Jean Racine, Andromaque, 1667
L'auteur (1639-1699) : une vie entre deux pôles
Pour une biographie plus détaillée
François de Troy, Portrait de Jean Racine. Huile sur toile. Musée Du Breuil de Saint-Germain, Langres
L'influence janséniste
Racine a reçu une éducation marquée par le jansénisme. Il entre, en 1649, aux "Petites Écoles" de Port-Royal grâce à l’appui de sa grand-mère, qui s'y était retirée lors de son veuvage, sa tante y étant, elle, religieuse depuis 1642. Il y reste jusqu’en 1653, puis, après deux ans au collège de Beauvais, lui aussi d'obédience janséniste, il y revient jusqu'en 1658 pour y être l’élève d’Antoine le Maître, un des « solitaires » de cette abbaye. Enfin, le collège d'Harcourt, à Paris, achève cette formation sous l'influence du jansénisme.
Or, dans l’enseignement donné à Port-Royal, deux éléments sont à distinguer. Une large place est accordée à la culture hellénique, aux auteurs grecs, dont l’étude est associée à celle de la rhétorique propre à une langue qui vise à la pureté, au dépouillement et au refus des ornements inutiles. L’accent est notamment mis sur la rigueur, la clarté, l’ordre, autant de qualités qui se retrouveront dans le théâtre racinien. À cela s’associe une morale rigoureuse : en opposition au libertinage, elle prône, entre autres, la méfiance envers les délices des sentiments ou les ambitions de la gloire…
Pour se reporter à une conclusion de l'étude de la comédie
Mais Racine rompt avec Port-Royal en 1666, après ses premiers essais littéraires. Il faut dire que Nicole, autre maître de l’abbaye, vient, dans sa lettre Sur les hérésies imaginaires, d’accuser les auteurs dramatiques, sous les traits d’un poète du temps, d’être des « empoisonneurs, non des corps, mais des âmes des fidèles »…
Cependant, il se réconciliera avec ses anciens maîtres en 1677, lorsque sa vie privée commencera à connaître de difficiles épreuves. Il luttera même, en 1695, pour les défendre dans des négociations, couronnées de succès, avec l’archevêque de Paris. Ce retour à une religion austère, au moment d’ailleurs où Mme de Maintenon, fervente catholique, s’impose à la Cour, marque aussi un changement dans son œuvre, avec des pièces empruntées à la tradition biblique, telles Esther (1688) ou Athalie (1691), ou, en 1694, des Cantiques spirituels qui seront chantés devant le Roi.
Une étude des tragédies raciniennes montre à quel point le jansénisme a pu venir se confondre avec les images de la fatalité héritées de la mythologie grecque.
L'homme du monde
Dès I658, Racine, qui poursuit ses études à Paris, vit chez son oncle à l'Hôtel de Luynes, où il commence à fréquenter les milieux mondains. Il se lance dans la littérature avec une ode de circonstance, La Nymphe de la Seine, composée en 1660 à l'occasion du mariage du roi. Des études de théologie, entreprises à Uzès dans l’espoir d’obtenir une charge ecclésiastique, de 1661 à 1663, ne le détournent pas de l'écriture ; il compose d'autres odes, Sur la Convalescence du Roi, en 1663, qui lui vaut une pension, et La Renommée aux Muses, à nouveau en l'honneur du roi, qui le fait recevoir à la cour.
C’est le théâtre qu’il choisit finalement : après quelques pièces refusées par les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, La Thébaïde est sa première pièce jouée, en 1664. Andromaque, tragédie représentée devant le roi et la cour en 1667, obtient un important succès.
Julie Philipault, Racine lisant Athalie devant Louis XIV et Madame de Maintenon, 1819. Huile sur toile, 114 x 146, musée du Louvre, Paris
Racine est à présent pensionné, et chaque année, jusqu’à Phèdre en 1677, il fera jouer une pièce par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Il a pour protecteur le ministre puissant, Colbert, il est reçu par Henriette d’Angleterre, il fréquente les salons, et est admis à l’Académie française en 1673.
La vie mondaine de Racine s’éloigne fort des principes rigides de Port-Royal. « Galant homme », pour ne pas dire libertin, il a pour maîtresse une actrice célèbre de la troupe de Molière, dite la Du Parc, interprète principale de ses pièces, jusqu’à la mort de celle-ci en décembre 1668. Il participe ensuite à des « petits soupers » – nommés « diableries » par Mme de Sévigné – avec une autre actrice, la Champmeslé. Enfin son mariage, en 1677, n’empêche pas qu’il se retrouve mêlé au scandale de « l’affaire des poisons », accusé par la principale accusée, La Voisin, d’avoir empoisonné la Du Parc… Il faudra l’appui de Colbert pour le libérer de toute accusation, à juste titre.
Dès 1674 Racine voit son mérite récompensé par une charge officielle, début d'une ascension continue. Il est nommé historiographe du roi en 1677, anobli, puis, avec le soutien de Mme de Maintenon, « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi » en 1690. Cela lui donne l’occasion de suivre Louis XIV dans ses différentes campagnes militaires, en 1678 devant les villes de Gand et Ypres, au siège de Mons (1691) et à Namur (1692). En 1695 enfin le roi lui accorde un logement à Versailles, aboutissement d’une longue carrière de courtisan.
Homme de foi, homme de passions, homme de théâtre, homme de Cour, Racine a pu écrire dans ses Cantiques spirituels : « Je ne fais pas le bien que je veux, / Je fais le mal que je ne veux pas. » Écartelé entre deux pôles inconciliables, sa fidélité à la Port-Royal et sa fidélité à la Cour, ne ressemble-t-il pas en cela à tant de ses personnages tragiques, d’Andromaque à Phèdre en passant par Titus dans Bérénice ?
[…] que mes nouvelles conquêtes bien affermies m'ouvriraient une entrée plus sûre dans le reste des Pays-Bas : que la paix me donnerait le loisir de me fortifier chaque jour de finances, de vaisseaux, d'intelligences, et de tout ce que peuvent ménager les soins d'un prince appliqué dans un État puissant et riche ; et qu'enfin dans toute l'Europe je serais plus considéré, et plus en pouvoir d'obtenir de chaque État particulier ce qui pourrait aller à mes fins […]
Le contexte de la pièce
Le siècle de Louis XIV
Un règne guerrier
La seconde moitié du siècle est marquée par la guerre de Dévolution. La succession du roi d’Espagne, Philippe IV, mort en 1665, relance le conflit avec ce pays, apaisé par le Traité de Westphalie en 1655. Louis XIV doit alors combattre la « Triple-alliance » entre l’Angleterre, les Provinces-Unies des Pays-Bas et la Suède. Cette guerre se termine en 1668 par le traité d’Aix-la-Chapelle, mais ce n’est qu’un temps de pause : les guerres reprennent et marquent toute la fin du siècle. Cette situation historique est révélatrice des ambitions de Louis XIV, exprimées en 1668 dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin.
Charles Le Brun, La Paix d’Aix-la-Chapelle en 1668. Détail du plafond de la Galerie des glaces, Versailles
Or, que nous montre Andromaque, sinon un roi guerrier, un roi triomphant, Pyrrhus, « fils d’Achille et vainqueur de Troie », mais en butte à une lutte avec les autres peuples de la Grèce et qui n’a comme arme, face à leurs reproches, que son orgueil, soutenu par sa volonté de puissance et par le souci de sa « gloire ».
Les conflits religieux
L’Édit de Nantes, en 1598, a mis fin aux guerres de religion entre catholiques et protestants en accordant à ceux-ci la liberté de culte. Mais un conflit éclate au sein même du catholicisme, en raison de l’ascension d’un courant nouveau, le jansénisme, condamné dès 1653 par le pape. C’est l’abbé de Saint-Cyran qui, dès 1636, fait pénétrer cette doctrine dans l’abbaye de Port-Royal, et son arrestation, en 1638, n’arrête pas la diffusion de ses principes rigoureux, enseignés dans les "Petites Écoles". Même si elles sont fermées en 1656, le jansénisme continue à exercer une influence importante sur toute la seconde partie du siècle, jusqu’à la destruction de l’abbaye et de son cimetière en 1709.
Vue de l'abbaye de Port-Royal
La doctrine janséniste est fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine : irrémédiablement corrompue par le péché originel, elle ne peut être sauvée que par la « grâce nécessaire et suffisante » de Dieu. C’est cette notion qui a valu au jansénisme sa condamnation en tant qu’hérésie. Si, en effet, Dieu est seul juge absolu pour accorder ou refuser sa « grâce », l’homme se voit privé de sa liberté fondamentale, celle de construire lui-même son propre salut par son choix de faire le bien ou de commettre le mal. Le catholicisme reposant sur ce libre-arbitre, il ne pouvait que s’opposer au jansénisme, doctrine qui insiste sur le néant humain. L’homme perd tout pouvoir sur lui-même ; il est mené, comme le dit Saint-Cyran, par des forces obscures venues des « fosses profondes de l’âme ».
Certes, Racine, après sa tragédie Alexandre, a été vivement blâmé par ses anciens maîtres de Port-Royal, pour lesquels le théâtre est l’école du vice, et a rompu avec eux. Cependant, l'influence du jansénisme reste bien présente dans Andromaque : que révèle la passion violente d’Hermione, d’Oreste, de Pyrrhus, sinon la façon dont ces êtres sont victimes de forces intérieures qu’ils ne maîtrisent pas et qui les mènent aux pires excès ?
