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Boris Vian, L'Écume des jours, 1947

 L'auteur (1920-1959) : une jeunesse polymorphe 

Boris Vian

La maladie

 

À 12 ans, une angine infectieuse marque le début d’une maladie cardiaque, qui s’accentue à la suite d’une fièvre typhoïde (1935). En 1951, sa faiblesse cardiaque lui interdit de poursuivre sa pratique de la trompette. Il est atteint d’une crise grave d’œdème pulmonaire en 1956. Il meurt pendant la projection du film tiré d’une de ses œuvres, J’irai cracher sur vos tombes.

La vie professionnelle

 

Après des études brillantes (deux baccalauréats, Philo et Scientifique), à 22 ans il obtient le diplôme d’ingénieur de l’École Centrale, et entre à l’AFNOR (Association française de Normalisation). Il abandonne ce métier en 1947 pour se consacrer uniquement aux arts : littérature, théâtre, musique, cinéma… Il travaille notamment pour de grandes maisons de disques : Philips, Barclay.

La musique

 

C’est pour lui une passion de jeunesse, notamment pour le jazz. À 16 ans, il fonde un orchestre amateur avec ses frères et des camarades et adhère au Hot Club de France. À la fin de la guerre, il joue de la trompette dans un orchestre amateur, et fréquente assidûment le quartier des « zazous » de Saint-Germain-des-Prés. Il écrit de nombreux articles pour des magazines de jazz, par exemple Jazz Hot, ou des journaux, tel Combat.   

Les amitiés

 

Vian fréquente tous les écrivains de cette époque, par exemple Queneau, qui appuie la publication de L’Écume des jours, Cocteau, Prévert… Il collabore notamment à la revue Les Temps modernes de Sartre, dont il éloignera quand la revue se politisera. Proche de Jarry, dont il apprécie l’absurde, il entre au « collège de Pataphysique » en 1952, « société de recherches savantes et inutiles » qui publie de nombreux textes inspirés à la fois du mouvement surréaliste et de l’Absurde.

Boris Vian et le jazz

Boris Vian, à l'époque de La Joconde, 1957

Un site officiel pour une biographie très complète

Auteur

Une œuvre variée

 

Boris Vian a composé les paroles et la musique de très nombreuses chansons, qui évoquent le monde moderne (« La complainte du progrès »), parfois engagées politiquement, comme « La java des bombes atomiques », ou « Le déserteur ». En pleine guerre d’Algérie, cette dernière est d’ailleurs censurée. Il compose également un opéra, Le Chevalier de neige, représenté en 1953.   

Sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1946

Sous le nom d’emprunt de Vernon Sullivan, Vian publie trois œuvres, qui parodient le roman noir américain : J’irai cracher sur vos tombes (1946), Les Morts ont tous la même peau (1947) sur la ségrégation raciale aux USA, et Elles ne se rendent pas compte (1950), un polar qui se déroule aux USA dans le milieu des trafiquants de drogue. Le premier livre lui vaut un procès pour « outrage aux mœurs », puis son adaptation au théâtre, créé en 1948, est aussitôt interdite. Un autre procès renouvelle, en 1950, la condamnation de ces œuvres, jusqu’à une amnistie, en 1953. 

Sous son nom propre, Vian a pratiqué tous les genres littéraires : la poésie, avec Cent sonnets, œuvre débutée en 1941, des nouvelles, du théâtre, des scénarios de films, et de très nombreux articles. Enfin il a composé des romans, dont les plus connus sont L’Écume des jours (1947), L’Herbe rouge (1950) et L’Arrache-cœur (1953).

Sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, 1946

"Le déserteur", 1954

Une remarquable exposition et un dossier de la BnF

L’ensemble de son œuvre est très marqué par le surréalisme, auquel il emprunte le goût de la provocation sociale, le sens du merveilleux et le choix de l’irréel, la fantaisie verbale. 

 Présentation de L'Écume des jours

Présentation

Sans doute débuté en 1945, le roman est présenté à Raymond Queneau, qui en soutient la publication aux prestigieuses éditions Gallimard, dont Vian n’obtiendra pourtant pas le prix. Malgré le soutien de Queneau qui juge qu’il s’agit du « plus poignant des romans d’amour contemporain »), le roman remporte peu de succès à sa parution, en 1947. Aujourd’hui, en revanche, son originalité est reconnue : deux films l’ont adapté, l’un de Charles Belmont en 1968, l’autre de Michel Gondry en 2013.

Boris Vian,"L'Ecume des jours"

Les pages citées sont celles de l'édition du "Livre de poche"

Le titre

 

Il peut prendre trois sens métaphoriques, en partie contradictoires. Une phrase de l’Avant-Propos, « Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. », nous autorise d’ailleurs à formuler un jugement personnel, puisque l’auteur refuse de dégager un « sens » de son roman.

       Le terme « écume » suggère un mode de vie, qui consisterait à ne prendre de la vie que sa superficialité. Cette idée de prendre les « jours » comme ils viennent, avec légèreté, correspond bien au début du roman : la vie de ces adolescents semble facile, faite uniquement de plaisirs : un bon repas, des fêtes, des sorties à la patinoire…

        Mais on peut aussi lui donner un sens plus sombre, dans la mesure où l’écume est aussi la mousse blanchâtre qui se forme à la surface d’un liquide que l’on chauffe ou qui fermente. Cela renverrait à la vie des jeunes gens qui se dégrade au fur et à mesure que progresse la maladie de Chloé, comme si l’eau pure se couvrait peu à peu d’écume et qu’ils s’enfonçaient dans une sorte de marécage. Cela est formulé clairement dans un passage du chapitre XXXIII : « À l’endroit où les fleuves se jettent dans la mer il se forme une barre difficile à franchir et de grands remous écumeux où dansent les épaves. »

       Mais ne peut-on pas encore y voir un sens plus profond ? L’écume, ce qui est à la surface, implique, au-delà, une profondeur, ce qui reste quand l’écume a été prélevée, ce qui reste au-delà du dénouement de la fiction romanesque. Écoutons alors l’Avant-Propos qui propose une réponse : « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait  que l’histoire  est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »

Duke Ellington, un grand du jazz

Duke Ellington

C'est d'ailleurs cette multiplicité d'interprétations que le premier paragraphe de la présentation, dans la quatrième de couverture de l'édition du "Livre de Poche", fait ressortir par l'énumération des adjectifs antithétiques.

Un titre léger et lumineux qui annonce une histoire d'amour drôle ou grinçante, tendre ou grave, fascinante et inoubliable, composé par un écrivain de vint-six ans. C'est un conte de l'époque du jazz et de la science-fiction, à la fois comique et poignant, heureux et tragique, féerique et déchirant. 

Dans cette œuvre d'une modernité insolente, livre-culte depuis plus de soixante ans, Duke Ellington croise le dessin animé, Sartre devient une marionnette burlesque, la mort prend la forme d'un nénuphar, le cauchemar va jusqu'au bout du désespoir.

Seules deux choses demeurent éternelles et triomphantes : le bonheur ineffable de l'amour absolu et la musique des Noirs américains. 

La structure

 

Le schéma narratif suit un ordre chronologique. Les chapitres I à XI présentent la situation initiale : Colin mène une vie heureuse et paisible, faite de plaisirs partagés avec ses amis, notamment Chick. Mais il exprime, au début du chapitre X, un manque : « Je voudrais être amoureux. » L’élément perturbateur intervient au chapitre XI, c’est la première rencontre de Colin avec Chloé. En apparence, tout pourrait alors finir comme dans un conte de fées, par un merveilleux mariage.

Bande-annonce du film de Gondry

Affiche de "L'Ecume des jours", film deGondry

Affiche du film de Michel Gondry, 2013

Affiche du film de Michel Gondry, 2013

C’est alors que surviennent des péripéties. La  première suit immédiatement le mariage, et représente la première faille dans le bonheur du jeune couple. Au cours du voyage de noces, la voiture traverse un paysage terrible (chapitre XXV), comme prémonitoire d’un futur malheur. Puis, arrivée à l’hôtel, Chloé joue avec la neige, le froid est glacial, et Colin casse une vitre de leur chambre (chapitre XXVI) : Chloé commence à tousser. Étape par étape, la maladie de Chloé progresse, parallèlement au rétrécissement et à l’obscurcissement de l’appartement. Colin se ruine peu à peu pour permettre à Chloé de se soigner – il doit acheter des fleurs, coûteuses – et se voit obligé de travailler.

Le dénouement est original, car il est double. Il évoque, très brutalement et rapidement la mort de Chloé. Mais le dernier chapitre montre, lui, la mort de la souris, qui est, dans tout le roman, comme le génie familier du jeune couple : elle annonce le suicide de Colin. Ce chapitre constitue donc comme une sorte d’apologue, qui complète le sens du roman.

En parallèle, le roman raconte une autre histoire d’amour entre deux personnages secondaires, Chick et Alise. Elle aussi connaît un dénouement tragique. Alise meurt dans l’incendie de la librairie, qu’elle a allumé pour sauver de la ruine Chick, obsédé par l’œuvre de Jean-Sol Partre, comme en un ultime geste d’amour. Chick, lui, meurt alors qu’au cours d’une saisie on détruit ses livres : c’est aussi l’amour pour eux qui le tue. Seul subsiste le couple formé par Isis et Nicolas, l’ancien cuisinier de Colin.

Société

 La peinture de la société dans le roman

Rappelons l’affirmation de Vian dans l’Avant-Propos : « les masses ont tort ». Ce jugement péjoratif est illustré par la peinture de la société. Mais il s’inverse quand elle sert d’arrière-plan aux intrigues amoureuses : elle se trouve alors embellie. 

