
AIMER LA LITTÉRATURE
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Boris Vian, L'Écume des jours, 1947
L'auteur (1920-1959) : une jeunesse polymorphe

La maladie
À 12 ans, une angine infectieuse marque le début d’une maladie cardiaque, qui s’accentue à la suite d’une fièvre typhoïde (1935). En 1951, sa faiblesse cardiaque lui interdit de poursuivre sa pratique de la trompette. Il est atteint d’une crise grave d’œdème pulmonaire en 1956. Il meurt pendant la projection du film tiré d’une de ses œuvres, J’irai cracher sur vos tombes.
La vie professionnelle
Après des études brillantes (deux baccalauréats, Philo et Scientifique), à 22 ans il obtient le diplôme d’ingénieur de l’École Centrale, et entre à l’AFNOR (Association française de Normalisation). Il abandonne ce métier en 1947 pour se consacrer uniquement aux arts : littérature, théâtre, musique, cinéma… Il travaille notamment pour de grandes maisons de disques : Philips, Barclay.
La musique
C’est pour lui une passion de jeunesse, notamment pour le jazz. À 16 ans, il fonde un orchestre amateur avec ses frères et des camarades et adhère au Hot Club de France. À la fin de la guerre, il joue de la trompette dans un orchestre amateur, et fréquente assidûment le quartier des « zazous » de Saint-Germain-des-Prés. Il écrit de nombreux articles pour des magazines de jazz, par exemple Jazz Hot, ou des journaux, tel Combat.
Les amitiés
Vian fréquente tous les écrivains de cette époque, par exemple Queneau, qui appuie la publication de L’Écume des jours, Cocteau, Prévert… Il collabore notamment à la revue Les Temps modernes de Sartre, dont il éloignera quand la revue se politisera. Proche de Jarry, dont il apprécie l’absurde, il entre au « collège de Pataphysique » en 1952, « société de recherches savantes et inutiles » qui publie de nombreux textes inspirés à la fois du mouvement surréaliste et de l’Absurde.

Boris Vian, à l'époque de La Joconde, 1957
Un site officiel pour une biographie très complète
Une œuvre variée
Boris Vian a composé les paroles et la musique de très nombreuses chansons, qui évoquent le monde moderne (« La complainte du progrès »), parfois engagées politiquement, comme « La java des bombes atomiques », ou « Le déserteur ». En pleine guerre d’Algérie, cette dernière est d’ailleurs censurée. Il compose également un opéra, Le Chevalier de neige, représenté en 1953.


Sous le nom d’emprunt de Vernon Sullivan, Vian publie trois œuvres, qui parodient le roman noir américain : J’irai cracher sur vos tombes (1946), Les Morts ont tous la même peau (1947) sur la ségrégation raciale aux USA, et Elles ne se rendent pas compte (1950), un polar qui se déroule aux USA dans le milieu des trafiquants de drogue. Le premier livre lui vaut un procès pour « outrage aux mœurs », puis son adaptation au théâtre, créé en 1948, est aussitôt interdite. Un autre procès renouvelle, en 1950, la condamnation de ces œuvres, jusqu’à une amnistie, en 1953.
Sous son nom propre, Vian a pratiqué tous les genres littéraires : la poésie, avec Cent sonnets, œuvre débutée en 1941, des nouvelles, du théâtre, des scénarios de films, et de très nombreux articles. Enfin il a composé des romans, dont les plus connus sont L’Écume des jours (1947), L’Herbe rouge (1950) et L’Arrache-cœur (1953).
Sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1946
"Le déserteur", 1954
Une remarquable exposition et un dossier de la BnF
L’ensemble de son œuvre est très marqué par le surréalisme, auquel il emprunte le goût de la provocation sociale, le sens du merveilleux et le choix de l’irréel, la fantaisie verbale.
Présentation de L'Écume des jours
Sans doute débuté en 1945, le roman est présenté à Raymond Queneau, qui en soutient la publication aux prestigieuses éditions Gallimard, dont Vian n’obtiendra pourtant pas le prix. Malgré le soutien de Queneau qui juge qu’il s’agit du « plus poignant des romans d’amour contemporain »), le roman remporte peu de succès à sa parution, en 1947. Aujourd’hui, en revanche, son originalité est reconnue : deux films l’ont adapté, l’un de Charles Belmont en 1968, l’autre de Michel Gondry en 2013.