Le contexte culturel
La Préciosité
La Préciosité est un mouvement social, qui naît dans la noblesse en réaction contre la vulgarité, voire la grossièreté, qui régnait encore dans les relations sous le règne d'Henri IV. Elle s'oppose à la nature brute, aux instincts, en réclamant des comportements, des manières et un langage plus raffinés. Elle se développe, dans la seconde moitié du siècle, dans les "salons" tenus par des femmes, tels ceux de Madame de Rambouillet, de Mesdemoiselles de Montpensier ou de Scudéry, qui réunissaient les « beaux esprits » pour pratiquer l'art de la conversation, lire des poèmes, écouter de la musique... L'amour est leur thème de prédilection, objet des analyses les plus subtiles, mais un amour raffiné, épuré de toute dimension sensuelle, sublimé.
Abraham Bosse, Une Ruelle, vers 1676. Gravure, BnFl
La préciosité marque profondément l'ensemble la littérature de l'ensemble du siècle, en invitant les écrivains à une recherche de perfection formelle, et à approfondir les analyses psychologiques, en recourant à un vocabulaire plus raffiné. Outre la poésie, la préciosité s'est donné libre cours dans des romans, plus de 1200 en ce siècle. L'Astrée (1607-1627), d'Honoré d'Urfé, marque un premier succès : dans le cadre de la Gaule barbare du Vème siècle, le roman dépeint, dans un cadre pastoral, les codes de galanterie prônés par la préciosité en développant des analyses subtiles du sentiment amoureux.
Or, dans la première préface d’Andromaque, Racine répond à un reproche sur le comportement de Pyrrhus qui révèle la place prise par les goût "précieux", en arguant de l'exigence de vraisemblance à travers la comparaison à Céladon, personnage d’amant dont la passion s’exprime avec délicatesse dans L’Astrée.
Encore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu'il s'emportât contre Andromaque, et qu'il voulût épouser une captive à quelque prix que ce fût. J'avoue qu'il n'est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse, et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire ? Pyrrhus n'avait pas lu nos romans. Il était violent de son naturel, et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.
Cependant, ce personnage ne manque pas de recourir, dans ses discours amoureux, à un langage directement emprunté à la préciosité, et le thème de l'amour, avec toutes ses nuances, occupe une place essentielle dans sa tragédie.
Le théâtre au XVIIème siècle : les conditions de la représentation
À l’époque d’Andromaque, les pièces sont jouées, soit à l’extérieur, sur des tréteaux, soit dans des salles de jeu de paume ou chez de riches particuliers. À Paris, seuls l’Hôtel de Bourgogne, attribué, depuis 1629 aux « Comédiens ordinaires du Roy », l’Hôtel du Marais et l’Hôtel du Petit-Bourbon, offrent des salles adaptées aux représentations.
Ainsi, le 17 novembre 1667, la première représentation d’Andromaque est jouée au château du Louvre, devant la reine et la cour, par la troupe de l’hôtel de Bourgogne qui s’y est déplacée. Ses acteurs en sont célèbres, tels, dans le rôle d’Andromaque, Mademoiselle Du Parc, devenue la maîtresse de Racine en 1665, entrée dans cette troupe après quinze ans avec celle de Molière, ou Montfleury dans le rôle d’Oreste, dépeint comme doté d’une voix tonitruante, mort, selon la tradition née sous la plume du critique contemporain Robinet de Saint-Jean, d’un trop grand effort fait dans la tirade de la folie d’Oreste à l’issue d’une représentation en décembre :
Frédéric-Désiré Hillemacher, Portrait de Mlle Du Parc. D’après un portrait à l’aquarelle sur papier in Galerie historique des portraits des comédiens de la troupe de Molière, 1858
[...] Et lequel a, jouant Oreste,
Hélas ! joué de tout son reste.
Ô rôle tragique et mortel,
Combien tu fais perdre à l’Hôtel
En cet acteur inimitable !
L’éclairage se fait à la chandelle, une des explications de la division en actes, qui permet de les remplacer régulièrement, ainsi que de l'annonce de l’entrée d’un personnage, invisible tant qu'il n'arrive pas sur l'avant-scène : « Il vient » signale l’arrivée de Pyrrhus, à la fin de la scène 1 de l’acte I, « Andromaque paraît » ferme la scène 3.
Le public est réparti selon le statut social, le « peuple » debout au parterre, tandis que les plus riches occupent les galeries et les loges, et même, pour quelques nobles, des bancs placés de part et d’autre de la scène. De grandes toiles peintes forment les panneaux de décor, qui peuvent coulisser à la demande.
Le classicisme
Au XVII° siècle, on qualifie de "classique" un auteur ou une œuvre dont la valeur est prouvée par leur permanence, ce qui les rend dignes d'être lus et étudiés. Ce n'est qu'au XIX° siècle que les Romantiques créent le mot "classicisme" pour qualifier les choix et les normes littéraires qu'ils remettent en cause.
Les principes fondateurs
La doctrine classique sur le théâtre s'élabore en même temps que Louis XIV fortifie la monarchie absolue. Trois théoriciens font autorité : Chapelain avec Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid, en 1637, La Mesnardière, dont la Poétique paraît en 1639, et d'Aubignac avec La Pratique du théâtre, en 1657.
Deux grands principes guident les "classiques" : l'importance accordée
-
aux Anciens, dont le temps a consacré la valeur et pris comme modèles, à partir de l'idée que la "nature" de l'homme est éternelle. Cela se reconnaît à travers les emprunts à l'antiquité gréco-romaine, dont témoigne Andromaque.
-
aux écrits théoriques, d'abord ceux d'Aristote pour le théâtre, puis ceux des latins Quintilien, Sénèque, Cicéron, Horace, pour les différents genres littéraires. Il s'agit de poser des critères objectifs pour déterminer la beauté d'une œuvre d'art. Cela conduit à la volonté d'établir des normes et des règles, aussi bien esthétiques que morales.
Tous les artistes de ce courant s'accordent sur le double objectif assigné à l'œuvre d'art : "placere" et "docere", c'est-à-dire "plaire" et "instruire".
Le classicisme affirme sa volonté de séparer nettement les genres dramatiques : la comédie doit, selon la recommandation d’Horace, « châtier les mœurs par le rire », tandis que la tragédie, doit susciter, selon Aristote la « terreur » et la « pitié » par le spectacle des malheurs qui accablent les grands.
Les règles
Ainsi, les théoriciens posent des règles esthétiques, destinées à poser les critères pour atteindre un idéal de beauté.
La règle des « bienséances » : Les bienséances dites « externes » s’inscrivent dans la logique du raffinement des mœurs, sont bannis du théâtre toute représentation susceptible de choquer, telle la mort violente, ou un dialogue faisant trop directement allusion au corps, à des fonctions matérielles, manger, boire, dormir..., enfin les blasphèmes ou les sacrilèges. D’où la place des récits pour les meurtres, les suicides ou les batailles. Mais il y a surtout les bienséances « internes », c’est-à-dire que les personnages doivent adopter un comportement conforme à leur rang social ou à leur caractère, par exemple une démarche noble dans la tragédie. Il faut répondre à une exigence fondamentale du classicisme, la vraisemblance, comme le déclare d'Aubignac : « il faut se souvenir que la vraisemblance est la première et la plus fondamentale de toutes les règles ».
La règle des « trois unités » : Boileau la reformule de façon absolue dans son Art Poétique : « Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli » (vers 45-46). Elle vise, elle aussi, à renforcer la vraisemblance en resserrant l'intrigue dans une durée aussi proche que possible de celle de la représentation : cela explique que l'action correspond souvent au moment où une crise, latente, explose, ce qui permet de la résoudre dans la limite des 24 heures. De même, le lieu unique - même s'il peut paraître invraisemblable que tous les personnages se rencontrent sur une place, ou dans une salle de palais - est plus vraisemblable du point de vue du public, qui n'est pas doté du pouvoir d'ubiquité ! Enfin l’unité d’action exige de concentrer l’intrigue autour d’un enjeu principal, auquel doivent être liées les actions secondaires.
Présentation d'Andromaque
Pour lire la pièce
Le titre
Un personnage central
Comme dans la plupart de ses tragédies, le titre met en valeur le personnage central dont dépend toute l’intrigue, selon qu’Andromaque accepte d’épouser Pyrrhus ou reste fidèle à Hector, victime pathétique d’un douloureux chantage. Cependant, comme dans Iphigénie, Racine ne dénoue pas sa tragédie par la mort de son héroïne.
Le prénom de cette héroïne offre déjà une part de son portrait. Formé sur "andros", l'homme, et "makè", le combat, il reflète la force d'âme dont elle fait preuve par fidélité à son époux et par amour maternel.
Mais la répartition de la parole dans la pièce, montre qu’Andromaque n’intervient que dans six scènes. Nous la découvrons face à Pyrrhus dans la scène 4, la dernière de l’acte I, puis au cœur de la pièce, dans l’acte III, face à Hermione, dans la scène 4, puis dans sa confrontation avec Pyrrhus, directement, dans la scène 6.
Mais elle reste muette dans la scène 8, et ces scènes sont entrecoupées par des entretiens (scènes 5 et 8) avec Céphise, sa confidente, enfin, brièvement, à l’ouverture de l’acte IV, pour annoncer à Céphise sa décision.
