AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
Pour le lycée
... des corpus thématiques
... des œuvres de genres différents
Création en cours
Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, 2007
L'auteur (né en 1962)
Une remarquable interview par Michel Vagner, 2012
Le temps de la formation
Philippe Claudel continue à habiter la petite ville d’à peine dix mille habitants, Dombasle-sur-Meurthe, en Lorraine, où il est né, révélant ainsi l’importance pour lui de conserver ses « racines », alors que tant d’« étrangers », d’exilés, parcourent ses œuvres. Après des études de « bon élève » – il souligne d’ailleurs le rôle joué par les enseignants, les « maîtres » dans sa formation –, il entre à l’université, mais en dilettante, car, de 1981 à 1983, il traverse ce qu’il nomme une « période voyou », rébellion et excès.
Mais ces deux années sont aussi une quête de soi, du sens à donner à son existence, à travers de multiples activités, qui, toutes, complètent sa formation : les visites de musées m’amènent au dessin et à la peinture, l’art pictural étant, pour lui, le plus immédiatement transmissible car il échappe au poids des mots ; écriture aussi de poèmes, de nouvelles, de scénarios, comme autant de travaux d’apprentissage… ; acteur dans des courts métrages et créateur de deux radios libres, il découvre l’audiovisuel.
Philippe Claudel, photographie, magazine Elle
Ajoutons-y sa passion pour l’alpinisme, la montagne étant « le lieu essentiel », pour reprendre le titre d’un livre d’entretiens avec Fabrice Lardreau, publié en 2018, où, outre son amour de la nature, il marque le lien entre la conquête des sommets et l’écriture : « Ce qui me plaît dans la montagne comme dans l'écriture, c'est de me trouver confronté à quelque chose qui me dépasse, de façon humaine, et d'essayer d'y trouver ma voie, que ce soit sur une paroi ou dans un roman. », « Je me trouve au diapason de moi-même en montagne. Elle me donne la vie. »
C’est son mariage, en 1983, qui l’amène à reprendre son cursus universitaire, en lettres, mais aussi histoire-géographie et histoire de l’art, pour devenir enseignant, dès 1985, jusqu’à l’obtention de l’agrégation de Lettres modernes.
Parmi les étapes de cette carrière d’enseignant, il reconnaît que deux moments ont profondément influencé son regard sur les autres, douze ans d’enseignement à des prisonniers, et deux ans à des adolescents handicapés. Découverte d’un thème omniprésent dans son œuvre, l’altérité, et de la terrible réalité de l’enfermement, que ce soit dans un lieu carcéral telle la prison, ou dans son propre corps.
Le temps de la création
Ce n’est que plus tard, en 1999, qu’il fait paraître un premier roman, Meuse l’oubli, sélectionné par le 13ème festival du premier roman, à Chambéry, puis, en 2002, un recueil de nouvelles, Les petites Mécaniques. Mais c’est l’obtention du prix Renaudot pour Les Âmes grises, en 2003, qui lui vaut sa véritable reconnaissance en tant qu’écrivain, et il en réalise le scénario pour son adaptation au cinéma par Yves Angelo, en 2005.
Cela semble illustrer la double face de sa vie professionnelle : au sein de l’université de Nancy maître de conférences en littérature et anthropologie culturelle, il enseigne l’écriture scénaristique à l’Institut européen du cinéma et de l’audiovisuel.
Double face qui se retrouve dans sa création artistique :
Philippe Claudel, Les Âmes grises, 2003
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d’un côté l’écriture, dans des genres aussi divers que le théâtre, avec Parle-moi d’amour ! (2008), mise en scène de Michel Fagadau, ou Le Paquet (2010), qu’il a lui-même mis en scène, la nouvelle, le roman, ou l’essai, avec de nombreuses études critiques sur l’art, de la peinture à la photographie, en passant par la gravure.
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De l’autre, le cinéma, avec, en 2008, un premier film, Il y a longtemps que je t’aime, avec Kristin Scott Thomas, nominé pour de nombreuses récompenses et qui reçoit deux Césars, celui du meilleur second rôle pour Elsa Zylberstein, et, surtout celui du meilleur premier film ; suivent Tous les soleils (2011), Avant l’hiver (2013), et Une enfance (2015)
Même si seul Parfums, paru en 2012, revendique ouvertement sa dimension autobiographique, qui lui vaut d’ailleurs le prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie en 2013, l’ensemble de son œuvre reflète des étapes de son parcours personnel, ses rencontres et ses propres questionnements. Largement traduite, cette œuvre l’amène à entrer à l’Académie Goncourt en 2012, et à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 2016.
L'affiche du film de Philippe Claudel, 2008
Présentation du Rapport de Brodeck
De la création à la réception du roman
Les conditions de la création
Dans les « Remerciements », à la suite du roman, Philippe Claudel mentionne la durée de son travail d’écrivain, « les deux années de l’écriture de ce roman ». Dans plusieurs interviews, il explique sa façon de travailler, sans plan, mais avec un fil conducteur, cette première phrase qui s’est imposée à lui : « Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien », celle qui d’ailleurs ouvre le roman, suivie d’une affirmation sur l’objectif poursuivi, « Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache », et le ferme, avec cet ajout :
« Brodeck, c’est mon nom.
Brodeck.
De grâce, souvenez-vous.
Brodeck »
Il se laisse alors porter par ce fil conducteur, et, surtout, par les rencontres avec des personnages, dont certains s’effacent rapidement, tandis que d’autres prennent peu à peu une place plus importante. Mais il reconnaît que, s’il ne pense pas à son lecteur lors de l’écriture, intervient, dans un second temps, le jugement de sa première lectrice, son épouse, qui manie les « ciseaux », au point que, d’un écrit de 650 pages à l’origine, il n’en reste finalement que 400… Elle est d’ailleurs intégrée dans la dédicace, « Pour celles et ceux qui pensent n’être rien. Pour ma femme et ma fille, sans lesquelles je ne serais rien », qui fait directement écho à la vie de Brodeck, et notamment aux personnages d’Emélia et de Poupchette, son épouse et sa fille. Ce pronom niant l’être humain se retrouve dans la citation de Victor Hugo, tirée de son recueil de lettres fictives à un ami, Le Rhin, composé en 1842, placée en tête du roman : « Je ne suis rien, je le sais, mais je compose mon rien avec un petit morceau de tout. » Métaphore de la façon dont Claudel ressent sa nature d’écrivain, peut-être…
Enfin, il donne une autre explication à cette création : « Sans le savoir, j’ai entamé avec Les Âmes grises un triptyque sur le grands traumatismes du XXème siècle », en précisant, à propos du Rapport de Brodeck : « Pour moi, c’est vraiment une sorte de troisième volet d’un triptyque, parce que Les Âmes grises essayaient d’explorer une situation de guerre, mais juste à côté, dans un village qui était à quelques kilomètres du front, La petite fille de Mr Linh, c’était sur les conséquences de la guerre, sur la perte, l’exil et Le Rapport de Brodeck c’est sur comment être après le chaos. » Il parcourt ainsi trois conflits, les deux guerres mondiales enserrent la trilogie, puisqu’il définit son troisième roman comme « une parabole sur la Shoah », avec au centre, la permanence de la destruction, avec le Viêt-Nam et le génocide des Khmers rouges », telle une « charnière », ouverture sur les exilés et les « migrants » d’aujourd’hui.
À propos des Âmes grises
Le succès du roman
Le roman reçoit une réception très favorable, aussi bien en France, où il obtient le prix des Lecteurs du Livre de Poche, qu’à l’étranger, avec le prix des Libraires du Québec, en 2008. Il s’est montré aussi très heureux du « roman graphique » réalisé par Manu Larcenet, qui, lui-même, explique ses réactions lors de sa lecture : « Pratiquement à chaque page, je me disais, "Ça se dessine !" Il y a eu comme une évidence. [...] C’est un roman qui suinte d’humidité. Rendre ça, c’était un défi qui me plaisait. »
Le titre
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, tome 1, 2015
Le personnage-narrateur : Brodeck
En fonction de complément d’appartenance, est mis en évidence le nom du héros-narrateur – ou plutôt son prénom, car il n’avait que quatre ans quand, après sa réponse à la vieille Fédorine qui lui demandait comment il s’appelait, celle-ci l’a aussi appelé « petit Brodeck ». La consonance en est germanique (« brod » signifie le pain en allemand), mais la finale pourrait tout aussi bien renvoyer à l’Allemagne qu’à la Pologne, et le roman ne nous informe jamais sur son origine : « Nous venions du bout du monde », déclare d’ailleurs le narrateur.
Philippe Claudel, lui, mentionne une origine métaphorique : « Le prénom de Brodeck […] vient sûrement de ma grand-mère qui me disait, quand j’étais petit : arrête de broder des histoires. » Cette idée de « broderie » est doublement intéressante, d’une part parce que l’épouse de Brodeck est, précisément, brodeuse, et que c’est sa pensée qui l’a maintenu en vie au milieu des horreurs du camp de concentration. D’autre part, parce qu’elle semble illustrer, écho de la conception de Roland Barthes qui rappelle qu’étymologiquement « texte » signifie « tissu », la façon dont le récit du narrateur entrelace fils de trame, et fils de chaîne, le rapport sur l'« Anderer », « l’Autre », et les événements de sa propre existence, avec des « broderies », tout ce qui vient se surajouter.
Le « rapport »
Dans le chapitre II, le narrateur explique en quoi consiste la fonction qu’il exerce :
C’est un métier de raconter des histoires, ce n’est pas le mien, je ne fais que de brèves notices sur l’état de la flore, des arbres, des saisons et du gibier, de l’étiage de la rivière Staubi, de la neige et des pluies, un travail sans importance pour mon Administration, qui de toute façon est très loin, à des jours et des jours de voyage, et qui s’en moque. Je ne sais pas trop si mes rapports parviennent à destination, ni même s’ils sont lus.
Nous est ainsi indiqué le sens du titre : il s’agit de transmettre officiellement une information précise, de façon objective, quasi scientifique. Un rapport se fonde donc sur des faits constatés, et sur des témoignages recueillis et vérifiés. Il s’accompagne souvent de dessins, de croquis, d’un relevé topographique, autant d’éléments destinés à en renforcer l’exactitude. Rudi Gott, le maréchal-ferrant, souligne d’ailleurs la similitude du récit à ce type d'écrit : « Tu diras les choses, c’est tout, comme pour un de tes rapports. »
Parallèlement, ce terme implique qu’en apprenant une situation donnée, il y soit remédié, pour revenir, si nécessaire, à la normale. Or, cette connotation apparaît dans l’ordre donné au narrateur, qui lui fixe un objectif : « Il faudra vraiment tout dire, afin que celui qui lire le Rapport comprenne et pardonne. »
Mais, contrairement à ce que mentionne d’ordinaire le titre d’un « rapport », ce titre ne comporte pas de complément : l’objet du « rapport » reste donc mystérieux. Le chapitre I signale du reste la difficulté de le nommer : « Je ne sais pas comment dire, disons l’événement ou le drame, ou l’incident. À moins que je dise l’Ereigniës. Ereigniës, c’est un mot curieux, plein de brumes, fantomatique, et qui signifie à peu près ‘‘ la chose qui s’est passée’’. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, tome 1, 2015
Cette absence de complément crée également une ambiguïté, car ce mot « rapport » a un autre sens : la relation d’ordre social, moral ou affectif, que quelqu’un peut entretenir soit avec une autre personne, un groupe, ou même son environnement. Il traduit alors des échanges, des contacts, une fréquentation. Or, le « rapport » à rédiger conduit, parallèlement, le narrateur à la fois à entrer en relation avec divers témoins, parmi les villageois, mais aussi à évoquer ses propres relations avec eux, et la relation qu’il entretient même avec les lieux traversés, ou avec les gens rencontrés au cours de son existence.