Images de Paris

 

Il est assez facile d’identifier Paris, car Vian en reproduit des stéréotypes, des images traditionnelles : le métro, les rues animées avec leurs agents aux carrefours, les pigeons…  Un résumé les regroupe d’ailleurs, avec l’emploi de majuscules qui leur donnent une valeur symbolique, dans le premier paragraphe du chapitre XIII : « La place était ronde, et il y avait une Église, des Pigeons, un Square, des bancs et devant des autos et des autobus, sur du macadam. » Mais ces images accordent peu de place aux gens eux-mêmes, souvent présentés par de rapides flashes, comme au début du chapitre V. De plus, ces stéréotypes sont transformés par la fantaisie propre au langage de B. Vian, par exemple pour évoquer la sortie du métro au chapitre III : « Il émergea dans le mauvais sens et contourna la station pour s’orienter. Il prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune et la couleur du mouchoir, emportée par le vent, se déposa sur un grand bâtiment de forme rectangulaire, qui prit ainsi l’allure de la piscine-patinoire Molitor. »

"Les amoureux"  de Peynet (1908-1999) 

Les amoureux, dessin de Peynet

Pour consommer plus :  la "réclame"

L’immédiat après-guerre marque le début de ce que l’on a nommé « les Trente-Glorieuses » : une société qui s’enrichit et commence à consommer de plus en plus, aussi bien pour ses loisirs, comme ici à la patinoire qui occupe deux chapitres, mais aussi pour des objets.

Ainsi la description des promenades de Colin et de Chloé conduit Vian à une satire des excès de cette société de consommation, notamment de la façon dont elle se sert de la publicité. Il ridiculise, par exemple, le contenu des étalages au chapitre X, celui d'u magasin de fournitures pour fakir, ou se moque des slogans qui font de la « propagande », au chapitre XIII. 

"La complainte du progrès" (1956), une chanson de Boris Vian

Les forces dominantes

On ne peut pas considérer ce roman comme « engagé », car il n’aborde pas les questions politiques, ne mentionne pas les grandes institutions de l’Etat. La police seule se trouve rapidement évoquée à la fin du roman, quand les « agents d’armes », venus pour saisir les biens de Chick, vont le tuer.

Cependant, deux critiques sont récurrentes, d’ailleurs associées : le pouvoir de l’argent, et celui de l’Église.

               Le roman est fondé sur un contraste entre la richesse et la pauvreté, marqué dès l’incipit. Colin semble immensément riche au début du roman, au point d’offrir sans hésiter, au chapitre XV, le quart de sa fortune à Chick, plus pauvre. Le thème de la pauvreté s’impose en même temps que la maladie de Chloé oblige Colin à compter, par  exemple au chapitre XXXV. Tout est alors perturbé dans le mode de vie des personnages, à  commencer par l'appartement, ce qui ressort dans le chapitre XLVII : « La chambre était parvenue à des dimensions assez réduites. Le tapis, contrairement à celui des autres pièces, avait épaissi et le lit reposait maintenant dans une petite alcôve avec des rideaux de satin. La grande baie était divisée en quatre petites fenêtres carrées par les pédoncules de pierre qui avait fini de pousser. Il y régnait une lumière un peu grise, mais propre. »

Ce contraste ressort particulièrement quand Colin travaille dans « la cave de la Réserve d’Or », au chapitre LXI, au centre de laquelle « se dressait la chambre blindée où l’or mûrissait lentement dans une atmosphère de gaz mortels. »

       L’Église, comme le montrent le dialogue avec Colin, puis la cérémonie lors des funérailles de Chloé, est, elle aussi, obsédée par l’argent.

Le travail

Dès sa première mention dans le roman, le travail est présenté comme une obligation absurde, ce que souligne la discussion entre Colin et Chloé, au chapitre XXV.
Cette impression d’absurdité se retrouve quand Colin part à la recherche d’un emploi au chapitre XLIV : son entretien d’embauche est dépourvu de toute logique. D’ailleurs, aucun des emplois exercés, aussi bien par Colin que par Chick, ne semble offrir d’intérêt. C’est particulièrement net pour la production d’armes, par avance vouée à l’échec, au chapitre LII, ce qui traduit l’antimilitarisme de B. Vian.

Une usine d'armement : la production de fusils, dans le film de M. Gondry

Vian, "L'Ecume des jours", l'usine d'armement
Uen mine : la destruction de l'environnement

De plus, le travail est montré comme doublement destructeur. D’abord, il détruit le paysage. Les couleurs sont sinistres, les matériaux rudes et froids, Vian fait tout pour nous mettre sous les yeux un monde répugnant, par exemple dans les mines de cuivre (chapitre XXIV), dans l’usine où travaille Chick (chapitre XLVIII) ou dans le champ d’armes, au chapitre LI.

Mais surtout, il déshumanise l’homme. Il lui ôte toute dignité et le fait vieillir avant l’âge ; il en arrive à se confondre même avec l’animal, « une bête écailleuse », au chapitre XXIV. Les hommes sont devenus les esclaves des machines, et répandent « une odeur horrible de bête humaine carbonisée ».

Une mine : la destruction de l'environnement

Ainsi, le dernier emploi exercé par Colin a détruit tout ce qu’il y avait de beau en lui, et a même modifié son regard sur l’existence, au chapitre LXIII : « La fatigue le tenaillait, lui soudait les genoux, lui creusait la figure, ses yeux ne voyaient plus que les laideurs des gens […] »

CONCLUSION

Dès lors qu’elle oblige à quitter l’adolescence, le monde des plaisirs et de la « gratuité », la société ne peut être que laideur, car elle conduit l’homme à l’utilitarisme et au matérialisme

Personnages

 Les principaux personnages de L'Écume des jours

Le roman met en scène trois couples : celui de Chick et Alise, le  premier à se former, puis celui de Colin et Chloé, avec un mariage, et le dernier, le seul qui subsistera, celui de Nicolas et Isis.

Le mariage de Chloé et Colin. Film de M. Gondry

Leurs prénoms

Les prénoms de ces personnages peuvent prendre un sens symbolique.  Pour Colin, on peut y voir une allusion à la berceuse pour enfants (« Fais dodo, Colin mon p’tit frère »), qui ferait alors écho à la remarque sur son sommeil dans l’incipit. Ou bien l’on pense au poisson, un peu fade et insipide. Dans les deux cas, c’est un prénom fort peu « héroïque »Chick est  le bon copain, ce que l’on nomme un « chic type ». 

Nicolas pourrait renvoyer au saint protecteur des enfants, parce qu’il aurait ramené à la vie des enfants tués conservés en morceaux dans un saloir, celui qui leur distribue, par exemple en Belgique, des cadeaux le 6 décembre.Cela correspond bien à son rôle d’aîné protecteur dans le roman, qui reste comme adjuvant à côté de Colin et Chloé : son départ de l’appartement pour aller s’installer chez les Ponteauzanne correspond au moment de la mort de Chloé.

Pour les héroïnes, le prénom de Chloé est clairement explicité, dans le chapitre XXI, en liaison avec la chanson de Duke Ellington. Alise renvoie à la baie, l'« alise », le fruit rouge de l’alisier, à la saveur légèrement acidulée, ce qui est reproduit par le piquant souvent évoqué dans le portrait de la jeune fille. Enfin, Isis est la divinité maternelle, considérée comme protectrice dans l’antiquité, ce qui l’associe naturellement au rôle de Nicolas. Elle est la seule à avoir un nom de famille, « Ponteauzanne », mais parfaitement ridicule. Ce nom se construit sur l’expression « le pont aux ânes », qui fait allusion à l’entêtement des ânes qui, par peur de l’eau, refusent de franchir un pont ; il faut alors les frapper pour qu’ils se décident à avancer. Un « pont aux ânes » serait donc une chose facile à accomplir… un peu comme le fut la conquête d’Isis par Nicolas. 

Une âme d'adolescents

 

Dans un premier temps, ces personnages nous paraissent sans personnalité nettement marquée. Chacun est, certes,  doté d’un trait distinctif, mais, en réalité, ils se ressemblent.

L'Ecume des jours, film de Gondry : Colin, Chloé et Nicolas

Colin, Chloé et Nicolas, dans le film de M. Gondry

Tous sont extrêmement jeunes : Colin et Chick ont 22 ans, Alise 18 ans, et on peut supposer le même âge pour Chloé et Isis, le plus âgé est Nicolas, qui a 11 ans de plus que sa nièce, soit 29 ans. Cela est renforcé par le fait que le roman ne présente aucune durée réellement mesurable : le seul détail précisé est le vieillissement de Nicolas, au chapitre XLI, mais rien ne permet de penser qu’il soit vraiment dû à du temps écoulé, car il apparaît plutôt étrange. Cela est amplifié par l’absence de tout ancrage familial : quelques parents sont, certes, mentionnés, tels l’oncle de Chick, les parents d’Isis, ou des « relatifs » pour Cholé, mais ils n’interviennent en rien dans l’intrigue.

Comme les personnages d’un conte de fées, introduits par « il était une fois », ils sont donc hors du temps. C’est aussi cette jeunesse qui justifie un autre point commun : tous sont beaux et séduisants, thème récurrent dans tout le roman.

Leur caractère est en accord avec cette jeunesse. Tous représentent l’enthousiasme, poussé jusqu’à l’excès propre à l’adolescence.
C’est le cas pour Colin, avec la musique et son pianocktail, décrit au chapitre I, pour Chick avec sa monomanie pour Jean-Sol Partre, et même pour Nicolas avec son adoration pour Gouggé. Les filles, elles, portent un intérêt exclusif à l’homme qu’elles aiment.

Tous, au début du roman, mènent une vie facile et sans contraintes, même leur travail, pour Chick et Nicolas, est montré comme peu pesant.

Vian nous présente surtout des moments de loisir, des divertissements : à la patinoire, la conférence de Jean-Sol Partre, la fête chez Isis… Ils ne semblent rien prendre au sérieux, même pas ce qui peut arriver aux autres, tels les morts à la patinoire au chapitre III.

À l’image du titre, ils montrent un caractère fait d’ « écume » légère.

