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Jean Racine, Andromaque, 1667 : explications

Acte I, scène 4 : du début à "... des soins dignes du fils d'Achille." 

Pour  lire l'extrait

L’exposition d’Andromaque, un long entretien entre Oreste et son ami Pylade, nous a appris ce que le fils d’Agamemnon vient faire en Épire : il est l’ambassadeur des Grecs auprès du roi Pyrrhus, un an après la chute de Troie, chargé d’« arracher de ses bras » Astyanax, le fils d’Andromaque et Hector. Cet enjeu de l’intrigue étant ainsi posé, le public attend impatiemment l’entrée en scène de l’héroïne qui donne son titre à la tragédie, encore retardée par la conversation entre Pyrrhus et Oreste : il lui transmet cette demande, que le roi rejette en se voulant le sauveur de l’enfant. Mais, face à Andromaque, va-t-il maintenir cette attitude ? Comment Racine met-il en place la relation tragique entre les deux protagonistes ?

La rencontre (des vers 1 à 7) 

Le portrait de Pyrrhus

Cette scène s’enchaîne directement, par le premier hémistiche, à l’annonce qui finit la scène III : « Andromaque paraît », disait Pyrrhus, dont les deux questions, « Me cherchiez-vous, madame ? / Un espoir si charmant me serait-il permis ? », contrastent avec le portrait de ce roi, guerrier redoutable et roi puissant. Il observe, en effet, les codes de la galanterie du  XVIIème siècle, en se présentant comme un amant respectueux et soumis : l’adjectif « charmant », intensifié par l’adverbe, traduit le pouvoir irrésistible qu’Andromaque exerce sur lui.

Le portrait d'Andromaque

La dérobade d’Andromaque est immédiate, puisqu’au verbe « permis », employé par Pyrrhus, la rime, « mon fils », fait écho à une autre forme de permission, celle que lui accorde son vainqueur : « Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils. / Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie / Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie ». Elle s’affirme ainsi dans son état de victime, en tant que captive dépendante et que mère. Mais la mention d’« Hector », tué par Achille, le père de Pyrrhus, puis de la destruction de « Troie », à laquelle il a participé, insiste sur la situation tragique que vit cette veuve, qui a tout perdu, et n’a plus que des larmes à verser : « J’allais, seigneur, pleurer un moment avec lui ». L’exclamation finale, avec sa négation forte, souligne le prix de la vie de l’enfant pour sa mère.

Jacques-Louis David, La Douleur d’Andromaque (détail), 1783. Huile sur toile, 275 x 203. Musée du Louvre, Paris

Jacques-Louis David, La Douleur d’Andromaque (détail), 1783. Huile sur toile, 275 x 203. Musée du Louvre, Paris

Le nœud de l’action (des vers 8 à 24)

Une menace en gradation

L’exclamation de Pyrrhus marque un changement de ton. Face à la dérobade d’Andromaque, il  passe de la galanterie, à une menace, mais encore voilée : « Ah ! madame, les Grecs, si j’en crois leurs alarmes, / Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes. » Elle se précise ensuite en reprenant ceux qu’Andromaque a mentionnés, en mettant l’accent sur les sentiments de ses ennemis : « Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte : / Ils redoutent son fils. » L’enjeu est enfin clairement posé, avec une insistance qui ôte tout espoir d’échappatoire : « Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse. » L’image de la mort de l’enfant s’impose ainsi, mise en valeur par la rime de « périsse » et « supplice », et amplifiée par l’urgence mise en valeur : « Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice. »

La douleur d'Andromaque

Dans sa première riposte, les deux questions d’Andromaque sont empreintes d’une ironie amère dirigée contre des vainqueurs insatiables : « Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé, / Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ? » P

Jean-Simon Berthélémy, Andromaque, planche de costumes, 1801. Gravure, BnF

Puis, sa double  exclamation prolonge cette ironie, « Digne objet de leur crainte ! », mais est maladroite car elle rappelle à la fois ce que Pyrrhus représente pour les captifs, et les raisons qui poussent les Grecs à vouloir la mort d’Astyanax, la crainte que l’enfant ne veuille un jour venger son père : « Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor / Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector ! » Quand la menace devient claire, c’est alors son indignation qui éclate dans ses deux questions : « Et vous prononcerez un arrêt si cruel ? / Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ? » Andromaque révèle ainsi qu’elle n’est pas dupe du rôle de Pyrrhus, qui transforme l’enfant en objet.

Jean-Simon Berthélémy, Andromaque, planche de costumes, 1801. Gravure, BnF

Le tragique ressort, avec l’interjection, et une argumentation qui, par la répétition antithétique et l’opposition des rimes « père » et « mère »,  souligne l’idée que l’enfant n’est, en réalité, qu’un prétexte pour le roi, indirectement désigné par le pronom indéfini : « Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ; / On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère. » Sa conclusion est une façon de formuler son rejet, « Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux / Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. » Comment pourrait-elle aimer l’homme qui lui a tout pris ? »

Le chantage de Pyrrhus (des vers 25 à 40) 

Une généreuse promesse

Sa première phrase apporte une réponse, dans laquelle Pyrrhus se présente comme, non pas un être cruel, mais un généreux sauveur : « Madame, mes refus ont prévenu vos larmes. » La construction de la longue phrase qui suit met en évidence les risques qui pèsent sur lui, déjà formulés par Oreste, « Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes », mais aussi amplifiés par les images qui suivent : « Mais, dussent-ils encore, en repassant les eaux, / Demander votre fils avec mille vaisseaux, / Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre, / Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre ». Il fait directement allusion à la guerre de Troie, en multipliant les hyperboles, une façon de se mettre à égalité avec la souffrance qu’elle-même a vécue. La promesse arrive à la fin de cette phrase, marquée par le rythme des deux verbes au présent qui s’enchaînent, « Je ne balance point, je vole à son secours », jusqu’à la conclusion au futur où il s’offre en sacrifice : « Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours. »

La tirade de Pyrrhus est construite en deux temps, séparés par le connecteur « Mais », une promesse d’abord, dont le prix est ensuite longuement développé.

Le prix à payer

Mais face à ce portrait d’un héros au courage extrême, digne de l’épopée, la suite de la tirade revient à une expression empreinte des codes de la galanterie précieuse, où l’amant rejeté se plaint de la rigueur de celle qu’il veut conquérir : « Mais, parmi ces périls où je cours pour vous plaire, / Me refuserez-vous un regard moins sévère ? » Le lexique marque, en effet, l’opposition entre l'accusation lancée, et son image de parfait amant : « un cœur qui vous adore ». Les trois questions qui se succèdent soulignent le conflit intérieur que vit ce roi qui, alors qu’il est le maître, le vainqueur, se soumet à la décision de sa captive : « me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ? », « Puis-je espérer encore / que vous accepterez […] ? », « Me sera-t-il permis / De ne vous point compter parmi mes ennemis ? »

Mais, en réalité, Pyrrhus impose ici à Andromaque sa stratégie de chantage, en jouant sur le double sens des termes employés. En insistant sur les risques qu’il prend par l’hyperbole en parallèle, « Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés », il met en parallèle les deux combats livrés, contre les siens, « en combattant pour vous », mais aussi contre elle, « combattre » son rejet ; de même, « Je vous offre mon bras », prend un premier sens, militaire, le « bras » du combattant, mais aussi le « bras » offert lors du mariage.

Le stratagème de Pyrrhus fait ressortir son hypocrisie : en évoquant la puissance redoutable des Grecs, potentielle, il se présente comme le seul salut possible de l’enfant, mais à condition que sa mère accepte de répondre à son amour…

L'argumentation d'Andromaque (du vers 41 à la fin) 

Une généreuse promesse

La résistance d'Andromaque se manifeste d’abord par des questions, afin de le faire réagir en soulignant l’impossibilité d’accepter son offre et en lui rappelant des valeurs morales.

