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Jules Supervielle, " Le bœuf et l'âne de la crèche" : explication d'extraits

Extrait 1 : l'incipit 

Pour lire le texte

Sous-titré « Contes », le recueil  de Jules Supervielle, L’Enfant de la haute mer, propose, comme deuxième récit, « L’âne et le bœuf de la crèche », paru d’abord dans  La Nouvelle Revue Française en 1930, avant d’être inséré dans  ce recueil. Supervielle y reprend le sujet de la Nativité, il est donc utile de relire les textes bibliques dont il hérite, de façon à mesurer d’où vient l’originalité de ce début d’œuvre, construit chronologiquement en deux temps, avant et après la naissance.

Avant la naissance (du début à la ligne 16)

Le voyage

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Supervielle, considérant que tous ses lecteurs savent que Jésus est né à Bethléem, n’apporte aucune information sur la raison du choix de cette ville, celle d’où est originaire la famille de Joseph. En revanche, dès le début, au lieu de reprendre la désignation de l’évangile de Luc, « Marie, sa fiancée », qui était enceinte », il met aussitôt l’accent sur la dimension spirituelle de cette naissance, en la nommant « la Vierge ». De même, au lieu de dire directement qu’elle « était enceinte », il utilise une périphrase surprenante. Si, en effet, la mention de « l’avenir qui était en elle » évoque sa grossesse, la précision « elle pesait peu » renvoie à sa conception miraculeuse, telle que la lui avait annoncée l’ange Gabriel : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu. » En revanche, dans cette « Annonciation », rien ne suggère la moindre raison d’inquiétude de Marie, qui se soumet à la volonté divine, tandis que Supervielle, lui, la montre « préoccupée », comme si elle avait déjà un pressentiment des souffrances qui attendent son fils

Herrade de Landsberg, « L’arrivée à Bethléem », miniature in Hortus déliciarum, 1159-1175

L'installation

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Ce rôle accordé au bœuf est immédiatement confirmé : c’est par son regard que la scène d’aménagement de l’étable est décrite et commentée. Son monologue intérieur, au-delà de celui de Joseph,  généralise l’éloge de l’action humaine, en s’adressant directement aux destinataires, comme le veut la tradition du « conte », genre oral à l’origine : « Ces hommes, songeait le bœuf, sont tout de même étonnants. », « Voyez ce qu’ils parviennent à faire de leurs mains et de leurs bras ».

Mais, parallèlement, il dresse un double portrait :

  • Le sien fait ressortir sa modestie (« Cela vaut certes mieux que nos sabots et nos paturons ») et son obéissance : « Notre maître » ;

  • Celui de Joseph le dépeint comme un homme simple, sans même mentionner son métier de charpentier, réduit à « bricoler et arranger les choses ». Le chiasme dans l’image, « redresser le tordu et tordre le droit », introduit cependant une étrangeté car les deux actions se contredisent et mettent en doute l’honnêteté du personnage, ce que complète la double négation : « sans regret ni mélancolie ». Il est donc pragmatique, fait ce qu’il juge bon de faire sans se poser de question.

Le choix du "conte" montre aussi le désir de Supervielle de lui conserver une de ses caractéristiques traditionnelles, la communication entre humains et animaux, qu’il personnifie, comme aussi les fabulistes.

Mais le plus original est surtout le choix, comme sujets de ces premières phrases, non pas des humains mais des animaux, en écho au titre mais en sens inverse, d’abord l’âne, ensuite le bœuf. Le premier est montré dans son rôle traditionnel, son travail, il « portait la Vierge » ; la typographie, imitant les versets bibliques, met en évidence le bœuf, qui « suivait, tout seul ». Le verbe sous-entend une passivité – alors que ce sera lui qui prendra en charge une partie du récit - et l’apposition met en valeur son caractère, une solitude qui, précisément, l’amène au silence et au monologue intérieur.

Herrade de Landsberg, « L’arrivée à Bethléem », miniature in Hortus déliciarum, 1159-1175

Le début du mystère

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L’attention est attiré sur l'aménagement de la crèche par le passage des temps du passé, habituels dans le récit, au présent de narration : « Joseph sort et ne tarde pas à revenir, portant sur le dos de la paille » Pourtant, le fait décrit est banal, de même que les dialogues familiers ou la réaction de l’âne : « Que prépare-t-on là, se dit l'âne, on dirait qu'ils font un petit lit d'enfant. » Mais l’énonciation introduit déjà le surnaturel.

  • Le jugement, « mais quelle paille, si vivace et ensoleillée qu'elle est un commencement de miracle. » interroge sur son émetteur : est-il pris en charge par un narrateur, qui se présenterait alors comme un témoin, renforçant ainsi l’effet de réel alors même qu’il est question de « miracle » ? Ou bien est-ce déjà un discours rapporté indirect libre prononcé par le bœuf, plus conscient que l’âne de cette présence du surnaturel, exprimée à travers cette image poétique ?

  • La phrase de la Vierge confirme sa prescience, en exprimant sa certitude qu’il s’agit de la nuit de la naissance.

Après la naissance (de la ligne 17 à la fin)

Une naissance ordinaire

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Tout en ne donnant aucun détail sur la naissance elle-même, le récit de Supervielle introduit dans le conte une forme de banalité qui tranche sur le récit biblique de la Nativité. Cette « voix légère » évoque, en effet, le premier cri poussé par tout bébé lors d’une naissance, et, vu que le bébé est « nu », il est normal que le père aille chercher au plus près de quoi le couvrir : « Joseph revient avec des langes prêtés par une voisine. » Et n’est-il pas normal aussi que sa « voix de charpentier » soit « un peu forte en la circonstance », sous l’effet de son émotion ?

Une nuit mystique

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Mais une volonté de restituer la dimension mystique contraste avec ce réalisme banal. Déjà, notons l’opposition entre la « voix légère » et sa diffusion : elle « vient de traverser tout le ciel ». N’est-ce pas là une indication de la dimension divine du nouveau-né ?

