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Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

 La romancière (1634-1693) 

Portrait de Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, devenue Madame de La Fayette, XIXème siècle.  D’après une gravure d’Etienne Desrochers.

Une vie mondaine

Entre la province et Paris, la vie de celle qui devient Madame de La Fayette après un mariage arrangé, sans passion donc, avec le comte de La Fayette, en 1655, est celle que mène la noblesse de son époque, une vie mondaine, proche du pouvoir monarchique, malgré la participation de son beau-père à la Fronde. Encore jeune, cultivée – comme le sera son héroïne – elle fréquente les salons de Mademoiselle de Scudéry et de l’Hôtel de Rambouillet, et devient demoiselle d’honneur de la régente Anne d’Autriche. Se liant ensuite d’amitié avec Henriette d’Angleterre, qui épouse, en 1661, le duc d’Orléans, frère du roi, elle peut pénétrer le Palais royal, être proche donc de la Cour, en découvrir les beautés, fêtes et galanterie, mais aussi les médiocrités, médisances et intrigues, connaissance qui nourrit l’atmosphère de son roman. Elle en rend compte aussi dans son Histoire d’Henriette d’Angleterre, suivie des Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689, ouvrage qui ne sera publié que bien après sa mort, en 1731.

Portrait de Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, devenue Madame de La Fayette, XIXème siècle.

D’après une gravure d’Etienne Desrochers.

Biographie

Une femme cultivée

Madame de La Fayette, elle-même lettrée, compte, parmi ses fréquentations, de nombreux hommes de lettres, au premier rang desquels le poète Jean Regnault de Segrais (1624-1701) qui devient son secrétaire en 1670, participe à la composition de ses premiers romans, et c’est sous son nom que sont publiés La Princesse de Montpensier (1662) et Zaïde (1670). Il admet aussi avoir « eu quelque part à la disposition » de La Princesse de Clèves, tout en en rendant l’entière propriété à Madame de La Fayette qui avait fait paraître anonymement ce roman. Elle rencontre aussi Corneille, déjà vieux, Racine, Boileau, La Fontaine…

Mais l’on peut penser que sa rencontre, en 1660, avec le Grand Arnauld (1612-1694), théologien et défenseur ardent du courant religieux janséniste, sa connaissance de Pascal, et sa longue relation intime, à partir de 1665, avec le duc de La Rochefoucauld, jusqu’à la mort de ce dernier en 1685, l’ont aussi influencée, en accentuant à la fois la perspective moralisatrice de La Princesse de Clèves et la concision du style. C’est aussi le jansénisme, avec sa rigueur contre les mœurs corrompues notamment, qui a pu conduire, alors même que Louis XIV a imposé son pouvoir absolu, à accentuer la critique de la noblesse illustrée dans le roman.

Le contexte historique de La Princesse de Clèves 

Pour analyser La Princesse de Clèves, il convient de tenir compte de son lien avec deux époques historiques. Il s’ouvre sur les « dernières années du règne de Henri II », en 1558 et 1559, et le début de celui de François II, qui offrent au récit son cadre, la Renaissance, à la façon d'un roman historique. Mais la fiction, elle, dépasse ce cadre historique pour restituer une autre époque, celle de l’écriture, le dernier quart du XVIIème siècle, alors que Louis XIV a définitivement établi la monarchie absolue, et que le classicisme a remplacé les courants précieux et baroque.

Contexte

LE CADRE DU RÉCIT : LA RENAISSANCE

François Ier (1515-1547) inaugure la Renaissance française du XVIème siècle. D’Italie, où il mène la guerre, il rapporte un luxe nouveau et le goût des arts et des lettres, qu’il va implanter en France. Son règne ouvre une période brillante. La Cour, au Louvre mais aussi dans les nouveaux châteaux de la Loire qui ont remplacé les forteresses médiévale, est un centre d’attraction où se déroulent fêtes et divertissements. La noblesse y cultive toutes les élégances et une vie mondaine raffinée.

Henri II, qui lui succède de 1547 à 1559, poursuit dans cette voie, en nouant des alliances avec les monarchies et principautés d’Europe par une diplomatie active, et en organisant une « Maison Royale » qui vit entre bals, fêtes, chasses, promenades, auxquelles il s’affiche aux côtés de sa favorite, Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois… C’est ce que présente l’incipit de La Princesse de Clèves, contexte largement décrit, notamment dans la première partie.

Les faits évoqués

Il est évident que Madame de La Fayette s’est appuyée sur une importante documentation pour nourrir son récit. Mais il serait fastidieux – et peu utile pour des lycéens – de faire un relevé exhaustif de tous les faits historiques mentionnés. Les premières pages rappellent la situation, les négociations de Cercamp, en octobre 1558, et la mort de Marie Tudor, le 17 novembre, qui fait monter sur le trône d’Angleterre la reine Elisabeth. Le temps du récit lui-même conduit, à la fin de la troisième partie, à la mort d’Henri II lors du tournoi du 30 juin 1559, suivie du couronnement de François II, le 21 septembre. Il se ferme sur le départ de « Madame » Élisabeth, fille aînée de Henri II, pour l’Espagne où elle doit rejoindre le roi Philippe II.

Atelier de François Clouet, Henri II, roi de France en 1547, 1559. Huile sur bois, 30 x 22. Château de Versailles

Atelier de François Clouet, Henri II, roi de France en 1547, 1559. Huile sur bois, 30 x 22. Château de Versailles

On attirera l’attention sur trois caractéristiques de cette période, mises en valeur dans le récit :

               l’importance des guerres qui opposent les monarchies européennes, donc des échanges diplomatiques qui se nouent, auxquelles participent d’ailleurs activement plusieurs personnages du récit, dont le duc de Nemours.

          l’importance des mariages arrangés, qui permettent de sceller des alliances, tels celui de Claude de France, fille d’Henri II, avec le duc Charles de Lorraine , qui rattache étroitement le duché au royaume, ou celui de « Madame » avec le roi d’Espagne, dont l’ordonnancement est décrit avec beaucoup de précisions dans la troisième partie.

             les multiples intrigues qui divisent la Cour, chaque membre de la famille royale, sans oublier les favorites, ayant son cercle propre, ses soutiens et ses alliés, ce que décrivent longuement les premières pages. C’est ce qui explique aussi l’ouverture de la quatrième partie, qui expose les changements après la mort d’Henri II : « la Cour changea entièrement de face. »​

Les personnages

Les personnages empruntés à l’histoire sont nombreux dans le récit, mais tous sont mis au service de la fiction, ce qui conduit Mme de La Fayette à modifier leur personnalité réelle, par exemple pour le Vidame de Chartres, ou le duc de Nemours, ou même leur vie, puisqu’elle fait mourir le prince de Clèves quatre ans avant la date exacte.

En revanche, Madame de Chartres et sa fille, l’héroïne, sont des personnages inventés… mais comment le lecteur pourrait-il ne pas leur prêter la même réalité qu’à tous ceux qui les entourent ? Habile stratégie de l’auteur, qui, en dupant le lecteur, renforce la vraisemblance de l’intrigue.

Pour une présentation complète des personnages

Anonyme, La paix du Cateau-Cambrésis (France et Espa-gne,) XVIème s. Huile sur bois. Palazzo Publico, Sienne

Anonyme, La paix du Cateau-Cambrésis entre la France et l'Espagne, XVIème s. Huile sur bois. Palazzo Publico, Sienne

Le traitement de l'Histoire par la fiction

        L’inscription de l’intrigue amoureuse dans ce cadre historique est d’abord une façon de rehausser, d’anoblir la fiction. Ainsi, le roman gagne les lettres de noblesse qui lui avaient longtemps été refusées, en se rapprochant, par la majesté des personnages, de la noblesse propre à la tragédie.

           En même temps, Mme de La Fayette se libère du carcan que pourrait représenter l’Histoire, déjà en ne citant pas l'année, mais seulement le mois, et en n’hésitant pas à modifier la date de certains faits pour satisfaire le cours de son intrigue. Par exemple, au début, elle repousse d’un mois le mariage de Claude de France avec le duc de Lorraine et la reprise des négociations de paix à Cercamp, ce qui lui donne le temps nécessaire pour décrire l’arrivée de l’héroïne à la Cour, expliquer les propositions de mariage, et permettre l’organisation du bal par le maréchal de Saint-André avant qu’il ne parte négocier.

          Enfin, nous avons souvent le sentiment d’un écho entre les faits historiques et les événements vécus. Par exemple la mort d’Henri II prépare celle du prince de Clèves, lui aussi mortellement blessé, tout comme le départ de la Cour pour conduire la règne d’Espagne dans le Poitou coïncide avec celui de la Princesse : « De grandes terres qu’elle avait vers les Pyrénées lui parurent le lieu le plus propre qu’elle pût choisir » pour la « retraite » qu’elle souhaite.

