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Victor Hugo, Mangeront-ils ?, 1886 : explications d'extraits

Acte I, scène 1 : la scène d'exposition 

Pour lire la scène

Dès la préface de sa pièce Cromwell, en 1827, Hugo s’est imposé comme le chef de file du mouvement romantique. Il y expose les principes du drame, en rupture avec les règles d’unité, de lieu, de temps et d’action, du théâtre classique, rejetant aussi les contraintes de la bienséance. Il y réclame la liberté, notamment dans la forme, en mettant « un bonnet rouge » à l’alexandrin, et dans la tonalité, en s’autorisant le mélange du comique et du tragique et le grotesque.

Ce souhait de liberté conduit au scandale provoqué en 1830 lors de la première représentation d’Hernani, et la pièce étudiée, Mangeront-ils ?, sous-titrée cependant "Comédie", en témoigne puisque, composée en 1867, alors que Victor Hugo est en exil en raison de son opposition à Napoléon III, elle est destinée à être insérée dans le recueil « Théâtre en liberté » qui ne sera publié qu’à titre posthume, en 1886. Le titre de cette pièce aussi reflète cette liberté : le verbe « manger » est une provocation car le théâtre classique interdit toute allusion aux réalités corporelles, et le pronom sujet « ils », qui reste mystérieux, refuse le rôle traditionnel, informatif, du titre.

Hugo, Mangeront-ils ?, 1886

Nous nous interrogerons donc sur la façon dont les choix de Victor Hugo brisent les conventions, en reprenant les deux fonctions attendues d’une scène d’exposition : informer le public et le séduire.

Informer 

La longue didascalie initiale a posé très précisément  le cadre qui offre toutes les caractéristiques du romantisme avec la présence des « ruines »  et des « tombes » au sein d’une végétation touffue, où se mêlent les éléments, la pierre, la mer, avec le jeu des contrastes entre l’élan vers le ciel, que symbolise aussi la présence de la religion, avec « la chapelle » et la « statue de saint », et une plongée effrayante dans l’abîme. Dans ce cadre, c’est au personnage de Zineb, définie déjà par le titre de l’acte, « La sorcière », qu’il revient de présenter l’action.

Le rôle des didascalies dans le portrait de Zineb

 

Dans le théâtre classique, le choix du monologue est fréquent pour une scène d’exposition. Mais ici, le lecteur est frappé par l’importance prise par les didascalies, qui l’entrecoupent en informant précisément le lecteur sur le personnage, tout en guidant le jeu de l’actrice, ses déplacements, quand elle « marche péniblement », reste « accoudée au parapet », ou « se hâte en chancelant et sort », sa gestuelle, quand « [e]lle détache de sa coiffure la plume » ou qu’ « [e]lle dénoue avec précaution » le message, remarque suivie de toutes ses actions pour soigner le pigeon blessé, ses mimiques aussi, par exemple « Rêvant ». Nous avons ainsi l’impression que le théâtre se confond avec un roman pour permettre au lecteur de se représenter les moindres détails de l’action. De plus, dans la didascalie qui ouvre la scène, Hugo, prend soin de composer un portrait de son personnage, comme le ferait un romancier imaginant la présence de son lecteur par le pronom indéfini : « Une vieille femme marche péniblement en dehors du parapet. On voit le haut de son corps. » Il indique également son costume, « Elle est vêtue d'un sac et d'un voile en guenilles ». Enfin, dans la description de sa coiffure, interviennent des modalisateurs, l’adverbe « bizarrement » ou le verbe « semble », à la façon du jugement d’un narrateur. Hugo brise ainsi la longueur de ce monologue, en évitant le risque de monotonie.

Un personnage étrange

 

Le choix du personnage correspond aussi à la volonté du drame romantique de mettre en scène des personnages qui rompent avec la tradition classique, ici une "sorcière", dont les premières phrases sont déjà un paradoxe : « J’ai cent ans. Le moment est venu de mourir. / Cent ans. » Une annonce de mort dès l’entrée en scène est pour le moins étrange…, d’autant que le rejet qui met en valeur l'indice temporel « Désormais » et l’ajout, « J’ai fini ma tâche. Allons au gîte », suggèrent qu’elle n’aura plus de rôle dans l’action.

La plume magique de Zineb. Mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,

Pourtant, Hugo lui prête plusieurs caractéristiques propres aux sorcières, notamment avec l’insistance sur le rôle de « la plume », objet magique habituel qui soutient le pouvoir d’une sorcière : « Ce talisman ne peut me soutenir / Désormais. » Il développe longuement aussi les étapes de la guérison du « ramier blessé », autant de preuves de son pouvoir : il vient vers elle à son appel, il « se laisse prendre » facilement, elle sait choisir la plante qui peut le soigner, et accompagne ses soins de l’invocation d’une formule magique, mise en valeur par le redoublement des adjectifs et par le chiasme : « Feuille, ô dictame de Crète, / J’invoque ta vertu redoutable et secrète, / Poison pour tous, pour lui sois la vie ». 

La plume magique de Zineb. Mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013

Ainsi, si elle est une « sorcière », Hugo la différencie de celles, redoutables, des contes traditionnels ou de Macbeth, puisqu’elle accomplit un acte de guérison : « L’oiseau reprend force et mouvement » puis « s’envole ». Mais pourquoi un si long récit de cette guérison ?

Informer sur l'action

 

C’est par l’intermédiaire de la caractérisation du pigeon porteur du « papier noué à la patte » qu’est annoncée l’action. Le rôle d’intermédiaire de cet oiseau est, en effet, immédiatement posé, comme soutenu par le glissement de l’allitération en [s]  : « Oui, c'est un des pigeons messagers du couvent / Par qui les prêtres vont sans cesse s'écrivant, / Afin de tout savoir et de tout se transmettre. » Nous retrouvons ici la place de la religion déjà suggérée par le décor de l’acte, et c’est par cette « lettre » que l’intrigue est introduite, mais de façon encore très énigmatique : « De l’’évêque à l’abbé. – S’il touche à ton église, / On touchera son trône. » La mention du « trône » permet d’identifier le conflit : l’opposition entre le roi et le clergé.

