AIMER LA LITTÉRATURE
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Création en cours
Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1947
L'auteur (1895-1970) : une vision du monde
Jean Giono, le provençal
L'héritage familial
De sa famille, un père artisan cordonnier d’origine piémontaise, une mère repasseuse originaire de Provence, ce n’est pas d’argent qu’hérite Giono. La pauvreté familiale l’amène d’ailleurs à quitter l’école à seize ans pour soutenir sa famille par son salaire de modeste employé de banque.
En revanche, il hérite d’une double vision du monde.
Sa mère, à laquelle il voue un véritable culte, imprime en lui l’amour de la terre de Provence, omniprésente dans son œuvre.
Son grand-père paternel, un carbonaro qui avait lutté pour libérer le Piémont du joug autrichien, avait transmis à son fils ses idées libertaires, que Giono, à son tour, porte en lui : durant sa vie, il restera toujours à l’écart des courants politiques et sociaux dominants.
C’est aussi son père, homme cultivé et mystique, qui lui donne le goût des livres : un récit autobiographique, Jean le Bleu, en, 1932, lui rend hommage. Il lui a fait découvrir les grands mythes occidentaux et la Bible : même après avoir quitté l’école, Giono en autodidacte se nourrit de ses lectures, dont son œuvre porte tant de souvenirs, par exemple Naissance de l’Odyssée, composé en 1927 et publié en 1930, qui revisite le mythe homérique.
Le "gionisme"
À dix-neuf ans, Giono est mobilisé. De cette terrible épreuve, des combats de Verdun et du Chemin des Dames, il rapporte une horreur profonde de la guerre, dont témoigne un roman, Le grand Troupeau, en 1931, et son pacifisme se manifeste avec force pendant l’entre-deux-guerres. C’est ce qui explique qu’après avoir accompagné le communisme, il quitte le parti en 1935 lorsque celui-ci soutient le réarmement. En 1937, il fait paraître un manifeste pacifiste au titre évocateur, Refus d’obéissance, et s’engage en faveur de la paix lors de la crise de Munich. En 1938, sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la pais, puis l’essai Le Poids du ciel confirment la force de son pacifisme, et sa dénonciation de toute forme de dictature. Mais, alors même qu’il accepte l’ordre de mobilisation, il est arrêté et emprisonné pendant deux mois, avant d’être libéré grâce à l’intervention de Gide, et renvoyé à la vie civile. Ironie de l’Histoire, à la Libération en 1944, le voici à nouveau emprisonné pendant cinq mois, ses écrits, toujours pacifistes étant alors jugés comme un soutien au régime de Vichy…
La guerre de 14-18 : un traumatisme pour Giono
Au-delà du pacifisme, c’est la terre, la force de la nature que célèbrent ses premières œuvres, depuis Colline, qui lui vaut le succès et lui permet de quitter son poste à la banque pour se consacrer à l’écriture. Les titres de ses œuvres, la « trilogie de Pan », de 1929-1930, avec Un de Baumugnes et Regain qui complètent Colline, Le Chant du monde (1934), Que ma joie demeure (1935), puis Les vraies Richesses, essai de 1936, témoignent de sa volonté de montrer que seule la terre peut apporter la plénitude à l’homme. C’est pour répandre ce « message » de vie simple au sein de la nature et de liberté, qu’il fonde, en 1935, une sorte de communauté, au Contadour, dans les collines de la Haute Provence.
Le chant de la nature
Il réunit régulièrement autour de lui des jeunes gens, pour lesquels il fait figure de « maître », même s’il les invite à la liberté, comme l’explique sa fille en rapportant une de ses phrases : « Vous êtes, vous, de l’humain tout frais et tout neuf. Restez-le ! Ne vous laissez pas transformer comme de la matière première [...] Ne suivez personne. Marchez seuls. Que votre clarté vous suffise. ». Mais, après neuf rencontres au Contadour, la guerre apporte un brutal coup d’arrêt à ce mouvement.
Une réunion au Contadour
Amertume et pessimisme
Le second emprisonnement de Giono, pour avoir publié dans des journaux collaborationnistes, qui ont utilisé ses idées pour les rapprocher du « retour à la terre » tant vanté par Vichy, produit en lui un véritable bouleversement. Même si les recherches actuelles montrent que tout n’était pas si clair dans l’attitude de Giono pendant la guerre, la sanction a été rude : il est interdit de publication pendant plusieurs années.
Son œuvre ultérieure marque un changement de ton, avec des livres, plus grinçants, plus amers, qui mettent en opposition la médiocrité, la faiblesse de l’homme, et des personnages héroïques, comme dans Les Âmes fortes, en 1949, ou dans Le Hussard sur le toit, en 1951. Quelques phrases dans ses Carnets expliquent ce pessimisme, et l’écriture d’Un Roi sans divertissement : « Tous les hommes sont méchants et misérables », « Je ne crois plus en rien, même plus en moi. Voilà pourquoi Un Roi sans divertissement. »
Est-ce pour se divertir qu’il s’intéresse alors au cinéma, en écrivant des scénarii de films, des chroniques dans la presse, à l’histoire ? Ce tournant témoigne, en tout cas, du refus du lyrisme, de la volonté d’être le témoin de son temps – d’ailleurs, il nomme alors ses œuvres « chroniques » –, de mettre, au centre de son œuvre, l'homme vivant dans une société qui, souvent, le dévore. La fin de la vie de Giono, malgré sa reconnaissance littéraire, traduit surtout une volonté de repli dans la solitude de la Provence qu’il n’a pas cessé d’aimer.
Présentation d'Un roi sans divertissement
Giono a souhaité nommer « chroniques » ses œuvres d’après guerre, dont Un roi sans divertissement offre le modèle, à la fois en reflétant le pessimisme accru de l’écrivain, mais aussi une écriture inscrite dans un temps et dans des lieux précis.
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
Qu'est-ce qu'une "chronique" ?
À l’origine, il s’agit d’un recueil de faits historiques, centrés sur une époque, le règne d’un roi par exemple, le déroulement d’une guerre, parfois sur plusieurs siècles même, qui sont présentés selon leur déroulement chronologique, avec une volonté d’objectivité, d’exactitude.
Mais, rapidement, le sens du terme s’élargit pour caractériser des récits qui, dans un cadre historique et social véridique, et en respectant toujours un ordre chronologique, mettent en scène des personnages, réels parfois, mais aussi fictifs, telles les Chroniques italiennes de Stendhal, en 1838, ou La Chronique des Pasquier de Georges Duhamel, dix romans parus entre 1933 et 1945.
Enfin, une dernière connotation s’ajoute au terme, l’oralité : la chronique est censée reproduire le témoignage direct d’un observateur, son regard lucide, voire les rumeurs qui peuvent se répondre. Il n’est donc pas question d’élaborer l’énonciation. Au contraire, le récit doit privilégier une manière naturelle, spontanée, de s’exprimer.
L'actualisation temporelle
Trois moments s’entremêlent dans l’œuvre.
Le premier se déroule sur les années 1843 à 1848, avec les hivers comme temps forts, de 1843 à 1848. C'est le moment des faits initiaux, rapportés par un narrateur qui a fait une enquête :
J« Je dis « on », naturellement je n’y étais pas puisque tout ça se passait en 1843 mais j’ai tellement dû interroger et m’y mettre pour avoir un peu du fin mot que j’ai fini par faire partie de la chose » (page 36), « J’ai eu de longs échos de ce Langlois par la suite. À une époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, était plein de vieillards qui savaient vieillir. Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre. »
Puis ces mêmes faits font l’objet d’un second récit, à ces mêmes vieillards par « Saucisse », ancienne tenancière du Café de la route et proche témoin. Ce récit est daté de façon peu précise : « Longtemps après, très longtemps après, au moins vint ans après », donc vers 1866 au plus tôt.
De quand date alors le récit de ce narrateur à des lecteurs qu’il interpelle fréquemment ? Aucune date ne nous est donnée, mais, s’il a pu rencontrer des « vieillards » témoins des faits, il nous projette, lui, par ses commentaires, dans le début du XXème siècle, dans les années 1920.
La structure de l’œuvre
Elle est construite, sans parties ni chapitres, en trois étapes :
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La première (pp. 9-88) ressemble à une enquête policière sur les crimes qui se succèdent à Chichiliane, pendant trois hivers, de 1843 à 1845. Linéaire, elle est menée par Langlois, capitaine de gendarmerie, et mène à la mort brutale du criminel, tué par Langlois après une longue traque.
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La deuxième (pp. 88-146) voit, « vers la fin du printemps » de 1846, le retour de Langlois, « nommé commandant de louveterie », au village. Elle met en scène, sous le regard des villageois qui ne le comprennent pas, le mystère des actes de Langlois, jusqu'à ce que, l'hiver venu, sévissent les loups, dont un particulièrement cruel : une chasse est organisée, qui se termine à nouveau par un coup de feu de Langlois, qui le tue.
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La troisième (pp. 146-248), la plus longue, vise précisément à élucider ce mystère, en présentant la vie de Langlois pendant l’année 1848, jusqu’à ce que tombe la première neige, précisément datée, « le 20 octobre ». C’est le lendemain que Langlois se donne la mort : « il ne fumait pas un cigare ; il fumait une cartouche de dynamite ».
Le titre
Il reprend les termes d’une phrase des Pensées de Pascal, philosophe janséniste du XVIIème siècle, tirée de la première section de cet ouvrage intitulée, « Misère de l’homme sans Dieu », d’où la phrase complète : « Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » Il considère, en effet, que tout homme a conscience de sa condition mortelle ; pour échapper à cette angoisse, il lui faut se « di-vertir », au sens étymologique, c’est-à-dire se détourner de l’image de la mort en multipliant les activités et en évitant la solitude, qui l’y ramènerait inexorablement. Mais Pascal transmet par là un message religieux : le but des Pensées est de conduire l’homme vers son Dieu créateur, qui, seul, peut donner un sens à sa mort.
Ce n’est pas le cas de Giono, qui ne pose aucune dimension religieuse. L’étude du roman nous conduira donc à dégager sa propre réponse : d'qu’est-ce qui permet à l’homme d’échapper à sa « misère » ? Comment peut-il se « di-vertir » de sa douloureuse conscience d’être mortel ?
1ère partie : Langlois et M.V.
Langlois et M.V. sont les deux personnages autour desquels toute la première partie s’organise. Pourtant Langlois n’entre en scène que tardivement, au milieu de la partie (p. 42), et ne devient que très progressivement un personnage central, en organisant la protection du village, puis la « chasse » à M.V.
M. V., désigné par « l’homme », fait une rapide apparition (pp. 34-35), puis il prend toute son importance et est nommé « M.V. » à l’issue de sa longue poursuite par Frédéric II (pp. 63-77). Enfin les trois dernières pages (pp. 87-89) conduisent à sa mort.
Quel rôle joue chacun d’eux, et quelle relation le récit établit-il entre eux ?