LE TEMPS DE L'ÉCRITURE : LE SIÈCLE DE LOUIS XIV 

Pour en savoir plus sur l'époque

Les personnages

Dès dix-sept ans, Madame de La Fayette fréquente la Cour en tant que dame d’honneur de la reine Anne d’Autriche. Elle gardera toute sa vie son goût pour la vie mondaine, pour les salons, alors que son mari, lui, a choisi de vivre en province, dans son château en Auvergne. Familière du salon de l’Hôtel de Rambouillet, elle tient elle-même salon dans son Hôtel de Vaugirard.

Amie d’Henriette d’Angleterre, en exil, elle participe aux divertissements et aux fêtes donnés au Palais Royal par celle qui, en tant que sœur du roi, est alors la deuxième dame de la Cour. C’est donc d’abord dans sa propre observation de la vie mondaine que puise Madame de La Fayette pour sa peinture de la Cour. Une différence cependant : la Cour était plus libre, et les intrigues étaient plus vives à la fin du XVIème siècle qu’à l’époque de l’écriture, car l’expérience de La Fronde (1648-1653) a conduit Louis XIV à imposer une autorité absolue aux grands seigneurs.

François-Hippolyte Debon, L’Hôtel de Rambouillet, 1863. Huile sur toile, 240 x 319. Musée d’Art et d’Histoire de Dreux

François-Hippolyte Debon, L’Hôtel de Rambouillet, 1863. Huile sur toile, 240 x 319. Musée d’Art et d’Histoire de Dreux

Le courant janséniste

Il faut aussi rappeler le rôle joué par le courant janséniste dans la seconde moitié du XVIIème siècle, dont Madame de La Fayette a fréquenté plusieurs proches. Par opposition aux Jésuites, auxquels ils reprochaient d’accommoder les exigences morales aux réalités de la vie mondaine, ils se sont donné comme objectif de ramener l’Église et les fidèles à une morale plus rigoureuse. Leur doctrine, fondé sur l’Augustinus de Jansénius, paru en 1640, affirme la « grâce nécessaire et suffisante », c’est-à-dire que le salut de l’homme, qui n’est capable que du mal depuis le péché originel, relève, non pas de sa volonté, impuissante, mais de la seule toute-puissance divine. Cette idée, proche de celle de prédestination, leur vaut leur condamnation, et de multiples poursuites de ceux nommés les « Solitaires » jusqu'à la destruction, en 1710, de l’abbaye de Port-Royal, cœur du mouvement. Le jansénisme construit une vision fort pessimiste de l’homme : en lui règnent l’illusion et l’amour-propre, et il est égaré par des passions trompeuses, au premier rang desquelles l’amour.

Le contexte littéraire de La Princesse de Clèves 

En littérature

À l’époque de sa parution, elle n’est pas qualifiée de « roman ». L’adresse du libraire « au lecteur » emploie à deux reprises le terme neutre d’« histoire », et Madame de La Fayette, feignant de ne pas en être l’auteur dans une lettre au Chevalier de Lescheraine du 13 avril 1678, précise : « il n’y a rien de romanesque et de grimpé, aussi n’est-ce pas un roman ; c’est proprement des mémoires, et c’était à ce que l’on m’a dit le titre du livre, mais on l’a changé. » Il convient donc de comprendre dans quel contexte littéraire s’inscrit La Princesse de Clèves

LE ROMAN AUX ORIGINES 

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Le roman dérive directement de l’épopée, dont il garde, au Moyen Âge, la dimension héroïque : il dépeint les exploits de nobles héros, comme ceux d’Alexandre le Grand dans Le Roman d’Alexandre, au XIVème siècle, encore écrit en vers, qui donne d’ailleurs son nom à l’alexandrin. 

Mais, dès le XIIème siècle, une évolution s’observe avec le choix de la prose, langue vulgaire par rapport au latin – et le rejet progressif du merveilleux originel, qui se trouve remplacé par l’inscription dans l’Histoire et le contexte d’une époque. Les exploits chevaleresques passent au second plan, au profit de l’intrigue amoureuse, crise vécue par un héros ou une héroïne, de naissance illustre et souvent empruntés à l’Histoire ou à la légende, comme dans les romans de Chrétien de Troyes, le premier à utiliser le terme « roman » dans Érec et Énide (1165-1170), ou dans Le Roman de la rose, de Jean de Meung et Guillaume de Loris, au XIIIème siècle. On parle alors de « roman héroïque ».

Or, pendant longtemps, ce genre littéraire subit une triple condamnation :

  • une condamnation historique, puisque, contrairement aux autres genres littéraires, il ne tire pas de l’antiquité grecque ses lettres de noblesse, et est écrit en langue « romane », langue vulgaire du peuple par rapport au latin des érudits ;

  • une condamnation sociale, car en multipliant les péripéties, notamment amoureuses, il plaît avant tout aux femmes : il serait, de ce fait, une lecture frivole, donc un genre inférieur ;

  • une condamnation morale, car il montre des héros en « crise », donc met l’accent sur leurs faiblesses, ne favorise pas les plus nobles vertus en peignant, par exemple, des amours adultères.

Cela permet de dégager déjà un apport essentiel de La Princesse de Clèves : elle donne au roman ses lettres de noblesse en associant la noblesse des héros à  l’ancrage historique et, surtout, à la volonté d’instruction morale des auteurs classiques, de « voir la vertu couronnée et le vice puni », pour reprendre la formule de l’évêque Huet dans sa Préface à Zayde (1671)

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Anonyme hollandais, « Les éléphants », Le Roman d’Alexandre, XIVème siècle. Enluminure du manuscrit Harley. British Library

Le Maître de Vienne, Le Roman de La Rose, vers 1430. Enluminure, 8,8 x 7,7. B. N. d’Autriche

LE ROMAN PRÉCIEUX 

Abraham Bosse, Une ruelle, château de Rambouillet, XVIIème siècle. Gravure 

Avant de s'incarner dans les arts et les lettres, la Préciosité est un mouvement social, qui naît dans la noblesse en réaction contre la vulgarité, voire la grossièreté, qui régnait encore dans les relations sous le règne d'Henri IV. Elle s'oppose à la nature brute, aux instincts,  en réclamant des comportements, des manières et un langage plus raffinés. Elle se développe, dans la seconde moitié du siècle, dans les salons tenus par des femmes, tels ceux de Madame de Rambouillet, de Mesdemoiselle de Montpensier ou de Scudéry. Elles réunissaient, dans les « ruelles », espace autour de leur lit parfois délimité par une balustre, de « beaux esprits », pour pratiquer l'art de la conversation, lire des poèmes, écouter de la musique...

Abraham Bosse, Une ruelle, château de Rambouillet, XVIIème siècle. Gravure 

La Carte de Tendre, attribuée à François Chauveau, illustration de Clélie histoire romaine (1654-1660) 

L'amour est leur thème de prédilection, objet des analyses les plus subtiles, mais un amour raffiné, épuré de toute dimension sensuelle, sublimé. La « carte du pays de Tendre », inspirée de Clélie histoire romaine (1654-1660) de Mlle. de Scudéry, illustre bien les étapes que doit parcourir le parfait amant – et les risques qu'il court –  pour offrir à la femme aimée un amour parfait, digne du "prix" qu'il lui donne. On en retrouve bien des échos dans l'analyse psychologique proposée dans La Princesse de Clèves.

La préciosité a invité les écrivains à une recherche de perfection formelle, et, pour approfondir l'étude du sentiment amoureux, à raffiner le vocabulaire, posant ainsi les règles du beau langage et du bon goût. Les précieuses, en revendiquant le droit des femmes au savoir, ont contribué aussi à une réflexion nouvelle sur l'éducation des filles, dont on trouve des échos dans celle donnée par Madame de Chartres à sa fille. 

La Carte de Tendre, attribuée à François Chauveau, illustration de Clélie histoire romaine (1654-1660) 

Étude des liens entre La Princesse de Clèves et la Préciosité : thèmes et lexique

La préciosité s'est donné libre cours dans des romans, plus de 1200 en ce siècle. L'Astrée, d'Honoré d'Urfé, marque un premier succès avec la parution des deux premiers volumes, en 1610. Le roman prétend montrer comment « par plusieurs histoires et sous-personnages de bergers et d'autres sont déduits les effets de l'honnête amitié », dans la Gaule barbare du V° siècle. Mais, en réalité, il dépeint les codes de galanterie prônés par la préciosité en développant des analyses subtiles du sentiment amoureux.  

« Elle exprime si délicatement les sentiments les plus difficiles à exprimer et elle sait si bien faire l'anatomie du cœur amoureux... Elle sait décrire toutes les jalousies, toutes les inquiétudes, toutes les impatiences, toutes les joies, tous les dégoûts, tous les murmures, tous les désespoirs, toutes les espérances, toutes les révoltes et tous ces sentiments tumultueux qui ne sont jamais bien connus que de ceux qui les sentent ou les ont sentis ».