      Les trois premières questions tentent de rappeler à Pyrrhus son statut de roi, qui exige de placer au premier plan les valeurs guerrières et non pas les sentiments amoureux, en accentuant leur opposition par les adverbes d’intensité : « Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ? / Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ? » / En reprenant l’aide offerte par Pyrrhus, elle fait du salut de l'enfant un signe de noblesse et de grandeur, face à ce qui ne serait qu’un égarement amoureux indigne d’un héros : « Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux, / Passe pour le transport d’un esprit amoureux ? »

          Les deux dernières visent à remplacer l’image des « charmes » que lui attribue le désir de Pyrrhus, par celle d’une héroïne tragique, soutenue par l’énumération des adjectifs en gradation : « Captive, toujours triste, importune à moi-même,  / Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ? » En reprenant le champ lexical de la douleur, ces questions sont encadrés par deux termes, « captive » et « condamnés » qui mettent en valeur ce que représente Pyrrhus aux yeux d’Andromaque. Cela rend impossible d’accepter son offre : « Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés / Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ? »

L'appel à la noblesse d'âme

Après l'élan de la double négation, « Non, non », Andromaque développe ensuite, toutes les valeurs attendues d’un véritable héros, dans une énumération qu’elle conclut en lui rappelant l’honneur familial : « Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille. » Elle met d’abord l’accent sur sa situation pathétique, « d’un ennemi respecter la misère, / Sauver des malheureux », avant d’en venir à ce qui est, pour elle, essentiel : « rendre un fils à sa mère », « De cent peuples pour lui combattre la rigueur », en refusant, de ce fait, le chantage imposé par Pyrrhus : « Sans me faire payer son salut de mon cœur, / Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile ».

CONCLUSION

Racine emprunte le sujet de sa tragédie à l’antiquité, en reprenant l’histoire de la guerre de Troie, ses personnages, les Troyens, Hector, Andromaque, Astyanax, et les Grecs, Pyrrhus et son père Achille. Mais, sur ce cadre antique, il construit une intrigue qui a tout pour plaire à son public d’un XVIIème siècle nourri de romans précieux qui illustrent les codes de la galanterie et les images de la chevalerie médiévale. Ce premier entretien entre ses deux protagonistes fait ainsi ressortir le contraste entre la cruauté terrible du roi et la noblesse de l’héroïne, veuve et mère émouvante, qui fait pitié en tentant aux menaces tragiques qui pèsent sur elle. Elle démasque ainsi toute l’hypocrisie de l’offre de Pyrrhus, et tente de s’y opposer en associant l’héroïsme guerrier à un héroïsme du cœur, le respect de valeurs généreuses.

Acte II-2

Acte II, scène 2 : de "Souhaité de me voir !..." à "... n'en éclatent que mieux."

Pour  lire l'extrait

Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson, La rencontre d’Oreste et Hermione, vers 1800. Dessin, crayon, encre et gouache. Musée de Cleveland, USA

L’acte I se termine sur l’entretien entre l’héroïne, veuve d’Hector et mère d’Astyanax, et le roi d’Épire, Pyrrhus, qui exerce sur Andromaque un odieux chantage : si elle refuse son offre de mariage, il remettra aux Grecs, qui, par leur ambassadeur, Oreste, le réclame, le jeune enfant, ce qui le condamnerait à une mort certaine : « Le fils me répondra du mépris de la mère. », lui déclare-t-il en la quittant.

L’acte II est centré sur le personnage d’Hermione, promise par son père Ménélas à Pyrrhus, mais à présent délaissée puisqu’il porte ses vœux vers Andromaque. Furieuse contre l’infidèle, elle accepte de recevoir Oreste, dont elle a elle-même jadis dédaigné l’amour et qui espère la reconquérir. Cette rencontre s’ouvre sur une longue tirade dans laquelle Oreste lui avoue l’amour désespéré qu’il lui voue depuis si longtemps. Elle ne semble pas insensible à ses paroles : « […] qui vous dit que, malgré mon devoir, / Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ? » Cette question, source d’espoir, marque le début d’un entretien : comment Racine met-il en valeur les sentiments contradictoires qui animent les deux personnages ?

Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson, La rencontre d’Oreste et Hermione, vers 1800. Dessin, crayon, encre et gouache. Musée de Cleveland, USA

Un élan d’amour (des vers 1 à 8)

L'espoir d'Oreste

La phrase d’Hermione entraîne un élan d’espoir immédiat qui se traduit par sa reprise exclamative, l’interjection, et le vocabulaire emprunté au code de la galanterie précieuse qui divinise la femme aimée : « Souhaité de me voir ! Ah ! divine princesse… ». Mais l’aposiopèse arrêt cet élan, pour un retour à la douloureuse réalité autrefois vécue, le rejet d’Hermione qui ravive ses doutes : « Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ? » C’est ce qui explique sa double injonction, une tentative pour lui rappeler à elle aussi ce passé : « Ouvrez vos yeux : songez qu’Oreste est devant vous, / Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux. »

L'aveu d'Hermione

La réponse d’Hermione à cette réplique exprime des sentiments propres à rassurer Oreste. En revenant sur ce passé, elle admet d’abord, avec l’insistance du présentatif, « Oui, c’est vous », n’avoir pas été insensible à l’amour du jeune héros qui rendait hommage aux « charmes » de ses yeux : « Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes, / Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ». L’anaphore du pronom « Vous » prolonge cet aveu en faisant intervenir trois sentiments, d’abord un éloge hyperbolique, « Vous que mille vertus me forçaient d’estimer », ensuite un regret qui sous-entend, comme si tout s’était fait malgré elle, qu’elle déplore la douleur infligée, « Vous que j’ai plaint », mais cette pitié qui peut blesser la dignité d’Oreste,  enfin en formulant un souhait : «  enfin que je voudrais aimer. »

La jalousie d’Oreste (des vers 9 à 22) 

Un rival, Pyrrhus

Mais, choisi au lieu d’un présent ou même d’un futur, le conditionnel de ce souhait signe, pour Oreste, un  échec dans lequel il lit, par le choix de l’adjectif, un destin mortel : « Je vous entends. Tel est mon partage funeste ». Le parallélisme traduit toute l’amertume de la comparaison avec son rival : « Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste. » La brève réplique d’Hermione tente de corriger cette interprétation, en la niant avec violence : « Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus, / Je vous haïrais trop. »

Mais Oreste, en l’interrompant brusquement, montre qu’il n’est pas dupe, en démasquant l’amour réel que masque cette affirmation de haine envers son rival : « Vous m’en aimeriez plus. » Il teinte ce constat d’une ironie amère, soutenue par l’exclamation et par l’antithèse : « Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire ! / Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ». Devant ce présent, perçu comme un rejet, il adopte à son tour le mode conditionnel pour formuler une hypothèse qui renvoie ironiquement à Hermione le sentiment qu’elle a exprimé à l’égard de Pyrrhus, en se l’appliquant à lui-même : « Et, l’amour seul alors se faisant obéir, / Vous m’aimeriez, madame, en me voulant haïr. »

Oreste-plaidoyer.jpg

Un plaidoyer

La tirade se poursuit par un plaidoyer, dramatisé par l’exclamation solennelle qui l’ouvre : « Ô dieux ! » L’énumération, accentuée par l’adverbe intensif, introduit un éloge personnel, le rappel de son amour : « tant de respects, une amitié si tendre… » Mais elle est interrompue par le doute, peut-être en raison de l’attitude d’Hermione : « Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre ! » Nous pouvons imaginer que l’acteur met en valeur un geste ou une mimique d’indifférence.