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"La crèche", icône dans l’église de la Nativité, Bethléem, Cisjordanie

Supervielle retrouve aussi l'évangile du Pseudo-Matthieu, qui mentionne « le bœuf et l’âne », mais qui leur prête un rôle postérieur à la naissance, puisque ce n’est que « deux jours après » qu’ils entrent dans l’étable, et seulement pour adorer l’enfant. Supervielle, lui, s’inspire surtout des tableaux de la Nativité et de la légende, mais en attribuant au seul bœuf le rôle principal : il « le réchauffe avec méthode, sans rien oublier. »

Enfin, il mentionne la présence des anges, « êtres ailés [qui] entrent et sortent », et, surtout, reprend le récit du Pseudo-Matthieu, évoquant cette « grande clarté […] comme si le soleil y eût été, […] comme s’il eût été midi ». Le discours direct rapporté de Joseph la met en valeur de façon particulièrement imagée : « C'est merveilleux […]. Il est minuit, et c'est le jour. Et il y a trois soleils au lieu d'un. Mais ils cherchent à se joindre. » 

Mais, cette formulation originale, ces « trois soleils [qui] cherchent à se joindre », peut se rattacher au dogme chrétien de la Trinité, le Dieu unique en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint Esprit.

Le rôle du bœuf

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L’incipit accorde au bœuf un rôle original. Il l’utilise pour prendre un recul souriant, car l’animal semble s’amuser du surnaturel, par exemple à propos des anges « feignant de ne pas voir les murs qu'ils traversent avec tant d'aisance. », comme si pour eux il s’agissait d’un jeu. Comment ne pas sourire aussi de son comportement,  banal d'abord car « craignant de réveiller l'enfant », mais aussi affirmant l’existence du surnaturel par sa peur « d'écraser une fleur céleste, ou de faire du mal à un ange » ? Ce qui conduit à s’interroger à nouveau sur l’énonciation. À qui faut-il attribuer l’exclamation finale : « Comme tout est devenu merveilleusement difficile ! » Cet oxymore appartient-il au conteur-narrateur témoin ? Ou bien prête-t-il à l’animal la conscience que cette naissance marque l’entrée dans une nouvelle ère, symbolisée par la mention de « l’aube » ?

Un remarquable diaporama d'analyse 

CONCLUSION

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Traditionnellement, un incipit a un double rôle, informer et séduire, et c’est bien le cas ici.

     D’un côté Supervielle nous présente rapidement le lieu, les personnages, humains et animaux, et le sujet du conte, inspiré du récit biblique de la Nativité, et des œuvres d’art qui l’ont illustrée.

         De l’autre, le choix du conte lui offre une grande liberté dans sa représentation de la Nativité, notamment en jouant sur le mélange d’un réalisme banal et familier à une dimension mystique et surnaturelle, comme l’avait fait à sa façon Brueghel l’Ancien dans son tableau, Le Dénombrement de Bethléem.

Pieter Brueghel l’Ancien. Le Dénombrement de Bethléem, 1566. Huile sur panneau de bois, 115,5 x 163,5. Musée Oldmasters, Bruxelles

Tx.1-Incipit
Pieter Brueghel l’Ancien. Le Dénombrement de Bethléem, 1566. Huile sur panneau de bois, 115,5 x 163,5. Musée Oldmasters, Bruxelles

Il suscite ainsi l’intérêt du lecteur par son énonciation originale, car le conteur-narrateur semble parfois laisser la place au regard et à la parole du bœuf, dont le regard, à la émerveillé et étonné, prête souvent à sourire en prenant du recul sur l’interprétation strictement religieuse.   

Extrait 2 : le surnaturel 

Pour lire le texte

Tx.2-Surnaturel

Dans son récit de la Nativité, « Le bœuf et l’âne de la crèche », introduit dans son recueil L’Enfant de la haute mer (1931), paru auparavant dans La Nouvelle Revue Française, Supervielle s’inspire des textes bibliques, mais aussi d'œuvres d’art. Cependant, en sous-titrant son recueil « Contes », il annonce à son lecteur la tonalité choisie, notamment la place du merveilleux, qu’il traite de façon particulièrement originale. Ainsi, dans ce passage, qui se situe au matin de la naissance de Jésus, comment la place accordée aux animaux renouvelle-t-elle la représentation de la Nativité ? 

La place du surnaturel

Une représentation traditionnelle de la crèche

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Le bœuf et l'âne

L’image initiale positionne les animaux comme s’ils étaient vus par un observateur lui-même situé à l’intérieur de l’étable : « L'âne se tient à gauche de la crèche, le bœuf à droite ». Cependant, la comparaison, « comme s’ils posaient pour quelque peintre invisible », rappelle d’où Supervielle tire cette image, fixée à jamais par de nombreux tableaux de la Nativité. Il en fait donc d'emblée une représentation imaginée par les hommes.

Jean Léon Gérôme, Le Siècle d’Auguste et la naissance de N.S. Jésus Christ  (détail), 1855. Huile sur toile, 620 x 1014. Musée de Picardie, Amiens 

Jean Léon Gérôme, Le Siècle d’Auguste et la naissance de N.S. Jésus Christ  (détail), 1855. Huile sur toile, 620 x 1014. Musée de Picardie, Amiens 

L'ange

C’est aussi à ces tableaux qu’il emprunte la présence d’un « ange lumineux » qui « apparaît dans l’étable ». La précision lors de son départ, « dans un bruissement d’ailes » rappelle aussi la représentation traditionnelle de cet être sacré.

Mais, à nouveau, Supervielle introduit trois étrangetés :

        Un ange est, traditionnellement, un être surnaturel, intermédiaire entre dieu et les hommes. Or, ici, il naît du rêve de l’enfant, représenté comme une sorte de paysage intérieur, il « l'attend à quelques pas derrière le sommeil », nous rappelant alors l’expression familière pour un bébé : il ‘‘sourit aux anges ». De même, son arrivée, « il sort tout vif du rêve de Jésus », donne l’impression qu’il a été créé à cette occasion.

       Le narrateur en fait ensuite un peintre, rôle qui l’éloigne de la dimension surnaturelle pour le rapprocher à nouveau du monde humain, celui d’un peintre : «  il peint un nimbe très pur autour de sa tête. Et un autre pour la Vierge, et un troisième pour Joseph. » Cette explication des auréoles, illustrées dans de nombreux tableaux de la Nativité, fait sourire…

         Enfin, son départ est accompagné d’une comparaison étrange, qui transforme l’ange en une sorte d’oiseau marin, avec ses ailes formées de « plumes dont la blancheur toujours renouvelée et bruissante ressemble à celle des marées. » L’être céleste se rapproche ainsi de la réalité terrestre.