Mlle de Scudéry

Plus tard, ceux de Mlle. de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) ou Clélie ou l'histoire romaine, ou de Gomberville, par exemple Polexandre (1629-1632), sont très appréciés pour leurs multiples péripéties, souvent très invraisemblables, qui mêlent un contexte antique reconstitué à des comportements typiques de la préciosité. Madame de Scudéry, se peignant sous les traits de Sapho, parle en fait d’elle-même, et explique ses intentions, celles du roman précieux.  Cette définition pourrait tout à fait s’appliquer aux analyses psychologiques approfondies dans La Princesse de Clèves, où se retrouvent les mouvements de la Carte de Tendre et tout le vocabulaire de la galanterie et de l’amour précieux.

LA NOUVELLE 

Au Moyen Âge circulent beaucoup de courts récits, sous la forme de lais, de fabliaux, de contes, populaires et souvent grossiers, ou de l’exemplum, récit religieux et moralisateur. C’est du Décaméron de Boccace (1349-1353), d’Italie, que vient un nouveau genre littéraire, la nouvelle, dont, en France, le premier recueil, Cent nouvelles nouvelles, paraît en 1462. Le ton en est encore très proche de la satire traditionnelle, des femmes, des moines…, et ne recule pas devant l’obscénité.

Marguerite de Navarre, dans l’Heptaméron, en 1558, apporte une première évolution, avec des récits plus sérieux et un approfondissement de l’analyse psychologique.

L’essor de la nouvelle se poursuit au XVIIème siècle, avec, par exemple, Nouvelles françaises où se trouvent divers effets de l’amour et de la fortune, un recueil de cinq récits de Charles Sorel, paru en 1623. Parallèlement, la volonté de mettre l’intrigue au service de la morale s’affirme, par exemple dans le recueil de Madame de Villedieu, Les Désordres de l’amour, paru en 1675, au titre éloquent comme ceux des trois nouvelles qui le composent : « Que l'amour est le ressort de toutes les passions de l'âme », « Qu'on ne peut donner si peu de puissance à l'amour qu'il n'en abuse », et «  Qu'il n'y a point de désespoir où l'amour ne soit capable de jeter un homme bien amoureux ».  

Or, nous reconnaissons, dans La Princesse de Clèves, même si l’œuvre est plus longue que ne l’est, d’ordinaire, la nouvelle, plusieurs caractéristiques de ce genre littéraire : l’aspect linéaire du récit, et une intrigue qui, même si elle pose un cadre historique foisonnant, est organisée autour de peu de personnages et d’un centre d’intérêt principal.

Présentation

Présentation de l’œuvre 

UNE PARUTION ANONYME 

En raison de sa parution anonyme, de nombreux débats ont eu lieu sur la question de savoir à qui attribuer La Princesse de Clèves. Le libraire explique cet anonymat par la volonté que le « nom de l’auteur » n’influe pas sur « le succès » de l’ouvrage.

Pour lire La Princesse de Clèves 

« Quelque approbation qu’ait eue cette Histoire dans les lectures qu’on en a faites, l’Auteur n’a pu se résoudre à se déclarer, il a craint que son nom ne diminuât le succès de son Livre. Il sait par expérience, que l’on condamne quelquefois les Ouvrages sur la médiocre opinion qu’on a de l’Auteur, et il sait aussi que la réputation de l’Auteur donne souvent du prix aux Ouvrages. Il demeure donc dans l’obscurité où il est, pour laisser les jugements plus libres et plus équitables, et il se montrera néanmoins si cette Histoire est aussi agréable au Public que je l’espère. ».

En fait, il est important de rappeler que tirer gloire du métier d’auteur n’est guère de mise au XVIIème siècle, et surtout d’auteur de romans… D’ailleurs, les deux romans antérieurs, La Princesse de Montpensier et Zayde, avaient déjà parus sous le nom du secrétaire de Madame de La Fayette, Segrais, et celle-ci se défend avec énergie d’être l’auteur du roman, dans une lettre du 13 avril 1678 au Chevalier de Lescheraine.

« Un petit livre qui a couru il y a quinze ans et où il plut au public de me donner part, a fait qu’on m’en donne encore à la P. de Clèves. Mais je vous assure que je n’y en ai aucune et que M. de la Rochefoucauld, à qui on l’a voulu donner aussi, y en a aussi peu que moi ; il en fait tant de serments qu’il est impossible de ne le pas croire, surtout pour une chose qui peut être avouée sans honte. Pour moi, je suis flattée que l’on me soupçonne et je crois que j’avouerais le livre si j’étais assurée que l’auteur ne vînt jamais me le redemander. Je le trouve très agréable, bien écrit sans être extrêmement châtié, plein de choses d’une délicatesse admirable et qu’il faut même relire plus d’une fois, et surtout ce que j’y trouve, c’est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit ».

Comme l’imprimeur, Claude Barbin,  est aussi celui du duc de La Rochefoucauld, cet auteur a assez rapidement été associé à l’écriture du roman. Mais il est aujourd’hui certain que Madame de La Fayette est bien l’auteur de cette œuvre, même si elle a sans doute été conseillée, voire aidée, notamment par le poète Jean Regnault de Segrais ou par son ami La Rochefoucauld, par le philosophe et théologien Pierre Daniel Huet, voire par Madame de Sévigné.

LE TITRE 

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678

Donner comme titre à une œuvre le nom d’un personnage est une tradition qui remonte aux grandes tragédies de l’antiquité grecque. Madame de La Fayette avait d’ailleurs déjà fait ce choix pour ses romans antérieurs, La Princesse de Montpensier et Zayde. Elle affiche ainsi immédiatement l’appartenance de son héroïne à la noblesse, une façon de souligner sa volonté d’anoblir un genre littéraire encore fort méprisé. Enfin, sur le registre des « privilèges » accordés au libraire Barbin figure, en 1672, l’annonce d’un Prince de Clèves, Béralde et les Nouvelles Œuvres du sieur du Pays… mais il n’y eut jamais de Prince de Clèves ! L’intrigue du roman impose, en effet, de placer en son cœur l’héroïne, puisque c’est bien elle qui est l’enjeu de l’amour entre son époux, le prince, et le duc de Nemours.

LA STRUCTURE 

L'architecture d'ensemble

L’œuvre a été publiée en quatre volumes, un pour chacune des parties, mais il est possible d’y reconnaître les cinq actes d’une tragédie.

          La première partie s’ouvre sur une sorte d’introduction, à la façon d’une exposition. Elle pose le cadre historique, les négociations de paix, et il est frappant de constater que la phrase qui marque la conclusion de cette présentation, « l’assemblée se rompit à la fin de novembre, et le Roi revint à Paris », correspond à l’entrée en scène de l’héroïne, qui noue l’action : « Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde ». Quatre temps forts scandent cette première partie : la rencontre entre l’héroïne et le prince de Clèves, son mariage, le bal en l’honneur du mariage du duc de Lorraine, première rencontre du duc de Nemours et de la Princesse, et la mort de sa mère, Madame de Chartres, qui la laisse livrée à elle-même, en ouvrant un deuxième acte. 

         La deuxième partie s’articule autour des intrigues de la Cour, qui servent de toile de fond aux sentiments de l’héroïne. Après que le duc de Nemours a dérobé son portrait, elle ne peut plus ignorer un amour qui la plonge dans de profonds bouleversements.

         La troisième partie marque l’apogée du récit, avec la scène de l’aveu de la princesse à son époux, entendu par le duc de Nemours, caché dans un cabinet du parc du château de Coulommiers. Mais loin d’apaiser la relation entre les époux, cet aveu entraîne de vives souffrances.

             La quatrième partie montre la lente plongée du prince de Clèves dans la jalousie, puis dans la maladie qui le conduit à la mort. L’héroïne se réfugie alors dans un couvent.

          Mais il reste un dernier acte, celui qui doit dénouer l’intrigue : alors que,  veuve, la princesse pourrait épouser le duc de Nemours, elle renonce à lui. Les dernières lignes scelle leur destin en formant une sorte de « moralité » :

Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion. Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.

Les récits enchâssés

Il est courant, dans les romans précieux, d’enchâsser, dans l’intrigue d’ensemble, des récits dont chacun pourrait, à lui seul, constituer une nouvelle. Dans La Princesse de Clèves, on en trouve quatre mais, loin de former des digressions qui peuvent égarer le lecteur, ils attirent l'attention car, ayant tous pour thème une relation amoureuse, ils jouent en contrepoint avec l’histoire racontée, notamment par les sentiments qu’ils suscitent chez les protagonistes. Ils sont précisément introduits, avec la mention de leur émetteur et de leur destinataire.