Le pianocktail de "L'Ecume des jours", dans le film de Gondry

Le pîanocktail, réinventé dans le film de M. Gondry

Ainsi, même si tous sont peints avec un trait caractéristique, ils semblent pouvoir échanger facilement leur identité. Par exemple Nicolas, le cuisinier, est invité, au chapitre XV, à s’asseoir à table avec Colin, Chick et Alise. Il lui suffit de changer de vêtements, et il devient aussi « smart » que Colin au début, il adopte d’ailleurs immédiatement le même langage que les deux autres. Autre exemple, Colin est amoureux de Chloé, c’est certain, mais à plusieurs reprises, on a l’impression qu’il aurait aussi bien pu tomber amoureux d’Alise, et de même pour elle. D’ailleurs, Chloé déclare à Alise : « Si je n’étais pas mariée à Colin, je voudrais que tu sois sa femme ».  Les filles portent le même genre de vêtements, comme les garçons.

Colin et Chloé, à la patinoire. Film de Gondry

La sympathie qui existe entre eux est à prendre au sens étymologique : « sym-pathie », c’est subir ensemble. C’est aussi cette sympathie qui va faire évoluer le roman de l’atmosphère du conte de fées, au début, à la dimension tragique.

La découverte de la souffrance

 

C’est au moment précis où Chloé et Colin quittent ce monde de l’adolescence par le mariage qu’intervient le premier symptôme du malheur : la toux de Chloé sur le parvis de l’église à la sortie de la messe de mariage. La souffrance vient de la maladie de Chloé.

Alors que le roman s’ouvre sur des visions ensoleillées, par exemple la couleur jaune omniprésente dans l’appartement de Colin, tout bascule aux premières mentions du froid, et les couleurs vont alors s’assombrir. Cela commence avec « l’air froid » qui frappe Chloé à la sortie de la messe : « Chloé se mit à tousser » (chapitre XXII). Le paysage devient sinistre lors du voyage de noces, dans le chapitre XXIV. La toux va se renouveler, de façon plus violente, quand Chloé joue avec la neige, devant l’hôtel, au chapitre XXVI) et cette neige l’a recouverte pendant la nuit (chapitre XXVII), déjà à la façon d’un linceul.

L’évolution de la maladie va être décrite à travers deux symboles.

L'Ecume des jours : la maladie de Chloé. Film de Gondry

La maladie de Chloé, dans le film de Charles  Belmont...

... et dans celui de Michel Gondry

L'Ecume des jours, la maladie de Chloé. Film de Charles Belmont

        Il y a d’abord les fleurs. Déjà la maladie de Chloé est représentée par ce « nénuphar » qui se développe, d’abord dans un poumon, puis, après l’opération, dans le second poumon. Cela apparaît nettement au chapitre XL, par exemple. Cette image rappelle forcément la maladie de B. Vian, d’origine pulmonaire, mais aussi la tuberculose, qui sévit encore beaucoup dans l’après-guerre, et se soigne, comme il est prescrit pour Chloé, dans des sanatoriums à la montagne. Le remède est imaginé en parallèle : des fleurs, évoquées au chapitre XLI. Mais, peu à peu, le « nénuphar » se montre plus puissant qu’elles : d’abord l’œillet porté par Isis se fane rapidement (chapitre L), puis elles reproduisent l’état de Chloé : « Les fleurs frissonnaient autour du lit, elles ne résistaient pas longtemps, et Chloé se sentait plus faible d’heure en heure. » (chapitre LXII).

        Le second symbole est l’appartement. Dès le début du roman, lors de l’incipit par exemple, le lecteur a pu constater que la matière inanimée pouvait se modifier au gré des gestes ou des désirs des personnages, mais c’était alors pour s’embellir. De la même façon, mais à l’inverse, l’appartement se dégrade au fur et à mesure que progresse la maladie de Chloé.

Cela apparaît dès le retour du voyage de noces, au chapitre XXIX. Il perd d’abord sa luminosité, malgré tous les efforts de la souris, qui frotte et gratte avec énergie les vitres, au chapitre XLIII. Puis il se rétrécit, comme pour reproduire la vie de Chloé qui s’étiole au chapitre XLVII. Enfin, le mobilier lui-même se modifie, devenant vieux et laid, comme le four au chapitre XLV, et les repas ont perdu toute saveur, comme on le voit au chapitre XLIII.

La dégradation de l'appartement de Colin  et Chloé. Film de Gondry

La dégradation de l'appartement de Colin  et Chloé. Film de Gondry

De même que tous les personnages, au début, partageaient la même insouciance, la maladie de Chloé les conduit à plonger dans la réalité, donc à aller au-delà de la surface, de « l’écume » des choses. Ils vont alors, en partageant la souffrance, mesurer la vraie signification des sentiments.

L’amour entre Colin et Chloé s’approfondit. Colin prend conscience de ce que représente vraiment Chloé pour lui dès le chapitre XXXIII. Il est prêt à tout pour la sauver, et se ruine pour elle : en cela, cet être, un peu fade au début du roman, devient un héros à part entière. Et tous ses amis vont s’associer à sa souffrancePour Chick et Alise, c’est un peu différent, car Chick est l’antithèse de Colin : il n’accepte pas de renoncer à sa passion pour Partre pour Alise. C’est Alise qui va tenter de le sauver en le sortant de son obsession pour Jean-Sol Partre, jusqu’à tuer le philosophe, puis le libraire, et à mettre le feu à la librairie.

L'Ecum des jours : l'amour entre Colin et Chloé

L'amour entre Colin  et Chloé

Malheureusement, pour les deux couples, la mort triomphe : Chick est tué alors qu’il résiste à la police venue saisir ses biens, Alise périt dans l’incendie de la librairie, Cholé meurt (mais Vian ne nous montre pas cette mort), et la mort de Colin est annoncée. Seul le couple d’Isis et de Nicolas subsiste. L’ultime mort symbolique est celle de la souris.

CONCLUSION

 

L’Écume des jours est un roman construit comme un conte de fée inversé : les personnages, princes charmants et princesses au début, ne continueront pas à aller au bal, ne vivront pas heureux et n’auront pas beaucoup d’enfants. Le conte se transforme en cauchemar, le réel ne se plie par aux souhaits, il résiste et, finalement, la mort triomphe de l’amour de la vie et de la beauté.

De plus, ces personnages représentent tous des facettes de la personnalité de Vian : il leur a attribué ses goûts, son esprit d’ingénieur, ses révoltes aussi, et, pour Chloé, sa maladie.

Avant-propos

 L'Avant-Propos, pages 19-20

Pour lire l'Avant-propos

INTRODUCTION

 

Le rôle de cet avant-propos de L’Écume des jours est double : expliquer les objectifs et le mode de travail de l’écrivain, et conclure un pacte de lecture avec  le lecteur, en l’orientant vers un sens à donner au roman.
Mais le lecteur n’a pas encore lu l’œuvre : il est obligé d’adhérer à ce discours, ne peut encore en mesurer la vérité, ni entièrement le comprendre. Cependant, un avant-propos se relit aussi a posteriori, pour le comparer à sa propre lecture du roman, aux constats tirés.

Nous allons ici l’analyser de façon linéaire, étape par étape.

PREMIÈRE PARTIE

La première phrase, « Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements à priori. », posée comme une vérité générale,  représente, en réalité, un paradoxe, car un jugement « à priori » est, le plus souvent, considéré comme dangereux, car base de préjugés. Il est donc surprenant pour le lecteur d’en trouver ici un éloge.

La  deuxième phrase, avec le connecteur « en effet », veut apporter la preuve de ce principe surprenant. Cette phrase, « Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. » donne elle-même l’exemple d’un jugement « à priori » avec l’adverbe « toujours ». Mais rien ne peut prouver un tel jugement, sauf si l’on se place délibérément d’un point de vue anarchiste.

Cependant, c’est une affirmation importante, qui se vérifiera à la lecture du roman : Vian y opposera nettement les « individus » (les trois couples) et les « masses », par exemple lors des scènes à la patinoire, dans le monde du travail ou pendant les conférences de Jean-Sol Partre. Ce sont toujours des scènes terribles, horribles, et qui conduisent à la mort.

DEUXIÈME PARTIE

La conférence de Sartre : une émeute. Film de Gondry

La conférence de Sartre : une émeute. Film de Gondry

La deuxième partie présente les conséquences de ce principe initial. La phrase, « Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite : elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. », affirme fortement, avec la modalité impérative « Il faut », un refus. Vian rejette d’emblée ce qui constitue le désir fréquent du lecteur : chercher la vérité que l’auteur veut transmettre, un « message », un sens moral ou philosophique.

Mais nous notons une nouvelle contradiction entre les deux propositions de la phrase : face au rejet de « règles de conduite » qui seraient posées, l’idée de « les suiv[r]e », n’est pas, elle, rejetée. Il s’agit plutôt, pour l’auteur, de proclamer son droit de ne rien expliciter (« pas besoin d’être formulées ») et d’obliger le lecteur à poser sa propre interprétation.

Cependant, aussitôt intervient une nouvelle contradiction, puisque, même s’il emploie le terme « choses », bien vague, Vian donne au lecteur deux clés pour interpréter son roman : « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. » 

        La première vérité affirmée est la force de l’amour, « l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles ». C’est, en effet, la clé du roman, puisque toute l’intrigue tourne autour des trois couples, et que, pour chacun, l’amour est un absolu : Colin se sacrifie pour Chloé, Alise tue pour sauver Chick, Isis se mésallie en épousant Nicolas.

      L’autre idée affirmée est la toute-puissance de « la musique » de jazz : composante essentielle de la vie de B. Vian, elle accompagne toutes les scènes de bonheur, et il y a même un titre qui représente l’héroïne, « Chloé ».

 

La première partie de la phrase suivante est catégorique : « Le reste devrait disparaître, car le reste est laid,… »  Ainsi Vian souligne ce que la lecture permettra de constater. Dans le roman, deux mondes  s’opposent, en effet : celui du beau, les « jolies filles », « la musique », par exemple avec le pianocktail, et celui du « laid », le monde du travail, les lieux fréquentés par les masses, la maladie et, bien sûr, la mort.

Duke Ellington

TROISIÈME PARTIE

Duke Ellington

La suite de la phrase,  « …et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait  que l’histoire  est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. », contredit encore une fois la volonté précédente de rejet des règles. La formule « pages de démonstration » assigne, en effet, au roman un sens, c’est-à-dire confirme les bases de cette opposition entre beauté et laideur.
Mais la fin de cette phrase pose un autre paradoxe, fondé sur une fausse causalité entre deux termes antithétiques, « entièrement vraie » et « imaginée d’un bout à l’autre ».