Le nouveau-né

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Les deux premières brèves phrases de son portrait font de lui un bébé ordinaire : « L'enfant baisse les paupières. Il a hâte de se rendormir. » Mais le double rôle accordé à l’ange fait glisser cette image vers le sacré : « « pour lui apprendre ou peut-être pour lui demander quelque chose. » Si le premier relève, en effet, de sa fonction traditionnelle de messager, venu annoncer aux hommes le message divin, le second, sous forme d’hypothèse, montre que l’enfant est, lui aussi, un être divin, auprès duquel l’ange vient chercher le message à transmettre. La juxtaposition qui dépeint ensuite l’enfant en mentionnant « les irradiations de la chair divine » souligne encore davantage la dimension sacrée, car elle traduit aussi le dogme de l’incarnation, étymologiquement ‘‘action d’entrer dans la chair’’, qui fait de Jésus le fils envoyé par dieu le père, donc « divin », parmi les hommes, mais doté de « chair » comme eux, pour leur offrir le salut. 

La représentation animale 

Des caractères contrastés

 

Le récit et les discours rapportés mettent en évidence leurs caractères différents, avec une évidente préférence du conteur pour le bœuf.

L’âne

L’âne fait preuve d’un évident orgueil, souligné par l’opposition des pronoms personnels toniques, et de mépris envers son compagnon : « Toi tu n'as certainement rien fait, mais tu oublies que moi j'ai porté la Vierge. » Il lui dénie même toute part d’intelligence, « Il n'y a pas que le nimbe. Je suis sûr, bœuf, que tu n'as pas remarqué que l'enfant baigne dans une sorte de poussière merveilleuse ou, plutôt, c'est mieux que de la poussière. » Mais quand le bœuf le rejoint dans cette observation par la précision apportée, « C'est comme une lumière, une vapeur dorée qui se dégage du petit corps. », la brutalité de son rejet l’accuse même brutalement de mentir hypocritement : « Oui, mais tu dis ça pour faire croire que tu l'avais vue. »

Philippe Péneaud, La Nativité du Christ (détail). Haut-relief, sculpture sur bois, fin XXème siècle.

Le bœuf

En revanche, la première remarque du narrateur, qui qualifie le bœuf d’« ami d’un certain protocole », montre son respect de la tradition, que confirme son discours, empreint de modestie, avec sa question : « Il n'y a pas eu de nimbe pour nous, constate le bœuf. L'ange a sûrement ses raisons pour. Nous sommes trop peu de chose, l'âne et moi. Et puis qu'avons-nous fait pour mériter cette auréole ? » De plus, la question qu’il se pose, « « Comment se fait-il que la Vierge si belle et si légère cachait ce bel enfançon ? », au-delà de son humilité, révèle la conscience du sacré que lui prête Supervielle, car, l’adjectif « légère », en donnant l’impression d’une grossesse non visible, ne rappelle-t-il pas ici le dogme catholique de l’Immaculée Conception ?

Face aux attaques de l’âne, cependant, il se rebelle pour se défendre, en invoquant son expérience : « Pourquoi dis-tu toujours que je ne comprends pas. J'ai vécu plus que toi. J'ai travaillé dans la montagne, en plaine, et près de la mer. » Son agacement se perçoit aussi dans sa question pour répondre à l’accusation de l’âne : « Je ne l'avais pas vue ? »

Philippe Péneaud, La Nativité du Christ (détail). Haut-relief, sculpture sur bois, fin XXème siècle.

Le rôle des animaux dans le récit

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L’image décalée du bœuf

Tous deux participent à l’image du sacré, puisque l’âne a noté la luminosité que diffuse l’enfant. Supervielle accorde la primauté au bœuf, en en faisant le premier chrétien : « le ruminant a disposé, en signe d'adoration, une branchette délicatement entourée de brins de paille qui figurent fort bien les irradiations de la chair divine. » Le commentaire du narrateur, « C’est la première chapelle », souligne son rôle, mais le lecteur peut sourire de ce culte animal. C’est aussi ce que marquent les deux phrases finales de l’extrait, qui soulignent son évolution : « Et manger semblait au bœuf de plus en plus inutile. Le bonheur le rassasiait. » Cette mise au régime face à une végétation sacralisée peut, certes, faire sourire à nouveau, car le récit a longuement insisté sur sa masse imposante, qu’il déplore lui-même. Mais c’est en cela précisément qu’il exprime sa participation au sacré, sa foi suffisant à nourrir, non plus son corps mais son âme : « Le bonheur le rassasiait. »

Cependant l’énonciation originale marque un recul par rapport à la représentation sacrée de la Nativité. Par exemple, dès le début de l’extrait, en qualifiant le bœuf d’« ami du protocole », le terme « protocole » fait de la tradition, leur place autour de la crèche, une sorte de convention humaine, comme une soumission à la hiérarchie… De même, la présentation de l’autel improvisé par le bœuf, avec le choix de « la paille », marque un glissement de la volonté d’« adoration », terme à connotation religieuse, à une simple superstition : « Cette paille, le bœuf l'avait apportée du dehors. Il n'osait toucher à celle de la crèche : comme elle était bonne à manger il en avait une crainte superstitieuse. »

L’expression du panthéisme

Enfin, le regard de l’animal permet aussi à Supervielle de faire de cette Nativité chrétienne la source d’un panthéiste : tout l’univers devient alors porteur du sacré, par l’âme dont il dote toute créature. Il crée ainsi une communication entre elles, y compris celles considérées comme inanimées : « Alors que les pierres mettent d'habitude si longtemps à comprendre, il y en avait déjà beaucoup dans les champs qui savaient. Ils rencontrèrent même un caillou qui, à un léger changement de couleur et de forme, les avertit qu'il était au courant. » Le récit s’inscrit alors dans le merveilleux propre au conte, mais à nouveau comment ne pas sourire en imaginant les efforts que doivent accomplir les deux animaux : « Il y avait aussi des fleurs des champs qui savaient et devaient être épargnées. C'était tout un travail de brouter dans la campagne sans commettre de sacrilège. » ?  