L’intrigue s’inscrit ainsi dans le temps médiéval, selon le goût du drame romantique pour l’emprunt à l’Histoire, mais est aussi liée à l’époque de l’écriture : si, au début de l’Empire, Napoléon III s’est accordé avec l’Église, la guerre avec l’Italie amène, à partir de 1860 surtout, une lutte ouverte avec le Pape, dont il va chercher à diminuer l’influence, par exemple en laissant la presse développer des attaques, en supprimant plusieurs journaux catholiques…Nous pouvons en voir un écho dans le commentaire de Zineb : « Un avis, un envoi / De prêtre à prêtre avec une menace au roi. » C’est ce que confirme l’ordre donné à l’oiseau, qui, par l’antithèse des adjectifs, met en valeur le blâme de l’écrivain, nous rappelant aussi l’image traditionnelle de cet oiseau, symbole d’amour et de paix : « Va porter ton haineux message, être innocent. » Conformément à l’étymologie du mot « drame », c’est bien un conflit qui se trouve annoncé par ce message.

Séduire 

Un souci nouveau : la mise en scène

 

C’est au XIXème siècle que se développe le métier de metteur en scène, ce qui, parallèlement, conduit les auteurs à multiplier les indications scéniques. D’où le premier intérêt des didascalies ici, briser la longueur de ce monologue, par l’indication d’actions qui en accentuent le dynamisme. Cependant, si Hugo nous permet d’imaginer le décor, le personnage lui-même et ses actions, il pose à son metteur en scène une véritable difficulté pour représenter le rôle du pigeon… Comment allier les contraintes scéniques à son apparition, « On voit un pigeon voleter au-dessus d'elle » ? Comment reproduire la progression indiquée, « Le pigeon descend de rameau en rameau et tombe à terre en dedans du mur d'enceinte », et son envol final ? La volonté de vraisemblance qu’affirme Hugo dans sa théorie du drame romantique, illustrée par la place accordée aux didascalies, risque, en fait, de se heurter à une difficulté scénique.

La présence de Victor Hugo

 

Le discours de Zineb offre aussi à Hugo l’occasion de rappeler une conception qui lui est chère, longuement exposée dans son recueil poétique Les Contemplations, composé lui aussi durant la période de son exil : la parenté établie entre le monde humain et le monde animal. Tous deux, malgré leur place différente dans l’ordre hiérarchique de l’univers, partagent les mêmes souffrances. C’est ce que ressent Zineb, dotée de ce pouvoir d’empathie dont les poèmes de Hugo donnent souvent la preuve : « J'entends dans ce branchage une aile qui palpite. / C'est le tressaillement d'angoisse d'un oiseau. / Car l'homme et l'animal sont le même roseau ; / L'éternel vent de mort nous courbe tous ensemble. » Au-delà de la comparaison au « roseau », référence à Pascal mais aussi souvenir de La Fontaine, nous notons ici le parallélisme entre la condition de l’animal et les « cent ans » de Zineb, elle aussi courbée par le « vent de la mort ». Cette même conception se retrouve dans l’interpellation « Nature », entité d’essence divine prise à témoin par l’interrogation , avec sa négation elliptique qui induit par avance une réponse affirmative : « Est-ce pas, / Nature, que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, /  font partout saigner la vie universelle ! » La syntaxe brutale, qui glisse de l’interrogation à l’exclamation, fait ressortir l’indignation du poète contre toute forme d’atteinte à l’intégrité des êtres, qu’il s’agisse de l’homme ou de l’animal. Chaque animal a, en effet, pour Hugo, un rôle spécifique dans la création, ici souligné par sa description, dans laquelle nous notons la correspondance entre les notations physiques, relevant de la vue avec la couleur « rose », ou du toucher, avec son « doux plumage », mais aussi une correspondance verticale puisque l’oiseau fait le lien entre les mondes terrestre et céleste : « Ton bec est rose, oiseau cher au devin, au mage, / Au scalde, et l'arc-en-ciel est dans ton doux plumage. » Ainsi, derrière le dramaturge, se cache le poète.

Le langage dramatique

 

Enfin, cette scène illustre parfaitement une des raisons qui a provoqué le scandale du drame Hernani, la façon dont Hugo brise les lois rigoureuses de l’alexandrin classique : selon les règles rappelées dans L’Art poétique de Boileau, il doit former un tout par son sens, et être coupé en deux hémistiches par la césure. Or, dès le début de la scène, par l’insertion des didascalies, Hugo brise ce rythme traditionnel, par exemple en séparant « Cent ans » de « Ce talisman ne peut me secourir », puis « Désormais » de « J’ai fini ma tâche. Allons au gîte. », procédé fréquemment repris. En juxtaposant ainsi, tout au long de la scène, de courtes phrases, parfois elliptiques comme « Un papier. Justement. Il apporte une lettre. », déclaratives mais aussi injonctives ou exclamatives, « Viens oiseau. Comme il tremble ! », et en multipliant ces ruptures rythmiques, Hugo accentue aussi la vivacité du discours, qui se rapproche de la prose et gagne en naturel, en vraisemblance. Tel était bien son but dans son opposition au théâtre classique.

CONCLUSION

 

Cette étude permet d’observer comment, tout en reprenant le double rôle traditionnel d’une scène d’exposition, informer et séduire, Hugo bouleverse les conventions auxquelles est habitué le public de son temps, dans sa volonté de fonder un genre nouveau, le « drame », en lui appliquant les principes de liberté chers aux romantiques. Remise en cause des conventions scéniques, choix du personnage de Zineb, une sorcière, annonce de l’intrigue, rejet des conventions d’écriture, tout est mis en œuvre pour maintenir l’intérêt de son public en créant un horizon d’attente qui lui donne envie de découvrir la suite : comment se concrétisera cette « menace » pressentie, quel rôle jouera la « sorcière », personnage chargé de mystère ?

Mais, au-delà de l’auteur dramatique, nous avons pu percevoir aussi dans cette scène l’écrivain engagé, qui se sert habilement du recul historique pour critiquer le pouvoir politique du Second Empire et se range du côté des plus faibles, et le poète dont les conceptions métaphysiques jouent sur une double tonalité : le fantastique car, a priori, son personnage, dans ce cadre et exprimant la menace de conflit, peut paraître effrayant, alors même que sa guérison du pigeon blessé et sa compassion relèvent, elles, du merveilleux.

