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Yasmina Reza, "Art"1994

L'auteure (née en 1959) : l'art d'ôter les masques 

Yasmina Reza, 1995, photo de Marianne Rosenstiehl

Yasmina Reza, 1995, photo de Marianne Rosenstiehl

Le goût de la scène

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Son origine familiale, un père russo-iranien, ingénieur, et une mère hongroise, violoniste qui ont fui le communisme et vivent dans le milieu des réfugiés juifs a Paris, a peut-être amené Évelyne Reza à un double choix d’études, la sociologie et des études artistiques sur le théâtre à Nanterre. Après son diplôme et tout en suivant les cours d’art dramatique de Jacques Lecoq, elle débute comme comédienne dans des pièces de Molière et de Marivaux, avant de se lancer, en 1983, dans l’écriture du script de Jusqu’à la nuit de Didier Martiny, qui devient son compagnon et le père de ses deux enfants. Parallèlement à sa carrière littéraire, elle ne renoncera jamais à la mise en scène, en tant qu’actrice d'abord par exemple dans le film de Pierre Granier-Deferre, Que les gros salaires lèvent le doigt (1982) ou dans Loin (2001) d’André Téchiné.

Elle est aussi réalisatrice pour des adaptations cinématographiques de ses pièces, par exemple d’Une pièce espagnole qui devient Chicas (2004) ou de celle réalisée par Roman Polanski en 2011 sous le titre Carnage. 

Le goût de l'écriture

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Sa carrière littéraire débute par l’écriture dramatique avec Conversations après un enterrement (1987), une première œuvre primée par un "Molière". Mais son succès prend une dimension internationale grâce à la pièce « Art », en 1994, mise en scène par Patrice Kerbrat avec Fabrice Lucchini, Pierre Vaneck et Pierre Arditi, suivie de nombreuses œuvres, comme La Traversée de l’hiver (1990) ou Le Dieu du carnage (2006), qui lui valent, dès 2000 le Grand prix du théâtre de l’Académie française. Ses pièces sont traduites dans de très nombreuses langues et jouées dans le monde entier.

Quand elle passe du théâtre au récit, les courts chapitres d’HammerKlavier, publié en 1997, qui reprennent ses interrogations sur l’art et, de façon plus générale, sur les bouleversements sociaux, lui valent un même succès. Ces thèmes se prolongent dans un roman comme Une Désolation, en 1999, L’Aube le soir la nuit, récit-enquête de la campagne menée par Nicolas Sarkozy en 2007 qu’elle a suivie de près, dans Heureux les heureux (2013) ou dans Babylone, qui reçoit en 2016 le prix Renaudot.

Le contexte littéraire 

Les crises et les guerres qui ont marqué la première moitié du XXème siècle ont profondément modifié la perception du monde et de l’homme en remettant en cause ce qui, précédemment, proposait un ordre et un sens, et en générant des angoisses et de nouvelles questions sur le sens même de l’existence humaine. Cela s’est inscrit dans les courants culturels dont hérite Yasmina Reza, oscillant entre la volonté de déconstruction, et la quête d’explications et de formes nouvelles.

Au cœur de cette évolution, qu’il s’agisse du « théâtre de la cruauté », d’Antonin Artaud, du « Théâtre de l’Absurde », ou, autre genre littéraire, du « Nouveau Roman », ressort un point commun : le rôle accordé à la parole, une parole de conflit, de combat, qui vise à pousser à l’extrême les rapports humains, chargés d’angoisse.

Contexte

Le Théâtre de l'Absurde 

Ce texte théorique d’Eugène Ionesco pose les principales caractéristiques qui se reconnaissent chez les auteurs de ce nouveau théâtre.

Si l’on pense que le théâtre n’est que théâtre de la parole, il est difficile d’admettre qu’il puisse avoir un langage autonome. Il ne peut être que tributaire des autres formes de pensée qui s’expriment par la parole, tributaire de la philosophie, de la morale. Les choses sont différentes si l’on considère que la parole ne constitue qu’un des éléments de choc du théâtre. D’abord le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue, c’est la parole de combat, de conflit. Si elle n’est que discussion chez certains auteurs, c’est une grande faute de leur part. Il existe d’autres moyens de théâtraliser la parole : en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-même doit être tendu jusqu’à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations.

[…] Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles.

De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l’amplifier à leur tour. [...] Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. Dislocation aussi, désarticulation du langage.

E. Ionesco, Notes et Contre-Notes, 1966.

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1953

Dans un autre passage du même ouvrage, il confirme : « Pas d'intrigue…pas d'architecture…simplement une suite sans suite, un enchaînement fortuit, sans relation de cause à effet, d'aventures inexplicables ou d'états émotifs, ou un enchevêtrement indescriptible, mais vivant, d'intentions, de mouvements, de passions sans unité, plongeant dans la contradiction. » Pour détruire la logique, l’auteur cultive alors deux ressorts, le hasard et la répétition.

La conséquence en est la « dislocation du langage », qui « doit presque exploser, ou se détruire ». Seul un langage poussé à l’extrême permet, en effet, d'exprimer les sentiments extrêmes, et, surtout, d’apporter la preuve que la condition humaine, les rapports humains ne sont que dérision. Le langage ne permet plus d’avoir prise sur le monde, de lui donner sens, puisqu’il n’est plus qu’une sorte de machine qui tourne à vide…

« L’ère du soupçon » 

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« Le Nouveau Roman n'est pas une théorie, c'est une recherche », écrit Alain Robbe-Grillet, en 1962, qui propose, dans le Dictionnaire de littérature contemporaine.1900-1962, une définition pour rendre compte de ce courant, né à la fin des années 50, qui se fonde d’abord sur des refus. Dans cet après-guerre qui s'interroge sur le monde et sur l'homme, qui nourrit plus d'incertitudes qu'il n'apporte de réponses, où tout, comme dans les sciences physiques, semble en proie à la relativité et au discontinu, chercher à structurer une intrigue qui imposerait un sens à l'œuvre semble illusoire. Inaction, vide, ralentis, répétitions, voilà ce qui remplace l'intrigue au sens propre. Les Nouveaux romanciers en sont arrivés à la déconstruction extrême, celle du personnage en lequel l’essentiel devient la conscience, en quête de sens, avec ce que cela implique de flou et de tâtonnements.

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963

Pour reprendre le titre de l’essai de Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon paru en 1956, même quand elle est posée comme insignifiante, la parole est placée au cœur des œuvres, mais une parole particulière qu’elle nomme "la sous-conversation", non plus les mots eux-mêmes, mais une intonation, un geste, un  regard, un silence… Tout dialogue révèle alors le non-dit, l’indicible, en faisant naître les "tropismes". Par son étymologie, le grec *τρoπɛȋν (tropeïn) soit le fait de [se] tourner, ce mot "tropisme" désigne à l’origine la tendance d’un organisme végétal à réagir, notamment dans sa croissance, en réaction à un stimulus externe, physique, comme en s’orientant vers la lumière, ou chimique, en réponse à un pesticide. 

Mais ce terme a pris un sens figuré, pour qualifier la force, obscure, imperceptible souvent, qui pousse une personne, voire un groupe, à prendre une orientation. C’est ce sens qu’adopte Nathalie Sarraute, en le mettant en scène dans son recueil de récits, Tropismes, en 1939, et dans sa préface de L’Ère du soupçon. Elle définit ainsi les "tropismes": « Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience : ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons que nous croyons éprouver et qu'il est possible de  définir. [...] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent ».

Nathalie Sarraute, Tropismes, 1939

Voici ce que précise Monique Gosselin, dans une de ses études sur Sarraute, en montrant comment les "tropismes" sont au cœur même de son œuvre : 

Le but des récits de Nathalie Sarraute est moins une reproduction du réel (ce qu’on appelle la mimésis) qu’un grossissement de ce qui se passe dans le subconscient , là où ne surviennent pas encore les mots mais où règne un magma confus de sensations, de menues aspirations, répulsions ou rétractions, ces « menus drames microscopiques » et intimes qu’elle a nommés d’un terme scientifique , approximatif même à ses yeux : les tropismes.