CONCLUSION

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Plusieurs éléments du récit restituent donc la dimension religieuse de cette aube de l’ère chrétienne. Mais Supervielle s’autorise à commenter cet héritage, et, surtout, en déléguant la parole aux animaux. Tout particulièrement, par le rôle accordé au bœuf, il introduit un décalage qui, en faisant sourire le lecteur, renouvelle l’image biblique.

Ainsi le conte, qui permet le mélange entre le merveilleux, ici dans sa dimension sacrée, et l’énonciation familière facilitée par le regard animal, prend tout son sens, à la fois plus poétique mais aussi en créant un univers où tout est empli de vie et d’âme, vision fréquente dans l’œuvre de Supervielle. 

Tx.3-Prières

Extrait 3 : les deux prières 

Pour lire le texte

Au cœur de son récit de la Nativité, « Le bœuf et l’âne de la crèche », introduit dans son recueil L’Enfant de la haute mer (1931), paru auparavant dans La Nouvelle Revue Française, Supervielle insère, avec un titre en italique, une « Prière du bœuf », dont il a montré, depuis le début, à quel point il est conscient de la dimension surnaturelle de cette naissance environnée de mystères, suivie de celle de l’âne, puis s’élargissant à l’univers entier. Comment ces choix d’énonciation permettent-ils à Supervielle de mettre en évidence sa vision du sacré ?

La prière du bœuf (lignes 1 à 21) 

Le fait d’introduire cette « Prière du bœuf » – ce qui n’est pas fait pour celle de l’âne –  la met en valeur, car elle permet à la fois de préciser le caractère de l’animal, et de mesurer la force de son adoration.

Un autoportrait sévère

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Le portrait que l’animal dresse de lui-même confirme sa modestie déjà perçue dans la première partie du récit. Il commence par reconnaître son « air ahuri et incompréhensif », ce qui renvoie à l’image traditionnellement péjorative du « bovin », sa grosseur physique s’associant à l’idée de lourdeur mentale et de bêtise. C’est cette même représentation que reprend son insistance ultérieure : « toutes ces pauvretés et ces confusions qui sont en moi ». C’est aussi celle que vient lui rappeler le reproche de l’âne, « Tais-toi, dit l'âne, qu'est-ce que tu as à soupirer ainsi, tu ne vois pas que tu l'empêches de dormir avec toutes tes ruminations », qu’il admet aussitôt : « Il a raison ». Le terme « rumination » est, en effet, à prendre dans son acception péjorative, une pensée obsessionnelle qui signale un état dépressif.

Tête de taureau, Rhyton de Knossos, XVIème siècle av. J.-C. Sculpture, musée d’Héraklion, Grèce

Il déplore ensuite son aspect physique, dépeint d’abord par une comparaison à « un petit rocher qui s’avance » qui, en le rapprochant du minéral, souligne son aspect massif.

Dans un deuxième temps, la place en tête de phrase de « Ces cornes » met en valeur cette caractéristique, dont il tente d’inverser le rôle. Elles suggèrent, en effet, un danger – pensons au taureau dans l’arène – ici nié : « Ces cornes, il faut bien que tu le saches, n'est-ce pas, c'est plutôt un ornement qu'autre chose, je vais même t'avouer que je ne m'en suis jamais servi. » Supervielle ne nous rappelle-t-il pas ainsi les plus anciennes représentations artistiques de cet animal, sacralisé, par exemple dans la civilisation minoenne ?

Enfin, il accentue des défauts plus personnels, en exprimant sa honte : « tu n'as peut- être pas remarqué que j'ai une grande cicatrice dans le dos et qu'il me manque du poil sur le côté, ce qui est assez vilain. »

Tête de taureau, Rhyton de Knossos, XVIème siècle av. J.-C. Sculpture, musée d’Héraklion, Grèce

Sa conclusion accentue son humilité, à travers une double suggestion, d’abord avec une comparaison : « Sans même sortir de ma famille on aurait pu désigner pour être ici mon frère ou mes cousins qui sont beaucoup mieux que moi. » La question que lui prête ensuite Supervielle, « Est-ce que le lion ou l'aigle n'auraient pas été plus indiqués ? », s’appuie sur le symbolisme animal traditionnel, « le lion » en tant que « roi » des animaux terrestre comme « l’aigle », emblème de prestige et de gloire.

L'invocation dans la prière

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L’interprétation du destinataire

La prière est adressée au nouveau-né, faisant alterner l’invocation laudative et la familiarité.

  • Plusieurs des termes employés reconnaissent la divinité du nouveau-né, interpellé, par exemple, par la formule « céleste Enfant », ou « merveilleux Enfant », avec une majuscule respectueuse. Il le nomme aussi par son nom chrétien, « Jésus » en l’associant à la « lumière », puis met en évidence la puissance de son incarnation humaine : « ta finesse, toi dont les petits pieds et les petites mains sont si minutieusement attachées à ton corps. »

  • Mais le tutoiement adopté installe une tonalité plus intime, jusqu’à la familiarité de l’appellation inattendue, « mon petit Monsieur », qui lui enlève la dimension  sacrée et fait sourire.

Le contenu de la prière

Ce même contraste se retrouve dans le contenu même de la prière.

          D’une part, il formule une action de grâce, reconnaissant la toute-puissance divine de l’enfant : « Comme je te remercie de pouvoir être agenouillé devant toi, merveilleux Enfant, et de vivre ainsi dans la familiarité des anges et des étoiles. » Par sa question étonnée, « pourquoi un jour il m'a suffi de tourner la tête pour te voir tout entier ? », il rend grâce au fait d’avoir été choisi pour recevoir cette révélation de la dimension sacrée de cet enfant, reconnu « tout entier », c'est-à-dire comme fils de dieu. C’est aussi ce que traduit sa réaction face au reproche que lui lance l’âne : « il faut savoir se taire quand c'est l'heure, même si l'on ressent un bonheur si grand qu'on ne sait où le loger. » De même, ses demandes, « mets un peu […] en moi », « apprends-moi un peu », toutes modestes qu’elles soient, traduisent sa croyance dans le pouvoir de l’enfant divin.