Le roi Henri II et Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois

Ce premier récit s’inscrit dans le contexte historique posé dans la première partie, en évoquant la maîtresse du Roi, Diane de Poitiers et sa rivalité avec la Reine. Il est raconté par Mme de Chartres à sa fille, à présent mariée : « je vous apprendrais le commencement de la passion du roi pour cette duchesse, et plusieurs choses de la cour du feu roi, qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement. » Vu le rôle que cette mère a joué dans l’éducation morale de sa fille, le récit nous invite à y lire une forme d’avertissement. Tout en rappelant la généalogie de la duchesse, la passion du roi pour elle, qui lui accorde un rôle important dans la politique du royaume, l’accent est mis, en effet, sur l’existence d’une autre maîtresse, Madame d’Étampes, et sur la jalousie qui sépare alors les deux femmes :

Atelier de François Clouet, Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. Musée Condé, Chantilly

Atelier de François Clouet, Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. Musée Condé, Chantilly

« Jamais il n’y a eu une si grande haine que l’a été celle de ces deux femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvait pardonner à madame d’Estampes de lui avoir ôté le titre de maîtresse du roi. Madame d’Estampes avait une jalousie violente contre madame de Valentinois, parce que le roi conservait un commerce avec elle. Ce prince n’avait pas une fidélité exacte pour ses maîtresses : il y en avait toujours une qui avait le titre et les honneurs, mais les dames que l’on appelait de la petite bande le partageaient tour-à-tour. »

Un homme entre deux femmes… là où le roman nous montrera une femme, la Princesse, entre deux hommes, son époux et Nemours, en accentuant les douleurs de la jalousie. Première annonce aussi de l’infidélité masculine, image qui sera développée dans le dernier récit.

Le comte de Sancerre et Madame de Tournon

Ce récit se trouve justifié par un événement, à la fin de la première partie, la mort de Madame de Tournon ; plus long que le premier, il se prolonge sur la deuxième partie et, après le point de vue féminin, il illustre le point de vue masculin, puisqu’il est raconté par le comte de Sancerre à son ami, le prince de Clèves, qui, lui-même, le rapporte à sa femme, en nous offrant ainsi une double réaction, celle du prince lui-même mais aussi celle de la princesse. Au cœur du récit est présentée l’infidélité de Madame de Tournon qui, alors même qu’elle affirme à Sancerre son amour et sa résolution « de l’épouser », écrit des lettres enflammées à Estouville : « dans un temps où son idée est dans mon cœur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été, et la plus parfaite à mon égard ; je trouve que je suis trompé, et qu’elle ne mérite pas que je la pleure : cependant j’ai la même affliction de sa mort, que si elle m’était fidèle, et je sens son infidélité comme si elle n’était point morte. » Comment ne pas voir, dans la douleur de Sancerre l’annonce de celle qu’éprouvera le prince à la pensée que son épouse en aime un autre ? En même temps, le conseil que donne le prince à son ami sonne comme prémonitoire de l’aveu de la princesse qui sera au cœur de la troisième partie, ce que souligne le récit :

« Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrais pour moi-même ; car la sincérité me touche d’une telle sorte, que je crois que, si ma maîtresse et même ma femme m’avouait que quelqu’un lui plût, j’en serais affligé sans en être aigri ; je quitterais le personnage d’amant ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre.

Ces paroles firent rougir madame de Clèves, et elle y trouva un certain rapport avec l’état où elle était, qui la surprit, et qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps à se remettre. »

Anonyme, Portrait d’Anne Boleyn. Huile sur bois. National Gallery

Le roi Henri VIII d'Angleterre et Anne de Boulen

Ce troisième récit, celui de la relation entre le roi Henri VIII et Anne de Boulen (orthographe pour Anne Boleyn), beaucoup plus bref, nous ramène au contexte politique, les négociations qui ont alors lieu entre la France et l’Angleterre. La Dauphine raconte à la princesse de Clèves comment, pour épouser Anne de Boulen, le roi a été conduit au divorce, et les conséquences pour le pays, l’établissement de la religion anglicane, mais aussi la fin terrible de cette reine, décapitée. Ce récit est directement lié à « l’affaire d’Angleterre », c’est-à-dire à la volonté du roi, présentée dans la première partie, de renforcer l’alliance entre ces deux monarchies par un mariage entre le duc de Nemours et la nouvelle reine d’Angleterre, Élisabeth. C’est en cela qu’il se relie à l’intrigue principale, l’intérêt de la princesse révélant son amour pour Nemours.

Anonyme, Portrait d’Anne Boleyn. Huile sur bois. National Gallery

« L’affaire d’Angleterre revenait souvent dans l’esprit de madame de Clèves : il lui semblait que M. de Nemours ne résisterait point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine que ce dernier n’était point encore de retour, et elle l’attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l’état de cette affaire ; mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité, l’obligeait à la cacher ».

La lettre du Vidame de Chartres

Le dernier récit, qui ferme la deuxième partie et se poursuit sur la troisième, est à la fois le plus long, le plus complexe, et celui qui, par les réactions et les sentiments suscités,  joue le rôle le plus important dans l’intrigue amoureuse entre la princesse et Nemours.

Il commence par l’insertion d’une lettre, remise par la Dauphine à la princesse, qui va provoquer un quiproquo car Chastelart, qui la lui a apportée, l’a présentée comme tombée de la poche du duc de Nemours au cours d’une partie de jeu de paume. Elle est écrite par une femme qui lui reproche son infidélité. La découverte de cette accusation confirme la princesse dans sa conviction qu’il est impossible de se fier à l’amour d’un homme, annonçant ainsi le refus qui ferme le roman :

« L’affaire d’Angleterre revenait souvent dans l’esprit de madame de Clèves : il lui semblait que M. de Nemours ne résisterait point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyait avec peine que ce dernier n’était point encore de retour, et elle l’attendait avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvements, elle se serait informée avec soin de l’état de cette affaire ; mais le même sentiment qui lui donnait de la curiosité, l’obligeait à la cacher ».

Dans un second temps, le récit nous apprend que cette lettre est de Madame de Thémines, destinée, en fait, au Vidame de Chartres. Il se confie à Nemours : craignant  que cette lettre ne le desserve à la fois auprès de la Reine, qui la croirait adressée à la Dauphine et en serait jalouse, et de Madame de Martigues, « autre dame » pour laquelle il a de l’inclination, il lui demande de reconnaître que cette lettre lui appartient… Mais cela confirmerait à la princesse que Nemours lui est infidèle, et il ne peut s’y résoudre, jusqu’au moment où le Vidame lui confie un billet de Madame d’Amboise, réclamant au Vidame la lettre, au nom de son amie, Madame de Thémines.  La suite du récit conduit Nemours à se servir de ce billet pour démentir cette rumeur auprès de la princesse. Elle se relie étroitement à l’intrigue amoureuse entre lui et la princesse.

  • D’une part « l’aigreur » de celle-ci, qui trahit ses sentiments, le confirme dans l’idée qu’elle ne lui est pas indifférente.

  • D’autre part, ils se retrouvent unis dans une même complicité, réécrire cette lettre, que le Vidame a récupérée, pour la remettre à la Reine en lui faisant croire qu’elle était bien de Nemours. Le stratagème ne trompera pas la Reine, qui restera persuadée que la lettre est au Vidame de Chartres et adressée à la Dauphine, à laquelle elle « ne pardonna jamais ». En revanche, le plaisir que prend la princesse à partager de tels moments avec Nemours l'oblige à admettre ses sentiments

« elle se remit devant les yeux l’aigreur et la froideur qu’elle avait fait paraître à M. de Nemours, tant qu’elle avait cru que la lettre de madame de Thémines s’adressait à lui ; quel calme et quelle douceur avaient succédé à cette aigreur, sitôt qu’il l’avait persuadée que cette lettre ne le regardait pas. »

Ces récits forment donc un parcours d’apprentissage pour l’héroïne : elle y découvre, pour reprendre le titre du roman de Madame de Villedieu, « les désordres de l’amour ».

LE CADRE SPATIO-TEMPOREL 

Temps et durée

Le roman se construit sur une interaction entre le temps historique et la durée, qui relève de l’intime.

Édouard Detraille, Le roi Henri II mortellement blessé au tournoi des Tournelles, 1906. Musée de l’armée

     L’intrigue est, en effet, ponctuée par des moments officiels, inscrits dans l’Histoire, par exemple les différentes négociations politiques et ambassades, le bal pour les fiançailles de Claude de France avec le duc de Lorraine, le mariage de Madame Élisabeth célébré avec le duc d’Albe, « au nom du roi d’Espagne », le tournoi suivi de la mort d’Henri II, le sacre de François II.

Édouard Detraille, Le roi Henri II mortellement blessé au tournoi des Tournelles, 1906. Musée de l’armée

          Sur ce temps historique se développe la durée de l’intrigue amoureuse, une année entre l’arrivée de l’héroïne à la cour et sa « retraite ». Mais elle est difficile à mesurer : tantôt un moment d’intimité se trouve allongé, construisant ainsi une scène intime, telle celle de l’aveu de la princesse à son époux, tantôt, au contraire, les événements s’accélèrent, comme pour la maladie du prince.  