Ainsi, le titre peut déjà annoncer l’entrecroisement des récits dans le roman.
Ce titre rappelle aussi celui d’un conte de Jorge Luis Borges, Le Rapport de Brodie, qui donne son titre à son recueil de nouvelles, paru en 1970. Il y dépeint un peuple imaginaire, les Yahoos, emprunté aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, dont les caractéristiques, notamment leur cruauté, font écho au roman, qui semble vouloir remédier à trois de leurs défauts : leur « manque d’imagination », le fait qu’ils « manquent de mémoire » et « ont oublié le langage écrit. » Peut-être également des défauts inhérents à la nature humaine, que tout lecteur porterait en lui...
La structure
Le récit du « rapport »
Si l’on ne considère le roman que sous l’angle du « rapport », il est possible de dégager un schéma narratif, avec :
une situation initiale : la vie paisible dans un petit village isolé au milieu des montagnes, dans lequel le narrateur est arrivé, tout enfant, avec la vieille Fédorine qui l’a recueilli.
un événement perturbateur : l’arrivée d’un voyageur, d’apparence étrange, que le narrateur va nommer l’« Anderer », l’Autre.
des péripéties :
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une fête de « bienvenue » pour accueillir l’étranger, avec un discours du Maire, auquel il ne répond que par un simple « Merci » ;
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ses promenades à travers le village et ses alentours, muni d’un petit carnet qu’il couvre, semble-t-il, de notes, inquiètent le village ;
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l’exposition des dessins de l’Anderer à l’auberge du village.
un élément de résolution : la mort des deux montures de l’étranger, le cheval et l’âne, trouvés ligotés et noyés dans la rivière, est suivie de « l’Ereigniës », le crime commis qui l’élimine.
une situation finale : le rapport remis au Maire, qui le brûle, tout en annonçant que le village retrouvera sa sérénité : « « sur ce papier il y avait tout ce que le village veut oublier, et il oubliera. Tout le monde n’est pas comme toi Brodeck. » Mais, puisque le narrateur est le seul qui conserve en lui cette mémoire, il comprend qu’une menace pèse sur lui, et le roman se termine sur son départ.
Mais nous avons reconstitué ce schéma narratif a posteriori car, lors de la lecture, il est masqué par de très nombreuses analepses, retours en arrière, ou par des prolepses qui annoncent des faits, tout en laissant ouvert, à chaque fois, un horizon d’attente. C’est le cas par exemple, quand sont mentionnés, dès le chapitre I, les « couteaux », « ceux-là même qui venaient juste de… », avec les points de suspension qui arrêtent le récit. Mais leur mention revient, dans le récit, au chapitre V, à propos du Maire : « ce couteau qui lui servait le plus naturellement du monde ce matin-là et qui la veille au soir s’était sans doute planté à plusieurs reprises dans le corps de l’Anderer. »
Pour l'ensemble du roman
Il est impossible, en raison de l’entrelacement des récits et des va-et-vient spatio-temporels, de dégager une composition d’ensemble : le roman se construit par des jeux d’échos entre les éléments du « rapport » et ceux vécus par Brodeck. Les quarante chapitres passent sans cesse de l’un à l’autre, et parfois le glissement s’effectue au sein d’un même chapitre.
Tous les chapitres ont pratiquement la même longueur, d’où le fait que l’attention soit attirée par les deux seuls nettement plus longs :
Le chapitre XXXII : Il fait suite à la lettre de Diodème, l'instituteur, qui révèle son rôle dans l’arrestation de Brodeck. Celui-ci répond alors à l’invitation de l’Anderer dans sa chambre à l’auberge, et lui raconte les conditions de son départ pour un camp de concentration, et ce qu’il s’est passé au village pendant son occupation par les soldats, et, notamment le viol de son épouse, Emélia, qui donne ensuite naissance à la petite Poupchette.
Le chapitre XXXIV : c’est le récit de l’exposition des dessins de l’Anderer à l’auberge : « Je crois sans présomption avoir compris une grande part de vous-mêmes et de ces paysages dans lesquels vous habitez. » Mais c’est précisément ce qui se révèle insupportable, à partir du constat fait par Brodeck : « Les paysages qui m’avaient paru quelconques se mirent à s’animer et les visages racontèrent les secrets et les tourments, les laideurs, les fautes, les troubles, les bassesses. » Le soir même, les villageois détruisent tous les dessins, « sorte de répétition mineure de l’Ereigniës ».
De même, quand le narrateur, au chapitre V, demande à voir « le corps », il accomplit tout un parcours labyrinthique à travers la ferme, avant d’arriver devant les porcs, où le Maire prononce des mots révélateurs, derrière le mystère préservé : « Ils ne sont jamais rassasiés. Et tout leur est bon. Car ils mangent de tout, Brodeck, sans jamais se poser de questions. De tout… Comprends-tu ce que je dis ? Ils ne laissent rien derrière eux, aucune trace, aucune preuve. Rien. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, tome 1, 2015
Ces deux chapitres s’avèrent donc essentiels, en relation avec le double récit du roman : ils apportent les clés qui donnent, en parallèle, d'un côté les raisons de la destruction vécue par Brodeck, qui l’a atteint, lui et son épouse, de l’autre celles du meurtre de l’Anderer. Dans les deux cas, c'est une forme de « purification », la première imposée par racisme, la seconde car le regard de « l’étranger » suffit à représenter une menace : il tend aux autres un miroir qu’il faut détruire car il est impossible de s’y voir dans toute sa vérité.
Le brouillage temporal dans Le Rapport de Brodeck
L’entrelacement des récits rend très complexe une étude de la temporalité. Le déroulement de l’histoire de l’Anderer, objet du « rapport », se mêle, en effet, à l’enquête du narrateur et aux conditions de son écriture, qui le conduisent au récit de sa propre vie, où il ne suit pas la chronologie, mais le surgissement de ses souvenirs, par association. Dès le chapitre IV, alors que Brodeck a reçu l’ordre de rédiger son « rapport », une indication temporelle nous est donnée, « Diodème est mort voilà trois semaines », et Brodeck précise alors : « dès le lendemain de sa mort, j’ai entrepris ce récit que les autres m’avaient demandé de rédiger. J’écris les deux à la fois. »
À plusieurs reprises, cependant, des dates sont mentionnées, parfois très précisément, par exemple « mardi 3 septembre », mais aucune année, seulement une brève indication : l’écriture du « rapport » débute alors que « la guerre avait cessé depuis un an ». Mais quelle guerre ? Nulle part ne sont employés des termes qui apporteraient une certitude, même si le récit permet bien de comprendre que l’écrivain fait référence à la seconde guerre mondiale.
Le "Rapport" sur l'Anderer
La chronologie des faits
Dans le désordre du récit, les dates qui ressortent montrent la brièveté du séjour de l’Anderer au village, et mettent en parallèle la fête de bienvenue donnée en son honneur, le 10 juin, marquée par le discours du Maire, et l’exposition des dessins de l’Anderer, le 24 août, qu’il présente comme une façon de remercier les villageois de leur accueil. Cela contraste avec les informations reçues par Brodeck, d’abord des menaces entendues un jour de marché, le 3 août, enfin celles sur la destruction des dessins de l’Anderer qu’il apprend de Diodème, l’instituteur, le 26 août, date déduite par l’indice temporel, « le surlendemain » de la soirée d’exposition.
Mais, exemple du brouillage temporel, il n’apprend les menaces lancées par le Maire contre l’Anderer, « le lendemain » de l’exposition, qu’après sa conversation avec Diodème, ultérieure… De même, si une phrase signale au lecteur que l’Anderer « continua ses petites promenades jusqu’au mardi 3 septembre », il lui appartient ensuite de reconstituer le déroulement des faits menant au dénouement : « le lendemain », la mort du cheval et de l’âne de l’Anderer, puis la nuit même, celui-ci crie « Assassins » durant toute la nuit, ensuite cela se reproduit « le deuxième soir », « le troisième soir »...
L'écriture du "rapport"
Parallèlement, le roman présente un troisième récit, mais sans que nous sachions s’il est écrit, ou s’il n’est qu’un monologue intérieur de Brodeck, celui de la rédaction même du « rapport », de l’enquête menée et, surtout, des circonstances qui l'entourent, avec une menace qui pèse sur le narrateur, dès sa rencontre avec son voisin, Göbbler, qui lui lance : « Fais attention, il y a eu déjà assez de malheur… », confirmée lors de sa visite chez le Maire au chapitre V. La durée de son écriture, environ un an, nous est indiquée par deux indices : une première lecture en est faite à la mairie, une dizaine de pages seulement, le 3 décembre, soit « environ trois mois » après la mort de l’Anderer, puis, au chapitre II, revenant sur l’ordre reçu, il précise « C’était au début de l’automne dernier ».
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la lecture à la mairie
Pour justifier cette durée, de nombreuses explications sont notamment données sur la difficulté de cette rédaction, par exemple, au début du chapitre VIII, après avoir recueilli le témoignage de Beckenfür, le premier à avoir vu l’arrivée de l’Anderer : « Avant d’arriver chez nous, il a dû s’arrêter quelque part. Forcément. J’ai recollé les heures. Il y a un trou […] » De même, au chapitre XXXVIII, alors que le « rapport » est fini, il déclare :
J’ai fait simple. J’ai tenté de dire sans trahir. Mais je n’ai rien maquillé. Je n’ai rien arrangé. J’ai suivi au plus près la piste. Il n’y a que pour la dernière journée de l’Anderer, celle qui a précédé l’Erigniës qu’il a fallu que je comble les trous. Personne n’a voulu m’en parler. Personne n’a rien voulu me dire.
Il insiste également sur l’objectivité de l’écriture : « J’ai le ton de personne. Je retranscris les conversations à la lettre près. Je fais maigre. » (chapitre XVI) Mais, de ce fait, un doute se crée autour des événements rapportés à propos de l’Anderer : figurent-ils dans le « rapport », ou bien relèvent-ils de l’autre récit, personnel ? Certes, il reproduit dans le « rapport » les témoignages, il recopie même le discours de bienvenue du Maire, le jour de la fête, mais y intègre-t-il ses propres commentaires ?