Ces turbulences intérieures se dérobent à tous et ne peuvent être saisies en surface que dans les interactions qui se jouent dans les scènes de dialogue ou dans ces étranges monologues intérieurs que sont les sous-conversations, trame essentielle de ses fictions.

Monique GOSSELIN (Université de Paris X, Nanterre )

Il s’agit donc pour l’écrivain de transformer en langage cette vie intérieure, trouble, confuse, de traduire par des mots ces moments, qui, tout fugitifs et dérisoires qu’ils sont, font surgir tout ce qui sépare les deux personnages, les valeurs opposées adoptées dans leur vie.

POUR CONCLURE

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L’intérêt de la pièce de Yasmina Reza est que, tout en héritant de ces remises en cause, elle ne va pas jusqu’aux renoncements extrêmes qu’elles ont pu générer. Ainsi, elle conserve une identité et une psychologie à ses personnages, en marquant leur révolution à la fois par le dialogue mais aussi le monologue, enfin en atténuant le conflit qui se refuse à aller jusqu’au tragique.

Présentation de la pièce "Art" 

Pour voir la mise en scène de Patrice Kerbrat, 1994

L’absence d’article traduit le refus d’actualiser le nom, en affaiblit donc la focalisation, le généralise comme s’il s’agissait d’introduire un article de dictionnaire. À ce premier choix s’ajoutent les guillemets qui renforcent la mise à distance du terme. Il est illustré par l’objet du litige, présenté en ouverture, « une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux », et c’est sur lui que se ferme la pièce. 

Le titre : « Art » 

Ce titre invite à s’interroger : qualifié de « merde » par Marc dans sa première conversation avec son ami Serge, ce tableau peut-il considérée comme « art » ? Cette invitation est d’ailleurs formulée par Serge face au déni de Marc : « Quand on dit qu’une chose est une merde, c’est qu’on a un critère de valeur pour estimer cette chose. »

C’est aussi cette distanciation qui explique l’interruption de l’interrogation de Marc : « Comment s’appelle le… », comme s’il ne pouvait pas prononcer le terme « peintre » qui reconnaîtrait qu’il s’agit bien d’« art ». Cela se confirme par la réaction de Marc quand Serge précise « Confectionné par l’artiste » : son commentaire, « C’est amusant que tu dises l’artiste. », se prolonge par « Tu dis l’artiste, tu pourrais dire le peintre ou… comment il s’appelle… Antrios… », puis à nouveau sous-entend son déni d’une telle peinture : « Tu dis l’artiste comme une sorte de… enfin bref, ça n’a pas d’importance. Qu’est-ce qu’on voit ? Essayons de voir quelque chose de consistant pour une fois. » Sa question rhétorique renvoie ce tableau blanc à du « rien », lui refuse donc le statut d’œuvre d’art.

Présentation

Le cadre spatial 

Le cadre joue un rôle essentiel car la pièce se construit autour de lui, aussi bien dans la mise en scène des différentes conversations que dans l’enjeu sous-jacent, la relation entre les trois personnages, Marc, Serge et Yvan.

Décor d’Édouard Laug, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

La didascalie initiale pose un décor à la fois unique, « Le salon d’un appartement / Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible », mais triple en réalité : « les scènes se découlent successivement chez Serge, Yvan et Marc ». Tout se passe comme si était ainsi figurée l’union des trois personnages, trois amis rassemblés dans un huis clos. 

Mais cette unicité est détruite par la dernière précision : « Rien ne change, sauf l’œuvre de peinture exposée. »

Décor d’Édouard Laug, mise en scène de Patrice Kerbrat, théâtre des Champs-Élysées, 1994

 Elle fait écho au questionnement induit par le titre, puisqu’à la « toile blanche » chez Serge, s’oppose chez Marc, « un tableau figuratif représentant un paysage vu d’une fenêtre », une vue de Carcassonne que Serge qualifie ironiquement d’« hypo-flamand. Très agréable », tandis que chez Yvan, un seul terme présente le tableau : « Au mur, une croûte. » C’est précisément ce changement qui donne à la pièce un double sens.

  • D’une part, chacun de ces tableaux fait écho au questionnement du titre : à quelles conditions est-il possible de mériter le terme « art » ?

  • D'autre part, leur choix caractérise chaque personnage : Serge, qui se veut connaisseur en art moderne, Marc, tenant d’un art figuratif, « classique », tandis que le tableau d’Yvan révèle son indifférence à la qualité de l’œuvre d’art pour n’y voir que sa valeur affective puisqu’on apprendra que ce tableau a été peint par son père.

La temporalité 

Les conversations

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Au début de la pièce, il y a quelques indices temporels. Le monologue de Marc en ouverture, à la façon du récit d’un narrateur, indique pour sa visite à Serge : « Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi, mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. » L’échange entre Marc et Yvan, qui suit cette visite a lieu le lendemain : « Vu hier » déclare-t-il à propos de sa rencontre avec Serge. Mais quand, à son tour, Yvan se rend chez Serge, le flou s’installe quand, à la question de Serge, « Tu as vu Marc récemment ? », il répond de façon plus évasive : « Il y a deux, trois jours. » Aucune indication n’est ensuite donnée, ni sur la date de la visite d’Yvan chez Marc pour lui rendre compte de son constat sur le tableau – dont il est permis de supposer qu’elle a eu lieu très rapidement – ni sur la dernière réunion des trois amis chez Serge. Le dernier tableau, l’effacement du dessin sur l’Antrios, se déroule sans doute peu après.

La pièce occupe donc plusieurs jours, mais, comme elle n’offre que la répétition d’une même forme, cinq rencontres, cinq conversations, elle donne l’impression que les  visites s’enchaînent quasiment sans interruption, ce qui fait ressortir la rapidité de la dégradation de l’amitié entre les trois personnages.

L'antériorité

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Comme c’est souvent le cas au théâtre, la pièce met en scène l’explosion d’une crise, ce qui implique de donner au lecteur des informations sur la situation antérieure des personnages. La plus importante est l’ancienneté de leur amitié, soulignée dès le premier monologue de Marc, « Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. », et confirmée par la conclusion de Serge : « Donc, nous voici au terme d’une relation de quinze ans... »

Serge et Marc

Durant ces années, Serge a eu deux enfants mais a divorcé, Marc a une compagne, Paula. Mais, si rien ne semble jusqu’alors avoir entamé leur amitié, cette durée semble avoir cristallisé bien des rancœurs, comme le met en évidence le jugement de Serge sur Paula : Marc oppose son appréciation méliorative « à cette époque » à sa critique sévère contre elle « aujourd’hui ». Tout se passe donc comme si la crise faisait jaillir les non-dits que chacun porte en soi.

Ainsi s’amplifie le conflit entre Serge et Marc, qui vit douloureusement l’évolution de son ami : « De mon temps, tu n’aurais jamais acheté cette toile. », « Il fut un temps où tu étais fier de m’avoir pour ami… » Il se sent dépossédé de son rôle d’ami, remplacé par de nouveaux choix, son goût pour l’art contemporain, donc par de nouvelles relations qui les partagent. À ses yeux, l’amitié s’est détruite « à la longue », tel un long divorce qui survient « sur le tard ».

L’évolution d’Yvan

Yvan vit un double changement au moment même où se déroule la pièce : « je vais me marier sans quinze jours avec une gentille fille brillante et de bonne famille », annonce-t-il. Ce mariage proche, après des années de solitude et un mal-être qui l’a conduit à suivre « six ans d’analyse », crée en lui un bouleversement qui rejaillit sur sa relation avec ses amis, dont témoigne le flot de paroles pour expliquer à Serge et Marc son retard en évoquant les difficultés d’organisation dues aux exigences familiales. C’est aussi ce mariage qui l’a conduit à un changement professionnel, « Je suis dans la papeterie depuis un mois… », qui, cependant, ne l’enthousiasme guère. Il constate d’ailleurs qu’à présent il « pleure » sans cesse, très facilement. Dans les deux cas, cette évolution amène des critiques de ses amis, qui critiquent sa future épouse et lui demandent même de renoncer à ce mariage, dont ils ont pourtant accepté d’être les « témoins ».