         D’autre part, à plusieurs reprises, ses demandes, à travers des injonctions ou des questions, introduisent des doutes : « Il ne faut pas me juger… », « Est-ce que je ne pourrai pas un jour, ne plus ressembler […] ? », « Il faut bien que tu le saches, n’est-ce pas… », « je vais même t’avouer… », « tu n’as peut-être pas remarqué… ». Il sous-entend ainsi une ignorance de la part de cet enfant dont la nature céleste se trouve alors minimisée. Mais il va plus loin, en osant formuler plus nettement un reproche, prudent cependant : « Parfois je me demande si tu n'aurais pas été mal informé et si c'est bien moi qui devrais être ici ». Il s’autorise même une remise en cause du choix divin, masquée par le pronom indéfini : « on aurait pu désigner pour être ici mon frère ou mes cousins qui sont beaucoup mieux que moi ».

Or, cette familiarité et, surtout, cette accusation donnent au lecteur l’impression que la Nativité n’est finalement qu’une mise en scène que le metteur en scène n’aurait pas parfaitement réalisée. Supervielle nous fait ainsi glisser du sacré à la désacralisation.

La prière de l'âne (lignes 22 à 32) 

Un autoportrait implicite

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Le connecteur qui marque la transition, « Mais l’âne priait aussi. », révèle déjà un premier trait de caractère. Alors qu’il vient de reprocher au bœuf ses « ruminations », une prière à haute voix puisqu’il risque de réveiller l’enfant endormi, l’âne en fait une aussi, mais silencieusement – d’où l’absence de titre intérieur – donc de façon plus hypocrite. À travers ses plaintes, nous  constatons qu’il endosse le rôle de victime, par exemple quand il évoque les « pierres [qui] resteront à leur vraie place sur le bord du chemin », nous comprenons qu’il a l’habitude qu’on les lui lance. Enfin, ses questions, même si elles reconnaissent ses défauts, font surtout ressortir son caractère jaloux : « Et pourquoi le bœuf qui est plus fort que moi ne porte jamais personne sur le dos ? Et pourquoi mes oreilles sont si longues et je n'ai pas de crins à ma queue, et mes sabots sont si petits et mon poitrail est resserré et ma voix a la couleur des intempéries ? » 

Une prière contrastée

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La prière mêle à la fois des revendications et une espérance.

         Les revendications sont autant de reproches adressés au créateur, qui remettent en cause, à la fois sa nature d’âne, ses « oreilles », sa « queue », ses « sabots », son « poitrail » et sa « voix », et le travail qui lui a été imposé « sur le dos », ensemble qu’il juge raté, mais, plus encore, le monde créé : « Pourquoi donc y aurait-il encore des côtes et même des montagnes sur notre route ? Est-ce que de la plaine partout ne ferait pas l'affaire de tout le monde ? »

         L’espérance, cependant, avec l’emploi du futur proche, sous-tend sa prière, formulée au nom de tous ses congénères. Il imagine une vie terrestre heureuse, pour le présent mais aussi pour l’avenir : « Ânes de trait, ânes de bât, la vie va être belle sous nos pas et dans de gais pâturages les ânons attendront les événements. » 

Joseph Brickey, Le Voyage vers Bethléem, vers 2000. Huile sur toile

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Même si l’interpellation reste très familière, elle révèle qu’il admet le pouvoir protecteur divin de l’enfant : « Grâce à toi, petit jeune homme, les pierres resteront à leur vraie place. » Sa prière se conclut aussi sur cet espoir de vivre un changement de sa nature même : « Mais ce n'est peut-être pas là quelque chose de définitif ? »

Un univers merveilleux (lignes 33 à la fin) 

Une forme de panthéisme

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À la fin du passage, la dimension sacrée s’élargit à l’univers entier, dont Supervielle, reprenant la tradition du conte, personnifie les éléments célestes : « Durant les nuits qui suivirent, ce fut tantôt à une étoile et tantôt à une autre d'être de garde. Et parfois à des constellations tout entières ». L’image de ce relais ainsi établi entre les étoiles, leur donne un aspect militaire, qui prête à sourire, de même que l’action du « nuage », qui apporte son appui en masquant leur déplacement : il « occupait toujours la place où auraient dû se trouver les étoiles absentes. L’univers s’anime ainsi, jusqu’à se métamorphoser de façon quasi magique : les étoiles sont capables de changer de taille, de « se faire toutes petites », et de modifier leur intensité : « garder pour elles seules leur excès de chaleur, de lumière, et leur immensité, ne répandant que le nécessaire pour chauffer et éclairer l'étable ». Le commentaire du narrateur, qui se place en témoin de la scène, soutient ici la tonalité propre au conte : « c'était merveille de voir les Infiniment Éloignées se faire toutes petites ». En expliquant la raison de leur transformation, Supervielle leur accorde le rôle d’adjuvant, lui aussi propre aux personnages des contes, et magnifie le lien affectif entre l’étable où est né « un enfant », appellation banale alors qu’elle est devenue pourtant lieu du sacré, et le monde céleste, qui s’en fait l’écho.

Un message sacré ?

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Mais Supervielle joue sur cette tonalité du conte pour proposer une interprétation très personnelle du récit de la Nativité, qui, traditionnellement, a accordé un rôle à une étoile, celle qui a guidé les rois mages vers Bethléem. Déjà il multiplie ce rôle, puisque toutes y participent, et, en les qualifiant d’une périphrase, « les Infiniment Éloignées », telle celles propres à l’épopée homérique, à la fois il les poétise et rappelle au lecteur terrestre à quel point l’espace céleste sollicite l'imagination. C’est aussi ce qui explique la formule qui exprime le rôle du « nuage » : « cacher le secret du ciel ». Entre « secret » et « sacré », l’écart n’est-il pas faible ?

La nuit de la Nativité

Or, les points de suspension ponctuant la phrase nominale, « Premières nuits de la chrétienté… », reproduisent précisément cet espace réservé à l’imaginaire, particulièrement vaste durant la nuit, le temps du rêve. Les précisions qui ferment l’extrait différencient, en effet, le temps du jour, un temps profane, du temps nocturne, « après le coucher du soleil », qui permettrait de reconnaître le sacré. 

La nuit de la Nativité

D’où l’affirmation insistante d’une métamorphose, « La Vierge, Joseph, l'Enfant, le Bœuf et l'Âne, étaient alors extraordinairement eux-mêmes. » Mais, la formule « leur propre ressemblance » introduit l’idée étrange que la Nativité, représentée par les hommes,  relèverait de leur imaginaire, et que ce serait lui qui permettrait la foi chrétienne, car leur image, « prenait après le coucher du soleil une concentration et une sécurité miraculeuses. » L'adjectif « miraculeuses » ferait donc naître le miracle chrétien de l'imaginaire profane des humains... 