Les pages citées sont celles de l'édition du "Livre de poche"
Le titre
Il peut prendre trois sens métaphoriques, en partie contradictoires. Une phrase de l’Avant-Propos, « Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. », nous autorise d’ailleurs à formuler un jugement personnel, puisque l’auteur refuse de dégager un « sens » de son roman.
Le terme « écume » suggère un mode de vie, qui consisterait à ne prendre de la vie que sa superficialité. Cette idée de prendre les « jours » comme ils viennent, avec légèreté, correspond bien au début du roman : la vie de ces adolescents semble facile, faite uniquement de plaisirs : un bon repas, des fêtes, des sorties à la patinoire…
Mais on peut aussi lui donner un sens plus sombre, dans la mesure où l’écume est aussi la mousse blanchâtre qui se forme à la surface d’un liquide que l’on chauffe ou qui fermente. Cela renverrait à la vie des jeunes gens qui se dégrade au fur et à mesure que progresse la maladie de Chloé, comme si l’eau pure se couvrait peu à peu d’écume et qu’ils s’enfonçaient dans une sorte de marécage. Cela est formulé clairement dans un passage du chapitre XXXIII : « À l’endroit où les fleuves se jettent dans la mer il se forme une barre difficile à franchir et de grands remous écumeux où dansent les épaves. »
Mais ne peut-on pas encore y voir un sens plus profond ? L’écume, ce qui est à la surface, implique, au-delà, une profondeur, ce qui reste quand l’écume a été prélevée, ce qui reste au-delà du dénouement de la fiction romanesque. Écoutons alors l’Avant-Propos qui propose une réponse : « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »
Duke Ellington, un grand du jazz

C'est d'ailleurs cette multiplicité d'interprétations que le premier paragraphe de la présentation, dans la quatrième de couverture de l'édition du "Livre de Poche", fait ressortir par l'énumération des adjectifs antithétiques.
Un titre léger et lumineux qui annonce une histoire d'amour drôle ou grinçante, tendre ou grave, fascinante et inoubliable, composé par un écrivain de vint-six ans. C'est un conte de l'époque du jazz et de la science-fiction, à la fois comique et poignant, heureux et tragique, féerique et déchirant.
Dans cette œuvre d'une modernité insolente, livre-culte depuis plus de soixante ans, Duke Ellington croise le dessin animé, Sartre devient une marionnette burlesque, la mort prend la forme d'un nénuphar, le cauchemar va jusqu'au bout du désespoir.
Seules deux choses demeurent éternelles et triomphantes : le bonheur ineffable de l'amour absolu et la musique des Noirs américains.
La structure
Le schéma narratif suit un ordre chronologique. Les chapitres I à XI présentent la situation initiale : Colin mène une vie heureuse et paisible, faite de plaisirs partagés avec ses amis, notamment Chick. Mais il exprime, au début du chapitre X, un manque : « Je voudrais être amoureux. » L’élément perturbateur intervient au chapitre XI, c’est la première rencontre de Colin avec Chloé. En apparence, tout pourrait alors finir comme dans un conte de fées, par un merveilleux mariage.
Bande-annonce du film de Gondry