L'argumentation d'Oreste. Mise en scène de Robin Renucci, directeur des Tréteaux de France, 2021

Son second argument consiste à détruire, aux yeux d’Hermione, l’image de Pyrrhus en lui montrant qu’elle lui reste trop favorable : « Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui ». L’hypothèse met en parallèle une forme d’indulgence envers Hermione, pour mieux critiquer Pyrrhus, en tentant de stimuler sa jalousie : « Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui : / Car enfin il vous hait ; son âme, ailleurs éprise, / N’a plus… »

Le conflit (des vers 22 à 32)

La colère d'Hermione

Le fait qu’elle l’interrompe sur cette négation prouve que cet argument l’a touchée, d’où aussi la multiplication d’interrogations qui expriment son indignation : « Qui vous l’a dit, seigneur, qu’il me méprise ? / Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ? »  Dans un premier temps, elle remet en cause l’infidélité formulée par Oreste, alors même qu’elle le sait déjà et a déjà manifesté sa jalousie à Cléone. Mais ce « mépris » lui est insupportable, car il remet en cause son pourvoir de séduction, donc touche son orgueil : « Jugez-vous que ma vue inspire des mépris, / Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ? » Elle renvoie donc à Oreste sa stratégie, le rendre à son tour jaloux par l’hypothèse finale perfide lancée : « Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables. »

La colère d'Oreste

Là aussi, la réaction d’Oreste, par la violence de l’impératif et du lexique, illustre l’efficacité de cette stratégie : « Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi. » Racine adopte ensuite un procédé fréquent pour soutenir un conflit, la reprise des termes employés par l’adversaire, introduit par l’insulte en amorce des vers qui soulignent son indignation par les interrogations qui s’enchaînent et les nombreuses exclamations : « Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ? / Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ? » Sa colère lui  permet aussi d’accentuer sa différence avec Pyrrhus, son rival, en lui rappelant sa propre fidélité, et la force de l’amour suscité, comme le veut le code de galanterie, par les « yeux » de la princesse : « Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ? / Je les ai méprisés ! » L’exclamation finale, introduite par l’interjection, « Ah ! », soutient un souhait, dont la force est marquée par l’enjambement : « qu’ils voudraient bien voir / Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir ! » Mais ce souhait est surtout révélateur de la jalousie qui dicte ses discours.

Une demande ambiguë (du vers 33 à la fin) 

Le projet mis en place

Par Hermione

La riposte d’Hermione est habilement présentée car elle encadre sa demande par deux questions qui visent à le rassurer sur ce qu’elle éprouve pour Pyrrhus : « Que m’importe, seigneur, sa haine ou sa tendresse ? », « Après cela direz-vous que je l’aime ? ». Au cœur de la réplique, figure la preuve de ce qu’elle présente comme de l’indifférence, soutenue par les injonctions, sa demande : « Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ; / Rapportez-lui le prix de sa rébellion ; / Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion : / Allez. »

Daniel Van Heil, L’incendie de Troie, XVIIème siècle. Huile sur toile, 99 x 67. Coll° particulière

Daniel Van Heil, L’incendie de Troie, XVIIème siècle. Huile sur toile, 99 x 67. Coll° particulière

Cette demande, avec l’insistance, « toute la Grèce », et la comparaison à  révèle à quel point sa jalousie l’amène à la volonté de se venger, avec cette idée de renouveler, en Épire, l’horreur des massacres et de la destruction de Troie.

Par Oreste

Oreste, héros et fils d’Agamemnon, chef des Grecs pendant la guerre de Troie, ne refuse pas ce projet, « Madame, faites plus », mais sa demande insistante, « et venez-y vous-même », a un double objectif. Il s’agit d’abord de vérifier la force réelle de sa volonté destructrice, que sa question tente d’accentuer en faisant appel à son orgueil : « Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux ?/ Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux. » Mais leur association, illustrée par l’impératif à la première personne du pluriel, serait aussi  une preuve d’amour qu’elle lui donnerait : « Faisons de notre haine une commune attaque. »

Un aveu indirect

Or, l’appel d’Oreste provoque l’effet inverse, puisque sa question contredit la  haine précédemment proclamée en révélant la jalousie qu’elle continue à éprouver : « Mais, seigneur, cependant, s’il épouse Andromaque ? »  Oreste ne s’y trompe pas, car sa brutale exclamation, « Hé, madame ! », révèle qu’il a très bien compris que cette inquiétude est un signe d’amour. Hermione tente alors de nier cet amour, en invoquant seulement une dignité blessée par un mariage qui serait une trahison patriotique, en Grec épousant une « Phrygienne », une Troyenne, en entraînant Oreste dans son camp par son injonction exclamative : «  Songez quelle honte pour nous / Si d’une Phrygienne il devenait l’époux ! » Mais à qui masque-t-elle la vérité de ses sentiments ? À Oreste seulement, ou surtout à elle-même ?

Le masque enlevé

L’exclamation d’Oreste, empreinte d’ironie, traduit une amertume indignée : « Et vous le haïssez ! » Il lance alors un appel pressant à la sincérité : « Avouez-le, madame ».

La fin de sa réplique renvoie à Hermione sa vérité, en soulignant, par une antithèse qui généralise son explication, les indices qui rendent impossible de masquer son amour : « L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme : / Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ; / Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux. » L’image du « feu », terme repris au pluriel dans son acception galante, met en évidence la lucidité douloureuse d’Oreste, qui reproche à Hermione son mensonge.

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Fesch et Whirsker, Lekain et Mme Vestris dans les rôles d'Oreste et Hermione, XVIIIème siècle. Gouache

CONCLUSION

Ce face à face permet au public de découvrir, non plus par le seul récit fait dans la scène d’exposition, mais par le conflit dans leur dialogue la relation entre les deux personnages, avec, de part et d’autre, une tension due à la jalousie : celle d’Oreste, nettement exprimée, soutient sa haine envers Pyrrhus, son rival, celle d’Hermione qui, tout en proclamant, elle aussi sa haine envers l’infidèle, ne peut masquer son amour pour lui qui subsiste. Cette scène joue aussi un rôle important dans l’intrigue, car elle introduit la demande de vengeance adressée par Hermione à Oreste, qui conduira au terrible meurtre du dénouement et à la mort de la jeune femme, entraînant la folie d’Oreste.

Acte III-7

Acte III, scène 7  

Pour  lire la scène

Dans l’acte I est présentée l’intrigue, notamment le chantage qui pèse sur Andromaque, veuve du héros grec, Hector, et captive de Pyrrhus : il accepte de ne pas livrer son fils, Astyanax, aux Grecs qui le réclament par l’intermédiaire d’Oreste, le fils d’Agamemnon, mais à condition qu’elle accepte le mariage qu’il lui offre. Face à son refus, Pyrrhus annonce à Oreste sa décision de livrer l’enfant, ce qui l’amène à revenir vers Hermione, fille de Ménélas, qui lui était promise en mariage. Mais la décision du roi reste fragile. Quand il l’annonce à Andromaque, dans la scène 6 de l’acte III, celle-ci, en réponse, affirme sa volonté de se suicider : « Allons rejoindre mon époux »

La tirade de la scène 7 marque alors un nouveau changement, car il tente à nouveau de la convaincre. Quel portrait de Pyrrhus son argumentation fait-elle ressortir ?

Pierre-Narcisse Guérin, Étude de la figure de Pyrrhus. Dessin. Musée du Louvre, Paris

Le revirement de Pyrrhus (des vers 1 à 8) 

Pierre-Narcisse Guérin, Étude de la figure de Pyrrhus. Dessin. Musée du Louvre, Paris

Le changement soudain

L’injonction, « Madame, demeurez », qui arrête brusquement la sortie d’Andromaque, répond à la menace de suicide qu’elle vient de lancer, enchaînant ainsi les deux scènes. Le roi cherche ainsi à imposer son  pouvoir à celle qui le fuit. Mais il est difficile, pour ce  roi, de reconnaître qu’il peut changer d’avis, ce qui explique le choix du pronom « on », indéfini, qui ouvre à cette mère un espoir : « On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez. »

Cependant, le pronom « je », dans les vers suivants, et l’insistance sur ses sentiments, « Oui, je sens à regret », met en place une autre image du roi, celle d’un homme amoureux qui comprend que son terrible chantage, la « haine » par laquelle il tente de lui faire peur pour qu’elle lui cède, est inutile. La négation restrictive montre qu’il reconnaît son erreur, qui produit le résultat inverse, la renforcer dans son rejet du roi : « […] en excitant vos larmes, / Je ne fais contre moi que vous donner des armes ; / Je croyais apporter plus de haine en ces lieux. »

Une imploration

Ce nouvel impératif, « Mais, madame, du moins, tournez vers moi les yeux », nous permet d’imaginer le jeu de l’actrice qui incarne Andromaque : silencieuse, détournée même, exprimant ainsi la « haine » qu’elle lui renvoie en retour. Cependant le connecteur souligne le changement de ton de Pyrhus, de même que cet appel à un échange de regards.  C’est alors l’homme amoureux qui parle, essayant, par ses deux questions indirectes, de transformer l’image qu’il a jusqu’alors donnée de lui-même : « Voyez si mes regards sont d’un juge sévère, / S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire. » En niant ce portrait initial de roi vainqueur et cruel, il laisse indirectement paraître celui d’un amant sensible.