Deux temps forts marquent l’intrigue :

  • La mort de Madame de Chartres, mère de la princesse, qui ferme la première partie : avant de mourir, elle lui donne ses ultimes conseil : « Vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. »

  • La mort du prince de Clèves dans la quatrième partie : avant de mourir, il lance à sa femme une violente accusation : « une mort que vous causez et qui ne peut vous donner la douleur que vous faites paraître. » Même si, après les protestations de celle-ci, il est « presque convaincu de son innocence », ces reproches influencent sa décision de rupture avec le duc de Nemours.

La salle du Conseil, château royal de Blois

Lieux publics et lieux privés

Deux lieux s’opposent dans le récit : la Cour et la campagne, le château de Coulommiers.

         La Cour est l’espace officiel, public, tantôt à Paris, au Louvre, tantôt dans les châteaux de Chambord ou de Blois. Mais un contraste s’observe entre l'espace ouvert, lors des bal, des fêtes officielles par exemple, et des lieux plus intimes, les salons privés, « chez le roi », « chez la Reine », « chez la reine Dauphine », ou les appartements privés de la princesse, chacun ayant son « cercle » de courtisans et ses intrigues.

La salle du Conseil, château royal de Blois

Le château de Coulommiers. Estampe, musée Carnavalet, Paris

          Par opposition, la campagne est le lieu du repli, d’une fuite qui doit permettre de retrouver la paix de l’âme. Toutes les fois qu’elle se sent troublée à l’excès par ses sentiments amoureux, la princesse recherche l’abri que lui offre le parc, la nature : « Pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise et que je vous ai tant souhaitée [...] retirez-vous de la cour, obligez votre mari de vous emmener », conseille à sa fille Madame de Chartres. Mais c’est aussi le lieu qui détermine l’issue de l’intrigue :

  • L’aveu fait, dans le pavillon, par l’héroïne à son époux est entendu par Nemours, qui se sent alors conforté dans son amour.

Le château de Coulommiers. Estampe, musée Carnavalet, Paris
  • Le rapport de la présence nocturne de Nemours dans le parc du château, fait au prince de Clèves par son espion, accélère sa maladie : il « ne put résister à l’accablement où il se trouva. La fièvre le prit dès la nuit même ».

L'image de la Cour 

La Cour

Dans sa lettre au chevalier de Lescheraine du 13 avril 1678, Madame de La Fayette souligne un aspect essentiel de l’œuvre : « surtout ce que j’y trouve, c’est une parfaite imitation du monde de la cour et de la manière dont on y vit ». Dès la première phrase, deux termes mélioratifs caractérisent la Cour, « La magnificence et la galanterie », repris quelques pages plus loin mais avec une connotation péjorative : « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. »

LE DIVERTISSEMENT

Si le roman évoque la vie politique, guerre et diplomatie, la vie de la Cour semble d’abord vouée aux divertissements, et même à la campagne, c’est le souci premier : en recevant ses amis, Madame de Mercœur « ne pensa qu’à les divertir  et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. » Ces divertissements correspondent à ce que l’on nomme, au XVIIème siècle, l’idéal de « l’honnête homme », alliant l’harmonie du corps à l’élégance de la vie sociale

Bal à la cour des Valois, 1580. Huile sur toile, 163 x 194. Musée des Beaux-Arts, Rennes

Ainsi, les hommes sont occupés par la chasse, le jeu de paume » ou les « courses à la bague », sans oublier les tournois. Il y a aussi les spectacles, des « ballets », des pièces à « machines extraordinaires », et, bien sûr, les bals, occasion privilégiée pour se livrer aux intrigues amoureuses, dont deux ponctuent l’intrigue du roman : celui donné à l’occasion du mariage de Claude de France avec le duc de Lorraine, première rencontre entre Nemours et la princesse, et celui donné par le maréchal de Saint-André, où elle ne se rend pas puisqu’elle sait que Nemours n’y sera pas. Tous ces divertissements sont empreints d’un luxe extrême, que Madame de Lafayette décrit soigneusement, qu’il s’agisse de l’habillement, des parures, des décors… 

Bal à la cour des Valois, 1580. Huile sur toile, 163 x 194. Musée des Beaux-Arts, Rennes

Mais ces divertissements sont d’abord une façon, pour cette noblesse oisive, de se mettre en scène. Ils révèlent donc, en fait, l’impossibilité pour l’individu d’échapper au poids de la vie publique, devenue ainsi une contrainte. Pour manquer le bal, par exemple, l’héroïne, sur le conseil de sa mère, feint d’être malade : « il fallait donc qu’elle fît la malade, pour avoir un prétexte de n’y pas aller, parce que les raisons qui l’en empêchaient ne seraient pas approuvées, et qu’il fallait même empêcher qu’on ne les soupçonnât. » Quand elle exprime son souhait d’aller à la campagne, pour fuir les noces prévues à la Cour, celui-ci s’y oppose nettement : « elle oubliait que les noces des princesses et le tournoi s’allaient faire, et qu’elle n’avait pas trop de temps pour se préparer à y paraître avec la même magnificence que les autres femmes », et il « lui commanda absolument d’y aller. »

LE RÈGNE DE L’APPARENCE 

La Cour est un monde où règne l’apparence, ce que souligne d’ailleurs Madame de Chartres à sa fille : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, […] vous serez souvent trompée : ce qui paraît n'est presque jamais la vérité. » Ainsi sont mis en évidence à la fois le rôle du regard, car la Cour est semblable à une scène où chacun joue son rôle, et l’importance de faire tomber les masques.

Sous le regard d'autrui

À la Cour, en raison des intrigues qui s’entrecroisent, chacun observe l’autre, cherchant à lire sur un visage, dans les yeux ou à travers un geste. Impossible donc d’échapper au regard d’autrui, bien au contraire, il faut apprendre à l’attirer, comme à l’occasion du tournoi : « Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraître avec éclat ». Cela est souligné dès la présentation de l’héroïne, « Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde », et sa rencontre avec le prince de Clèves dans la boutique de pierreries est ponctuée d’échanges de regards, comme lors de sa rencontre avec le duc de Nemours :  

École franco-flamande, Le Bal du duc de Joyeuse, vers 1582. Huile sur toile, 41 x  65. Musée du Louvre, Paris

École franco-flamande, Le Bal du duc de Joyeuse, vers 1582. Huile sur toile, 41 x  65. Musée du Louvre, Paris

« Le lendemain, la cérémonie des noces se fit. Madame de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables qu’elle en fut encore plus surprise.

Les jours suivants, elle le vit chez la reine dauphine, elle le vit jouer à la paume avec le roi, elle le vit courre la bague, elle l’entendit parler ; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres, et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il était, par l’air de sa personne, et par l’agrément de son esprit, qu’il fit, en peu de temps une grande impression dans son cœur. »

L'importance du masque

Mais, dès qu’elle aura été initiée à la vie à la Cour, l’héroïne mesure aussi à quel point le regard d’autrui est un danger : « Personne n’était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir ou à nuire », d’où les observations mutuelles des différents « cercles », dans l’espoir de pouvoir ainsi perdre un/e rival/e.

De ce fait, il est essentiel d’apprendre à se masquer, à dissimuler ses émotions. Par exemple, alors que la princesse écoute le récit que lui fait la Reine Dauphine d’une « aventure » concernant Nemours, est introduit ce commentaire : « Madame de Clèves se mit à genoux devant son lit et, par bonheur pour elle, elle n’avait pas le jour au visage », ce qui lui permet de cacher son « embarras ». Lorsque le duc entre dans la pièce, il est pris à témoin par la Reine Dauphine : « Regardez-le, regardez-le,[…] et jugez si cette aventure n’est pas la sienne ». Il éprouve alors « une si grande confusion de pensées bizarres qu’il lui fut impossible d’être maître de son visage » et nous notons l’effort nécessaire pour se reprendre : « Cependant, M. de Nemours, revenant de son premier trouble, et voyant l’importance de sortir d’un pas si dangereux, se rendit maître tout d’un coup de son esprit et de son visage. »

La société de Cour impose donc la dissimulation, qui n’est plus perçue comme fausseté et mensonge, mais comme un indispensable auto-contrôle : les contraintes qu’on s’impose à soi-même sont redoublées par celles qu’impose le regard d’autrui. L’individu finit par se confondre avec le masque social qu’il a adopté en adaptant son comportement aux circonstances.