Affiche du film de Michel Gondry, 2013
Affiche du film de Michel Gondry, 2013
C’est alors que surviennent des péripéties. La première suit immédiatement le mariage, et représente la première faille dans le bonheur du jeune couple. Au cours du voyage de noces, la voiture traverse un paysage terrible (chapitre XXV), comme prémonitoire d’un futur malheur. Puis, arrivée à l’hôtel, Chloé joue avec la neige, le froid est glacial, et Colin casse une vitre de leur chambre (chapitre XXVI) : Chloé commence à tousser. Étape par étape, la maladie de Chloé progresse, parallèlement au rétrécissement et à l’obscurcissement de l’appartement. Colin se ruine peu à peu pour permettre à Chloé de se soigner – il doit acheter des fleurs, coûteuses – et se voit obligé de travailler.
Le dénouement est original, car il est double. Il évoque, très brutalement et rapidement la mort de Chloé. Mais le dernier chapitre montre, lui, la mort de la souris, qui est, dans tout le roman, comme le génie familier du jeune couple : elle annonce le suicide de Colin. Ce chapitre constitue donc comme une sorte d’apologue, qui complète le sens du roman.
En parallèle, le roman raconte une autre histoire d’amour entre deux personnages secondaires, Chick et Alise. Elle aussi connaît un dénouement tragique. Alise meurt dans l’incendie de la librairie, qu’elle a allumé pour sauver de la ruine Chick, obsédé par l’œuvre de Jean-Sol Partre, comme en un ultime geste d’amour. Chick, lui, meurt alors qu’au cours d’une saisie on détruit ses livres : c’est aussi l’amour pour eux qui le tue. Seul subsiste le couple formé par Isis et Nicolas, l’ancien cuisinier de Colin.
La peinture de la société dans le roman
Rappelons l’affirmation de Vian dans l’Avant-Propos : « les masses ont tort ». Ce jugement péjoratif est illustré par la peinture de la société. Mais il s’inverse quand elle sert d’arrière-plan aux intrigues amoureuses : elle se trouve alors embellie.
Images de Paris
Il est assez facile d’identifier Paris, car Vian en reproduit des stéréotypes, des images traditionnelles : le métro, les rues animées avec leurs agents aux carrefours, les pigeons… Un résumé les regroupe d’ailleurs, avec l’emploi de majuscules qui leur donnent une valeur symbolique, dans le premier paragraphe du chapitre XIII : « La place était ronde, et il y avait une Église, des Pigeons, un Square, des bancs et devant des autos et des autobus, sur du macadam. » Mais ces images accordent peu de place aux gens eux-mêmes, souvent présentés par de rapides flashes, comme au début du chapitre V. De plus, ces stéréotypes sont transformés par la fantaisie propre au langage de B. Vian, par exemple pour évoquer la sortie du métro au chapitre III : « Il émergea dans le mauvais sens et contourna la station pour s’orienter. Il prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune et la couleur du mouchoir, emportée par le vent, se déposa sur un grand bâtiment de forme rectangulaire, qui prit ainsi l’allure de la piscine-patinoire Molitor. »
"Les amoureux" de Peynet (1908-1999)