Finalement, la pièce interroge sur l’inexorable marche du temps, douloureuse parce qu’elle interdit la permanence des êtres, qui leur offrirait une rassurante sécurité sur eux-mêmes.

La projections dans l'avenir

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À la fin de la dernière rencontre entre les trois personnages, alors qu’ils sont au restaurant, le conflit trouve une issue, comme lorsqu’un couple se déchire. 

La dégradation du tableau : mise en scène de Patrice Kerbrat, 1994

Après le dessin du « skieur », profanation du tableau blanc, pour éviter la séparation définitive, Serge et Marc ont décidé d’« une période d’essai ». Cependant, la dernière tirade de Serge réintroduit un non-dit dans cette réconciliation, puisqu’en affirmant qu’il ignorait que les feutres étaient « lavables » – ce qui explique qu’il ait finalement excusé la dégradation du tableau dont il savait qu’elle n’était pas irrémédiable – il reconnaît un mensonge, et s’emploie à la justifier : « Mais pouvais-je entamer notre période d’essai par un aveu si décevant ?... D’un autre côté, débuter par une tricherie ?... » Dilemme vite effacé : « Tricherie ! N’exagérons rien. D’où me vient cette vertu stupide ? » Après tout, les relations ne tirent-elles pas leur permanence de tout ce que chacun dissimule avec soin ?

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Autre projection dans l’avenir par rapport à la dernière conversation, la dernière tirade d'Yvan révèle aussi l’ambiguïté que chacun porte en soi. Il évoque, en effet, le geste de son épouse, et la crise de larmes qu’il a alors vécue : « Le lendemain du mariage, Catherine a déposé au cimetière Montparnasse, sur la tombe de sa mère morte, son bouquet de mariée et un petit sachet de dragées. » Or, il constate : « Cela a commencé, ou du moins s’est manifesté clairement le soir du tableau blanc chez Serge » : « L’expression « période d’essai appliquée à notre amitié a provoqué en moi un séisme incontrôlé et absurde ». Peut-être pas si « absurde » si l’on relie ces deux crises de larmes : ne montrent-elles pas la fragilité de tout ce qui unit les êtres, de toute façon condamnés à disparaître, donc la fragilité de leurs efforts pour construire une relation durable, aussi bien entre parents et enfants, entre époux ou entre amis ?

La structure 

Yasmina Reza refuse de diviser sa pièce en actes, puis en scènes correspondant aux entrées et sorties, traditionnelle dans le théâtre classique, pour utiliser une triple étoile qui sépare ce que l’on pourrait appeler des "tableaux" ou des "séquences", au total dix-sept, de longueur variable. Mais, même en l’absence de péripéties nées d’obstacles extérieurs, cela n’empêche pas de reconnaître une construction rigoureuse et significative, marquée par certaines didascalies et par l’alternance de soliloques et de dialogues. 

Structure

Les didascalies

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Si certaines didascalies guident le jeu des acteurs, en indiquant un mouvement, un geste et, souvent un temps de « silence », il faut signaler l’importance de celles qui marquent les changements de lieux : elles signalent ainsi les cinq visites, comme les cinq actes d’une intrigue : chez Serge, chez Yvan, chez Serge à nouveau, puis chez Marc, enfin chez Serge. Cette répartition, ainsi que la longueur de la dernière visite, la seule à réunir finalement les trois protagonistes, confirme le thème central de la pièce, le tableau acheté par Serge. Notons d'ailleurs, lors des deuxième et troisième visites chez Serge, les indications répétés qui concernent précisément le tableau, absent au début de la scène, par exemple avec Yvan, « On ne voit pas le tableau », puis avec Marc, avant d'être remis au premier plan dans les deux cas : « Serge sort et revient dans la pièce avec l'Antrios qu'il retourne et dispose devant Yvan. »

Les soliloques

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Le terme "soliloque", discours intérieur d’une personne qui permet de dévoiler ses pensées et ses sentiments, offre l'avantage de convenir aux deux cas, le monologue et l'aparté, indices de l'illusion propre au théâtre et adresses directes au public, qui remplacent utilement les commentaires d'un narrateur dans un récit. Cependant, nous distinguerons le monologue, où le personnage est « seul » en scène, de l’aparté où l’un est censé parler sans que l’autre ne l’entende.

Le monologue

         On note un écho entre l'ouverture de la pièce par le monologue de Marc qui présente la situation, l’achat du tableau et son acheteur, Serge, avant d’introduire l’opposition entre les deux amis, et la fin, avec deux monologues successifs qui les remettent face à face : celui de Serge, qui se termine par une question évoquant la réconciliation mais aussi le débat initial, « Pourquoi faut-il que les relations soient si compliquées avec Marc ?... », et celui de Marc, qui reprend la même présentation du tableau, « C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt », mais charge ce monochrome blanc d’un sens figuratif, jusqu’alors nié : « Elle représente un homme qui traverse un espace et disparaît. »

        Au cœur de la pièce, trois monologues séparent les rencontres en duos de la dernière visite, où tous trois se retrouvent.

  • Le premier est celui d’Yvan s’enchaîne directement avec la question posée par Marc dans le tableau précédent : « Tu es content ? » Sa phrase introductive, « Bien sûr que je ne suis pas content », permet de remettre en évidence son malaise existentiel et le changement qu’il vit, son mariage.

  • Le deuxième, celui de Serge, commence par une autojustification de son achat, « Objectivement, il n’est pas blanc », qui l’amène à rappeler son conflit avec Marc, en un rejet violent : « Marc le voit blanc… C’est sa limite […] Marc peut penser ce qu’il veut, je l’emmerde. »

  • Celui de Marc conclut cet ensemble, en exprimant le regret de son conflit avec Serge, « J’aurais pu le lui dire autrement », et décide de changer de ton : « Dorénavant, je vais lui dire gentiment les choses. »

Ces trois monologues forment ainsi une transition, tout en révélant que la crise n’est pas seulement relationnelle, mais d’abord le résultat d’un mal de vivre intérieur propre à chacun : « je ne suis pas un garçon qui peut dire, je suis content », reconnaît Yvan ; Serge, lui, exprime ses doutes en cherchant à tout prix à nier la blancheur du tableau, « On peut dire qu’il est très pâle. / Il serait blanc, il ne me plairait pas » ; enfin, Marc constate l’échec du traitement homéopathique censé apaiser un comportement dont la double ponctuation, surprise et colère, traduit à quel point il crée en lui un malaise : « Pourquoi faut-il que je sois tellement catégorique ?! »

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Les apartés

         Le premier aparté, celui de Serge, se reconnaît par la didascalie « comme seul » soulignant que Marc reste présent après avoir dénigré violemment le tableau, « cette merde ». Il ouvre une critique qui annonce que le conflit va dépasser le tableau pour être une remise en cause de la personnalité même de Marc par la généralisation de son portrait : « ces intellectuels nouveaux qui, non contents d’être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. »

Fabrice Luchini, dans le rôle de Serge : mise en scène de Patrice Kerbrat, 1994

     C’est à nouveau une didascalie, impliquant directement le public, « Marc et Serge comme on les a laissés », qui signale les deux apartés parallèles qui, lors de la dernière visite chez Serge, précèdent l’arrivée d’Yvan. Ils prennent tous deux comme point de départ la même question : «  Serait-ce l’achat de l’Antrios ? »,  « Serait-ce l’Antrios, l’achat de l’Antrios ?... »

  • celui » de Serge, contre Marc, critique l’hypocrisie de son changement de ton, mais en se mentant à lui-même : à l'affirmation « Tu ne m’énerves pas. Pourquoi tu m’énerverais ? » s'oppose l'aveu, « Il m’énerve. C’est vrai », à nouveau nié par la double exclamation  de colère : « Mais je me fous de sa caution ! Je me fous de ta caution, Marc !... »

  • celui de Marc, contre Serge, est plus long et plus violent en raison de sa souffrance plus profonde. Il se sent remis en cause par la question de Serge, « Qui es-tu mon petit Marc pour t’estimer supérieur ? », d’où sa réaction brutale, « Ce jour-là, j’aurais dû lui envoyer mon poing dans la gueule », et son interpellation : « et toi, qui es-tu comme ami, quelle sorte d’ami es-tu Serge qui n’estime pas son ami supérieur ? ».