Acte I, scène 2 : le portrait du roi 

Pour lire l'extrait

La scène 2 s’enchaîne étroitement à l’exposition, puisque l’arrivée du roi et de son « flûtiste lauréat » est annoncée au moment même où Zineb quitte la scène, et que les deux scènes sont reliées par la rime suivie entre « marcher » et « touché », deux termes séparés par les didascalies. La scène montre la relation qui unit le roi à Mess Tityrus, ici compagnon de chasse mais qui lui sert aussi de confident. Leur dialogue est important puisqu’il complète la présentation de l’intrigue, en expliquant son enjeu : la rivalité amoureuse entre le roi et les époux. Quel  portrait du roi Hugo met-il en place dans cette tirade ?

Acte I-2

La puissance royale 

Victor Hugo, Château fort sur une colline, 1847. Dessin, 33,4 x 40. Hauteville House

En adoptant la tonalité de l’épopée, le roi, dans cette tirade, met en évidence tous les indices de son pouvoir sur un espace amplifié par le titre qu’il se donne au début : « lord de la mer et des îles », avec ce terme anglais du XVI° siècle qui rappelle l’influence de Shakespeare sur Hugo.

La force du pouvoir

 

Souligné par l’emploi de la première personne, pronom « je » ou possessif « mes », le premier signe de puissance est architectural. Il s’agit des constructions qui le protègent, son château avec « un donjon », et  les remparts, eux aussi amplifiés par l’inversion : « Moi, qui de mes créneaux couvre toute la côte ». Il évoque à deux reprises la puissance de son armée ; il a « [v]ingt archers sous la main », ce que confirment la gestuelle dans la didascalie « Montrant la forêt » et l’adverbe spatial :  « Quoique mes gens soient là tenant leurs armes prêtes ».

Victor Hugo, Château fort sur une colline, 1847. Dessin, 33,4 x 40. Hauteville House
Le gibet de Montfaucon au Moyen Âge, illustration

Mais c’est surtout sa puissance judiciaire qu’il exalte : « Moi, roi de Man, ayant justice basse et haute ». Ces deux adjectifs renvoient à l’époque médiévale où le seigneur peut juger tous les délits qui portent atteinte à ses droits, en appliquant des peines d’amendes ou de prison, « justice basse », mais, surtout, exercer la « justice haute », qui, elle, conduit à la peine capitale.  Mais la précision « des carcans et des clous » révèle un exercice cruel de cette justice, qui n’hésite pas à torturer, et c’est avec fierté qu’il se glorifie de ses « gibets » : « Quoi ! j'ai tant accroché de squelettes aux arbres / Que la lune hideuse a peur au fond des bois ». Il s’attribue, par cette image, une puissance supérieure à celle, maléfique, que la mythologie accorde à la « lune »

Le gibet de Montfaucon au Moyen Âge, illustration

La noblesse du héros

 

La tonalité épique est encore plus marquée quand, dans son portrait, il se présente comme l’égal des plus nobles héros. Le rythme du vers 3, soutenu par les exclamations, introduit l’anaphore du pronom  tonique « moi », avec un orgueil mis en valeur par l’anaphore du pronom tonique « Moi » qui donne de l’ampleur à son éloge qui couvre tout le début de la tirade : « Quoi ! moi, le maître, à qui tous disent : j'obéis ! » À la façon des héros homérique, il se dote ainsi d’une généalogie mythique, « Moi, qui descends des dieux et des loups du pays », origine qui confirme sa violence cruelle, en accentuant aussi sa puissance guerrière : « Moi, que la guerre emplit de son souffle fougueux. » Enfin, comme dans les tirades de Don Diègue ou d’Horace dans les tragédies de Corneille, il amplifie la peur que provoque sa puissance : il est « l'homme que les bêtes / Et les dragons des bois craindraient d'avoir contre eux », « Quoi ! mon pas fait trembler jusqu'aux morts sous leurs marbres. »

La moitié de la tirade est donc occupée par une célébration pompeuse de sa grandeur royale.

La démythification 

Mais ce long éloge est détruit par l’aveu qui le conclut : « Je suis un tout-puissant frémissant d'impuissance ! » L’antithèse dans cette exclamation réduit, en effet, son pouvoir à néant puisqu’il est bravé à la fois, en tant que roi par l’Église et, en tant qu’homme par le couple amoureux.

Le conflit avec l'Église

 

L’échec ferme la phrase périodique, « Et mes gibets sont tous vaincus par cette croix ! », avec la didascalie qui met l’accent sur la place de l’Église dans le décor : « Il montre la croix sur la chapelle. » Aux sept vers d’éloge personnel répondent ainsi sept vers qui dénoncent avec violence le droit d’asile, eux aussi scandés par une anaphore, celle de « Parce que ». La violence lexicale traduit ainsi tout son mépris pour le rôle de l’Église, mais en brisant la noblesse qu’il s’était attribuée.

  • La consécration de l’édifice religieux est dévalorisée par une première image péjorative du prêtre, ce qui lui ôte tout sens : « Parce qu'il a passé par la tête d'un gueux / De marmotter jadis du latin sur ces pierres ».

  • La violence s’accentue quand il est qualifié de « moine infect », dont la précision « en baissant les paupières » suggère l’hypocrisie ; l’objet religieux est comparé à une arme, « [u]n goupillon au poing », et la prière même se charge de vulgarité tandis que la bénédiction se banalise : il « a craché son credo / Sur ce mur aspergé de quelques gouttes d'eau ».

  • Il s’en prend finalement au peuple des croyants en évoquant « le passant, sorte de brute », qui croit naïvement en ce pouvoir religieux, d’où le contraste entre la majuscule et l’adjectif mis en relief par l’antéposition : il «  épèle / L'absurde mot Refuge au front de la chapelle ».

Rappelons qu’à l’époque où écrit Hugo, Napoléon III est lui-même en conflit avec l’Église.