Pour consommer plus : la "réclame"
L’immédiat après-guerre marque le début de ce que l’on a nommé « les Trente-Glorieuses » : une société qui s’enrichit et commence à consommer de plus en plus, aussi bien pour ses loisirs, comme ici à la patinoire qui occupe deux chapitres, mais aussi pour des objets.
Ainsi la description des promenades de Colin et de Chloé conduit Vian à une satire des excès de cette société de consommation, notamment de la façon dont elle se sert de la publicité. Il ridiculise, par exemple, le contenu des étalages au chapitre X, celui d'u magasin de fournitures pour fakir, ou se moque des slogans qui font de la « propagande », au chapitre XIII.
"La complainte du progrès" (1956), une chanson de Boris Vian
Les forces dominantes
On ne peut pas considérer ce roman comme « engagé », car il n’aborde pas les questions politiques, ne mentionne pas les grandes institutions de l’Etat. La police seule se trouve rapidement évoquée à la fin du roman, quand les « agents d’armes », venus pour saisir les biens de Chick, vont le tuer.
Cependant, deux critiques sont récurrentes, d’ailleurs associées : le pouvoir de l’argent, et celui de l’Église.
Le roman est fondé sur un contraste entre la richesse et la pauvreté, marqué dès l’incipit. Colin semble immensément riche au début du roman, au point d’offrir sans hésiter, au chapitre XV, le quart de sa fortune à Chick, plus pauvre. Le thème de la pauvreté s’impose en même temps que la maladie de Chloé oblige Colin à compter, par exemple au chapitre XXXV. Tout est alors perturbé dans le mode de vie des personnages, à commencer par l'appartement, ce qui ressort dans le chapitre XLVII : « La chambre était parvenue à des dimensions assez réduites. Le tapis, contrairement à celui des autres pièces, avait épaissi et le lit reposait maintenant dans une petite alcôve avec des rideaux de satin. La grande baie était divisée en quatre petites fenêtres carrées par les pédoncules de pierre qui avait fini de pousser. Il y régnait une lumière un peu grise, mais propre. »
Ce contraste ressort particulièrement quand Colin travaille dans « la cave de la Réserve d’Or », au chapitre LXI, au centre de laquelle « se dressait la chambre blindée où l’or mûrissait lentement dans une atmosphère de gaz mortels. »
L’Église, comme le montrent le dialogue avec Colin, puis la cérémonie lors des funérailles de Chloé, est, elle aussi, obsédée par l’argent.
Le travail
Dès sa première mention dans le roman, le travail est présenté comme une obligation absurde, ce que souligne la discussion entre Colin et Chloé, au chapitre XXV.
Cette impression d’absurdité se retrouve quand Colin part à la recherche d’un emploi au chapitre XLIV : son entretien d’embauche est dépourvu de toute logique. D’ailleurs, aucun des emplois exercés, aussi bien par Colin que par Chick, ne semble offrir d’intérêt. C’est particulièrement net pour la production d’armes, par avance vouée à l’échec, au chapitre LII, ce qui traduit l’antimilitarisme de B. Vian.
Une usine d'armement : la production de fusils, dans le film de M. Gondry


De plus, le travail est montré comme doublement destructeur. D’abord, il détruit le paysage. Les couleurs sont sinistres, les matériaux rudes et froids, Vian fait tout pour nous mettre sous les yeux un monde répugnant, par exemple dans les mines de cuivre (chapitre XXIV), dans l’usine où travaille Chick (chapitre XLVIII) ou dans le champ d’armes, au chapitre LI.
Mais surtout, il déshumanise l’homme. Il lui ôte toute dignité et le fait vieillir avant l’âge ; il en arrive à se confondre même avec l’animal, « une bête écailleuse », au chapitre XXIV. Les hommes sont devenus les esclaves des machines, et répandent « une odeur horrible de bête humaine carbonisée ».
Une mine : la destruction de l'environnement
Ainsi, le dernier emploi exercé par Colin a détruit tout ce qu’il y avait de beau en lui, et a même modifié son regard sur l’existence, au chapitre LXIII : « La fatigue le tenaillait, lui soudait les genoux, lui creusait la figure, ses yeux ne voyaient plus que les laideurs des gens […] »
CONCLUSION
Dès lors qu’elle oblige à quitter l’adolescence, le monde des plaisirs et de la « gratuité », la société ne peut être que laideur, car elle conduit l’homme à l’utilitarisme et au matérialisme.
Les principaux personnages de L'Écume des jours