Ces deux derniers apartés scindent cette dernière visite et, en retardant la confrontation à trois, la seule dans la pièce, ils accentuent la tension dramatique. Ils prouvent aussi que le conflit oppose en priorité Serge et Marc et dépasse l’achat du tableau blanc, tandis qu’Yvan, alors même qu’il cherche à ne pas trancher, à se montrer conciliant, devient leur victime. Ainsi ils font ressortir deux questions fondamentales : quelles sont les exigences de l’amitié ? comment reconnaître et admettre l'altérité ?

Les personnages 

Les dialogues en huis-clos mettent en présence trois personnages, Serge, Marc et Yvan, d’abord deux à deux, puis réunis dans la dernière séquence de la pièce. Tous trois sont dans la quarantaine et se présentent comme des amis, malgré leurs différences symbolisées par les tableaux au mur de leur salon et qui vont expliquer les conflits entre eux. 

Fabrice Luchini, Pierre Vaneck et Pierre Arditi  : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

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Personnages

Il faut aussi considérer, le nouvel achat de Serge, l'Antrios, comme  un véritable personnage en raison de son rôle perturbateur. Enfin, même si la pièce ne propose aucun intervenant extérieur, chacun des personnages porte en lui d’autres personnes, ex-épouse et enfants pour Serge, compagne pour Marc, ou fiancée et famille pour Yvan, donc d’autres relations. 

Serge, un "homme de son temps" 

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L'affirmation du "modernisme"

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Il est rapidement présenté par Marc dans le monologue qui ouvre la pièce : « C’est un garçon qui a bien réussi. Il est dermatologue et il aime l’art. » L’italique dans cette présentation suggère immédiatement la critique que va développer le dialogue, son goût pour l’art moderne, de même que l’expression « rat d’exposition » d'Yvan ou le « snobisme » que Marc lui attribue en raison de son enthousiasme pour « l’Art contemporain ».

Le contemplateur : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Serge met lui-même l’accent sur la valeur qu’il accorde à la vie intellectuelle quand il évoque son ex-épouse, « Françoise qui a décrété que je devais voir les enfants tous les week-ends », en déplorant : « je n’ai plus le temps de lire. Je suis obligé d’aller à l’essentiel. » Or, ce livre, présenté comme « essentiel » à lire,  « La Vie heureuse de Sénèque », philosophe de l’antiquité romaine, révèle, par le qualificatif paradoxal « modernissime » qu’il lui applique, sa volonté de paraître à tout prix novateur en cherchant l’originalité. Marc souligne d’ailleurs ce trait de caractère : « Tu as dit modernissime , comme si moderne était le nec plus ultra du compliment. » Ainsi, Serge a adopté tous les concepts de l’art moderne comme « parlant d’un objet d’art, le mot déconstruction », là encore avec l’italique ironique dans la bouche de Marc. Il se veut, comme il le souligne « un homme de son temps ».

Son insincérité ?

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Mais, au fil du dialogue, ce choix d’être « moderne » traduit une évolution, qui le sépare de ses anciens amis, signalée par Marc : « je ne peux plus te suivre dans ta furieuse, quoique récente, appétence de nouveauté ». Ainsi s’introduit un doute sur la sincérité de ce choix. Déjà, Yvan avait mis l’accent sur l’échec de son mariage : « On ne peut pas dire que ta vie soit une grande réussite dans ce domaine ». Il aurait donc cherché à compenser cet échec en se créant un nouvel intérêt. Le commentaire de Marc va dans le même sens : « Toi, tu t’es découvert une nouvelle famille. Ta nature idolâtre a trouvé d’autres objets. L’Artiste !... La déconstruction !... » C’est aussi ce qui a entraîné le choix d’autres relations : « tu t’es mis à fréquenter le haut de gamme… » D’où, dans le portrait de Serge, la conclusion de Marc qui dénonce précisément ce qui relèverait du seul snobisme : « Un jour ou l’autre, la créature va dîner chez les Desprez-Coudert et pour entériner son nouveau statut, achète un tableau blanc. » Son goût pour l'art moderne serait donc une forme de mensonge à soi-même, le désir de se construire une autre image.

Marc, le "classique" 

Un portrait critique

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Son jugement critique catégorique face au tableau, « cette merde », le dépeint comme un homme hors de son temps, à l’opposé de Serge qui, dans son aparté, le range dans les « ennemis de la modernité ». C’est d’ailleurs ce que traduit le tableau chez lui, « un tableau figuratif représentant un paysage vu d’une fenêtre », représentatif, lui, d’une tradition picturale. Face aux élans de ses deux amis, il se veut le représentant du bon sens, de la vérité, du discours rationnel. Ainsi, de même qu’il juge artificielle l’évolution de Serge, il n’accepte pas l’affirmation d’Yvan sur ce tableau blanc : « Il n’a pas le droit de dire que ces couleurs le touchent, parce que c’est faux. » Mais il s’attire ainsi la colère de ses amis, accusé d’être un « type qui n’aime rien, qui méprise tout le monde, qui met un point d’honneur à ne pas être un homme de son temps ».

Mais leur échange confirme le malaise qu'il vit, auquel il tente même de remédier par l’homéopathie, puis en essayant d’obtenir la caution d’Yvan, qui, face à Serge, le définit : « c’est un garçon classique ». Mais, de même que Marc notait le changement de Serge, Serge note celui de Marc, « Marc se nécrose », tout comme Yvan qui le lui reproche : « Tu deviens aigri et antipathique ». Dans leur dernière conversation, il attribue ce changement négatif à l’influence de Paula, sa compagne, qu’il attaque violemment, « une nature froide, condescendante et fermée au monde. Ce que tu tends toi-même à devenir », allant jusqu’à les qualifier de « couple de fossiles ».

Le misanthrope : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Le misanthrope : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Son évolution

Mais, contrairement à ses deux amis, Marc est capable d’un retour sur lui-même, jusqu’à une remise en cause, « Pourquoi faut-il que je sois tellement catégorique ?! », et à une volonté de changer de comportement : « Je dois lui parler gentiment. » En tentant d’atténuer sa critique de l’Antrios, il avoue d’ailleurs : « Je suis trop épidermique, je suis trop nerveux, je vois les choses au premier degré ». Mais Serge, loin d’être touché par ce signe de bonne volonté, lui attribue avec insistance un autre défaut : « Tu manques d’humour ».

En fait, ce comportement exigeant, voire intolérant, cache un profond manque affectif. Il a désespérément besoin d’amis, d’où son reproche à Serge : « Tu m’abandonnes. Je suis trahi. » En le reconnaissant clairement, « Je cherche un ami qui me préexiste », il révèle une faiblesse, son désir d’être aimé sans limites, sans effort personnel pour ce faire, ce que ne lui apportent, en fait, ni Serge, qui a développé d’autres entres d’intérêt, ni Yvan qui est prêt à adhérer à ce que les autres apprécient pour ne pas risquer de conflit. La fin de la pièce, le dessin du skieur qu’il trace sur le tableau, est un ultime appel à la réconciliation, essentielle à ses yeux, un moyen de se faire accepter par ses deux amis.

