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Création en cours
Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, 2007 : explications d'extraits
Chapitre II, de "on ne te demande pas..." à "... pas savoir quoi." : l'écriture du Rapport
Pour lire le texte
« Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien. » Ainsi débute le roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, paru en 2007, et cette affirmation d’innocence ouvre au lecteur un horizon d’attente, que confirme la lecture des quatre paragraphes de l’incipit. La suite du premier chapitre, qui nomme l'Ereigniës, dramatise cette « chose qui s’est passée », et le chapitre II poursuit le récit de ce moment, trois mois auparavant, où Brodeck, le narrateur, venu à l’auberge Schloss pour y chercher un « morceau de beurre », s’est vu « forcé » de relater par écrit cet événement.
Quelle atmosphère Claudel crée-t-il à travers la présentation de ce dialogue ?
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : le narrateur
Première partie : la demande formulée (lignes 1 à 9)
Le contenu de la demande
Les deux discours rapportés directement introduisent nettement une opposition entre deux termes : « roman » et « rapport ».
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Le rejet du « roman », si nous nous appuyons sur les caractéristiques de ce genre littéraire, implique le refus que soit rédigée une fiction, que soit mis en scène ce qui relève de l’imaginaire, et un héros aux aventures exceptionnelles.
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Un « rapport », au contraire, est une relation objective, qui rend compte de faits vérifiés, et qui prend une valeur officielle. Cela interdit à son auteur tout commentaire personnel subjectif, et implique de ne rien y introduire qui relève de l’imaginaire : « Tu diras les choses, c’est tout. » Cette phrase définit le style d'un rapport : il doit être bref, concis, sec, aller à l’essentiel, en ne posant que les faits, leurs causes, leurs conséquences, les solutions possibles s’il s’agit d’un problème à résoudre…
Comment ne pas déjà percevoir le paradoxe, puisque, sous ce titre Le Rapport de Brodeck, le lecteur est, précisément, en train de lire un roman, dans lequel le narrateur semble être aussi un personnage essentiel ?
Le portrait du demandeur
Le narrateur, en employant le pronom indéfini « on », s’inscrit d’emblée dans un groupe de villageois, vu son métier de « maréchal-ferrant ».
Mais plusieurs des caractéristiques de son portrait sont symboliques, si nous pensons à la mythologie de l’antiquité grecque : il est une sorte de double humain du dieu Héphaïstos, Vulcain chez les Romains, d'autant que son nom, « Gott », signifie "Dieu"".
Dans la mythologie, sa laideur est soulignée, il est le dieu bossu. De même, ici, le portrait met en valeur la « laideur » de Rudi Gott, mais en la rattachant, non plus à un acte divin, mais à la banalité de son métier : « le sabot d’un cheval lui a écrasé tout le nez et enfoncé la pommette gauche ».
Héphaïstos est marié, selon Hésiode, à une des « Grâces », Aglaé, ou, dans une version plus populaire, à Aphrodite (ou Vénus), la déesse de la beauté et de l’amour. Or, le récit s’attache à présenter la « femme très belle » du maréchal-ferrant – ce qui ne semble pas essentiel pour relater la demande du rapport – , précise même son prénom « Gerde », et qu’elle « prend toujours la pose devant la forge, comme si elle attendait éternellement le peintre qui allait faire son portrait ». Or, son prénom, dérivé de Gerda, renvoie à une belle géante de la mythologie germanique, épouse du dieu Freyr… et comment ne pas penser à tous ces peintres qui ont représenté Aphrodite ?
Enfin, plusieurs détails ajoutent à l’aspect effrayant de ce personnage, d’abord son geste qui traduit sa force : « il tenait serré son grand manteau dans sa main droite ». Il évoque même directement un tableau de Rubens : « Ses épaules nues débordaient de son tablier de cuir. Il était près de la cheminée. Le feu lui brûlait le visage » Mais, si, chez Rubens, Héphaïstos-Vulcain utilise un marteau, la description de Claudel accentue la menace, car la « faux » est l’attribut traditionnel de l’allégorie de la mort : « l’acier de son outil brillait comme une lame de faux bien étamée. »
Pierre-Paul Rubens, Vulcain forge les foudres de Jupiter, vers 1636-1638. Huile sur toile, 182,5 x 99,5. Musée du Prado, Madrid
Deuxième partie : le rapport (lignes 9 à 18)
Le choix de l'énonciation
Cet « accord », qui encadre le discours rapporté direct, marque l'acceptation de Brodeck, rendue nette par une gradation ternaire insistante : « je vais raconter, je vais essayer, je vous promets que je vais essayer. » Cependant, il pose une condition, son choix d’énonciation : « je dirai ‘‘ je’’ comme dans mes rapports, parce que je ne sais pas raconter autrement ». Il reprend ainsi l’initiative, en imposant son autorité de narrateur, avec l’interpellation et la répétition insistante : « mais je vous préviens, ça voudra dire tout le monde, tout le monde vous m’entendez. » La gradation ternaire finale renforce encore le sens de ce « je » : « Je dirai ‘‘je’’ comme je dirais tout le village, tous les hameaux autour, nous tous quoi, d’accord ? »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'écriture du rapport
Ce choix a un double intérêt :
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Brodeck a déjà marqué sa ressemblance avec l’Anderer, l’Autre, ce qui indique qu’il se sent « étranger », différent des villageois. Ce « je » équivalent au « nous » est donc une façon d'affirmer son appartenance au groupe, au village.
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Parallèlement, il suggère ainsi qu’au fond tous les hommes se ressemblent, que tous auraient pu accomplir le même l'Ereigniës, le même acte annoncé précédemment comme un crime. C'est donc la "nature humaine" qu'il va dépeindre.
L'objectif du rapport
En fait, ce qu’il impose ainsi rassure plutôt ses interlocuteurs, puisqu’il se montre semblable à eux. La scène prend alors une dimension collective, mais avec une métaphore qui animalise les villageois de façon plutôt méprisante : « Il y a eu un brouhaha, un bruit de bête de somme qui prend du mou dans ses brancards et grogne un peu d’aise ». Cependant, derrière leur accord, la menace subsiste, avec une injonction insistante : « fais comme cela, mais, attention, ne change rien, il faut que tu dises tout. Il faudra vraiment tout dire ». Le chiasme entre « tu dises tout » et « tout dire », souligne l’exigence, placée en son centre. Enfin, la majuscule solennise ce « Rapport », mais le double objectif assigné, « afin que celui qui lira le Rapport comprenne et pardonne », fait dévier le rôle habituel de ce type d’écrit : s’il s’agit bien, en effet, que chaque lecteur « comprenne » le contenu d'un rapport, l’idée de « pardonner » le transforme en une confession, liée donc à l’aveu d’une faute, à la reconnaissance d’une culpabilité, et à la peur d’un châtiment.
Troisième partie : les sentiments du narrateur (lignes 19 à la fin)
Le court paragraphe qui ferme cet extrait nous confirme l’existence d’un double « je » : celui qui écrira le « rapport », en relation avec les habitants du village, mais aussi celui qui, comme en un monologue intérieur, commente son propre récit, en prenant une distance avec son travail d’écrivain.
Un horizon d'attente
Sa première réflexion à propos du futur lecteur du rapport exprime un doute, fondé sur la différence entre les deux verbes, « comprendre » et « pardonner » : « Qu’il comprenne, peut-être, mais qu’il pardonne, c’est une autre affaire ». Cette formulation crée un horizon d’attente, car elle sous-entend que l’acte à raconter est d’une exceptionnelle gravité, et que le lecteur refusera probablement son pardon.
Pourtant, il a ainsi créé un espoir d’effacer la culpabilité collective, qui se marque par la réaction des villageois : « Quand j’ai dit oui, il y a eu une rumeur dans toute l’auberge, comme un soulagement ». Mais ce soulagement est aussi partagé par Brodeck : « Et moi, j’ai soufflé très fort. » Mais en quoi pouvait consister ce « quelque chose » qui planait sur Brodeck ? Son refus de le formuler, « Je ne préférais même pas savoir quoi. », laisse imaginer le pire…
La peur
Ainsi, cette fin de texte introduit le thème de la peur. C’est elle, en effet, qui justifie le commentaire du narrateur : « ça je n’ai pas osé l’avancer, je l’ai pensé au plus profond de moi-même ». On comprend qu’il est aussi contraint de taire son doute, ses pensées, car il reste conscient de la menace. Que ce serait-il passé s’il avait refusé ?
La description des villageois met en évidence la tension qui régnait au début : « les poings se sont relâchés. Les mains sont sorties des poches. » Que s’apprêtaient à faire ces « poings » serrés ? Que cachaient ces « mains » dans leurs « poches » ? Qu’ont donc commis ces « hommes » pour s’être ainsi figés, au point de devenir semblables à des « statues » ? Les « statues », en principe, sont destinées à donner une valeur éternelle à ce qu’elles figurent, ici des coupables qui attendent le pardon.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'écriture du rapport
CONCLUSION
Ce passage est important d’abord parce qu’il informe le lecteur sur les conditions de l’écriture du « rapport » imposées à Brodeck, et négociées par lui. Il met également en place l’atmosphère pesante qui règne au sein du village. Mais il retient aussi notre attention par sa tonalité. Claudel transforme, en effet, la banalité des personnages, en leur prêtant, comme ici pour le maréchal-ferrant, une dimension mythique et en créant, à travers les portraits et les discours rapportés, un horizon d’attente qui laisse planer une menace.
L’étude de ce texte pourra être prolongée par la lecture cursive de trois paragraphes du chapitre I, de « Que l’on me comprenne bien… » à … « pour le tailler en pièces. » Elle confirmera les analyses sur la situation du narrateur et sur l’horizon d’attente.
Chapitre III, de "Parfois, lorsque les gardes étaient ivres..." à la fin du chapitre : Chien Brodeck
Pour lire le texte
Les deux premiers chapitres ont à la fois présenté l’atmosphère du village et l’obligation imposée au personnage, Brodeck, d’écrire un rapport sur l’Ereigniës, dont nous comprenons rapidement qu’il s’agit du meurtre de celui qui est surnommé l’Anderer, l’Autre. Dans ces chapitres, trois femmes sont aussi introduites : une petite fille, Poupchette, la vieille Fédorine, qui a jadis recueilli l’enfant Brodeck, orphelin dans un village en ruines, et Emélia, son épouse.
Dans le chapitre III, la peur, qui a conduit Brodeck à accepter de raconter, le ramène à une autre époque où il a connu la peur, celle du « kazerskwir », « le cratère », image des camps de concentration de la seconde guerre mondiale.
Quelle image de l’homme cet extrait met-il en évidence ?
La barbarie
Le portrait des bourreaux
Brodeck est la victime de deux sortes de bourreaux.
Il y a d’abord « les gardes » du camp et Claudel, en précisant « lorsqu’[ils] étaient ivres ou désœuvrés », pose deux causes à leur barbarie : l’ivresse qui leur fait perdre toute leur humanité, mais aussi l’ennui. La violence devient alors une sorte de divertissement, ce qui ressort des verbes : « ils s’amusaient », « Et ils riaient de plus belle. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : les gardes du camp
Mais il est aussi la victime de ses compagnons prisonniers, qui l’excluent du groupe : « Aucun des autres prisonniers ne m’adressait plus la parole depuis longtemps. » La violente gradation dans leur discours rapporté direct, « Tu es pire que ceux qui nous gardent, tu es un animal, tu es une merde, Brodeck ! », suggère aussi la cause de leur réaction : eux-mêmes victimes des gardes, contre lesquels ils sont impuissants, retourner leur colère contre Brodeck ne leur offre-t-il pas une possibilité d’exercer une vengeance ? En même temps, en refusant eux-mêmes « de faire le chien », ils se réhabilitent à leurs propres yeux, tentant ainsi, en se désolidarisant de Brodeck, de retrouver la dignité qui leur est refusée.