En revanche, elle est totalement absente de l’acte II, centré autour d’Oreste, de l’acte IV, où, sauf dans la scène 1, l’action est principalement menée par Hermione, et de l’acte V, où seuls six vers mentionnent son destin en ouvrant sur une perspective.
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge ; et peut-être qu’encor
Elle poursuit sur nous la vengeance d’Hector.
Maurice Guérin, Andromaque et Pyrrhus, 1810. Huile sur toile, 342 x 457. Musée du Louvre, Paris
L'héritage antique
À l’abbaye de Port-Royal, Racine a été nourri d’histoire et de littérature de l’antiquité gréco-romaine, et la guerre de Troie, qu’on retrouve aussi dans Iphigénie, est au cœur de ces lectures. Mais, Iphigénie se déroule avant le départ des Grecs pour Troie, tandis qu’Andromaque se déroule un an après la chute de Troie, plaçant face à face le point de vue des vainqueurs grecs et celui des vaincus, à travers les souvenirs d’Andromaque. Même si Racine ne mentionne dans ses préfaces que son emprunt à Virgile, et à Euripide, il s’est aussi servi d’éléments fournis par Homère dans l’Iliade et par Les Troyennes de Sénèque.
Homère, L’Iliade, chant VI
Racine reprend, dans l’acte III, scène 8, le passage où Homère met en scène les adieux d’Hector, qui s’apprête à partir au combat, à Andromaque, douloureusement consciente du sort qui l’attend : « Prends donc pitié de moi, et reste au sommet de cette tour, si tu ne veux point rendre ton épouse veuve et ton enfant orphelin ! »
Pour lire l'extrait d'Homère
Elle lui promet une fidélité éternelle, « Hector, si je devais te perdre, il vaudrait mieux pour moi que je descendisse dans les profondeurs de la terre ; car, lorsque tu auras cessé de vivre, rien ne pourra me consoler, et il ne me restera plus que la douleur ! », celle qu’elle exprime chez Racine face à Pyrrhus. Enfin, les derniers mots d’Hector concernent Astyanax, son fils : « Jupiter, et vous tous, dieux immortels, faites que mon enfant soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ! Rendez-le fort et courageux pour qu'il règne et commande dans Ilion, afin qu'un jour chacun s'écrie en le voyant revenir du combat : — Il est encore plus brave que son père ! — Faites qu'il paraisse chargé des dépouilles sanglantes de l'ennemi qu'il aura tué, pour que le cœur de sa mère en tressaille de joie ! » Ce souhait justifie la volonté des Grecs, chez Racine, de tuer cet enfant qui représente pour eux une menace.
Joseph Marie Vien, Les adieux d’Hector et d’Andromaque, 1786. Huile sur toile, 320 x 408. Musée du Louvre, Paris
Euripide, Andromaque, 426 av. J.-C.
Racine mentionne, dans sa seconde préface, la tragédie d’Euripide, Andromaque, mais, s'il reprend le personnage d’Hermione, « dont la jalousie et les emportements sont assez marqués », reconnaît-il, et si nous retrouvons Oreste et Andromaque, la situation est très différente : Hermione est l’épouse légitime de Pyrrhus, dont Andromaque n’est que la captive, et l’enfant qu’elle protège n’est pas Astyanax, déjà mort, mais Molossus, le fils qu’elle a eu de Pyrrhus. C’est Hermione qui profite de l’absence de Pyrrhus, pour, par jalousie, menacer Molossus, défendu par Pelée, aïeul de Pyrrhus. Craignant la colère de son époux, Hermione s’enfuit avec Oreste, auquel elle avait été autrefois promise. Mais ces choix d’Euripide permettent aussi à Racine de proclamer le droit de tous les auteurs, d’« accommoder la fable à leur sujet », en effectuant les changements qu’ils souhaitent.
Philippe Chéry , Andromaque près du tombeau d’Hector. Estampe
Virgile, Énéide, 19 : chant III
Virgile dépeint Andromaque à travers sa rencontre avec Énée « juste à l’instant où par hasard en sacrifice annuel et offrandes funèbres / devant la ville près des eaux d’une apparence de Simoïs, / Andromaque faisait des libations sur la cendre et invoquait les Mânes / au pied d’un tertre en l’honneur d’Hector, mais vide, et deux autels / sanctifiés par elle avec du gazon vert, à cause de quoi elle pleurait. » Racine suggère cette scène quand il mentionne, à deux reprises ce tombeau si cher à la veuve fidèle : « Allons sur son tombeau consulter mon époux. » (III, 8)
L’extrait offre aussi à Racine la trame de son intrigue, Andromaque qui, captive, a « subi l’arrogant rejeton d’Achille », Pyrrhus, mais sans mariage : « Il m’a remise à Hélénus, serve donnée à un serf. » Il évoque aussi Hermine, mais que Pyrrhus a épousée, ce qui a provoqué la fureur d’Oreste qui scelle, comme chez Racine, le sort de Pyrrhus : « plus que jamais enflammé d’amour pour l’épouse qu’on lui avait ravie et tourmenté par les Furies à cause de ses crimes, Oreste le surprend quand il ne s’y attend pas et le tue devant les autels de ses pères. »
Sénèque, Les Troyennes, après 43 : acte III, scène 1
Une scène de la tragédie de Sénèque a particulièrement pu inspirer Racine. Dans son dialogue avec un vieillard, Andromaque met en évidence tout le prix qu’a la vie de son fils après la perte de Troie et la mort d’Hector :
AIl y a longtemps que je me serais dérobée au pouvoir des Grecs pour suivre mon époux, si cet enfant ne me retenait sur la terre : c'est lui qui maîtrise ma douleur et me défend de mourir; c'est lui qui me force d'avoir encore quelque chose à demander aux dieux, et qui prolonge le temps de mes souffrances ; c'est lui enfin qui m'ôte le plus beau privilège du malheur, celui de n'avoir plus rien à redouter. Il n'y a plus pour moi de bonheur possible, mais le malheur trouve encore une voie pour m'atteindre. Le comble de la misère, c'est de craindre encore, quand on n'espère plus.
Dans l'adresse d'Andromaque à son fils, Sénèque insiste sur sa ressemblance à son père, sa « seule joie, et l’image d’Hector » dira-t-elle chez Racine (III, 8). Les questions de son héroïne correspondent à celles que se posent les Grecs, « te verra-t-on un jour prendre en main la cause et la vengeance de ton pays, relever Pergame, et ramener de l'exil ses habitants dispersés ? rendras-tu jamais à ta patrie sa gloire, et aux Phrygiens leur nom ? », inquiétude qui sous-tend l’intrigue chez Racine. Les demandes des Grecs chez Racine font directement écho au discours d’Ulysse, chez Sénèque : « Jamais les Grecs ne croiront à la possession paisible de leur conquête ; toujours la crainte les forcera de regarder derrière eux, et les empêchera de poser les armes, tant que votre fils, ô Andromaque, entretiendra chez les Troyens l'espoir de se relever de leurs ruines. »
La dédicace
Pour lire la dédicace
Sous la monarchie absolue, il est habituel que les écrivains dédicacent leurs œuvres à de nobles protecteurs dont ils ont besoin pour assurer leur réussite et leur carrière. D’où l’adresse flatteuse de Racine à « Madame »,Henriette-Anne d’Angleterre, épouse du duc d’Orléans, frère de Louis XIV, dont il dit même qu’elle lui a fourni « de nouveaux ornements » à ajouter à sa pièce.
Il se sert aussi de cette dédicace pour répondre par avance à des critiques. Ainsi, en signalant qu’elle l’avait « honoré de quelques larmes dès la première lecture » de sa pièce, elle lui apporte la preuve que, sans faire mourir l’héroïne, sa tragédie répond quand même à l’objectif fixé par le philosophe grec Aristote, provoquer « la pitié ». De même, en déclarant « La cour vous regarde comme l’arbitre de tout ce qui se fait d’agréable. », il peut ensuite se débarrasser de tout reproche d’irrespect des « règles » chères aux théoriciens du classicisme : « Et nous qui travaillons pour plaire au public, nous n’avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles : la règle souveraine est de plaire à Votre Altesse Royale. »
Les préfaces
Pour lire les deux préfaces
Première préface
Dans la première préface, qui accompagne l’édition originale de 1668, après la citation de vers de Virgile dont il dit qu’ils résument « tout le sujet de cette tragédie », Racine met l’accent sur ses personnages : « je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés ». Mais, en protestant de cette fidélité à ses modèles antiques, il répond en fait au reproche sur le caractère de Pyrrhus : « Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus », reconnaît-il, une façon de respecter, à son époque, les bienséances, et pourtant il « s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu'il s'emportât contre Andromaque, et qu'il voulût épouser une captive à quelque prix que ce fût. » En ironisant contre ses détracteurs, qui voudraient transformer le héros grec en amant digne des romans précieux, il invoque l’autorité d’Aristote qui définit le personnage tragique : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. »
Seconde préface
Une réédition de son œuvre, en 1676, lui offre l’occasion, dans une seconde préface de répondre plus précisément à la critique d'avoir trahi l'histoire antique car il a fait « vivre Astyanax un peu plus longtemps qu’il n’a vécu » : le fils d’Hector a été tué lors de la chute de Troie, projeté du haut des remparts. D’où le choix d’Euripide qui a construit sa tragédie, Andromaque, autour d’un autre enfant, Molossus, « un fils qu’elle a eu de Pyrrhus ». Or, Racine, lui, a refusé ce changement, et s'en justifie : il aurait détruit l’image même de son héroïne :
La mort d'Astyanax, estampe
J'ai cru en cela me conformer à l'idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque ne la connaissaient guère que pour la veuve d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils ; et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector.