Son monologue final achève cette évolution, puisqu’il en arrive à donner, par son interprétation, un sens figuratif à ce tableau, dont il refusait précédemment qu’il puisse illustrer une « pensée », y reconnaissant un paysage, « Sous les nuages blancs, la neige tombe », un personnage, un « homme seul, à skis » et cette glissade qui révèle l’éphémère de l’humain : « Elle représente un homme qui traverse un espace et qui disparaît. »

Yvan, le "ludion" 

Sa sensibilité

Son premier monologue pose un aveu douloureux, qui prouve à quel point il se dévalorise : « Ma vie professionnelle a toujours été un échec ». Il confirme ce sentiment d’infériorité dans sa réaction face à Marc : « Je ne suis pas content mais d’une manière générale, je ne suis pas un garçon qui peut dire je suis content. » Nous le retrouvons aussi dans sa réflexion amère alors que la dispute bat son plein : « Je suis rentré dans la suite logique des choses, mariage, enfants, mort. Papeterie. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? »

L'effort du sourire : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Face à ce mal de vivre, son mariage avec « une fille brillante et de bonne famille », qui pourrait être une réponse, ne fait en réalité que concrétiser son mal être. En témoigne le ton pathétique de sa logorrhée quand il rejoint ses deux amis chez Serge, un long discours rendu confus par les nombreux discours rapportés révélateurs de son émotion : « Alors dramatique, problème insoluble, dramatique, les deux belles-mères veulent figurer sur le carton d’invitation. » À partir de cette raison a priori dérisoire, il évoque les conflits qui se multiplient, avant de conclure alors : « J’ai perdu quatre kilos. Uniquement par angoisse. »

L'effort du sourire : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Malgré « six ans de psychothérapie », le moindre problème génère, en effet, son angoisse, prouvée dès son entrée en scène quand il cherche à retrouver désespérément le « capuchon » de son feutre, comme si cela était vital. Ajoutons-y les crises de larmes révélatrices de la force de ses émotions. Face au rejet de ses amis, « Il fond en larmes », reconnaissant ainsi à quel point il a besoin d’eux, à quel point il se sent enfermé dans une solitude avec pour seule présence une mère qui ne lui offre aucune compréhension, en niant toute valeur à son mariage. De même, il pleure devant l’amour de son épouse pour sa propre mère, sur la tombe de laquelle elle dépose après son mariage une fleur et des dragées, ou quand le trio se réconcilie au restaurant : « l’un d’entre nous a employé l’expression "période d’essai" et j’ai fondu en larmes. »

Ainsi, la « croûte » sur le mur de son salon tire sa valeur du seul fait d’avoir été peinte par son père, une valeur affective donc, et son dernier monologue affirme le primat accordé aux élans du cœur, à l'irrationnel des sentiments : « En réalité, je ne supporte plus aucun discours rationnel, tout ce qui a fait le monde, tout ce qui a été beau et grand dans ce monde n’est jamais né d’un discours rationnel ».

Son refus des conflits

Cette hyper-sensibilité explique à quel point il fuit les conflits. Avant même son entrée en scène, Marc lui attribue un rôle de médiateur, en décidant de s’« en référer » à lui pour juger de l’Antrios, tout en méprisant cette attitude : « Yvan est un garçon tolérant ce qui est en matière de relations humaines le pire défaut. » Toute la pièce témoigne de ce trait de caractère, pour le choix d’un restaurant, « « Moi je fais ce que vous voulez. », ou pour décider de partir : « Yvan se tient, hésitant, à cheval entre deux décisions ». Mais cette attitude conciliante ne lui vaut que des reproches, aussi bien de Marc, « Lui, il fait ce qu’on veut, il fait toujours ce qu’on veut, lui. », que de Serge : « Il a raison, tu pourrais un jour avoir une opinion à toi. »

Il fait preuve de ce même refus de prendre clairement parti à propos de l'achat du tableau. Lors de sa première conversation avec Marc, dans un premier temps, il partage sa critique de Serge : « Il est dingue !... » Mais aussitôt après, il l’excuse, « Si ça lui fait plaisir… », ce que lui reproche Marc : « Qu’est-ce que c’est que cette philosophie du si ça lui fait plaisir ?! » De même, face à Serge, une didascalie, « curieusement il ne parvient pas à rire de bon cœur comme il l’avait prévu », révèle sa gêne à l’idée de le blesser et il se contente de cautionner chacune de ses phrases en multipliant les « oui ». Heureux quand le rire de Serge autorise le sien, il tente ensuite d’excuser Marc : « Lui, c’est un garçon classique, c’est un homme classique, comment veux-tu… » Mais il finit par s’attirer le même reproche de la part de Serge que celui de Marc : « Ne sois pas toujours en train d’essayer d’aplanir les choses. Cesse de vouloir être le grand réconciliateur du genre humain ! »

Jusqu’à la fin de la pièce, il continue à rechercher cet équilibre, en refusant d’abord de partager le déni absolu de Marc : « Je n’ai pas aimé… mais je n’ai pas détesté ce tableau… ». Puis, quand la dispute entre Serge et Marc reprend à propos de Sénèque, il reprend ce rôle de conciliateur, « Vous n’allez pas vous engueuler, ce serait le comble ! », et renouvelle son appel : « Calmons-nous. Il n’y a aucune raison de s’engueuler, encore moins pour un tableau. »

Son rôle dans la pièce

Mais, alors même qu’il fuit tout conflit, Yvan à son tour se rebelle, d’abord face au déni de Marc : « Il y a quelque chose. Ce n’est pas rien… », « « C’est une œuvre, il y a une pensée derrière ça. », « Je ressens une vibration. », puis plus énergiquement « Tu nies que je puisse apprécier en mon nom ce tableau ! » Chez Serge, son désir de conciliation devient une provocation, aux yeux de Marc quand il affirme que le tableau n’est « pas blanc », « Pas tout à fait, non… », jusqu’à en arriver à affirmer : « Je vois des couleurs… Je vois du jaune, du gris, des lignes un peu ocre... », « Ces couleurs me touchent. » Inversement, il  reproche à Serge sa critique de Paula, la compagne de Marc : « « Tu exagères !... », « Retire, retire ! C’est ridicule ! »

Yvan prend ainsi une utilité nouvelle. Il devient, comme il le dit lui-même, la « tête de Turc » de ses deux amis. Il leur permet de s’unir contre lui, contre ses « manières de curé » selon Serge, ou plus violemment encore pour Marc contre son « avilissement » : « Yvan, tu n’as pas de consistance. Tu es un être hybride ou flasque. », « c’est un petit courtisan servile, bluffé par le fric, bluffé par ce qu’il croit être la culture ». En tant que bouc émissaire, finalement, chacun d’eux se sert de lui, se retrouvant unis dans leurs attaques comme contre sa fiancée Catherine, lancée par Marc, « la plus hystérique de toutes » jusqu’à son conseil, « Annule », approuvé par Serge : « Il a raison. »

D’ailleurs, dès qu’il sort de la pièce, la querelle s’atténue, tandis qu’elle reprend plus fortement à son retour jusqu’au coup qu’il reçoit : « Marc, se jette sur Serge. / Yvan se précipite pour s’interposer. » Alors qu’il dramatise son état, « J’ai vraiment mal !.... Si ça se trouve, vous m’avez crevé le tympan !... », il ne reçoit pas cette « oncette de compassion qu’il réclame », et son appel, « Mais réconciliez-vous ! », reste vain. Plus il refuse de s’impliquer, plus les autres insistent : « J’aimerais que tu cesses d’arbitrer, Yvan, et que tu cesses de te considérer à l’extérieur de cette conversation. » 

Victime du conflit : mise en scène de Jean-Pierre Daroussin, 2018, au théâtre Antoine

Victime du conflit : mise en scène de Jean-Pierre Daroussin, 2018, au théâtre Antoine

Plus il se replie sur lui-même, « Tu veux m’y faire participer, pas question, en quoi ça me regarde ? J’ai déjà le tympan crevé, réglez vos comptes tout seuls maintenant ! », plus Marc se fait violent : «  Marc : « Tu vois, Yvan, ce que je ne supporte pas chez toi […] c’est ton désir de nous niveler. Égaux, tu nous voudrais. Pour mettre ta lâcheté en sourdine, égaux dans l’amitié d’autrefois. Mais nous ne sommes pas égaux, Yvan. Tu dois choisir ton camp. » Il joue alors le rôle de victime expiatoire, offrant à leur colère un exutoire remplaçant le tableau. « Tu nous fous la soirée en l’air, tu… », lance Serge, approuvé par Marc en raison de son retard « tu nous soûles de tes pépins domestiques », et Serge renchérit : « Et ta présence veule, ta présence de spectateur veule et neutre, nous entraîne, Marc et moi, dans les pires excès. »

Mais il permet ainsi le dénouement du conflit, et la pièce forme une boucle. Dans son premier échange avec Marc, il avait affirmé, en effet, « Avec moi, il rira », c’est-à-dire la possibilité de faire prendre conscience à Serge du ridicule de son achat d’un tableau blanc. Il entend donc jouer son rôle habituel d’amuseur, qu'il réaffirme en se définissant : « Un type qui n’a pas de poids, qui n’a pas d’opinion, je suis un ludion, j’ai toujours été un ludion ! », « Je ne suis pas comme vous, je ne veux pas avoir d’autorité, je ne veux pas être une référence, je ne veux pas exister par moi-même, je veux être votre ami Yvan le farfadet ! » C’est quand il formule son opinion en rejoignant celle, initiale, de Marc, « une merde blanche ! », qu’éclate enfin le rire partagé, et tous trois s’unissent pour dégrader le tableau : Yvan fournit le feutre bleu, que Serge prend avant de le lancer à Marc qui dessine, osant aussi l’acte suprême « sous le regard horrifié d’Yvan » qui reste « pétrifié ». Mais jusqu’au bout, il reste spectateur, « assis un peu en retrait », laissant agir ses deux amis lors du nettoyage.