Une argumentation (des vers 9 à 20) 

Le sort de l'enfant

La question rhétorique, « Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ? », introduit le premier argument, le sort d’Astyanax, mais en rejetant la responsabilité sur sa mère, avec l’insistance du verbe et du pronom « vous », répété avec sa forme tonique : « Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ? » Il tente ainsi, en faisant appel à son amour maternel, de l’unir à lui, d’où le passage du « vous » au « nous » : « Au nom de votre fils, cessons de nous haïr. »

Il se présente alors comme le garant du salut de l’enfant : « À le sauver enfin c’est moi qui vous convie. » Les deux questions rhétoriques, avec l’anaphore, le placent dans la position d’un suppliant, avec toute l’ambiguïté du glissement de l’enfant, placé au centre du chiasme syntaxique, à la prière de l’amant soupirant aux pieds de la femme aimée : « Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ? / Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ? » Si Pyrrhus se montre prêt à aller jusqu’à cette humiliation, c’est bien, en réalité, parce qu’au-delà du sort de l’enfant, il craint de perdre celle qu’il aime, d’où la répétition qui accentue sa demande : « Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous. »

Les risques courus

Pour convaincre Andromaque de la force de son engagement, il met en évidence les risques courus pour elle, mais en restant dans le domaine amoureux, puisqu’il évoque surtout son rejet d’Hermione et les conséquences : « Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes ; / Combien je vais sur moi faire éclater de haines. » Le mariage avec Hermione a été, en effet, une promesse scellée avec son père, Ménélas, qui a, à ses côtés, tous les peuples grecs qui ont fait la guerre à Troie pour venger l’enlèvement d’Hélène, son épouse.

Jean-François Janinet, Pyrrhus, 1788. Gravure, BnF

Pour accentuer encore sa proposition, terme paradoxal pour ce qui relève du chantage, son discours passe du futur proche, « je vais […] faire éclater », au présent : « Je renvoie Hermione, et je mets sur son front, / Au lieu de ma couronne, un éternel affront ; » L’image, qui remplace le terme concret, « couronne » par la formule abstraite, dramatisée, « un éternel affront » souligne cette offense, ainsi montrée comme déjà réalisée, et dont les conséquences politiques peuvent être terribles.

Par opposition, il met en valeur le triomphe qu’il accorde à Andromaque. La multiplication des verbes d’action dont il est le sujet, souligne son pouvoir royal de transformer une captive en reine : « Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ; / Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête. »

Jean-François Janinet, Pyrrhus, 1788. Gravure, BnF

La menace de Pyrrhus (du vers 21 à la fin) 

Un amant désespéré

La tirade se clôt sur le chantage imposé à Andromaque, rappelé avec insistance : « Mais ce n’est plus, madame, une offre à dédaigner ; / Je vous le dis : il faut ou périr, ou régner. » Ce terme « offre » masque, en fait, un ultimatum, dont l’urgence est marquée par les nombreux indices temporels : « un an d’incertitude », la négation « ne…plus », « « trop longtemps », « j’attends ». Mais, il y a quelque chose de cynique quand, face à cette femme veuve et mère, il met en parallèle la mort de son fils et la sienne, en insistant, notamment par les verbes choisis, sur ses souffrances d’amant rejeté : « Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude, / Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude. / C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps. / Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j’attends. » Ainsi, après avoir affirmé son pouvoir de roi vainqueur, ce parallélisme antithétique fait ressortir la faiblesse d’un amant prêt à aller jusqu’au suicide.

Pyrrhus et Andromaque. Mise en scène de Farid  Paya,  2003, Compagnie du Lierre 

Pyrrhus et Andromaque. Mise en scène de Farid  Paya,  2003, Compagnie du Lierre

La menace concrétisée

Après cette image de faiblesse, humiliation qui l’infériorise, Pyrrhus a besoin de se revaloriser à ses propres yeux. Il revient donc à son rôle de roi, avec l’impératif menaçant, « Songez-y », et un enjambement où la gradation des verbes concrétise l’horreur : « […] je vous laisse, et je viendrai vous prendre / Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre. » Le futur et l’adverbe spatial concrétisent le douloureux dilemme imposé à travers la double alternative qui met en relation le roi, « soumis ou furieux », amant comblé ou meurtrier avec l’adjectif amplifié par la diérèse, et l’enfant menacé de sacrifice : « Et là vous me verrez, soumis ou furieux, / Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux. » Ainsi, la tirade ouvre les deux directions que peut pendre l’intrigue, selon la décision d’Andromaque.

CONCLUSION

Le dilemme a été imposé à Andromaque dès le premier entretien avec Pyrrhus, à la fin de l’acte I. Mais, après les interventions d’Oreste, le roi a hésité lui-même entre remettre aux Grecs Astyanax – c’est-à-dire provoquer la mort de sa mère – ou satisfaire son désir amoureux en le sauvant pour que celle-ci accepte de mariage offert. Cette tirade, au cœur de la pièce, est donc un moment d’apogée qui vise à obliger Andromaque, silencieuse pendant la scène, à choisir. Cependant, l’alternance, dans son argumentation, entre le plaidoyer d’un amant suppliant et l’insistance sur la menace d’un roi puissant montre que ce héros vit, lui aussi, un déchirement intérieur. Il accède ainsi au tragique, en cherchant par son discours à susciter tantôt la pitié, tantôt la terreur.

Acte III, scène 8 : de "Dois-je les oublier..." à "... Va le trouver pour moi."  

Acte III-8

Pour  lire l'extrait

C’est à la fin de l’acte I que Pyrrhus formule clairement sa menace : « Le fils me répondra des mépris de la mère ; / La Grèce le demande, et je ne prétends pas / Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrat. » La longue tirade de Pyrrhus, dans la scène 7 de l'acte III, renforce son chantage tout en révélant son amour : « Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends. / Songez-y : je vous laisse ; et je viendrai vous prendre / Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre ; / Et là vous me verrez, soumis ou furieux, / Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux. »

Cet ultimatum explique qu'au début de la scène 8 Céphise, la confidente d’Andromaque, la pousse, au début de la scène 8, à conclure ce mariage qui montre que Pyrrhus, par amour pour une princesse vaincue qu’il est prêt à élever au rang de reine tout en s’opposant aux Grecs qui veulent éliminer Astyanax, « dément ses exploits » de vainqueur de Troie. Dans ce passage, Andromaque lui répond, en lui exposant son déchirement intérieur. Comment Racine met-il en scène le dilemme tragique, cruel conflit intérieur ?

Les récits et leur fonction 

Deux récits, au passé simple, sont introduits au centre de chacune des deux longues tirades d’Andromaque. Racine recourt ici à l’hypotypose, figure de style qui consiste à décrire une scène de façon si précise qu’il nous semble la voir.

La chute de Troie

La première peinture est lancée par l’impératif redoublé, « Songe, songe », repris dans le parallélisme quelques vers plus loin : « Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants ». La répétition de ce verbe souligne la force obsessionnelle de ces images, cauchemar incessamment revécu par l’héroïne. De même, les autres verbes à l’impératif, « Figure-toi », « Peins-toi » soutiennent cette visualisation d’un tableau, dans lequel Andromaque elle-même s’inclut : « Pyrrhus vint s’offrir à ma vue », en montrant son affolement, « Andromaque éperdue ».

Pour  voir la mise en scène de Muriel Mayette, aux chorégies d'Orange, 2011

Alexandre Cabanel, La Mort de Priam,  1844-45. Huile sur toile, 32 x 41. Musée Fabre, Montpellier 

Cette description, qui relève a priori de l’épopée, s’inscrit ici dans la tonalité tragique, mis en valeur par le contraste entre le malheur des vaincus et le gros plan sur le vainqueur, Pyrrhus.

L'image de la mort

Le récit de la chute de Troie place au premier plan le thème de la mort, déjà figurée par la reprise du terme « nuit » avec la mise en parallèle, à la rime, des adjectifs, « cruelle » et « éternelle », qui révèle le double sens de ce mot : c’est, bien sûr, la « nuit » où les Grecs, sortant du cheval, ruse d’Ulysse pour leur permettre de pénétrer dans la ville, massacrent et incendient la ville ; mais cette « nuit » est aussi le néant de la mort, les ténèbres pour les victimes.