La "distorsion du réel" pour représenter  l'amour

Cela fait penser à une des origines antiques du récit, la fable, du latin *fabula : c’est le mensonge, qui, pourtant, se donne pour but de poser une vérité. Comme ses prédécesseurs, Vian revendique le pouvoir de la fiction, de la « distorsion du réel » qui conduit à dégager une vérité sur ce même réel.

Vient alors une étrange affirmation sur un ton scientifique : « Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. » Le lexique fait ici une comparaison entre l’élaboration du roman et un mécanisme physique. Dans les deux cas, le point de départ est « la réalité », mais « en atmosphère biaise et chauffée » : ce n’est donc pas une reproduction à l’identique (« biaise ») et elle va être « chauffée », donc exagérée, accentuée. Puis, cette « réalité » se trouve « proje[tée] » sur « un plan de référence », qui est l’intrigue du roman, la fiction.  Mais là aussi il se produit des déformations : si le plan est « irrégulièrement ondulé », cela crée des creux et des bosses, qui déforment l’image, comme si elle se retrouvait tordue.

Vian lance, pour conclure, un appel indirect au lecteur, qui, à travers le pronom « on »,  se trouve pris à témoin : « On le voit, c’est un procédé avouable, s’il en fut. ».  Il est aussi considéré comme une sorte de confesseur, avec l’adjectif « avouable ». Mais le terme « avouer » suggère aussi qu’il s’agit d’une faute. L’écrivain attendrait-il le pardon de la part du lecteur ? Quelle serait cette faute ? Ne serait-ce pas, précisément, ce procédé de « distorsion » ?

La dernière pirouette qui ferme l’avant-propos est la mention finale d’un lieu et d’une date. Si la date peut paraître vraisemblable, du moins pour l’achèvement du roman, en revanche Boris Vian n’a jamais mis les pieds aux USA. Mais c’est aussi un signal : la « Nouvelle-Orléans est le berceau du jazz. Cela souligne, une fois de plus, son importance dans le roman.

CONCLUSION

 

Pourquoi faire précéder le roman d’un avant-propos, sur un ton si didactique, alors même que Vian affirme le refus de poser une interprétation ? D’affirmations paradoxales en contradictions successives, sur un ton délibérément désinvolte, il donne le ton de son roman. Rien n’y sera « réalité », mais tout la représentera, « biaise »… pour poser deux vérités, qu’il appartiendra au lecteur de dégager : le bonheur se trouve dans l’amour et dans la musique de jazz. Mais ce bonheur est menacé par tant de laideurs

Vian pose aussi une question fondamentale pour le roman, celle du réalisme. Stendhal définissait le roman comme « un miroir que l’on promène le long d’un chemin ». L’écrivain tenait, certes, le miroir, mais Stendhal posait ainsi une volonté de représenter la réalité dans une totale ressemblance : c’était alors la naissance d’un réalisme affirmé. Par opposition, Boris Vian, dans la lignée du surréalisme, revendique une double déformation. D’une part, la surface du « miroir » a été délibérément déformée : cela explique les choix stylistiques, mais aussi le recours à des registres comme le merveilleux, le fantastique. D’autre part, l’atmosphère du « chemin » et le chemin lui-même ont été modifiés, ne ressemblent plus à la réalité : le réel évoqué sera lui-même modifié. Mais l’objectif ultime reste le même : l’histoire est « absolument vraie ». C’était aussi l’affirmation des surréalistes : rechercher, par la combinaison des points opposés, une réalité « plus vraie » dépassant les contradictions.

Il nous invite ainsi à lire L’Écume des jours en nous interrogeant sur la façon dont la distorsion du réel dans le roman lui donne son sens.

Incipit

 L'Incipit, pages 21-25 (du début à "... dans le couloir")

Pour lire le texte

INTRODUCTION

 

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.

L’incipit, dans tout roman, joue un rôle important puisqu’il présente l’intrigue, tout en inscrivant l’œuvre dans un registre. De plus ici, en parallèle avec l’« Avant-propos », il complète le pacte noué avec le lecteur.

Nous chercherons, en le prolongeant sur quelques pages pour y intégrer le cadre spatio-temporel,  d’où vient l’originalité de ce début de roman

LA FONCTION INFORMATIVE

Le roman débute à l’intérieur de l’appartement de Colin, en décrivant deux lieux totalement banals.

     Il y a d’abord la salle de bain, avec tout ce qui peut la caractériser banalement : le mobilier, avec « l’étagère de verre », « la baignoire », et les objets de toilette : « vaporisateur », « peigne », « coupe-ongles », miroir », tapis de bain », « serviette ».

       Puis vient le couloir de la cuisine, d’où nous apercevons les « robinets de laiton soigneusement astiqués ». L’accent est donc mis sur la luminosité. Ces lieux donnent une impression d’un quotidien heureux et harmonieux, et ce sont eux qui traduiront l’évolution de la maladie de Chloé.

La présentation des lieux

La présentation des lieux

Sur le plan de l’actualisation temporelle, c’est un incipit « in medias res » : « Colin terminait sa toilette » et « il s’était enveloppé » suggèrent que l’action est prise en cours. Il est fait d’une succession d’actions, toutes représentant les gestes les plus ordinaires du quotidien : se peigner, s’essuyer « entre les doigts de pieds », « accroch[er] la serviette au séchoir ».

Mais le roman ne donne aucune datation précise, sauf « ce n’était encore que samedi ». Or, cela introduit une première distorsion puisque Colin vient « surveiller les derniers préparatifs du repas » pour un dîner qui n’est prévu, comme cela a été précisé précédemment, que deux jours plus tard : « Comme tous les lundis soirs ».

Cette situation initiale consiste en une suite d’habitudes et de gestes quotidiens. Mais aucun rappel du passé, aucun ancrage du/des personnage/s dans le temps historique.

Nous découvrons aussi les personnagesColin, dont le prénom est le premier mot du roman, est désigné d’emblée comme son héros.  Son portrait, pour l’essentiel, est fait en focalisation externe, comme si un spectateur était placé à ses côtés : « on pouvait voir… ». Cependant nous notons un commentaire, « Le nom de Colin lui convenait à peu près » : l’auteur juge son propre choix… mais sans en donner la moindre explication !

Robert Hutton dans "Hollywood Canteen"

       Physiquement, Boris Vian le définit d’abord par référence à un film, supposé connu des lecteurs, Hollywood Canteen, de 1944, qui raconte la vie de jeunes soldats américains pendant la guerre, avec son héros, le G.I. Slim, joué par l’acteur Robert Hutton, qui tombe amoureux d’une star, amour partagé : « le blond ». La suite du portrait passe en revue le héros, mais vu « [d]ans la glace », comme en un reflet, et il reste très schématique en raison de la syntaxe simple et des adjectifs, très banals : « Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. […] une fossette au menton », « grand, mince (d’où le surnom, « Slim », svelte), avec de longues jambes ». Cela lui donne un aspect jeune, et plutôt séduisant, avec une évidente ressemblance à son créateur lui-même. Mais ce portrait n’est pas très évocateur.

Hollywood Canteen : Robert Hutton dans le rôle de Slim

        Psychologiquement, Vian le montre d’abord comme doté d’une sorte de joie de vivre : « Il souriait souvent d’un sourire de bébé ». Le terme qualifiant banalement sa psychologie, « gentil », est ajouté à la fin du portrait physique, le connecteur « et » liant étrangement les deux. Cette gentillesse est ensuite prouvée par son comportement envers son ami, Chick : la dernière phrase du quatrième paragraphe souligne aussi son tact. Puis le narrateur se fait omniscient pour porter un jugement, qui renforce ces premières notations : « Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons », « Il était presque toujours de bonne humeur… ».

     Socialement, son âge est donné par l’intermédiaire de celui de son ami Chick (« vingt-deux ans ») et de même nous apprenons qu’il est « célibataire ». Il n’a, en revanche, aucun ancrage familial ou professionnel. Ses « goûts littéraires », seule précision apportée, laissent supposer qu’il a reçu une bonne éducation, et qu’il a « une fortune suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres ». C’est ce que révèle aussi le fait d’avoir un « nouveau cuisinier ».

Il apparaît ainsi comme une sorte de prince charmant, totalement libre de ne s’occuper que de lui, de sa toilette minutieuse, d’élaborer une cuisine raffinée.

Chick, et sa passion pour Jean-Sol Partre. Film de Gondry

Chick, et sa passion pour Jean-Sol Partre. Film de Gondry

Quelques personnages secondaires sont introduits dans ce début de roman.
Chick n’est pas décrit, mais présenté comme une sorte de double. Le manuscrit le nommait à l’origine Jacques Chickago, croisement entre le prénom de Jacques Loustalet, un ami d’enfance de Vian, et la ville de Chicago, autre ville symbolique de l’Amérique. La correction qui abrège ce prénom, à la fois le rapproche de Colin – et des autres personnages – en ne lui donnant qu’un prénom, et crée un jeu de mots avec l’expression familière, « un chic type ». Une différence est, cependant, immédiatement soulignée : « mais moins d’argent ». Il exerce un « métier d’ingénieur », le même que celui de Vian, ce qui donne lieu à une première critique : « ne lui permettait pas de se maintenir au niveau des ouvriers qu’il commandait ». Cela pose deux thèmes, ceux de l’argent et du travail, dont on peut supposer qu’ils joueront un rôle dans le roman.

Nous ne savons rien de Nicolas,  à part son statut de « nouveau cuisinier ».

Mais il y a surtout les « souris de la cuisine », personnages surprenants. Cette appellation fait d’elles des sortes de génies familiers des lieux, dont les habitants prennent soin (« le cuisinier les nourrissait très bien »), et elles paraissent heureuses : « aimaient danser », « couraient », « jouaient ». L’accent est mis sur l’une d’elles : « Colin caressa ». Elle est dépeinte plus précisément : « de très longues moustaches noires, elle était grise et mince et lustrée à miracle », plaisante distorsion de l’expression plus banale « à merveille ».