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
LE PERSONNAGE DE LANGLOIS
Dans cette partie, il se caractérise d’abord à travers sa fonction, qui fait de lui un personnage très stéréotypé.
L'officier de gendarmerie
« Un capitaine nommé Langlois » arrive au village entouré de ses hommes, « une petite compagnie de six gendarmes à cheval, avec armes et bagages ». Dès son arrivée, celui qui est qualifié de « sacré lascar », est décrit dans ce rôle d’enquêteur et d’organisateur des opérations de police : « il dirigea les opérations ». Il met donc en place des consignes de vigilance très strictes, place des sentinelles, forme des patrouilles. C’est aussi une véritable stratégie qu’il élabore pour l’arrestation de M. V., sur un ton qui souligne son habitude de donner des ordres, sèchement, comme lorsqu’il s’adresse au maire : « Donnez la clé, ordre du roi. Est-ce qu’il y a au moins des fauteuils dans votre salle de délibération ? Et deux ou trois bouts de bougie ? Parfait. Le secret le plus absolu. Affaire d’État. Pas un mot ou vous filez à Cayenne. »
Les uniformes de la gendarmerie
Un héros bienfaiteur
Sa venue a été sollicitée : « quatre émissaires » ont été délégués dans ce but. Il est donc attendu comme un libérateur, et comme tel, sa supériorité est immédiatement reconnue. Le commentaire entre parenthèses du narrateur, qui suit un ordre donné par Langlois, lui donne même un aspect aristocratique : « Il était très bien Langlois : des moustaches fines, un beau plastron, de la jambe ; il savait parler ; et pas fainéant. »
Sa supériorité se traduit par la distance qu’il introduit entre lui et ceux qu’il vient sauver, et la façon dont il affirme sa supériorité. Ainsi, quand son lieutenant lui fait remarquer qu’il n’a pas « le papier » autorisant son arrestation de M.V., sa réponse est cinglante : « Vous vous imaginez que j’ai besoin d’un papier du procureur royal pour aller me promener dans les bois et me faire accompagner de deux hommes parce que j’ai peur la nuit ? » Mais cette distance est réciproque : les villageois ne sont pas familiers avec lui, le respectent certes, mais ne le comprennent pas. Enfin, son rôle a marqué le village, au point de lui valoir la dimension mythique propre au héros bienfaiteur : « IL avait de fort belles armes. Il en prenait grand soin. La tradition en est restée ; pour un fusil qui est nickel on dit encore qu’il est Langlois. »
LE PORTRAIT DE M. V.
Un assassin mystérieux
La première impression laissée par l’agresseur est celle d’une forme de sadisme cruel, quand il s’en prend aux gorets de Ravanel en multipliant les entailles : « On les voyait faites avec plaisir. » Cet acte, qualifié de « malpropre » et d’« écoeurant », s’ajoute à la disparition de Marie Chazottes pour provoquer la peur au sein du village : « On est aux aguets », et le récit développe longuement les réactions des villageois, que les « voûtes » protectrices ne suffisent pas à rassurer. Quand « Bergues disparut », la peur devient « une terreur de troupeau de moutons ».
La première vision de M. V. par Frédéric II le présente par un terme mis en évidence par l’italique : c’est un « homme dénaturé ». Or, cet adjectif prend un double sens. C’est un homme qui ignore les lois de la nature, puisqu’il s’abrite sous un arbre alors que l’orage se déchaîne et que la foudre peut s’abattre : « C’est enfantin, on se s’abrite pas sous un arbre en temps d’orage » reproduit le commentaire du narrateur. Mais c’est aussi un homme qui est hors des caractéristiques de la nature humaine, qui a perdu son humanité, qui méritera pleinement d’être traité, par la suite, de « monstre ».
Quand la foudre s'abat
Un "homme" ordinaire
Mais est-il vraiment un « monstre » ? La réponse de Langlois au curé, « ce n’est peut-être pas un monstre », est prolongée par le commentaire du narrateur Frédéric II : « Je m’attendais à vois ce que je n’avais jamais vu. C’était un homme comme les autres ! » L’asyndète et l’exclamation mettent en valeur une normalité, que confirment la récurrence du mot « homme » et son comportement alors qu’il est suivi par Frédéric II : il progresse « très intelligemment », adopte « le pas paisible du promeneur », comme sans la moindre inquiétude. Et la phrase qui conclut cette poursuite, l’arrivée de « l’homme » chez lui, met en valeur, par l’apposition, sa banalité : « Et puis, il entre et, sur le seuil, il a dénoué de son cou un cache-col, très humain. »
La marche de M. V. dans Un roi sans divertissement : film de François Leterrier, 1963
LA RELATION ENTRE M. V. ET LANGLOIS
Une identification progressive
Au début, comme tout enquêteur de police, Langlois cherche à entrer dans la psychologie de l’assassin, il essaie de le comprendre de l’extérieur, d’où les questions qu’il pose : « Ce qu’il me faudrait savoir, dit-il, c’est pourquoi on les tue, et pourquoi on les emporte ? », « Qu’est-ce que tu ferais d’un homme mort, toi ? » Il procède aussi à une sorte de reconstitution, en reproduisant les gestes de Bergues, pour mieux comprendre l’action de l’assassin. Peu à peu, il comprend les motivations de M. V., comme le prouve sa conversation avec le curé avant la messe de minuit, commentée par le narrateur : il « était à ce moment-là tellement près de connaître toute la vérité ».
L’identification s’accomplit à la fin de cette première partie, lors du meurtre de M. V. : « Là, ils eurent l’air de se mettre d’accord, une fois de plus, sans paroles. » De policier en fonction, chargé d’appliquer la loi, Langlois se transforme en complice, et en assassin.
Fonction de M. V. dans le roman
Après la messe de minuit, Langlois formule au curé une explication à son bon déroulement, avec une formule où le mot en italique fait écho au titre : « mettons qu’il ait trouvé ce soit un divertissement suffisant ». Mais, en comprenant le « besoin » de M. V., c’est aussi sa propre nature d’« homme » qu’il comprend, comme si les actes de M. V. lui avaient servi de catalyseur. Ils lui offrent une occasion de surmonter l’ennui qui pèse sur le village coupé de tout par la neige, de se « di-vertir » par toutes les activités nécessaires à la protection du village, puis à la poursuite de l’assassin. La phrase du narrateur, Frédéric, même si elle est sous forme interrogative, souligne cette parenté entre les deux personnages : « Comment pouvait-on imaginer que celui qui arrivait derrière, en manteau de cavalerie et bonnet de police, pouvait avoir un rapport quelconque avec ce promeneur matinal ? »
La messe de minuit au village
CONCLUSION
Cette première partie, une enquête policière conduite à son terme, pourrait, à elle seule, clore le récit. Cependant, le coup de pistolet qui élimine l’assassin, que Langlois qualifie d’« accident », n’est pas le dénouement attendu. Pourtant, ce meurtre avait été décidé à l’avance par Langlois, puisqu’il avait déjà commencé à rédiger sa « lettre de démission » Il laisse donc planer un mystère, accentué par le refus de Giono de proposer au lecteur une analyse psychologique, par exemple par des monologues intérieurs. Tout se passe dans le silence, et ouvre donc un horizon d’attente sur l’évolution du héros.
1ère partie : un thème, le crime
Les crimes ponctuent toute la première partie du roman : après une première tentative sur les gorets et Ravanel, Marie Chazottes et Bergues, durant le premier hiver, puis, durant le deuxième, Callas Delphin-Jules, enfin Dorothée, la dernière victime de M. V., sans oublier le meurtre de celui-ci par Langlois. Mais le sujet n’est pas tant l’intrigue policière, que les raisons qui motivent ces crimes.
LE CRIME COMME RUPTURE À L’ENNUI
Le village sous la neige. Gravure
Le rôle de l'hiver
La première partie, en posant le cadre, insiste sur l’atmosphère pesante qui pèse sur le village de Chichiliane quand il se retrouve coupé du monde par la neige. Le premier crime lui est directement lié : « Un jour, deux jours, trois jours de neige ; jusqu’aux environs du 16 décembre. On ne sait pas exactement la date, mais enfin, 15, 16 ou 17, c’est un de ces trois jours-là qu’on ne retrouva plus Marie Chazottes. » Commettre un crime, c’est donc rompre l’ennui, en ouvrant l’espace clos : en témoigne la longue « promenade » de M. V. qui semble apprécier le plaisir du vaste paysage.
Le crime-fête
Dans la monotonie du quotidien, où les mêmes gestes se répètent en limitant les sorties, le crime introduit une rupture, présentée comme joyeuse. Ainsi, les entailles des gorets semble avoir été « faites avec plaisir ». Il est aussi une fête pour les villageois, qui se met à jouer « à la guerre », et c’est très nettement marqué lors de la messe de minuit. « [R]egarde-les s’ils ne s’amusent pas avec leurs lanternes », constate Langlois, et le narrateur confirme : « Les femmes aussi s’amusèrent beaucoup. Elles restèrent très dignes mais elles jubilaient. » La messe est bien « un divertissement », comme le dira ensuite Langlois. Enfin, il est une fête aussi pour Langlois, qui s’y prépare soigneusement, par exemple en astiquant ses pistolets, comme pour une parade : « Il les graissa, les essuya, fit jouer les ressorts à vide, il en lima soigneusement les détentes. »
LE CRIME COMME ACTE ESTHÉTIQUE
La fascination du sang
Après la seconde guerre mondiale, Giono achève d'être convaincu que la cruauté est inhérente à la nature humaine, mais masquée par les lois et les convenances. Cela explique, notamment, son intérêt pour « l’affaire Dominici », accusé d’avoir tué, en août 1952, trois touristes anglais, dont une petite fille de dix ans, mais qui s’en défend. Giono, invité par le journal Arts, assiste, en novembre 1954, au procès. L’essai qu’il en tire, Notes sur « l’affaire Dominici », paru en 1955, suivi d’Essai sur le caractère des personnages, témoigne de sa volonté de mieux comprendre les ressorts de cette sauvagerie humaine.