Le roman met en scène trois couples : celui de Chick et Alise, le premier à se former, puis celui de Colin et Chloé, avec un mariage, et le dernier, le seul qui subsistera, celui de Nicolas et Isis.
Le mariage de Chloé et Colin. Film de M. Gondry
Leurs prénoms
Les prénoms de ces personnages peuvent prendre un sens symbolique. Pour Colin, on peut y voir une allusion à la berceuse pour enfants (« Fais dodo, Colin mon p’tit frère »), qui ferait alors écho à la remarque sur son sommeil dans l’incipit. Ou bien l’on pense au poisson, un peu fade et insipide. Dans les deux cas, c’est un prénom fort peu « héroïque ». Chick est le bon copain, ce que l’on nomme un « chic type ».
Nicolas pourrait renvoyer au saint protecteur des enfants, parce qu’il aurait ramené à la vie des enfants tués conservés en morceaux dans un saloir, celui qui leur distribue, par exemple en Belgique, des cadeaux le 6 décembre.Cela correspond bien à son rôle d’aîné protecteur dans le roman, qui reste comme adjuvant à côté de Colin et Chloé : son départ de l’appartement pour aller s’installer chez les Ponteauzanne correspond au moment de la mort de Chloé.
Pour les héroïnes, le prénom de Chloé est clairement explicité, dans le chapitre XXI, en liaison avec la chanson de Duke Ellington. Alise renvoie à la baie, l'« alise », le fruit rouge de l’alisier, à la saveur légèrement acidulée, ce qui est reproduit par le piquant souvent évoqué dans le portrait de la jeune fille. Enfin, Isis est la divinité maternelle, considérée comme protectrice dans l’antiquité, ce qui l’associe naturellement au rôle de Nicolas. Elle est la seule à avoir un nom de famille, « Ponteauzanne », mais parfaitement ridicule. Ce nom se construit sur l’expression « le pont aux ânes », qui fait allusion à l’entêtement des ânes qui, par peur de l’eau, refusent de franchir un pont ; il faut alors les frapper pour qu’ils se décident à avancer. Un « pont aux ânes » serait donc une chose facile à accomplir… un peu comme le fut la conquête d’Isis par Nicolas.
Une âme d'adolescents
Dans un premier temps, ces personnages nous paraissent sans personnalité nettement marquée. Chacun est, certes, doté d’un trait distinctif, mais, en réalité, ils se ressemblent.

Colin, Chloé et Nicolas, dans le film de M. Gondry
Tous sont extrêmement jeunes : Colin et Chick ont 22 ans, Alise 18 ans, et on peut supposer le même âge pour Chloé et Isis, le plus âgé est Nicolas, qui a 11 ans de plus que sa nièce, soit 29 ans. Cela est renforcé par le fait que le roman ne présente aucune durée réellement mesurable : le seul détail précisé est le vieillissement de Nicolas, au chapitre XLI, mais rien ne permet de penser qu’il soit vraiment dû à du temps écoulé, car il apparaît plutôt étrange. Cela est amplifié par l’absence de tout ancrage familial : quelques parents sont, certes, mentionnés, tels l’oncle de Chick, les parents d’Isis, ou des « relatifs » pour Cholé, mais ils n’interviennent en rien dans l’intrigue.
Comme les personnages d’un conte de fées, introduits par « il était une fois », ils sont donc hors du temps. C’est aussi cette jeunesse qui justifie un autre point commun : tous sont beaux et séduisants, thème récurrent dans tout le roman.
Leur caractère est en accord avec cette jeunesse. Tous représentent l’enthousiasme, poussé jusqu’à l’excès propre à l’adolescence.
C’est le cas pour Colin, avec la musique et son pianocktail, décrit au chapitre I, pour Chick avec sa monomanie pour Jean-Sol Partre, et même pour Nicolas avec son adoration pour Gouggé. Les filles, elles, portent un intérêt exclusif à l’homme qu’elles aiment.
Tous, au début du roman, mènent une vie facile et sans contraintes, même leur travail, pour Chick et Nicolas, est montré comme peu pesant.
Vian nous présente surtout des moments de loisir, des divertissements : à la patinoire, la conférence de Jean-Sol Partre, la fête chez Isis… Ils ne semblent rien prendre au sérieux, même pas ce qui peut arriver aux autres, tels les morts à la patinoire au chapitre III.
À l’image du titre, ils montrent un caractère fait d’ « écume » légère.