La jalousie amoureuse

 

Sa colère est d’autant plus violente que ce droit d’asile a permis l’union de Lady Janet, « la femme que j’aime » proclame-t-il, et de son rival, qu’il présente avec mépris car, pour lui, seule compte la force : « Ma cousine Janet, avec son innocence, / Et mon cousin Slada, grand garçon pâle et doux ». Sous l’effet de sa colère, marquée par la multiplication des exclamations, son langage perd toute noblesse, devient même vulgaire quand il les interpelle : « Allons, becquetez-vous ! c'est bien, adorez-vous ! » Il imagine ce couple heureux, les voyant dans « cet éden », et insiste sur ce qui les sépare de lui, par l’opposition des adverbes spatiaux, « se sauver ici » et « Je reste là », et par la comparaison : « Je regarde cet homme et cette femme ici / Comme une sphère voit passer une autre sphère ! / Quoique près, ils sont loin. » Mais, plus que de cet amour perdu, sa colère vient de son pouvoir ainsi bravé, « ils ont eu l’odieux stratagème / De se sauver ici, d’échapper à ma dent », avec l’adjectif amplifié par la diérèse et par l’image de sa férocité. D’où ses insultes, « Deux insolents ! », Est-ce assez impudent […] ! », et la mise en valeur par le contre-rejet, de son orgueil blessé : « Ces amants, à travers les grands chênes, riant / De moi ».

Un roi ridicule

 

Cette seconde partie de la tirade contraste donc avec la première, l’affirmation de puissance se transformant en un constat d’échec amer, souligné par la ponctuation forte à la césure : « Je reste là, stupide ! – » Il ne peut ainsi que constater son impuissance miliaire, marquée par l’exclamation négative, « Vingt archers sous la main qui ne servent à rien ! » et par le contraste entre l’adjectif, accentué par la diérèse, et la forme interrogative ; « Et, furieux, que faire ? » Son image de noble héros épique disparaît lors, remplacé par des comparaisons qui mettent en évidence son ridicule. Ainsi, « comme un Satan transi », juxtapose de façon cocasse le maître de l’Enfer et de ses flammes, et l’adjectif « transi », appliqué à un amoureux glacé, lui, par son impuissance. De même, les comparaisons animales soulignent cette impuissance. Alors qu’il affirmait descendre des « loups », il se dépeint à présent de façon péjorative, « Triste, à l'attache, au pied de ce mur, comme un chien », vers dont le rythme, scandé par les élisions du [e] muet sur les virgules, traduit l’arrêt qui lui est imposé. La polysyndète, associée à la gestuelle dans la didascalie, accumule ensuite des actes qui signent son échec : « Je me ronge les poings, et je perds la gageure, / II arrache une poignée de fleurs. / Et j'écume, et ces fleurs me semblent une injure ».

La fin de la tirade accroît encore le contraste.

  • D’un côté, en effet, le personnage fait référence à l’amour courtois, Hugo mêlant ici le roi « Artus », ou Arthur, légendaire époux de la belle Guenièvre, courtisée, elle, par le chevalier Lancelot, « la belle Euriant » dame aimée d’un autre noble chevalier, Gerard, comte de Nevers.

  • De l’autre, face à la vision idéalisée de la communion des deux amants qui « [c]ontemplent le lever de quelque blanche étoile ! », lui-même devient un méprisable animal, réduit à l’inaction, une « vile araignée engluée en sa toile »,  avec un double hiatus masqué pour l’œil par le [e] muet.

Maître du Roman de Fauvel, Fiançailles d’Arthur et de Guenièvre, 1325-1350. Enluminure in Vita Merlini, BnF 

Maître du Roman de Fauvel, Fiançailles d’Arthur et de Guenièvre, 1325-1350. Enluminure in Vita Merlini, BnF 

POUR CONCLURE

 

Cette tirade est révélatrice du mélange des tonalités qui caractérise l’ensemble de la pièce : une rhétorique dont le ton épique correspondrait davantage à la noblesse propre au tragique se révèle parodique quand le personnage sombre dans une violence ridicule, et devint grotesque puisqu’il est obligé d’admettre son impuissance face au couple qui le défie. Mais Hugo profite aussi de cette situation, l’application du droit d’asile emprunté au monde médiéval, pour rappeler au public de son temps la toute-puissance de Dieu, protecteur de la justice et défenseur de l’amour, qui réduit à l’impuissance celui qui la nie et, veut, lui, affirmer sa violence, et répandre la mort. En cela, il maintient son propre engagement politique et social contre le Second Empire. 

Acte I, scène 3 : le lyrisme amoureux 

Pour lire l'extrait

Cette troisième scène complète la présentation des protagonistes puisque, à peine le roi et Mess Tityrus sont-ils sortis qu’entrent en scène les amants haïs par leur rival. La présentation qu’en a faite le roi, tyran ridicule, et les menaces qu’il fait peser sur eux ont préparé le public à éprouver pour eux de la sympathie et de la compassion. Leur duo amoureux prête à la pièce une nouvelle tonalité, avec l’expression lyrique de leur amour, aussi bien dans leur dialogue au début de la scène, où leurs sentiments, l’« ivresse » de Lord Slada et l’« extase » de Lady Janet, se font écho. Ce terme « extase » est repris à l’ouverture d’une longue tirade où Lord Slada chante son amour et sa bien-aimée, tous deux communiant au sein de la nature. Comment Hugo met-il en  œuvre, dans ce chant d’amour, toutes les caractéristiques du romantisme ? 

Acte I-3

L'image de la nature 

La forêt : un refuge

La forêt : un refuge

Un refuge

 

Pour les romantiques – et c’est très présent dans la poésie – la nature est associée à l’amour, d’abord parce qu’elle est un refuge face aux obstacles que peut leur opposer la société, mais aussi parce que le paysage leur semble faire écho à leur sentiments. Il en illustre, en effet, la beauté, et, surtout, leur valeur éternelle. Comme dans « Le Lac » de Lamartine, la nature est à la fois un abri, un témoin et une confidente. Ainsi, s’explique l’appel lancé par Lord Slada à sa bien-aimée : « Viens, aspirons l’oubli sous ces branches dormantes. / Ces nids sont des hymens, ces fleurs sont des amantes dans cette tirade », invitation reprise par « Viens ! aimons-nous. »

Une forme d'animisme

 