Le procès de Gaston Dominici
Or, à plusieurs reprises, le narrateur montre des personnages fascinés par une véritable beauté du sang, en contraste sur la blancheur de la neige, par exemple quand Bergues suit les traces de l’homme blessé après son attaque des gorets : « C’était du sang en gouttes, très frais, pur, sur la neige » est repris par « ces belles taches de sang frais sur la neige vierge ». Son discours, rapporté directement, insiste encore davantage : « le sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, c’était très beau. » Ce thème est commenté enfin par le narrateur, à propos de Marie Chazottes : « je veux dire qu’il est facile d’imaginer, compte tenu des cheveux très noirs, de la peau très blanche, du poivre de Marie Chazottes, d’imaginer que son sang était très beau. Je dis beau. Parlons en peintre. » Une parenthèse, introduite par le narrateur, confirme cette idée de fascination de l’homme pour le sang, avec une allusion précise, « je pense à Perceval hypnotisé, endormi, […] hypnotisé par le sang des oies sauvages sur la neige », qui renvoie au personnage du Roman de Perceval de Chrétien de Troyes :
« L'oie était blessée au col. Elle saigna trois gouttes de sang, qui se répandirent sur le blanc. On eût dit une couleur naturelle. L'oie n'avait tant de douleur ni de mal qu'il lui fallût rester à terre. Le temps qu'il y soit parvenu, elle s'était déjà envolée. Quand Perceval vit la neige qui était foulée, là ou s'était couchée l'oie, et le sang qui apparaissait autour, il s'appuya sur sa lance pour regarder cette ressemblance. Car le sang et la neige ensemble sont à la ressemblance de la couleur fraîche qui est au visage de son amie. Tout à cette pensée, il s'en oublie lui-même. Pareille était sur son visage cette goutte de vermeil, disposée sur le blanc, à ce qu'étaient ces trois gouttes de sang, apparues sur la neige blanche. »
C’est d’ailleurs cette fascination du sang sur la neige que recherche Langlois en tuant à son tour une oie, dans la dernière partie du roman.
Une création esthétique
Une longue parenthèse du narrateur introduit, à propos de l’assassin, une formule qui, en les définissant comme des « découpeurs d’hiéroglyphes de sang », compare le crime à une écriture mystérieuse, secrète, parce qu’elle exprime ce qu’il y a de plus enfoui en l’homme. Ainsi, l’homme ordinaire, faute d’être un artiste susceptible de créer une œuvre d’art, crée le crime, se haussant ainsi à une dimension divine. Ainsi, de même que l’homme « regardait cette création », le paysage contemplé du sommet de l’Archat, M. V. est « adossé au hêtre […] dans une sorte de contentement manifeste », tel l’artiste venu pour contempler sa propre création, le lieu où gît la victime de son crime.
Le sang sur la neige: une écriture.
CONCLUSION
Giono accumule les crimes dans cette première partie, et jusqu’au justicier qui se transforme en assassin. Il montre ainsi que tout homme porte en lui la tentation du monstrueux, et le crime n’est que la libération de cette pulsion.
C’est d’ailleurs ce qu’il explique dans un entretien avec Jean et Taos Amrouche, en 1953, reproduit dans la collection Foliothèque chez Gallimard, en 1955 :
Si j'invente des personnages et si j'écris, c'est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l'univers, à laquelle personne ne fait jamais attention: c'est l'ennui. Au fond, pour moi, si on voulait une description de l'homme, l'homme est un animal avec une capacité d'ennui. Les chiens ne s'ennuient pas, les animaux ne s'ennuient pas, les animaux domestiques ne s'ennuient pas, même pas les moutons, mais les hommes s'ennuient, ils ont la capacité d'ennui. De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, de là, les crimes, parce qu'il n'y a pas de distraction plus grande que de tuer ; c'est admirable ; la vue du sang est admirable pour tout le monde.
1ère partie : le récit, réalisme et fantastique
En 1924, quand Giono commence à publier, ce sont des poèmes en prose, dans une revue de Marseille, La Criée, puis aux Cahiers de l’artisan un recueil, Accompagnés de la flûte. Ce choix de la poésie révèle déjà le regard qu’il porte sur les réalités, ainsi transfigurées. Les romans antérieurs à la première guerre mondiale traduisent également une poétisation de la nature, de la relation de l’homme avec elle. En revanche, sa volonté de nommer « chroniques » les romans composés après la seconde guerre mondiale, leur donnant ainsi une dimension historique, les inscrit a priori dans le réalisme. Cette opposition dans l’œuvre nous conduit à nous interroger sur le récit dans Un roi sans divertissement : l’écrivain y adopte-t-il l’objectivité attendue dans le réalisme, en recherchant une scrupuleuse exactitude ?
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
LE RÉALISME HISTORIQUE
Les Veillées des chaumières, en 1884
L'exactitude des faits racontés
Les dates
Giono reconstitue avec soin les faits qui se produisent à dans ce village du Trièves, d’abord en les datant de façon très précise, saison après saison, première neige, saison des pluies… Le réalisme est accentué aussi par les allusions à l’actualité, par exemple, à Garibaldi et au Maréchal Prim, dans la Veillée des Chaumières (p. 30)… Seule une recherche du lecteur lui permet de découvrir des erreurs chronologiques que ne commettrait pas un historien, sans oublier le titre au singulier au lie du pluriel. Non seulement, le premier numéro de l’hebdomadaire Les Veillées des Chaumières ne paraît qu’en novembre 1877, alors que le premier meurtre date de 1843, mais les « exigences de liberté » de Giuseppe Garibaldi ne se manifestent qu’en juin 1848, avec son retour en Italie pour participer à la première guerre d’indépendance italienne, et le maréchal Prim ne devient leader de la révolution espagnole qui a renversé la reine Isabelle III en 1868…
Une reconstitution précise
Mais le récit fait « vrai », d’autant plus que Giono mentionne le coût de ce magazine, « deux liards », monnaie disparue en 1856, et accumule les détails précis, restitués par un narrateur témoin, tel Frédéric II, évoquant le « petit garçon » qui « rapporte un cornet de tabac. Il doit y en avoir au moins quatre sous. » Il prend soin aussi de détailler les costumes, par exemple « la pipe en terre, les pantoufles, et la casquette en peau de bichard », avec l’emploi du terme régional qui désigne le faon. De même, pour les personnages, Giono, comme le veut la tradition des chroniques royales, les inscrit dans une généalogie, comme pour Marie Chazottes ou Frédéric II, numéroté comme on le fait pour les rois.
L'exactitude des lieux
Giono s’emploie à les présenter avec la plus grande exactitude, depuis le village de M. V., Chichiliane (écrit en réalité « Chichilianne »), jusqu’au nom des quartiers du village où ont lieu les crimes, tel celui « des Pelousères », dont « les écuries énormes sont voûtées », ou les montagnes environnantes, « lac du Lauzon », face ouest du Ferrand », « col La Croix »…, avec les étapes précises notamment de la poursuite de M. V. par Frédéric II. Le lecteur a parfois même l’impression d’avoir une photographie sous les yeux : « Il y a trois épiceries, un tabac, une quincaillerie, et ces magasins ont des vitrines derrière lesquelles on voit les gens sous les lampes, dans des rangées d’arrosoirs, de cadenas, de cordes à chiquer et de pots de moutarde. »
Le narrateur
Son rôle d’historien
Le narrateur s’introduit rapidement par le « je » dans son récit, parlant à son destinataire, qu’il prend à témoin de la véracité de son récit, l’associant par exemple à sa recherche : « si vous montez jusqu’au col du Menet […] et si vous descendez sur le versant du Diois, eh bien, là, il y a des V. » L’effet de vérité est renforcé par les parenthèses, qui feignent de corriger une affirmation excessive : « D’habitude (enfin, quand je l’ai vu, moi) il lisait », « il est (enfin il était) à l’école normale de, peut-être, Valence ou Grenoble ». Il fait œuvre d’historien aussi en avouant ses ignorances : « Celui de 1843, je n’ai pas pu savoir exactement comment il était. On n’a pas pu me dire s’il était grand ou petit ». Il justifie d’ailleurs le sérieux de ses recherches, en expliquant qu’il a pris soin de recourir à son « ami Sazerat, de Prébois. Il a écrit quatre ou cinq opuscules d’histoire régionale sur ce coin du Trièves. » Comme un historien, il a collecté des documents : « les meubles c’est là où j’ai trouvé la photo de Callas Delphin-Jules et d’Anselmie. […] Elle devait se tenir devant lui comme elle se tient sur le portrait ».
Le temps du récit
Immédiatement après l’incipit, le narrateur nous explique le décalage temporel : « : « Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane ». Il insiste sur son époque, beaucoup plus moderne que celle où se sont déroulés les faits : « Vingt et un kilomètres, en 43, ça faisait un peu plus de cinq lieues et on ne se déplaçait qu’en blouse, en bottes et en bardot, au pas », monture qui croise le cheval et l’ânesse, alors qu’à présent, il y a la « patache », une diligence à deux roues, peu confortable. Là encore, dans un souci de réalisme, des détails précis sont introduits, créant un va-et-vient incessant entre le temps des crimes et celui du récit : « On voyait encore très bien l’auberge (cette bâtisse que maintenant on appelle Texaco parce qu’on fait de la réclame pour de l’huile d’auto sur ses murs), on voyait l’auberge ». Enfin, nous assistons à son dialogue avec les témoins, auxquels il va laisser la parole : « on ne trouva plus Marie Chazottes. – Comment, on ne la trouve plus ? – Non, disparue. – Qu’est-ce que vous me dites là ? – Disparue depuis trois heures de l’après-midi ».
Cependant, de ce décalage naît une première faille dans le réalisme, car, à plusieurs reprises, la fiabilité des témoins est mise en doute par le narrateur, « Les uns disent… cinquante histoires naturellement », ne serait-ce qu’en raison des incertitudes du langage, comme lors du portrait de Marie Chazottes : « Difficile aussi de savoir comment elle était, car ici on vous dit "C’est une belle femme " pour "une grosse femme". »
LE FANTASTIQUE
Ainsi, ce réalisme n’est, en réalité, qu’un masque : sans cesse, le narrateur change de perspective, glisse de l’exactitude affichée, à l’interprétation. Il l’annonce d’ailleurs clairement : « Évidemment, c’est un historien. Il ne cache rien ; il interprète. Ce qui est arrivé est plus beau ; je crois. »
Dans la psychologie des personnages
Le fantastique naît des contradictions qui, systématiquement, créent une surprise, déjà en raison des regroupements entre des personnages totalement différents. Comment Langlois, le militaire, peut-il s’entendre « comme cul et chemise », par exemple, avec Saucisse, « une vieille lorette de Grenoble », c’est-à-dire une ancienne prostituée ? Comment peut-il s’identifier si facilement, lui le célibataire, avec M. V., homme marié, avec un enfant ? Ces contradictions sont encore plus nettes au sein même de plusieurs personnages : Saucisse, cette femme aux mœurs légères, s’exprime comme une grande dame, le criminel marche d’un « pas paisible », le gendarme devient à son tour criminel… Ainsi, derrière tout ce qui se dit, se voit, se fait, derrière la réalité, se dissimule l’étrangeté, des caractères plus difficiles à expliquer, car, au plus profond de lui, l’homme porte l’indicible, ses pulsions. C’est ce non-dit qui trouble le réalisme, en introduisant une atmosphère obscure, malsaine même.
Le fantastique du monde
Cette même contradiction s’inscrit dans les descriptions du paysage. Le hêtre, par exemple, révèle cette ambiguïté, transfiguré dès l’incipit, mais sous un double visage : d’un côté, il est « l’Apollon-citharède des hêtres », emblème de beauté, mais il va devenir le support des victimes assassinées, comme s’il était dans l’ordre des choses que « la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante ».