Cependant, la comparaison regroupe les deux catégories dans un même reproche, tous portent au fond d'eux-mêmes le désir de détruire l'homme : « Comme les gardes, ils répétaient que je n’étais plus un homme. »
La destruction de l'humanité
Art Spiegelman, Maus, 1980 : l’homme réduit à l’état animal
Ce discours rapporté ne fait que mettre des mots sur la violence des gardes-bourreaux, qui s’emploient à réduire l’être humain à l’état animal, d’où la longue description de ce qu’ils imposent au héros, avec la répétition des deux objets symboliques de son asservissement : « un collier et une laisse ». La reprise verbale, « Il fallait », souligne cette destruction de toute volonté humaine, accentuée encore davantage par l’énumération des actes imposés, de plus en plus dégradants, de plus en plus humiliants : « Il fallait que je marche ainsi, avec le collier et la laisse. Il fallait que je fasse le beau, que je tourne sur moi-même, que j’aboie, que je tire la langue, que je lèche leurs bottes. » L’être humain est ainsi privé de toute dignité humaine, ce que confirme l’appellation « Chien Brodeck. »
Mais, si ces violences, introduites par l’adverbe « Parfois » au début du passage, sont ponctuelles, la fin du texte les amplifie, car elles s’exercent sans discontinuité : « Durant les nuits, les gardes avaient fini par m’attacher à un piquet, près de la niche des dogues. » La description, en mettant en valeur cette situation répugnante, « Je dormais à même le sol, dans la poussière et l’odeur des pelages, des souffles des chiens, de leur urine. », porte à son apogée cette dégradation que des êtres humains peuvent infliger à d’autres êtres humains.
Dans ce camp, la mort est donc omniprésente : « la plupart » des autres prisonniers, voulant conserver leur dignité, « moururent, soit de faim, soit des coups répétés que les gardes portaient sur eux. » Plus loin, la répétition rythmée insiste sur ce triomphe de la mort : « Ils sont morts. Tous morts. »
La force de vivre
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la violence des gardes
Le rôle de la nature
Pourtant, la vie subsiste, ce dont témoigne l’évocation de la nature, perceptible « [u]n peu plus loin» que les « miradors » et les « sentinelles ». Le camp ne peut pas, en effet, faire disparaître « le ciel » ni « la campagne » : tous deux disent au prisonnier que la vie existe au dehors, et les sensations, visuelles ou auditives, lui rappellent sa nature d’être vivant. Bien sûr, ces images peuvent être douloureuses, paraître même une provocation, une « irréelle insolence », pour le prisonnier qui en est séparé, mais la description se charge de poésie, comme pour rappeler l’existence des beautés de la nature : « ces champs qu’on voyait le jour et qui faisaient onduler avec une irréelle insolence leurs blés sous le vent, les houppes des bosquets de bouleaux, le bruit de la grande rivière qui coulait son eau d’argent, tout proche. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : le camp
La puissance de l'amour
Dans le récit, le narrateur pousse un véritable cri de triomphe, un cri de vie : « Moi, je suis vivant. » Pour expliquer que ses compagnons prisonniers n’aient pas accepté de survivre au prix de leur avilissement, il propose ensuite une interprétation, deux hypothèses négatives, renforcées ensuite par une réponse énergique, « Peut-être n’avaient-ils aucune raison de survivre ? Peut-être n’avaient-ils aucun amour au profond de leur cœur ou dans leur village ? Oui, peut-être n’avaient-ils aucune raison de vivre. » Claudel met ainsi en évidence ce qui peut sauver l’homme, l’amour, ce que souligne la dernière phrase, avec l’adjectif mis en apposition, et les verbes, « est revenu », « a retrouvé », qui effacent la douloureuse période du camp, le nom de Chien Brodeck, pour le remplacer par l’amour de la femme fidèle, « son Emélia qui l’attendait ».
Deux sources d'espoir
Mais, pour que l’amour puisse avoir cette puissance, il a aussi besoin de deux facultés humaines, que le camp n’a pas réussi à annihiler chez le narrateur : la mémoire et l’imagination.
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Le cerveau humain garde inscrites en lui les sensations anciennes que la mémoire a la capacité de faire renaître, comme « le corps tiède d’Emélia », la perception des battements de « son cœur », ou « sa voix » en train de « dire tous les mots d’amour qu’elle savait si bien chercher dans le noir de notre chambre. »
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La mémoire peut alors mettre en œuvre l’imagination, tellement puissante qu’elle réussit à faire disparaître la réalité, et à transporter dans le monde des temps heureux : « Moi, en vérité, j’étais très loin de ce lieu. », « J’étais dans notre maison, dans notre couche, tout contre le corps tiède d’Emélia ». Illusion, sans doute, mais une illusion qui a le pouvoir de supprimer le froid d’une nuit « à demi nu » sur le sol, remplacé par « J’étais au chaud », et de faire véritablement revivre l’amour : « je sentais », « J’entendais ».
CONCLUSION
Dans ce passage Claudel donne une image sombre de ce que, pour affirmer sa supériorité, l’homme est capable de faire à un autre être humain, jusqu’à une forme de sadisme qui impose l’indignité, l’asservissement. Il nous propose donc une vision tragique de la condition humaine, tant du côté des bourreaux, inhumains, que des victimes, condamnées à mort si elles ne se soumettent pas.
Cependant, le héros a survécu à cette épreuve, et nous pensons à un autre héros de la mythologie grecque, Ulysse, qui, après de multiples épreuves où il a risqué, à plusieurs reprises, la mort, soutenu par sa volonté de retrouver son épouse Pénélope, a réussi à rentrer dans son île d’Ithaque. En réponse au tragique, Claudel propose donc la lumière de l’amour, salvateur s’il est entretenu par la mémoire, jusqu'à pouvoir faire sortir des profondeurs de l’enfer.
Chapitre V, de "Dans le premier enclos..." à la fin du chapitre : les trois enclos des porcs
Pour lire le texte
Dans le roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, paru en 2007, le lecteur peut rapidement découvrir l’entrecroisement de deux récits : l’écriture du « rapport » sur l’Ereigniës, c’est-à-dire le meurtre de l’Anderer, l’Autre, par plusieurs villageois, et un récit plus personnel, où se mêlent les commentaires sur la réalisation du « rapport » et ses propres souvenirs, notamment de la période terrible vécue dans le Kazerskwir, le camp où il est resté interné mais dont il est sorti vivant.
Dans le chapitre V, le lendemain du jour où il s’est trouvé contraint de rédiger ce « rapport », Brodeck se rend dans la ferme du maire du village, Orschwir, dont il connaît le rôle prédominant dans ce crime, et lui adresse une demande : « Je veux voir le corps. » Orschwir, qui s’est enrichi pendant la guerre par la vente de ses porcs aux soldats occupants le village, lui fait alors accomplir un long parcours labyrinthique jusqu’aux enclos des porcs.
Comment la description de Claudel met-elle en valeur le sens symbolique de ces animaux ?
1ère partie : la description (lignes 1 à 17)
Le premier enclos
La description se présente comme un spectacle offert à Brodeck, dont Orschwir est le metteur en scène : « Dans le premier enclos qu’Orschwir me fit voir, des dizaines de porcelets de quelques semaines jouaient sur de la paille fraîche. » Ce spectacle est plutôt plaisant, car les « dizaines de porcelets » semblent heureux de leur sort, dans un environnement propre : ils « jouaient sur de la paille fraîche. Ils se coursaient, se heurtaient, s’agaçaient du groin en poussant de petits cris joyeux. » L’énumération des verbes dépeint leurs jeux, tels ceux d’enfants dans une cour de récréation d’école. Un seul détail cependant est mis en valeur à la fin du paragraphe, leur avidité : « Ils se précipitèrent sur la pitance. »
Jeux entre des porcelets
Le deuxième enclos
Dans le deuxième enclos, celui des « porcs de huit mois », l'atmosphère est beaucoup plus menaçante, et c’est ce que marque nettement la dernière phrase du paragraphe : « J’eus envie de sortir très vite. » Les jeux ne sont plus de mise, ils « allaient et venaient, se bousculaient en se défiant », et le commentaire du narrateur insiste, par le rythme binaire, sur cette ambiance inquiétante : « On sentait entre eux une violence et une agressivité étranges, gratuites, que rien en apparence ne justifiait ni n’expliquait. » Ils ne sont plus des « porcelets » joyeux, leur portrait les rend déjà monstrueux, par leur taille, « de larges bêtes, épaisses », et leur apparence de brutes avec « leurs oreilles tombantes » et leur « groin » devenu une « gueule féroce et abrutie ». À cela s’ajoutent les sensations très désagréables évoquées par le narrateur, olfactives, « Une puanteur âcre prenait le nez », dont le désagrément est renforcée par une allitération en [ R ], visuelles, « La paille sur laquelle ils se vautraient était souillée de déjections. », et auditives, avec les échos sonores : « Des grognements claquaient contre les parois de bois et frappaient les tempes. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : les porcs d'Orschwir
Le troisième enclos
Le troisième enclos, celui des « porcs adultes », porte à son apogée l’aspect effrayant du lieu, couvert d’« une boue noire, épaisse comme une mélasse », et de ces animaux. Plus de jeux, plus de combats entre eux, ils « somnolaient », comme s’ils étaient épuisés par la vie : « Tous sur le flanc. », « Tous couchés ». C’est d’ailleurs le sentiment que leur prête le narrateur, en les personnifiant : « Certains nous regardaient avec une grande lassitude. » C’est aussi cette impression de fatigue qui ressort de leur comportement, reproduit par le rythme saccadé : « haletants, groins ouverts ». Cependant, ces « groins ouverts » figurent leur seule attente, celle de leur nourriture, ce que confirme ceux qui « fouillaient le sol sur eux ». La succession des phrases nominales dans leur portrait et la comparaison souligne l’effroi que provoque leur aspect monstrueux : « Immenses. Blêmes. À la longe étirée comme une barque. »
Le commentaire final du narrateur, que le lexique inscrit dans la tonalité fantastique, les hausse à la dimension du mythe, en nous rappelant la mythologie grecque où la magicienne Circé avait changé les compagnons d’Ulysse en porcs : « On aurait cru des géants changés en bêtes, des créatures condamnées à une effroyable métamorphose. » Derrière l’animal se cache donc un monde humain, fait de saleté, de violence, de brutalité…
2ème partie : l'interprétation symbolique de la description (lignes 18 à la fin)
Le portrait d'Orschwir
De même qu’il s’était chargé de guider Brodeck, puis de lui présenter les porcs, c’est aussi Orschwir qui se charge d’interpréter ce que représentent ces animaux. Il joue ainsi le rôle du sage, connaisseur du mystère humain, d’où sa « voix lente, et très basse », qui rend son discours plus solennel. Mais son portrait met en évidence un contraste : son « sourire énigmatique », image de cette sagesse supérieure, « tranchait sur sa face barbouillée de gros traits », sur la grossièreté de son visage. Ne porte-t-il pas sur lui les caractéristiques du porc, sa gloutonnerie, illustrée par les traces de nourriture, répugnantes : « Des miettes de pain ornaient sa moustache et ses lèvres gardaient un peu de la luisance que le gras du lard y avait déposée. » ?