Le lecteur ne peut que s’interroger car rien ne permet de mesurer le rôle que joueront ces personnages, plutôt étranges,  dans un contexte si banal. L’horizon d’attente reste très flou.

Les souris dansent

Les souris dansent

LA FONCTION DE SÉDUCTION

Le couloir vitré

Par opposition à cette banalité, plusieurs éléments s’écartent du réel, des limites naturelles, en créant systématiquement l’insolite, à la façon des artistes surréalistes.

Par exemple, nous sommes placés dans un monde étrange avec « un soleil de chaque côté » du couloir vitré, « car Colin aimait la lumière ». Le héros est donc comme un dieu, au sein d’un univers fait sur mesure, qui répond à son bon plaisir. De même, son corps est modifiable, à son gré là aussi : la « fossette » est apparue uniquement en raison de son « sourire », puis il « tailla en biseau les coins de ses paupières mates », qui « repoussaient vite », comme des ongles.

Le couloir vitré

Enfin, cet univers est fait d’une matière qui, elle aussi, se plie aux nécessités humaines. Ainsi nous voyons Colin « perçant un trou au fond de la baignoire ». Mais, sans la mention du moindre outil, cela est présenté comme un geste parfaitement naturel. De plus, l’eau tombe chez « le locataire de l’étage inférieur »… sans que cela ne semble déranger personne. Autre exemple, le « tapis de bain » s’anime, quand Colin le traite à la façon d’un escargot : avec du « gros sel » pour lui faire « dégorge[r] toute l’eau contenue », il « se mit à baver ».

Cet univers étrange fait sourire, d'autant plus que, paradoxalement, l’ensemble devient totalement naturel en raison du déroulement des gestes les plus ordinaires.

Dans cet univers étrange, trois éléments nous rappellent le conte de fée, donc le registre merveilleux.

        D’une part, l’inanimé s’anime : les « comédons » sont personnifiés. Il y a aussi « les jeux des soleils sur les robinets » qui « produisaient des effets féeriques » et une sorte de musique s’y trouve associée : « danser au choc des rayons de soleil sur les robinets ». À cela s’ajoute l’aspect liquide : « comme des jets de mercure jaune ». Parfois, c’est une simple variation grammaticale qui marque la personnification, telle la préposition « à » au lieu de « sur » : « Il prit à l’étagère de verre le vaporisateur ».

      D’autre part, le temps devient élastique, plastique : on n’est que « samedi », d’habitude Chick vient le « lundi », mais il suffit que Colin ait « l’envie de le voir », pour que le temps soudainement s’accélère, et que le repas se prépare.

       Enfin, comme un souvenir de Cendrillon, nous observons l’alliance entre le monde animal et le monde humain, à travers les jeux et la familiarité des souris, animal en général peu apprécié dans une maison.

Mais ce registre s’insère si étroitement dans le réel que tout paraît, finalement, logique. Pourquoi l’eau ne tomberait-elle pas chez le voisin, puisque la phrase suivante, comme une sorte d’explication, précise que « sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place » ? Pourquoi n’y aurait-il pas de souris, puisque, toujours par cette même juxtaposition des phrases, « Le cuisinier les nourrissait très bien » ?

Le lecteur est ainsi incité à entrer dans un univers parallèle au nôtre, mais qui en garde les codes de comportement.

Boris Vian joue sur le langage, avec des procédés variés, qui, là aussi, rappellent les activités surréalistes ou les jeux « pataphysiques » de Jarry. Déjà, il emploie une figure de style, la comparaison, qu’il détourne de son sens premier. Ainsi, quand Colin se peigne, il « divisa la masse soyeuse en longs filets orange [premier détournement de la forme et de la couleur « normales » des cheveux] pareils aux sillons que le gai laboureur [titre d’un morceau de musique de Schumann : deuxième détournement] trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. »  [troisième détournement].     

À la manière des surréalistes : le détournement du réel

À la manière des surréalistes : le détournement du réel

Il cherche aussi à créer un effet de surprise, par exemple avec le « coupe-ongles » qui va servir pour des « paupières »,  ou les « sandales en cuir de roussette », c’est-à-dire d’une chauve-souris de Madagascar ! Il s’amuse à pratiquer une fausse logique : « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait ». Enfin, les jeux de mots sont nombreux : au tissu de « velours à côtes vert d’eau », il ajoute « très profonde », il porte un «  veston de calmande », tissu lustré d’un seul côté qui sert à l’ameublement ou pour des vêtements d’intérieur, ce qui permet un jeu sonore avec la finale [*almande] en ajoutant une couleur « noisette ».

Ces multiples décalages contribuent à faire sourire le lecteur.   

Cela le conduit forcément à s’interroger sur le sens de cet étrange début de roman, à partir des informations déjà acquises. S’il le rapproche du titre, il imagine une vie qui, pour Colin du moins, semble facile, légère, faite d’amusement, de plaisirs, même pour les souris. S’il rapproche le texte de l’Avant-propos, il comprend mieux la notion de « projection de la réalité » combinée à celle de « distorsion », c’est-à-dire la déformation du réel.

Mais, précisément, cet avant-propos » nous guide déjà vers un sens, les deux principes antithétiques, qu’on retrouve ici, la laideur et la beauté.
       La laideur physique est immédiatement rejetée, puisque les « comédons » eux-mêmes ne se supportent pas : « En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau ». De même, la laideur sociale est illustrée par les difficultés financières de Chick, qui mettent en scène un paradoxe : un « ingénieur » qui ne gagne pas « de quoi se maintenir au niveau des ouvriers ». Le lecteur, telles que sont présentées les choses, est incité à plaindre Chick… Mais pourquoi ne pas plaindre plutôt les ouvriers du monde réel, qui, eux
n’ont pas d’« oncle » à qui « emprunter de l’argent » ? Finalement, c’est le travail en soi qui semble laid !

     Face à elle ressort la beauté. Vian met en place un monde qui baigne dans la joie, avec de nombreux exemples : la comparaison au « gai laboureur », « il souriait souvent », « joyeusement », sa « bonne humeur », et la « joie sereine » du cuisinier Nicolas. Le texte se termine d’ailleurs sur le symbole de cette joie : la danse finale des souris sous les rayons de soleil, qui, eux-mêmes, explosent joyeusement sur le sol.

CONCLUSION

 

Comment juger ce début de roman ? Tout en respectant le rôle traditionnel d’un incipit, présenter le cadre et le/s personnage/s, il s’en écarte considérablement par son aspect insolite. En cela, il peut désarçonner certains lecteurs. Mais il plaira à ceux qui aiment l’étrange, le merveilleux, et qui vont chercher le sens de cet univers mystérieux… ou tout simplement s’y plonger comme dans un monde féerique.

L’horizon d’attente, que doit, en principe, créer un incipit reste, lui, très flou. Aucune intrigue n’est vraiment suggérée, tout au plus peut-on y distinguer la mise en place de l’opposition entre la richesse et le monde du travail, lié, lui, à la pauvreté. Mais le merveilleux fait penser à un conte de fée, donc suggère que le roman pourrait être une forme d’apologue, dont il appartiendra au lecteur de dégager le sens.

Rencontre

 La rencontre amoureuse, chapitre XI

(pages 71-76 de "Tiens, dit Colin..." à "... lèvres non plus.")

Pour lire le texte

INTRODUCTION

 

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.

La situation initiale a présenté le héros, Colin, et son univers, étrange, partagé avec ses amis, Chick, passionné par Jean-Sol Partre, et celle qu’il aime, Alise, la nièce du cuisinier Nicolas, et Isis de Ponteauzanne.  L’amour né entre Chick et Alise donne à Colin le désir d’aimer : « je voudrais une âme-sœur du type de votre nièce », « j’ai tant envie d’être amoureux », déclare-t-il au chapitre IX. Le chapitre X s’ouvre sur la conjugaison du verbe « aimer », alors que Colin se rend à une fête organisée par Isis pour l’anniversaire de Dupont, son caniche.

C’est au cours de cette fête, au chapitre XI, que se produit l’événement perturbateur : la rencontre entre Colin et Chloé qui marque la naissance de leur amour.

 

Cela conduit à une question : comment Boris Vian renouvelle-t-il le topos de la scène de rencontre amoureuse ?

L'Ecume des jours : affiche du film de Belmont

Affiche du film de Charles Belmont, 1968

LES CIRCONSTANCES DE LA RENCONTRE

Depuis le conte de fée, Cendrillon, jusqu’à Madame Bovary  de Flaubert, en passant par La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, repris par et Le Bal du Comte d’Orgel de Radiguet, la rencontre amoureuse est un topos littéraire, qui pose un cadre et des personnages

Nous retrouvons ici toutes les composantes traditionnelles d’une soirée de fête, adaptée à cette époque, l’immédiat après-guerre où toute une jeunesse, alors surnommée les « zazous », veut d’abord et avant tout s’amuser pour oublier les contraintes de l’Occupation. Mais chacun des éléments introduits se trouve « détourné », « décalé » pour nous plonger dans un univers totalement fantaisiste.