Le village dans la brume : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963
C’est aussi ce qui explique la façon dont Giono s’emploie sans cesse à noyer le paysage dans une brume inquiétante, ou transforme la beauté d’un coucher de soleil en un emblème d’horreur : « Chaque soir, désormais, les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l’acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L’Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont inlassablement plus sanglants que ce qu’ils étaient d’ordinaire […] »
Coucher de soleil dans la région du Trièves
Enfin, Giono crée le fantastique en magnifiant un paysage clos sur lui-même pendant l’hiver, à l’horizon barré par les montagnes. Il l’élargit aux dimensions de l’univers : « de longs rayons de lumière blanche […] devaient frapper dans ces étendues immenses qu’on domine, qui vont jusqu’au col du Negron, jusqu’au Rousset, jusqu’au lointain imaginable : le vaste monde ! », « ces jets de lumière blanche devaient faire surgir, comme des îles blêmes serties de noir, l’archipel des sommets de montagne. La géographie d’un nouveau monde. »
Quel est l’effet produit par cette dimension cosmique ? D’abord, comme le montre Pascal dans sa peinture de « l’infini de grandeur », l’homme y perd tous ses repères. De plus, en concentrant en lui des images de violence, de cauchemar, l'univers qui l'entoure devient source d’angoisse.
L'interaction entre le réalisme et le fantastique
Du réalisme au fantastique : le rôle des détails
Gionio accumule dans le récit une masse de détails, en fait totalement inutiles à l’action : ils n’ont pour rôle que de « faire vrai », par exemple quand il décrit les repas, le travail des villageois, ou décrit longuement un personnage, en lien avec sa famille. Ils banalisent l’atmosphère, en accentuent l’aspect quotidien, rassurant. Or, ce sont précisément dans ces moments-là que naît le mystère, que surgit le crime. Par exemple, Bergues disparaît en plein repas : « son assiette, contenant les restes figés d’un civet de lapin (où l’on voyait les traces qu’avait faites un morceau de apin en ramassant la sauce) était sur la table, à côté d’un verre à moitié plein de vin. » De même, Frédéric II découvre le cadavre de Dorothée alors qu’il a décidé d’aller chercher du bois pour faire une horloge à partir d’un cadran, que Giono s’est employé à décrire pendant les deux pages précédentes. L’hyper-réalisme fait donc d’autant plus ressortir les horreurs commises.
Du fantastique au réalisme : la peur
Le récit met en évidence un sentiment, né de ces disparitions, la peur, longuement développée des pages 26 à 30. Giono la présente comme inscrite dans la nature même de l’homme, prête à surgir quand les faits l’obligent à regarder en face à la fois la sauvagerie qu’il porte en lui, et sa condition mortelle : « dehors, dans des temps qui ne sont pas modernes mais éternels, rôdent les menaces éternelles. »
L'irruption de la peur dans le quotidien : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963
C’est aussi ce qui explique la métamorphose de Frédéric II alors qu’il poursuit M. V. Devenu « renard », voici que sa vie se transforme en une palpitante aventure, et le narrateur commente alors : « Heureux d’une nouvelle manière extraordinaire ! (ça, il ne le dira pas. D’abord, il ne sait que confusément ; mais, le saurait-il très exactement, il ne le dirait pas, il le cacherait pour toujours, même au moment final où il serait lui aussi un promeneur traqué). » Quel est ce « moment final », sinon celui, ultime, où il serait devant la mort, non pas celle des autres, mais la sienne propre ? En traversant ce paysage, fantastique, le personnage est ramené à sa nature profonde, cette peur, bien réelle, présente au fond de tout homme, mais que le « divertissement » permet d’oublier pour un temps.
CONCLUSION
Giono réalise ainsi, dans cette première partie, un roman original : il y fait preuve d’un réel talent de conteur, tels ces anciens conteurs dans les villages, lors des veillées, qui sont créateurs d’un monde rêvé, de décors oniriques, de personnages exceptionnels, maintenant leurs auditeurs suspendus à leur récit, tout en l’inscrivant dans la réalité quotidienne, familière à ces mêmes auditeurs, qui peuvent se reconnaître alors dans ces personnages. Une façon, en entrelaçant le réalisme et le fantastique, de traduire la nature profonde de l’homme, à la fois la sauvagerie qu’il porte en lui, mais aussi sa peur, d’obliger ainsi son auditeur à mesurer ce qu’il est.
2ème partie : la mort du loup
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
Même si la chasse n’intervient que tardivement dans cette deuxième partie, le loup y est omniprésent, et, surtout, se charge d’une double fonction, qui fait écho au titre.
L’IMAGE DU LOUP
La louveterie, un corps fondé en 1814
Une introduction progressive
Le lecteur a quitté Langlois alors qu’il venait de démissionner de la gendarmerie, il le retrouve, dès le début de la deuxième partie, « un an après, en 46 », en tant que « commandant de louveterie », chargé donc de débarrasser les villages des loups. Puis c’est « Urbain Timothée », un voisin de Saint-Baudille qui devient, à son tour « capitaine », enfin son épouse Mme Tim : « Cette louveterie commençait à prendre pour nous une sacrée importance », explique un des narrateurs-témoins.
Puis, comme une sorte de mise en appétit, interviennent les « louvards de deux ans » : après quelques dégâts commis, Langlois « en démolit trois ou quatre à la carabine ». Mais ils ne font que préparer l’arrivée du principal protagoniste.
La description du loup
Sa cruauté est mise en évidence d’emblée, avec la mention de sa « puissante mâchoire », donc le danger qu’il représente : « c’était certainement un monsieur dont il fallait éviter les brisées au coin d’un bois. » Cet aspect physique est mis en parallèle avec la psychologie prêtée à l’animal, une sorte de sadisme : « Treize brebis étaient éventrées, semblait-il, pour le plaisir de s’agacer les dents dans la laine. » Il semble ne rien craindre, être totalement sûr de lui : il a « une prodigieuse confiance en soi ».
Mais, peu à peu, le récit le magnifie, « ça ne devait plus être un loup », explique le narrateur, jusqu’à l’appeler « le Monsieur », solennité amplifié par la majuscule et l’italique.
Le loup : un symbole de férocité
LA CHASSE AU LOUP : SA FONCTION
Une fête
La chasse au loup fait écho à la messe de minuit dans la première partie : dans les deux cas, il s’agit d’une cérémonie, avec un leitmotiv, « solennité et silence ». Elle en présente toutes les caractéristiques, à commencer par la place accordée aux beaux costumes. Ainsi, le récit souligne à plusieurs reprises la « très belle robe du dimanche » de Saucisse, « à éblouir : « moires, jais, satins, dentelles, et même, malgré sa grosseur naturelle, un soupçon de tournure qui lui donnait un petit air faisane. » Mais c’est aussi le cas pour l’habillement d’Urbain et de Mme Tim, et tous les participants : « nos costumes qui, je dois le dire, étaient tous de dimanche ». Les « torches » également rappellent la marche vers l’église le soir de Noël. Même la musique des cors se trouve magnifiée : « Si, jusqu’à présent, ç’avaient été des soupirs de veau, maintenant c’était, comment dirions-nous, Bossuet à personne ! Bossuet général en chef ! Bossuet à Austerlitz ! » Cette chasse unit donc la dimension militaire la plus noble, une victoire napoléonienne, et la dimension sacrée.
Un divertissement
Le récit souligne l’enthousiasme des villageois : « nous-mêmes nous aimons beaucoup les cérémonies », déclare le narrateur, et tous retrouvent le Langlois de la première partie, le libérateur et l’organisateur, comme lorsqu’il attribue à chacun son poste : « On le buvait des yeux, le Langlois. Ça, c’était un homme ! ». Un homme qui trouve dans cette chasse, à laquelle est donnée une ampleur épique, un moyen de fuir la monotonie du quotidien, mais aussi d’assouvir la pulsion de mort qui dort en chacun.
La chasse au loup : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963
C’est ce qui explique la remarque du narrateur, « « on aurait été capables (peut-être) de déchirer un loup avec les dents », et sa protestation : « Nous nous regardions furtivement les uns les autres et, si je ne sais pas de quelle qualité était mon regard je sais de quelle qualité était le regard des autres posé sur moi. Oui, sur moi. Qui n’ai jamais fait de mal à personne. »
Le symbolisme s’affirme au moment de la mort du loup, dans la gestuelle de Langlois, « ses bras étendus en croix », à la façon d’un Christ sauveur, image accentuée encore par la supériorité que traduit la comparaison : « Et il resta devant nous, les bras étendus, comme s’il planait. »
LE LOUP : UN SUBSTITUT SYMBOLIQUE
Le loup identifié à M. V.
La monstruosité permet de rapprocher le loup de M. V. Elle se traduit par la reprise du même mot : c’est « pour le plaisir » que le loup éventre les brebis, comme c’était « avec plaisir », que M. V. avait entaillé les gorets. De même, en contraste, tous deux se ressemblent par une forme de banalité, en opposition aux horreurs commises. Pleins de « confiance en soi », ils adoptent une démarche paisible, sans souci de se cacher, comme si cela était banal : « les foulées, naturellement toujours d’une fraîcheur exquise et si claires que tout le monde les voit, ne dénotent aucune inquiétude. » Il suscite également la même organisation pour le poursuivre, avec Langlois au centre, et la même excitation chez le narrateur.
Enfin, sa mort ressemble à celle de M. V., avec le même échange de regards avec Langlois, et la même phrase pour raconter la mort : « Langlois lui tira deux coups de pistolets dans le ventre ; des deux mains, en même temps. » La seule différence est le changement de temps, du plus-que-parfait, « avait tiré », explicatif par son antériorité, pour la mort de M. V., au passé simple, qui met davantage en valeur l’action de Langlois pour le loup. Cette ressemblance est d’ailleurs soulignée par le narrateur, qui exprime une sorte de déception : « Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolets dans le ventre ».
Le loup : une "âme humaine"
L’appellation du loup, « le Monsieur », prépare l’humanisation de l’animal, confirmée par une gradation ternaire : « Et il était facile de prévoir en quel état cette chose, cet animal, cet homme serait. » Le narrateur, le dotant de la même cruauté qu’un homme, lui attribue une psychologie toute humaine : « Peut-être que le Monsieur joue au plus fin ? Tout le monde y joue : Dieu lui-même. Mais le Monsieur y joue avec un sacré estomac. Qu’est-ce qu’il espère ? Qu’une porte de sortie s’ouvrira dans le mur ? À point nommé ? Et, dites donc, est-ce qu’il ne serait pas beaucoup plus instruit que nous ? »
Il est donc le miroir de toute l’âme humaine, de cette mort que chacun est capable d’infliger, pour triompher de l’angoisse qu’il porte en soi, conscient de sa propre condition mortelle. Comme M. V., le loup ne se dérobe pas devant la mort : « Est-ce que, par hasard, le Monsieur n’attendrait pas tout simplement la mort que nous lui apporterions sur un plateau ? » Au moment de mourir, devant le chien massacré, c’est alors à Langlois que le loup ressemble, tout aussi fasciné que lui, comme hypnotisé, par le sang sur la neige : « Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l’air aussi endormi que nous. » Mais le pronom pluriel, « nous », généralise cette fascination à tous les assistants.