Mais Hugo va encore plus loin, en dotant tous les éléments de la nature d’une âme, allant jusqu’à la personnifier. Les amants sont alors en totale harmonie avec elle : « Notre âme communique avec tous les frissons / Des choses à travers lesquelles nous passons, / Ces nids sont des hymens, ces fleurs sont des amantes. » Au sein de la nature, l’amant peut donc puiser en elle son inspiration, ce que souligne l’anaphore verbale et l’élan marqué par le rythme : « […] Ô Janet, mes paroles, / Je les prends aux parfums, je les prends aux corolles, / J’en suis ivre ; ces flots, ces rochers, ces forêts, / Aident mon bégaiement, et sont là tout exprès / Pour traduire à tes yeux ce que ma voix murmure. » La nature soutient donc la voix de l’amant, ce qu’il met en évidence par la brève réponse à sa question rhétorique insistante : « Et sais-tu ce qui sort de toute la nature, / Ce qui sort de la terre et du ciel ? c’est mon cœur. »

L'amour sublimé 

Un message divin

 

Si la création entière est une entité sensible, puisqu’en elle tant d’amants ont vécu l’intensité de leur amour, et qu'elle a été créée par un Dieu qui est Amour, elle illustre la puissance de cet amour divin : « […] là-haut, n’entends-tu pas / Sur nos têtes des voix, des haleines, des pas, / Et n’aperçois-tu pas une lueur sacrée ? » Cette lueur s’intensifie et emplit l’univers entier, porteur du message d’amour, d’où la double répétition d’« un mot », à l’amorce et à la césure du vers 34, repris en anadiplose par « ce mot » : « Un mot remplit l’abîme. Un mot suffit. Il faut / Pour que le soleil monte à l’horizon, ce mot. / Et ce mot, c’est Amour ! L’éternité le sème. / Dieu, quand il fit le monde, a dit au chaos : J’aime ! » 

La dimension céleste

 

L’amour s’élève ainsi au-dessus de la dimension terrestre pour devenir l’image du bonheur promis dans l’au-delà : « Cette forêt ébauche au loin la vague entrée / Du divin paradis plein d’âmes, et de feux / Qui sont des cœurs mêlés aux profonds gouffres bleus ! » Le mot » extase », étymologiquement un état qui fait sortir de soi-même, et l’enjambement à l’ouverture de la tirade traduisent cette image d’ascension : « L’extase en clarté se prolonge / Au-dessus de nos fronts ». Cette valeur céleste qui sublime l’amour est ainsi liée à une lumière d’essence divine, champ lexical qui parcourt la tirade, avec les mots « clarté », « lueur », « soleil », « lumière ».

La femme divinisée 

L'amour rêvé

 

Dans cette solitude, le rêve peut se déployer, en ouvrant aux amants un monde merveilleux : « Les prodiges charmants du rêve nous caressent. » Dans ce cadre illuminé par le « songe » qui unit les amants, rendu féérique par le choix du verbe « dore », la femme, comme chez la plupart des poètes romantiques, est divinisée : « Dans l’univers, qu’un songe inexprimable dore, / II n’est rien de réel, hors ceci : je t’adore ! ».

Ainsi porté par son amour, Lord Slada métamorphose peu à peu Lady Janet, en faisant d’abord de ses dents et de ses larmes une parure de bijoux précieux : « […] Le rire et les pleurs apparaissent / En perles dans ta bouche, en perles dans tes yeux. » Puis elle participe elle-même de la lumière : « Tu t’es transfigurée en un rayon joyeux. »

Une créature céleste

 

Mais la sublimation de l’amour permet d’aller plus loin, en faisant de la femme aimée une créature céleste, un ange. Au début de la scène, Lady Janet avait d'ailleurs formulé un souhait, « Quelque chose est plus doux encor ; mourir ensemble. », en imaginant perdre celui qu’elle aime, donc en restant « l’ange à terre et sans ailes, et qui pleure ».

Dans sa tirade, Lord Slada l’imagine donc dans l’espace céleste de l’au-delà, en reprenant le sens symbolique, hérité de l’antiquité, de l’asphodèle, plante sacrée plantée auprès des tombeaux pour préparer l’entrée de l’ombre dans les Champs-Élysées, où elle est censée se promener dans une vaste prairie d’asphodèles : « Je crois te voir fouler de vagues asphodèles. » La mort apparaît donc l’ultime fuite, où les amants connaîtraient une union éternelle : « Où donc prends-tu cela que nous n’avons point d’ailes ? / Je sens les miennes, moi. Je suis prêt. Si tu veux / Dénouer dans l’aurore immense tes cheveux, / Si tu veux t’envoler, je suis prêt à te suivre ». Loin de vivre l’effroi de la mort, la femme-ange devient alors celle dont l’envol guide l’amant vers une vie éternelle, symbolisé par cette pluie d’étoiles lumineuses : « Je te verrai planer, je me sentirai vivre, / Pendant que tu feras derrière toi pleuvoir / Des étoiles dans l’ombre auguste du ciel noir ! »

La femme-ange, sculpture, cimetière du Crêt-du-Roc, Saint-Étienne

La femme-ange, sculpture, cimetière du Crêt-du-Roc, Saint-Étienne

Le geste ultime qui ferme la tirade reproduit ainsi un geste divin, « Il lui prend la main et la pose sur ses cheveux. », la protection céleste que la femme peut accorder : « Mets sur mon front ta main. Je suis ton protégé. » L’injonction finale complète cette identification, avec un nouvel emprunt qui mêle la mythologie antique au ton de la prière chrétienne : « Déesse, inonde-moi de ta lumière. » 

CONCLUSION

 

Dans cette tirade, Hugo retrouve ses élans de poète pour célébrer un amour empreint de romantisme. Nous y retrouvons toutes les caractéristiques qui unissent les amants au sein d’une nature bienfaisante et apaisante, car elle leur permet d’échapper à la dure réalité dans un monde rêvé, féérique, image d’un paradis céleste. Tous deux se transforment ainsi en des êtres évanescents, ce qui rend plus brutales les deux exclamations en aparté, qui les font retomber dans le monde matériel, en rappelant qu’ils ont un corps : « LADY JANET, à part...J’ai / Une faim ! – LORD SLADA, à part. Oh la soif ! » La tirade nous ramène donc à l’enjeu de la pièce, à l’odieux chantage du roi, auquel va tenter de s’opposer Aïrolo, interrompant ce duo amoureux dans la scène 4. Hugo, quand il compose sa pièce, prend ainsi une distance avec les excès sentimentaux du romantisme : les humains ne sont pas de purs esprits, et avant de mourir, il s’agit d’abord de pouvoir vivre.