 

Par exemple, la musique est celle que les jeunes écoutent alors dans les « caves » de Saint-Germain-des-Prés, quartier de Paris alors à la mode. C’est la musique américaine, interdite pendant l’Occupation : le jazz, avec la mention de « Duke Ellington », et le prénom de l’héroïne, emprunté à un de ses titres. On reconnaît aussi l’importance alors prise par les disques et le « pick up », et la danse à la mode, « le boogie-woogie ». Mais  le « biglemoi », lui, est inventé, pour suggérer une danse où les partenaires se regardent les yeux dans les yeux, comme une forme de slow…

Le boogie-woogie, dans une cave de Saint-Germain-des-Prés

Le boogie-woogie, dans une cave de Saint-Germain-des-Prés

On trouve également, très traditionnels, les « petits fours » offerts par leur hôtesse, Isis, avec un « éclair miniature ». Mais eux aussi deviennent originaux : ils sont servis « sur un plateau hercynien », terme géographique, qualifiant un relief relié à une période géologique ! L’éclair est « de type ramifié », jeu sur les mots, entre l’éclair météorologique et ses jaillissements, comme des branches qui se diffusent, et l’éclair-gâteau. De plus, il y a « un piquant de hérisson dissimulé dans le gâteau », peut-être encore un jeu de mots par rapport au bâtonnet qui permet de piquer les petits fours…

Pour les boissons, on passe de la question ordinaire « C’est du champagne ? » à la réponse énigmatique, « C’est un mélange », sans plus de précision. De même, la formule pour annoncer le repas est banale, « passer à table », mais contraste avec l’étrange façon dont le geste, fait pour calmer la toux de Colin, va, en fait, en donner le signal : « Alise lui tapa le dos gentiment et ça résonna comme un gong balinais. »​

Enfin fleurs et éclairages sont de tradition pour décorer une salle de réception, mais ici les fleurs sont curieusement placées : « une épaisse frange d’iris d’eau cachait le bas des murs ». L’éclairage, lui,  crée une atmosphère étrange : « des gaz diversement colorés s’échappaient d’ouvertures pratiquées çà et là ». Et, en fait de baies vitrées permettant aux gens de voir à l’extérieur, « le plafond était à claire-voie, au travers de laquelle regardaient les locataires d’en dessus ».

Vian met donc en place un univers romanesque à l’image de cette époque, mais il prend les plus grandes libertés avec les codes traditionnels.​

Le biglemoi chez Isis. Film de Gondry

On ne voit pas vraiment les invités de cette fête, mais seulement les familiers de Colin

     Chick représente bien la jeunesse intellectuelle de l’après-guerre, fascinée par la philosophie contemporaine, l’existentialisme illustré par Jean-Paul Sartre, ici nommé par inversion des consonnes « Jean-Sol Partre ». De même, le titre cité, « Paradoxe sur le dégueulis », renvoie à son roman, La Nausée, paru en 1938, dans lequel, à partir du constat de « l’Absurde » il pose le sens de l’existence.
         Chick est tombé amoureux d’Alise, nièce du cuisinier de Colin. Elle représente, elle, la liberté alors naissante dans les relations amoureuses, en jouant à flirter avec Colin : « Alors, vous vous en allez sans avoir dansé une seule petite fois avec moi ? », « Pourtant, quand on vous regarde comme ça, on est forcé d’accepter… ». De même, elle ne repousse pas le geste de Colin « l’enlaçant » et « frottant sa joue contre les cheveux d’Alise ».

         Quant à Isis, elle est entraperçue dans son rôle d’hôtesse, servant les « petits fours » ou présentant les invités, comme elle le fait pour Colin. Son prénom est évocateur de la divinité égyptienne, déesse protectrice et maternelle.

Cette jeunesse des personnages permet aussi de mettre en scène leur immaturité : ils semblent vivre sans aucune des contraintes du monde adulte, au gré de leurs plaisirs. Leur langage est le reflet de cette décontraction. Par exemple l’explosion de Colin, « Zut ! Zut et Bran, peste diable boufre », rappelle les insultes tant appréciées de Père Ubu chez Jarry.  

UN COUP DE FOUDRE

De la même façon que pour la « scène de bal », Boris Vian reprend les composantes traditionnelles du coup de foudre, mais en créant des décalages fantaisistes.

Dans la tradition, le coup de foudre repose sur le jeu des regards : il naît, en principe, dès le premier regard échangé entre les deux protagonistes, de façon réciproque. Mais ici, Vian procède un peu différemment.

On ne sait pas vraiment ce qu’a perçu Colin au premier regard, quand il a été présenté à Chloé : est-ce son physique, ou son prénom, qui l’a troublé à ce point, trouble traduit par les points de suspension. Ce n’est que plus loin dans le récit que nous découvrons le portrait de Chloé. Mais son prénom peut déjà suffire à provoquer un choc, puisque c’est sur ce titre d’un morceau de Duke Ellington que Colin avait appris à danser le « biglemoi » avec Nicolas, au chapitre VI. Tout se passe donc comme si cette rencontre était l’effet du destin… C’est aussi ce qui peut expliquer la phrase prononcée par Colin : « Bonj… Êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? »

Le biglemoi : film de M. Gondry

L'émotion de la première rencontre: théâtre de La Huchette

Ce premier regard provoque, comme il est d’usage, un trouble physique chez le héros : « Colin avala sa salive. », avec des sonorités imitatives. Il lui devient impossible de parler, ce que signale la comparaison qui suit : « comme du gratouillis de beignets brûlés », là aussi avec des sonorités imitatives. Vian fait preuve de fantaisie et d’humour pour traduire cette paralysie. Ce trouble est explicité un peu plus loin, dans la comparaison introduite dans le récit par prétérition : « Il n’ajouta pas qu’à l’intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n’entend que la grosse caisse » : les sonorités [t] et [K], redoublées, imitent les battements de cœur.

Mais, à partir de là, Vian introduit un décalage, exprimé brutalement : « Et puis il s’enfuit parce qu’il avait la conviction d’avoir dit une connerie. » La scène pourrait s’arrêter là, et le héros deviendrait alors un anti-héros par sa faiblesse… dont il a totalement conscience vu les multiples reprises : « Puis il se rappela qu’il s’enfuyait et s’enfuit. », « Je viens d’être idiot… et ça me gêne de rester. », « Je lui ai dit une stupidité. Et c’est pour ça que je m’en allais. » De plus, comme la scène est racontée en focalisation interne, on ne sait rien de ce que ressent Chloé. Donc Vian ne pose aucune réciprocité dans ce moment de première rencontre

L'émotion de la première rencontre: théâtre de La Huchette

Son originalité consiste, en fait, à redoubler la rencontre, à partir d’un second regard de Colin. Ce regard permet un portrait de Chloé, mais très réduit, puisqu’il ne met l’accent que sur des détails physiques stéréotypés, « les lèvres rouges, les cheveux bruns », les deux éléments de sensualité d’une femme, puis, plus loin, les « yeux bleus » et les « jolies dents ». La construction de la phrase associe étrangement par le  connecteur « et » un élément psychologique, « l’air heureux », et un élément vestimentaire, « sa robe n’y était pour rien », allusion à l’importance que Colin a, au cours des chapitres précédents et pendant cette fête, accordée aux robes des jeunes filles. Cela accorde donc à l’héroïne une valeur qui lui est propre, et qui ne doit rien à son vêtement.

Ce second regard est, cette fois-ci, réciproque : « Chloé le regarda encore. Elle avait les yeux bleus ». Et il induit l’acceptation de l’invitation.

Dans la scène traditionnelle, cette rencontre est publique, et le couple devient le centre de tous les regards des spectateurs. Ici, on retrouve cette notion, mais de façon étrange, puisque ce sont « les locataires d’en dessus » qui « regardaient », tandis que l’entourage proche s’efface totalement.

C’est la danse qui permet le premier rapprochement. Avec le rapprochement des corps, la rencontre prend une connotation sensuelle. Mais nous notons le décalage entre les deux personnages. Le comportement de Chloé est empreint de douceur et de séduction : « Il sentait ses doigts frais sur son cou », « Elle agita la tête pour repousser en arrière ses cheveux frisés et brillants ». Inversement, le langage de Colin est dépourvu de toute sensualité, pseudo-scientifique, comme s’il était en train de visualiser de façon technique la décision du rapprochement.
En même temps, cela confirme la liberté naissante des jeunes filles. Face à la timidité de Colin, Chloé n’a aucune hésitation : c’est elle qui « mit la main sur son épaule » la première, pose « ses doigts frais sur son cou », et « appliqua, d’un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin ».

La danse : théâtre de La Huchette

La danse : théâtre de La Huchette

Comme il est de tradition, ce moment de danse isole le couple du reste des invités. Mais cet isolement est raconté de façon fantaisiste. Le « silence » n’est pas profond, mais « abondant », et le langage reproduit la familiarité qui règne entre ces jeunes gens : « la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre ». La fin du disque marque aussi la fin de cet isolement, ou, comme l’écrit de façon humoristique B. Vian, le retour « à la vraie réalité ». » la première, pose « ses doigts frais sur son cou », et « appliqua, d’un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin ».

L’ultime étape est le baiser. Il est introduit comme s’il s’agissait d’une sorte de jeu, en écho à ce qu’avait expliqué Nicolas à Colin à propos du « biglemoi », jugé « obscène » quand il était dansé sur le rythme du boogie-woogie. D’où le choix lexical et l’impératif exclamatif : Colin est « horrifié » et s’écrie « Ne regardez pas ça ! ».
Ce baiser reste encore très timide, mais scelle l’amour entre les deux héros, exprimé paradoxalement par un parallélisme négatif, autre façon de détourner le langage habituellement affirmatif : à « Elle frémit, mais ne retira pas sa tête. » répond « Colin ne retira pas ses lèvres non plus. »

Le premier baiser. Film de Gondry

La scène de rencontre est, le plus souvent, romantique. Mais ici la fantaisie nous écarte du romantisme, même si l’amour, lui, est immédiatement vécu dans toute sa sincérité.

CONCLUSION

 

Vian traite ici une scène devenue un « topos » du roman : le bal au cours duquel l’amour naît entre les deux héros. Il en reprend toutes les composantes, mais il les détourne de leur fonction première, avec une distanciation humoristique, qui témoigne de la désinvolture de l’auteur et de la jeunesse des héros.

Cette jeunesse correspond à la fois à l’époque de l’écriture, l’après-guerre où la jeunesse s’affirme dans son désir de liberté, mais aussi à la volonté de renouveler l’image de l’amour. Vian met en scène un amour insouciant, un peu immature, qui joue avec la vie sans la prendre au sérieux. Mais, derrière cela, nous percevons la profondeur d’un moment qui scelle le destin des héros.

Funérailles

Pour lire le texte

 Les funérailles de Chloé, chapitre LXV (pages 324-327)

INTRODUCTION

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société. 