Un récit autobiographique
Pour le second récit, celui de la vie même de Brodeck, le brouillage temporel est encore plus frappant, et assumé : « Quand je relis les pages précédentes de mon récit, je me rends compte que je vais dans les mots comme un gibier traqué, qui file vite, zigzague, essaie de dérouter les chiens et les chasseurs lancés à sa poursuite. Il y a de tout dans ce fatras. J’y vide ma vie. » (chapitre XVI), « Cela manque d’ordre. Je pars dans tous les sens. » (chapitre XXVIII)
Un récit a-temporel
Au cœur du récit figure la guerre, qui tranche en deux la vie de Brodeck, encadrée par son arrivée au village avec Fédorine, « il y a maintenant plus de trente ans », durée indiquée lors de la rédaction du rapport, et par son départ, dans le dernier chapitre, qui efface le village, niant ainsi le temps. Le récit peut alors s’arrêter : « Peut-être ai-je quitté l’histoire ? Peut-être ne suis-je plus que le voyageur de la fable, si tant est que l’heure de la fable soit venue. » Or, la fable – d’une façon plus large tout apologue – n’a-t-elle pas précisément comme caractéristique d’être a-temporelle, telles celles venues de l’antiquité grecque et qui ont traversé les âges ?
C’est lors de son entrée dans le camp que Brodeck décrit la Büxte, la « boîte », « un cachot sans fenêtre », et c’est alors que Claudel introduit une justification de son choix de faire disparaître les indices temporels précis :
Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans la Büxte, avec ces trois visages et avec ce mur. Beaucoup de temps sans doute. Des semaines, peut-être des mois. Mais de toute façon, là bas, au camp, les jours, les semaines, les mois, cela ne signifiait rien. Le temps ne comptait pas.
Le temps, ça n’existait plus.
Ce n'est que quand Brodeck quitte le camp qu'une durée est indiquée, « deux ans ». Ainsi, là où les historiens mettent des dates, restituent une chronologie (comme Brodeck dans son « rapport »), le « conteur de fable », lui, s’y refuse, et laisse le lecteur établir une référence historique, s’il le souhaite, telle cette Pürische Nacht qui semble reproduire la Nuit de Cristal les 9 et 10 novembre 1938. C’est la condition humaine qu’il interroge, en l’occurrence la violence que l’homme porte en lui, et qui explose lors des guerres. Rappelons que c’est « devant une maison en ruine qui fumait un peu » que Fédorine a trouvé le petit Brodeck : « C’était au début d’une autre guerre »…
Le récit de la vie de Brodeck comporte, en fait, un immense vide. Si nous savons, en effet, qu’il a pu quitter la cabane offerte par les villageois lors de son arrivée avec Fédorine pour acquérir une maison, « depuis un peu moins de dix ans », seules deux brèves anecdotes, non datées, renvoient au temps de l’enfance, et rien n’est dit sur sa vie avec Emélia avant que les soldats ne viennent occuper le village. Ce n’est que pendant la rédaction du rapport, mais à propos de l’Anderer, que réapparaît la mention du temps : en ce qui le concerne, même s’il évoque différentes visites (chez la mère Pitz, l’ancien instituteur Limmat, Stern, le curé Peiper, ou Schloss, l’aubergiste), elles ne sont pas datées.
La structure "en boucle"
Si la vie de Brodeck est ainsi comme enserrée entre deux guerres, son récit, lui, forme une boucle : le chapitre XXXVIII se termine sur le moment où, se rendant à l’auberge pour y chercher « un morceau de beurre », il y découvre « le cercle » des assassins et reçoit l’ordre de rédiger le « rapport », faits présentés déjà à la fin du chapitre I.
Une différence cependant, attire l’attention du lecteur. Le premier chapitre se termine sur le début du conte Bilissi le pauvre tailleur, raconté par Fédorine à la petite Poupchette, repris, en entier, à la fin du chapitre XXXVIII. Cette place ainsi accordée au conte invite le lecteur à s’interroger sur le sens qu’il ajoute au roman. Or, avant de le rapporter, un commentaire est introduit : « […] j’avais le sentiment en l’entendant que le sol se dérobait sous mes pieds, que je ne pouvais plus m’accrocher à rien, et que ce que je voyais devant mes yeux n’existait peut-être pas tout à fait. » Le conte, en effet, amène à une morale, à travers la question posée à la fin, « Crois-tu vraiment que les songes sont plus précieux que la vie ? », et la réponse est donnée par la réaction du petit tailleur : alors que sa petite fille n’existe pas, il se comporte comme si elle existait vraiment, et y trouve son bonheur.
Pour lire le conte, chapitre XXXVIII
Le conte de "Bilissi le pauvre tailleur"
Alors, oui, nous dit Claudel, les « contes sont plus précieux que la vie », ils aident à la comprendre, et la fin du roman renforce cette interprétation. Comme pour la petite fille de Bilissi, le village tout entier a disparu : « C’était comme si le paysage et tout ce qu’il avait contenu s’étaient effacés derrière mes pas. » En effaçant ce décor, par l’intermédiaire de son narrateur, Claudel nous rappelle que nous avons lu une fiction… mais une fiction révélatrice, vu l’injonction finale, un appel aux lecteurs : « De grâce, souvenez-vous. »
Ainsi, si le temps du roman s’achève, il reste ce que le lecteur va conserver dans sa mémoire, de même que, une fois le « rapport » brûlé par le Maire, Brodeck déclare : « Tu as brûlé du papier, tu n’as pas brûlé ce que j’ai dans ma tête ! »
POUR CONCLURE
Aussi bien Brodeck, le personnage-narrateur, que l’Anderer, sujet du « rapport », rappellent les héros des contes et des mythes, hors du temps « historique ».
Le personnage de l’Anderer est ainsi présenté ainsi par le premier témoin « comme une apparition d’une autre époque », portant « un vêtement d’opérette » : « un vrai personnage de foire, attifé comme on ne fait plus, et trottinant avec ses montures de cirque comme s’il allait à la revue ou sortait d’un théâtre de marionnettes. » Lors de l’exposition, il porte à nouveau un costume intemporel, « une sorte de grande robe ample, blanche […] tellement longue qu’on ne voyait pas ses pieds », tel le grand prêtre d’une religion encore inconnue.
De même, écoutons Claudel qui justifie le brouillage temporel dans la vie de Brodeck : « Je voulais dépasser l’événement. Je voulais aller plus vers la parabole. C’est davantage un roman parabole qu’un roman au sens strict, parce que pour moi, les lectures d’enfance et les mythes, les légendes, les contes, reviennent de plus en plus. Et dans ce roman, je voulais donner une portée très universelle au propos et explorer le moment où une partie de l’humanité décide de façon génocidaire d’en supprimer une autre. » Ainsi, la vie de Brodeck échappe à toute durée mesurable, « J’avais vieilli de plusieurs siècles dans le camp. » (ch. X), de même que son trajet de retour vers Emélia ressemble au parcours d’Orphée : « J’ai marché, marché, marché. »
Le cadre spatial dans le roman
Les toponymes cités dans le roman, sommets des montagnes ou nom de la rivière, Staubi, ne correspondent à aucun lieu géographiquement identifiable, ce qui, comme pour la temporalité, traduit la volonté de Claudel de donner à son roman une dimension universelle. Cependant, c’est à nouveau la guerre, au cœur du récit, qui détermine les descriptions, aussi bien celles du village – avant et après son occupation par les soldats –, que celles de la Capitale, et, bien évidemment, celles du Kaserskwir, le « cratère », nom significatif attribué au camp de concentration.
D’autres caractéristiques spatiales sont frappantes dans le récit, des effets de contrastes : entre les lieux privés, et les lieux collectifs, entre les lieux clos et les lieux ouverts, et, surtout, entre les hommes qui appartiennent à un lieu et ceux qui, comme Fédorine, comme Brodeck lui-même et comme l’Anderer, sont « de nulle part ».
Le village
L’arrivée au village est précédée d’un interminable trajet : « Nous avions traversé des frontières, des fleuves, des paysages des cols, des villes, des ponts, des langues, des peuples, des forêts et des champs ». Mais la première impression ressentie par Brodeck magnifie le village, « C’était un paradis » (ch. VIII), comme le fera d’ailleurs l’Anderer à son arrivée : « Vous vivez dans un magnifique pays » (ch. VII). Mais cela est vite effacé...
Un lieu clos
Ce village, en fait, semble hors du monde réel, lointain, comme protégé par les montagnes élevées qui l’enserrent, et durant les longs hivers, par la neige : « en une nuit, il pouvait s’en amasser un mètre sur les toits et dans les rues. Alors là, nous qui étions déjà sur les marges du monde le deviendrions plus encore. » C’est ainsi que Brodeck le présente à Emélia : « là-bas, il y avait les montagnes, […] c’était un autre monde, […] on y serait protégés de tout, […] dans ce décor de crêtes, de pâtures et de forêts qui composeront pour nous le plus sûr des remparts […] » (ch. XXVII)
Un village isolé sous la neige"
Il semble aussi hors du temps : « La nuit avait jeté son manteau sur le village comme un roulier sa cape sur les restes de braises d’un feu de chemin. Les maisons, avec leurs toits recouverts de longues écailles de bois de pin, laissaient échapper des fumées lentes et bleues et faisaient ainsi songer aux dos rugueux de vieux animaux des époques fossiles. » Dans cette description, Les comparaisons montrent un monde clos, refermé sur lui-même, avec des maisons qui le rattachent à des temps anciens, préhistoriques. Cependant, l’allusion aux « restes de braises » sous-entend qu’il n’est pas à l’abri d’un incendie, que la violence peut s’y déchaîner. De plus, à travers l'image, « L’hiver, qui chez nous est long comme des siècles embrochés sur une grande épée et pendant lequel, autour de nous, l’immensité de la combe étouffée de forêts dessine une bizarre porte de prison. », ce qui protège n’est-il pas aussi ce qui enferme ?
Les lieux collectifs
Ainsi, très souvent, le récit conduit le lecteur à suivre Brodeck à travers les rues du village, qui, derrière leur banalité, semblent porteuses de menaces : « Ici j’étouffe, l’air est trop bas », déclare la mère Pitz à Brodeck, et c’est effectivement l’effet que produisent ses sorties dès qu’il commence à écrire le rapport. Les moments joyeux, qui se déroulent dans les lieux extérieurs ne durent guère. Si, dans les premiers temps de son séjour au village, l’Anderer est escorté d’une troupe d’enfants rieurs, si même une fête est donnée en son honneur « près des Halles », très vite ce sont des discours méfiants et menaçants que surprend Brodeck. Quant à la banderole de bienvenue, « Wi sind vroh wen neu komme », Brodeck en constate le sens ambigu : « Nous sommes heureux quand une personne nouvelle arrive », ou bien « "[…] quand il arrive du nouveau", ce qui n’est déjà pas la même chose », ou même, pire encore, puisque « vroh » peut signifier "attentif" ou "vigilant" », d’où « une phrase bizarre et inquiétante. » Et le vent va même la déchirer, comme pour annuler cette bienvenue. Le monument aux morts, plusieurs fois mentionné, symbolise cette menace qui plane, et qui s’abat sur le village lors de son occupation par les soldats : c’est sur la place devant l’église qu’est décapité Cathor, dont la tête et le corps vont rester exposés à la vue de tous, ce qui concrétise l'horreur.
Les lieux du secret
Face à ces lieux où se confrontent, collectivement, les êtres, d’autres lieux, eux, renferment un secret, bien caché, mais qui révèlent l’horreur tapie au fond des hommes et toujours prête à surgir.