Mais il prend soin, dans la pièce, de justifier la liberté prise par rapport aux auteurs antiques : « Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse, / Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras, / Sous le nom de son fils fut conduit au trépas. » (I, 1), « Un faux Astyanax fut offert au supplice / Où le seul fils d’Hector devait être conduit » (I, 2)Toute la fin de la préface multiplie les exemples d’auteurs anciens qui se sont autorisé ces changements, pour arriver à citer une affirmation du philologue allemand Joachim Camerarius, commentateur de Sophocle, accordant une liberté aux écrivains : « il faut s’attacher à l’excellent usage qu’ils ont fait de ces changements ».
La structure
Le schéma narratif
Racine suit la structure traditionnelle de la tragédie classique, cinq actes, avec une exposition dans la première scène, puis intervient le nœud de l’action dans la scène deux, avec le refus de Pyrrhus à la demande d’Oreste, adressée au nom des Grecs, de leur livrer Astyanax. Les trois actes suivants présentent les péripéties, celles qui opposent Andromaque et Pyrrhus au cœur de l’acte III, tandis que les actes II et IV mettent l’accent sur la relation entre Hermione et Oreste. L’élément de résolution intervient à la fin de l’acte IV : Hermione demande à Oreste de tuer Pyrrhus. L’acte V conduit donc au dénouement : la mort de Pyrrhus entraîne le suicide d’Hermione qui, ayant rejeté Oreste, le plonge dans la folie.
Le schéma actanciel
Ce tableau présente le schéma actanciel, avec les liens qui unissent les personnages impliqués dans la tragédie. Mais ces liens ne se comprennent que par référence au passé, à la guerre de Troie. Ainsi Oreste est le fils d’Agamemnon, chef des Troyens pour permettre à son frère Ménélas de retrouver son épouse Hélène, enlevée par le prince troyen Pâris. Or, cette même Hélène, considérée dans l’Iliade comme source de la guerre de Troie, est la mère d’Hermione, qui hérite donc de la haine de son père pour les Troyens, dont elle aime le vainqueur ultime, Pyrrhus, auquel son père l’a promise.
Elle ne peut donc qu’être opposante d’Andromaque, la troyenne, et souhaiter la mort d’Astyanax. En revanche, Andromaque, veuve d’Hector tué par Achille, le père de Pyrrhus, ne peut que haïr ce criminel, meurtrier aussi du roi Priam.
Oreste, lui, est nettement dans le camp des Grecs, dont il soutient la demande, mais son amour pour Hermione rend son action ambiguë : si Pyrrhus fait périr Astyanax, il devra renoncer à Andromaque, donc sera libre d’épouser Hermione qu’il aime… Pour lui, le meurtre de Pyrrhus apparaît donc comme une solution.
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
Cette carte met en évidence les deux pôles qui sous-tendent la tragédie de Racine, sans cesse mis en relation dans les discours des personnages, par exemple chez Pyrrhus à propos du sort d’Astyanax : « L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé ».
Le lieu scénique
Le lieu de l’action de la pièce est présenté dans la didascalie initiale : « La scène est à Buthrot ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus. »
La « salle du palais » où les personnages peuvent se croiser est une convention au théâtre qui permet de maintenir l’unité de lieu. Mais à plusieurs reprises est évoqué un lieu « hors scène », « le temple », dont le rôle est important dans la pièce. Sa valeur sacrée explique la décision d’Andromaque : « Je vais, en recevant sa foi sur les autels, / L’engager à mon fils par des nœuds immortels. » En acceptant le mariage, dans un temple, elle oblige Pyrrhus à prêter un serment devant les dieux, qu’il serait sacrilège de briser : « J’en atteste les dieux », déclare-t-il (V, 3) Elle pourra alors se suicider, en étant rassurée sur le sort de son fils. Mais, au dénouement, c’est dans ce même temple que les Grecs, furieux, commettent, eux, un sacrilège, le meurtre de Pyrrhus : « Mais enfin à l’autel il est allé tomber ».
Les régions de la Grèce antique
Le lieu du passé
Mais, dans ce présent, la ville de Troie est, elle aussi, omniprésente, bien sûr dans l’esprit d’Andromaque qui en revit incessamment l’horreur de la chute, par exemple dans la scène 8 de l’acte III. Mais les Grecs ont aussi en mémoire leur longue guerre, où toutes les régions se sont unies pour vaincre la ville, avec à leur tête Agamemnon, roi de Thèbes, en Béotie, Ménélas, roi de Sparte, dans le Péloponnèse ; et Achille, fils du roi de Thessalie. Ils sont encore unis pour réclamer la mort d’Astyanax, qui pourrait vouloir, s’il survit, s’ériger en vengeur. C’est d’ailleurs ce que lui promet le serment de Pyrrhus : « Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
La temporalité
Le temps de l'action
Comme le veut la règle classique qui exige une action limitée à 24 heures, la tragédie débute alors que la crise a commencé depuis longtemps, comme l’explique Pylade à Oreste dans la scène d'exposition.
Tout est donc prêt pour que l’arrivée soudaine d’Oreste, messager de la demande des Grecs, puisse accélérer la crise, comme il le souligne lui-même à Hermione : « À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire, / Vous voulez par mes mains renverser un empire ». Ainsi, face à cette menace plus pressante, le chantage de Pyrrhus et la décision d’Andromaque se trouvent accélérés.
Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté ;
Il l’aime : mais enfin cette veuve inhumaine
N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.
De son fils qu’il lui cache il menace la tête,
Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,
Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles,
Et dans toute la Grèce il n’est point de familles
Qui ne demande compte à ce malheureux fils
D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.
Mais, parallèlement à l’action présente, toute la tragédie se fonde sur le passé. L’action se déroule « un an entier » après la chute de la ville, après les « dix ans de combat » d'une guerre qui a nourri les mémoires, comme le rappelle Oreste à Pyrrhus.
Cette durée explique à la fois la haine d’Andromaque pour Pyrrhus, en qui elle ne peut voir que le fils d’Achille, qui a tué son époux, et la volonté des Grecs d’éliminer définitivement le « rejeton d’Hector » en lequel ils voient une menace de vengeance future. C’est ce qu’explique Pyrrhus à Oreste lors de leur premier entretien pour se dérober à sa demande.
Le passé et son rôle
Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie, il fallait l’accabler.
Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
L'ouverture sur le futur
La pièce met enfin en place une hypothèse qui redoublerait la guerre de Troie et qui aurait lieu si Pyrrhus refuse de livrer Astyanax : « Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie ; / Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus / Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus. » (I, 2), lance Pyrrhus à Oreste (I, 2).
[…] Hé bien ! allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras, et votre nom,
Vous la place d’Hélène, et moi d’Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères. (IV, 3)
C’est aussi ce que réclame Hermione : « Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion. ». Enfin, Oreste reprend ce thème en acceptant de tuer Pyrrhus.
Mais cette perspective peut s’inverser, car Pyrrhus ouvre l'espoir de relever Troie : « Votre Ilion encore peut sortir de sa cendre », promet-il à Andromaque, et il l'annonce en nommant l’enfant le « roi des Troyens ».
La représentation de l'amour dans Andromaque
Le monde antique a vu naître de nombreux "héros", que mettent en scène l'épopée homérique et les tragédies : demi-dieu, ou au moins, de naissance illustre, le héros se distingue par ses exploits, le plus souvent guerriers, mais aussi par sa grandeur d'âme, son courage exceptionnel, ses nobles valeurs. En revanche, même s’ils font des conquêtes féminines auxquelles ils sont attachés, ils sont loin d’éprouver des passions amoureuses telles celles qu’illustrent les romans précieux du XVIIème siècle, comme le souligne Racine dans sa première préface. Pourtant, l’intrigue d’Andromaque repose sur l’amour de Pyrrhus pour Andromaque et sur celui d’Oreste pour Hermione…
Compte-tenu de la condition féminine dans l'antiquité grecque, le modèle féminin diffère forcément de son homologue masculin. Certes, nous pourrions citer les Amazones guerrières, mais en se mutilant la poitrine pour mieux tirer à l'arc et en rejetant le mariage, elles refusent précisément leur féminité. Les autres héroïnes, depuis l'épopée homérique, avec Pénélope, l'épouse fidèle, la belle Hélène, cause invoquée de la guerre de Troie, enlevée par Pâris, Cassandre et ses prédictions, ou la magicienne Circé... sont toutes rattachées aux exploits du héros masculin, dont elles dépendent. Faut-il pour autant penser que cela leur ôte toute possibilité d'accéder à un héroïsme qui leur soit propre ?