L'attente de la mort : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963
CONCLUSION
Cette deuxième partie explique donc la première, notamment le personnage de Langlois, mais, de façon plus générale, tout homme « roi sans divertissement ». Animal, ou homme, peu importe finalement, car, comme le déclare le procureur, dont l’importance de la phrase rapportée au discours direct, est signalée par l’emploi de l’italique : « Méfiez-vous de la vérité […], elle est vraie pour tout le monde. » En cela, le personnage annonce déjà la troisième partie qui, elle, conduira à la mort de Langlois. En trois « actes », avec la circularité ainsi élaborée, le roman semble illustrer la fatalité tragique, inhérente, selon la conception de Giono à cette époque, à la nature humaine.
Le loup au cœur du récit
2ème partie : les personnages secondaires
La deuxième partie met davantage en valeur que la première, les personnages secondaires. Il y a toujours, en arrière-plan, les villageois, cependant certains jouent un rôle plus direct par rapport à Langlois. Face à eux ressortent ceux qui sont qualifiés, d'"amateurs d'âme" : Mme Tim, Saucisse et le procureur. Enfin, le narrateur gagne progressivement en épaisseur.
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
LES PERSONNAGES DE PREMIER NIVEAU
Une paysanne au XIXème siècle. Illustration de Bertall
Leur portrait
Sur le plan physique
Leur portrait physique ne leur accorde pas beaucoup de sérieux, car il tend vers la caricature, comme celui de M. Tim, « un petit homme haut comme deux pommes et demie », ou de Martoune : « d’abord elle est bossue et, ensuite, elle s’est tellement fourrée de tabac à priser dans le nez qu’elle en a la bouche constamment ouverte depuis plus de trente ans ».
Sur le plan psychologique
Ils n’ont aucune réelle épaisseur psychologique, étant plutôt montrés de l’extérieur par quelques gestes ou paroles, que dotés d’une vie intérieure. Plus grave encore, ils subissent plus qu’ils n’agissent, manipulés, comme M. Tim par sa femme, ou Martoune et le curé par Langlois. Il demande à la première de lui montrer les « quatre belles chasubles », au second de lui faire voir « l’ostensoir ». Ils ne participent d’ailleurs à aucun des moments clés de l’action.
Leur fonction dans le récit
Ils restent en fait des éléments annexes du récit, car eux sont facilement « divertis », déjà par leur grade, tel M. Tim, très fier de sa nomination comme lieutenant de louveterie et qui choisit avec soin l’uniforme qui va avec cette fonction. Titres, grades, fonctions, autant de « divertissements » que Pascal évoquait dans ses Pensées. C’est aussi l’observation de Langlois qui les divertit, ou même de son cheval, auquel le récit consacre plus de quatre pages. Mais ils ne cherchent pas à comprendre ce qui se joue sous leurs yeux.
LES « AMATEURS D’ÂMES »
Mme Tim
Elle a plusieurs points communs avec Langlois, à commencer par son talent d’organisatrice, par exemple quand elle dirige la confection du costume de son époux, ou, mieux encore, quand elle donne « des fêtes à n’en plus finir » pour ses petits-enfants, qu’elle met en place avec autorité. En témoigne le qualificatif de « tambour-major », qui la militarise. Comme Langlois, elle a donc le sens de la fête, du divertissement, ce qui explique son assimilation à un soldat lors de la battue, par la comparaison de son chapeau à un casque : « La capitaine : Mme Tim, le casque rouge (qui était une capeline de velours) en voilà une. » Elle fait partie, avec Saucisse de ce que le narrateur nomme « des femmes de cérémonies », en écho à cette volonté de Langlois de faire de cette chasse un moment solennel.
Cependant, à la différence de Langlois, son besoin de divertissement n’est pas le masque de son désespoir car elle a su se construire une philosophie, « Vivez bien, nous disait-elle, vivez bien, c’est la seule chose à faire. Profitez de tout », et elle savoure, presque comme un fruit, l’amour de ses petits-enfants.
Saucisse
Ce personnage se fonde sur un contraste, qui illustre bien l’ambiguïté propre au baroque.
Au premier abord, elle relève du burlesque, dès sa présentation dans la première partie, qui en fait un stéréotype : celui de la femme de mœurs légères, courtisane, qui, avec l’âge, se recase en devenant aubergiste. Son portrait, comme son surnom, Saucisse, prête à rire : « énorme, avachie, et même avec un peu de barbe ».
Mais, au-delà de cette première approche, son rôle est bien plus complexe, en raison de sa relation avec Langlois, dont elle est aussi un des soldats, comme Mme Tim.
D’un côté, elle est l’archétype de la mère, telle « la mère » ainsi nommée par les Compagnons auxquels, sur la route de leur tour de France, elle assurait le gîte et le couvert. Or, c’est ce rôle maternel que joue Saucisse envers Langlois, qui se ré-installe chez elle dès son retour.
Elle en est surtout l’interlocutrice privilégiée, avec laquelle il peut parler de « la marche du monde ». Comme si elle était une part de lui-même, elle comprend, en effet, tout à demi-mot, même ce qui, chez Langlois, ne « signifiait rien » en apparence.
En cela, elle se trouve réhabilitée, appelée « Madame » et non plus Saucisse, et bascule du registre comique au tragique : « elle ne put plus contenir son chagrin et elle parla d’abondance pour se soulager, pour faire revivre », sa façon à elle de surmonter la mort. Elle devient ainsi la narratrice principale, celle qui a pu apporter une meilleure connaissance de Langlois : « ce ton amical, somme toute, que j’ai pour vous en parler, vient en grande partie de tout ce qu’a raconté finalement cette femme surnommée Saucisse. »
Le procureur
Il a un rôle assez semblable à celui de Saucisse car lui aussi comprend ce qui n’est pas livré au lecteur, le profond mal de vivre de Langlois, avec lequel il partage cette vérité « vraie pour tout le monde », la profonde « misère » au fond de tout homme : « dans ses yeux où, le soir de ce jour-là, j’ai vu la profonde connaissance dont on parlait… et la tristesse !... », raconte le narrateur.
Avec Langlois, les "amateurs d'âmes" : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963
Comme elle aussi, il relève du baroque, par le contraste entre son physique et sa profondeur d’âme.
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D’un côté, le portrait souligne son ridicule, avec un « ventre qu’il portait comme un tambour », et « des jambes guêtrées ! »
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De l’autre, le narrateur signale, à plusieurs reprises, sa parenté avec Langlois, alors même que l’amitié entre un procureur et un ancien gendarme devenu meurtrier peut paraître étrange. Mais c’est que lui-même ressent ce besoin de divertissement, d’où sa volonté de participer à la chasse au loup, « décision » prise à deux, avec Langlois, et la façon dont il force le passage pour venir au premier rang assister à la mort du loup.
Mais il y a une différence importante avec Langlois. Sans doute par sa fonction de procureur, celui dont le narrateur rappelle sa « réputation d’être un « profond connaisseur du cœur humain » », formule mise en valeur par l’italique, il a totalement admis cette cruauté inhérente à l’âme humaine. Il se contente d’en être le spectateur, non pas un exécutant comme Langlois, avec même un peu de pitié pour celui qu’il essaie de « dérider ».
LE NARRATEUR
Une image traditionnelle : vieillards villageois sur un banc
Une évolution
Au début, c’est un narrateur collectif, d’où l’emploi des pronoms « nous » ou « on », qui raconte les faits au narrateur initial : « J’ai eu de longs échos de ce Langlois par la suite. À une certaine époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, était plein de vieillards qui savaient vieillir ». Mais, un glissement s’effectue à la page 98, car l’un d’eux devient porte-parole, évoquant « cette Martoune dont je vous ai déjà parlé ». Mais, dans un premier temps, il est, comme tous les autres villageois, un observateur indifférent, qui se contente de relater, sans vraiment comprendre, en se laissant manipuler par Langlois.
Mais, même s’il en reste souvent au simple rapport événementiel, peu à peu ce narrateur privilégié commence à prendre parti, s’implique davantage, porte un jugement au nom de tous : « À la longue, on prit l’habitude de se dire que, en ce qui concernait Langlois, rien ne signifiait rien. »
L’évolution se poursuit quand le narrateur évoque la façon dont, peu à peu, lui-même prend conscience d’un malaise intérieur, d’une faille inquiétante : « Très inquiétant, un dimanche insolite ! À quoi se raccrocher quand il n’y a plus l’habitude ? » Un discours rapporté direct au présent reproduit ce questionnement sur soi, la naissance d’une conscience à la veille de la battue, comme s’il le revivait : « Où suis-je ? Qu’est-ce qui m’arrive ? C’était un drôle de matin. » Il commence alors à interpréter, à prendre du recul, en projetant sur le récit fait au narrateur premier ce qu’il a pu apprendre par la suite, par le récit de Saucisse, et en approfondissant sa propre réflexion : « Si je vous disais que j’ai pensé bout ça ? Bien sûr que non : ça vient à mesure. D’autant qu’on n’était pas là pour penser. »
Un "amateur d'âmes"
Le voici donc devenu à son tour un « amateur d’âmes », qui comprend la remarque du procureur initialement qualifiée de « bêtises » : « À y réfléchir, hé, la bêtise du fameux procureur royal, ce qu’avait entendu Saucisse : le machin sur la vérité, c’était pas si bête que ça. » Et il finit par employer l’expression même de Langlois et Saucisse : « Et on se mit en mesure de faire marcher. / Marcher le monde. / C’est plus difficile que ce qu’on pense. En tout cas, ça réserve des surprises. » Il est ainsi l’exemple même de l’affirmation du procureur, d’un « vérité vraie pour tout le monde », cette noirceur au fond des âmes humaines.
Mais, comme les trois « amateurs d’âmes », il échappe à cette pulsion de mort, parce qu’il a lui aussi trouvé son divertissement, observer Langlois, puis analyser Langlois, enfin raconter Langlois.
CONCLUSION
Le récit, tel que l’élabore Giono, s’écarte totalement de la volonté de bien des romanciers de donner au lecteur toutes les clés pour comprendre la psychologie de leurs personnages. Les personnages, en effet, ne sont pas analysés, et ne s’analysent pas. Le récit, transmis par un observateur, ne nous donne à voir que les « formes » extérieures, selon la théorie de la Gestaltpsychologie, avec une multitude de détails, cependant, qui conduisent à interpréter le comportement, en faisant ressortir la face cachée. Les personnages les plus intéressants sont, en fait, ceux qui interrogent, qui s’inquiètent, qui cherchent à combler la faille en eux, et non pas ceux qui affirment.