Une "sagesse" symbolique
Le nombre des enclos dans lesquels sont répartis les animaux est déjà, en soi, significatif, car ce chiffre « trois » porte un symbolisme, présent dans les mythes, les légendes, les contes : il marque une forme de perfection, susceptible de donner sens au monde et à la condition humaine. Ici, selon le discours d’Orschwir, il exprime « Les âges de la vie […].Tu as vu l’innocence tout d’abord, ensuite la hargne stupide, et puis ici, la sagesse… »
Or, cette « sagesse » est, pour le moins, paradoxale, car elle est attribuée aux porcs les plus énormes, les plus monstrueux par leur taille, qui les compare à des « baleines terrestre », et par leur sauvagerie, sur laquelle une répétition insiste : « Ceux que tu as devant toi sont des fauves. De vrais fauves, sous leur allure de baleines terrestres, des fauves, sans cœur et sans esprit. » La gradation amplifie le danger qu’ils représentent, par leur avidité gloutonne que soulignent la répétition, le rythme de la fin de l’avant-dernier paragraphe et la double négation restrictive : « Il n’y a que leur ventre qui compte, leur ventre. Ils ne songent qu’à une chose, tout le temps, c’est le remplir. » L’horreur de cette avidité est encore accrue en soulignant l’absence de toute limite à leur sauvagerie, dépeinte jusqu’à en marquer la grossièreté : « Ils pourraient manger leurs propres frères, leur propre chair, ça ne les dérangerait pas, ils ne font pas de différence. Ils broient, ils avalent, ils chient, ils recommencent indéfiniment. Ils ne sont jamais rassasiés. » Ils sont aisni semblables à des machines dévorantes.
La « sagesse », dont les porcs offrent un modèle aux hommes, est donc de satisfaire les besoins du corps en priorité, sans se soucier de ceux de l’esprit ou de l’âme, le triomphe donc d’un matérialisme primaire.
Une leçon pour l'homme
Mais les choix lexicaux, le terme de « frères », les caractéristiques citées, « innocence », « hargne », « sagesse », de même que les négations, « sans cœur et sans esprit », « sans mémoire », sont autant d’éléments qui ne sont pas propres au monde animal mais renvoient à l’être humain. Derrière ces porcs, nous découvrons donc une vision de l'homme.
C’est ce qui explique le double commentaire adressé par Orschwir à Brodeck :
D’un côté, la répétition du pronom « tout » apporte une réponse implicite à la demande initiale de Brodeck, « Je veux voir le corps ». Les points de suspension qui effacent l’indicible, suivis de la question insistante, confirment l'idée que ce sont bien les porcs qui ont dévoré le cadavre de l’Anderer, en éliminant ainsi tout signe du crime commis, disparition marquée par les négations répétées : « Ils ne laissent rien derrière eux, aucune trace, aucune preuve. Rien. » Le crime pourra donc ainsi rester impuni.
De l’autre, l’interrogation négative qui ferme le discours d’Orschwir, « Ne crois-tu pas que ce sont eux qui ont raison ? », invite Brodeck, qui a été chargé de rédiger le « rapport », à prendre les porcs comme modèles. « Ils vivent », et n’est-ce pas là le plus important, comme l’a d’ailleurs constaté Brodeck, revenu du camp où tant d’autres sont morts ? Mais, leur autre atout est d’être « sans esprit, sans cœur », puisqu’« ils ne pensent pas », et « sans mémoire », puisqu’ils « ne connaissent pas le remords. » Il faudrait donc, pour atteindre la sagesse, savoir oublier, et, étant sans "histoire", savoir faire disparaître toute culpabilité : « Le passé leur est inconnu. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : le rejet de la mémoire
CONCLUSION
Comme à plusieurs reprises dans le roman – avec les renards morts, les papillons de l’espèce Rex flammae, ou les moutons du berger –, Claudel utilise les animaux, la description des porcs pour introduire une réflexion sur la nature de l’homme.
Si, dans l’enfance, il est encore innocent, le prix qu’il accorde à la satisfaction matérielle fait, à l’âge adulte, ressortir la sauvagerie que l'homme porte en lui. Il est alors prêt à tout, y compris, métaphoriquement, à dévorer son semblable.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : effacer le souvenir
Mais, si l’homme porte en lui le pire de la nature animale, il est tout de même doté d’un « esprit », d’un « cœur », d’une mémoire, et c’est ce qui peut faire naître en lui le « remords », la culpabilité. Le discours d’Orschwir est donc un anti-humanisme, puisque, de ces qualités purement humaines, il fait un danger, niant, de ce fait, le rôle de l’Histoire : loin d’éclairer l’avenir de l’humanité, elle empêcherait son progrès, sa survie. Mais Claudel, par le récit que va dérouler Brodeck dans la suite du roman, va précisément s’opposer à cette conception.
Chapitre VII, de "Finalement, il arriva... " à "... y venir tout exprès !" : l'arrivée de l'Anderer
Les deux premiers chapitres du roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, paru en 2007, montrent comment le héros, Brodeck, se voit contraint de rédiger un récit destiné à expliquer l’Ereigniës, dont le lecteur comprend vite qu’il s’agit d’un meurtre commis par plusieurs villageois : l’objectif est de faire « comprendre » ce crime, pour « pardonner » aux assassins.
Ainsi, tout en y mêlant le récit de ses propres épreuves et des commentaires sur les conditions de son écriture, la rédaction de ce « rapport » conduit le héros à recueillir des témoignages. Qui était cet étranger, nommé l’Anderer, l’Autre, qui a été assassiné ? Pour répondre à cette question, Brodeck décide de commencer par raconter son arrivée au village, un an auparavant, le 13 mai. Il interroge donc le premier qui l’a vu, un paysan, Gunther Beckenfür.
En quoi ce premier portrait peut-il expliquer le surnom de ce nouveau venu et éclairer les réactions des villageois ?
Pour lire le texte
1ère partie : une introduction (lignes 1 à 5)
Le portrait s’ouvre sur un commentaire du témoin, qui donne le ton à l’ensemble, en mettant en évidence l’aspect exceptionnel du personnage.
Déjà, il vient d’ailleurs, de l’extérieur, et l’adverbe « Finalement », marquant la lenteur de son avancée, solennise son arrivée. Mais c’est surtout la comparaison, « Je le regardais comme si c’était un génie, ou le Teufeleuzeit », qui magnifie le personnage en lui donnant une dimension surnaturelle, en le rattachant aux légendes et aux mythes. Or, si le terme « génie » est neutre – il y a de bons et de mauvais génies –, le terme « Teufeleuzeit », dans le dialecte inventé par Claudel, lui, formé à partir de « teufel », en allemand le "diable", et « zeit », le "temps" (et «neuzeit », "les temps nouveaux") en fait immédiatement un personnage maléfique, perçu comme dangereux, ce que révèlent à la fois :
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la formulation du souvenir d’enfance : « dont le père me parlait quand j’étais tout gamin pour me donner les foies », façon familière d’évoquer une légende destinée à effrayer les enfants ;
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le contenu de la légende renforce, lui aussi, le danger représenté, déjà par le lieu où est censé vivre ce « génie » : un lieu caché, dans les profondeurs de la terre, « dans les terriers de la combe », au milieu d’animaux destructeurs, « entre les renards et les taupes ». À cela s’ajoute son aspect monstrueux : il « se nourri[t] d’enfants perdus et d’oisillons », tel un ogre dévorant les plus innocents…
2ème partie : le portrait de l'Anderer (des lignes 6 à 15)
Son habillement
Le premier signe de son étrangeté est « son chapeau », dont le paysan souligne la bizarrerie par sa comparaison : « son drôle de chapeau en forme de melon dont on aurait raboté les rondeurs ». Mais, en parlant de « vêtement d’opérette », le paysan le rapproche d’un acteur entrant en scène, avec un costume qui paraît extraordinaire, plus riche que l’habillement des simples paysans, « une sorte de redingote de velours et de drap », et qui manque de naturel car il est surchargé d’ornements : « plein de chichis bizarres et de galons cramoisis. » Tissus, formes, couleur d’un rouge sombre, souvent celle du pouvoir, tout contribue à faire de lui un être exceptionnel.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : un costume original
Ses animaux
L’attention du paysan est attiré par les deux animaux, d’abord par le cheval, lui aussi exceptionnel, disparu des campagnes depuis que la guerre : « une jolie bête au poil net et brillant, qui avait une grâce distinguée. » Après la beauté de l’animal, sa caractérisation, « une grâce distinguée », le personnifie, de même que le verbe « gémir » employé pour l’âne. Les deux animaux sont également humanisés car le récit leur prête même la faculté de dialoguer : « L’âne gémit un peu. Le cheval lui répondit en agitant son col. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'arrivée de l'Anderer
Le portrait d'un homme étrange
De son physique à son comportement, tout contribue à justifier l’appellation familière du paysan : « ce drôle de gaillard ».
Le portrait physique
Physiquement, tout en lui est rondeur, à commencer par son « ventre qu’il avait foutrement rebondi » – comme les ogres des contes ? –, mais cet embonpoint, plutôt qu'inquiétant, paraît surtout gênant pour lui, vu la lenteur mise pour descendre de son cheval : « Il se laissa glisser le long de sa panse, en soufflant fort et en se frottant le ventre ». De même, la comparaison souligne la rondeur d’un visage qui le rapproche de celui d’un clown : « Il avait comme un vrai ballon à la place du visage et une peau très tendue et bien rougie sur les pommettes. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : un visage clownesque
Son comportement
Le récit est pris en charge par un simple paysan, rustre, ce qui explique qu’il souligne la distinction solennelle du nouveau venu, dès le premier contact : « Il enleva son chapeau, […] et me salua avec cérémonie. »
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : l'arrivée de l'Anderer
C’est cette même distinction qui est mise en valeur par le soin qu’il apporte à son habillement, sans doute couvert de poussière : « il épousseta son vêtement ».
Enfin, sa première phrase ne peut que surprendre un villageois, habitué à son environnement, car elle ressemble à celle d’un touriste admirant un paysage, et son insistance est particulièrement aimable : « Vous vivez dans un magnifique pays, Monsieur, oui, un magnifique pays… »
3ème partie : les commentaires du témoin (des lignes 16 à la fin)
Face à la politesse et à l’amabilité de l’étranger, inhabituelles et qui lui semblent excessives, le paysan est aussitôt pris de méfiance, et il réagit avec une violence marquée par son langage grossier, se sentant offensé : « Je me suis dit qu’il se foutait de ma gueule. » Son récit met alors en valeur tout ce qui n’est pas « normal » aux yeux de ce témoin, afin de soutenir sa critique.
La personnification des animaux
Le commentaire commence par la caractérisation péjorative des « deux bêtes », « trop polies comme leur maître », parce qu’elles ne se comportent pas de façon animale, c'est-à-dire en ne pensant qu’à manger : « elles ne taquinaient même pas des lèvres la belle herbe qu’elles avaient sous leurs têtes ainsi que d’autres auraient fait sans se gêner. » Elles deviennent donc inquiétantes, d’autant plus que leur personnification s’accentue par l’impression d’une conversation entre elles : « Elles se contentaient de se regarder et d’échanger quelques mots de temps à autre, des mots d’animaux ». Les animaux contribuent donc à la dimension surnaturelle que le récit donne à cette arrivée.
Un étranger dangereux
Mais ces animaux si différents ne peuvent appartenir qu’à un homme lui aussi différent, ce qui conduit le témoin à s’étonner de chaque geste.
Déjà, première surprise dans un monde paysan habitué à lire l’heure dans son environnement, il utilise une montre pour savoir l'heure : « il sortit une breloque, sembla étonné de l’heure, ce qui augmenta son sourire, et me demanda simplement en faisant un signe de tête vers la direction de chez nous : ‘‘ Il faut que j’arrive avant la nuit…’’ » La précision souligne d’ailleurs l’opposition entre le village, « chez nous », et l’ailleurs d’où vient l’étranger.
La seconde surprise vient de la mystérieuse connaissance des lieux que semble avoir l’étranger : « Il ne dit pas le nom de notre village. Il fit juste le signe de tête dans la direction et d’ailleurs il n’attendait même pas ma réponse. » L’étonnement est accentué par l’insistance exclamative, « Il savait très bien où il allait. Il le savait ! », et l’amplification soutenu par le superlatif, « Et c’est vraiment ça qui était le plus bizarre ».