L’amour héroïque d’Andromaque
La fidélité
Dès son premier entretien avec Pyrrhus, dans la scène 4 de l’acte I, Andromaque mentionne à de multiples reprises le nom d’Hector, dont elle rappelle la mort cruelle, cause de ses larmes sans fin. C’est ce sur quoi elle insiste face à Hermione : « Ma flamme par Hector fut jadis allumée ; / Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée. » (II, 4) Elle ne vit donc que dans le souvenir d'Hector, longuement évoqué avec Céphise dans la scène VIII de l’acte III, et dans le désir de le rejoindre dans la mort, souhaitant qu’« |i]l ne séparât point des dépouilles si chères ». C’est d’ailleurs ce qui explique sa décision de se tuer après que Pyrrhus aura prêté serment de protéger Astyanax.
La fidélité est une réelle valeur pour Andromaque, puisque, après le meurtre de Pyrrhus, de façon surprenante, elle « demande qu’on le venge », comme le relate Pylade à Oreste : « Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle, / Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle ».
L'amour maternel
Dès son entrée en scène, la première réplique d’Andromaque met en évidence son amour pour son fils.
Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,
J’allais, seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui !
Elle offre ainsi à Pyrrhus une arme idéale pour qu'elle accepte le mariage, le chantage le plus puissant : la menace de remettre Astyanax aux Grecs qui exigent sa mort. Dans un premier temps, il procède habilement, en lui offrant sa protection, « Je défendrais sa vie aux dépens de mes jours », espérant ainsi sa gratitude.
Mais, devant ses dérobades, il accentue sa menace. Pour sauver ce fils, son seul lien avec Hector, et pour respecter la promesse de le protéger faite à son époux lors de son départ, elle va jusqu’à implorer Hermione…
Mais, en s’écriant « Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère ! », elle annonce déjà la résolution du dilemme. Mais, en décidant de se tuer, elle prouve son héroïsme puisqu’elle maintient ses valeurs, respecte sa promesse de sauver son fils, et affronte la mort avec courage. Finalement, l’amour d’Andromaque, loin d’être vécu comme une fatalité, lui permet de conquérir sa liberté, une fois devenue reine.
Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
L’engager à mon fils par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste ;
Et, sauvant ma vertu, rendra ce que je dois
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi. (IV, 1)
L’amour-passion d'Hermione
La place importante accordée à Hermione dans la tragédie correspond à la force de la passion qu’elle éprouve, née de son sentiment de trahison de sa jalousie, et à l’influence qu’elle exerce sur l’intrigue, dans son désir de vengeance.
La violence de la passion
Comme le veut la tradition, le mariage d’Hermione a été décidé par son père, Ménélas qui, « disposa de sa fille / en faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille. » C’est donc l’héroïsme de Pyrrhus lors de la guerre de Troie, accomplie pour venger l’enlèvement d’Hélène, épouse de Ménélas enlevée par le prince troyen, Pâris, qui lui vaut de recevoir la jeune fille tel un trophée, en quelque sorte. Cependant, ce n’est pas la seule obéissance à son père qui a dicté à Hermione son amour sincère pour Pyrrhus : dans l’acte II, tout son discours, aussi bien avec Cléone qu’avec Oreste, laisse transparaître, derrière sa colère contre Pyrrhus, la force de son amour. Sa haine, proclamée en multipliant les exclamations, n’est, en effet, que le contrepoint de l’amour qu’elle lui a d’elle-même accordé : « Si je le hais, Cléone ! il y va de ma gloire, / Après tant de bontés dont il perd la mémoire ; / Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir ! / Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr ! » (II, 1) La preuve de cette passion est qu’elle imagine que cet amour reste possible :
[…] Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir ;
Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place ;
S’il venait à mes pieds me demander sa grâce ;
Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager ;
Et sa joie éclate à l’annonce du revirement de Pyrrhus :
Pyrrhus revient à nous ! Eh bien ! chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter
Le nombre des exploits… Mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin : rien ne manque à sa gloire.
L'amour et la mort
Ne pouvant se limiter au seul « perfide » qu'elle aime encore, la colère d’Hermione, se déporte sur sa rivale, Andromaque, qu’elle souhaite faire souffrir de la mort d’Astyanax, et même périr : « J’’ai déjà sur le fils attiré leur colère ; / Je veux qu’on vienne encore lui demander la mère ». D’où sa froideur méprisante quand Andromaque vient la supplier dans la scène 4 de l’acte III.
Mais la fureur d’Hermione va plus loin : si elle ne peut avoir Pyrrhus, que personne alors ne l’ait ! Ainsi, l’amour, toujours si présent en elle, l’amène à souhaiter la mort de Pyrrhus, en lui infligeant une souffrance identique à la sienne, perdre celle qu’il aime.
Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure ;
Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
De cacher ma rivale à ses regards mourants ! (IV, 4)
Hermione (Marilyne Fontaine). Mise en scène de Robin Renucci, directeur des Tréteaux de France, 2021
Mais, alors même qu’elle demande à Oreste de se charger de la mort de Pyrrhus, face aux hésitations dont il témoigne, l’argument invoqué révèle à quel point l’amour reste intense en elle.
Enfin, lors de son dernier entretien avec Pyrrhus, à la fin de l’acte IV, elle laisse exploser sa colère, tandis que son monologue, au début de l’acte V, révèle son déchirement intérieur, entre son amour et sa haine.
Malgré la juste horreur que son crime me donne,
Tant qu’il vivra, craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain :
S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.
Qu’il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir…
À le vouloir ? Eh quoi ! c’est donc moi qui l’ordonne ?
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
C’est aussi ce qui explique la violence de son rejet d’Oreste quand il vient lui annoncer la mort de Pyrrhus : « Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? / Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements, / Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ? » Hermione est donc enfermée dans sa passion, qui nie la réalité présente pour espérer encore que le « traître » lui reviendra, en rêvant d'une éternité à venir.
Ainsi, incapable d’assumer son souhait de tuer Pyrrhus, incapable en fait d’assumer le fait que sa mort rend aussi son amour définitivement impossible, elle ne peut plus alors que s’infliger cette mort à elle-même, dans un ultime geste d’union amoureuse : « […] du haut de la porte enfin nous l’avons vue / Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber, / Lever les yeux au ciel, se frapper, et tomber. » (V, 4)
Deux héros amoureux
Bertholet Flémal, La Mort de Pyrrhus, 1667-1670. Huile sur toile, 130 x 153. Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles
Pyrrhus et Oreste, fils d’Agamemnon sont deux héros habitués à combattre, à courir des dangers pour obtenir la victoire ; dans l’antiquité, leur représentation n’en fait pas des amants. C’est d’ailleurs l’argument avancé par Andromaque à Pyrrhus, quand il lui annonce les risques qu’il est prêt à prendre par amour pour elle : « Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ? » (I, 4) Mais, pour répondre aux attentes du public de son temps, Racine, lui, met l’accent sur la force de leur passion.
La fatalité de l'amour
L’étymologie du mot « passion », le verbe latin « patior », qui signifie « subir », pose déjà l’idée qu’il est impossible de résister à la passion, plus forte que la raison.
Pour Pyrrhus
Quand Phœnix, confident de Pyrrhus, le félicite de sa résolution de remettre Astyanax aux Grecs et de revenir au mariage prévu avec Hermione, son commentaire montre bien que, sous l’emprise de la passion, le héros ne s’appartient plus : « […] ce juste courroux / Ainsi qu’à tous les Grecs, seigneur, vous rend à vous. » (II, 5) Lui-même se reconnaît d'ailleurs soumis à Andromaque, à laquelle il reproche sa cruauté envers lui, et c’est ce qui explique ses revirements incessants, passant de la menace cruelle à la prière, jusqu’à l’aveu de sa faiblesse : « Mais cet amour l’emporte ; et, par un coup funeste, / Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste. » (IV, 4), avoue-t-il face à Hermione.
Pour Oreste
Quand Oreste invoque le « destin » qui le mène, la puissance de son amour pour « une inhumaine », son ami Pylade s’indigne de voir en lui une victime impuissante de sa passion pour elle : « Quoi ! votre âme à l’amour en esclave asservie/ Se repose sur lui du soin de votre vie ? ». Oreste ne contredit pas cette image : « Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne » (I, 1), reconnaît-il lui-même, avouant qu’il ne s’appartient plus. C’est ainsi qu’en retrouvant Hermione, il reprend cette représentation d’un amour fatal, une obsession amoureuse contre laquelle il ne peut lutter :
Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
Vous le savez, madame ! et le destin d’Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.
Philippe Chéry, Costume d’Oreste, 1802. Gravure colorée, in Recherches sur les costumes et le théâtre de toutes les nations
Les souffrances de l'amour
Dans ces conditions, incapables de résister à leur passion, tous deux vivent avec intensité la douleur d’être rejetés.
J’ai fait des malheureux, sans doute, et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie ?
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes…
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes? (I, 4)
Pour Pyrrhus
Sans cesse, Andromaque rappelle à Pyrrhus le sang qu’il a fait couler, les ravages qu’il a causés, autant d’images qui justifient sa haine de ce vainqueur, et son rejet. Or, Pyrrhus, s’il reconnaît ces horreurs, en arrive à les comparer aux souffrances que lui inflige ce rejet, présentées comme pires encore par ses énumérations, les exclamations et les interrogations qui les intensifient :
Aveugle par amour, il est ainsi persuadé d’être victime de celle qui est, en réalité, sa captive impuissante, en la jugeant coupable de ses souffrances.