Alexandre Cabanel, La Mort de Priam,  1844-45. Huile sur toile, 32 x 41. Musée Fabre, Montpellier 

Les images terribles se succèdent alors, avec un élargissement progressif. Avec « tous mes frères morts »,  Andromaque évoque d’abord sa famille, les cinquante fils, nés de différentes épouses que la mythologie attribue au roi Priam, dont « le sang » couvre leur meurtrier. Elle reprend ainsi la vision sur laquelle s’ouvre la tirade, avant même le récit rétrospectif : « […] son père, à mes pieds renversé, / Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé. » La couleur rouge imprègne ce tableau, avec les participes présents qui semblent reconstituer l’action sous nos yeux, mais nous entendons aussi les bruits, « les cris des mourants ». Enfin, une double métonymie, « Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants », exprime la cruauté de ce « carnage », en en restituant l’atmosphère. L’ensemble est résumé par « ces horreurs », dans un vers scandé par des sonorités violentes, le [p], le [d], me [R] : « Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue. »

Pierre-Narcisse Guérin, La dernière nuit de Troie, 1830. Huile sur toile, 435 x 630. Musée des Beaux-Arts, Angers.  

Pierre-Narcisse Guérin, La dernière nuit de Troie, 1830. Huile sur toile, 435 x 630. Musée des Beaux-Arts, Angers.  

Le portrait de Pyrrhus

Cette vision horrible, qui crée un écho entre les « cris des vainqueurs » et les « cris des mourants », est encadrée par le portrait de Pyrrhus. Les couleurs mettent en relation le cadre et le personnage : « […] Pyrrhus, les yeux étincelants, / Entrant à la lueur de nos palais brûlants ». Il est, par les participes présents adjectivés, assimilé à la violence du feu qui se déchaîne. Puis Andromaque s’attarde sur ce souvenir, récréé, sur ce qu’elle nomme, avec une ironie amère, les « exploits » de Pyrrhus. Elle met en évidence sa force brutale par l’inversion, « de sang tout couvert », ou, pire encore, quand il piétine les morts, dépourvu de tout respect pour eux : « Sur tous mes frères morts se faisant un passage ».

Le triple présentatif, « voilà », en anaphore, révèle la fonction dramatique de ce premier récit : il complète le portrait d’Andromaque tout en justifiant avec force son refus d’épouser Pyrrhus, l’odieux assassin des siens.

Les adieux d'Hector et d'Andromaque

Dès la première tirade, l’image de la mort d’Hector tué par Achille, le père de Pyrrhus, au début de la guerre, bien avant la chute de la ville, s’impose à la mémoire d’Andromaque : « Dois-je oublier Hector privé de funérailles, / Et traîné sans honneur autour de nos murailles ? »

Joseph Marie Vien, Les adieux d’Andromaque à Hector, 1786. Huile sur toile, 420 x 320. Musée du Louvre, Paris

Joseph Marie Vien, Les adieux d’Andromaque à Hector, 1786. Huile sur toile, 420 x 320. Musée du Louvre, Paris

Puis, en opposition à Pyrrhus, le second récit est centré sur l’époux mort, Hector. C’est une scène plus intime, « Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme ? », qui, plus qu’une adresse à Céphise, est une plongée en elle-même, comme le prouve le verbe introducteur : « Je m’en souviens ». Ce dialogue avec elle-même, sur le ton d’une lamentation tragique, marquée par l’interjection « Hélas ! », est si intense qu’il l’amène à un discours rapporté direct, souvenir de la scène homérique. Mais Racine efface l’image d’Astyanax pour insister sur le triangle familial, formé par l’époux, la mère et l’enfant, en entrecroisant les pronoms personnels : « Je te laisse mon fils », « S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi », « Montre au fils à quel point tu chérissais le père ». Ce discours rapporté se fonde sur l’injonction, « je prétends », « Montre », il prend donc valeur de testament, en justifiant, outre l’amour de l’épouse et de la mère, la fidélité de l’héroïne.

Le dilemme tragique 

Il se construit en trois étapes, qui marquent les mouvements de la conscience déchirée.

Un refus violent

La première réaction est un refus de ce mariage imposé, souligné, après le récit, par la reprise indignée de « Voilà », et le brusque retour au présent : « Enfin voilà l’époux que tu me veux donner. » Cette déclaration nous rappelle le second rôle de la confidente dans la tragédie classique : outre que son écoute permet à l’héroïne de faire connaître au public ses sentiments, elle est aussi, dans la solitude à laquelle celle-ci est réduite, une conseillère. Le refus est nettement formulé à la fin de la première tirade, par la négation renforcée : « Non, je ne serai point complice de ses crimes. » Ce vers, à lui, seul, pose les deux raisons qui le justifient, « ses crimes », c’est-à-dire ce que représente Pyrrhus pour une Troyenne, et « complice » : l’accepter pour époux serait à la fois renier son peuple et cautionner le criminel dans sa victoire. D’où ce premier mouvement, marque de sa résignation. Après tant d’épreuves, Andromaque préfère accepter le destin, ce que traduit le souhait au subjonctif : « Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes. » Quand on a tout perdu, à quoi bon lutter ? C’est ce que suggère cette phrase de désespoir, la mort des derniers survivants – car Andromaque n’imagine pas survivre à son fils – point d’apogée du tragique : « Tous mes ressentiments lui seraient asservis. »

L'amour maternel

Mais, dans un deuxième temps, un revirement intervient, dû à l’intervention de Céphise, révélatrice d’un autre rôle de la confidente : comme une sorte de double, elle ramène l’héroïne à la conscience, au réel : « Hé bien, allons donc voir expirer votre fils. / On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame ? » Par cette injonction, elle concrétise la perspective de la mort d’Astyanax, le verbe « voir » étant d’ailleurs repris par Andromaque. Au début de sa tirade, dans son premier cri d’horreur, « Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor / Ce fils […] », le mot « fils » étant ensuite répété en anaphore.

Andromaque et Céphise, mise en scène de Farid Paya, Compagnie du Lierre, 2003

Andromaque et Céphise, mise en scène de Farid Paya, Compagnie du Lierre, 2003

L’idée reste exprimée au futur, mais, après le récit, dans « Et je puis voir répandre un sang si précieux », le choix du présent montre que cette mère visualise la scène, dépeinte ensuite dans son cruel accomplissement : « Le fer que le cruel tient levé sur ta tête ». La réalité de cette image du sacrifice est telle qu’elle interpelle directement les deux participants, Pyrrhus d’abord, apostrophé par l’exclamation « Roi barbare ! », puis Astyanax.

Au moyen des interrogations oratoires qui se succèdent, puis de l’anaphore insistante de la conjonction « Et », marquant ici la conséquence du discours d’Hector exprimant ses dernières volontés, sont posés les deux arguments qui soutiennent ce refus de voir mourir son fils.

  • Il est le dernier souvenir de l’époux aimé, sa « seule joie et l’image d’Hector », avec l’adjectif « seule » amplifié par la prononciation du [e] muet.

  • Mais il est aussi d’un « sang si précieux », avec une diérèse qui souligne l’importance de sa survie. Descendant d’un prince troyen, il pourrait devenir leur vengeur, et c’est d’ailleurs cette crainte qui pousse les chefs grecs à réclamer sa mort à Pyrrhus.

Enfin, face au « roi barbare », cette mère insiste longuement sur l’innocence de l’enfant : « faut-il que mon crime l’entraîne ? / Si je te hais, est-il coupable de ma haine ? / T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ? / S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ? »

Bardin, Andromaque et Astyanax au tombeau d'Hector, vers 1779. Huile sur toile, 86 × 63. Musée Magnin, Dijon

La décision

La violence du dilemme se traduit par la redondance du connecteur d’opposition, « Mais cependant », et le nouveau choix, se sacrifier en acceptant la proposition de Pyrrhus pour sauver son fils, est posé avec encore plus de force que le premier par le redoublement des négations : « Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir. »

Mais la scène se termine sur de nouvelles hésitations, sur un rythme qui s’accélère ensuite, avec des alexandrins brisés. Déjà, un revirement s'opère entre l’impératif résolu, « Allons trouver Pyrrhus », immédiatement démenti par un recul dans le second hémistiche du vers : « Mais non, chère Céphise, / Va le trouver pour moi. » Cela permet de mesurer toute la haine de l’héroïne pour le vainqueur, dont la vue même lui est odieuse.