C’est d’abord « la resserre » où Brodeck se replie pour écrire : « J’ai besoin de m’isoler pour tenter de mettre de l’ordre dans cette terrible histoire », « J’ai l’impression, peut-être fausse, qu’ici rien ne peut me déranger ni m’atteindre, que je suis à l’abri de tout et de tous » (ch. VIII). Histoire de l’Anderer, bien sûr, mais aussi la sienne, sa « confession » à préserver. Mais ce lieu est sans cesse menacé par l’irruption du voisin, Göbbler, car « tout autour il y a les autres »…
De même, contrastant avec la grande salle de l’auberge Schloss où se réunissent les villageois, l’Anderer a aussi son lieu caché, sa chambre dans laquelle nul ne peut pénétrer, sinon Brodeck, une chambre remplie d’objets étranges, de livres mystérieux, notamment celui qui, par la seule image de la « pervenche des ravines » fait ressurgir, chez Brodeck, le pan terrible de son passé, le crime commis dans le wagon qui l’emmenait vers le camp. Dans cette même auberge, figure une « petite salle », cachée à tous sauf aux membres de « la confrérie de l’Éveil » : « on ne sait pas non plus ce qu’ils fabriquent ni ce qu’ils se disent quand ils se rencontrent ». Mais c’est là où le Maire menace l’Anderer, c’est là que s’est fomenté le meurtre.
C’est un autre crime qui est suggéré par l’entrée de Brodeck dans les enclos des porcs, chez le Maire, après un long parcours « labyrinthique » (ch. V), sorte de descente aux enfers, pour découvrir, au plus profond, « des fauves sans cœur et sans esprit », qui ne sont que le reflet des villageois meurtriers.
Enfin, le dernier lieu caché n’est découvert qu’à la fin du récit de Brodeck à l’Anderer, au chapitre XXXII, la « grange », le lieu du viol des trois jeunes filles réfugiées et d’Emélia, le lieu de la « souillure » du corps où est restée à jamais prisonnière l’âme d’Emélia.
Le paysage alentour
Les sommets enserrent le village, semblent l’ensevelir même quand ils se couvrent de neige, mais, dans leur description ressortent aussi des contrastes.
D’un côté, ils offrent leur beauté, et, en permettant d’échapper au village, apportent l’apaisement. C’est le lieu où la nature donne ses fleurs, celles que la mère Pitz a collectées dans son herbier, celles que Poupchette cueille pour former le bouquet pour sa mère, le lieu où foisonnent les oiseaux. C’est en montant vers les sommets, à travers la forêt, par exemple pour aller chez Stern, au début du chapitre XIII, que Brodeck semble respirer librement.
Cependant, au début du chapitre XXIII, avec Emélia et Poupchette pour rejoindre la cabane du Lutz, une faille s’introduit déjà dans ce décor naturel : « l’auge », au « centre de la pâture » qui, quand Brodeck était enfant, figurait à ses yeux un « navire fait pour les dieux », change à présent d’aspect, et devient symbole de mort :
Elle ne faisait plus penser, derrière le prisme transparent de l’onde, à une embarcation, mais à un tombeau, un cercueil primitif et pesant, vide de tout occupant, ou peut-être, et cette pensée me donna des frissons, attendant celle ou celui qui devrait s’y coucher pour toujours.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la marche de Brodeck en forêt
Cette double symbolique est particulièrement illustrée par la rivière Staubi, d’abord dépeinte comme « un torrent impétueux, folâtre, qui miaule, crie, bouscule les graviers, râpe les roches affleurantes, cogne et lance en l’air des écumes et des crachins. » (ch. VIII), lieu menaçant ; mais ensuite la voici embellie, et paisible : « La Staubi est si belle en cet endroit. Elle roule ses eaux claires sur un lit de galets gris. Elle murmure et elle bruit. ». Derrière sa beauté, elle porte, en réalité, en elle toutes les violences, depuis le jeu cruel avec le Zungfrost, qui a failli s’y noyer, jusqu’au suicide de Diodème l’instituteur qui s’y est jeté, en passant par les trois jeunes filles violées et tuées pendant l’occupation du village et, surtout, le cheval et l’âne de l’Anderer, aux noms humains, Julie et Socrate, qu’il y découvre noyés par ceux qu’il va ensuite traiter d’« Assassins ».
Une rivière tumultueuse
Les lieux lointains
La "Capitale"
Les diverses descriptions de la « Capitale », nommée par sa seule initiale, « S. », illustrent à nouveau le contraste inscrit dans sa présentation : elle « appartenait au pays des Fratergeheime », mot de cette langue inventée par Claudel, qui oppose "Frater", idée de pays "frère", et "Geheime", proche de "Gekeime", le "secret", qui a pu qualifier la « Feldpolizei », police aux armées, ou bien la Gestapo.
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Avant que le récit autobiographique n’évoque précisément son séjour dans la Capitale, Brodeck, par une prolepse, en introduit une image lumineuse, celle du « petit théâtre Stüpispiel », car il a été le lieu de sa première rencontre avec celle qu’il allait alors aimer éperdument, Emélia, vision répétée pour évoquer ses promenades avec elle autour du « lac » (ch. XVIII)
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En revanche, quand le chapitre XXIV développe la description, celle-ci est très nettement péjorative : « Au début, la Capitale m’avait fracassé la tête » : elle est « continuellement emprisonnée sous un brouillard de fumées de charbon », avec son bruit, son agitation, une chambre misérable.
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Mais cette description est aussitôt suivie d’une peinture de l’Université, qui efface l’horreur de la ville : « Et cette laideur, il m’était assez facile de l’oublier durant des heures tant j’avais de passions de me plonger dans l’étude et dans les livres. »
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Or, le chapitre suivant inverse à nouveau l’image car la ville se trouve alors dévastée par les manifestations, qui entrent jusque dans la « salle des Médailles », au sein de l’université, où Brodeck se croyait pourtant protégé, et surtout, au chapitre XXVI, lors de la peinture des dégâts de cette « Pürische Nacht », où s’observe un nouveau contraste :
Le palais universitaire de Strasbourg, un exemple du « style impérial germanique », 1879-84. Architecte Otto Warth, inauguré par Guillaume Ier de Prusse en 1884
[…] aussi loin que le regard pouvait porter, on apercevait le scintillement de tous ces éclats [de verre brisé] que les flocons recouvraient par endroits. Je ne pus m’empêcher de songer qu’on avait dispersé ici à foison des pierres précieuses. Cela donnait à la ruelle une dimension scintillante, merveilleuse et féerique, et l’apparentait à un décor de conte dont il restait à trouver la trame et la princesse.
Mais cette première vision aussitôt s’évaporait lorsque le regard accrochait les vitrines béantes comme des gueules d’animaux morts, les intérieurs saccagés des boutiques, les tonneaux éventrés d’où se répandaient des harengs marinés, des viandes séchées,, des cornichons, du vin, les étals souillés, les marchandises éparpillées. Au bruit des pas sur les tapis de verre se mêlait celui des plaintes et des pleurs.
Les lieux de la guerre
Le wagon
Comme pour atteindre le village avec la vieille Fédorine, et comme l’Anderer, c’est à nouveau un long trajet, « quatre jours » à pied d’abord, que doit accomplir Brodeck pour arriver à la gare de S., puis être enfermé dans le wagon qui conduit les prisonniers jusqu’à cet enfer que représente le camp. Une prolepse annonce l’importance de ce wagon au chapitre IX : « Je me souviendrai d’eux toute ma vie » évoque « une très jeune mère et son petit enfant », deux de ses compagnons de voyage.
Un wagon destiné à la déportation
Le wagon puait la chair défaite, les excréments, l’humeur aigre, et lorsqu’il ralentissait, des mouches innombrables le prenaient d’assaut, quittant la paisible campagne, l’herbe verte, la terre reposée, pour se précipiter entre les planches et venir jusqu’à nous commenter notre agonie avec leurs frottements d’ailes.
L’effet produit par cette description est rendu saisissant par le contraste entre cette vision et les adjectifs qui qualifient la nature alentour. Comment s’étonner si, dans un tel lieu, les hommes puissent, à leur tour, se transformer en monstres ?
Le camp
Ce même contraste entre une première image, extérieure, et la réalité mortelle, se retrouve lors de la description de l’entrée dans le camp, surnommé « kazerskwir », le cratère, comme si les prisonniers étaient engloutis dans la bouche d’un volcan pour y être brûlés :
[…] il y avait l’entrée du camp : un grand portail en fer forgé, joliment ouvragé, comme le portail d’un parc ou d’un jardin d’agrément. De part et d’autre se dressaient deux guérites peintes de rose et de vert pimpant […], et au-dessus du portail, il y avait un gros crochet de boucherie auquel on suspend des bœufs entiers.
Mais, en fait de bœufs, la suite du chapitre raconte l’horrible scène, des pendaisons, quotidiennes… Tout n’est qu’horreur dans le « kazerskwir » depuis les baraquements, jusqu’à la niche des dogues où Brodeck doit « faire le chien », en passant par la longue description des « latrines », au chapitre XIV, qu’il est contraint de vider avec la seule aide d’une casserole.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'entrée au kazerskwir
POUR CONCLURE
Comme le cadre temporel, le cadre spatial s’apparente doublement aux récits mythiques, d’abord par la place accordée aux itinéraires qui amènent les personnages d’un lieu à un autre, trajets qui restent mystérieux.
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D’où vient l’Anderer ? Nul ne le sait… Comment a-t-il choisi ce village ? C’est ce mystérieux voyage que souligne la remarque du premier témoin : « Il savait très bien où il allait. Il le savait ! Et c’est vraiment ça qui était le plus bizarre, le fait que ce ne soit pas un homme perdu sur la montagne, mais bel et bien un qui cherchait à venir vers nous, à y venir tout exprès ! » (ch. VII) Quant au lieu de sa sépulture, le récit suggère qu’il a été dévoré par les porcs du Maire, et, là encore, il a fallu que Brodeck parcoure tout un chemin dans les enclos de la ferme pour les découvrir…
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D’où vient Brodeck ? Où la vieille Fédorine l’a-t-elle trouvé tout petit, et elle-même, d’où vient-elle ? Quel voyage ont-ils effectué pour venir au village ? « Nous venions du bout du monde. Notre voyage avait duré des semaines, comme un rêve qui ne se terminait jamais. » (ch. VIII). Rien ne l’explique clairement… Rien ne détermine non plus le trajet suivi pour rejoindre le « kazerskwir », et le voyage pour en revenir lui ôte tout enracinement spatial : « Je venais d’un pays qui n’existait pas dans leur esprit, un pays qu’aucune carte n’avait jamais mentionné, un pays qu’aucun récit n’avait jamais exprimé, un pays sorti de terre en quelques mois, mai dont les mémoires allaient désormais devoir s’encombrer pendant des siècles. » (ch. X)
À cela s’ajoute le fait que les paysages eux-mêmes relèvent des récits mythiques, monde des Enfers pour le camp, mais aussi de nombreux lieux sont chargés d’une âme, que les dessins de l’Anderer font d’ailleurs ressortir : « Ça n’a l’air de rien pourtant un paysage. Ça ne dit rien. Au mieux, ça nous renvoie à nous, pas davantage. Mais là, croqués par l’Anderer, les paysages devenaient parlants. Ils racontaient leur histoire. Ils portaient les traces de ce qu’ils avaient connu. » (ch. XXXIV) De même, lors du trajet où le narrateur, fuyant le village, s’arrête près de la rivière Staubi, celle-ci lui parle : « Cela raconte beaucoup de choses une rivière, pour peu que l’on sache l’écouter. Mais les gens n’écoutent jamais ce que leur racontent les rivières, ce que leur racontent les forêts, les bêtes, les arbres, le ciel, les rochers des montagnes […] » (ch. XXXX)
Un personnage : Brodeck
Sa place dans le titre indique clairement le rôle fondamental de Brodeck, qui mène le double récit, celui du « rapport » et aussi celui de sa propre vie. Mais sa dimension s’élargit doublement, d’une part parce que plusieurs éléments le transforment en un héros mythique, d’autre part en raison de la parenté établie avec le sujet de son « rapport », « l’Anderer ».