De ce fait, cette étrangeté provoque une méfiance, implicite dans la dernière phrase du passage : il n’était « pas un homme perdu sur la montagne, mais bel et bien un homme qui cherchait à venir chez nous, à y venir tout exprès ! » Quant on vient dans un village isolé « tout exprès », il y a forcément une raison… mais laquelle ? Tout être venu d’ailleurs ne peut, en fait, que menacer une paisible tranquillité...
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : un homme inquiétant
CONCLUSION
Ce récit décrivant l’arrivée de cet homme venu d’ailleurs avec ses deux montures est essentiel car il montre que, avant même d’être arrivé au village et de s’y être installé, il est déjà « l’Anderer », l’Autre, celui dont la différence ne peut qu’inquiéter un monde qui vit replié sur lui-même, englué dans ses habitudes quotidiennes. Ainsi, dans la mesure où tout, en lui, paraît exceptionnel, il suscite immédiatement une peur, nourrie des légendes et des contes ancestraux. La première question qu’il pose est : pourquoi vient-il dans ce lieu reculé ? Que cherche-t-il à découvrir dans ce pays qu’il qualifie de « magnifique » ? Que sait-il exactement ? En fait, il porte en lui un mystère, et la dimension critique du récit révèle un rejet immédiat de cette différence.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : une peur suscitée
Chapitre XIX, de "Je suis l'égout... " à "... Si tu les avais vus...": la monstruosité humaine
Pour lire le texte
Depuis qu’il a été contraint, par les villageois de rédiger son « Rapport » sur l’Ereigniës, le meurtre de celui qu’on surnomme « l’Anderer », « l’Autre », Brodeck, le héros du roman de Claudel paru en 2007, entrelace le récit de sa propre vie, les souvenirs heureux de son amour pour Emélia, son épouse, mais surtout des douloureuses épreuves vécues dans un camp de concentration, à celui des événements qui ont conduit à ce crime. Mais il raconte aussi les conditions dans lesquelles se déroule l’écriture de ce « rapport », sous la surveillance étroite de ses concitoyens, auxquels il a été obligé d’en lire les premières pages. Après sa lecture, bouleversé par la menace qu’il sent peser sur lui, il confie au curé Peiper son sentiment d’être tombé dans un « piège » dont il ne sait comment sortir. À l’issue de cette confidence, le curé se lance dans un long discours sur son rôle.
Quelle image de l’homme ressort de la peinture que le curé développe à partir de son expérience de prêtre ?
L'image du prêtre
Le rôle de la confession
La religion catholique accorde un rôle particulier à la confession. En avouant à un prêtre ses péchés, le chrétien espère obtenir l’absolution, tout en sachant que ses aveux, quelques horribles qu’ils soient, sont protégés par le secret de la confession, dont l’inviolabilité est marquée par la double négation : le prêtre « n’en parlera jamais, à personne. ».
Mais le discours du curé Peiper donne une image très sombre de ce rite de pénitence.
D’une part, le lexique choisi présente les fautes avouées comme particulièrement répugnantes, et la répétition de l’adjectif indéfini » en accentue la quantité : il s’agit de « déverser toutes les sanies », terme médical qui désigne la purulence malodorante produite par des ulcères et des plaies infectées, « toutes les ordures ». Il fait ensuite de ces aveux des « dépôts d’horreur », formulation abstraite qui en renforce l’accumulation, complétée par deux images rendues terribles par les adjectifs : « toute cette masse immonde que je transporte en moi, ce chargement putride qu’ils m’ont tous confié ».
Giuseppe Molteni, La Confession, 1838. Huile sur toile, 141 x 173,5. Cariplo Collection, Milan
D’autre part, il met en évidence l’hypocrisie de la confession, puisqu’il n’y a pas de réel repentir, de remords de la faute commise. Ceux qui se confessent ne poursuivent qu’un but égoïste, mis en valeur par le rythme binaire : « pour se soulager, pour s’alléger ». En fait, les chrétiens n’y voient qu’une libération personnelle, « Et ensuite, ils repartent comme si de rien n’était », « Ils peuvent dormir tranquilles », et, pire encore, ils obtiennent ainsi la liberté de pouvoir commettre de nouveaux péchés après avoir été lavés des précédents, critique soulignée par le rythme ternaire en gradation des phrases non verbales : « Tout neufs. Bien propres. Prêts à recommencer. »
La souffrance du confesseur
Cette dénonciation de la confession conduit à une image tout aussi sombre du prêtre, à travers la métaphore qui ouvre, avec insistance, l’extrait : « « Je suis l’égout, Brodeck. Je ne suis pas le prêtre, je suis l’homme-égout. » En filant cette métaphore, il met en valeur la contrainte subie : si les pécheurs peuvent « déverser » leurs fautes, lui, au contraire, obligé de tout entendre, « déborde sous le trop plein ». Il souffre ainsi de ce silence imposé qui l’empêche de rendre une véritable justice : « l’égout s’est refermé sur ce qu’ils m’ont confié », « je mourrai avec tous ces dépôts d’horreur en moi. » Mais il y a une plus grande souffrance encore, « devoir l’absoudre », c’est-à-dire d’accorder le pardon total à ce que sa propre conscience juge impardonnable. Le parallélisme qui ferme le paragraphe compare ainsi deux solitudes, celle de Brodeck et celle du curé, « Tu te sens seul de devoir dire le pire, moi, je me sens seul de devoir l’absoudre. », en accordant un avantage au narrateur du « rapport » qui, lui au moins, peut « dire », peut parler, donc peut condamner, ce qui reste impossible au prêtre face à celui qui vient faire pénitence devant lui.
C’est cette souffrance que souligne le court portrait qui interrompt le discours : « Il s’arrêta, et je vis distinctement, dans la lumière multiple et mouvante des chandelles, ses yeux s’emplir de larmes. »
L'aveu
Ainsi, ce long discours devient, lui aussi, une confession, douloureuse certes, mais digne, car d’une part, le curé Peiper n’a choisi ni de renoncer à son sacerdoce, ni de quitter le village : « je n’en peux plus, mais je tiens, j’essaie de tenir ». D’autre part, il ne cherche ni l’absolution, ni la compassion : « Si je te dis cela, ce n’est pas pour que tu me plaignes, c’est pour que tu comprennes… »
Enfin, par sa question, « Vois-tu ce vin ? », il reconnaît sa faute, son besoin de boire jusqu'à l'ivresse, présenté comme le seul moyen de supporter les horreurs qu’il a dû pardonner : « Eh bien, c’est mon seul ami. Il m’endort, et me fait oublier, durant quelques instants, toute cette masse immonde ». Cela peut apparaître comme une façon de s’excuser, de même que son interpellation de Brodeck : « Je n’ai pas toujours bu, Brodeck, tu le sais bien. » Mais, en fait, cela introduit un second aveu, beaucoup plus grave pour un prêtre. En associant « l’eau, [s]on quotidien », boisson pure, à la fois à la période d’ « [a]vant la guerre » et à la certitude d’une foi fervente, « je savais Dieu tout à côté de moi », il avoue que la guerre, le mal qu’elle a fait surgir, lui a perdre la foi, et que, n’ayant plus cet appui spirituel, il ne lui reste plus comme secours que noyer sa conscience dans le « vin ».
La condition humaine
La dénonciation de la guerre
Les points de suspension qui suivent, « La guerre… », mot lancé dans la seconde partie du discours, ouvrent une réflexion à laquelle répond une description violemment critique, déjà par le champ lexical choisi : « ces cauchemars », « Ils saccagent », « On détruit », « le massacre et la ruine ». La métaphore, la comparant à « une grande main qui balaie le monde », souligne la rapidité de son action destructrice.
Son discours la dépeint comme une destruction de ce qui a fait la grandeur de l’homme, le développement de la civilisation : « Ils saccagent ce qu’ils ont mis des siècles à construire. » Le rythme ternaire, avec l’opposition des temps, insiste sur l’inversion de toutes les valeurs humaines qu’elle provoque : « On détruit ce qu’hier on louait. On autorise ce que l’on interdisait. On favorise ce que jadis on condamnait. » La guerre n’accorde-t-elle pas, en effet, un permis de tuer, ne privilégie-t-elle pas la force et la violence, là où les sociétés prônaient l’amour de son prochain et le respect de la dignité humaine ? Le rythme de la critique met en valeur cette inversion, d’abord par le chiasme au centre duquel figure le blâme, « C’est le lieu où triomphe le médiocre, le criminel reçoit l’auréole du saint », et, pour le renforcer, l’énumération ternaire, « on se prosterne devant lui, on l’acclame, on l’adule », prolonge cette image du remplacement du bien, des valeurs morales, par le mal.
La nature de l'homme
L’emploi du présent et la répétition du pronom « on », élargit la dénonciation, en la généralisant, et le curé va plus loin encore, en cherchant à expliquer ce goût pour le cime dont il fait ainsi une caractéristique de la nature humaine. Une première hypothèse est posée, « Peut-être les peuples ont-ils besoin de ces cauchemars. » Mais d’où viendrait ce « besoin » ? Leur serait-il nécessaire de laisser périodiquement libre cours aux pires instincts, aux « viles passions » qu'ils portent en eux ?
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : le déchaînement de la violence
À la fin du passage, une image souligne l’attirance irrésistible des hommes pour le mal, que la société les oblige à réprimer : « Je les ai vus bondir au bord du gouffre, cheminer sur son arête et regarder avec fascination l’horreur du vide dans lequel s’agitaient les plus viles passions » Cette comparaison à un « gouffre » suggère une chute au fond des enfers, et fait écho au « kazerskwir », au "cratère", terme employé dans le récit de Brodeck pour désigner le camp de concentration.
Une autre suggestion est formulée dans une question rhétorique : « Faut-il donc que la vie paraisse aux hommes d’une si lugubre monotonie pour qu’ils désirent ainsi le massacre et la ruine ? » Comment ne pas penser ici à la pensée de Pascal, faisant de l’homme un être qui a besoin d’un « divertissement » pour combattre la « lugubre monotonie » de « la vie », c’est-à-dire pour donner du sens à une vie qui, promise à la mort, en est dépourvue. Comment mieux échapper à cette pesanteur de la nature même de l’homme qu’en prenant en main son destin, qu’en infligeant la mort à ses semblables ? Tuer permettrait donc d’oublier qu’on est soi-même mortel… Les exclamations finales, en gradation, portent l’horreur à son comble, et les points de suspension, interrompant l’interpellation à Brodeck, soulignent à quel point les mots font naître des visions indicibles.
CONCLUSION
Les horreurs que l’homme est capable de commettre pour détruire ses semblables, dont la guerre donne l’exemple par excellence – et dont la seconde guerre mondiale a montré à quel point elles peuvent être extrêmes – pose la question de l’existence du mal. Comme l’a déjà montré Camus dans La Peste à travers le personnage de l’abbé Paneloux et son dialogue avec le docteur Rieux, cette question interroge tout croyant : comment accepter l’idée qu’un Dieu créateur de l’homme ait pu mettre dans ses créatures cette noirceur que le curé Peiper dépeint avec insistance ? Comment expliquer des pulsions qui le poussent ainsi à tuer ? Claudel, par le portrait de ce curé désespéré, apporte ici une première réponse, le rejet de la foi, complétée par une réflexion qui rejoint celle de Pascal dans ses Pensées : l’homme se sachant lui-même mortel, répond à ce destin « lugubre » en affirmant une liberté sans limites qui lui donne tous les droits sur ses semblables, prenant ici la place d’un dieu. Telle est la « misère de l’homme ».
Chapitre XXIII, d'"Emélia n'avait pas bougé..." à la fin du chapitre : la force de l'amour
Pour lire le texte
Brodeck, héros du roman de Claudel paru en 2007, obligé par ses concitoyens de rédiger un « rapport » sur l’Ereigniës, le meurtre de celui qu’on surnomme « l’Anderer », « l’Autre », relate, le plus exactement possible, le séjour de celui-ci au village. Mais ce récit initial se mêle à celui de sa propre vie, notamment de son long séjour dans un camp de concentration, où seul le souvenir de son épouse tant aimée, Emélia, l’a maintenu en vie. Revenu chez lui après la guerre, il la retrouve enfermée en elle-même, muette sauf pour répéter incessamment la même chanson.