Le tableau : "l'Antrios" 

« Objet inanimé avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? », demande Lamartine dans Harmonies poétiques et religieuses, en 1830. Cette phrase ne semble-t-elle pas définir le tableau et son rôle ? 

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La quête d'un sens... 

        C’est, en effet, un simple objet, d’autant plus "inanimé" qu’il est entièrement blanc, un « rien », selon Marc. Mais, dans une première tentative pour rapprocher ses amis en atténuant ce jugement sévère, Yvan commence à l’"animer" : « Il y a quelque chose. Ce n’est pas rien. » Et quand il ajoute, « il y a une pensée derrière ça », puis explique ressentir « une vibration », il dote ce tableau d’un pouvoir, comme s’il créait une relation. 

        Or, c’est bien une relation qu’il symbolise pour tous, d'abord pour son acheteur : il s’est attaché à « l’âme » de Serge, en lui permettant de se faire reconnaître comme amateur d’art, de se faire "aimer"pour cela. De même, à l’inverse, c’est la querelle qu’il provoque qui révèle l’"âme" de Marc, blessé parce que le tableau lui donne l’impression d’avoir perdu sa « supériorité » aux yeux de son ami, ou celle d’Yvan, auquel il fait vivre son infériorité.

        Déclencheur d’abord de haine, à travers tous les non-dits qu’il fait jaillir, le tableau, le plus souvent désigné d'ailleurs par le nom de son créateur comme l'Antrios, finit par imposer "la force d’aimer" aux trois protagonistes lors du dénouement : leur insulte et leur rire partagés, suivis du dessin de Marc, marquent leur réconciliation. Un dessin qui, lorsque le tableau est rendu à sa blancheur originelle, dote ce monochrome d’une "âme" finalement, l’image qu’il a fait naître sous le feutre de Marc, celle de ce « skieur » dans un paysage enneigé « qui traverse un espace et qui disparaît ». En cela, il s'avère un symbole de l'être humain, éphémère.

POUR CONCLURE

Quand Yvan remonte rejoindre ses deux amis qu’il a quittés après avoir été traité de lâche, il rapporte une phrase de son psychanalyste, Finkelzohn, qu’il a notée soigneusement : « Si je suis moi parce que je suis moi et si tu es toi parce que tu es toi, je suis moi et tu es toi. Si, en revanche, je suis moi parce que tu es toi, et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n’es pas toi… » Comme au détour de la conversation et malgré l’ironie qu'elle provoque, cette phrase souligne toute l’ambiguïté de la relation entre les trois personnages : chacun ne se définit-il pas d’abord par rapport à l’image qu’il offre aux autres ? Serge, après avoir pris Marc comme « mentor » cherche à s’en libérer par son image d'amateur d'art moderne, Marc souffre de se sentir remplacé par d’autres aux yeux de Serge, et Yvan veut conserver son image de « ludion » pour obtenir l’amitié propre à compenser son profond mal de vivre.  

Yasmina Reza, "Art", mise en scène par la Compagnie de l'Élan, 2023

Yasmina Reza, "Art", mise en scène par la Compagnie de l'Élan, 2023

Le ton d'une écriture 

L’absence de péripéties bousculant les personnages, l’absence aussi de ceux qui sont traditionnels, tels les pères tyranniques qui font obstacle à l’amour des jeunes gens ou les serviteurs rusés dans leur rôle d’adjuvant, ôtent à cette pièce des caractéristiques de la comédie. De même, pas de héros dont la situation provoquerait la pitié, pas de destin cruel s’abattant sur eux pour susciter la terreur, ce qui exclut la tragédie, telle que définie par le philosophe grec Aristote. Pas non plus d’ancrage dans l’histoire, de conflits entre les « bons » et les « méchants » : il ne s'agit pas du drame… La pièce, fondée sur un tableau blanc, ce « rien » comme le dit Marc, semble elle-même illustrer, à travers ces conversations successives, le « rien » de la vie quotidienne. Comment alors expliquer les rires du public ? Que révèle l’écriture adoptée par Yasmina Reza ?  

Ecriture

La place du comique 

Le comique de gestes

L’abondance des didascalies invite le lecteur à imaginer la mise en scène de la pièce, et rend évidente l’importance du jeu des acteurs, auxquels il appartient de mettre en valeur des décalages, souvent cocasses.

Les mimiques

Par exemple, lors de la première visite, un adjectif en apposition dépeint le regard de Serge en suggérant la mimique qui l’accompagne, un large sourire : « Serge regarde, réjoui, son tableau. » Cette première didascalie contraste avec celles qui lui succèdent, « Marc regarde le tableau. / « Serge regarde Marc qui regarde le tableau. », et ce jeu des regards, la stupeur gênée de l’un, l’attente pleine d’espoir de l’autre, fait naître le rire. Ce même jeu se reproduit quand Yvan, à son tour, découvre l’Antrios.

la gestuelle

La rencontre entre Marc et Yvan s’ouvre une didascalie qui place Yvan dans une posture absurde, d'autant plus qu’elle précède un monologue destiné à le faire connaître du public : « Serge est de dos à quatre pattes. / Il semble chercher quelque chose sous un meuble / Dans l’action, il se retourne pour se présenter ». La position verticale serait attendue pour ce genre de discours, tandis qu’il reprend, aussitôt après, sa recherche, à laquelle s’associe Marc dès qu’il entre en scène : « Marc se baisse pour chercher avec lui. / Ils cherchent tous deux pendant un instant » Décalage encore accentué quand nous apprenons que cette intense recherche concerne le « capuchon » d’un feutre… 

Les rires

Enfin, à plusieurs reprises sont signalés les rires des personnages, propres à entraîner, par une sorte de contagion, ceux du public. Eux aussi permettent la mise en valeur de décalages, par exemple quand « Marc rit » après avoir appelé ce tableau « cette merde », puis avoir essayé de faire preuve d’humour, tandis que « Serge reste de marbre. » 

Une posture cocasse : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Yasmina Reza ne renonce pas non plus à un procédé plus traditionnel, propre à la farce, l’échange de coups entre Serge et Marc, signalé par une didascalie qui en souligne l’effet comique, son ridicule et la victime involontaire : « S’ensuit une sorte de lutte grotesque, très courte, qui se termine par un coup que prend malencontreusement Yvan. »

Une posture cocasse : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Le jeu se trouve, au contraire, inversé entre Serge et Yvan, réunis ainsi de façon inattendue par un rire dont l’excès est accentué : « Subitement Serge éclate de rire, aussitôt suivi par Yvan / Tous deux s’esclaffent de très bon cœur. », puis vient un décalage, tout aussi inattendu : « Ils rient de très bon cœur. / S’arrêtent. Se regardent. / Regardent. / Puis s’arrêtent. / Une fois calmés : », avant de reprendre, la conversation banale comme si rien ne l’avait interrompue.

À la fin de la pièce, cet excès du rire est d’autant plus décalé qu’il suit la même critique que celle qui a fait naître la dispute, ici de la part d’Yvan : « Une merde blanche ! (Il est pris d’un fou rire.)… Car c’est une merde blanche !... » et « Marc rit, entraîné dans la démesure d’Yvan. «  Or, loin de provoquer la colère de Serge, comme précédemment, celui-ci va chercher le tableau : il a pris la décision de se servir d’un feutre pour prouver, en acceptant la dégradation de l’œuvre, qu’il partage ce mépris.