LA PAROLE ET LE SILENCE 

Parallèlement, cette cour oisive est occupée par d’incessants commérages, qui font circuler vraies informations et fausses rumeurs pour entretenir les « cabales » :

« Toutes ces différentes cabales avaient de l’émulation et de l’envie les unes contre les autres. Les dames qui les composaient avaient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amants ; les intérêts de grandeur et d’élévation se trouvaient souvent joints à ces autres intérêts moins importants, mais qui n’étaient pas moins sensibles. »

Toute action se trouve donc commentée à l’infini, et souvent avec malveillance, comme la lettre perdue, attribuée à Nemours alors qu’elle était, en réalité, destinée au Vidame de Chartres. De parole fausse en parole fausse, à partir de confidences successivement trahies, se met en place un véritable imbroglio raconté au début de la troisième partie, où le verbe « dire » est répété avec insistance. La confidence du Vidame à Nemours, est suivie de celle de Nemours à la princesse, obligée à son tour d’avouer à la Reine Dauphine qu’elle a remis à son époux cette lettre, qui lui avait été donnée à lire…  

C’est encore plus manifeste dans le récit que fait le prince de Clèves à sa femme de la relation amoureuse entre le comte de Sancerre et Madame de Tournon, où l’on voit comment la circulation de la parole révèle l’absence de discrétion au sein d’une Cour où chacun se délecte du moindre secret. Cela commence par la colère du Roi qui constate que sa favorite, Diane de Poitiers, ne porte pas la bague qu’il lui a offerte. Cette information est transmise à au prince de Clèves, qui la répète aussitôt : « Sitôt que Monsieur d’Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre ; je la lui dis comme un secret que l’on venait de me confier et dont je lui défendais de parler. » Mais Sancerre trahit aussitôt trahi  la confidence auprès de Madame de Tournon, qui la répète à la belle-sœur de Clèves : «  Madame de Tournon était venue la conter à ma belle-sœur ». Ainsi le secret a fait le tour, et revient à celui qui l’avait confié : « Sitôt que je m’approchai de ma belle-sœur, elle dit à Mme de Tournon que l’on pouvait me confier ce qu’elle venait de lui dire et, sans attendre la permission de Mme de Tournon, elle me conta mot pour mot tout ce que j’avais dit à Sancerre le soir précédent. »

Dans un tel milieu, la moindre parole devient donc dangereuse, et la prudence impose le silence.

CONCLUSION

L’image de la Cour proposée par Madame de La Fayette révèle sa propre connaissance des courtisans et du monde des « salons » au XVIIème siècle. Il est aussi possible d’y reconnaître aussi l’influence du jansénisme, notamment celle de Pascal : il dépeint la « misère de l’homme » qui comble son vide intérieur, et tente d’échapper à sa conscience de la mort par le « divertissement ». Mais l’issue du roman montre l’échec, auquel conduisent les passions qui animent cette noblesse frivole.

L'amour

La peinture de l'amour 

Un des premiers mots du roman est la mention de la « galanterie » comme une des caractéristiques de la cour d’Henri II, terme qui pose une conception particulière de l’amour : il traduit la place réservée aux femmes, qui sont, à la Cour, le centre de toutes les attentions masculines, et la volonté de les séduire par toutes sortes d’hommages, de prévenances, d’attentions particulières. Mais il révèle aussi une superficialité frivole : il s’agit plus de jeux amoureux que de passion sincère.

C’est ce qui explique le relief que, dans ce contexte, prend le triangle amoureux formé par la Princesse de Clèves, son époux et le duc de Nemours.

L’AMOUR ET LE COUPLE 

Les mariages royaux

Dès les premières pages, l’évocation du mariage du roi Henri II dissocie le mariage de l’amour, puisqu’est mentionné « l’attachement du Roi pour la Duchesse de Valentinois », puis, dans le récit de Madame de Chartres à sa fille, comment il « devint amoureux » de Madame d’Étampes. Tout au long de l’œuvre se succèdent des images de mariages officiels, conclus pour des raisons politiques, qui tiennent bien peu compte de la volonté des femmes : « La paix était signée ; Madame Élisabeth, après beaucoup de répugnance, s’était résolue à obéir au Roi son père ». Comment s’étonner alors que ces femmes, mal mariées, entretiennent des liaisons ?

Mais les hommes n’échappent pas davantage à ce type de contrainte, comme le montre le mariage que cherche à favoriser le roi de France entre le duc de Nemours et la reine d’Angleterre. Loin de s’y opposer Nemours se plie volontiers à cette volonté : il en éprouve « toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux qui se voit porté au trône par sa seule réputation », «  son esprit s’était insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune ».

Le mariage d'Henri II et de Catherine de Médicis. Fresque, Musei dei Ragazzi, Palais Vecchio, Florence

Le mariage d'Henri II et de Catherine de Médicis. Fresque, Musei dei Ragazzi, Palais Vecchio, Florence
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Le couple du Prince et de la Princesse de Clèves. Film de Jean Delannoy, 1961

Le couple du Prince et de la Princesse de Clèves

Des sentiments contrastés

Par comparaison, ce couple offre une particularité : s’il s’agit bien d’un mariage arrangé pour la Princesse, le Prince, lui, éprouve une véritable passion amoureuse.

La beauté de Mlle de Chartres attire de nombreux prétendants, au premier rang desquels, le Prince de Clèves. Mais, quand sa mère lui parle de mariage, son choix ne fait en rien intervenir l’amour : « elle l’épouserait avec moins de répugnance qu’un autre mais qu’elle n’avait aucune inclination particulière pour sa personne. » Pourtant, cela n’arrête pas sa mère… et le Prince lui-même est parfaitement conscient de cette absence d’amour sincère :

« Vous n’avez pour moi qu’une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire ; vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n’êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d’un attachement qui ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne. »

En cela, les sentiments du Prince s’opposent aux mœurs qui l’entourent, alors que son mariage n’est fondé que sur l’obligation que toute épouse, éduquée dans les notions de « devoir » et de « vertu », doit à son mari.

« La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au-delà de sa possession ; et, quoiqu’elle vécût parfaitement bien avec lui, il n’était pas entièrement heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie ».

Un mariage promis à l'échec

Dans ces conditions, dès que la Princesse découvre l’amour pour le duc de Nemours, seul le devoir l’unira à son époux, et c’est en raison à la fois du respect qu’elle lui doit et de la protection qu’elle lui demande, qu’elle lui avoue ses sentiments, sans nommer celui qui les lui inspire : « Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu. »

Mais cet aveu détermine l’échec. Le prince vit, dès lors, dans les douleurs de la jalousie, ce qui le conduit à une incessante méfiance jusqu’à faire surveiller son épouse. Le rapport qui lui est fait  des visites de Nemours à Coulommiers le plonge dans le « désespoir », il est pris de « fièvre » et sa maladie s’aggrave. Les violents reproches qu’il lui adresse avant de mourir sont l’ultime blessure pour la Princesse, et soutiennent son renoncement à l’amour de Nemours, pourtant à présent rendu possible.

LA PUISSANCE DE LA PASSION 

Par opposition aux jeux de la « galanterie » et aux sentiments convenus entre époux dans les mariages arrangés, au mieux une forme d’estime et de respect, la passion, elle, s’impose avec une force irrésistible

Les « troubles » de l’amour

L’amour se découvre à celui qui l’éprouve par le « trouble » qu’il provoque, terme récurrent dans le roman :

  • Pour la Princesse, sa rencontre et sa danse avec Nemours au bal laissent paraître « quelque trouble sur son visage », et la narration révèle sa lucidité : « il fit en peu de temps une grande impression dans son cœur. »

  • De même, pour le duc, l’amour le transforme totalement : « La passion de M. de Nemours pour madame de Clèves, fut d’abord si violente, qu’elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avait aimées, et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. »

C’est ce « trouble » qui, précisément, sort la Princesse de son « innocence », et l’amène à reconnaître la force du sentiment ressenti :

« L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle sentit de connaître, par ce que lui venait de dire sa mère, l’intérêt qu’elle prenait à M. de Nemours : elle n’avait encore osé se l’avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu’elle avait pour lui étaient ceux que M. de Clèves lui avait tant demandés ».

« Elle ne pouvait s’empêcher d’être troublée de sa vue, et d’avoir pourtant du plaisir à le voir ; mais, quand elle ne le voyait plus, et qu’elle pensait que ce charme qu’elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions, il s’en fallait peu qu’elle ne crût le haïr, par la douleur que lui donnait cette pensée. »

Le trouble extrême, révélateur de la puissance de la passion, est « la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée », ressentie à la lecture de la lettre qu’elle croit destinée au duc de Nemours.

Du silence à l'aveu

Le poids des regards d’autrui, auxquels il est difficile de se dérober à la Cour et qui sont prompts à juger et à condamner, et celui d’une éducation qui lui a inculqué la méfiance des hommes et le devoir de respecter l’honneur et la vertu, imposent à la Princesse la dissimulation : il lui faut se taire, cacher ses émotions, ne pas laisser voir à quel point Nemours la trouble. Elle le cache même à sa mère, à laquelle, pourtant, elle s’était jusqu’alors spontanément confiée. Nemours fait d’ailleurs preuve du même embarras lors de ses visites : « ils gardèrent assez longtemps le silence. »

Mais le silence lui-même devient révélateur, impuissant car l’amour transparaît par bien d’autres signes : « Quelque application qu’elle eût à éviter ses regards, il lui échappait de certaines choses qui partaient d’un premier mouvement, qui faisaient juger à ce prince qu’il ne lui était pas indifférent. »  Ainsi, se taire alors même qu’elle a vu le duc dérober son portrait, est, en soi, un aveu, que souligne celui-ci.