CONCLUSION

 

Ce passage, central dans le récit, offre un double intérêt.

        Il complète d’abord le portrait des deux animaux, en justifiant la place prépondérante que Supervielle accorde au bœuf, qu’il rend plus sympathique tout en le faisant davantage porteur de la dimension sacrée.

        Mais il confirme aussi le traitement particulier, mêlant le sourire et la poésie, que Supervielle applique au récit biblique dont il a hérité. Tout en en préservant la dimension  sacrée, il dépasse la stricte interprétation chrétienne en recourant à toutes les ressources de la tonalité merveilleuse propre au conte. Cela lui permet ainsi, comme dans toute son œuvre poétique, de mettre en valeur la puissance de l’imagination, capable de métamorphoser la réalité du cosmos en un univers chargé d’âme

Extrait 4 : le lion 

Tx.4-Lion

Pour lire le texte

Conformément à son héritage sur la Nativité, à la fois les récits bibliques et les œuvres d’art qui les ont illustrés, Supervielle a repris dans son récit, « Le bœuf et l’âne de la crèche », introduit dans son recueil L’Enfant de la haute mer (1931), paru auparavant dans La Nouvelle Revue Française, les visites effectuées à Bethléem, d’abord, en très peu de lignes, celles des « voisins », « des pauvres gens », ensuite celle des trois rois mages, décrite un peu plus longuement. Enfin, il consacre une plus longue partie à une invention personnelle, la visite de tous les animaux, et, parmi eux, une place importante est réservée au lion, comme pour faire écho à la formule « se tailler la part du lion », et au symbolisme de ce fauve, dû à une longue tradition animalière depuis l’antiquité, qui en fait le roi des animaux. Quelle image originale de cet animal la construction de ce passage met-elle en évidence ?

À la cour du roi Noble, Le Roman de Renart. Illustration, fin XIIIème siècle. BnF

Un fauve dangereux 

À la cour du roi Noble, Le Roman de Renart. Illustration, fin XIIIème siècle. BnF

La peur du bœuf et de l'âne

 

Tous les animaux sont conviés à cette visite, même les plus dangereux ; or, le récit a déjà montré le comportement respectueux du serpent ou des insectes venimeux. Mais le danger est remis en valeur à l’arrivée du lion, qui effraie tous les assistants, regroupés dans le pronom indéfini « on sentit ». Et, parmi eux, c’est par le bœuf et l’âne que cette peur est transmise : « Tout de même, quand on sentit à son odeur que le lion approchait, le bœuf et l'âne ne furent pas tranquilles. », « L’inquiétude du bœuf et de l’âne s’augmentait ». 

Gustave Doré, « Le Lion et l’âne chassant », 1867. Estampe pour illustrer le recueil de Fables de La Fontaine, 1668, II, 19. BnF l

Gustave Doré, « Le Lion et l’âne chassant », 1867. Estampe pour illustrer le recueil de Fables de La Fontaine, 1668, II, 19. BnF l

Supervielle oppose, dans un second temps, la puissance du lion à la faiblesse du bœuf et de l’âne, qui, par tradition, doivent reconnaître leur infériorité, car elle remonte au temps lointain des fables, d’où la formulation : « il était décent, ils le voyaient bien, qu'ils fussent totalement paralysés devant le lion. » Le commentaire du narrateur accentue d’ailleurs sa force par la comparaison aux symboles de Zeus, le maître des cieux dans l’antiquité : « Ils ne pouvaient pas plus songer à s'attaquer à lui qu'au tonnerre ou à la foudre. »

L’écrivain utilise ensuite la focalisation interne pour reproduire les réflexions et les sentiments du bœuf, partagé entre la confiance et la conscience de la menace, que les points de suspension laissent planer : « Le bœuf appréciait les généreuses raisons qui motivaient la confiance de la Vierge et de Joseph. Mais placer un enfant, cette délicate lumière, à côté d'une bête dont le souffle pouvait l'éteindre d'un seul coup... » La métaphore qualifiant l’enfant, qui le fragilise, contraste avec la violence brutale prêtée à l’animal ». 

Enfin, le récit rappelle l’ascèse entreprise par le bœuf, qui l’a totalement transformé, jusqu'à le qualifier, de façon plaisante d'« aérien »   : « Et le bœuf, affaibli par le jeûne, se sentait plutôt aérien que combatif. » Aucun des deux animaux ne peut donc résister à cette puissance.

Le portrait d'un fauve

 

La puissance du fauve est d’abord dépeinte à travers celle de son « odeur », qui dépasse les odeurs relevant, elles, du sacré : « Et d'autant moins que cette odeur traversait, sans même y faire attention, l'encens et la myrrhe et les autres parfums que les rois mages avaient largement répandus. » La sauvagerie semble ainsi toute-puissante.

C’est ce que confirme son entrée en scène, soulignée par le présent de narration, « entre », et empreinte de majesté et de la fierté par l’image de « sa toison, que n'avait jamais peignée que le vent du désert ». La négation restrictive souligne ici la nature indomptée du fauve. Plusieurs éléments de son portrait mettent en évidence les caractéristiques qui le rendent cruel et dangereux, à travers une forme de beauté  : « ses griffes rétractiles et ses maxillaires mus par des muscles très puissants », « ses admirables dents », « son énorme tête, comme une explosion de crins et de poil ». Lui-même reconnaît, dans son discours directement rapporté, sa puissance : « Qu'ai-je donc fait pour être si grand et si fort ? »

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Image couleur pour illustrer « Le Lion et le Moucheron » de La Fontaine, Fables, 1668, II, 9

Une métamorphose merveilleuse 

Cependant, dès son entrée, son portrait présente un contraste entre sa fière allure et « ses yeux mélancoliques », tristesse interprétée par le narrateur. C’est ce sentiment qui explique le comportement qu’il adopte. 