2ème partie : les procédés du récit
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
Dans la première partie, le récit est simple, linéaire. Il mêle le présent, soit de l’énonciation, soit à valeur historique, tous deux pris en charge par le narrateur initial, et les temps habituels du passé, employés par le narrateur second qui lui rapporte les faits. L’intrigue se développe chronologiquement, de la première disparition au dénouement, la mort de M. V. La deuxième partie, en revanche, est beaucoup plus complexe, et la troisième le sera encore davantage.
LES JEUX DU RÉCIT
Une manipulation du temps
Le temps du narrateur ne subsiste qu’à l’ouverture de la partie, pour rappeler les conditions dans lesquelles il a lui-même appris les faits. Ensuite, il s’efface devant un temps à deux dimensions : les événements alors vécus par les témoins, jeunes, et le récit que leur a fait Saucisse après la conclusion tragique. Elle « parla d’abondance », ce qui permet au vieillard-narrateur de ré-interpréter ce à quoi il a assisté.
Une manipulation des sujets
Giono joue sur les pronoms personnels, un « nous » et un « on » collectifs, parmi lesquels se dégage le « je » d’un narrateur, un peu à la façon d’un coryphée dans la tragédie antique, englobant alors les autres villageois qu’il observe dans le pronom « ils ». Il faut, bien sûr, distinguer ce « je » du narrateur – qui, parfois même, rapporte au discours rapporté direct ses propres sentiments, par exemple ses questions avant la battue (« Où suis-je ? Qu’est-ce qui m’arrive ? ») – du « je » des personnages, le plus souvent dans leurs discours, mais aussi, plus rarement, pour rapporter leurs pensées : « Elle se dit : " Je vais lui donner sa chandelle. " »
Notons aussi la place accordée au destinataire, narrateur initial de la chronique, interpellé : « Non, monsieur ! Et, pour vous le faire comprendre, vous n’avez qu’à voir et à entendre. » Bien sûr, derrière ce pronom « vous », se cache chacun des lecteurs de Giono, lui-même double du narrateur initial. Mais ce destinataire, lui aussi, dialogue avec le vieillard-témoin, pour mieux comprendre : « Eh bien, me direz-vous, est-ce que ce n’était pas une chasse ? »
LE BAROQUE
La surabondance
Giono privilégie le désordre, nous livrant en vrac tous les éléments du récit, les chasubles, l’ostensoir, les fêtes à Saint-Baudille…, et nous laissant le soin de leur donner sens en les ordonnant. Il accumule les détails, à la fois surabondants, et minutieusement décrits, alors même qu’ils n’ont aucun rôle réel dans l’action, par exemple sur le portrait et le travail de la Martoune ou la longue description du costume de M. Tim. Comme dans le baroque, Giono joue ainsi sur l’anti-rationnel et sur l’illusion : il ouvre des perspectives au lecteur, l’engage dans des pistes qui n’ont que peu d’importance… jusqu’à ce que, tout à coup, une phrase vienne donner du sens, en établissant des symétries, en créant des échos entre les deux parties, par exemple la formule « la marche du monde », ou celle qui raconte la façon dont Langlois tue le loup, comme il avait tué M. V.
L'église Sainte-Rita à Nice : un exemple de surabondance baroque
Le mélange des genres
Plus encore que la première partie, la deuxième mélange sans cesse les registres comique et épique, ou tragique. On sourit, par exemple, des réactions des villageois, commentées par le narrateur, lors de la mise en place de la battue, des caricatures fréquentes, et des comparaisons, telle celle du son du cor à des « soupirs de veau », alors même que, sans transition, le récit prend ensuite une ampleur épique.
Giono joue sur des ruptures perpétuelles entre la banalité du quotidien, son aspect rassurant, et l’outrance, la violence. Par exemple, « le papier à cigarettes que vous pliez là avant d’y mettre le tabac » permet d’illustrer le positionnement des « soldats », « toute une ligne de tirailleurs », s’apprêtant à abattre le loup. De même, ce loup, à peine aperçu, « une esquive grise », se métamorphose soudain de façon terrible : « Je me l’imaginais comme une énorme oreille à vif, où toute notre musique tournait en venin, et ce venin elle ne le versait pas dans le loup. Ah mais non, j’imaginais que cette oreille était comme un entonnoir embouché dans les queues d’un paquet de mille vipères grosses comme le bras […] ».
Ces effets de contraste s’observent au sein des personnages eux-mêmes, le procureur, Saucisse, et Langlois lui-même, capable de « grande affection » envers son cheval alors que la formule qui le définit, comme les épithètes attribuées aux héros dans l’épopée homérique, soulignée par l’italique, est « l’austère et le cassant ».
CONCLUSION
Les choix d’énonciation de Giono s’écartent des procédés figés du roman, pour répondre à son désir de créer une « chronique », pour à la fois retrouver le rythme de l’oralité et restituer le foisonnement et les aléas de la vie. Il cherche sans cesse à provoquer le doute du destinataire, à susciter l’insolite. Il donne ainsi l’impression d’un récit en cours de construction, qui semble ne pas arriver à se fixer, comme pour reproduire le tragique existentiel, l’impossibilité de l’homme mortel de donner un sens à sa vie. Peut-être aussi le récit devient-il ainsi le suprême divertissement pour l’écrivain, sa façon d’échapper au vertige du vide ?
3ème partie : les rapports entre Saucisse et Langlois
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
Dans la troisième partie, le récit est pris en charge par Saucisse, « [l]longtemps après, très longtemps après, au moins vingt ans après », qui joue le rôle de témoin privilégié, et donne les clés de la personnalité de Langlois. Il est alors évident qu’il existe entre elle et lui une relation privilégiée.
UNE RELATION DE COMPLICITÉ
Deux "âmes sensibles"
Les deux personnages se sont immédiatement reconnus dans leur aptitude à « parler de la marche du monde », c’est-à-dire du « comportement des âmes ». Saucisse partage avec Langlois la conscience que « dans la marche du monde, il y a pas mal de choses qui ne vont pas toutes seules », et c’est ce qui explique qu’ils puissent se comprendre, sans même se le dire : « Tu parles si je comprenais ! », s’écrie-t-elle après une longue analyse de Langlois.
Une harmonie réciproque
Saucisse, dans toute situation, se trouve immédiatement en accord avec Langlois, ce que traduisent des parallélismes, par exemple pour juger Delphine : à son commentaire, « je me disais que… », répond « Ce devait être aussi l’opinion de Langlois… », structure en écho développée dans le dialogue de la page 212. Ses réactions, souvent identiques à celles de Langlois, témoignent de cette harmonie. Ainsi, elle fait toute une cérémonie du repas où elle va annoncer à Mme Tim le mariage de Langlois, et elle démasque parfaitement l’inutilité des efforts de Mme Tim et du procureur pour organiser l’appartement destiné à Langlois, d’où sa formule, pessimiste, répétée : « Tu peux courir ! »
Or, cette complicité est réciproque, comme le marque leur voyage à Grenoble pour aller chercher une épouse à Langlois. Il mesure parfaitement ce que peut ressentir Saucisse, « une boule sur l’estomac et la gorge serrée » en revenant dans cette ville où elle a vendu ses charmes : « Voilà comment il était. Il ne disait rien. Il ne bronchait pas, il ne regardait rien, il ne faisait pas attention à vous et, d’un mot, il vous faisait comprendre qu’il savait tout. »
UNE RELATION PROTECTRICE
Un rapport maternel
Déjà perceptible dans la fonction d’aubergiste de Saucisse, posée dans les deux premières parties, son comportement maternel vis-à-vis de Langlois est mis en évidence dans la troisième partie. Saucisse construit un véritable cercle de protection autour de Langlois, ce que résume la phrase que lui adresse Mme Tim lors de leur visite chez l’épouse de M. V.. « Du moment que vous ne vous occupiez pas de la femme, vous pouviez vous occuper de Langlois » revêt, en effet, un double sens : Il s’agit de le surveiller, mais aussi de le protéger, comme le ferait une mère.
Mais, à certains moments, ce rapport s’inverse, et c’est Langlois qui joue un rôle paternel, pour aider à descendre de voiture ou la protéger du froid en lui prêtant son manteau, par exemple, chez la dentellière aussi, ou encore, de façon plus marquée, à Grenoble, notamment quand il l’invite au restaurant.
La naissance de la peur
C’est le sentiment de peur qui établit un lien entre les trois parties, suscitée par les disparitions inquiétantes et les crimes de M. V. d’abord, puis par les loups dans la deuxième, enfin, dans la troisième, par le comportement de Langlois lui-même. Elle parcourt cette partie, tel un leitmotiv , lors du rasage par exemple (p. 189), ou bien quand Saucisse voit « deux jambes qui pendent du lit » pour découvrir ensuite qu’il s’agit simplement d’un pantalon. Cette peur ne s’apaise que quand elle est sûre que Langlois va être « diverti » suffisamment, par la perspective d’une invitation par exemple : « Alors, la nuit qui allait venir, on pouvait enfin la dormir sur les deux oreilles. »
Mais Saucisse reste douloureusement consciente de la faiblesse de leurs efforts : « On perdait Langlois » Le mariage de Langlois qu’elle a organisé, la surveillance qu’elle maintient à ses côtés, tout cela ne sert à rien. Cet échec s’inscrit dans l’écriture même du roman puisque son récit s’arrête quatre pages avant la fin, et que ce sont alors les vieillards qui prennent le relais, pour relater le récit fait par Anselmie du comportement de Langlois avec son oie.
UNE RELATION AMOUREUSE
Un amour caché ?
C’est Delphine, l’épouse de Langlois, qui, après sa mort, introduit cette hypothèse, mise en relief par le possessif en lettres capitales, en criant à Saucisse : « Oh ! TON Langlois », qui entraîne la réponse : « Mais, ce n’était pas MON Langlois ! » Or, c’est précisément ce déni qui entraîne le doute, d’autant plus que les témoins insistent : « On voyait ensuite que, toute seule, Saucisse continuait à se répéter cette phrase à vois basse ». « [N]ous aussi, nous aimions Langlois », déclarent-il, confirmant qu’il y a bien, de la part de Saucisse un amour, mais qui reste inavoué, comme si elle se refusait le droit de l’aimer, en choisissant, selon la formule réitérée, en italique, de se tenir « à distance respectueuse ». Mais le commentaire, question rhétorique et réponse en gradation ternaire, exprimant une forme d’amertume, sonne comme l’aveu d’un amour inaccompli : « Et puis, respect… est-ce qu’on respecte ceux qu’on aime ? / Ma place, je ne l’ai pas choisie. Je n’appelle pas choisir par force, par la force des choses, parce que j’avais soixante-dix ans sur le râble. » C’est donc bien son âge qui a constitué le principal obstacle, nouveau déni, et nouvel aveu chez l’épouse de M. V. : « Voilà mon Langlois ! (Ce n’était pas mon Langlois, c’est cette vache de Delphine qui dit ça. Ce n’a pas été mon Langlois. Je suis né vingt ans trop tôt. Si j’étais né vingt ans plus tard il serait encore vivant.) »
La jalousie
Si l’on admet qu’un des signes d’un sentiment amoureux est la jalousie, celle de Saucisse s’exprime tout naturellement envers Delphine, comme le résument la formule familière du vieillard-témoin, « Chien et chat », et son verbe expressif : « On n’a jamais su comment ces deux femmes ne se sont pas étripaillées ». Elle est « jeune, jolie », cause fondamentale de cette jalousie, mais elle est aussi celle qui n’a pas su jouer son rôle, empêcher le suicide de Langlois, d’où l'ironie de Saucisse par antiphrase, acerbe, sur « sa remarquable intelligence ».