Peu à peu, la force de la passion va se trahir aussi dans les discours, même quand ils sont masqués, jouent sur l'allusion et le double sens. Par exemple, le duc masque son aveu amoureux par un pluriel qui généralise :   

« Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les chercher ; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles soient aimables ; ce qui est difficile, c’est de ne s’abandonner pas au plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentiments que l’on a pour elles. »

Mais il n’en est pas moins immédiatement compris par la Princesse qui « entendait aisément la part qu’elle avait à ces paroles » : « Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas. »

Quand Monsieur de Nemours surprend l’aveu de la Princesse à son époux, avec sa mention du portrait dérobé, tous ses doutes sont levés, mais sa parole, plus directe, reste sans réponse : « Je donnerais ma vie, Madame, […] pour vous parler un moment. » C’est seulement dans la dernière partie, après la mort de son mari, que la Princesse de Clèves avoue ouvertement ses sentiments : 

« je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j’avais même si peu d’idée qu’ils me donnèrent d’abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes sentiments. »

Pierre Gustave Eugène, L’aveu de la Princesse de Clèves, 1863. Gravure, BnF

Pierre Gustave Eugène, L’aveu de la Princesse de Clèves, 1863. Gravure, BnF

Le cœur et la raison

Malgré les efforts pour dissimuler leurs sentiments, malgré les doutes et les jalousies, les deux héros vivent des moments de joie intense. Joie de se voir déjà, mais surtout joie des moments de complicité, par exemple lorsque, dans le cabinet de la Princesse, ils sont réunis pour réécrire la lettre perdue par le Vidame : « elle ne sentait que le plaisir de voir Monsieur de Nemours, elle en avait une joie pure et sans mélange qu’elle n’avait jamais sentie ». Et celui-ci partage ce même bonheur : il « était bien aise de faire durer un temps qui lui était si agréable ». Joie aussi de contempler le portrait de Nemours figurant dans le tableau du siège de Metz qu’elle a fait transporter à Coulommiers : « elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. » Joie de s’occuper à nouer des rubans aux couleurs du duc à une canne qui lui a appartenu… Joie, en retour, de Nemours qui la contemple alors :

« On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir, au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait ; la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait ; et la voir toute occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait ; c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. » 

Mais, alors même qu’après la mort du prince, elle se laisse aller au désir d’aimer librement « un homme digne d’être aimé »,  le devoir, l’honneur, son « austère vertu » combattent cette passion, et sa « raison » finit par triompher de son « cœur ». Il ne reste plus alors que le déchirement tragique, et la passion se trouve définitivement condamnée au moment même où elle est admise.

CONCLUSION

Comme son contemporain, Racine, Madame de La Fayette nous rappelle l’étymologie du mot « passion », le verbe « patior » qui signifie subir la souffrance. Cette souffrance naît de tout ce qui fait obstacle à l’amour, des obstacles extérieurs, les normes et les codes sociaux qui obligent à préserver sa réputation, mais surtout des obstacles intérieurs, le sentiment que céder à la passion serait déchoir, dans le cas de la Princesse, déchoir par rapport à l’estime que lui a accordée un époux qu’elle n’a jamais cessé de respecter, déchoir donc par rapport à l’image d’elle-même qu’elle veut préserver.

La morale

La morale dans La Princesse de Clèves 

Dans le programme, le parcours associé à l’étude de La Princesse de Clèves a pour enjeu : « Individu, morale et société ». L’ordre de ces mots est intéressant : la « morale », placée au centre, est au confluent de la vie intime, des qualités – et des défauts – personnels, et de la vie sociale, les valeurs prônées. Mais, dans les deux cas, la « morale » reflète les valeurs propres à une époque, ici le XVIIème siècle, temps de l’écriture.

UNE MORALE ARISTOCRATIQUE 

L'honneur de la naissance

À chaque fois que le roman introduit un personnage, sa présentation souligne toujours l’importance de sa famille, en rappelant sa généalogie. La naissance joue un rôle car elle garantit que la personne aura à cœur l’honneur de ne pas déchoir. Ainsi, le prince de Clèves tombe amoureux de Mlle de Chartres au premier regard, mais, quand il apprend qui elle est, sa naissance ne lui est pas indifférente : il « sentit de la joie de voir que cette personne, qu’il avait trouvée si aimable, était d’une qualité proportionnée à sa beauté. » De même, quand, veuve, la Princesse envisage un mariage possible avec le duc de Nemours, elle invoque, comme dernier argument, au-delà de l’amour qu’elle éprouve, sa naissance : «  mais, de plus, un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. »

L'idéal de « l’honnête homme »

Sous la monarchie absolue, qui s’est peu à peu affirmée au XVIIème siècle, s’est défini un idéal, celui de « l’honnête homme » – ou femme – qui devient une morale sociale. Il est explicité dans des œuvres  comme L'Honnête homme ou l'art de plaire (1630) de Nicolas Fouet ou Discours sur la vraie honnêteté (1671-1677) du chevalier de Méré. Ils proposent un modèle social et culturel pour s'intégrer au mieux dans « le monde », dans cette société d'élite qui fréquente les lieux à la mode, les salons, la galerie du Palais-Royal, la Cour... Il s’agit, pour voir son mérite reconnu, de combiner harmonieusement trois sortes de qualités

Abraham Bosse, La Galerie du Palais, vers 1638. Gravure, BnF

Abraham Bosse, La Galerie du Palais, vers 1638. Gravure, BnF

           Les qualités du corps : Il faut unir l'aisance physique - par exemple grâce à l'escrime, au jeu de paume, ou à l'équitation - à l'élégance et à la grâce, par la danse notamment, ou dans l'habillement, sans ornements excessifs qui rendraient ridicule. Les gestes doivent rester discrets, le ton de voix mesuré. Mais il faut savoir faire preuve de vaillance, de bravoure, par exemple lors des tournois.

      Les qualités de l'esprit : « L'honnête homme » a reçu l'instruction propre à son temps, il peut donc suivre toute conversation, y participer avec esprit, mais sans étaler ses connaissances, sans chercher à briller à tout prix. Mais la bonne société reconnaît le mérite de celui qui a « une science profonde » ou « un esprit vaste et profond » ou encore, comme la Dauphine, « l’esprit capable et avancé ».

       Les qualités de l'âme : Éduqué dans les valeurs de l'Église chrétienne, « l'honnête homme » les met en pratique en conciliant les exigences religieuses et les modes de vie en société, le « bel usage » du monde : complaisant envers les autres, il leur accorde les marques de politesse conformes aux bienséances et respecte les règles de la civilité.

La morale aristocratique, celle des lecteurs de Madame de La Fayette, impose donc un double « devoir », difficile car en partie contradictoire, à la fois avoir de l’éclat, « paraître » aux yeux d’autrui pour soutenir dignement son rang, et fuir tout excès, dans une recherche permanente d'élégance et de retenue.

LES VALEURS CHRÉTIENNES 

La faiblesse de l'homme

Les philosophes et les moralistes du XVIIème siècle se retrouvent tous dans leur méfiance envers les passions, amitié, amour, ambition… Le courant janséniste, dont Madame de La Fayette a subi l’influence par sa lecture de Pascal ou sa relation avec le duc de La Rochefoucauld, ne fait que renforcer cette conception de la faiblesse de l’homme. Il passe sa vie à désirer, comme l’affirme La Bruyère dans le chapitre « Du cœur » des Caractères : « Les choses les plus souhaitées n’arrivent point; ou si elles arrivent, ce n’est ni dans le temps, ni dans les circonstances où elles auraient fait un extrême plaisir ». N’est-ce pas à cette réflexion que semble faire écho la Princesse : « Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? » Et n’est-ce pas aussi ce qui suscite sa crainte que, dès lors qu’elle accepterait le mariage que lui offre Nemours, elle connaîtrait inévitablement « la fin de l’amour » de celui-ci : « les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? » Toute passion ne peut donc être que passagère, un « divertissement », dira Pascal pour faire oublier à l’homme sa réalité, sa « misère ». Pour reprendre la formule chrétienne : "Vanitas vanitatum omnia vanitas", vanité des vanités, tout est vanité.

La vertu

Elle a fondé l’éducation que Madame de Chartres a donnée à sa fille : « elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. »

« elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité ; les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée. »

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Hermine David, La Princesse de Clèves, 1943. Gravure, BnF

La « vertu » est donc le seul recours face aux désordres des passions, un devoir que l’individu se doit à soi-même d’abord, pour trouver le repos. Ce « repos » est souvent mentionné par la Princesse, c’est sa recherche qui explique son choix de quitter les tentations de la Cour en se retirant à Coulommiers, et, surtout, son renoncement et son retrait final :

« Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua madame de Clèves ; je me défie de mes forces, au milieu de mes raisons ; ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible, s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir ; mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. » 

C’est donc sur la « vertu » de son héroïne, encore renforcée par la maladie qui lui a donné une « vue si longue et si prochaine de la mort »,  que Madame de La Fayette conclut son récit : 

« Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. » 

L'écriture d'un roman "classique" ? 