Narrateur ou conteur ?
Un narrateur
Lorsque Brodeck reçoit l’ordre d’écrire le « rapport », un villageois, en lui lançant « Tu seras le scribe », fixe un rôle officiel à son écriture, mise au service du pouvoir comme dans l’antiquité égyptienne. Il en fait d’ailleurs une première lecture, au chapitre XVII, rendue très officielle par le lieu choisi, la grande salle de la mairie, face au Maire lui-même, escorté de trois notables.
Cependant, quel est le sort réservé au « rapport » ? Il est brûlé par le Maire, qui entend bien détruire ainsi tout souvenir des actes monstrueux commis par les villageois. Mais à son retour du camp Brodeck aussi avait brûlé ses propres livres, ceux de poésie qu’il aimait tant, mais ils « n’avaient aidé en rien » le professeur Nösel qui les étudiait. D’où la question posée par Philippe Claudel : les livres ont-ils un rôle ?
Le dernier chapitre paraît répondre à cette question, en transformant alors le rôle de Brodeck : « Peut-être ne suis-je plus que le voyageur de la fable, si tant est que l’heure de la fable soit venue ? » Écrivain de la vérité stricte, au début, mais, à la fin, personnage d’une « fable ». Claudel nous invite ainsi à ne pas nous laisser tromper par la quête d’exactitude, propre au « rapport », mais à lire, dans l’ensemble du roman, une « fable » et rappelons qu’étymologiquement le latin "fabula" signifie « mensonge », mais un mensonge qui, comme dans toute forme d’apologue, conduit à une morale, à une leçon de vie.
Des livres brûlés
Un conteur
De ce fait, Brodeck, à partir du contenu de son cerveau, c’est-à-dire de sa mémoire, devient le conteur d’une sorte d’épopée, « celle de l’humanité détruite » (ch. XX) à la façon des aèdes de l’antiquité grecque. Ainsi, dans le premier chapitre, à l’emploi du « je » du narrateur dans « tout ce que je raconte », répondent des destinataires, comme si Brodeck imaginait des auditeurs face à lui, qu’il interpelle : « Ne me demandez pas son nom », « Je suis certain que vous seriez comme nous si vous aviez connu la guerre », « On n’en pouvait plus, vous savez. » Le choix verbal, à l’ouverture du récit, « J’aurais aimé ne jamais en parler », l’inscrit d’ailleurs immédiatement dans l’oralité.
Un conteur
Enfin, « Tu parles le Tibershoï, Brodeck », lui déclare Fédorine quand il revient de cette première lecture officielle. L’explication qui suit confirme ce rôle de conteur : « Le Tibershoï, c’est la langue magique du pays de Tibipoï où se déroulent tant et tant d’histoires racontées par Fédorine, une langue parlée par les elfes, les gnomes et les trolls, mais que les humains ne peuvent jamais comprendre. » Ainsi nous est indiquée une autre lecture de son récit, qui ressemblerait alors à un conte, et dont le sens symbolique doit être décrypté. Un récit bien plus signifiant, donc dangereux vu ce qu'il dénonce, qu’il convient de cacher, comme le fait Brodeck en le dissimulant sous les vêtements d’Emélia… Car les contes, eux, ont un pouvoir réel, que rappelle Brodeck :
Je me suis souvenu de tous les contes que Fédorine a dans sa mémoire, où des objets parlent, où des châteaux en une nuit traversent des plaines et des montagnes, où des reines dorment durant mille ans, où des arbres se muent en seigneurs, où leurs racines se dressent, enlacent des gorges et les étouffent et où certaines sources peuvent guérir les blessures et les immenses chagrins. (ch. X)
Un personnage archétypique
Gustav Klimt, Les trois âges de la femme, 1905. Huile sur toile, 180 x 180, Galleria d'Arte Moderna, Rome
Fédorine
Même si le récit la qualifie de « sorcière cabossée » (ch. III), cela n’est dû qu’à son apparence physique, car elle a, en réalité, toutes les caractéristiques d’une bonne fée. Elle est présentée comme hors du temps et de l’espace : « Elle venait de très loin, de très loin dans le temps, et de très loin dans la géographie des mondes ».
Pour voir une analyse du tableau
Les trois femmes
Comme dans les contes, trois femmes jouent le rôle d’adjuvantes aux côtés du héros, qui, en les regroupant lors du départ, souligne leur fonction symbolique : « Je les ai regardées toutes les trois, la petite fille, la jeune femme, et la vieille grand-mère. L’une dormait comme si elle n’était pas encore née, la deuxième chantait comme si elle était absente, et la troisième me parlait déjà comme si elle n’était plus là. » Trois âges de la vie, donc...
C’est elle, en effet, qui recueille l’enfant orphelin que, comme dans les contes, elle attire avec « une pomme d’un beau rouge luisant », mais pour le préserver. La comparaison alors posée, « J’ai suivi la vieille femme aux pommes comme si elle avait été un joueur de flûte », reprend l’ancienne légende allemande, Le Joueur de flûte de Hamelin, rédigée par les frères Grimm, mais, là où le joueur de flûte emmène les enfants à la perte, Fédorine, à l’inverse, sauve le petit Brodeck, comme à son retour du camp, ou à chaque fois qu’il revient à la maison souffrant, quand elle le soigne patiemment à l’aide de ses tisanes. Elle est, à elle seule, la mémoire des temps les plus anciens : « elle ravaude les histoires et les souvenirs, elle fait des tapisseries avec des songes très usés » (ch. III). Elle a enseigné à Brodeck l’art des contes, en lui enseignant ainsi la fonction des récits symboliques.
Augustin von Möersperg, Le Joueur de flûte de Hamelin, aquarelle, 1592, d’après un vitrail (vers 1300) de l’église Marktkirche à Hamelin
Emélia
Le récit présente deux portraits, contrastés, d’Emélia :
Avant la guerre, elle est la princesse d’un conte de fée, qui, dès la première rencontre, séduit son prince, Brodeck, comme dans un rêve : « Une vieille chanson de la montagne dit que lorsque l’amour frappe à la porte, il ne reste que la porte, et que tout le reste disparaît. » C’est la pensée d’Emélia qui lui permet de survivre dans le camp, et le soutient dans sa longue marche de retour : « J’ai marché, marché, marché. J’ai marché vers Emélia. J’allais vers elle. Je revenais. Je ne cessais de me dire que je revenais vers elle. […] Je lui parlais. Je lui disais que je revenais. Emélia. Mon Emélia. » (ch. X) Comment ne pas penser ici à un autre héros mythique, Ulysse, qui, après les combats de l’Iliade, traverse les épreuves de l’Odyssée pour revenir à Ithaque retrouver Pénélope, qui l’attend en filant et tissant, comme Emélia, brodeuse elle : « Chien Brodeck est revenu chez lui, vivant, et a retrouvé son Emélia qui l’attendait. » (ch. III) ?
Mais, quand il la retrouve, à la fin de la guerre, un autre mythe se met en place, celui d’Orphée. Comme ce héros, Brodeck a traversé les Enfers, le kazerskwir, avec, comme seule pensée, retrouver Emélia, devenue alors l’image d’Eurydice. Mais, elle est dans un autre enfer, celui du village, et, quand il la retrouve, même si elle est toujours aussi belle, elle n’est plus qu’un fantôme de princesse, n’en ayant gardé que la chanson à son « beau prince », qu’elle chantonne sans cesse. Elle est « entrée dans la nuit » d’une absence mentale, dans son enfer intérieur, où, à nouveau, Brodeck veut aller la rechercher : « J’ai compris qu’il y avait devant moi le corps et le visage merveilleux d’Emélia, mais que son âme errait quelque part, je ne savais où, dans un lieu inconnu mais où je me suis juré d’aller pour l’y reprendre. » (ch. XXXII)
Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861, huile sur toile, 112 x 137. Musée des Beaux-Arts, Houston
Poupchette
Étrange prénom que celui de cette toute petite fille, peut-être un dérivé diminutif de « poupée », qui figure dans le récit en étant toujours associée à la joie, à l’innocence insouciante. Même si elle est née du viol d’Emélia, elle n’a pas ouvert les yeux sous les horreurs de la guerre, et peut se contenter de rire en cueillant des fleurs ou en prenant son bain. Elle représente donc l’espoir de dépasser « la salissure », une « promesse » de vie nouvelle, le rachat aussi de la faute commise par Brodeck dans le wagon, « l’ignominie » du vol de l’eau d’une mère allaitant son nourrisson :
Moi, je te dis que tu es mon enfant, et que je t’aime. Je te dis que de l’horreur naît parfois la beauté, la pureté et la grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les plus belles roses viennent parfois dans une terre de sanie. Je te dis que tu es l’aube, le lendemain, tous les lendemains, et que seul compte cela qui fait de toi une promesse. Je te dis que tu es ma chance et mon pardon. Je te dis ma Poupchette, que tu es toute ma vie. (ch. XXXIV)
Ces trois femmes, chacune à sa façon, illustrent la force de la vie, d’où l’importance de les préserver et un nouveau rôle mythique attribué à Brodeck, celui d’Enée fuyant Troie en flammes, avec son épouse, Créuse, son fils Ascagne et son vieux père Anchise : « Je me suis mis à marcher, portant ainsi mes trois trésors et en tirant charrette. Il y a eu jadis, je crois, un voyageur qui est parti ainsi, de sa ville incendiée, en portant sur ses épaules, son vieux père et son jeune fils. » (ch. XXXX)
Pompeo Batoni, Énée s’enfuit de Troie, vers 1750. Huile sur toile, 76,7 x 97. Galleria Sabauda, Turin
Le parcours d'un héros mythique
À plusieurs reprises dans son récit, Brodeck rappelle « venir de loin » et « être d’un passé obscur », tels les héros mythiques, et comme eux, il va d’un lieu à l’autre, sans cesse en quête d’une vérité, symbolisée par l’objet magique, « la pervenche des ravines » : Je cherche cette fleur depuis tellement longtemps… », s’écrie-t-il en la découvrant dans le livre de l’Anderer. Elle représente la beauté qui fleurit, mais dans les profondeurs cachées des ravins… et jamais il n’a pu la trouver dans les forêts. La beauté ne pourrait donc plus figurer que dans un livre « merveilleux »…
Une pervenche en forêt
Je n'ai jamais trouvé la pervenche des ravines dans nos montagnes. Pourtant, je l'ai vue dans un livre, un livre précieux : c'est une fleur pas très haute, à la tige fine et dont les pétales d'un bleu profond paraissent soudés à ne jamais vraiment vouloir s'ouvrir. Mais peut-être qu'il n'en pousse plus désormais. Peut-être que la nature à décidé de la retirer à jamais du grand catalogue, et de priver l'homme de sa beauté, de les priver parce qu'ils ne la méritaient plus.