Les éclats de rire d'Yvan et de Marc : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Les éclats de rire d'Yvan et de Marc : mise en scène de Patrick Kerbrat, 1994

Le comique de mots

Le langage est, à lui seul, porteur du comique, à travers trois procédés hérités de la comédie traditionnelle.

La répétition

Comme le souligne Bergson dans son essai, Le Rire (1900), à partir de l’image du "diable à ressort", la répétition suscite le comique car elle est "du mécanique plaqué sur du vivant". De très nombreux échanges relèvent de ce procédé, par exemple, dans la première rencontre entre Serge et Marc, la reprise de la question « Serge, tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ? », par l’exclamation insistante, « Tu n’as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ! », puis par une affirmation dont la double ponctuation, mêlant surprise et indignation, et la grossièreté soulignent le ridicule de cet achat : « Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ?! »

Les décalages

Comme pour les gestes, le langage joue sur des oppositions qui contribuent au comique par l’effet de surprise provoqué. Ainsi, alors que, dans un monologue, Marc évoque l’achat du tableau, cause de son « angoisse indéfinie », le remède adopté, « sucer trois gélules de Gelsémium 9 CH » dévie plaisamment vers une autre angoisse, s’agissait-il de « Gelsénium ou Ignatia ? » avant de revenir à la question initiale, l’achat du tableau. De même, sa décision de faire appel au jugement d’Yvan, repose sur un portrait surprenant puisque la critique suit immédiatement l’éloge : « Yvan est un garçon tolérant, ce qui en matière de relations humaines est le pire défaut. » De même, après avoir longuement montré son mécontentement et ses critiques devant le jugement de Marc sur le tableau, la conclusion de Serge fait sourire : « Je ne lui reproche pas de ne pas s’intéresser à l’Art contemporain, je m’en fous, je l’aime au-delà… » Nous retrouvons de telles antithèses dans tous les discours, dialogues comme monologues, par exemple dans la façon dont Yvan justifie les « excellents » rapports avec ses futurs beaux-parents en évoquant, en fait, leur doute méprisant : « Ils se disent que c’est un garçon qui a été d’emploi précaire en emploi précaire, maintenant il va tâtonner dans le vélin… »

Le rythme

Mais la principale caractéristique source du comique vient des variations du rythme des discours, fondés sur des contrastes. Grâce aux didascalies, on observe dans toutes les conversations des « temps de silence », qui créent une attente, suggèrent une réflexion, un retour sur soi, mais immédiatement suivis d’une accélération des répliques, brèves, elliptiques, fortement ponctuées, et souvent dépourvues de logique. Le plus flagrant dans ce jeu sur le rythme est, inversement, de longues tirades peu structurées, telle la logorrhée d’Yvan, qui se perd dans les circonvolutions, par exemple quand il rejoint ses amis et entreprend de justifier son retard.

Le comique de caractère

Le comique de caractère tire sa force des effets de grossissement, qui font du personnage une caricature poussée jusqu'à l'absurde. Cela s’observe chez les trois protagonistes. Quand Yvan s’écrie, en cherchant le capuchon de son feutre, « Si tu savais comme les objets m’énervent », l’importance qu’il attache ainsi à ce qui est dérisoire, le rend ridicule. Il en va de même quand Serge entreprend de justifier, à ses propres yeux, son achat, allant jusqu’à affirmer de façon absurde « Il y a même du rouge », ou quand, pour l’emporter sur les critiques de Marc, il se lance dans un long portrait dénonciateur de sa compagne, Paula, faisant de « sa manière de chasser la fumée de cigarette » la preuve de « sa rugosité ». Tout aussi absurde est la longue explication de Marc pour ôter toute validité au rire de Serge partagé avec Yvan, ou lorsque, après avoir dénoncé le « rien » de ce tableau blanc, il dépeint « une ligne horizontale blanche en complément, vers le bas » et, face à l’étonnement d’Yvan, lance une justification qui contredit sa critique : « Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l’inverse, enfin il y a des nuances dans le blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc ! ». 

Benoît Brière, Luc Guérin et Martin Drainville : mise en scène de Marie-France Lambert, théâtre du Rideau Vert, Montréal, 2019

Aucun d’eux ne recule devant des contradictions, tel le blâme d'Yvan à propos de l'achat de Serge, « Il est dingue !... », suivi d’un recul immédiat : « Si ça lui fait plaisir… ». Les trois personnages sont, en effet, aveuglés par un comportement qui devient obsessionnel, quasi monomaniaque, chacun se trouvant emprisonné dans l’image qu’il s’est forgée, tel Serge, l’amateur d’Art contemporain qui, à propos du peintre, s’exalte à l’excès : « Mais pour moi, c’est une divinité ! Tu ne crois pas que j’aurais claqué une fortune pour un vulgaire mortel !... » Cela ressort encore davantage en raison de leur position sociale et de leur niveau intellectuel.

Benoît Brière, Luc Guérin et Martin Drainville : mise en scène de Marie-France Lambert, théâtre du Rideau Vert, Montréal, 2019

Une situation comique ? 

Pour soutenir la tonalité comique, la situation joue traditionnellement un rôle essentiel. Mais qu’en est-il dans cette pièce ?

Le rôle des décalages

Beaucoup de moments mettent, certes, en scène une situation comique, avec les décalages entre le temps de l’altercation, parfois violente, et le ridicule des arguments invoqués soutenus par les contradictions dont font preuve les personnages. On a même parfois l’impression d’assister, comme dans les vaudevilles, à une "scène de ménage" au sein d’un "couple", avec la question lancée par Serge, « Je t’ai remplacé par l’Antrios ?! », à laquelle Marc répond, « Oui. Par l’Antrios… et compagnie. », en présence d’Yvan, tel un amant désireux d’être aimé : ainsi s’expriment toutes les jalousies cachées. Le public rit alors des ruptures brutales, de ce conflit interrompu par le partage de noix de cajou, par le choix d'un restaurant ou, à la fin, par la circulation du bol d’olives, par une porte qui claque sur la sortie d’Yvan, mais qui se rouvre sur son retour impromptu, et, surtout, par ce dénouement qui vient détruire cette blancheur du tableau, objet du litige.

Le drame sous-jacent

Mais la légèreté de ce rire laisse un goût amer, en raison de la construction même de la pièce, avec les apartés et les monologues qui rompent ces échanges parfois cocasses. Ils révèlent, en effet, deux dimensions bien plus dramatiques, personnelle d’abord, mais aussi plus générale.

         Les propos alors tenus montrent la fragilité de l’amitié, car chaque personnage se montre alors dans sa vérité, bien plus douloureuse. Ainsi, le premier aparté de Serge, contre ces « intellectuelles, nouveaux, […] ennemis de la modernité », contre le rire de celui « qui sait mieux que tout le monde » n’est-il pas le premier signe de son aspiration à une autre vie intellectuelle en faisant « partie du Gotha des grands amateurs d’art », ce qui le différencierait de son ami et lui permettrait ainsi de se hausser à la hauteur de celui qu’il a autrefois considéré comme son « mentor » ? Et n’est-ce pas cette remise en cause que ressent Marc en avouant alors son « angoisse indéfinie » ou par sa question « quelle sorte d’ami es-tu Serge, qui n’estime pas son ami supérieur ? » ? De même, que cherche Yvan auprès de ses amis, sinon une compensation à son sentiment d’« échec » : nié dans sa vie professionnelle, méprisé par ses beaux-parents, nié dans sa mariage par sa mère, avec laquelle il est en conflit, qui, lui-même « hai[t] [s]a belle-mère », traitée de « salope », et fait face aux hurlements de colère de sa future épouse à propos des cartons d’invitation au mariage ? Finalement, tous se reconnaissent porteurs d’« angoisse », et les conversations démasquent l'ambiguïté des rapports humains, porteurs de tension, de mensonge, d’excès

         Ainsi, non seulement la pièce est une critique sévère du monde de « « l’art », mais elle met en évidence l’impuissance de la parole : même si les personnages la manient avec aisance, elle ne fait que révéler le « rien » des êtres humains, rejoignant les conceptions propres au Théâtre de l’Absurde. Cela se trouve illustré par l’image finale de cet « homme, seul, à skis », qui « glisse », « qui « traverse un espace et qui disparaît. » On est alors bien loin de la tonalité comique

La fragmentation de l'écriture 

L'importance des silences

Comme pour refléter le "blanc" du tableau, la pièce accorde une importance considérable aux "blancs" dans l’écriture. Cela se marque d’emblée par la structure même, avec la séparation non seulement entre chaque visite, mais durant le déroulement même de la visite.