Une transformation miraculeuse du fauve

 

Comme le bœuf au début du conte, par « modestie »,  il fait tout pour diminuer la place que sa nature de « roi » et la peur qu’il suscite l’autoriseraient à occuper. Pour insister sur son choix, à deux reprises le narrateur se pose en témoin, « on voyait », « on le voyait bien », avant de l’interpréter : « sa grande préoccupation consistait à prendre le moins de place possible dans l'étable et que ce n'était pas facile, à respirer sans rien déranger autour de lui, à oublier ses griffes rétractiles et ses maxillaires mus par des muscles très puissants. » Le rythme ternaire de la phrase met en évidence les pénibles efforts que cela exige de sa part.

Jules Comparat, « Sainte Blandine et les lions », 1886. Relief du tympan, portail de l’église Sainte-Blandine, Lyon

Le commentaire va encore plus loin quand l’attention se fixe sur sa démarche, ralentie par l’imparfait de durée, mais que l’apposition et surtout la comparaison font contraster avec la majesté d’un roi : « Il avançait, paupières baissées, cachant ses admirables dents comme une maladie honteuse ». Supervielle s’amuse alors à doter son narrateur-témoin d’une prescience de l’avenir, par sa prolepse qui le projette dans le temps des martyrs : « et avec tant de modestie qu'il appartenait, on le voyait bien, à la race des lions qui devaient refuser un jour de dévorer sainte Blandine. » La dernière image montre ce fauve indomptable dans une position de soumission : le roi des animaux s’incline devant le « roi » qui vient de naître.  

Jules Comparat, « Sainte Blandine et les lions », 1886. Relief du tympan, portail de l’église Sainte-Blandine, Lyon

Un animal souffrant

 

Cette transformation relève du miracle. Mais le récit ne transmet aucune joie : au contraire, il met en valeur la douleur de l’animal, reconnue de tous les assistants, à commencer par Marie, consciente de ses efforts : « La Vierge eut pitié et voulut le rassurer d'un sourire semblable à ceux qu'elle réservait pour son enfant ». C’est ce même sentiment, mais collectif, que le lexique, « tristement », « accablé », « peine », exprime à la fin du passage.

Un regard "mélancolique"

Les commentaires du narrateur, qui traduisent au discours direct l’attitude de l’animal sauvage, donnent un sens original à sa métamorphose. Dans le premier, «  Je suis le lion, qu'y puis-je, je ne suis que le roi des animaux. », au-delà de la négation restrictive, qui l’amène à reconnaître la royauté du nouveau-né, sa question rejette sur le créateur les caractéristiques de sa nature de fauve. Le second discours, en gradation, « sur un ton plus désespéré encore », prolonge cette accusation. Par ses protestations d’innocence, et l’invocation de la nécessité, légitime, de nourrir ses enfants, il prend le créateur lui-même à témoin : « Qu'ai-je donc fait pour être si grand et si fort ? Vous savez bien que je n'ai jamais mangé que poussé par la faim et le grand air. Et vous comprendrez aussi qu'il y avait la question des lionceaux. » 

Un regard "mélancolique"

Supervielle, cependant, en généralisant ensuite sa plainte, nous fait sourire en imaginant le généreux effort du lion pour changer son alimentation : « Nous avons tous plus ou moins essayé d'être herbivores. Mais l'herbe n'est pas faite pour nous. Ça ne passe pas. » Le decrescendo rythmique marque l’échec, illustré par son accablement final.

CONCLUSION

 

En fait, à travers le récit de la transformation que sa visite au nouveau-né impose à l’animal, Supervielle repose ici la grande question métaphysique du l’existence du « mal » : dans l’optique chrétienne, qui pose un dieu créateur, peut-on le reprocher à la créature ? Si l’homme a été créé libre, et peut donc ne pas céder à la tentation du commettre le mal, l’animal a-t-il cette liberté ?

Mais, plus qu’un philosophe, ce passage fait surtout de Supervielle un fabuliste, qui personnifie son animal, en le dotant de sentiments, comme il l’a fait dans d’autres œuvres, un autre conte par exemple, L’Arche de Noé (1914), ou des recueils de poèmes, Les Amis inconnus (1934) ou La Fable du monde (1938). Cependant, c’est un fabuliste contestataire, puisqu’il choisit de briser le symbolisme traditionnel du « roi des animaux », le transformant en une sorte de gros chat attendrissant, pour lequel le lequel ne peut qu’éprouver pitié et tendresse…​

Extrait 5 : vers le dénouement 

Tx.5-Dénouement

Pour lire le texte

Conformément à son héritage sur la Nativité, à la fois les récits bibliques et les œuvres d’art qui les ont illustrés, Supervielle a repris dans son récit, « Le bœuf et l’âne de la crèche », introduit dans son recueil L’Enfant de la haute mer (1931), paru auparavant dans La Nouvelle Revue Française, les visites effectuées à Bethléem, avec le double regard, du narrateur et du bœuf, qui les observent et les interprètent. Le temps s’écoule ensuite, tandis que la métamorphose du bœuf s’accentue : le dénouement est proche. Comment l’entrelacement entre le récit et les discours rapportés complète-t-il le portrait et le rôle de l’animal ?

Une douloureuse ascèse (lignes 1 à 10) 

Un ascète d’Asie, 1800-1911. Statuette grès et biscuit. Musée Cernuschi, musée des Arts de l’Asie de la ville de Paris,

Le récit du narrateur

 

Dès le début, le conte a marqué la différence entre l’âne et le bœuf. Le premier, en effet, tout en participant aux événements merveilleux, reste à distance, tandis que le second, lui, entre immédiatement dans le domaine du sacré, privilégiant la nourriture spirituelle à la nourriture de son corps. D’où la comparaison introduite par le narrateur : « à la manière des ascètes de l’Asie ». Supervielle reprend ici une image traditionnelle, illustrée par de nombreuses œuvres d’art, celle du sage-ascète, qui, en choisissant une vie de privations, refuse les biens terrestres pour s'adonner à la spiritualité. La répétition, « lui coupaient la respiration » et « Ayant pris l’habitude de retenir son souffle », nous rappelle d’ailleurs les yogis, dont toute l’ascèse repose sur la maîtrise de la respiration. Il accède ainsi au monde spirituel, jusqu’à rejoindre l’état supérieur des mystiques, capables de voir des « apparitions surnaturelles » : « il devint lui aussi visionnaire », « il connut de véritables extases ».