L’amour entre Colin et Chloé les a conduits au mariage. Mais, au cours du voyage de noces, Chloé prend froid et tombe malade : un « nénuphar » la détruit peu à peu. Pour la soigner, Colin dépense tout son argent, se trouve contraint d’effectuer les plus pénibles des travaux. Mais rien ne freine la descente de Chloé vers la mort. Colin, ruiné, ne peut payer qu’un enterrement de pauvre, ce que le Religieux lui annonce comme « une cérémonie véritablement infecte ».

Quelle dénonciation ressort des funérailles de Chloé ?

Vian, "L'Ecume des jours"

LE DÉROULEMENT DES FUNÉRAILLES

Les funérailles sont, traditionnellement, un moment de silence et de respect devant la mort et le chagrin qu’elle entraîne chez les proches. Or, ici, tous les signes de respect se trouvent inversés.  

La description de l’enlèvement du corps insiste sur la laideur, ce qui crée une atmosphère sinistre.

Déjà le lieu est enlaidi. La dégradation de l’appartement de Colin et Chloé, parallèle à l’évolution de la maladie, est à présent achevée : la « saleté » y règne, « l’escalier se dégradait de plus en plus », « L’entrée ressemblait maintenant à un couloir de cave. » C’est un lieu symbolique car Chloé y semble déjà comme enterrée. Vian semble représenter ici le passage du monde des vivants à celui des morts qui inverse la représentation de la naissance.

À cela s’ajoute la laideur des porteurs.  Alors que le roman a insisté sur la beauté des différents protagonistes, ici les intervenants présentent tous les signes qui les rendent répugnants, à commencer par leur habillement : « couverts de saleté […] leurs vieux habits », « les trous de leurs uniformes ». Leurs corps ne valent pas mieux, comme le signale le gros plan sur « les poils rouges de leurs vilaines jambes noueuses » : ils sont déformés, et grotesques, et la couleur rouge, violente, évoque le sang. Enfin, leur comportement est inadapté à la situation : « ils saluèrent Colin en lui tapant sur le ventre », geste familier jusqu’à la grossièreté. Et ils ne respectent pas le cercueil qu’ils « précipitèrent par la fenêtre », comme on jetterait un vieux matelas, un objet sans valeur.

L'appartement dégradé

L'Ecume des jours : l'appartement dégradé
Vian,"L'Ecume des jours" : la voiture-à-morts

Enfin le transport lui-même est enlaidi. Il se fait dans « la voiture à morts, […] un vieux camion peint en rouge ». Déjà une première périphrase, « la boîte noire », a enlevé toute noblesse au « cercueil »,  terme attendu. De même, une seconde périphrase, « la voiture à morts » au lieu de « corbillard », enlève au véhicule toute dignité, et banalise la mort. Cela est accentué par sa caractérisation, « un vieux camion », et sa couleur, là encore le « rouge », inappropriée au deuil. De plus, le véhicule adopte une allure excessive, obligeant les assistants à « courir pour le suivre », leur ôtant ainsi toute dignité. Le fait que « le conducteur chantait à tue-tête » contraste avec l’allure solennelle attendue lors d’un convoi funèbre.

La "voiture-à-morts"

La cérémonie religieuse traduit le même irrespect à l’égard de la mort. D’ailleurs, le cercueil de Cholé n’est même pas transporté dans l’église : il reste à l’extérieur, comme si cette messe ne la concernait plus.
C’est encore la laideur qui se trouve mise en évidence. Tous les gestes du « Religieux » traduisent le fait qu’il accomplit machinalement un cérémonial, auquel il ne prête aucun intérêt : « l’air renfrogné, [il] leur tournait le dos et commença à s’agiter sans conviction ». Ses gestes perdent tout sens, ne sont plus que de l’ « agit[ation] », ou pire, ridicules : « le Religieux sautait d’un pied sur l’autre ». En fait de musique religieuse, « le Religieux tournait une crécelle », instrument au son grinçant, inadapté, et, à la fin il « soufflait dans un tube », expression qui suggère une flûte ridicule et stridente. Enfin, au lieu de mentionner des textes sacrés, il récite « en hurlant des vers latins ». Le ton est inapproprié, et même les textes ont perdu toute valeur, deviennent profanes.

Le moment habituellement consacré aux condoléances termine la cérémonie sur une vision d’horreur, avec l’apparition de deux autres personnages, ridiculisés par la déformation grotesque du nom de leur fonction : « le Chuiche (= le Suisse) et le Bedon » (= le Bedeau), deux employés chargés de maintenir l’ordre et accompagner les processions. Eux non plus ne portent pas les vêtements attendus pour cette cérémonie : ils sont « richement vêtus de couleurs claires ». Mais c’est surtout leur comportement qui est odieux, parce qu’il inverse un moment de tristesse, où chacun devrait s’incliner devant la souffrance de Colin, en une danse grotesque : « Ils se mirent à huer Colin et dansèrent comme des sauvages autour du camion ». Le chapitre se termine sur un dernier geste horrible, une forme de lapidation : « en recevant les poignées de cailloux ».

Pour accompagner une procession religieuse : un costume traditionnellement chamarré

Suisse ou bedeau : le costume traditionnel

Le passage s’inscrit dans le registre burlesque : un sujet tragique, la mort, est traité sur un ton fantaisiste. Mais le passage, s’il peut faire sourire par son écriture, laisse un sentiment de malaise au lecteur, car la dérision contraste avec la douleur ressentie par le héros. 

LEUR SENS SYMBOLIQUE

Ce déroulement, qui détourne totalement la représentation traditionnelle d’une cérémonie funéraire, se charge de signification, un blâme violent de la part de Boris Vian.

La première critique porte sur l’importance prise par l’argent dans la pratique religieuse. Lors de son mariage, Colin avait payé « 5000 doublezons » : il avait alors eu droit à une luxueuse cérémonie. Ici, au contraire, ruiné, il n’a pu payer que « 150 doublezons ». Il ne peut donc avoir droit qu’à ce qui est « prévu au règlement des enterrements pauvres », formule qui ouvre le passage, à la fin du premier paragraphe, et qui explique la résignation de Colin à la fin : « il avait signé pour l’enterrement des pauvres ».

Cette critique parcourt l’ensemble du passage, toujours associée à une structure syntaxique négative, restriction pour expliquer tout ce qui est refusé, en decrescendo : « on ne descendait les morts à bras qu’à partir de cinq cents doublezons », « il ne se taisait qu’à partir de deux cent cinquante doublezons ». Le pire est que même le Christ semble justifier une telle cérémonie par sa question, qui interprète sa réaction, « Il paraissait gêné », après la réponse de Colin  : « Pourquoi n’avez-vous pas donné plus d’argent cette fois-ci ? ». Il confirme ainsi le blâme du fonctionnement de son Église, mais, en même temps, il reste totalement passif.

En contraste avec l’horreur de la cérémonie, la douleur de Colin ressort, en donnant au texte une tonalité pathétique.

La perte de Chloé lui semble insupportable. Il ne se résigne pas au fait qu’elle soit enfermée : « on ne voyait plus Chloé mais une vilaine boîte noire […] toute bosselée ». Il se résigne encore moins au traitement qui est infligé à son cercueil, ce qui se traduit par la reprise d’ « il pleura » au début puis à la fin de la phrase : « et il pleura parce que Chloé devait être meurtrie et abîmé ; il songea qu’elle ne sentait plus rien et pleura plus fort ». Cette reprise marque la prise de conscience de ce que représente la mort, un néant qui détruit définitivement l’être aimé.

Dans un second temps, c’est la révolte que Colin exprime dans ses questions au Christ,  d’abord « Pourquoi est-ce que Chloé est morte ? », puis, de façon plus accusatrice, « Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? » On trouve ici l’attitude humaine traditionnelle devant une mort qui apparaît injuste, et pour laquelle on cherche des responsables : « Qui est-ce que cela regarde ? ».

Le sentiment d’injustice ressort d’abord à travers l’éloge de Chloé, avec un adverbe d’insistance, « Elle était si douce », puis amplifié par l’antéposition de la négation : « Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action », rappel de l’acte de contrition chrétien. Ainsi, la mort apparaît comme un châtiment injustifié. Et la réponse du Christ « Ça n’a aucun rapport avec la religion », détruit le dogme lui-même, qui associe la sanction divine au péché. Ensuite il s’associe lui-même à cet éloge, avec le pronom « nous » et toujours au moyen de négations : « Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin, nous ne méritions pas cela. »

Ces critiques formulées par Colin posent en fait la question philosophique du sens à donner à l’existence du « mal » quand rien, dans la vie humaine, ne semble justifier de subir ce qui est perçu comme une punition divine immérité.

Le Christ en croix sur l'autel

Le Christ en croix sur l'autel

Ainsi ce chapitre conduit à un déni de tout ce qui fonde la foi chrétienne.
Pendant la cérémonie, devenue parodique, chaque geste traduit des valeurs totalement opposées à celles que prône la religion : aucune charité, aucune compassion pour la souffrance, notamment celle de Colin, qui se fait « huer » à la fin, aucun respect devant la mort, ni même devant la vie. C’est significatif quand le cercueil « brisa la jambe d’un enfant qui jouait à côté ». Personne n’y prête la moindre attention : « on le repoussa contre le trottoir ». Cela n’est, finalement, qu’un détail sans importance.

Le Christ en croix, abbaye de Lérins, île Saint-Honorat

La représentation du Christ est tout aussi péjorative. Lui aussi est montré comme parfaitement indifférent à cette cérémonie : « il avait l’air de s’ennuyer », repris plus loin par « Il regardait ailleurs et semblait s’ennuyer ». Lors du dialogue, ses réponses détruisent la valeur que les hommes attachent à la foi pour expliquer l’existence : « Je n’ai aucune responsabilité là-dedans ». Ainsi le Christ n’est plus qu’un simple « assistant », plus ou moins intéressé selon l’ampleur de la cérémonie : «  – Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin. – C’était réussi, dit Jésus. Je me suis bien amusé. » Il refuse d’ailleurs de poursuivre une conversation sur la mort, ce que traduisent ses réponses elliptiques et peu expressives : « Oui… dit Jésus », « Mmmmmm… dit Jésus. », « Oh… dit Jésus, n’insistez pas. » Vian détruit ainsi toute valeur qui pourrait être accordée à la religion.