Le chapitre XXIII marque une rupture dans ces deux récits, pour revenir au moment de l’écriture et raconter une promenade en montagne alors faite avec Emélia et sa petite fille, Poupchette. Tandis que Brodeck s’est un peu éloigné d’elles, elles disparaissent à sa vue ; pris de panique, il court pour les rejoindre, et voit alors son épouse « sur une sorte de promontoire », bras écartés vers le vide, « comme si elle s’apprêtait à prendre son envol. »
De quelle façon Claudel met-il ici en valeur l’image de l’amour ?
1ère partie : un double spectacle (lignes 1 à 19)
La scène est vue par Brodeck, le narrateur, et cette focalisation interne permet de mettre en évidence les sentiments qu’il éprouve devant un double spectacle.
Immobilité et mouvement
La scène paraît figée, comme pour reproduire la peur du narrateur car Emélia se tient au bord du vide, comme si elle allait s’y précipiter : « Emélia n’avait pas bougé. », « son corps se découpait sur le ciel et […] il y semblait comme suspendu. »
Cette vision statique contraste avec le portrait en mouvement de la petite fille, Poupchette, dont le prénom, à lui seul, illustre la vivacité, que le récit souligne : elle « est parvenue en sautant à saisir un de ses bras », puis « elle s’est précipitée à gauche et à droite pour […] rattraper » les fleurs. Car l’animation de l’enfant n’a en rien fait bouger sa mère. Même quand la fillette, joyeuse, place le bouquet de fleurs qu’elle a cueillies dans sa main, sa mère reste dans cette immobilité totale, sans réagir : « Les fleurs se sont envolées une à une entre ses doigts ouverts, sans qu’elle fasse rien pour les retenir. » Emélia semble donc être hors de la réalité, comme perdue dans un autre monde, morte à ceux qui l’entourent.
Henri Joseph Harpignies, Fillette cueillant des fleurs, 1956. Huile sur toile, 19,7 x 26. Collection privée
La focalisation interne
Le regard du narrateur, en l’isolant ainsi, construit un tableau qui nous rappelle l’image d’un autre personnage d’une légende allemande célèbre, la Lorelei, qui, du haut d’un rocher, sur les rives du Rhin, pleure le départ de son bel amour. Comme sur les célèbres tableaux romantiques, « Le vent avait dénoué ses cheveux qui flottaient dans l’air comme des flammes brunes et froides », avec cette comparaison qui crée une image rendue surnaturelle par le contraste des couleurs, entre celle des « flammes » et l’adjectif « brunes », et l’opposition des « flammes » à l’autre adjectif, « froides ». Mais la légende raconte qu’elle se jette ensuite dans le fleuve…, et c’est aussi cette peur qui explique les précautions prises par Brodeck pour ne pas l’effrayer : « Je m’approchais d’elle à pas lents. », « j’avançais toujours très lentement vers Emélia. »
La chanson
Parallèlement, la légende rapproche la Lorelei d’une sirène dont le chant fascine ceux qui l’entendent, et c’est aussi cette fascination que suggère le récit : « Le vent amenait vers moi son parfum ainsi que des bribes de sa chanson qu’elle s’était remise à fredonner. »
Eduard Von Steile, La Lorelei, 1864. Huile sur toile, 211 x 135. Schack Collection, Munich
Chanson d’un amour perdu, qui rappelle les ballades médiévales où la princesse abandonnée pleure son « [b]eau doux prince / En allé trop loin », déplore sa solitude et espère son retour : « Rêvez-vous comme je rêve / Beau doux prince / Vous et moi de nouveau un matin ». Le fait que Claudel cite le texte dans cette langue inventée, censée être une sorte de dialecte germanique, en en donnant la traduction, renforce d’ailleurs cette impression de retourner dans des temps anciens.
Mais la chanson, associée au « parfum » d’Emélia, va aussi exercer un effet quasi magique, en ramenant à la mémoire de Brodeck le souvenir des temps heureux, ceux où est né leur amour.
2ème partie : du passé au présent (lignes 20 à 31)
Le souvenir du passé
La scène présente, figée, se trouve remplacée, dans le souvenir, par une scène mouvante qui illustre l’amour : « Emélia dansait dans mes bras. », image qui marque la force du bonheur passé, pour « des dizaines de couples ivres de jeunesse ». Mais l’adjectif « ivres » donne déjà l’impression qu’il s’agit d’un moment illusoire, qui ne fait qu’effacer provisoirement la réalité. Restituée par la mémoire, cette danse devient presque irréelle, à la fois lumineuse et floue : « dans la lumière dorée et brumeuse des réverbères du Parc ». De même, ces amoureux, « glissant sur la musique du petit orchestre », semblent avoir perdu leur épaisseur naturelle.
Un kiosque à musique
Enfin, l’image des musiciens qui, « emmitouflés dans des fourrures, ressemblaient à d’étranges animaux », ajoute à cette impression d’une scène surnaturelle, quasi magique : « C’était l’instant précédant le premier baiser. Les quelques minutes de vertige qui l’amènent. » C’est cette impression de « vertige » qui s’est gravée dans la mémoire, et que reflète la poésie du récit.
Mais l’anaphore de « C’était » permet le glissement de ce passé heureux, « C’était dans un autre temps. C’était avant le chaos », au présent », avec le terme « chaos » qui remplace le fait historique, la guerre, et marque une rupture nette.
Un symbole : la chanson
Associée, pour Brodeck et Emélia, au « premier baiser », Claudel donne un sens symbolique à cette chanson. Il la fait remonter, en effet, comme le marque la comparaison, à des temps immémoriaux, illustrant ainsi la puissance éternelle et universelle de l’amour : « chanson de la vieille langue, qui avait passé les siècles comme un voyageur les frontières. » L’énumération ternaire renforce le lien entre les « âpres mots » de la « chanson de légende », qui disent la douleur de la séparation des amants, thème intemporel – pensons par exemple à la séparation de Pénélope et Ulysse dans l’épopée homérique, ou à Tristan et Iseut… –, et ce qu’a vécu personnellement le couple de Brodeck et Emélia : « chanson d’un soir et d’une vie ». Elle a accompagné la naissance de leur amour, temps du bonheur, elle a maintenu en vie Brodeck, alors qu’il n’existait plus en tant qu’être humain dans le camp, et Emélia, attendant son retour, et elle accompagne encore cette promenade. Mais répétée sans cesse par Emélia, sans qu’elle semble avoir conscience du retour de celui qu’elle aime, elle dit maintenant la douleur d’une autre séparation, mentale : elle est « devenue effroyable refrain dans lequel Emélia était enfermée comme dans une prison » et où elle vivait sans vraiment exister. » C’est à présent la femme aimée qui s’en est « allé[e] au loin ». La comparaison lui fait connaître, mais intérieurement, ce que Brodeck a, lui, vécu concrètement dans le « kazerskwir », le camp de concentration.
Cependant, la chanson dit toujours la force de l’amour, car, de même que son amour pour Emélia avait maintenu Brodeck prisonnier en vie, c’est cette chanson, symbole de l’amour, qui maintient Emélia en vie, mais « sans vraiment exister ».
3ème partie : l'éternité de l'amour (lignes 32 à la fin)
La progression rythmique des quatre phrases, en gradation, confirme la force de l’amour, en mettant en évidence une intensité croissante :
La première phrase, « Je l’ai serrée contre moi », dépeint le premier mouvement accompli par Brodeck, pris de peur, pour empêcher Emélia de se jeter dans le vide.
Le double complément dans la deuxième phrase, « J’ai embrassé ses cheveux, sa nuque », intensifie le geste amoureux.
La phrase suivante est allongée par le rythme ternaire des subordonnées, qui accompagnent le geste par le discours en accentuant la valeur éternelle de l’amour, « J’ai dit à son oreille que je l’aimais et que je l’aimerais toujours, que j’étais là pour elle, tout contre elle », avec le redoublement du pronom qui illustre la fusion amoureuse.
La phrase finale, une période, parachève la fusion : « J’ai pris son visage entre mes mains, je l’ai tourné vers moi et j’ai vu alors sur ses yeux comme le sourire d’une grande absente, tandis que des larmes glissaient sur ses joues. » Les « yeux », traditionnellement miroirs de l’âme, reflètent la réponse d’Emélia, mais une réponse ambiguë. A-t-elle véritablement entendu les paroles de Brodeck ou bien est-ce lui qui l’imagine ? Et ses « larmes » font-elles simplement écho à la douleur exprimée par la chanson, car elle resterait « absente » à la présente de Brodeck, ou bien a-t-elle conscience de l’amour qu’il lui voue Brodeck et pleure-t-elle de son propre état qui l’empêche d’y répondre ?
Pour illustrer Tristan et Iseut
CONCLUSION
Cet extrait représente les deux tonalités du roman de Claudel.
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D’un côté, il y a la dimension tragique, celle du « chaos » qu’a apporté la guerre, avec la douleur de la séparation des amants et, surtout, l’état terrible d’Emélia, absente au monde, absente à celui qui est revenu près d’elle
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De l’autre, il y a la dimension lumineuse de l’amour, qui subsiste dans le souvenir, ce « vertige » poétisé, qu’Emélia semble vivre encore par sa triste chanson, qui a donné à Brodeck la force de survivre, et qu’il vit encore intensément malgré l’absence mentale d’Emélia…
Claudel introduit donc une valeur, l'amour, dont la dimension, éternelle et universelle, peut répondre à la noirceur monstrueuse que l’être humain porte en lui.
Chapitre XXXIV, de "Et puis il y avait les paysages !..." à "... vérités qu'on avait étouffées...": l'exposition de l'Anderer
Pour lire le texte
Brodeck, contraint par ses concitoyens de rédiger un « Rapport » sur l’Ereigniës, le meurtre de celui qu’on surnomme « l’Anderer », « l’Autre », rend compte du séjour de celui-ci depuis son arrivée au village le 13 mai. Après une fête de bienvenue qui lui est offerte le 10 juin, son comportement commence à éveiller la méfiance : d’où vient-il ? comment est-il arrivé là ? et qu’écrit-il dans ses petits carnets dans lesquels il griffonne sans cesse au cours de ses promenades ? C’est le 24 août que se déroule un événement clé, une exposition de dessins organisés par l’Anderer dans l’auberge du village, à laquelle sont invités tous les villageois, qui découvrent alors leurs propres portraits. Mais ces portraits sont étranges, car, selon la façon dont on les regarde, ils dépeignent les âmes, « les vérités profondes des êtres », notamment toutes leurs laideurs cachées.
Comment le récit, en décrivant ensuite les paysages, met-il en évidence leur dimension fantastique ?
1ère partie : le poids du passé (lignes 1 à 16)
Un narrateur-témoin
Avant d’être contraint de rédiger son « rapport », Brodeck a lui-même assisté à cette exposition, et insiste donc, avec force, sur la véracité de ses observations surprenantes : « Je n’invente rien, je le jure ! » Mais l’exclamation qui ouvre le passage crée un horizon d’attente, suggérant un mystère encore plus frappant que ce que montraient déjà les portraits : « Et puis il y avait les paysages ! »
Pour justifier son constat, il prend soin de marquer l’opposition entre le rôle habituel d’un paysage, et celui, bien particulier, révélé par cette exposition :
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Le présent de vérité générale et le redoublement de la négation absolue soulignent la banalité d’un « paysage : « Ça n’a l’air de rien pourtant un paysage. Ça ne dit rien. » La seule concession introduite est l’idée qu’un paysage peut renvoyer chacun à un souvenir personnel : « Au mieux, ça nous renvoie à nous, pas davantage. »
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Mais l’énumération insistante qui suit, décrivant les dessins, les personnifie en les dotant du langage : ils « devenaient parlants », « Ils racontaient », « Ils portaient les traces », Ils témoignaient ». Les paysages deviennent ainsi semblables à des témoins lors d’’un procès, apportant des preuves de leurs dires.