Bardin, Andromaque et Astyanax au tombeau d'Hector, vers 1779. Huile sur toile, 86 × 63. Musée Magnin, Dijon

CONCLUSION

Cette scène, qui présente le dilemme tel que Racine l’a renouvelé, nous offre une double image de l’héroïne tragique, d’une part, celle d’une épouse fidèle et d’une mère aimante, livrée à la lamentation, d’autre part, celle d’une victime impuissante, livré au pouvoir d’un ennemi cruel après avoir vu une guerre horrible détruire sa ville et son peuple, exprimant alors toute sa haine. Racine met ainsi en évidence la détresse de son héroïne, enfermée dans une double fatalité. Celle du passé, la guerre, lui a pris sa ville, son époux, et a fait d’elle une captive. Mais, pire encore, il y a la fatalité promise dans l’avenir en raison d’un odieux chantage.

Mais, au-delà de cette faiblesse, l’héroïne manifeste aussi sa force. L’opposition entre l’héroïne et sa confidente, qui n’hésite pas à trancher, fait, en effet, ressortir la grandeur morale d'Andromaque, qui ne peut se résoudre à sacrifier les valeurs éthiques, fidélité conjugale, fidélité aux aïeux et à la patrie, même au prix de la douleur de la perte d’un être cher. Mais la douleur vient précisément de ce que cet être cher représente ces mêmes valeurs éthiques et pas seulement l’amour que peut lui vouer une mère.

Acte V-1

Acte V, scène 1 

Pour  lire la scène

Le chantage imposé par le roi Pyrrhus à  sa captive Andromaque, sauver la vie de son fils, Astyanax, dont les Grecs réclament la mort, à condition qu’elle accepte le mariage, a créé une tension tragique croissante, jusqu’à ce qu’elle annonce, au début de l’acte IV, sa décision pour résoudre ce terrible dilemme : accepter ce mariage accompagné d’un serment sacré de protéger l’enfant, et de se suicider aussitôt pour rester fidèle à son époux mort, Hector. Mais ce choix entraîne la colère d’Hermione, promise par son père Ménélas à Pyrrhus qu’elle aime. Elle demande alors à Oreste, ambassadeur des Grecs et amoureux d’elle depuis longtemps, d’accomplir pour elle sa vengeance contre le roi qui la rejette violemment. Après quelques réticences, Oreste accepte et l’acte V s’ouvre sur un long monologue, où elle s’interroge sur cette décision. Comment Racine dépeint-il son déchirement intérieur ?

Une décision impossible (des vers 1 à 14) 

L'égarement

Les interrogations  se succèdent dans les premiers vers sur un rythme croissant, qui accentue l’égarement de l’héroïne : 3 / 3 / 6  pour le premier, puis 2 hémistiches dans le vers 2, enfin le vers 4 en entier. Si, par le pronom « je », insistant avec le [e muet] prononcé, elle se place encore en position de sujet, capable d’agir avec la répétition du verbe « faire », le passage au « me », complément d’objet, « Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? », la renvoie à un état de victime, impuissante et accablée.

Elle se dépeint d’abord comme perdue dans l’espace, « Où suis-je ? », ce que renforce la description, scandée par les sonorités dentales, « Errante et sans dessein, je cours dans ce palais », puis en proie à une double interrogation, par rapport au passé, « Qu’ai-je fait ? », sa demande à Oreste, mais aussi face au  futur, « Que dois-je faire encore ? », question qui révèle ses doutes. Cette angoisse est encore amplifiée par les hyperboles lexicales, les verbes « saisit » et « dévore » et l’allitération en [R] qui soutient ces premiers vers. L’interjection, « Ah ! » lance alors le dilemme qui provoque cette souffrance, qu’elle va ensuite développer en chiasme : «  Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ? » Tout se passe comme si le « moi » se retrouvait surpris face à lui-même, incapable de se reconnaître. 

Le dilemme d'Hermione, mise en scène de Muriel Mayette aux Chorégies d’Orange, 2011

Le dilemme d'Hermione, mise en scène de Muriel Mayette aux Chorégies d’Orange, 2011

L'amour

À ces six vers interrogatifs s’opposent les quatre suivants, des exclamations par lesquelles elle fait un retour sur elle-même, pour s’observer avec un étonnement et une indignation qui, avec la conjonction « Et » en tête de phrase, semble sans fin. En constatant sa souffrance, un « comble d’ennui », terme qui, au XVIIème siècle, exprime une douleur extrême, elle est consciente de sa faiblesse qu’elle se reproche avec une force croissante, en passant de « Et je le plains encore ! » au blâme insistant : « Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui ! » La construction en chiasme des deux exclamations suivantes traduit son déchirement intérieur ! « Je tremble au seul penser du coup qui le menace ! / Et prête à me venger je lui fais déjà grâce ! » Au centre du chiasme, figure la vengeance réclamée à Oreste, avec un glissement du désir, le « seul penser », à l’action proche, « prête », encadrée par l’image de sa faiblesse, là aussi avec un glissement du sentiment, « Je tremble », au pardon envisagé. 

La haine

La question indirecte, « si j’aime ou si je hais », est développée ensuite, en chiasme puisque, dans un premier temps, elle tente de ranimer sa haine par les trois exclamations en gradation : « Le cruel ! de quel œil il m’a congédiée : / Sans pitié, sans douleur au moins étudiée ! » Elle revit son entretien avec Pyrrhus, en dressant du roi un portrait péjoratif par la métonymie, qui illustre le regard de mépris d’un homme qui la réduit à l’état de victime, et par les négations en parallèle pour mettre en valeur son insensibilité, renforcée par les diérèses à la rime.

Le portrait se poursuit à travers les interrogations, elles aussi en gradation, deux hémistiches dans le vers 7, puis un vers entier, enfin l’allongement sur deux vers : « Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes, / Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ? ». Dans ces questions, le lexique fait ressortir l’opposition entre un roi qui se dérobe à tout sentiment, « L’ai-je vu s’attendrir, se troubler un moment ?/ En ai-je pu tirer un seul gémissement ? », « Muet » et « tranquille », face à une femme en proie à une douleur croissante : « soupirs », « alarmes », enfin « larmes ». Elle en arrive même à regretter qu’il n’ait pas su lui mentir, en feignant une « douleur au moins étudiée », ce que reprend l’hypothèse niée, introduite par le verbe « semblait »…

L'élan de haine (des vers 15 à 28) 

Cette deuxième partie du monologue met en évidence la vengeance, qui  l’encadre, tandis qu’en son cœur, comme pour mieux se persuader de sa volonté, figure un portrait de Pyrrhus, fondé sur ses sentiments qu’elle imagine.

La vengeance réaffirmée

La négation, « Non », redoublée à la fin, souligne sa décision, une injonction avec l’impératif, « Ne révoquons point l’arrêt de mon courroux », comme s’il s’agissait de la décision d’un tribunal, qui prononce la condamnation de Pyrrhus : « Qu’il périsse ! », accentuée par l’exclamation, reprise à la fin par « Qu’il meure ». Mais le choix du pluriel marque bien le dilemme, un dédoublement intérieur entre sa colère, « courroux » qui va jusqu’à la « rage », et son indulgente faiblesse, signe de son amour qui persiste. Pour justifier cette décision, il lui faut donc nier l’existence même de Pyrrhus : « aussi bien il ne vit plus pour nous ». 
C’est ce dédoublement que confirme la justification finale du meurtre, sur laquelle insistent le parallélisme de la subordonnée de cause et le chiasme qui en rejette la responsabilité sur Pyrrhus, qui a négligé la menace provoquée par son comportement indifférent : « puisque enfin il a dû le prévoir, / Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir… » En même temps, elle rappelle la façon dont elle a délégué sa volonté au pouvoir d’action d’Oreste.  