Mais Saucisse fait également preuve de jalousie à l’égard de Mme Tim, malgré toute la complicité entre elles, manifestée à plusieurs reprises, et clairement avouée chez la brodeuse : « Eh bien, j’étais jalouse. Oh ! Ça m’arrivait souvent – jalouse de Mme Tim qui se rendait si utile, qui rendait un si grand service à Langlois. » Et celle-ci en est d’ailleurs parfaitement consciente, pour preuve sa question au moment même où Saucisse et elle réfléchissent à la meilleur épouse à trouver pour Langlois, et la réponse est un nouvel aveu : « C’est un gros sacrifice, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en me regardant. / Je lui fis signe que oui, sans répondre. »
Cependant, contrairement aux analyses précédentes, à aucun moment nous ne sentons la moindre réciprocité chez Langlois. Pour lui, il n’est question que d’amitié, ce qu’il souligne au moment où il est question de son mariage : « À part moi et celle qui acceptera les risques, il n’y a que mes amis qui aient droit au respect dans cette histoire, et le respect, ici, c’est de ne laisser d’illusions à personne », formule soulignée par l'italique qui se charge d’un double sens.
CONCLUSION
L’absence de réciprocité dans un amour, même non dit et non concrétisé, introduit une faille évidente dans la relation qui, par ailleurs, rapproche Saucisse et Langlois dans une même compréhension des profondeurs, sombres, de l’âme humaine. Saucisse, d’ailleurs, est parfaitement consciente d’entretenir, avec Langlois, un rapport « égoïste » (p. 200). Langlois, en effet, est ce « loup » qui sommeille en tout être humain : les images qui ponctuent les pages 207 à 209 l’identifient clairement Langlois à cet animal. Il avance dans la chambre « à pattes pelues », avec son « petit bagage de loup » déposé sur le lit. Elle l’observe, et interprète ses pensées, à son tour en chasse : « Savez-vous l’impression que j’avais ? Il me semblait que Mme. Tim, le procureur ou moi, nous donnions nos ordres avec un cor de chasse. » C’est donc bien d’ « égoïsme » qu’il s’agit, car Langlois lui sert de divertissement.
Le personnage de Saucisse : mise en scène d'Un roi sans divertissement, de Philippe Lardaud, 2012
3ème partie : le thème du labyrinthe
La deuxième partie fait une très rapide allusion au labyrinthe de Saint-Baudille, mais, dans la troisième, il devient un motif récurrent et prend une valeur symbolique. Langlois reproduit, en effet, celui de Saint-Baudille, où « il avait passé trois jours de promenades heureuses », et le verbe qu’il choisit pour en parler, « je m’en sers pour me promener », révèle qu’il n’est pas un banal lieu de promenade.
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
LE LABYRINTHE, UN SYMBOLE
Le labyrinthe de buis du château d'Hampton Court, Angleterre
Après la mort de Langlois, la position adoptée par les vieillards, en surplomb du labyrinthe, est dictée par leur désir de pouvoir, en observant les deux femmes, Delphine et Saucisse, « expliquer ce qui ne s’était jamais expliqué ». Cette formule illustre la fonction symbolique de ce lieu : il pourrait permettre d’élucider les « mystères » de l’âme humaine. Pour la comprendre, il faudrait donc parcourir un labyrinthe, et c’est cette image que Giono introduit à plusieurs reprises dans la troisième partie. D’ailleurs, au fil du récit, c’est dans le labyrinthe de buis lui-même que les vieillards s’installent pour écouter le récit de Saucisse.
Une route labyrinthique : les crêtes du Diois
La visite chez l'épouse de M. V.
Pourquoi Langlois décide-t-il de se rendre chez Mme V. ? Pour élucider le premier mystère, ce qui peut conduire un homme ordinaire, au cœur de l’hiver, à se transformer en un meurtrier. Or, cette visite est placée sous le signe du labyrinthe, déjà par la complexité du chemin suivi, « à travers des arbres », des montées et des descentes en toute ignorance du point d’arrivée : « Je ne savais pas où il nous menait. » Même pour expliquer son but, Langlois « s’emberlificote », comme le dit Saucisse, et s’emploie à « tourner autour du pot ». Puis, la description de la marche dans le village pour arriver à la maison reproduit cette même image de labyrinthe, un parcours à travers des « ruelles », « les décombres des maisons franchement écrabouillées », et il leur faut, comme précédemment, s’élever pour atteindre la maison de la brodeuse.
Enfin, il faut le temps d’une longue conversation, et « plus d’une heure à inventorier » le décor de la pièce, où les meubles et les objets sont entassés, pour en arriver au cœur du labyrinthe : « Langlois regardait un portrait accroché sur le mur le plus sombre ». Le lecteur a, lui aussi, suivi le labyrinthe et compris qu’il s’agit du portrait de M. V.
La fête à Saint-Baudille
Lors de fête à Saint-Baudille, le décor est à nouveau placé sous le signe du labyrinthe, non pas celui de buis, mais le parcours de Saucisse et Mme Tim à travers la vaste demeure, d’abord le « vestibule », puis la « salle de théâtre », puis un « salon, » avant de passer à « l’autre aile », à la « grande salle à manger », où le procureur les rejoint : « Nous tournâmes au haut bout, nous revînmes du même pas, longeant l’autre bord de la table et passant en revue, de l’autre côté, toute la série des grandes et des petites glaces de Venise, où des milliers de petits reflets de nos trois graves personnes encadraient au passage le grand reflet de nos trois graves personnes. »
Le modèle du château labyrinthique : celui de Montmeilleur à Saint-Baudille-et-Pipet
Mais ces trois « amateurs d’âmes » ont beau s’élever ensuite « de marche en marche », parvenir au cœur du labyrinthe, la chambre de Langlois, la sortie du labyrinthe reste impossible, leur quête reste sans réponse, d’où les questions de Saucisse rapportées au discours direct : « Jusqu’à quel endroit vas-tu nous hausser ? Jusqu’à ce qu’on ait trouvé celui qui a le remède ? » Car ce cœur représente, précisément, le mystère de l'âme de Langlois.
L'âme de Langlois
Ces deux étapes conduisent à une troisième : le labyrinthe est, en fait, la reproduction du difficile chemin à suivre pour comprendre les profondeurs de « l’âme humaine ». C’est ce qui explique le désir de Langlois d’aller voir la veuve de M. V., de « se mettre dans la peau » de cet homme ordinaire, devenu meurtrier. Comprendre la fascination de M. V. pour le sang permettrait de comprendre la sienne, peut-être. D’où son insistance, quand il s’agit que Saucisse lui trouve une épouse : « pas une brodeuse ». Car, si le mariage doit donner un sens à sa vie, cette « brodeuse » n’a pas permis d’en donner à celle de M. V. son époux.
De même, lors de la fête à Saint-Baudille, la présentation par Saucisse des pensées de Langlois, montre à quel point lui aussi a conscience de se mouvoir dans un labyrinthe, à travers le déroulement du repas, les conversations vides, « les gentillesses » aux uns et aux autres, les gestes attendus de lui… Se reproduit alors l’image de la poursuite du loup, d’abord par l’allusion au fait de « vivre dans les étendues désertes et glacées », imitation du vide existentiel de l’homme face à lui-même. La troisième partie est donc la quête du centre de ce labyrinthe, mais Langlois ne le dévoile pas : « Je ne peux pas courir aucun risque, même pas celui de vous dire où je vais et où je vous mène. » Devant ce silence, il ne reste donc qu’une solution à ses amis, entreprendre eux-mêmes la route pour arriver à ce centre…
Mais, une fois que Langlois aura atteint ce centre, aura mesuré ce qu’il porte en lui, il lui faudra sortir du labyrinthe… Il n’en échappera que par le haut, lors de sa mort : « C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers. »
L’ÉCRITURE LABYRINTHIQUE
Une architecture non-linéaire
L’écriture même de ce que Giono définit comme une « chronique » tend à reproduire le mouvement d’un labyrinthe, avec les routes prises par erreurs, qui ouvrent une perspective sans issue et qui obligent à la fois le narrateur et le lecteur-promeneur à retourner en arrière : « Je m’aperçois que j’ai sauté tout d’un coup un trop grand nombre d’années. » Pour sortir du labyrinthe, mis en place dès la première partie, c’est-à-dire la mort de Langlois, annoncée dès la page 153 (« nous avions vu mourir Langlois ») avec une parenthèse pour préciser, il faudra attendre pratiquement cent pages… et parcourir tout le labyrinthe du récit de Saucisse. La « chronique » se veut une reproduction de la vie, et la vie n’est-elle pas un labyrinthe ?
L'énonciation
L’alternance incessante des locuteurs, entre le récit de Saucisse, les commentaires du vieillard, narrateur porte-parole des villageois, et les discours directs rapportés, notamment quand Saucisse interpelle ceux qui l’écoutent, contribue à construire un véritable labyrinthe dans lequel le lecteur peut s’égarer.
L’expression du temps contribue aussi à cette impression de labyrinthe. Le déroulement des travaux des paysans, l’époque des foins, puis celle des « rates », la « moisson »…, s’entrecroise avec les moments où Saucisse, Mme Tim, le procureur s’inquiètent pour Langlois, et avec la perception même du temps par ce personnage : « L’homme dit que la vie est extrêmement courte. »
CONCLUSION
Par l’écriture de la « chronique », il semble que Giono exorcise sa propre angoisse, parcourt sa propre recherche labyrinthique en quête de divertissement. Une phrase exclamative, soulignée par une interjection et glissée au milieu du récit de la fête à Saint-Baudille, sans lien apparent avec le portrait des petits-enfants de Mme Tim qui la précède et la suit sans transition, sonne étrangement : « Ah ! l’encre, ça en fait faire des bêtises ! » Comment comprendre cette allusion à « l’encre » ? N’est-ce pas celle dont l’écrivain se sert pour composer son récit, et celui-ci, tel un enfant, sourirait alors des « bêtises » qu’il raconte…, mais qui présentent l’intérêt de le divertir ?