Le pîanocktail, réinventé dans le film de M. Gondry

Ainsi, même si tous sont peints avec un trait caractéristique, ils semblent pouvoir échanger facilement leur identité. Par exemple Nicolas, le cuisinier, est invité, au chapitre XV, à s’asseoir à table avec Colin, Chick et Alise. Il lui suffit de changer de vêtements, et il devient aussi « smart » que Colin au début, il adopte d’ailleurs immédiatement le même langage que les deux autres. Autre exemple, Colin est amoureux de Chloé, c’est certain, mais à plusieurs reprises, on a l’impression qu’il aurait aussi bien pu tomber amoureux d’Alise, et de même pour elle. D’ailleurs, Chloé déclare à Alise : « Si je n’étais pas mariée à Colin, je voudrais que tu sois sa femme ». Les filles portent le même genre de vêtements, comme les garçons.
Colin et Chloé, à la patinoire. Film de Gondry
La sympathie qui existe entre eux est à prendre au sens étymologique : « sym-pathie », c’est subir ensemble. C’est aussi cette sympathie qui va faire évoluer le roman de l’atmosphère du conte de fées, au début, à la dimension tragique.
La découverte de la souffrance
C’est au moment précis où Chloé et Colin quittent ce monde de l’adolescence par le mariage qu’intervient le premier symptôme du malheur : la toux de Chloé sur le parvis de l’église à la sortie de la messe de mariage. La souffrance vient de la maladie de Chloé.
Alors que le roman s’ouvre sur des visions ensoleillées, par exemple la couleur jaune omniprésente dans l’appartement de Colin, tout bascule aux premières mentions du froid, et les couleurs vont alors s’assombrir. Cela commence avec « l’air froid » qui frappe Chloé à la sortie de la messe : « Chloé se mit à tousser » (chapitre XXII). Le paysage devient sinistre lors du voyage de noces, dans le chapitre XXIV. La toux va se renouveler, de façon plus violente, quand Chloé joue avec la neige, devant l’hôtel, au chapitre XXVI) et cette neige l’a recouverte pendant la nuit (chapitre XXVII), déjà à la façon d’un linceul.
L’évolution de la maladie va être décrite à travers deux symboles.



La maladie de Chloé, dans le film de Charles Belmont...
... et dans celui de Michel Gondry

Il y a d’abord les fleurs. Déjà la maladie de Chloé est représentée par ce « nénuphar » qui se développe, d’abord dans un poumon, puis, après l’opération, dans le second poumon. Cela apparaît nettement au chapitre XL, par exemple. Cette image rappelle forcément la maladie de B. Vian, d’origine pulmonaire, mais aussi la tuberculose, qui sévit encore beaucoup dans l’après-guerre, et se soigne, comme il est prescrit pour Chloé, dans des sanatoriums à la montagne. Le remède est imaginé en parallèle : des fleurs, évoquées au chapitre XLI. Mais, peu à peu, le « nénuphar » se montre plus puissant qu’elles : d’abord l’œillet porté par Isis se fane rapidement (chapitre L), puis elles reproduisent l’état de Chloé : « Les fleurs frissonnaient autour du lit, elles ne résistaient pas longtemps, et Chloé se sentait plus faible d’heure en heure. » (chapitre LXII).
Le second symbole est l’appartement. Dès le début du roman, lors de l’incipit par exemple, le lecteur a pu constater que la matière inanimée pouvait se modifier au gré des gestes ou des désirs des personnages, mais c’était alors pour s’embellir. De la même façon, mais à l’inverse, l’appartement se dégrade au fur et à mesure que progresse la maladie de Chloé.
Cela apparaît dès le retour du voyage de noces, au chapitre XXIX. Il perd d’abord sa luminosité, malgré tous les efforts de la souris, qui frotte et gratte avec énergie les vitres, au chapitre XLIII. Puis il se rétrécit, comme pour reproduire la vie de Chloé qui s’étiole au chapitre XLVII. Enfin, le mobilier lui-même se modifie, devenant vieux et laid, comme le four au chapitre XLV, et les repas ont perdu toute saveur, comme on le voit au chapitre XLIII.
La dégradation de l'appartement de Colin et Chloé. Film de Gondry