Le portrait de Pyrrhus

C’est ce qui explique les termes accusateurs, « Le perfide », répété, et « l’ingrat », en relation avec les idées qu’elle prête à Pyrrhus.

         Dans un premier temps, elle introduit par « Il pense », « Il croit », « Il juge », son indignation du mépris qu’il lui manifeste. C’est dans sa dignité qu’elle se sent donc atteinte : « Le perfide triomphe, et se rit de ma rage ». Alors qu’elle a elle-même exprimé sa faiblesse, l’idée qu’il puisse la percevoir et s’en servir lui est insupportable : « Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ; », révèle par la métaphore, le peu de crédit qu’il accorde à sa colère, et à sa possibilité de mettre à exécution sa menace : « Il croit que, toujours faible, et d’un cœur incertain, / Je parerai d’un bras les coups de l’autre main. » Elle tente en fait de se revaloriser, à ses propres yeux, en réaffirmant la négation de son amour : « Il juge encor de moi par mes bontés passées. »

            Dans un second temps, les « autres pensées » imaginées traduisent la force de sa propre jalousie. En se le représentant « Triomphant dans le temple », avec des verbes au présent qui actualisent cette vision, ce qu’elle voit est, en réalité, le mariage et le couronnement de sa rivale, Andromaque, qui concrétise son propre rejet, car il la renvoie ainsi au néant : « il ne s’informe pas / Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas. » À ce « trépas », réclamé à Oreste, fait écho son propre dilemme, « cet embarras funeste », adjectif à la rime qui en fait aussi une forme de mort, celle de son amour

Un revirement (du vers 29 à la fin) 

Le dédoublement

Le déchirement intérieur propre au dilemme est marqué par l’aposiopèse du vers 28, suivie de la reprise interrogative, « À le vouloir ? », qui marque un revirement : « Eh quoi ! c’est donc moi qui l’ordonne ? / Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ? » Tout se passe comme si deux personnes coexistaient en elle, comme si elle devenait étrangère à elle-même, s’observant de l’extérieur, d’où l’emploi de la troisième personne qui la scinde en deux entités opposées : l’une criminelle,  l’autre amoureuse. De même, l’exclamation et les interrogations traduisent cet étonnement devant ses constats.

Retour sur le passé : la femme amoureuse

Cet amour est alors longuement rappelé avec toutes ses manifestations, à commencer par la gloire rendue à un héros de la guerre de Troie : « Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois / Avec tant de plaisir redire les exploits ». Alors même qu’il s’agit d’un mariage arrangé entre son père, Ménélas, et Pyrrhus, Hermione insiste sur l’amour qu’elle-même éprouvait : « À qui même en secret je m’étais destinée / Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée ! » De même, elle rappelle avec insistance son élan vers ce futur époux : « Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États ».

Un destin tragique

Mais, alors même qu’elle effectue ce douloureux retour sur elle-même, le tragique reprend la place principale, déjà avec l’adjectif, « fatal hyménée », qui, dans une exclamation,  associe ce mariage à la mort, dont le champ lexical s’impose : « préparer son trépas », « L’assassiner », « le perdre », « il expire ». Mais le monologue a-t-il permis de résoudre le dilemme ? Le dernier vers laisse planer un doute puisque l’interrogation, conduit à une interjection qui ouvre sur une phrase restée en suspens : « Ah ! devant qu’il expire… » Mais la conjonction temporelle laisse supposer le choix d’arrêter le bras d’Oreste.

CONCLUSION

Le dilemme est une des ressources pour soutenir le tragique, et, à celui d’Andromaque, enjeu principal de la pièce, fait écho celui d’Hermione qui accède, par ce monologue délibératif, au statut d’héroïne tragique. En proie en une douloureuse introspection, elle est, en effet, déchirée entre la haine de celui qui la rejette, la méprise, niant ainsi sa dignité et animant sa jalousie, et un amour auquel elle ne parvient pas à  renoncer. Elle met pourtant toute sa colère dans le violent réquisitoire lancé contre Pyrrhus, en tentant ainsi de s’auto-persuader. Mais la fin du monologue, en rappelant l’amour, révèle qu’il reste plus fort que son désir de vengeance. Racine maintient cependant un horizon d’attente, en laissant planer la fatalité, qui semble menacer aussi bien le roi infidèle et traître qu’Hermione et Oreste, agents de la vengeance.

Le dilemme d'Hermione, mise en scène de Muriel Mayette aux Chorégies d’Orange, 2011

Le dilemme d'Hermione, mise en scène de Muriel Mayette aux Chorégies d’Orange, 2011

Acte V-5

Acte V, scène 5 : de "Grâce aux dieux..." à la fin 

Pour  lire l'extrait

Andromaque, pour répondre au terrible chantage imposé par Pyrrhus, protéger la vie de son fils à condition qu’elle accepte de l’épouser, a pris la décision, annoncé au début de l’acte IV, d’assurer, par ce mariage, la sécurité de l’enfant, mais de se tuer aussitôt pour rester fidèle à Hector, son époux mort. De ce fait, le mariage arrangé entre Pyrrhus et Hermione, fille du roi Ménélas, se trouve annulé, d’où la colère de celle-ci qui exige d’Oreste, amoureux d’elle depuis longtemps, le meurtre du roi. L’acte V s’est cependant ouvert sur un monologue délibératif car, malgré son indignation, son amour pour Pyrrhus subsiste. Mais, sa fureur se ranime à l’annonce par sa confidente, Cléone, du mariage.

Un coup de théâtre intervient dans la scène 4 : elle prend pour cible Oreste, venue lui annoncer qu’il l’a « servie » et que « Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie ». Elle lui lance de violents reproches, le traite de « traître » et de « monstre », le plongeant dans un désespoir qui atteint son paroxysme quand Pylade vient, à son tour, lui annoncer qu’Hermione s’est poignardée sur le corps de Pyrrhus, et lui propose de fuir ensemble. Comment les dernières tirades d’Oreste mettent-elles en scène l’accomplissement d'un dénouement tragique ? 

Pierre-Narcisse Guérin, Oreste annonçant à Hermione la mort de Pyrrhus, 1ère moitié du XIIX° siècle. Huile sur toile, 129,5 x 160,5. Musée des Beaux-Arts de Caen

Le poids du destin (des vers 1 à 9) 

Pierre-Narcisse Guérin, Oreste annonçant à Hermione la mort de Pyrrhus, 1ère moitié du XIIX° siècle. Huile sur toile, 129,5 x 160,5. Musée des Beaux-Arts de Caen

La fatalité

En apprenant la nouvelle de la mort d’Hermione, pour laquelle le crime a été commis, Oreste, héros tragique, se sent victime de la fatalité. L’ambiguïté de l’expression « Grâce aux dieux », charge l’exclamation d’une ironie amère, car si le cours d’une vie dépend d’eux, il est pour le moins paradoxal de voir dans un « malheur » une raison de se réjouir : « mon malheur passe mon espérance ! » Ironie encore renforcée dans la seconde exclamation, insistante, « Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance ! », et dans l’affirmation du vers 9, lancée par l’interjection : « Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli. »

Une malédiction

Racine, nourri de la littérature de la Grèce antique, rappelle, à  l’occasion de la lamentation de son personnage, la malédiction qui poursuit la famille des Atrides : « J’étais né pour servir d’exemple à ta colère, / Pour être du malheur un modèle accompli. » Cette malédiction remonte au crime de son ancêtre, Atrée, qui, pour se venger de son frère, Thyeste, a tué ses fils, les a fait cuire, et les a servis à dîner à leur père, lors d’un prétendu banquet de réconciliation, s’achevant en lui montrant les mains et les pieds préalablement coupés et conservés pour parachever sa vengeance. Fut ensuite victime le père d’Oreste, Agamemnon, qui sacrifia sa fille Iphigénie pour permettre à la flotte grecque de voguer vers Troie, lui-même tué à son retour par son épouse Clytemnestre et vengé par Oreste lui-même, meurtrier de sa mère et de son amant Égisthe. Interpellant le « ciel », Oreste se reconnaît ainsi, par l’hyperbole, « au comble des douleurs », victime accablée par des dieux cruels : « Appliqué sans relâche au soin de me punir, / Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir ; / Ta haine a pris plaisir à former ma misère ». Mais la punition ne sanctionne plus ici le crime, mais la passion amoureuse rendue impossible par le suicide d’Hermione.