Se charge alors de sens le long passage sur « la marche du monde », mis en évidence en italique, où Langlois rappelle les actes de M. V. : « Il semble qu’il n’y a pas de raison pour nous mais il y a une raison pour lui. Et, s’il y a une raison pour lui, nous devons pouvoir la comprendre. Je ne crois pas, moi, qu’un homme puisse être différent des autres hommes au point d’avoir des raisons totalement incompréhensibles. Il n’y a pas d’étrangers. » Ainsi, nul homme étant « étranger », en chaque lecteur sommeille un Langlois, et Giono lui-même est Langlois. Mais là où le suicide de Langlois est son échappatoire pour sortir du labyrinthe, et se hausser aux « dimensions de l’univers », Giono, lui, n’a-t-il pas trouvé cette expansion par la création littéraire, par l’art qui permet à l’homme d’échapper aux limites de sa courte vie ?
3ème partie : le divertissement
Les pages citées sont celles de l'édition Folio, 1982
Le terme « divertissement » donne la clé du roman, et il convient de rappeler son sens étymologique, détourner, d’abord au sens juridique, aujourd’hui vieilli (divertir un héritage à son profit), puis élargi : un divertissement est un élément qui détourne des choses sérieuses. C’est dans cette acception que Pascal l’emploie dans ses Pensées, phrase qui clôt le récit de Giono : « Qui a dit : "Un roi sans divertissement est un homme plein de misères" ? » Pour Pascal, c’est tout ce qui éloigne l’homme, qui se perçoit comme un « roi » dans l’univers, de sa véritable dimension, de ses « misères », c’est-à-dire des limites de sa condition mortelle. Ainsi, l’homme s’invente des « divertissements », toutes sortes de distractions, d’amusements, pour ne pas se regarder en face, ne pas penser à sa mort, ne pas voir toutes les horreurs qu’il porte en lui.
Jacques Brel, "Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient ?", Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963
Si un seul « divertissement », la poursuite de M. V. et la chasse au loup, figure dans chacune des deux premières parties, la troisième les multiplie.
LES DIVERTISSEMENTS SUPERFICIELS
Le moniteur de la mode, Magazine, 1846
L'habillement
Déjà, lors de la deuxième partie, l’habillement avait joué un rôle, depuis les uniformes de la louveterie, jusqu’aux toilettes des dames lors de la chasse. Son rôle se confirme dans la troisième partie, par exemple avec la question ironiquement lancée par Delphine à Saucisse : « Et toi, à partir de ce moment-là, combien de fois l’as-tu mise ta belle robe ? » Cela se retrouve aussi chez le procureur qui, pour la fête, « avait une toilette du tonnerre de Dieu. » Enfin, le voyage a Grenoble est ponctué d’allusions aux vêtements, ceux des voyageurs, de Langlois, de Delphine, des dîneurs au restaurant, et jusqu’au tablier de la petite bonne de Delphine à laquelle Saucisse recommande de mettre « un tablier blanc ». Tout se passe comme si, quand un homme tel Langlois est dévoré de l’intérieur, il est essentiel de détourner son regard sur des détails, quelque accessoires qu’ils soient.
La promenade
Qu’elle se fasse à pied ou en voiture, la promenade avec Langlois prend aussitôt l’allure d’une cérémonie, d’un rituel, solennel, par exemple avec Mme Tim : « elle et Langlois se promenaient inlassablement de long en large sur la place des tilleuls, parlant peu, sans presque jamais se regarder en face, restant de longs moments à marcher côte à côte en silence. » De même, le trajet à Saint-Baudille, accompli par Saucisse sur le cheval de Langlois, prend la valeur d’un divertissement, dès que Langlois, par exemple, demande à Saucisse d’ouvrir son ombrelle : « Ouvre-la et fais la duchesse. » Elle-même comprend bien le sens de cette promenade inattendue : « il s’agissait de s’amuser avec l’alentour », de détourner les yeux par la contemplation des beautés du paysage, des laideurs de l’âme humaine. « Et quel alentour ! », s’exclame la narratrice, ce qui offre à Giono l’occasion d’un paragraphe rendu poétique par les synesthésies, couleurs, odeurs, bruits mêlés, et par les comparaisons : « l’éteule en était rose comme un beurre qui fait la perle », « Les forêts et les bosquets dansaient devant mes yeux comme le poil d’une chèvre devant laquelle on bat du tambour ».
La fête à Saint-Baudille
Par l’ampleur qu’elle prend dans la troisième partie, elle est la réplique de la chasse au loup, avec l’organisation artistique du décor par Mme Tim, comparé au paysage naturel avec la même mise en œuvre des synesthésies : « Mais la beauté qui nous attendait à Saint-Baudille et qui, celle-là, était son œuvre, avait la même qualité de bonbon anglais, acidulé », fraîche, multicolore, torsadée de citron, de vinaigre et d’azur. » Mme Tim construit cette fête comme un spectacle donné à Langlois, dont les acteurs sont les enfants et les filles de Mme Tim, ce que démasque Saucisse : « Et nous regardions tout », raconte-t-elle, avant d’évoquer la visite du château, en s’attardant sur la « salle de théâtre », symbole du divertissement. Mais, pour Saucisse, elle ne joue pas ce rôle, la ramenant, au contraire, à sa propre vie, aux laideurs vécues et à ses échecs. D’où son annonce d’un échec de cette fête-divertissement : « pour le théâtre, il ne fallait pas essayer de m’en conter. Je savais de quoi c’était fait et je pouvais très bien imaginer que, dans un autre ordre d’idées les terrasses, les vestibules, les salons étaient faits de la même farine. Qui fait un pain immangeable. »
En fait, ces divertissements sont trop éphémères pour apporter une réponse à la « misère » de l’homme, installée au plus profond de sa conscience. Ils ne sont qu’une échappatoire provisoire, d’où la phrase de Saucisse à Mme Tim et au procureur, alors même que s’achève cette fête : « Il n’y a plus qu’à revenir prendre nos places dans le quadrille. »
LE DIVERTISSEMENT EN PROFONDEUR
Le divertissement, dans la vie comme au théâtre, se déroule dans un double lieu : la scène, c’est-à-dire le lieu de la joie, où se joue l’amour par exemple, et les coulisses, qui sont l’envers du décor, l’acteur sans maquillage, images de la face plus sombre de l’homme, le sang, la mort.
Le mariage
L’idée naît au moment même où « la neige » se met à tomber, enfermant chacun en lui-même, l’obligeant à se confronter à la solitude : « Je vais me marier », annonce alors Langlois à Saucisse. Mais étrange décision, où les seuls critères sont que cette femme, qu’il demande à Saucisse de lui trouver, ne ressemble pas à celle de M. V. , ne soit pas « brodeuse », ne l'« entoure pas » comme elle l’a fait avec son époux, ce qu’a révélé son intérieur, « cette sorte de garde-meuble dans lequel elle vivait ». Mais, quand Saucisse lui demande la raison de cette soudaine décision, « Ce serait pour quoi faire au juste ? », sa réponse montre qu’il s’agit d’une sorte de vague effort, auquel lui-même ne croit pas beaucoup : « Ah ! Au juste… » C’est donc une ultime tentative pour échapper au repli sur soi, et surtout à la conscience de la mort à laquelle répondrait le mariage, qui se situe, lui, du côté de la pulsion de vie. Cependant, le résultat de cet essai pour retrouver une vitalité est nié par avance, par la formule récurrente employée par Saucisse « rien à en déduire », corroborée par Langlois, jusqu’à la précision, renforcée par l’italique, « qu’on ne se fasse pas d’illusions », qu’il reprend avec insistance.
Le sang de l'oie sur la neige : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963
Dans un roman, Deux cavaliers de l’orage, rédigé entre 1939 et 1942 même s’il n’a été publié qu’en 1965, Giono a déjà évoqué longuement le sang, celui d’un cheval tué : « Il faudrait avoir un homme qui saigne et le montrer dans les foires. Le sang est le plus beau théâtre. Tu ferais payer, ils emprunteraient pour venir. » Giono insiste ainsi sur ce suprême divertissement de l’homme mortel, contempler la traduction même de la mort, le sang qui coule.
À nouveau, c’est l’hiver qui est le déclencheur : la scène chez Anselmie a lieu « dès la première chute de neige ». Le récit d’Anselmie, dans sa banalité, souligne la façon dont Langlois est fasciné par le sang de l’oie : « Eh bien, il l’a regardé saigner dans la neige ».
Et, alors qu'Anselmie restitue la banalité du quotidien, dans sa rationalité paysanne, « plumer » l’oie, finir de faire sa « soupe », la fin du récit souligne le comportement, totalement irrationnel, de Langlois : « Est venu cinq heures. La nuit tombait. Je sors prendre du bois. Il était toujours là au même endroit. » Paroxysme de folie… ? Ou bien, divertissement offert par ce moment où, par l’intensité du contraste du sang sur la neige, l’homme a réussi à perdre la conscience du temps ?
CONCLUSION
Si l’on reprend les termes posés par Freud dans Au-delà du principe de plaisir (1920) les deux pulsions qui coexistent en l’homme, « eros » et « thanatos », pulsion de vie et pulsion de mort, ne se conjuguent plus chez Langlois. L’échec de tout ce qui pouvait le rattacher à la vie est alors irrémédiable…Thanatos triomphe, écho de la condition mortelle de l’homme.
Le seul divertissement que Langlois n’ait pas essayé est de donner lui-même la mort, de faire lui-même couler le sang, comme l’ont fait M. V. ou le loup. Mais, il est parfaitement conscient que c’est là un engrenage incessant : il faudra sans cesse renouveler le crime. Il sait également qu’aussi bien M. V. que le loup ont fini par en arriver à leur vérité profonde, par l’affronter, par accepter leur propre mort. D’où la scène rapide qui suit immédiatement celle avec l’oie, le suicide de Langlois. L’ultime divertissement serait alors de transcender les limites de l’homme, en créant sa propre mort au moment où on le décide, de la façon dont on le décide, jusqu’à la transformer en spectacle, ici « l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. »
Explications de sept extraits
1ère partie : Incipit (pp. 9-10, du début à "... monument aux morts.")
1ère partie : Saucisse et Langlois (pp. 53-54, de « La Café de la route… » à « … du soleil, disait Langlois. »)
1ère partie : La mort de M. V. (pp. 86-87 de « Nous avions repris le chemin… » à « … sous enveloppe et l'envoya. »)
2ème partie : Le portrait de Mme Tim (pp. 110-111, de
« Mme Tim était abondamment… » à « … C'était à voir ! »)
2ème partie : La mort du loup (pp. 145-146, de « – Paix ! dit Langlois. » à « ... encaisseur de mort subite. »)
3ème partie : Le "mystère" de Langlois (pp. 155-156, de
« Si on était là à la faire parler… » à « … une tristesse infinie. »)
3ème partie : Le récit de Saucisse (pp. 186-187, de « C'est à nous qu'elle parlait… » à « … pas engloutis, j'imagine. »)