Mais avec la précision qui ouvre cette énumération, « là, croqués par l’Anderer », ce rôle symbolique est attribué à un auteur, cet étranger qui les offre en spectacle… « L’Anderer » semble donc déjà doté d’un pouvoir surnaturel.
Le symbolisme des dessins de paysages
La suite du texte développe deux exemples, qui renvoient à l’époque de la guerre, alors que le village venait d’être occupé par les soldats étrangers.
Le premier, la mort d’Aloïs Cathor, a été vécu par Brodeck avant qu’il ne soit arrêté et emmené dans un camp de concentration, une mort dont le dessin rappelle l’horreur : « au sol, une tache d’encre, placée à l’endroit même de l’exécution, évoquait tout le sang qui s’était écoulé du corps d’Aloïs Cathor lorsqu’il avait été décapité ». Mais le récit met deux autres éléments en valeur, le lieu d’abord, « Sur la place de l’église », alors même que cette mort est la négation même du commandement chrétien, « Tu ne tueras point », et les « portes closes » des « maisons qui bordaient la place », qui illustrent à la fois la peur des habitants et leur volonté de se protéger eux-mêmes en ne regardant pas la réalité. Un détail est relevé cependant, mais dont les points de suspension conservent le mystère : « Une seule porte était ouverte, très nettement, celle de la grange d’Otto Mischenbaum… » Lors de l’exposition, Brodeck ne pouvait pas expliquer ce détail ; il ne saura le crime qui s’est déroulé dans la grange que grâce à la lettre posthume que lui a laissée Diodème, l’instituteur.
Le second exemple, à travers deux dessins, celui « qui figurait le Baptisterbrücke » et celui « celui qui représentait la clairière du Lichmal », est encore plus significatif car il se produit ce que l’on nomme une anamorphose : une figure humaine s’inscrit dans le paysage, discernable selon la façon dont on l’observe, par un jeu d’optique : si on inclinait un peu la tête pour le regarder en biais », « pour peu qu’on fronce un peu les paupières. » Ainsi, ces deux paysages anthropomorphes renvoient à l’acte horrible qui a précisément eu lieu dans la grange alors que s’annonçait la défaite, et que lui a raconté Diodème. Si « les racines des saules esquissait la forme de trois visages, de trois visages de jeunes filles », c’est parce que c’est sur les rives de la Staubi, près de ce « Baptisterbrücke », qu’ont été enterrées trois jeunes filles réfugiées, ces « Fremdër » que les soldats s’emploient à exterminer, trouvées par des villageois dans la forêt, dans cette « clairière du Lichmal » où l’« on pouvait retrouver aussi la forme de ces visages dans les branches des chênes ».
Matthaüs Merian, Paysage anthropomorphe, après 1610. Huile sur bois, 34,2 x 47, Collection particulière (tableau réversible).
Elles avaient été ramenées au village et livrées aux soldats, violées, puis tuées, et avec elle se trouvait Emélia, l’épouse de Brodeck, car elle avait essayé de s'opposer à ce crime, seule à en avoir réchappé mais, depuis lors, emmurée dans son silence.
2ème partie : l'annonce de l'avenir (lignes 16 à 27)
Plus étrange encore que ces paysages qui portent en eux les événements du passé, et se lisent donc tels des livres d’histoire, le narrateur les dote d’un pouvoir de préscience : « Et si je n’ai pas pu sur le moment découvrir dans certains autres dessins de l’Anderer ce qu’il fallait y voir, c’est tout simplement que les événements qu’ils suggéraient ne s’étaient pas encor déroulés. ». C’est ce que met en valeur l’opposition temporelle qui structure ce passage :
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D’un côté, il y a le soir de l’exposition, indiqué par deux indices temporels : « sur le moment », « à cette époque ».
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De l’autre, il y a le temps de l’écriture du rapport, accompagnée des commentaires de Brodeck, « Plus tard, après [l]a mort » de Diodème, dont le lecteur a déjà appris, dans le chapitre précédent, le suicide et sa cause : le remords d’avoir participé à l’arrestation de Brodeck, donc, indirectement, au viol de son épouse, Emélia.
Ainsi, l’auteur des dessins, « l'Anderer », devient un voyant, inquiétant, car, comme pour les faits passés, l’avenir annoncé est lui aussi tragique.
Pour une chute vertigineuse : Tiefenthal Alm, en Rhénanie-Palatinat :
Mais il joue aussi le rôle d’un juge, comme si son dessin matérialisait les remords du coupable. L’accumulation des négations souligne, en effet, le fait qu’aux yeux du narrateur, ces rochers n’évoquent rien : ils « étaient de bêtes rochers, ni beaux ni laids, sans histoire ni légende ». En revanche, aux yeux du coupable, Diodème, « ce dessin-là » est chargé d’une signification particulière, vu sa réaction, dépeinte avec insistance : « Il était planté devant, comme une borne dans un champ. Pétrifié. Il a fallu que je dise trois fois son nom pour qu’il se détourne un peu et me regarde. » Le dessin exerce donc un pouvoir quasi magique, comme s’il déterminait le destin inéluctable de Diodème...
Le dialogue reste très bref et la répétition et les points de suspension le rendent évasif : « Des choses, des choses… » La précision sur l’état de Diodème, « songeur », laisse planer le mystère : a-t-il vraiment vu, dans un paysage anthropomorphique, sa chute dans le vide ? Ou bien le paysage lui a-t-il donné l’idée d’un lieu parfait pour se suicider, une façon d’échapper à son sentiment de culpabilité ? Soulignée par l’adverbe « évidemment », détaché en fin de phrase, la conclusion du narrateur apporte une réponse claire : « Plus tard, après sa mort, j’ai eu le temps de réfléchir, évidemment. J’ai repensé au dessin ». L’Anderer connaît l’avenir, et l’inscrit dans ses tableaux.
3ème partie : l’argumentation du narrateur (lignes 28 à la fin)
Les objections
Claudel joue alors avec son propre récit, feignant de poser les objections de lecteurs qui souligneraient l’invraisemblance du récit de son personnage, Brodeck : « On pourrait me dire… ».
Quatre objections sont formulées, dans quatre subordonnées en gradation :
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La première est une attaque ad hominem, un double reproche remettant familièrement en cause l’état mental du narrateur : « j’ai la tête qui chauffe et le cerveau défait. »
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Sur ce même ton familier, la deuxième rejette avec mépris le contenu même du récit : « cette histoire de dessins, ça n’a ni queue ni tête. »
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La troisième reprend l’attaque ad hominem, mais accentuée par le rythme binaire, et le lexique violemment péjoratif fait porter la critique aussi sur les dessins eux-mêmes : « il faut avoir l’esprit et les sens bien dérangés pour voir dans de simples gribouillis tout ce que j’y ai vu. »
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Le rythme ternaire et l’exclamation renforcent la quatrième objection, comme si le narrateur-témoin était convoqué devant un tribunal lui reprochant ironiquement l'absence de « preuve » : « c’est bien facile d’avancer tout cela alors qu’il n’y a aucune preuve, qu’il n’y a plus de dessins, qu’ils ont tous été détruits ! »
Cette autocritique fait sourire, car, alors que c'est bien Claudel qui a imaginé ce personnage de l’Anderer et cette étrange exposition et qui a donné à ces dessins la tonalité fantastique mise en évidence par son narrateur, Brodeck, tout se passe comme si le romancier se reprochait à lui-même son manque de réalisme…
La réponse apportée
C’est à la dernière objection, l’absence d’une « preuve », que, comme dans un tribunal, le narrateur, avocat de sa propre défense, répond comme s’il s’adressait à un jury qu’il veut convaincre. D’où la modalisation destinée à le persuader, une double exclamation, pour souligner l’affirmation insistante, la seconde renchérissant sur la première : « Oui, justement, ils ont tous été détruits ! Et le soir même en plus ! » Sa question rhétorique interpelle ensuite son destinataire, pour le contraindre à accepter son interprétation : « Si ça ce n’est pas une preuve, qu’est-ce que c’est alors ? » La violence de la destruction des dessins, en gradation, « Ils ont été déchirés en mille morceaux, éparpillés, réduits en cendres », montre que le narrateur n’a pas été le seul spectateur qui a perçu, dans ces portraits et ces paysages, des images horribles. La fin de la phrase confirme leur rôle de révélateur, leur dimension fantastique, insupportable à tous les villageois : « parce que, à leur façon, ils disaient des choses qui n’auraient jamais dû être dites, ils révélaient des vérités qu’on avait étouffées. »
De ce fait, le mystère s’accentue : qui est cet Anderer qui sait lire dans les âmes et les lieux, qui connaît les secrets si bien cachés ?
CONCLUSION
Dans l’intrigue du roman, le « rapport » qui doit expliquer le meurtre de l’Anderer, ce texte joue un rôle essentiel. Les dernières lignes du chapitre précédent ont d’ailleurs attiré l’attention sur son importance en insistant sur la date de l’exposition : « C’était le 24 août. / Et là, ce fut vraiment le début de sa fin. » Car ces paysages anthropomorphes ne sont pas, dans ce récit, un simple choix pictural, mais révèlent l’étrange pouvoir de voyance de cet « Autre » qui, quoiqu’étranger au village, a su en dénoncer les crimes passés et même annoncer un suicide, terrible prémonition de ce à quoi peut conduire le poids tragique du remords.
Anonyme, Paysage anthropomorphe, seconde moitié du XVI° siècle. Peinture sur bois, 50,5 x 65,5, Musée Royal des Beaux-Arts de Belgique , Bruxelles
Mais, par ce récit et sa tonalité fantastique, Claudel nous interroge sur le rôle de l’artiste, capable – ici en tant que peintre, mais n’est-ce pas aussi valable pour un écrivain ? – de faire ressortir avec plus de force dans une œuvre romanesque, fictive, les horreurs bien réelle de l’Histoire, que certains ne veulent pas voir car elles les accusent, et même d’alerter sur celles qui menacent dans l’avenir. Et cette destruction des dessins, des « preuves », ne nous rappelle-t-elle pas la censure qui, autrefois, et encore aujourd'hui dans de nombreux pays, est imposée à des œuvres qui dérangent parce qu’elles dénoncent des « vérités qu’on avait étouffées » ou qu’on veut étouffer. Et, comme l'Anderer, les auteurs de telles œuvres sont souvent menacés...
Chapitre XXXVIII, de "Le soir, à la même heure... "... de provenances inconnues ?" : le rôle de la mémoire
Pour lire le texte
Le Rapport de Brodeck, roman de Philippe Claudel paru en 2007, entrelace deux récits, celui de la vie de Brodeck et celui destiné à relater les événements qui ont conduit au meurtre de l’Anderer, un mystérieux étranger arrivé un jour au village sans que l’on sache pourquoi. Il passe son temps à griffonner dans de petits carnets jusqu’au jour où l’exposition qu’il organise montre à tous des portraits et des paysages qui révèlent les horreurs que renferment les âmes, et leurs crimes. En représailles, les villageois détruisent les dessins, et noient le cheval et l’âne, montures si chères à l’Anderer. Écrit sous la contrainte et commenté par son narrateur, qui a vécu lui aussi de douloureuses épreuves, le récit développe aussi de fréquentes réflexions sur la violence inscrite chez tous, sur le poids du passé dans leur vie, et sur leur volonté d’échapper à leur culpabilité.
Comment Claudel met-il l’intrigue de son roman au service d’une réflexion sur le rôle de la mémoire ?