Acte I, scène 4 : Le portrait d'Aïrolo 

Pour lire l'extrait

Acte I-4

La présentation des personnages de la pièce de Victor Hugo, Mangeront-ils ?, se fait progressivement. Après l’entrée en scène de la sorcière, Zineb, arrivent successivement, dans les scènes 2 et 3, les personnages en conflit, soutenant l’enjeu de la pièce, dramatique bien qu’elle soit qualifiée de comédie : le roi, escorté de son « flûtiste », Mess Tityrus, et espionné par Aïrolo, menace le couple des amants, Lord Slada et Lady Janet, de mourir de faim au sein du monastère où ils ont trouvé refuge.

Alors que tous deux expriment leur amour, malgré la faim et la soif qui les tenaillent, la tonalité lyrique est brutalement interrompue quand, dans la scène 4, entre Aïrolo : « son vêtement est un haillon. » Il leur rappelle avec insistance la nécessité de manger, « L'homme est vorace. Il est amoureux, mais il dîne. », et leur offre son aide avant de répondre à la demande de Lord Slada en se lançant dans un long autoportrait. Comment la composition de ce portrait du héros met-elle en place un vibrant éloge de la liberté ?

Serge Reggiani dans le rôle d'Aïrolo, mise en scène de Jean Kerchbron, 1957

Serge Reggiani dans le rôle d'Aïrolo, mise en scène de Jean Kerchbron, 1957

1ère partie : le peuple face au pouvoir (des vers 1 à 16) 

L'opposition sociale : la puissance royale

 

Au début de l’extrait, Aïrolo pose l’opposition entre deux statuts sociaux, mise en valeur par le rejet en assonance qui respecte l’ordre hiérarchique : « Mes bons amis, il est deux hommes sur la terre, / Le roi, moi. » Mais la reprise en chiasme, nettement scandée, définit ensuite le rôle de chacun : « Moi la tête, et lui le cimeterre. / Je pense, il frappe. » Aïrolo s’accorde ainsi immédiatement une supériorité, puisqu’il oppose la force brutale de la tyrannie, symbolisée par le « cimeterre », sabre oriental, à la force de l’esprit. Il souligne cependant, dans le second hémistiche du vers 3, la puissance royale : « Il règne, on le sert à genoux ». Le tyran est donc celui qui sème autour de lui la peur, comme le montre une autre opposition, liée au lieu de vie d'Aïrolo, la nature, « Moi, j’erre dans les bois. », car celui-ci joue sur un rapprochement, « Tout tremble autour de nous », qu’il démasque aussitôt par le jeu parallèle des pronoms : « Autour de moi c’est l’arbre, autour de lui c’est l’homme. » 

Le roi sur son trône. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Le roi sur son trône. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Les oppositions se poursuivent, car cette peur explique que le pouvoir ne soit pas remis en cause : « Le roi fait toujours bien, moi toujours mal. Amen. ». L’interjection à la rime, en divinisant le tyran, traduit la soumission du peuple qui doit subir sa justice : « Lui couronné, moi pris ». Enfin, la puissance royale s’associe également à la vie luxueuse que permet la fortune, d’un côté le raffinement, de l’autre le dénuement : « Le meilleur vin de Chypre emplit son vidercome, / Moi je bois au ruisseau dans le creux de ma main. »

Une puissance inversée

 

Mais cet éloge s’inverse ensuite en faveur d’Aïrolo. Dans un premier temps, l’opposition devient un rapprochement, marqué par des images : « nous marchons en cortège », « Le prince est la médaille, et je suis le revers », « Le roi, c’est mon contraire. Ou bien mon grand format. » Hugo signifie ainsi que le roi est un homme comme les autres, simplement mis en valeur par la place que lui accorde son titre. C’est aussi ce que souligne l’image crue de deux cadavres : « Et nous sommes tous deux mangés des mêmes vers. » Le roi reste un mortel, comme tout être humain. 

Ainsi, sa valeur se trouve peu à peu démythifiée, d’abord moralement en rappelant la cruauté de la tyrannie royale : « Chers, il vous persécute et moi je vous protège ». Mais Aïrolo va plus loin, en rappelant que le tyran est, lui aussi, menacé. L’enjambement dans la comparaison sous-entend, en effet, qu’il ne peut pas dormir paisiblement : « Peut-être en ma caverne on fait un meilleur somme / Que dans la sienne. Il est fort vulnérable en somme ». En empruntant son image au jeu d’échec, Aïrolo rappelle – souvenir des révolutions qui ont renversé les rois successifs depuis 1789 – qu’il peut être destitué par le peuple : « Il peut aussi finir par être échec et mat. »   

2ème partie : une image contrastée du peuple (du  vers 17 à la fin) 

La misère et ses conséquences

 

En ouvrant cette tirade, Aïrolo s’était déjà clairement présenté : « Je suis pour les humains ce que, pardonnons-leur, / En langage vulgaire ils nomment un voleur. » Mais cette formulation posait, en fait, une excuse, qu’il développe dans la suite de sa tirade, d’abord par l’oxymore, « Je suis un conquérant de liards dans les poches », qui, tout en lui accordant la noblesse du guerrier, minimise le gain obtenu : les « liards », fractions du sou, sont une somme dérisoire.

Un héros en haillons. Costume d'Aïrolo, mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,

Puis, l’opposition revalorise même cet état en l’associant à une forme de valeur morale, « Mais j ‘ai l’honnêteté des bonnes vieilles roches », avec la comparaison qui montre qu’il vole par nécessité, pour résister, lui qui n’a rien : « Je suis le va-nu-pieds, mais non pas l’aigrefin. » Il vole poussé par la misère, mais sans perversité, sans ruser ni tromper. Mieux encore, l’image épique lui donne une dimension héroïque, car il ne fait que rétablir une justice dans la société trop inégalitaire : « Je livre la bataille immense de la faim / Contre le superflu des autres. » La concession faite à une éventuelle objection, conduit, en fait, à insister sur sa condition misérable : « […] Qu’on me dise / Que j’ai tort si la faim devient la gourmandise, / D’accord, mais je suis maigre. » Plus loin, une comparaison reprend cette vision d’un homme du peuple affamé : « Là je jeûne pendant que le moineau se gave ».

