjorative faisant allusion aux terres aurifères, qui, d’ailleurs, donnaient son nom à la « Cote de l’Or », sur le golfe de Guinée. L’’avidité européenne est ici dénoncée, cet amour de « l’or » que le personnage rend « ridicule » par la comparaison à ce qui est la nécessité humaine première, se nourrir : cette « terre jaune qui par elle-même n’est bonne à rien, et qui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon oignon d’Égypte ».
Un rapport de force
C’est à nouveau l’usage du connecteur logique de conséquence qui permet de mettre en évidence la seule réelle explication de l’esclavage, la force supérieure des Européens face aux Africains : « aussi quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous faisons labourer nos champs ou nous vous coupons le nez et les oreilles ». Si tout est question de force, rien n’interdit alors que les noirs jettent les blancs en esclavage, une sorte de revanche en quelque sorte.
Esclaves travaillant dans un champ de canne, vers 1800. Gravure à l'encre de Chine. Musée d'Aquitaine, Bordeaux
La leçon de Voltaire
Alors que l’esclavage est imposé par les blancs aux noirs d’Afrique, Voltaire a donc choisi d’inverser la situation : c’est le noir qui s’apprête à placer des blancs en esclavage et s’en justifie. Il oblige ainsi le lecteur à s’interroger sur l’indignation, sur les « grandes plaintes » du « patron » du vaisseau qui accuse les pirates de « viol[er] ainsi les lois des nations ». Ce reproche, s’il est admis, ne devrait-il pas tout autant s’appliquer à tout partisan de l’esclavage, donc aux Européens ?
C’est ce dont témoigne la réaction de Scarmentado, une approbation insistante : « On n’avait rien à répliquer à un discours si sage. » Mais Voltaire garde à cette conclusion sa dimension comique : en reprenant la menace qui ferme le discours, « pour conserver mes oreilles et mon nez », il laisse supposer que c’est davantage elle qui fait plier le héros plus que la logique du discours.
CONCLUSION
Cet ultime message du conte, la critique de l’esclavage, est reprise dans Candide à travers le discours de l’esclave rencontré par le héros au Surinam. Le philosophe, dans les deux cas, dénonce cette réalité historique, qui perdure jusqu’à son abolition, en 1848, sous l’action de Victor Schœlcher.
Notons cependant que, dans d’autres ouvrages, son Essai sur les mœurs (1756) et, surtout, son Traité de métaphysique, paru en 1734, Voltaire, en distinguant les « races » humaines, défend la supériorité des blancs, « hommes qui paraissent supérieurs aux nègres, comme les nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce. » Rappelons aussi que le philosophe a reçu en héritage « trois actions de la Compagnie des Indes » et a souscrit, en 1746 et 1749, des emprunts lancés par cette Compagnie. Bien évidemment, il ne gérait pas lui-même ses investissements, et cette Compagnie se livrait à un vaste commerce de produits coloniaux. Mais pouvait-il réellement ignorer la participation de la Compagnie au commerce négrier au cours du siècle ? Il convient donc de rester prudent, de ne pas faire de Voltaire un militant de l’anti-esclavagisme. L’esclavage n’est pour lui qu’un des multiples exemples des réalités sociales qui relèvent de l’absence de « fraternité » et des atteintes à la « liberté ».
Cet extrait peut aussi être rapproché de la conclusion de Candide, « Il faut cultiver notre jardin », car, dans les deux cas, Voltaire exprime toute son amertume. Rien ne sert de courir le monde ni de s'indigner contre les malheurs. Mieux vaut pratiquer une autre forme de sagesse : s'améliorer soi-même tout en améliorant son environnement proche.