L’intrigue du roman
Les réactions de l'Anderer
Après deux soirs où l’Anderer a parcouru les rues du village en hurlant, ce passage se situe le troisième « soir » et s’ouvre sur la répétition des cris de ce personnage, bouleversé par l’horrible noyade de ses deux montures. Le récit les a, à plusieurs reprises, personnifiés, d’où ces cris accusateurs, employés d’ordinaires pour le meurtre d’êtres humains : « Assassins ! Assassins ! » Le terme « ronde » pour qualifier son parcours dans les rues du village accentue la menace qu’il représente pour les villageois ; il désigne, en effet, une patrouille militaire nocturne, destinée à contrôler les habitants. Or, si les deux premiers soirs, nul ne s’est manifesté, chacun se tenant bien caché face à cette accusation, le troisième soir, chiffre symbolique d'un accomplissement dans les mythes et les contes, voit une évolution, une menace accentuée par le rythme ternaire : « des volets claquèrent, des cailloux volèrent, des injures. » Signes de la colère latente, sans doute aussi de la peur, que l’Anderer, lui, ignore : « Ce qui n’empêcha pas l’Anderer de poursuivre son chemin, et de continuer à lancer dans les ténèbres » sa dénonciation.
La vie du narrateur
L’extrait entrecroise l’épreuve vécue par l’Anderer et celle vécue par Brodeck lui-même, « au camp », longuement évoquée dans le roman. Alors qu’il subissait les pires châtiments, transformé en « Chien Brodeck », et risquait à tout instant la mort, il avait réussi à survivre dans le camp de prisonniers avec, pour seul espoir, « le souvenir » de son épouse Emélia, et la volonté de la retrouver. La question rhétorique est, en fait, une façon d’affirmer qu’il avait inversé la réalité en la remplaçant par le rêve, « en rejetant [s]mon quotidien dans l’irréalité du cauchemar ». De même, maintenant qu'il est revenu au village, il nie « le présent d’Emélia », rendue mentalement absente, muette, emprisonnée en elle-même depuis son viol par les soldats, en maintenant à l’identique, en tout point, son amour idéalisé pour elle.
Mais est-il véritablement possible de nier un réel trop pesant ?
Le fonctionnement de la mémoire
La présence de "fantômes"
Cette situation renvoie le narrateur à ses propres souvenirs, aux « morts » qui peuplent sa mémoire, la négation soulignant une hantise obsessionnelle : « C’est durant de semblables nuits que j’ai appris que les morts ne quittaient jamais les vivants. »
L’arrivée des fantômes », photographie, XIXème siècle
Il met en place une vision de cauchemars où les morts, regroupés à leur sortie du tombeau, sont transformés, par l’accumulation des verbes d’action, en une sorte de horde de fantômes : « Ils se retrouvent sans s’être connus. Ils s’assemblent. Ils viennent s’asseoir au bord de notre lit, au bord de notre nuit. Ils nous regardent, ils nous hantent. » La répétition d’« au bord », associant l’espace et le temps, inscrit l’image dans la tonalité fantastique et suggère une approche inévitable. Pourtant, le portrait qui suit ne les montre pas vraiment menaçants, mais plutôt désireux d’entretenir avec les vivants un lien familier : « Parfois ils nous caressent le front, parfois ils passent leurs mains décharnées sur nos joues. »
Leur dernier geste, « Ils tentent d’ouvrir nos paupières », annonce le réveil possible du dormeur, effrayé par le cauchemar, mais le réveil efface les images nocturnes : « lorsqu’ils y parviennent, nous ne les voyons pas toujours. » Cette phrase ne traduit-elle pas, finalement le « memento mori » des philosophes antiques, la volonté de rappeler aux hommes leur condition mortelle, qui les effraie tant qu’ils préfèrent l’oublier ?
La mémoire individuelle
Pour écrire ce « rapport », le personnage de Claudel, Brodeck, met en œuvre la mémoire, la sienne et celle de ceux dont il recueille le témoignage, et c’est ce qui conduit le romancier à s’interroger, par l’intermédiaire de son héros qui a « ruminé tout le jour », sur le fonctionnement de la mémoire. La réflexion, sous forme de questions, repose sur une opposition, double :
entre « certains » et « d’autres » : « Comment la mémoire de certains retient-elle ce que d’autres ont oublié ou n’ont jamais vu ? » La question est surprenante, car elle place au même niveau l’oubli, qui peut être involontaire, et le refus qui conduirait, sous prétexte du « jamais vu », à rejeter un souvenir rapporté par autrui. Comment ne pas penser ici aux négationnistes, remettant en cause l’existence des camps lors de la seconde guerre mondiale ?
entre celui qui cultive ses souvenirs et celui qui, au contraire, s’efforce d’oublier. Entre les deux, sa question appelle à juger « [q]ui a raison », et la double métaphore souligne l’opposition entre l’effort de mémoire, « celui qui ne se résout pas à abandonner dans le noir les moments passés », et l’inverse, la volonté d’oubli : « celui qui précipite dans l’obscurité » le passé. Mais cette métaphore, qui oppose la lumière du souvenir à l’obscurité de l’oubli, met aussi en évidence le lien entre l’oubli et la culpabilité, puisque ce que l’homme veut oublier est « tout ce qui ne l’arrange pas ».
L’individu coupable, en proie au remords, se forgerait ainsi une mémoire sur mesure, mais la victime aussi ferait ce choix, pour échapper à la souffrance « qui ne l'arrange pas » : Brodeck cite ici, en exemple, son propre comportement dans le camp.
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : la volonté d'oubli
En réponse à ces questions, une double hypothèse est formulée : « Vivre, continuer à vivre, c’est peut-être décider que le réel ne l’est pas tout à fait, c’est peut-être choisir une autre réalité lorsque celle que nous avons connue devient d’un poids insupportable. » Sans donner « raison » à cette volonté d’oubli, Claudel fait ici preuve d’indulgence : le réel peut exercer un « poids insupportable », et la survie exigerait de l’atténuer, de l’effacer, de le remplacer par une « autre réalité ». Ce mécanisme est bien connu des psychologues qui traitent des traumatismes psychiques, en montrant comment certains, pour ne pas sombrer, réagissent par le silence, voire par le déni.
La mémoire collective
Mais, au-delà des mémoires individuelles, il existe une mémoire collective, qui construit « l’Histoire ». La première question que soulève ce passage porte sur le poids des histoires de vies personnelles dans « l’Histoire », qu’il nomme « la grande », et elle interpelle les historiens : « Ceux qui écrivent la première connaissent-ils la seconde ? » Cela suggère déjà une remise en cause du travail des historiens : ils oublieraient que, derrière les personnages célèbres et les grands événements, il y a des individus qui subissent les aléas de l’Histoire et y participent.
De plus, si l’on admet la fragilité des mémoires individuelles, qui oublient ou effacent les réalités, cela interroge sur le rôle même de l’Histoire, sur sa fiabilité : « L’Histoire serait-elle une vérité majeure faite de millions de mensonges individuels cousus les uns aux autres […] ? » La comparaison qui illustre cette question oppose les témoignages personnels, douteux et multiples, tels des « rebuts de tissu », des « formes disparates », des « laines de qualités incertaines, de provenances inconnues », donc des ignorances, aux récits historiques qui en découlent, comparés à ces « vieilles couvertures […] qui paraissaient neuves et splendides dans leur arc-en-ciel de couleurs ». Mais comment parler de « vérité majeure » si la lumière apportée n’est qu’une apparence, qu'une illusion ?
CONCLUSION
Mnémosyne, allégorie de la mémoire : gravure
Cet extrait se rattache à l’intrigue même du roman, puisque le narrateur, Brodeck, a été contraint, pour rédiger son « rapport », de faire revivre les « morts » dans la mémoire des villageois, l’Anderer, assassiné, mais aussi ceux que celui-ci a fait renaître à travers les dessins de son exposition. Mais il a aussi tissé son « rapport » comme les « vieilles couvertures » de Fédorine, en cousant les témoignages de ses concitoyens à ses propres observations et au récit des épreuves qu’il a vécues, faisant ainsi revenir ceux qui, autour de lui, sont morts.
Mais ce passage offre un second intérêt. Il permet au romancier de s’interroger – et d'interroger ses lecteurs – sur son choix : a-t-il eu « raison » de ranimer ainsi la mémoire de ce que produit la guerre ? Est-il utile de raconter alors même que chacun, bourreau ou victime, s’est forgé sa vérité pour survivre aux traumatismes ou parce que « cela l’arrange » ? Dans le roman, le rapport de Brodeck finit par être brûlé par le Maire, Orschwir, qui veut permettre aux villageois un oubli salutaire. Mais le romancier, lui, a fait le choix inverse. Pour reprendre sa comparaison, son œuvre est un des bouts de « tissu », certes mensonger, une histoire fictive, inventée, mais qui pose la « vérité majeure » de la « grande Histoire », en montrant la façon dont les hommes savent exterminer ceux qu’ils rejettent pour leur différence.
Chapitre XXXX, de "Peu après le pont..." à la fin du chapitre : épilogue
Pour lire le texte
Ce passage constitue l’épilogue du Rapport de Brodeck, roman de Philippe Claudel paru en 2007. Après avoir été contraint à rédiger un « rapport » sur le meurtre de l’Anderer, "l'Autre", Brodeck a senti monter contre lui des menaces, car cet étranger a réveillé les souvenirs horribles que les villageois auraient préféré voir enfouis. Mais le « rapport », à son tour, les ranime. Ainsi, quand il le remet au Maire, Orschwir, celui-ci le jette au feu, pour effacer définitivement cette mémoire… Brodeck comprend alors que la seule mémoire qui reste, la sienne, court aussi le risque d’être éliminée ; il décide alors de quitter le village, en compagnie des trois femmes qu’il aime, la vieille Fédorine, qui l’a recueilli tout enfant et élevé, son épouse Emélia, enfermée dans son absence mentale depuis son viol par les soldats, et la petite Poupchette, l’enfant née du viol. Tel Énée fuyant l’incendie de Troie, auquel il se compare, il part en les portant dans ses bras « toutes trois, sans mal », et commence sa marche dans le village, puis en forêt, sans « aucune fatigue ».
Quel sens donner à la dimension surnaturelle dans laquelle s'inscrit cet étrange récit ?
Une longue marche
Une ascension symbolique
La description de cette marche dans la montagne se veut réaliste. Ainsi, des toponymes sont cités, « le plateau du Haneck », le « Bourenkopf », et le décor est précisément défini : « les grands bois de résineux », « la neige […] au pied des grands sapins ». Le récit met particulièrement en valeur les sensations, ce qui renforce l’impression de réalisme : à l’odorat, « de bonnes odeurs de mousse et d’épines », s’associent la vue, « le vent faisait se balancer la cime des arbres », et l’ouïe, car on entend « craquer un peu leurs troncs. »
La forêt en hiver
Cependant, cette marche est aussi empreinte d’une valeur symbolique, d’abord parce que les premiers mots du passage soulignent qu’il s’agit d’une ascension, « Nous sommes montés », jusqu’au plus haut : « nous sommes arrivés à la limite supérieure de la forêt ». De plus, ce trajet, dont le point de départ a été le village, a fait traverser « le pont » d’une rivière, telle une frontière, puis se fait à travers la forêt, un monde a priori sombre et sauvage, mais que la description ici embellit. Elle est poétisée, par exemple par l’image qui transforme la neige, hivernale, en fleurs printanières, d’une blancheur pure : « De la neige formait au pied des grands sapins des corolles claires ». Comme dans les contes, c’est en fait un parcours initiatique qu’effectue Brodeck, et les trois brèves phrases, isolées typographiquement mais insistantes, « Je marche sans fatigue. Je suis heureux. Oui, je suis heureux », donnent sens à l’ascension : le personnage, portant les trois femmes qu’il aime, trois âges de la vie, la plus vieille, l’épouse et mère, et l’enfant, se libère, s’allège en montant vers un nouveau bonheur, loin de son douloureux passé.