D’où cet amour qui se change, par instants, en haine, avec la volonté de s’en délivrer ainsi. Mais, quand Andromaque accepte cette union pour sauver son fils, Racine retrouve l’ironie tragique des auteurs antiques : au moment même où Pyrrhus croit triompher et voit sa passion satisfaite, le destin s’abat sur lui, comme en un châtiment divin : il est tué par les Grecs, poussés par Oreste et révoltés de ce choix.
Pour Oreste
Il n’y a pas, chez Oreste, la violence qui anime Pyrrhus, plutôt une mélancolie qui le fait plonger dans un « désespoir » incessamment mentionné et redoublé. C’est, en effet, un sentiment ancien, né du refus d’Hermione déjà à Sparte, rappelé à Pylade, et qui se ranime en constatant qu’Hermione aime Pyrrhus.
Outre le portrait, fait à Pylade, de ses douleurs, des risques de mort pris pour les faire cesser, Il dépeint, face à Hermione, tous les signes de son égarement amoureux : « […] Mes serments, mes parjures, / Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures, / Mon désespoir, mes yeux noyés de larmes / Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ? » (IV, 2) L’ultime preuve de sa passion est l’acceptation de devenir le meurtrier de Pyrrhus et l’espoir que cela lui permettra enfin d’être aimé, d’être heureux. Mais le terrible rejet d’Hermione qui accueille son retour le replonge dans son désespoir tragique : « À son dernier arrêt je ne puis plus survivre », déclare-t-il à Pylade lors du dénouement. Quand son ami lui annonce la mort d’Hermione, il perd définitivement tout espoir, « Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance ! / Appliqué sans relâche au soin de me punir, / Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir », et il sombre dans la folie.
Pierre Guérin, Oreste annonce à Hermione la mort de Pyrrhus., 1667-70. Huile sur toile, 129 x 160. Musée des Beaux-Arts de Caen
POUR CONCLURE
Hermione, comme Pyrrhus et Oreste agissent sous la dépendance de leur désir amoureux, devenu une passion obsédante ; alors même qu’ils s’affirment libres, ils sont, en fait, totalement aliénés par leur passion. Seule Andromaque, prête à mourir par amour, légitime, de son époux mort et de son jeune fils, peut transformer son statut de captive en puissance d’une reine.
Pour Racine, nourri de la doctrine janséniste, l’amour-passion est donc un emprisonnement imposé à des héros auxquels la grâce divine a manqué. Ainsi, ils sont incapables d’échapper à leur passé, entretiennent des illusions sur leur avenir, et vivent leur présent dans la frustration, la violence et la douleur qui les détruisent.
Les confidents et leur rôle
Racine est un homme du XVIIème siècle, et ses tragédies s’inscrivent dans le contexte de son temps. Le roi Louis XIV est entouré d’une suite, de courtisans et de gardes, et les règles de bienséances exigent qu’une femme jeune de haut rang ne sorte jamais sans être accompagnée d’une « dame d’honneur », d’une « suivante ». Il est donc impossible que le théâtre ne tienne pas compte de ces réalités, d’où la place accordée à des personnages, qualifiés de « confidents », dont le rôle, cependant, est bien plus complexe qu’un simple accompagnement.
Dans Andromaque, quatre personnages tiennent ce rôle :
-
Phoenix, présenté comme « gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus », son fils : il est donc attaché à la "maison" du roi, déjà âgé, et dépasse le statut de simple serviteur. Il est présent dans quatre scènes :: I, 3 – II, 5 – III, 6 et IV, 6.
-
Pylade, cousin d’Oreste et fils du roi de Phocide, est l’« ami d’Oreste », amitié légendaire dans la mythologie grecque. Il intervient dans trois scènes clés, celles d’exposition et de dénouement, et à l’ouverture de l’acte III, au cœur de l’œuvre.
-
Céphise, « confidente d’Andromaque », a vécu comme elle la guerre et la chute de Troie. Présence muette lors des rencontres d’Andromaque avec Pyrrhus ou Hermione, elle intervient au cœur de la tragédie, dans les scènes centrales de l’acte III, prenant la parole dans les scènes 5, 6 et 8, puis à l’ouverture de l’acte IV.
-
Cléone, « confidente d’Hermione », est venue avec elle de Sparte pour accompagner son mariage avec Pyrrhus. Elle reste souvent muette, sauf dans la première scène de l’acte II, dans la scène 3 de l’acte III, dans la scène 4 de l’acte IV, enfin dans la scène 2 de l’acte V.
Des révélateurs de l'intrigue
Le lien avec le passé
Quand un personnage entre en scène, le public ne dispose, pour le reconnaître, que de son costume, qui signale notamment son rang. Cela oblige à le nommer, ce que permet l’entretien avec le confident, comme dans la scène d’exposition : « Qui l’eût dit qu’un rivage à mes vœux si funeste / Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste. » Mais le nom seul, même s’il est connu tel celui d’Oreste, ne suffit pas pour comprendre l’action.
Le confident a donc pour rôle de retracer le passé des protagonistes, comme le fait Pylade en évoquant la relation de jeunesse entre Oreste et « Hermione, à Sparte inexorable » et ses « vœux superflus », permet la longue tirade explicative de son ami. Il en va de même pour Cléone, qui, pour sa part, donne une autre image de cette relation : « Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste / Dont vous avez cent fois souhaité le retour, / Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ? »
La présentation de la "crise"
Mais le confident permet aussi de découvrir la "crise" qui, ayant couvé en secret, éclate lorsque la tragédie débute. Ainsi, ses interventions sont souvent des séries de questions. C’est le cas dans la seconde réplique de Pylade, dans la scène d’exposition, comme chez Cléone qui les multiplie à propos de Pyrrhus lors de l’entrée en scène d’Hermione.
Quoi ! vous en attendez quelque injure nouvelle ?
Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,
Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?
Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?
Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.
Le personnage se trouve alors contraint de dévoiler son trouble, l’obstacle qui provoque la crise.
Le partage des sentiments
Racine, par son éducation à Port-Royal, a une parfaite connaissance du théâtre de la Grèce antique. Or, toutes les tragédies accordent alors un rôle important au chœur. Il est composé de douze choreutes à l’époque d’Eschyle, puis de quinze avec Sophocle, qui le divise en deux demi-chœurs dirigés par un coryphée : il évolue dans l’"orchestra", est chargé des parties chantées, qui séparent les épisodes, et ses remarques – et surtout celle du coryphée auquel sont confiées le plus importantes – construisent aussi un dialogue avec les protagonistes.
Reconstitution du théâtre de Dionysos à Athènes, du temps des Romains, 1891. In Encyclopédie de J. Kürschner
Le chœur antique illustre la fonction sociale du théâtre, en représentant les citoyens, qui, en assistant à l’action, la commentent et la jugent, selon les critères politiques, sociaux, moraux et religieux, alors en vigueur. Il peut ainsi, dès qu’éclate la crise, se lamenter, pleurer, en intensifiant ainsi la dimension tragique, mais aussi interroger, mettre en garde, révéler ce qui est inquiétant ou injuste, annoncer un châtiment…
Des témoins
Ce rappel permet d’éclairer la façon dont les confidents revêtent ce rôle chez Racine.
Parfois, il n’offre qu’une présence muette ; il n'est qu'un témoin de l’action, une simple oreille attentive, et se contente d’offrir au personnage l’occasion de commenter ce qu’il vient de vivre, comme Andromaque face à Céphise après son entretien avec Hermione : « Quel mépris la cruelle attache à ses refus ! »
Parfois, le confident lui-même formule son propre commentaire, comme Cléone après cette même rencontre :
L’exclamation de Phœnix, en revanche, « Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ! », exprime son incompréhension de l’aveu de son peu d’intérêt pour Hermione fait par Pyrrhus à Oreste.
Mais il partage aussi les sentiments des protagonistes, comme l’évoque directement à Oreste Pylade, « je vous plains » (III,1), qui accepte de s’associer à son choix : « Allons, seigneur, enlever Hermione. […] Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ». Oreste d’ailleurs souligne ce partage : « Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié. ». Céphise, elle, croyant Astyanax sauvé par le mariage accepté, laisse exploser ce qu’elle croit être le bonheur futur de cette mère : « Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit croître, / Non plus comme un esclave élevé pour son maître, / Mais pour voir avec lui renaître tant de rois ! » D’où son effroi quand elle comprend le véritable dessein de sa maîtresse : « Que dites-vous ? Ô dieux ! »
Non, je ne puis assez admirer ce silence.
Vous vous taisez, madame ; et ce cruel mépris
N’a pas du moindre trouble agité vos esprits !
Vous soutenez en paix une si rude attaque,
Vous qu’on voyait frémir au seul nom d’Andromaque !
Andromaque et Céphise. Mise en scène de Farid Paya avec la Compagnie du Lierre
En cela, le confident est comme un miroir dans lequel le protagoniste peut se contempler : il y voit son double, avec ses chagrins, ses peurs, ses colères…
Des révélateurs des âmes
La noblesse des personnages, roi, princes ou princesses, ou leur condition sociale, par exemple la captivité pour Andromaque, les amène à masquer leurs désirs, leurs pensées, leurs peurs, leurs sentiments de façon générale. D’où l’importance du confident, avec lequel il peut les partager sans crainte, comme le promet Pyrrhus à Phœnix, « Une autre fois, je t’ouvrirai mon âme » (I, 3), ou Andromaque à Céphise : « Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise » (IV, 1). C’est aussi ce que souligne la question d’Oreste à Pylade : « « T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ? » (I, 1): « Une autre fois, je t’ouvrirai mon âme » (I, 3) Il apporte ainsi au public les informations sur la vie intérieure du personnage que lui donnerait un narrateur dans le roman.