Le Christ en croix, abbaye de Lérins, île Saint-Honorat

Le sommeil final marque une gradation dans cette représentation négative du Christ. Alors qu’au début, c’est seulement l’ennui qui est mentionné, peu à peu, le texte bascule vers la représentation du sommeil : d’abord, « il chercha une position plus commode sur ses clous. », ensuite « Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines », comme quelqu’un qui se prépare à dormir, ce qui ridiculise, en même temps, les symboles de la passion du Christ, devenus de simples objets inconfortables. Vient ensuite « marmonna Jésus en bâillant », puis le sommeil est décrit dans l’avant-dernier paragraphe. La critique de Vian est renforcée par la comparaison, qui assimile Jésus à un « chat », animal considéré traditionnellement comme égoïste : « Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu. »

À l’irrespect de la cérémonie répond dont un double irrespect : celui du Christ à l’égard des hommes, et celui de Vian à l’égard de la religion.

CONCLUSION

 

Ce passage marque une inversion des représentations traditionnelles d’une scène de funérailles. Cette parodie permet une remise en cause, par cette dérision proche de l’humour noir, à la fois de la religion, mais aussi de la valeur même accordée à la vie. Cette dérision sonne cruellement, d’une part parce que le lecteur s’est attaché aux personnages du roman, d’autre part parce qu’il sait que Vian lui-même est alors confronté à une maladie dont l’issue doit être fatale.

De plus, cela conclut l’inversion du schéma traditionnel du roman d’amour. Le roman de Vian est, au début, encore proche du conte de fées : celui commence par une situation initiale de manque, qu’on retrouve ici (Colin veut « aimer »), puis vient la scène de rencontre, élément perturbateur qui, par le coup de foudre provoqué, détermine le destin des personnages. Ensuite, les péripéties, obstacles rencontrés par le héros dans sa quête, finissent par se résoudre et conduire à un dénouement heureux, le mariage qui comble le manque initial, et « ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants. »

Mais, dans L’Écume des jours, à partir de la rencontre, tout se modifie car elle amène au mariage, sans le moindre obstacle. C’est à la fin de cette cérémonie du mariage qu’intervient le premier indice : « en arrivant sur le perron, Chloé se mit à tousser ». La situation empire au fil des pages, chaque péripétie détruisant davantage les lieux et les personnages, et le roman se conclut sur la mort, sur le malheur, au lieu du bonheur.

Épilogue

Pour lire le texte

 L'épilogue, chapitre LXVIII (pages 333-335)

INTRODUCTION

 

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne, Chloé, permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société.

Nous sommes ici dans le dernier chapitre du roman : Chloé est morte, après une longue maladie et malgré tous les efforts de Colin pour la sauver. Il reste seul et désespéré.

L'Ecume des jours, film de Gondry : la souris du foyer

Mais l’épilogue efface les personnages humains, pour laisser la place aux animaux, notamment à la souris qu’on a rencontrée dans l’incipit. On l’a retrouvée dans tous les moments-clés d’abord pour marquer les étapes du bonheur : confidente quand Colin lui annonce son désir d’être amoureux, conseillère lors des préparatifs vestimentaires de Chloé pour le mariage, au  réveil de leur nuit de noces et lors de leur voyage.

Ensuite, elle a accompagné la longue descente vers la mort : tentant de freiner les symptômes de la maladie dans l’appartement, elle apporte de la lumière à Chloé, puis elle ne joue plus, semble elle aussi malade. Enfin, elle réussit à fuir l’appartement pour se rendre au cimetière.

En quoi cet épilogue ressemble-t-il à une fable ?

La souris au travail. Film de Gondry

LE MONDE ANIMAL

Le chat et la souris sont deux animaux présents dans l’imaginaire collectif. Mais ici Vian met en place une relation entre eux bien différente.

La relation traditionnelle sert de base au récit : en principe le chat est toujours là pour manger la souris : le texte fait allusion au début à la bonne nourriture que représente la souris, et aux « dents aiguës », aux « canines acérées » du chat. Mais Vian inverse cette relation. C’est la souris qui demande à être mangée, et remercie le chat d’accepter : « Tu es bien bon ». Le chat, lui, semble plutôt réticent : « ça ne m’intéresse pas énormément », « je suis bien nourri », « Moi, ce truc-là, ça m’assomme ».

La souris se trouve donc, de façon quasi comique, obligée d’argumenter pour le convaincre, alors que sa situation est tragique : elle va d’abord faire appel à son appétit, puis à sa compassion, qui le conduit à accepter : « je veux bien te rendre ce service ».

Le dialogue du chat et de la souris

"L'Ecume des jours" : le dialogue du chat et de la souris

Ces deux animaux s’opposent aussi par leurs sentiments par rapport aux humains, indifférence pour l’un, sympathie pour l’autre.  Traditionnellement, le chat est le compagnon de l’homme, et non pas la souris. Mais ici le chat reste parfaitement indifférent à la souffrance de Colin, car il est uniquement préoccupé de lui-même, reproche parfois adressé au chat : « Il n’avait pas très envie de la savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient bien élastiques. ». C’est ce que révèlent aussi sa question, « Qu’est-ce que ça peut te faire ? », et sa conclusion, « Je ne comprends pas du tout. » Par opposition, au lieu de fuir les humains, la souris, comme ce fut le cas dans tout le roman, fait preuve de « sympathie », au sens étymologique, en partageant la souffrance de Colin : « C’est que tu ne l’as pas vu. », « je ne peux pas supporter ça », « C’est ça que je ne peux pas supporter. »

Cela donne au récit une double tonalité.
        À travers la relation qui unit ces deux personnages Vian maintient la fantaisie, et parvient à faire sourire le lecteur, par le mode d’action de cette mise à mort : Il faudra « marche[r] sur [s]a queue ». On comprend mieux alors le sacrifice que représente pour le chat cette tuerie, alors qu’il s’emploie tout de même à rassurer la souris : « je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. » Le dialogue entre eux devient comique par la réaction de la souris quand elle met sa tête dans la gueule du chat : « Dis donc, tu as mangé du requin, ce matin. »

        Pourtant, l’atmosphère reste tragique, car c’est tout de même d’un suicide qu’il s’agit, et la fragilité de la souris est soulignée : sa peur (« Ça peut durer longtemps ? »), son « cou mince, doux et gris ». 

La souris dans la gueule du chat

"L'Ecume des jours" : la souris dans la gueule du chat

Ainsi B. Vian retrouve le procédé de la fable, en recourant, pour terminer son récit à des personnages animaux, dotés de la parole et de sentiments. Mais il ne respecte ni la relation habituelle qui les unit, ni le registre habituel à la fable. Le lecteur est donc conduit à s’interroger sur le sens de ce dénouement.

LE SENS SYMBOLIQUE

Comme dans un apologue, le récit se charge d’un sens doublement symbolique.

La  "peine" de Colin. Film de Gondry

Il y a d’abord le symbolisme animal

         La souris, par sa compassion, s’identifie à Colin. Elle comprend le désir de Colin de venger la mort de Chloé, de tuer « le nénuphar » qui représente sa maladie : « il attend qu’il remonte pour le tuer ». Elle pressent aussi sa mort  : « Un de ces jours, il va faire un faux pas », « il va tomber dans l’eau. Il se penche trop. » Liée au couple, elle est, en quelque sorte, leur double : sa mort annonce au lecteur celle du héros.
       Quant au chat, il ne représente que le moyen du suicide. Il ne croque pas directement lui-même la souris : c’est par un mécanisme de « réflexe rapide » que la sourit périt. Il ne fait cela que pour « rendre service ».

"L'Ecume des jours" : la peine de Colin. Film de Gondry

En principe, la fable conduit à une « moralité ». Mais, dans l’Avant-propos, Boris Vian a déjà signalé son refus de donner des « règles », et son désir de montrer simplement où est la beauté, et « tout le reste est laid ». C’est ce que confirme ce dénouement.

La beauté est bien ici l’amour, celui de Colin qui ne peut survivre à la mort de Chloé, et celui de la souris pour Colin. C’est un amour absolu, prêt à perdurer au-delà de la mort.

La laideur est ici le destin en marche, symbolisé par les « onze petites filles aveugles », qui, comble d’ironie, arrivent « en chantant » pour donner la mort. Autre ironie, le lieu d’où elles viennent, « l’orphelinat de Jules l’Apostolique » : nom formé à partir d’un jeu sur les mots entre Julien l’Apostat, empereur romain qui renia la religion chrétienne et « apostolique », qui signifie « héritée des apôtres ». Cette image finale pose une nouvelle révélation d’un nouvel « apôtre », le romancier : les fillettes sont « aveugles », tel Dieu qui reste indifférent devant la souffrance humaine.

Ainsi, la mort de la souris est parallèle à celle de Chloé : deux morts tout aussi absurdes dans l’aveuglement du destin. 

CONCLUSION

 

Ce chapitre fonctionne donc bien comme un apologue. Tout en empruntant au réel, Boris Vian a procédé par « distorsion » de la fable, mais, sous la fiction, au lecteur de comprendre que tout est « vrai ». Son objectif : montrer à la fois la beauté de l’amour et, parallèlement son échec dans une société qui lui reste aveugle.

Le marécage, tombeau de Chloé. Film de Gondry

Il nous conduit aussi à une ultime explicitation du titre : « L’écume » est la surface, le mode de vie joyeux, le goût des plaisirs, qui coiffe la réalité « des jours », beaucoup plus tragique. Dans le roman, un véritable piège s’est refermé sur des personnages qui avaient tout pour être heureux, mais qui sont conduits inéluctablement vers la mort. Peut-être faut-il y voir un écho à la maladie qui accable Boris Vian depuis son enfance, mais qui l’a conduit à cultiver tous les plaisirs de l’existence ?

En même temps, cette scène se déroule au bord du « marécage » où Chloé a été engloutie. On peut y voir comme un écho à ceux de la Louisiane, où Vian prétend avoir écrit le roman, et à la chanson de Duke Ellington, qui donne son prénom à l’héroïne et qui les évoque. 

Le marécage, tombeau de Chloé. Film de Gondry

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