Le rôle de l'animal
Un guide dans l'initiation
Nous retrouvons une autre caractéristique des contes dans le rôle complexe que remplit l’animal dans ce récit. Le nom de ce « chien de personne », « l’Ohnmeist », le ‘‘sans maître’’, traduit son symbolisme : s’il vit au cœur du village, il n’a jamais voulu se soumettre à aucun maître, désireux de préserver sa liberté. Or, c’est précisément ce choix de liberté que Brodeck a commencé à faire dans sa vie, d’abord en réussissant à revenir du camp de prisonniers, ensuite en rédigeant la vérité dans son « rapport » sur l’Anderer, enfin en décidant de fuir le village. Ainsi, dans cette ascension, le chien fait fonction de guide vers l’accomplissement parfait de la liberté, quitter son passé pour recommencer une vie nouvelle : « Il paraissait m’attendre, comme s’il voulait me montrer le chemin. Il s’est mis en route, d’un petit trot, et m’a précédé ainsi pendant plus d’une heure. »
Une étrange métamorphose
Mais le récit plonge dans le surnaturel quand, tout à coup, le narrateur le voit transformé : « je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas du chien de personne, de cet Ohnmeist qui allait dans nos rues et dans nos maisons comme si tout était son royaume, mais d’un renard ». S’agissait-il d’une confusion initiale de sa part ? Ou bien, d’une réelle métamorphose ? Tout est fait pour nous le faire croire, d’abord sa position, en hauteur, puisqu’il a « couru pour grimper sur un rocher », tel un génie protecteur. Ensuite, il se trouve comme illuminé, « Les premières lueurs de l’aube l’ont alors éclairé », de façon symbolique puisque « l’aube » est le symbole de l’éveil, de la naissance d’un nouveau jour. Il accompagne donc l'entrée de Brodeck dans une vie nouvelle.
Un guide : le renard
Enfin, sa transformation sur laquelle le récit insiste, « un très beau et très vieux renard », est elle aussi symbolique, doublement :
D’une part, le renard est un animal de la « frontière », entre deux mondes, qui se ravitaille en chassant dans les poulaillers des villages, mais qui sait fuir ensuite en se dissimulant dans la forêt. Il marque donc le moment où Brodeck aussi franchit la frontière. Il représente traditionnellement la « ruse », ce que l’antiquité nomme la "métis", qualité positive attribuée aux plus nobles héros, tel Ulysse auquel a pu ressembler Brodeck, qui a traversé tant d’épreuves avant de retrouver Emélia, sa Pénélope.
D’autre part, le roman a déjà évoqué des renards, mais toute une meute de renards morts. Interrogé sur ce phénomène par Brodeck, le vieil instituteur, Limmat, a déclaré que le renard est « détesté » parce qu’il « ressemble un peu trop aux hommes », « capable de tuer pour son seul plaisir », tandis que le vieux Stern, lui, suggère que ceux-ci « seraient allés tout seuls à la mort », en lançant comme hypothèses : « il n’y a pas que les hommes qui pensent trop. »
Ce renard symbolise donc à la fois un double, un complice de Brodeck, et lui offre un modèle. Il « a pris la pose, a tourné la tête vers moi, m’a regardé longuement », comme pour lui transmettre un message, mais un message de joie, illustré par sa légèreté : « d’un bond souple et gracieux, [il] a disparu dans les genêts. »
Une mystérieuse disparition
Le Calvaire du cimetière d’Ottrott-le-Haut, Alsace, 1737
Un lieu symbolique
Le second paragraphe arrête la marche de Brodeck, en hauteur, mais les « sommets » alentour, qualifiés de « complices », se voient dotés d'un rôle symbolique de protecteurs : « Ils vont nous dérober », permettre de fuir en toute sécurité le village. Dans ce paysage, figure un autre protecteur symbolique , le « calvaire au beau christ étrange », déjà évoqué au chapitre IV où il décrivait son « curieux visage que l’on dirait nègre ou moghol ». Ce christ, traditionnellement sauveur, par cette image, se fait donc protecteur de l’étranger, de « l’Autre » venu d’ailleurs, comme Brodeck lui-même.
Dans ce même chapitre IV, la description du village, alors que le narrateur, avant la guerre, se promenait avec son ami, l’instituteur Diodème, mettait l’accent sur sa petitesse : « nous pouvions apercevoir tout le village et le tenir dans le creux d’une seule de nos mains. On aurait cru des maisonnettes sorties d’un jouet d’enfant. » Il semblait ainsi bien inoffensif… Or, introduite par « il y a aussi d’ordinaire un si joli point de vue », cette description finale la rappelle presque mot pour mot, avec les mêmes images : « On le voit petit. Les maisons paraissent des figurines. Si on tendait le bras, on pourrait presque les prendre dans le creux de la main. » Mais, le lecteur connaît maintenant toutes les horreurs commises dans ce village à l’aspect si paisible, alors vu au coucher du soleil, juste avant la "nuit" représentée par la guerre et ses conséquences… À la fin du roman, le village a révélé ses aspects les plus sombres, et la monstruosité de ses habitants…
Mais, dans l'épilogue, une « aube » se lève... Est-ce qui explique que le village, « si joli » et si inoffensif , soit obligé de disparaître ?
Un village disparu
Manu Larcenet, Le Rapport de Brodeck, 2015 : le village effacé
Le récit s’inscrit dans le fantastique en insistant, par la multiplication des négations et les répétitions, sur son effacement, mystérieux, effrayant : « Mais ce matin je n’ai rien vu de tout cela. J’ai eu beau regarder. Je n’ai rien vu. », « Mais en contrebas, il n’y avait aucun village. Il n’y avait plus de village. Le village, mon village, avait complètement disparu. » Comme il est habituel dans le fantastique, l’irréel se mêle au rationnel, avec la précision des efforts de Brodeck pour apercevoir le village et sa tentative pour expliquer cette disparition, soulignée par le rythme ternaire, « Il n’y avait pourtant pas de brouillard, pas de nuages, pas de brume. »
Or, à nouveau, Claudel crée ici un écho à une autre disparition mystérieuse, racontée au chapitre III, quand le héros, Brodeck, alors âgé de quatre ans et orphelin, a été recueilli par la vieille Fédorine. Alors qu’elle l’emmenait loin de son village, celui-ci avait aussi disparu : « Et puis le soleil a déposé de l’or bouillant dans mon regard quand je l’ai fixé bien en face, et il a fait disparaître le tableau de mon village ». L’épilogue, terminant le roman, met donc en place une aube, figurée par cette disparition magique, le départ de Brodeck ouvrant sur l’espoir de recommencer ailleurs une nouvelle vie.
Le romancier et son personnage
Le pouvoir du romancier
La magie, d’ailleurs, ne s’arrête pas là, car, de même que les dessins du village, exposés par l’Anderer, représentaient, par anamorphose, les êtres et les événements, cette disparition efface tout ce que le récit de Brodeck a évoqué, les personnes et les lieux : « Et avec lui tout le reste, les figures, la rivière, les êtres, les douleurs, les sources, les sentiers que je venais d’emprunter, les forêts, les rochers. » C’est le roman entier qui disparaît ainsi…
Là encore nous retrouvons la tonalité fantastique, marquée par la contradiction entre l’irréel de la disparition, et l’explication suggérée, mise à distance cependant par l’hypothèse comparative : « C’était comme si le paysage et tout ce qu’il avait contenu s’étaient effacés derrière nos pas. » Sa reprise repose sur une métaphore, empruntée au théâtre : « Comme si à mesure que j’avançais, on avait démonté le décor, plié les toiles peintes, éteint les lumières. » Or, cette image renvoie directement au travail du romancier, car n’est-ce pas lui qui, par l’intermédiaire de son personnage-narrateur, a mis en place, dans son œuvre, un « décor », dans lequel il a fait se mouvoir des acteurs, dont il a éclairé les actes ?
Le sens du roman
C’est ce que suggère la reprise en boucle des mots qui ouvraient le roman : « Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien. »
À l’ouverture, le pronom « y » renvoie à la suite du récit, à la guerre et à ses nombreuses horreurs, aux morts qu’elle a provoquées, au meurtre de l’Anderer, sujet du « rapport », au suicide de Diodème, au viol d’Emélia… Mais Brodeck est-il véritablement innocent ? Certes, il n’a participé que par contrainte à tous ces événements, cependant, au chapitre XXXVII, arrive un aveu : « « Moi je n’ai jamais tué d’ânes ni de chevaux. / Mais j’ai fait pire. / Oui, bien pire. ». Et il raconte alors comment, dans le wagon l’emmenant vers le camp et après cinq jours de soif intense, son compagnon Kelmar et lui ont condamnés à mort une femme et son bébé en la privant de l’eau qui lui restait dans sa bouteille. Quel homme peut donc se dire innocent, quel homme ne serait pas prêt au « pire » pour survivre ? C'est la grande question que soulève le romancier...
Pourtant, porteur de cette culpabilité ancienne, avouée, Brodeck, dans cet épilogue, reprend sa protestation d’innocence, renforcée par l’insistance des courtes phrases, en decrescendo : « Mais de cela, moi, Brodeck, je ne suis pas responsable. De cette disparition, je ne suis pas coupable. Je ne l’ai pas provoquée. Je ne l’ai pas souhaitée. Je le jure. » Qui serait alors responsable…, sinon le romancier ? N'est-il pas celui qui a créé et animé ce village, qui a choisi les épisodes qui s’y sont déroulés, qui a construit le « décor », allumé les « lumières » de sa fiction, puis décidé de la fin, du départ de son personnage ? C’est bien lui qui se cache sous ce nom, répété dans les dernières lignes de son roman, nom qui en soutient aussi le titre, personnage auquel Claudel a prêté la vie – tel le dieu de la Bible qui crée le monde en nommant – et auquel il a délégué la parole.
Ainsi, l’injonction finale, « De grâce, souvenez-vous », n’est plus alors celle d’un Brodeck fictif, mais celle de son créateur, le romancier, qui s’adresse à ses lecteurs, en les implorant afin qu’ils le suivent dans son devoir de mémoire, afin que la petite « histoire » de son personnage leur rappelle ce qu’il nommait précédemment « la grande Histoire », celle de toutes les exterminations, entre autres de la Shoah à laquelle fait si souvent allusion le récit.
CONCLUSION
Le départ du narrateur du « rapport », héros du roman, Brodeck, confirme la volonté de son Philippe Claudel de rattacher son œuvre aux contes les plus anciens, de tonalité fantastique. Le récit, par toutes les épreuves traversées par Brodeck, figure une initiation, que parachève cet épilogue, avec l’ascension du héros à travers la forêt, guidé par ce chien « sans maître », soudainement métamorphosé en « renard », dans un décor empreint de symbolisme : Brodeck, en s’élevant, s’allège de ses souffrances, accède à la liberté, en emmenant avec lui les trois femmes qui lui offrent l’amour. Il s’est libéré de sa culpabilité parce qu’il a tout révélé, y compris la part obscure que, comme tout homme, il porte en lui, cette peur de la mort qui conduit à pouvoir détruire son semblable. Il peut donc affirmer « Oui, je suis heureux. »
Le second élément fantastique de cet épilogue, l’étrange effacement du village, offre un autre intérêt. Faisant écho à d’autres passages du roman, il remet au premier plan le rôle du romancier qui se démasque alors. Il nous rappelle que c’est lui qui a fait naître ce paysage, qui a choisi les mots pour le dépeindre, que c’est lui aussi qui a créé son personnage et les protagonistes, et que c’est lui enfin qui choisit son dénouement. Les derniers mots qu’il prête à Brodeck confondent alors la créature et son créateur. Claudel, expliquant, dans une interview rapportée par Grégoire Leménager dans le site BIBLIOBS (7 septembre 2007), qu’il fait partie « des obsessionnels de la mémoire », donne ainsi aux lecteurs son ultime message, qui a dicté ce roman : ne pas oublier ce qui dérange, garder vivant en soi la mémoire de l’Histoire.