Céphise et Cléone
C’est par l’entretien d’Andromaque avec Céphise dans la scène 2 de l’acte IV que le spectateur apprend la décision de l’héroïne, qu’elle lui justifie longuement. De même, dans la première scène de l’acte II, ce sont les reproches de Cléone à Hermione qui conduisent celle-ci à exprimer son bouleversement, « Je crains de me connaître en l’état où je suis », et à révéler son déchirement intérieur, entre sa colère contre Pyrrhus qui la pousse à vouloir le fuir, son espoir qui subsiste : « Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir », puis dans un nouveau revirement, son désir d’aller jusqu’au bout de sa vengeance.
Oreste et Pylade en Tauride, vers 330-320 av. J.-C. Cratère campanien. Musée du Louvre
Pylade et Phœnix
Grâce à son entretien avec Pylade, nous partageons les mouvements contradictoires d'Oreste envers Hermione : « Je sentis que ma haine allait finir son cours ; / Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours. » La scène 1 de l’acte III est particulièrement révélatrice de ses revirements. Il avoue un premier dessein, fruit de sa haine : « La fureur m’emportait, et je venais peut-être / Menacer à la fois l’ingrate et son amant », avec un adverbe qui annonce la fragilité de cette décision initiale. Il est alors prêt à espérer qu’Hermione revienne vers lui. Mais, quand Pylade détruit cet espoir, sa décision change encore, car il refuse l’idée du mariage possible une fois Astyanax remis aux Grecs : « je veux l’enlever », « […] à mes tourments je veux l’associer : / C’est trop gémir tout seul ».
C’est par la réponse à une question de Phoœnix à propos du lien entre Oreste et Hermione, « S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer ? » (I, 3), que nous apprenons les sentiments de Pyrrhus, son rejet d’Hermione : « Que, charmés l’un de l’autre, ils retournent à Sparte ! […] Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui ! » Plus intéressant encore est leur dialogue dans la scène 5 de l’acte III, alors que Phœnix le félicite de sa décision de remettre Astyanax aux Grecs, preuve qu’il renonce à son amour pour Andromaque : « Oui, je bénis, seigneur, l’heureuse cruauté / Qui vous rend… », la réaction de Pyrrhus lui ouvre les yeux sur la vérité des sentiments du roi envers Andromaque, d'où ses répliques ironiques, « Commencez donc, seigneur, par ne m’en parler plus », « Vous l’aimez : c’est assez. »
Des acteurs de l'action
Des conseillers
Dans la mesure où il représentait la norme sociale, le chœur antique pouvait rappeler au héros tragique sa nature mortelle, le ramener à moins d’excès, l’alerter sur les dangers de ses choix, le conseiller… Nous retrouvons ce rôle chez Racine, manifeste à travers leur emploi fréquent du mode impératif. Par exemple, dès l’exposition, Pylade pousse Oreste à remplir pleinement son rôle d’ambassadeur : « Achevez, seigneur, votre ambassade. Vous attendez le roi : parlez et lui montrez / Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés. » De même, Phœnix incite Pyrrhus à suivre son devoir de roi et à épouser Hermione : « Oui, voyez-la, seigneur, et, par des vœux soumis, / Protestez-lui… » Mais face à Hermione, Pyrrhus sera incapable de suivre ce sage conseil. Pylade, tout comme Cléone, tente d’empêcher que le héros ou l’héroïne se laisse aller à de dangereux excès, qui pourraient se retourner contre eux : « Dissimulez » conseille Pylade pour que sa décision d’enlever Hermione reste secrète, tout comme Cléone, quand Andromaque vient à la rencontre d’Hermione.
Le rôle de Cléone est, cependant, plus ambigu, car ses conseils se plient aux revirements d’Hermione. Ainsi, elle tente d’abord de l’inciter à accueillir favorablement Oreste, « Eh bien ! madame, eh bien, écoutez donc Oreste », puis, devant le rejet d’Hermione, le conseil s’inverse : « Fuyez-le donc ». (II, 1)
Céphise, elle, tente d’aider sa maîtresse et l’enfant en mettant en évidence la puissance de Pyrrhus. Ainsi, elle la pousse à réagir, à avoir un entretien avec Pyrrhus, « Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné » (III, 6), et surtout, lui rappelle le danger que son refus fait courir à l’enfant : « Eh bien, allons donc voir expirer votre fils : / On n’attend plus que vous… Vous frémissez, madame. » (III, 8) Sa réplique cruelle va permettre à Andromaque de chercher comment sauver Astyanax.
Hermione et Cléone. Mise en scène de Farid Paya avec la Compagnie du Lierre
Des actants
Enfin, Racine va encore plus loin en les impliquant plus directement dans l’action. À la fin de l’acte IV, Pyrrhus charge ainsi Phœnix de « garde[r] » Astyanax de façon à le protéger des Grecs jusqu’à ce que son mariage soit conclu. De même, Andromaque confie à Céphise son fils, son « unique trésor » : « Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector. » (IV, 1)
Ils servent aussi de messagers : « Va le trouver pour moi », ordonne Andromaque à Céphise, avant de se rétracter, mais la demande d’Hermione à Cléone, « Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone, / Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione ! » (IV, 4), ne parviendra pas à empêcher la mort de Pyrrhus.
Après quelques réticences, Pylade accepte de soutenir le projet d’Oreste : « Allons, seigneur, enlevons Hermione. […] Allons de tous vos Grecs encourager le zèle ». La dernière réplique de la pièce – mais souvent supprimée dans les mises en scène pour finir sur l’horreur de la folie d’Oreste – lui est d’ailleurs confiée, et le montre prêt à apporter son aide ultime : « Sauvons-le. »
POUR CONCLURE
Dans Andromaque, le tragique touche deux dimensions. La raison d’État pèse sur Pyrhhus, et est visible dans ses entretiens avec Oreste, ambassadeur des Grecs, mais aussi sur Andromaque, qui vit dans le souvenir de la chute de Troie. Le tragique de la passion amoureuse accable, lui, tous les protagonistes. Dans chacune de ces dimensions, le confident prend sa part, parfois une simple écoute, parfois plus importante, jusqu’à jouer un rôle dans l’action. Il est aussi un triple intermédiaire, entre les personnages, entre le personnage et sa conscience, et même entre les personnages et le public, par exemple pour illustrer sa surprise, sa colère ou sa pitié.
Le tragique dans Andromaque
Pour voir la générale, mise en scène d'Anne Théron
Le tragique, héritage de l'antiquité, se définit par deux critères, retenus par le philosophe grec Aristote, susciter la terreur et la pitié du public face à la fatalité qui écrase les héros en lutte.
La fatalité
Le poids de la fatalité
Dans de nombreuses tragédies de Racine, qu’il s’inspire de la mythologie antique, comme dans Iphigénie (1674) ou Phèdre (1677), ou de la tradition biblique, comme dans Esther (1689) ou Athalie (1691), la fatalité vient du divin, d’un châtiment céleste qui s’abat sur les humains sur lesquels plane une menace de mort. Mais dans Andromaque, seul Oreste attribue au « destin » une dimension sacrée, « « Oui, je te loue, ô ciel de ta persévérance ! Appliqué sans relâche au soin de me punir, / Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir », mais sans référence précise à la malédiction qui pèse sur les Atrides depuis plusieurs générations.
Cependant, même pour lui, dans cette pièce la fatalité relève des conditions historiques : elle est la conséquence de la guerre de Troie. C’est cette guerre, en effet, qui a fait d’Andromaque une captive offerte au vainqueur, Pyrrhus, héros auquel le roi Ménélas accorde, en remerciement, sa fille Hermione, brisant ainsi l’espoir amoureux d’Oreste. C’est elle aussi qui conduit les Grecs dont Oreste est l’ambassadeur, à réclamer à Pyrrhus la mort d’Astyanax afin de priver les Troyens de tout espoir de revanche.
La mort : une menace
Dès l’exposition, la mort est présente dans le discours d’Oreste, comme une éventualité, liée à son amour pour Hermione : « L’amour me fait ici chercher une inhumaine : / Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort, / Et si je viens chercher ou la vie ou la mort. » En revanche, pour Andromaque, la menace vient de l’amour de Pyrrhus qui, pour qu’elle accepte le mariage, exerce son chantage : « De son fils qu’il lui cache, il menace la tête ».
La mort de Pyrrhus. Fresque romaine, Casa di Marco Lucrezio Frontone, Pompéi
Mais la mort menace aussi le roi, s’il refuse de remettre l’enfant aux Grecs : « Enfin, de tous les Grecs satisfaites l’envie, / Assurez leur vengeance, assurez votre vie ». Il est d’ailleurs pleinement conscient de ce risque, qu’il se dit, face à Andromaque, prêt à courir : « Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours. » Tout au long de la tragédie et selon les réactions d’Andromaque, les revirements de Pyrrhus effacent, ou remettent au premier plan la menace de mort. La salle du palais de Pyrrhus devient donc une sorte d’antichambre de la mort vers laquelle chaque personnage est en marche, soit pour l’infliger, soit pour la subir.