Un ascète d’Asie, 1800-1911. Statuette grès et biscuit. Musée Cernuschi, musée des Arts de l’Asie de la ville de Paris,

Cependant, Supervielle, comme souvent dans ce conte, prend du recul par rapport à cette plongée dans le surnaturel, par le jugement souriant porté sur son personnage, « moins à l’aise dans la grandeur que dans l’humilité », « un scrupule le guidait ». Il souligne ainsi la distance prêtée à l’animal par rapport à ce qui relève de l’irrationnel. Mais Supervielle joue sur le registre du merveilleux chrétien, par l’antithèse qui oppose la faculté « d’imaginer des anges et des saints », propre au conte, et l’affirmation de réalisme, rendue insistante par la négation restrictive et l’adverbe : « Il ne les voyait que si réellement ils se trouvaient dans le voisinage. » 

Le monologue intérieur

 

Le monologue intérieur, la plainte de l’animal soulignée par la répétition de la déploration, « pauvre de moi », complète ce portrait. Il est soutenu par le contraste lexical entre la nature de l’animal, sa lourdeur de « bovin », son statut de « bête de somme », qui l’infériorise, et cette faculté surnaturelle, « ces apparitions » qu’il perçoit. C’est ce qui explique qu’il en soit « effrayé » et si elles lui « semblaient suspectes », c’est parce qu’il s’en juge indigne. Pire encore, en reprenant sa caractéristique, ses « cornes », il en arrive à remettre en cause son entrée dans le monde spirituel, en se comparant au « démon » : « Pourquoi ai-je les cornes comme lui, moi qui n’ai jamais fait le mal ? Et si je n’étais qu’un sorcier ? » Ses questions révèlent ses doutes, douloureux, mais aussi – comme le faisait le lion – sa protestation d’innocence.  

Le dialogue (lignes 11 à 18) 

Servant de transition, le dialogue rétablit la tonalité familière et réaliste du récit. Les interventions de Joseph et de l’âne ré-introduisent, en effet, la dimension physique, terrestre, du bœuf « qui maigrissait à vue d’œil », chacun à sa façon :

         Joseph se comporte en maître, avec une injonction énergique : « Va donc manger dehors ! s’écria-t-il. » Le ton de son rejet est très familier, mais reste amical : « Tu es là toute la journée fourré dans nos jambes, tu n’auras bientôt plus que la peau sur les os. »

        L’âne, lui, garde le ton un peu méprisant adopté depuis le début, car il fait de cette maigreur un défaut en touchant le point faible de son compagnon : « C’est vrai que tu es maigre, dit l’âne. Tes os sont devenus si pointus qu’il va te sortir des cornes sur tout le corps. » Cette menace ne peut que paraître cruelle au bœuf, en rejoignant sa propre préoccupation.

L'autoportrait (lignes 19 à la fin) 

Ce second monologue intérieur est construit sur un contraste entre sa nature animale et son aspiration au sacré

La nature animale

 

L’animal est lucide sur son état, et tente donc de se persuader lui-même de la nécessité de tenir compte de son corps, en s’interpellant par ses injonctions insistantes  : « « Il a raison. Il faut vivre. Tiens, prends donc cette belle touffe de vert. », « Allons, mange donc, bœuf, ne t’occupe pas de ça.». Son autoportrait final confirme la dégradation de son état physique, avec des insomnies, « au milieu de la nuit », et le résultat douloureux de ses génuflexions : « Ton cuir de bœuf est tout usé à la jointure de l’os ; encore un petit moment, et les mouches vont s’y mettre. » Il tente donc de résister à l’appel du sacré, en multipliant les négations : « Il ne faut pas […] ni rester si longtemps auprès de la crèche sur un seul genou pour que ça te fasse mal. »

Bœuf au pâturage

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Fra Filippo Lippi, La Nativité, 1467-1469. Fresque, dôme de la cathédrale de l’Assomption, Spolète

La force du surnaturel

 

Mais la force de la dimension sacrée l’emporte. Ainsi, alors même qu’il essaie de manger, le recul est immédiat : « Et cette autre ? Tu t’imagines donc qu’elle est vénéneuse ? Non, je n’ai pas faim. » Ainsi cette négation du corps est accompagnée d’une affirmation de la puissance du surnaturel, d’abord dans l’exclamation, avec ma majuscule qui soutient la divinisation du nouveau-né : « Qu’il est beau cet Enfant tout de même ! » Sa description du « beau monde céleste », dans son énumération naïve, souligne le sens de la Nativité, l’incarnation du fils de dieu dans les conditions les plus humbles, dans la pauvreté et le dénuement : « Et ces grandes figures qui entrent et qui sortent et respirent par leurs ailes toujours battantes. Tout ce beau monde céleste qui pénètre sans se salir dans notre simple étable. » La formule familière, « le bonheur qui vient te tirer les oreilles », fait sourire, mais indique bien comment sa foi ardente lui apporte une réelle plénitude.

Fra Filippo Lippi, La Nativité, 1467-1469. Fresque, dôme de la cathédrale de l’Assomption, Spolète

CONCLUSION

 

Cet extrait, qui fait alterner le récit et les discours rapportés directement, avec une place importante réservée aux réflexions, aux « ruminations », du bœuf, permet à Supervielle de poursuivre le sens original que le regard animal donne au conte. D’un côté, il préserve la tonalité merveilleuse, caractéristique du conte, ici en lien avec le sacré en relation avec le thème choisi, la Nativité chrétienne, tout en prenant du recul par la familiarité de la relation entre les personnages, et, surtout, par la distance que prend le bœuf lui-même, en raison de sa nature de « bovin ». Le lecteur en arrive ainsi à sourire... malgré le triste état de l'animal.

Ce passage annonce aussi un dénouement, dont nous pressentons, vu l’ascèse de l’animal, qu’il ne conduira pas à la fin heureuse habituelle dans un conte. Supervielle en fait la victime, consentante, de cette merveilleuse Nativité, et touche ainsi son lecteur, car tout le conte a cherché à rendre cet animal sympathique et émouvant. Or, les représentations et les récits de "la fuite en Égypte" ne montrent que l'âne... Peut-être est-ce ce qui a amené l'écrivain à imaginer son sort, en le faisant disparaître par sa mort. Mais ne nous interroge-t-il pas ainsi sur une forme d'injustice, puisque c'est lui qui a été le plus sensible à la valeur sacrée de la Nativité ? 

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