Dans tous ses trajets initiatiques, nous retrouvons le chiffre 3, caractéristique des contes, par exemple, Brodeck traverse trois « enclos » avant de comprendre, arrivé au dernier, que les porcs ont dévoré le corps de l’Anderer ; il doit s’y reprendre « à trois fois avant de pouvoir faire jouer la clé dans la serrure » de la chambre de l’Anderer à l’auberge, pour découvrir sur le sol « une grande tache, plus sombre », celle du sang du crime…
Enfin, comme les héros mythiques, il entretient aussi un lien particulier avec le monde animal, qu’il sait observer, avec l’exemple symbolique du chien Ohnmeist, aisni nommé « car il n’a pas de maître ». Comme le chien d’Ulysse, Argos, celui-là semble doté d’un sens particulier, pressent la mort de l’Anderer par sa « brève plainte mélancolique », et, alors que Brodeck croit le reconnaître dans l’animal qui le guide lorsqu’il quitte le village, il s’avère qu’il s’agit, en réalité, d’un « très beau et très vieux renard ». Mais, alors que de nombreux renards avaient été trouvés morts dans la montagne alentour, couchés, chacun avec « les pattes avant dressées comme s’il avait cherché à saisir quelque chose », celui-ci est bien vivant, l’« a regardé longuement, et puis, d'un bond souple et gracieux, a disparu dans les genêts », et il exerce un effet quasi magique sur Brodeck, qui devient alors "renard", puisque, aussitôt, il se sent transformé : « Je marche sans fatigue. Je suis heureux. Oui, je suis heureux. »
Opposants et adjuvants
Tel le héros des contes traditionnels, son parcours amène aussi Brodeck à se heurter à des opposants. Parmi eux, deux se distinguent particulièrement, d’abord le Maire, Orschwir, comparé à un ogre, dans son premier portrait : « il allait manger mon cœur », comme, plus tard, ses porcs ont sans doute dévoré le cadavre de l’Anderer. Il y a aussi Göbbler, le voisin, qui porte en lui toute la violence d’un « coq », symbolisée par la façon dont il massacre un escargot, au chapitre X.
En revanche, trois principaux adjuvants lui viennent en aide, à commencer par la mère Pitz, dont l’herbier préfigure le livre merveilleux de l’Anderer et qui, comme Fédorine, sait concocter des tisanes revigorantes. Pour rejoindre l’autre adjuvant du village, Marcus Stern, une longue marche symbolique est nécessaire. Il figure un vieux sage, perché sur un sommet, et son récit des faits anciens, la mort d’une horde de loups, éclaire une autre mort, celle d’une meute de renards : « Les loups, les renards, c’est un peu cousins et compagnie. Peut-être qu’il n’y a pas que les hommes qui pensent trop. » (ch. XIV) C'est aussi lui qui offre à Brodeck la toque, les moufles et les chaussons de fourrure commandés par l'Anderer. Enfin, à son retour du camp, un si long trajet, la voix d’un vieil homme, sa « main fraternelle » et son hospitalité généreuse, lui redonnent des forces et, surtout, lui rendent sa dignité : « C’était le premier homme qui, depuis bien longtemps, s’adressait à moi comme si j’étais un homme. » (ch. X)
Le complot de Ganelon avec le roi Marsile contre Roland, La Chanson de Roland
Enfin, comme dans les plus célèbres épopées, Brodeck est aussi confronté à un ‘‘traître’’, l’instituteur Diodème, qui a aussi les traits d’un personnage mythique :
Et ses cheveux très noirs et bouclés, qui venaient légèrement sur ses épaules, me faisaient songer à ces héros des temps perdus, de ceux qui sommeillent dans les tragédies, les épopées, et qu’un sortilège suffit parfois à réveiller ou à faire définitivement périr. Ou bien encore à un de ces bergers de l’Antiquité qui sont le plus souvent, comme on le sait, des dieux déguisés venus visiter les hommes pour les séduire, les guider ou les perdre. (ch. IV)
Ainsi ressort toute l’ambivalence de ce personnage, séduisant car Brodeck perçoit en lui une sorte de double. Lui aussi est en quête, il « aime les questions et les chemins qui mènent à leurs réponses », et lui aussi écrit, mais sans que Brodeck ne comprenne que ses récits qui « parlaient de complots, de trésors enfouis dans des trous profonds et de jeunes filles retenues prisonnières » racontent, en réalité, les crimes du village. Il faudra que Brodeck découvre sa lettre, au fond d’un tiroir du bureau, pour qu’il découvre la traîtrise, la participation de Diodème à son arrestation, donc, indirectement, à l’horreur ensuite subie par Emélia.
Brodeck et l'Anderer
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'exposition
Deux "amateurs d'âmes"
Comme plusieurs personnages du roman de Giono, Un Roi sans divertissement, les deux personnages principaux du Rapport de Brodeck, se ressemblent car tous deux sont des « amateurs d’âme », c’est-à-dire des êtres capables d’aller au-delà des apparences pour observer et traduire, Brodeck par les mots de son récit, l’Anderer par ses dessins, les secrets des âmes, y compris de celles incluses dans les paysages. Cependant, si le récit de Brodeck nous offre toute la palette de ses sentiments, les dessins de l’Anderer restent, eux, plus mystérieux, jusqu’à ce que l’exposition fasse éclater les révélations qu’ils illustrent, révélations de vérités tellement insupportables – leur culpabilité – qu’elle le condamne à mort. Mais Brodeck, lui aussi, ne risque-t-il pas la mort à cause de la vérité que révèle le récit qu'il doit garder caché, la monstruosité que porte en lui tout homme ?
Un jeu de miroirs
Brodeck lui-même reconnaît sa parenté avec l’Anderer : « Mais pour moi, il a toujours été De Anderer – l’Autre – peut-être parce qu’en plus d’arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien : parfois même, j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi. » Plus exactement, il faudrait inverser la formulation : Brodeck est « un peu » l’Anderer, car si Brodeck a tout du héros légendaire, l’Anderer, lui, a une dimension quasiment surnaturelle :
[…] l’Anderer avait un sourire qui ne semblait pas appartenir à notre monde. Mais c’est tout simplement parce que lui-même n’était pas de notre monde. Il n’était pas de notre histoire. Il n’était pas dans l’Histoire. Il arrivait de nulle part, et aujourd’hui qu’il n’y a plus trace de lui, c’est comme s’il n’avait jamais existé. (ch. XXXII)
Il est d’ailleurs « habillé comme pour prendre place dans une vieille fable pleine de poussière et de mots perdus », et c’est ainsi que le présente Beckenfür, le premier à l’avoir rencontré : « Je le regardais comme si c’était un génie ou le Teufeleuzeit, dont le père me parlait quand j’étais tout enfant » (ch. III). La composition du mot, dans cette langue inventée par Claudel, évoque à la fois « Teufel », le Diable, et peut-être est-il possible de le lier à « neuzeit », les ‘‘temps modernes’’. Est-il donc un démon, « l’Antechrist » venu rendre « le Jugement dernier », comme le crie le curé Peiper lors de son sermon après l’exposition ? Ou bien, est-il un bon génie, salvateur et bienveillant ? Cette image d’être surnaturel est confirmée par sa relation avec ses deux montures, qu’il humanise, ou avec le chien Ohnmeist, qui préfigure celle que Brodeck aura aussi avec lui.
C'est quand Brodeck revêt la toque de fourrure donnée par Stern, destinée en fait à l’Anderer, qu'il en devient le double aux yeux des témoins qui viennent de l’entendre lire les premières pages du « rapport », il éveille alors davantage leur méfiance, et cette identification est reconnue même par le chien, familier envers lui : « Je me suis même demandé s’il ne me prenait pas pour l’Anderer, le seul à qui il avait jadis accordé ses privautés. » (ch. XVIII)
POUR CONCLURE
« Ce qui est dans les livres n’existe pas toujours », déclare l’Anderer à Brodeck, comme si Claudel s’employait ainsi à rappeler à ses lecteurs qu’ils lisent une fiction, une "fable". L'écrivain a, en fait, délibérément créé une confusion, entre le personnage-narrateur du récit initial, celui du « Rapport », qui présuppose une exactitude, alors qu’il évoque les faits imaginaires survenus au village durant le séjour de l’Anderer, nés de l'imagination de Philippe Claudel, et le personnage-conteur du récit autobiographique, celui des épreuves vécues par « Brodeck », caché, secret, qui, lui, restitue la vérité, vérité historique mais aussi vérité des êtres. Ainsi, peu à peu, le narrateur finit par se confondre avec le héros de sa narration, et le conteur avec le romancier qui l'a choisi comme porteur du sens qu'il veut donner à son roman.
La condition humaine
Dans son roman, Philippe Claudel introduit une longue conversation entre son narrateur, Brodeck, et le curé Peiper. Tous deux se retrouvent dans la négation de l’existence de Dieu : Je sais maintenant qu’Il n’existe pas, ou qu’Il est parti pour toujours, ce qui revient au même : nous sommes seuls, voilà tout. » (ch. XIX) Comment ne pas penser ici au philosophe Pascal, développant l’idée de la « misère de l’homme » sans Dieu ? Dans ce cas, l’homme reste, en effet, seul pour répondre à ses questions, qu’elles soient métaphysiques, interrogation sur ce qu’il y a avant et après la vie terrestre, sur la création même de l’homme, ou, plus simplement, existentielles, sur le sens qu’il peut donner à sa propre vie : où placer la frontière entre le bien et le mal ? comment dépasser la dimension tragique inhérente à sa nature d’être mortel ?
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la solitude de l'Homme
Autant de questions que pose le roman, et auxquelles Claudel, sans imposer un discours « moraliste », répond en tendant au lecteur un « miroir », comme le fait d’ailleurs l’Anderer, selon le curé : « il renvoyait à chacun son image », dit-il, une image de toutes ses peurs, de toutes les barbaries, une image de cette culpabilité, niée par Brodeck au début et à la fin du récit, « je n’y suis pour rien », mais révélée par sa « confession » dans le chapitre XXXVII.