Il va ainsi jusqu’à inverser l’image traditionnelle du brigand de grand chemin, en reproduisant plaisamment le dialogue avec la victime potentielle, preuve de sa compassion et de sa générosité : « Parfois dans les genêts, comme moi sauvageons, / Je rencontre un passant, je lui dis partageons. / Ta bourse ? — Je n’ai rien. — Alors prends mon pain. »

Un héros en haillons. Costume d'Aïrolo, mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,

Une vie au sein de la nature

 

Il rejette ainsi toute sa culpabilité de « voleur » sur un ordre social qui  contrevient aux lois de « [l]a nature ayant tout prévu, l’homme excepté » : c’est bien l’humanité qui a fondé cette société injuste. D’où sa prière adressée « [à] Lady Janet avec un sourire », accompagnée d’une excuse : « Belle, Absolvez-moi. Je vis dans la loi naturelle ».

Ainsi, à travers son héros, Hugo se livre à un vibrant plaidoyer qui, comme souvent dans le mouvement romantique et dans la lignée de Rousseau, oppose la bonté de la nature aux cruelles réalités sociales : « Amis, j’habite aux champs, / Et je tiens compagnie aux arbres point méchants ». La nature, en effet, impose à l’homme  son ordre, celui des saisons : « L’hiver, de droit, je gèle, ayant sué l’été. », « Avril vient tous les ans me faire mon ménage ». Elle lui offre un abri, certes dénué de luxe, mais qui préserve sa liberté : « Mon antre a la gaîté décente d’une cave. » Au sein de la création, il trouve sa juste place : « Près de moi la perdrix glousse, le mouton bêle ».  De ces images, ressort, malgré les difficultés, une réelle joie de vivre.

Un idéal libertaire

 

Cependant, cet autoportrait va plus loin, car nous y retrouvons les caractéristiques de bien des héros de Victor Hugo, l’affirmation de la liberté personnelle que permet une vie marginale. Quand il se justifie « Car je suis un rêveur bien plutôt qu’un rêveur », il s’accorde le droit de vivre en dehors des règles, à commencer par celles qui protègent la propriété : le vol est remplacé par « Partageons », il dénie toute importance aux « voyageurs passant avec des sacs joufflus », et le rythme des vers 39 et 40 met en valeur, par l’interrogation rhétorique à laquelle répond le contre-rejet, son irrespect : « Faut-il vous compléter mon portrait ? Braconnage, / C'est mon instinct. »

Cette liberté qu’il porte en lui l’amène aussi à rejeter toutes les institutions traditionnelles, « Pensif, je dédaigne de loin / Le juge, plus le prêtre », remplacées par le culte rendu à la nature : « Attentif après tout au chant des bois ». Aïrolo représente ainsi une forme de nouveau panthéisme, puisque la nature devient pour lui un livre sacré où se lit la présence divine, d’où sa conclusion imagée : «  et je n'ai pas besoin / De vos religions, je lis Dieu sans lunettes. »

CONCLUSION

 

En prêtant à son héros cette longue tirade, construite en deux temps, Hugo le dote d’une fonction symbolique, double :

  • D’une part, il est l’homme  du peuple,  en bas de l'échelle sociale, celui que la tyrannie menace et que la misère accable, mais qui résiste en affirmant sa liberté et en aidant ses frères humains qui souffrent.

  • D’autre part, il est le représentant de la conception portée par Hugo à partir de son exil, celle qui reconnaît une « loi naturelle » : il suffit d’observer la « nature », création divine, pour y lire un ordre, une harmonie qui dicte à l’homme le sens à donner à sa vie.

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Pour voir la tirade : Serge Reggiani, mise en scène télévisuelle de Jean Kerchbron, 1957

Comme tous les marginaux de Victor Hugo, de Gavroche à Ruy Blas, de Jean Valjean à César de Bazan, Aïrolo a donc l’élan désinvolte et provocateur, la liberté mais aussi la générosité de celui qui privilégie les lois fondamentales de la nature.

Acte I, scène 6 : La mort de Zineb 

Acte I-6

Pour lire l'extrait

Le premier acte de la pièce de Victor Hugo, Mangeront-ils ?, se termine comme il a commencé, puisque la scène 6 fait réapparaître Zineb, la sorcière, qui vit cette mort annoncée dès le premier vers : « J’ai cent ans. Le moment est venu de mourir. » Aïrolo l’a, en effet, trouvée évanouie au fond des bois, et entre en scène en la portant dans ses bras. Quand elle se ranime, elle évoque sa mort prochaine, puis offre à son sauveur la plume talisman : « Nul malheur ne peut plus t’arriver.|…] Tu dois vivre cent ans. » Elle lui dicte enfin ses dernières volontés pour être ensevelie au sein de la nature, avant de reprendre des tirades annonciatrices de sa mort. Quelle image de la mort Hugo met-il ainsi en évidence ?

Zineb et Aïrolo. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Zineb et Aïrolo. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

1ère partie : la mort, une apothéose (des vers 1 à 10) 

Un élan lyrique

 

Par la didascalie déjà, qui dépeint Zineb, « l'œil fixé dans la lumière, au-dessus de sa tête. », Hugo indique le sens de la mort, une ascension vers un espace supérieur, une apothéose que symbolise la « lumière », reprise ensuite avec insistance par « flambeau ». Cet élan s’inscrit dans le discours, qui multiplie les exclamations, soutenues par l’interjection, « Oh ! », en prolongeant cette image d’ascension : « Je vais donc m'envoler ! je vais donc être ailleurs ! » La mort est donc vécue comme une renaissance, puisqu’elle est une survie, Hugo suivant ici la conception chrétienne : « aller allumer mon âme à ce flambeau / Qu'un bras tend à travers le mur noir du tombeau ! », s’exclame-t-elle.