La mort accomplie
Mais, paradoxalement, la mort ne s’abat pas sur les plus menacés, Andromaque et Astyanax, puisque Pyrrhus est tué par les Grecs, révoltés contre le mariage qui accorde une protection à celui qu’il nomme « roi des Troyens ». De ce fait, Andromaque n’a plus de raison de réaliser le suicide qu’elle a prévu à l’issue de ce mariage : « Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste, / D’une infidèle vie abrégera le reste ». En revanche, Hermione, en apprenant la mort du roi, choisit de se tuer sur son corps et, si Oreste ne meurt pas, il vit une mort indirecte, celle de sa raison. En voyant, dans sa folie, apparaître Pyrrhus, il lui inflige une mort fictive, « Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé. », et s’offre aux coups d’Hermione qu’il imagine : « […] je lui porte mon cœur à dévorer. »
Cette représentation de la mort chez Racine s’explique d’abord par sa formation helléniste à Port-Royal : fidèle à ses modèles antiques, il a su adapter leur violence aux exigences de son époque, notamment par le lien établi avec la puissance des sentiment amoureux. Mais sa formation janséniste a certainement joué aussi un rôle. Alors que chez Corneille, les héros vont vers la mort en triomphant, auréolés de gloire, chez Racine, ils ne cherchent pas la mort, mais la subissent. Ses héros sont, en fait, impuissants : la mort est le prix de leur désir, de leur passion. Chez Racine, aucune échappatoire : on meurt si l’on cherche à étouffer ce désir, mais on meurt – ou l’on fait mourir – si on lui donne libre cours.
La terreur et la pitié
Antonio Calliano, La Mort d’Hector et le Triomphe d’Achille, 1813. Fresque, Palais royal, Caserta
Un contexte de terreur
Rappelons que les règles dites de « bienséance », édictées au XVIIème siècle par les théoriciens du classicisme, bannissent la représentation de la violence sur scène, afin de ne pas choquer le public. Ainsi, la mort ne sera pas vue, mais relatée, en deux représentations contrastées.
Du côté des guerriers grecs, l’image de la mort est plutôt élogieuse, car elle permet de conquérir la gloire, comme le proclame Oreste en comparant Pyrrhus à son père Achille : « Oui, comme ses exploits, nous admirons vos coups. Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ».
En revanche, à plusieurs reprises, Pyrrhus dépeint l'horreur de la mort :
Il rejoint ainsi les visions horribles que revit incessamment Andromaque, de la mort d’Hector à la chute de Troie : « J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ; / J’ai vu trancher les jours de ma famille entière, / Et mon époux sanglant traîné dans la poussière ». En revivant ces scènes, dans la scène 8 de l’acte III, le sang envahit son discours. Même Pyrrhus, répondant à Oreste, est réticent à l’idée d’exercer sa cruauté contre Astyanax, d’où son interrogation :
Je songe quelle était autrefois cette ville
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin :
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; […]
Mais que ma cruauté survive à ma colère,
Que, malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?
Non, seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre proie ;
Ainsi, la mort qui menace un enfant innocent, Astyanax, comme celle que projette de se donner Andromaque, est perçue comme inacceptable par le spectateur, qui partage l’horreur de l’héroïne, confrontée à ce terrible dilemme.
Susciter la pitié
Mais, pour susciter la pitié, la tragédie doit aussi amener le public à plaindre les victimes, et, pour cela, faire ressortir l’injustice de leur sort, leur impuissance face à des actes cruels, leur innocence donc.
Or, est-il possible de plaindre Pyrrhus et Hermione, et même Oreste sombrant dans la folie ? En fait, leur sort tous trois reconnaissent être victimes de leur passion, qui les aliène, d’un amour qui les pousse à des actes condamnables : pouvons-nous plaindre un roi qui profite de ses exploits guerriers pour imposer à sa captive, Andromaque, un odieux chantage et pour trahir celle à qui il était engagé, Hermione ? Pouvons-nous plaindre cette dernière, même si elle subit les conséquences de la passion de Pyrrhus, alors qu'elle écoute avec indifférence la prière d’une mère en pleurs, et la rejette avec ironie, par jalousie : « S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ? » Enfin, pouvons-nous plaindre Oreste, qui, finalement, accepte, par amour, de tuer son rival ? Certes, il subit un injuste rejet de la part d’Hermione, qui le traite de « Traître » et de « monstre » en niant sa culpabilité dans ce meurtre, mais il n’en a pas moins commis un crime. Le dénouement, en leur apportant un châtiment, quelque terrible qu’il soit, empêche de les plaindre, car il rétablit une forme de justice.
Finalement, Andromaque est la seule qui provoque notre pitié, paradoxalement, puisque le dénouement non seulement la garde en vie mais lui rend un statut de reine. Alors même qu’elle a déjà perdu un époux, sa famille, et vu sa ville détruite, elle est devenue captive de celui qui a participé à ces horreurs et dont le père a tué son époux. Et c’est ce même vainqueur qui, pour la réduire à accepter un mariage odieux, lui impose le pire chantage qui soit pour une mère, menacer de mort son enfant. De plus, face à ce chantage, mue par les nobles valeurs d'épouse fidèle et de mère, elle résiste avec courage et dignité, et est prête à assurer la survie d’Astyanax au prix de sa propre vie. Chacune des scènes où elle intervient, jusqu’à son ultime résignation, accentue donc notre pitié, et le public est forcément satisfait devant un dénouement moral puisqu’il sauve l’innocente et punit le coupable.
L'écriture du tragique
Les choix lexicaux
Le vocabulaire doit mettre en valeur l'image du héros, et l'horreur de sa situation. Par exemple, les tirades d’Hermione multiplient l’expression de sa « haine » envers à la fois Pyrrhus et sa rivale, tandis que celles d’Andromaque sont emplies de cris de « douleur », de « larmes » en lien avec les visions sanglantes qu’elle développe avec de nombreux adjectifs hyperboliques. Ce vocabulaire est mis en évidence par les échos à la rime, tels la « nuit éternelle » qui prolonge l’image de la « nuit cruelle », ou « les yeux étincelants » de Pyrrhus associés aux « palais brûlants » de Troie.
Les figures de style
L’hyperbole et l’anaphore sont fréquentes pour intensifier l’expression des sentiments. La peinture de la mort, elle, est soutenue par une figure de style, l'hypotypose, qui consiste à décrire la scène de façon tellement frappante que le lecteur a l'impression de la voir se dérouler sous ses yeux. Nous reconnaissons ce procédé dans le récit d’Andromaque qui revit les adieux d’Hector, les actes criminels de Pyrrhus, « de sang tout couvert, échauffant le carnage ». Racine a su mettre en œuvre ce que montre Gaston Bachelard dans Fragments d’une poétique du feu, essai paru à titre posthume, en 1988 : « La Poésie est un Règne du langage. Le Règne poétique n’est plus en continuité avec le Règne de la signification. » Les images sont plus puissantes que les idées et même que la réalité qu’elles expriment ; inutile donc de montrer la mort, la dire par des images poétiques frappe davantage l’imagination pour inspirer la terreur et la pitié.
Les modalités expressives
Le tragique privilégie les modalités expressives, l'exclamation, parfois renforcée par des interjections, l'injonction, l'interrogation notamment quand il s'agit d'un dilemme vécu par le héros, ou de moments d’indignation, de révolte. Les modalités sont choisies, selon les cas, pour implorer, pour résister ou ordonner, parfois pour lancer des imprécations, c'est-à-dire pour maudire.
Le rythme
Enfin, le rythme même de l’alexandrin est mis au service du tragique, par exemple par un bouleversement de l'ordre syntaxique habituel : des noms, des adjectifs sont mis en relief par rapport à leur place attendue, notamment par une inversion, un rejet en tête de vers, une mise en valeur à la rime ou à la césure de l'alexandrin.
Racine joue également sur des parallélismes ou en choisissant la phrase nominale, pour un cri bref. Tantôt le rythme est haché, comme pour reproduire l'angoisse, tantôt, au contraire, il s'allonge, avec des enjambement et des énumérations.
POUR CONCLURE
Rappelons l’étymologie grecque attribuée au terme « tragédie » : de τράγος, le bouc, et ᾠδή, le chant, elle renvoie au chant rituel qui accompagnait, lors des fêtes de Dionysos, le sacrifice du bouc, victime expiatoire dans l’antiquité. Cette cérémonie de purification fait donc de la mort un élément constitutif de la tragédie. C’est d’ailleurs, selon Aristote, ce qui lui donne sa fonction essentielle, la catharsis : la mort infligée à un membre de la collectivité représente une expiation de la souillure qu’un acte criminel a entraînée. Elle est donc l’application de la vengeance divine contre le mortel coupable. Or, même si la dimension sacrée n’apparaît pas dans Andromaque, la mort de Pyrrhus, entraînant celle d’Hermione et la folie d’Oreste, n’est-elle pas une expiation des crimes de ce guerrier et de son odieux chantage ? Et l’acceptation de la mort par Andromaque n’est-elle pas ce qui permet de rétablir l’ordre troublé par les excès passionnels des autres protagonistes ?
Racine a donc permis à son public d’éprouver, durant la tragédie, des émotions violentes, de vivre, par procuration en quelque sorte, toutes les douleurs de l’amour et les menaces de mort, mais sans dommage pour lui puisqu’à la fin il est soulagé en voyant que le bien triomphe du mal.