Un sentiment omniprésent : la peur
Un sentiment omniprésent chez Brodeck
Le premier sentiment exprimé par le narrateur auquel a été imposée la rédaction du « rapport » est la peur, dont, comme le dit Sartre dans Huis clos, la cause est le poids du regard des « autres » :
« […] je sens maintenant dans mon dos des choses, des mouvements, des bruits, des regards. Depuis quelques jours, je me demande si je ne me change pas peu à peu en gibier, avec toute une battue à mes trousses, et des chiens qui reniflent. Je me sens épié, traqué, surveillé, comme si toujours désormais, il y avait quelqu’un derrière mon épaule pour saisir le moindre de mes gestes et lire dans mon cerveau. » (Ch. I)
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la peur de Brodeck au sein du village
Paradoxalement, cette peur s’est dès lors inscrite en lui, alors qu’elle « n’existait plus » quand il était dans le camp, où elle pouvait pourtant survenir à chaque instant. Mais ce paradoxe s’efface précisément parce que la peur est inhérente à la nature humaine, à l’homme encore en vie ; or, au camp, il n’était plus que Chien Brodeck, il n’était plus un homme : « Comme les hyènes tournent autour des charognes, la peur ne peut pas se défaire de la vie. C’est elle qui la nourrit et l’entretient. Mais moi, j’étais aux marges de la vie. » (ch. VI) C’est sur ce sentiment que s’ouvre le chapitre VII, avec une pleine conscience de Brodeck de la menace qui plane sur lui : « Il faut que je raconte l’arrivée de l’Anderer, chez nous, mais j’ai peur : peur d’agiter des fantômes, et peur des autres. Ceux du village qui ne sont plus avec moi comme avant. » Le chapitre X met en scène cette peur, avec une tension croissante au fur et à mesure que se précise le bruit se déplaçant dans la nuit, puis que la porte s’ouvre pour laisser apparaître la silhouette du voisin, Göbbler, surveillant et menaçant. La dimension fantastique de cette scène fait ressortir la puissance de la peur, « j’avais le sentiment d’être pris dans un étau invisible et qu’une main tout aussi invisible se refermait peu à peu », et les effets physiques qu’elle produit.
La peur de "l'étranger"
Mais Claudel ne se contente pas de peindre ce sentiment de peur, il remonte à sa source, à sa cause première, le rejet de « l’autre », de l’étranger, de celui qui, par sa différence, jette un autre regard et finit par être perçu comme une menace pour la société qui l’accueille. Un contraste met en évidence ce fondement même du racisme :
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Les villageois offrent une généreuse hospitalité à Brodeck et Fédorine lors de leur arrivée : « C’était un temps où personne encore n’avait peur des étrangers même lors qu’ils étaient les plus pauvres des pauvres. » (ch. VIII) L'époque est alors prospère, et aucun danger ne s'annonce encore.
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En revanche, alors même qu’il vit au village depuis de très nombreuses années, quand le capitaine Buller exige la « purification » du village, ce sont les deux « étrangers » qui sont désignés comme victimes : « Frippman et moi avions en commun de ne pas être nés au village, de ne pas ressembler à ceux d’ici, yeux trop sombres, cheveux trop noirs, peau trop bistre, de venir de loin, d’être d’un passé obscur et d’une histoire douloureuse, errante, et séculaire. » (ch. XXXI)
Lorsqu’une société vit un danger, une menace, il lui faut donc trouver un bouc émissaire, et le plus simple n’est-il pas alors de choisir celui qui vient d’ailleurs, en fondant ce choix sur sa différence, amplifiée ? C’est ce qu’illustre l’apologue des papillons de l’espèce « Rex flammae » raconté par Buller aux villageois pour justifier la « purification » exigée. Dès qu’un « prédateur » les menace, ils « se mettent à couvert » mais n’informent pas du danger ceux qui, pourtant, faisaient jusqu’alors partie du groupe mais étaient, en fait, étrangers : « ils n’hésitent pas à sacrifier celui qui n’est pas des leurs. » (ch. XXXI)
Bien évidemment, derrière le roman, qui ne prononce jamais les mots « juif » ou « nazi », c’est la Shoah qui est ainsi représentée, mais, au-delà, toutes les exterminations, comme l’explique l’auteur :
« […]Et dans ce roman, je voulais donner une portée très universelle au propos et explorer le moment où une partie de l’humanité décide de façon génocidaire d’en supprimer une autre. On a vu ce fossé majeur qu’est la shoah, mais je voulais faire comprendre aux gens aussi que des petites shoah, il y en avait déjà eu avant et malheureusement il y en a après, et des grandes. Limiter à la Shoah aurait été limiter le propos alors que le propos du livre, hélas, dépasse cela. (Interview réalisée par Grégoire Leménager, in BIBLIOBS, 7-09-2007)
C’est ce que confirme le récit de la « Pürische Nacht », avec ces mots peints sur les portes, « Schmütz Fremdër », c'est-à-dire "Sale Étranger", et ceux qui sont lancés contre Brodeck :
« Brodeck, Brodeck… […], un vrai nom de Fremdër ! Et regardez son nez à cette crevure ! Leur nez, c’est ça qui les trahit ! Et leurs gros yeux, leurs gros yeux qui leur sortent de la tête, pour tout voir, pour tout prendre ! » (ch. XXVI)
Cet extrait nous rappelle l’exposition antisémite, intitulée « Le Juif et la France », organisée à Paris du 5 septembre 1941 au 15 janvier 1942, après bien d’autres en Allemagne et dans les territoires conquis, propagande destinée à soutenir les théories racistes du nazisme.
« Le juif éternel », affiche antisémite anonyme, 1937
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La peur de la mort
Mais toutes ces peurs dérivent, en fait, d'une peur initiale, née du tragique de la condition humaine, la peur de la mort. N’est-ce pas elle déjà que vient rappeler à tous le monument aux morts ? S'il fascine Brodeck, qui en égrène les noms pour les faire ainsi revivre, il répugne à Emélia comme s’il symbolisait sa mort psychique...
Elle explique, par exemple, la collaboration qui s’installe entre les villageois et l’occupant ennemi, dont le capitaine, Buller, a pris soin de faire un exemple avec la décapitation de Cathor dont il laisse le cadavre sur le place du village, afin que chacun mesure le risque de toute résistance. Ainsi l’aubergiste se justifie de servir aimablement les soldats occupants : « Et puis tu crois qu’il y en avait beaucoup qui avaient envie de finir comme Cathor, ou de s’évaporer comme toi ou Frippman ? » (ch. XXXI)
De même, à l’entrée du camp, le pendu sert à rappeler aux prisonniers la condamnation qui pèse sur eux, et chaque matin le choix de la victime réitère à la fois la menace… mais aussi le soulagement de survivre un jour du plus :
« Nous retenions notre souffle. Chacun essayait de se rendre le plus insignifiant possible. […] Nous autres, tous les autres, au fond de nous, on sentait naître une joie folle, un bonheur laid et qui ne durerait que jusqu’au lendemain, jusqu’à la nouvelle cérémonie, mais qui permettait de tenir, de tenir encore. » (Ch. IX),
L’ultime paradoxe, apogée du tragique, c’est que la peur de la mort amène à la rechercher, tels ces prisonniers qui veulent se tuer : « Au camp, j’ai vu des hommes hurler, se frapper la tête contre des murs en pierre, se lancer sur des fils de fer tranchants comme des rasoirs. » (ch. XXXI) Pire encore, elle suffit à faire « mourir de peur », comme cela se produit un matin pour le prisonnier qui vient d’être désigné : « l’homme est tombé mort d’un coup, avant même que l’autre ne le touche. » (ch. XXXI)
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la mort dans le camp
La monstruosité
Cette peur a une conséquence directe, elle ranime la monstruosité inscrite en tout homme, comme l’explique Brodeck au début du chapitre XXXI :
« C’est parce que la peur avait saisi quelques-uns à la gorge, que j’avais été livré aux bourreaux, et ces mêmes bourreaux, ces hommes qui jadis avaient été comme moi, c’est aussi la peur qui les avait changés en monstres, et qui avait fait proliférer les germes du mal qu’ils portaient en eux, comme nous les portons tous en nous. »
Ainsi, le mal est inévitable, car la monstruosité ne s’endort que provisoirement, comme c’est le cas, par exemple, pour les soldats qui occupent le village. Quand la défaite approche, leur peur se réveille et « les vieux réflexes revinrent » et, avec eux, les violences : « Une dizaine d’incidents de ce type firent comprendre à tous que les monstres ne les avaient jamais quittés, mais qu’ils s’étaient tout simplement endormis un instant, et que désormais leur sommeil ne durerait plus. Alors la peur revint. Et avec elle, le désir de la conjurer. » (ch. XXXII)
Sur le plan individuel
Or, si nous reprenons Pascal, cette peur de la mort que l’homme porte en lui, doit être conjurée par tout moyen : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misère », écrivait-il. Or, la question du curé Peiper, avec l’adjectif « lugubre » qui, étymologiquement, renvoie au deuil, à la mort, nous rappelle cette même idée : « Faut-il donc que la vie paraisse aux hommes d’une si lugubre monotonie pour qu’ils désirent ainsi le massacre et la ruine ? »
La cruauté, la barbarie, toute forme de violence seraient donc un « divertissement », qui éloignerait l’homme de la pensée de sa propre condition mortelle. Ainsi, nul homme n’est à l’abri, et, dans le roman, chaque villageois porte les stigmates de sa monstruosité, que font ressortir les dessins de l’Anderer avec, notamment, « le rictus fielleux » de Göbbler, le portrait d’Orschwir qui « parlait de lâcheté, de compromission, de veulerie, de salissure », ou, pour Dorcha, « de violences, d’actions sanglantes, de gestes irréparables »…
Un personnage dans le roman illustre tout particulièrement la façon dont le seul spectacle de la monstruosité peut devenir un divertissement, la « Zerlenesseniss », la « Mangeuse d’âmes », épouse du directeur du camp. Chaque jour, elle assiste à la pendaison, « impeccablement coiffée, vêtue » et parfumée, « elle signifiait au gardien que la cérémonie pouvait commencer », et, comme fascinée par la pendaison, « sur ses lèvres venait alors un sourire ». Mère, portant son bébé dans les bras, mère qui a donné la vie, n’efface-t-elle pas ainsi toute menace de mort ? Elle l’a d’ailleurs tellement bien effacée que, alors que les gardiens ont évacué le camp, elle revient y chercher quelque chose d’oublié, sans même penser qu’elle risque ainsi, à son tour, la vengeance des prisonniers….
La monstruosité collective
Quand les individus se regroupent, il est alors logique que la monstruosité soit surmultipliée, et, à nouveau, écoutons le curé Peiper : « La guerre, c’est la grande main qui balaie le monde. C’est le lieu où triomphe le médiocre, le criminel reçoit l’auréole du saint, on se prosterne devant lui, on l’acclame, on l’adule. » La guerre n’est-elle pas, en effet, la monstruosité autorisée, libre de se déchaîner ?
D’où les images terribles de la foule dans le roman, dans le camp bien sûr, mais aussi chez les villageois, qui n’hésitent pas à livrer les trois exilées aux soldats occupants, ou, dans leur « Confrérie de l’éveil », à tuer l’Anderer. Ainsi, lors de la « Pürische Nacht », il suffit qu’un enfant « de treize ans peut-être » fasse partie d’un groupe, pour qu’il en arrive à réclamer son « tour » et massacre à coups de bâton un vieillard, sous les encouragements fusant autour de lui.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la guerre monstrueuse
Aux yeux de Brodeck qui a connu les horreurs commises par les soldats dans le « Kazerskwir », toute foule est donc porteuse de menace, même quand elle semble inoffensive :
« Ce n’étaient que des visages gais, rieurs, paisibles, mais je ne pus m’empêcher de songer aux foules que j’avais connues dans les jours où la Capitale fut prise de folie, juste avant la Pürische Nacht, et je voyais ces visages tranquilles comme des masques qui cachaient des faces sanglantes, aux yeux déments et aux bouches continuellement ouvertes. » (ch. XXVIII)
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : les villageois
N'est-ce pas d’ailleurs cette même foule joyeuse qui, l’alcool aidant, détruira les dessins dénonciateurs de ses turpitudes, « massacre dérisoire » qui préfigure celui de l’âne et du cheval, avant d’en arriver à celui de l’Anderer lui-même ?