La mort tragique (des vers 10 à 20) 

Le discours se fait alors incohérent, avec des visions de mort, entrecoupées par des points de suspension, accentué par les exclamations et les interrogations, premiers signes de la folie dans laquelle sombre peu à peu Oreste.

La puissance de la jalousie

Égaré par sa jalousie, la question, « Où sont ces deux amants ? », renvoie à l’obstacle à son amour vécu par Oreste, l’amour persistant d’Hermione pour Pyrrhus : tout se passe comme s’il les pensait encore vivants alors que Pyrrhus a été assassiné par les soldats grecs poussés au meurtre et qu’Hermione s’est suicidée. Il les imagine unis, comme le montrent le possessif, « Dans leur sang », et le lien, « L’un et l’autre ». Sa folie reconstitue ainsi, dans la mort, le triangle amoureux qui a signé son échec : « trois cœurs qui n’ont pu s’accorder… ». Cette impossibilité de vivre son amour se traduit à nouveau par la reprise d’une amère ironie : « Pour couronner ma joie », dit-il, alors qu’il vient de souligner son « malheur ».

Philippe Chéry, Costume d’Oreste, 1802. Gravure colorée, in Recherches sur les costumes et le théâtre de toutes les nations

Surpris lui-même devant sa raison qui vacille, ce que mettent en valeur l’interjection et l’exclamation, au lieu de son ami Pylade qui tente d’intervenir, « Ah !  seigneur ! », il croit même voir Pyrrhus : « Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore ! » Les deux questions qui suivent soulignent à la fois, par le choix d’un verbe hyperbolique, la violence de sa haine, « Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ? », et son impuissance à revenir à la rationalité : « Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ? » Il  ne peut alors, face à cette vision, qu’assumer l'acte qu’en réalité il n’a pas lui-même commis, en mimant l'exécution du crime : « Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé. »

Philippe Chéry, Costume d’Oreste, 1802. Gravure colorée, in Recherches sur les costumes et le théâtre de toutes les nations

La mort omniprésente

Plongeant progressivement dans le délire, Oreste échappe au réel en anticipant sa propre mort, par l'emploi du présent : « je meurs content ». Il ne lui reste plus que cette solution, à laquelle toute la force de sa volonté l’incite, par des injonctions successives, « Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie », « L’un et l’autre en mourant je les veux regarder » enfin l’impératif : « Réunissons ».

L’incohérence s’accentue par l’aposiopèse du vers 12, suivie du connecteur d’opposition qui le fait basculer dans un autre monde. Les interrogations multipliées, scandées par l’association de la sonorité sifflante et de la rudesse du [R], illustrent cette mort vécue par avance, d’abord par l’image des ténèbres : « Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ? » Il se sent emprisonné dans cette nuit mortelle, « De quel côté sortir ? », et peu  à peu glacé par le froid de la mort : « D’où vient que je frissonne ? » Incapable de se contempler dans sa vérité, il reste impuissant face à lui-même, « Quelle horreur me saisit ? », victime tragique de la fatalité, tandis que la vision du « sang » envahit son discours, avec deux hyperboles en gradation, « Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie », puis, avec un ultime appel au ciel : « Grâce au ciel, j’entrevoi… / Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! » Ces hallucinations juxtaposées achèvent sa plongée dans une folie tragique.

L’horreur des hallucinations (du vers 21 à la fin) 

La vision d'Hermione

Après la vision de son rival, Pyrrhus, le connecteur « Mais », le discours bascule encore pour mettre au premier plan une autre vision soutenue par sa passion jalouse, celle d’Hermione : « Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ! / Elle vient l’arracher au coup qui le menace ! » Cette image est mise en valeur par le rythme, une élision du pronom « je » qui, en coïncidant avec la ponctuation interrogative, crée un effet de suspens, tandis que la diérèse, « Hermi/one » et le [e muets] prononcé qui amplifie encore ce prénom et le pronom « Elle », montrent la puissance de la vision.

Le châtiment d'Oreste

Les quatre interrogations lancées par l’interjection accentuent encore le délire puisqu’Oreste entreprend d’interpeller ces divinités punitives comme s’il se trouvait face à elles, brandissant leur fouet : « Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ? / Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » L’allitération sifflante imite même le bruit menaçant des « serpents » qui les escortent. Dans un premier temps, les formules interrogatives, « Pour qui », « À qui », laissent encore planer un doute, « À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ? », confirmé par l’ultime question : « Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ? » La perte de la raison amène une dissociation de la personnalité, marquée par l’injonction où Oreste parle de lui à la troisième personne pour réclamer son châtiment : « Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne. »

Les exclamations qui se succèdent, nouvelle invocation au ciel, transforment la princesse en un être redoutable : « Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi ! / Quels démons ! quels serpents traîne-t-elle après soi ? » Racine se souvient ici de la mythologie grecque, en attribuant à Hermione l’image des Érynies, déesses vengeresses qui poursuivaient les criminels jusque dans les Enfers, représentées avec des serpents. Il fait  ainsi  ressortir la terreur éprouvée par son personnage.

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La Purification d’Oreste (détail : une des Érynies), cratère de Paestum à figures rouges, vers 360-320 av. J.-C., British Museum, Londres

Adolphe Bouguereau, Oreste poursuivi par les Furies, 1862. Huile sur toile, 231,1 × 278,4. Chrysler Museum, Norfolk (USA) Londres

Adolphe Bouguereau, Oreste poursuivi par les Furies, 1862. Huile sur toile, 231,1 × 278,4. Chrysler Museum, Norfolk 

Mais dans un ultime revirement, indice d’une totale incohérence, il retrouve son absolue soumission à Hermione : « Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione ». Il lui accorde ainsi une supériorité dans l’horreur sur les déesses de la vengeance : « L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ; / Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer. » La violence de ce portrait est déjà appuyée par les sonorités, gutturales, [g] et [k], et dentales, [t] et [d], en lien avec l’allitération en [R]. Mais l’horreur vient encore davantage de l’image finale, qui glisse de l’abstrait à la mise en scène d’un terrifiant cannibalisme.

Le rôle de Pylade

Beaucoup de metteurs en scène ont jugé préférable de supprimer cette réplique de Pylade, considérant que la tragédie prenait plus de force en se terminant sur l’horreur des hallucinations d’Oreste. Mais, c’est oublier la fonction cathartique qu’Aristote attribue à la tragédie : permettre, en suscitant chez les spectateurs à la fois la terreur mais aussi la pitié, afin de les purger des passions coupables qui peuvent les animer. Ainsi, Pylade dépeint l’état final d’Oreste, que son délire conduit à l’évanouissement : « Il perd le sentiment. » comme « ses sens ». La terreur provoquée par le délire poussé à son paroxysme dans les deux tirades se trouve alors remplacée par la pitié dont témoignent ses appels insistants : « Amis, le temps nous presse ; / Ménageons les moments que ce transport nous laisse : / Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants / S’il reprenait ici sa rage avec ses sens. » La réplique met en évidence la réduction complète d’Oreste à l’état de victime passive.

CONCLUSION

Le dénouement apporté par Racine à sa tragédie est intéressant et original par sa diversité : à côté des personnages, Pyrrhus, Hermione, dont la mort fait l’objet d’un double récit, comme l’exige la règle classique des bienséances interdisant de la montrer sur scène, l’héroïne, Andromaque, accède, elle au triomphe, tandis que la passion impuissante d’Oreste se résout dans la folie. Racine se souvient, en effet, des représentations de ce héros chez les dramaturges antiques, emporté par une fatalité qui le dépasse. Mais l’originalité de Racine est aussi de faire du délire de son personnage et des visions d’horreur qui figurent un bain de sang, le résultat d’une passion amoureuse irrésistible mais vouée à l’échec. C’est la seule grandeur qu’il accorde, finalement, à un héros qui, tout au long de la pièce, s’est laissé dominer, n’a pu mener à bien aucun de ses choix successifs, et n’a plus, comme seule issue, que de maudire les dieux et d’appeler vainement la mort. 

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