Voici le commentaire d’Hippolyte Taine dans ses Essais de critique et d’histoire, parus en 1858, sur l’écriture de Madame de La Fayette :

L'écriture

« Ce style est aussi mesuré que noble ; au lieu d'exagérer, Mme de La Fayette n'élève jamais la voix. Son ton uniforme et modéré n'a point d'accent passionné, ni brusque. D'un bout à l'autre de son livre, brille une sérénité charmante ; ses personnages semblent glisser au milieu d'un air limpide et lumineux. L'amour, la jalousie atroce, les angoisses suprêmes du corps brisé par la maladie de l'âme, les cris saccadés de la passion, le bruit discordant du monde, tout s'adoucit et s'efface, et le tumulte d'en bas arrive comme une harmonie dans la région pure où nous sommes montés. C'est que l'excessif choque comme le vulgaire ; une société si polie repousse les façons de parler violentes, on ne crie pas dans un salon. »

Ce jugement, qui rattache l’écriture du roman à une conception du classicisme, une forme d'analyse faite d’équilibre et de mesure, est, en fait, à nuancer, car l'écriture emprunte aussi au baroque et à la préciosité, courants qui s’interpénètrent.

Le baroque

Le baroque naît à l’époque des guerres de religion, qui marquent la fin de l’optimisme de la Renaissance : il met en valeur le sentiment de l’inconstance, les désordres de la vie du cœur et l’aspect éphémère de toute chose, qu’expriment, par exemple, les discours de Madame de Chartres à sa fille. Nous pouvons reconnaître deux survivances du baroque dans le roman de Madame de La Fayette :

         Dans sa construction, les quatre récits rapportés, insérés, qui paraissent former des digressions et surcharger l’intrigue principale, auquel, pourtant, ils forment un contrepoint ;

        Dans l’expression du sentiment, la récurrence des thèmes de la surprise et du hasard. C’est notamment le cas lors des scènes de rencontre. Chez le joaillier par exemple, nous notons l’insistance dans les réactions du prince de Clèves : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise ». De même, la surprise est soulignée dans la rencontre au bal, aussi bien pour la Princesse, « il était difficile de ne pas être surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu », que pour le duc de Nemours, « tellement surpris de sa beauté ». Mais de nombreux autres exemples pourraient être relevés, où « l’étonnement » est mis en valeur, aussi bien face à autrui que face à ses propres sentiments, qui font que les personnages se sentent étrangers à eux-mêmes.

La Préciosité

Madame de La Fayette a fréquenté les salons précieux, dont son œuvre reflète plusieurs caractéristiques :

          Nous retrouvons, dans l’intrigue amoureuse, les codes de l’amour précieux, à commencer par la récurrence du terme « inclination », qui rappelle le fleuve qui, dans Clélie, roman de Mlle de Scudéry, traverse le Pays de Tendre. Nemours illustre le « parfait amant », tel qu’il avait été mis en place dans les romans précieux, héritage de l'amour courtois médiéval.

       L’expression correspond aussi à la volonté, propre à la Préciosité, d’épurer le vocabulaire amoureux, tout en en complexifiant les composantes. Les termes abstraits se multiplient, ainsi que les adjectifs qui nuancent le sentiment ou les formules qui procèdent par allusions : la Princesse « loua Monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à Madame de Chartres la même pensée qu’avait eue le chevalier de Guise », « Je crois devoir à votre attachement la faible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentiments », déclare Nemours, et le récit commente : « Ce lui était une grande douleur de voir qu’elle n’était plus maîtresse de cacher ses sentiments et de les avoir laissé paraître au Chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que Monsieur de Nemours les connut ; mais cette dernière douleur n’était pas si entière, et elle était mêlé de quelque sorte de douleur. »

L'expression de l'analyse psychologique

Le roman articulent trois formes narratives, qui interagissent.

Le récit

Pris en charge par un narrateur omniscient, il rend compte au lecteur à la fois du cadre, des circonstances et de tous les mouvements du cœur. Parfois, le lecteur est même invité à partager les sentiments dépeints : « Il est aisé de s’imaginer en quel état ils passèrent la nuit ». Dans d’autres passages, la narration attire l’attention sur l’aspect exceptionnel d’un sentiment, comme pour le « désespoir » du prince de Clèves : « Il n’y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d’hommes d’un aussi grand courage et d’un cœur aussi passionné que Monsieur de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que donne l’infidélité d’une maîtresse et la honte d’être trompé par une femme. » Enfin, quand, à la lecture de la lettre censée destinée à Nemours, la Princesse découvre la jalousie, le récit analyse ce sentiment, puis le commente, « ce mal qu’elle trouvait si insupportable, était la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut-être accompagnée ». Mais, soudain, la voix narrative se confond avec celle de l’héroïne, en s'associant, par les exclamations, à son émotion : « Quels retours ne fit-elle pas sur elle-même ! quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avait donnés ! »

Les discours rapportés

Rapportés directement, ou indirectement, ils rendent compte 

         Des conversations en société en nous informant surtout sur la vie mondaine de l'aristocratie, dont ils dépeignent les intérêts, les ambitions, et la curiosité pour la « galanterie », source de la propagation de nombreuses rumeurs. Ces discours directs introduisent aussi souvent la dissimulation propre à la vie de la Cour.

          De dialogues plus intimes, en soulignant les temps forts du récit, les échanges entre la princesse et Nemours, ou avec son époux. Les discours directs sont fortement modalisés, ponctués d’exclamations ou d’interrogations. Mais nous constatons qu’ils sont, le plus souvent, complétés par un commentaire dans la narration. Par exemple, après les plaintes du prince sur l’absence d’amour de celle qu’il va épouser, le commentaire, « Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances », souligne son innocence. De même, après leur discussion sur son aveu, la narration commente l’effet produit : « L’aveu que Madame de Clèves avait fait à son mari était une si grande marque de sa sincérité et elle niait si fortement de s’être confiée à personne que Monsieur de Clèves ne savait que penser. »

Le monologue intérieur

Sur ce fond narratif, aux analyses nuancées, et par rapport aux dialogues, souvent masqués et allusifs, ressortent de rares moments où, repliés dans la solitude, les personnages laissent jaillir le discours intérieur, en de douloureux monologues. C’est le cas, par exemple, quand l’héroïne ressent les morsures de la jalousie, ou quand Nemours s'interroge sur la conduite à tenir : 

« Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu’en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je m’engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi. Toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensais hier tout ce que je pense aujourd’hui et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m’arracher de la présence de M. de Nemours, il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paraître mon voyage, et si M. de Clèves s’opiniâtre à l’empêcher ou en vouloir savoir les raisons, peut-être lui ferais-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre. »

Ces moments de retour sur soi-même mettent en évidence, par les interrogations, l’opposition entre l’« inclination », l’élan du cœur, la passion, et la morale, qui impose l’estime, l’honneur et la vertu. Ils marquent les temps forts du récit, et mettent sur un pied d’égalité, pour la noblesse de leurs sentiments, les deux héros.

« Qu’aurais-je à lui dire, s’écriait-il ? Irais-je encore lui montrer ce que je ne lui ai déjà que trop fait connaître ? Lui ferai-je voir que je sais qu’elle m’aime, moi qui n’ai jamais seulement osé lui dire que je l’aimais ? Commencerai-je à lui parler ouvertement de ma passion, afin de lui paraître un homme devenu hardi par des espérances ? Puis-je penser seulement à l’approcher, et oserais-je lui donner l’embarras de soutenir ma vue ? Par où pourrais-je me justifier ? Je n’ai point d’excuse : je suis indigne d’être regardé de madame de Clèves, et je n’espère pas aussi qu’elle me regarde jamais. Je lui ai donné, par ma faute, de meilleurs moyens pour se défendre contre moi que tous ceux qu’elle cherchait, et qu’elle eût peut-être cherchés inutilement. Je perds, par mon imprudence, le bonheur et la gloire d’être aimé de la plus aimable et de la plus estimable personne du monde ; mais, si j’avais perdu ce bonheur sans qu’elle en eût souffert, et sans lui avoir donné une douleur mortelle, ce me serait une consolation ; et je sens plus dans ce moment le mal que je lui ai fait, que celui que je me suis fait auprès d’elle. » 

Explications

À partir de cette étude de l’œuvre, il est possible de construire un parcours littéraire, comportant l’explication d’extraits , auquel nous associerons des textes et documents organisés autour de la problématique du programme « Individu, morale et société ».

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