La culpabilité
Le remords
Mais l’homme n’est pas dépourvu d’une conscience qui peut, en une sorte de dédoublement, éclairer la monstruosité commise. C’est ce que vit, par exemple, l’enfant qui a massacré le vieillard :
« […] peu à peu, alors même qu’il ne cessait ses coups, qu’il regardait ce qui restait de sa victime toujours en riant, que ses deux camarades frappaient toujours dans leurs mains, son visage éclaboussé de sang changea. L’horreur de ce qu’il venait de commettre L’horreur de ce qu’il venait de commettre sembla pénétrer dans ses veines, remonter dans chacun de ses membres, envahir son cerveau et le laver de toutes ses souillures. » (ch. XXVI)e n’étaient que des visages gais, rieurs, paisibles, mais je ne pus m’empêcher de songer aux foules que j’avais connues dans les jours où la Capitale fut prise de folie, juste avant la Pürische Nacht, et je voyais ces visages tranquilles comme des masques qui cachaient des faces sanglantes, aux yeux déments et aux bouches continuellement ouvertes. » (ch. XXVIII)
Il s’arrête alors de frapper, et est pris de vomissements, comme pour évacuer la violence qui s'est déchaînée.
Face à ce réveil de la conscience, se pose alors la question du remords : est-il possible de ne pas en éprouver ?
Pour le Maire, Orschwir, l’important est d’effacer hier pour aller vers demain, c’est là le sens de son apologue du « bon berger » qui doit protéger son troupeau. En cela, il nous rappelle Créon, dans Œdipe-Roi de Sophocle, celui qui veut nier les « lois non écrites », celles de la conscience morale, celles des dieux, pour permettre à la ville de Thèbes de survivre, en refusant la sépulture à celui qui est venu l’attaquer, de façon à dissuader ainsi tout ennemi et à protéger ses sujets. Loi du pouvoir qui se salit les mains… comme le Maire qui, en tuant l’Anderer, a voulu tuer la mémoire des crimes commis par les villageois : « Il est temps d’oublier, Brodeck. Les hommes ont besoin d’oublier », conclut-il, et il brûle le rapport mémoriel.
Mais la réplique de Brodeck, « Tu as brûlé du papier, tu n’as pas brûlé ce que j’ai dans ma tête ! », est clairement « non » : impossible d'échapper au remords. Pour lui, « les morts ne quittaient jamais les vivants », écrit-il, « Ils viennent s’asseoir au bord de notre lit, au bord de notre nuit. Ils nous regardent et nous hantent. » C’est d’ailleurs ce qu’il vit lui-même, avec les douloureux cauchemars provoqués par la mort de la femme et de son bébé qu’avec Kelmar, ils ont privés de l’eau salutaire lors du trajet en wagon vers le camp : sa « punition », « c’est surtout cette sensation perpétuelle d’habiter un corps que j’ai volé jadis grâce à quelques gouttes d’eau. » (ch. XXXVII)
Dans le roman, deux personnages décident d’aller jusqu’au bout du remords, de ne pas en attendre le châtiment, en refusant de continuer à vivre, d’abord Kelmar qui sait qu’en n’entrant pas dans le camp « il a choisi de mourir vite ». Ensuite c’est Diodème qui « cherchait sa mort » : il a accompli une longue marche en forêt, « il a tenté de chasser les fantômes », mais a finalement décidé de se laisser tomber dans le vide.
La confession
Mais d’où vient exactement ce remords ?
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Parfois, une voix intérieure rappelle les valeurs morales et le prix de la vie, comme chez ce vieillard qui offre son hospitalité à Brodeck sur le chemin de son retour vers son village, et implore son pardon, à la fin du chapitre XI. C’est aussi le cas de Diodème, l’instituteur athée, qui, dans sa lettre, le supplie lui aussi à plusieurs reprises de lui pardonner.
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Mais le remords naît aussi d’une autre peur, de nature religieuse, celle d’un au-delà de la mort où l’enfer est promis aux coupables. C’est ce qu’explique longuement le curé Peiper dans le chapitre XIX :
« Les hommes sont bizarres. Ils commettent le pire sans trop se poser de questions, mais ensuite, ils ne peuvent plus vivre avec le souvenir de ce qu’ils ont fait. Alors ils viennent me voir car ils savent que je suis le seul à pouvoir les soulager, et ils me disent tout. Je suis l’égout, Brodeck. Je ne suis pas le prêtre, je suis l’homme-égout. »
La confession offre, en effet, un immense avantage, elle purifie : « ils repartent comme si de rien n’était. Tout neufs. Bien propres. Prêts à recommencer. »
La délivrance ?
Mais, sans aller jusqu’à la confession chrétienne, ne suffit-il pas aussi de « dire », de raconter, comme le fait Brodeck face à l’Anderer ? C’est, en tout cas, ce que lui affirme ce dernier : « je sais que raconter est un remède sûr ». Mais, à cette dernière phrase du chapitre XXXII répond, en opposition, le début du chapitre suivant : « Je ne sais pas si l’on peut guérir de certaines choses. Au fond, raconter n’est peut-être pas un remède si sûr que cela. » Et Brodeck semble rejoindre le Maire quand il précise : « Peut-être qu’au contraire raconter ne sert qu’à entretenir les plaies, comme on entretient les braises d’un feu, afin qu’à notre guise, quand nous le souhaitons, il puisse repartir de plus belle. » Pensons à la façon dont la mémoire de la guerre de 1870, avec la perte, en France, de l’Alsace-Lorraine, a soutenu la première guerre mondiale, qui, elle-même, alors que l’on voulait pourtant qu’elle soit « la der des der », a soutenu, de part et d’autre du Rhin, l’opposition des deux peuples…, prêts ainsi à recommencer une nouvelle guerre.
Mais c’est le roman de Claudel, lui-même, qui apporte la réponse ultime.
D’une part, le héros-narrateur, dont les premiers mots étaient « Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien », réussit, dans le chapitre XXXVII, peu avant la fin donc, à écrire ce que fut sa propre monstruosité, et, au bout de toutes ces pages, de cet itinéraire à travers l’écriture, il s’en trouve soulagé : « J’étais allé sur mon chemin. J’étais revenu dans mon wagon. J’avais dit tout cela. » (ch. XXXVIII) Il sent alors la main d’Emélia « venir sur la [s]ienne et la serrer un peu [comme une caresse », comme si elle pouvait enfin lui accorder, elle aussi, son pardon. Et il décide alors de l’emmener, avec Fédorine et Poupchette, loin du village pour tout recommencer.
D’autre part, à la fin, cette même phrase, « Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien », prend un tout autre sens, car la vision fantastique finale, cet effacement du village, du paysage et de « tout ce qu’il avait contenu », figuré dans les dessins de l’Anderer, relève de l’imaginaire du seul écrivain, qui peut ainsi clore son roman, car il a, lui aussi, raconté la peur, la monstruosité, la culpabilité : « on avait démonté le décor, plié les toiles peintes, éteint les lumières. », ce « on » créateur ayant accompli, à son tour, son devoir de mémoire.
Le devoir de mémoire
Brodeck connaît la peur, parce qu’il en a été la victime en étant livré à ses bourreaux, et parce qu’il l’a vécue à chaque instant dans le camp, enfin parce qu’il se trouve contraint à l’écriture du « rapport » sous la menace des notables du village. C’est aussi la peur de mourir qui l’a amené à commettre, avec Kelmar dans le wagon, son crime, voler l’eau d’une mère nourrissant son bébé, car nul n’échappe au « monstre » qui sommeille en tout homme.
Conclusion sur Le Rapport de Brodeck
Pour lire une intéressante analyse
Ultime ressemblance entre Brodeck et l’Anderer : tous deux sont des témoins de l’Histoire, de la l’Histoire de l’humanité pour Brodeck, de son écho sur l’histoire du village pour l’Anderer ; tous deux tendent aux autres un « miroir », comme l’explique le curé Piper : « Et les miroirs, Brodeck, ne peuvent que se briser. » Mais, même si le miroir est brisé, comme l’Anderer tué par les villageois, subsiste son reflet : le roman qui raconte son histoire. C’est donc le romancier qui prend le relais, et remplit, à son tour, par la fiction, le devoir de mémoire.
Mais, dès qu’il débute l’écriture du rapport, parallèlement il commence le récit de sa propre vie, et, progressivement, il se débarrasse de sa peur, devient capable de résister à Göbbler, au notaire, et même au Maire. C’est qu’il est alors devenu un témoin, comme le lui avait demandé Kelmar avant de se laisser tuer : « Et puis, tu raconteras, tu diras tout. Tu diras le wagon, tu diras aussi ce matin, Brodeck, tu le diras pour moi, tu le diras pour tous les hommes… » (ch. IX) La récurrence du verbe « dire » souligne le rôle de la parole, et encore davantage quand elle se fixe, par l’écriture, ou même quand la vérité est dite par les dessins, en ce qui concerne l’Anderer.
Pierre Mignard, Clio, muse de l’Histoire (fille de Zeus et de Mnémosyne, la Mémoire), 1689. Huile sur toile, 143,5 x 115. Musée des Beaux-Arts, Budapest
Échapper au tragique ?
Même si récit bascule parfois dans le fantastique, la tonalité dominante reste le tragique. La fatalité semble s’être abattue sur Brodeck dès son plus jeune âge, fatalité, non plus des dieux, mais de l’Histoire et, surtout, d’une nature humaine habitée par le mal. La mort règne, s’impose dans le « kazerskwir », comme au sein d’un petit village perdu au fond des montagnes.
Cependant, Claudel laisse transparaître quelques lueurs d’espoir, car, au milieu des « monstres » coupables et des « assassins », il peut subsister quelques innocents.
D’abord, il y a ceux qui sont capables de compassion face aux innocents, comme ce vieil homme qui, par son comportement, rend au « Chien Brodeck » sa dignité d’homme, et reconnaît, en lui demandant pardon, son statut de victime.
Ensuite, ce qui sauve est l’amour, celui d’Emélia, qui a soutenu le désir de vivre, de marcher pur la retrouver. Et même si elle reste absente quand il la retrouve, la chanson qu’elle fredonne sans cesse est un chant d’amour pour son « Beau Prince », et, à la fin du roman, son geste furtif transmet encore un message d’amour : « j’ai senti la main d’Emélia contre mon cou, qui essayait sans doute de me dire de partir ». C’est encore plus flagrant pour l’amour de l’enfant, de Poupchette, car il porte encore en lui l’innocence, la pureté. D’où l’élan d’amour exprimé par Brodeck : « Moi je te dis que tu es mon enfant, et que je t’aime. Je te dis que de l’horreur naît parfois la beauté, la pureté et la grâce. » La vie pure de l’enfant, « la promesse » qu’elle apporte, serait alors l’espoir de l’homme d’échapper au tragique.
Blanca Vasquez Moreno, illustration pour La petite fille de Mr Linh, 2018