         Certes, la succession de ces visites est justifiée : Marc annonce qu’il va « en référer » à Yvan, qui annonce que, grâce à lui Serge « rira », puis il vient rendre compte à Marc qui, à son tour, annonce sa décision de retourner voir Serge pour lui « parler gentiment », tandis qu’ils attendent Yvan pour aller au restaurant. Mais les apartés et les monologues qui séparent ces séquences masquent cette continuité, en donnant l’impression de déplacements d’autant plus aléatoires que le décor d’’ensemble reste identique, à l’exception du tableau au mur.

        Les visites elles-mêmes sont scindées en micro-séquences ponctuées de « blancs ». C’est le cas dans la dernière, quand, chez Serge, celui-ci fait apparaître et disparaître le tableau, ce qui s’accompagne, par exemple, d’« [u]n petit silence de contemplation ». Enfin, dans chacune se multiplient les didascalies suspendant le discours, plus ou moins longtemps : « Un petit silence », « Léger temps », « Court silence ». Moments d’arrêt essentiels car ils mettent l’accent sur la réplique qui précède, qu’il s’agisse d’un mot, depuis le qualificatif « cette merde » lancé par Marc à Serge, ou le terme « déconstruction », jusqu’au jugement critique de Serge sur Paula ou du conseil à Yvan d’ « annuler » son mariage… Ainsi, de même que le tableau blanc, selon Yvan, porte « une pensée » et même devient figuratif à la fin, chaque « silence » se charge d’un retour des personnages sur eux-mêmes et redonne force à la parole qui fait ensuite jaillir le non-dit.

La parole discontinue

Dans les monologues

Dans l’écriture des apartés et des monologues, Yasmina Reza se souvient-elle de ce que Virginia Woolf nomme le "flux de conscience" ? Quand Yasmina Reza explique, dans une interview à France-Culture, « Je n’écris pas l’histoire des faits mais celle des âmes », c’est bien cette forme d’expression spontanée, non construite rationnellement qu’elle suggère, représentée par deux choix contrastés :

  • Tantôt le discours solitaire est brisé, formé de ce que nous pourrions qualifier de versets, par le fait d’aller continument à la ligne comme dans le premier aparté de Serge ou dans son monologue central.

  • Tantôt, comme dans le monologue d’Yvan à son arrivée ou quand il vient rejoindre ses amis, le discours s’écoule en un flux que ne ponctuent que des virgules, en mêlant à ses propres descriptions les discours rapportés échangés avec sa fiancée ou avec sa mère.

Le discours suit alors les méandres des états d’âme, devient ainsi décousu, avec de nombreuses digressions.

Stanley Cursiter, The Sensation of crossing the Street, 1913. Couverture de l'édition Penguin Books (1992) de Mrs Dalloway de Virginia Woolf

Stanley Cursiter, The Sensation of crossing the Street, 1913. Couverture de l'édition Penguin Books (1992) de Mrs Dalloway de Virginia Woolf

Dans le dialogue

Un dialogue tire sa cohérence de l’enchaînement des répliques, jeu de questions-réponses ou progression des arguments qui s’opposent. Or, c’est loin d’être le cas dans cette pièce, où règne l'incohérence.

        Déjà, nous pouvons y observer d’incessantes ruptures thématiques, par exemple la proposition d’Yvan, « Tu veux des noix de cajou ? », alors que Marc tente de lui faire comprendre à quel point il « est grave » que Serge ait payé si cher ce tableau blanc, ou bien le passage de la contemplation du tableau à la question de Serge à Marc, « Au fait as-tu lu ça ? » dans laquelle la locution adverbiale n’introduit qu’une cohérence fictive. Certains passages relèvent du coq-à-l’âne, comme cet échange cocasse après le coup reçu par Yvan :

YVAN. –  J’ai peut-être une hémorragie interne, j’ai vu une souris passer… 

SERGE. – C’est un rat. 

YVAN. – Un rat ! J’ai peut-être une hémorragie interne, j’ai vu une souris passer… 

SERGE. – Oui, il passe de temps en temps.

YVAN. –  Tu as un rat ?!!

SERGE. – Ne retire pas la compresse, laisse la compresse.

      À cela s’ajoutent des digressions, où chacun semble quitter l’échange pour revenir à soi-même, à son « truc sur la main » pour Yvan, à telle ou telle gélule homéopathique pour Marc, au poids de son divorce pour Serge…    

Les ruptures de rythme

      Pour marquer tantôt la surprise, tantôt la colère, tantôt la critique, en relation avec les variations de la ponctuation, associant souvent interrogation et exclamation, un procédé récurrent, la répétition, renforce cette impression de discontinuité dans la progression du discours, ce que souligne d’ailleurs la remarque de Marc quand Yvan proteste « C’est moi qui fous la soirée en l’air ?!! » : « « Tu vas le répéter combien de fois ? »

        L’ellipse accélère les répliques, soit par le recours à des phrases non verbales, voire à de simples monosyllabes ou à des interjections, mais, parallèlement elle les interrompt sans cesse, soit par l’aposiopèse, ces points de suspension qui traduit une réticence. Mais, en laissant ainsi planer un non-dit, elle invite le lecteur à le compléter avant même qu’il ne finisse par être formulé, plus violemment.

La "sous-conversation"

L’autre source d’inspiration de Yasmina Reza est Nathalie Sarraute, ce qu’elle appelle dans L’Ère du soupçon (1956), à propos du roman, la "sous-conversation", cette interaction qui se dissimule derrière le discours conscient : le dialogue n’est, selon Sarraute, qu’un vêtement pour les « mouvements souterrains » de cette sous-conversation, formule qui semble reprise par la formulation d’Yvan qui reproche à ses deux amis l’expression de leurs « froissements d’âme ». Quand Sarraute explique qu’« un jeu serré, subtil, féroce, se joue entre la conversation et la sous-conversation », n’illustre-t-elle pas le déroulement de la dispute mise en scène dans « Art » ? Les exemples sont nombreux où le choix d’un mot, d’un rire est ressenti comme « perfide », ou bien où une simple intonation, donne lieu à un recul, à un questionnement. 

Nathalie Sarraute, L'Ere du soupçon, 1956
  • Parfois, le personnage lui-même constate, avec étonnement, ce double discours, comme quand Yvan s’interroge sur sa réponse « sûrement » à la question de sa mère « Es-tu content de te marier ? » : « Comment ça, sûrement ? On est content ou on n’est pas content, que signifie sûrement ?... »

  • Parfois, il le ressent comme une agression, tel Marc face à l’injonction « lis Sénèque » dont Serge démasque lui-même la critique implicite : « car je n’ai pas dit « lis Sénèque » mais « lis Sénèque ! ».

En fait, l’inconscient, celui de l’émetteur comme celui du récepteur, occupe et motive le langage qui a ainsi perdu toute son innocence.

POUR CONCLURE

Dans cette pièce, Yasmina Reza a réussi la difficile alliance entre une double attente du public, d’un côté le délassement offert par une comédie légère, le "plaisir" de rire, de l'autre la réflexion critique apportée un théâtre plus "sérieux", une vision de la société et des relations humaines, plutôt pessimiste, masquée par les moments cocasses. La déclaration de Marc, « Il faut toujours surveiller ses amis », qui poursuit : « Mais qu’est-ce qu’ils sont ?! Qu’est-ce qu’ils sont ?! En dehors de l’espoir que je place en eux ? », son excès fait, certes, sourire, mais ne révèle-t-il pas ainsi une incommunicabilité irrémédiable puisque, en fait, chacun ne cherche en l’autre qu'une caution de l’image de soi-même ?

Explications d'extraits 

Explications
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