Un temps de bonheur

 

Cette image justifie sa joie exprimée à travers ses remerciements à Aïrolo et mise en valeur par le champ lexical qui souligne l’intensité ressentie physiquement : « Oh ! je vais savourer, de moi-même maîtresse, / La fauve volupté de mourir, et l'ivresse ». Mais, parallèlement, ces termes sont associés à une forme de libération car la mort, qui permet d’échapper aux contraintes sociales, d’où le choix de l’adjectif « fauve » qui rapproche de la bête sauvage, rend à l’être toute sa puissance : « […] dans mon bois j'expire souveraine. / J'étais une vaincue, et je suis une reine. »

L’aparté d’Aïrolo répond à cette expression de bonheur, même s’il garde, lui, une formulation familière, soutenue par des termes qui relèvent du quotidien le plus matériel : « C'est vrai, mourir à même la forêt, / C'est agréable. On a son lit d'herbes tout prêt. / Elle donne appétit de la mort, cette vieille. »

2ème partie : la fusion avec la création (des vers 11 à 34) 

La fusion avec la création

 

Comme Aïrolo, Zineb, la sorcière, habile à manier les herbes médicinales, bénéfiques ou dangereuses, a vécu au sein de la nature. Il est donc normal qu’au moment de mourir, Zineb célèbre cette nature qui l’accueille : « Ces vieux arbres en fleur embaument leur aïeule ; / J’amalgame à mes os la terre qui les fit ; / L’ensevelissement des feuilles me suffit ; / Je ne veux pas d'autre ombre et n'ai pas d'autre temple. » Hugo mêle ainsi la religion qui, en exilant l’homme du paradis terrestre, lui annonce sa nature mortelle, « jusqu’à ce que tu retournes à la poussière, puisque c’est d’elle que tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière », à la vision profane de la nature, chère aux romantiques qui en font un refuge : « […] loin de tous / J’agonise en repas. » 

Mort de Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Mort de Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

La nature est ainsi embellie par cet instant final dans lequel elle se projette : « Le zénith sera bleu, les roses seront belles, / Et les petits oiseaux fouilleront sous leurs ailes. » Cette célébration de la création conduit donc à une acceptation pleine et entière de la mort, où l’amour terrestre se confond avec l’amour divin : « Il est bon que ce soit ainsi. Je vais finir / Avec l'étonnement d'aimer et de bénir. »

Ombre et lumière

 

Nous retrouvons aussi dans cette tirade une des caractéristiques de Victor Hugo, illustrée par le titre d’un de ses premiers recueils poétiques, Les Rayons et les Ombres (1840), les contrastes entre la lumière et l’ombre, chargés d’un sens symbolique.

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Ici, l’ombre image la mort, face à la lumière de l’univers terrestre, indiquée dès la didascalie, « regardant l’aurore autour  d’elle » : « En moi l'obscur trépas ; dehors l'aube vermeille. / Oh ! ce contraste est beau. » Dans sa sagesse, Zineb célèbre ainsi l’éternité d’une création qui apporte chaque jour un nouveau lever de soleil, tandis que l’être humain, lui, disparaît : « […] Il est grand, il m'est doux / De mourir en plein jour ; la nuit vient pour moi seule. », « Je meurs, les yeux ouverts, dans ce que je contemple. / C’est bien, tout luit pendant que je me refroidis. »

Au sein de la forêt :  ombre et lumière

C’est ce même contraste que chante la dernière description :

  • La mort, vécue paisiblement, est l’entrée dans l’ombre, marquée par le champ lexical insistant : « Et quand j'expirerai tout à l'heure, tandis / Que je me mêlerai doucement aux ténèbres, / Que mes yeux, remplis d'embranchements funèbres, / Dans les obscurités prêtes à m'engloutir ».

  • Mais, en écho aux subordonnées temporelles, la principale reste lumineuse et illustre la joie par l'image de la flore colorée et de la faune, en mouvement,  : « Le zénith sera bleu, les roses seront belles, / Et les petits oiseaux fouilleront sous leurs ailes. » 

La transfiguration

 

Par l’adresse directe « À Aïrolo », qui tranche avec l’élan lyrique précédent, Zineb revient à ce qu’elle ressent en cet instant ultime. La formule religieuse de son remerciement, « Sois béni », traduit sa métamorphose, confirmée par l’image animale : « J'ai vécu chouette, et meurs colombe. » La « chouette » est, en effet, certes une représentation de la sagesse, symbole de la déesse Athéna dans l’antiquité, mais c’est aussi un oiseau nocturne, un peu effrayant, contrairement à la « colombe », oiseau qui tire son symbolisme du récit biblique : c’est elle qui rapporte à l’arche de Noé un rameau d’olivier, annonçant la fin du déluge. Elle représente donc la paix, l’espérance et l’amour divin.

La colombe, oiseau de paix

La colombe, oiseau de paix

Ainsi, Zineb explique que l’instant de sa mort lui apporte une véritable renaissance : « Je suis heureuse, ami, du côté de la tombe. / Je voyais moins de ciel du temps que je vivais. » Nous retrouvons ici l’image de la lumière, en gradation : c’est d’abord le « ciel » qui s’élargit, puis vient « Je me sens morte, et tout s’éclaircit ». Enfin, l’enjambement qui suit le contre-rejet : « […] et je vais / Voir grandir par degrés la formidable étoile. »  Depuis la lointaine antiquité, l’étoile est un symbole de la présence divine, repris dans la Bible, par exemple telle celle qui, à Bethléem, annonce la naissance du Christ, à la fois donc un signe d’espérance, mais aussi « formidable », adjectif à prendre son sens étymologique, c’est-à-dire propre à  inspirer la terreur : la mort est aussi le temps du jugement de l’âme, qui ouvre sur le paradis ou l’enfer…

3ème partie : un hymne à la mort (du vers 35 à la fin) 

La didascalie, « Elle se lève debout, chancelante, appuyée au rocher. », met en valeur la fin de la tirade, en en accentuant la solennité, soutenue par l’anaphore de « Salut » qui scande les multiples exclamations. Ainsi la première « Salut, ô mort ! » introduit un hymne à la mort, qui la dote d’une image contrastée, « Salut, réalité, fantôme ! », puisqu’elle est à la fois omniprésente et mystérieuse.

Une force toute puissante

 

L’hymne final qui célèbre la mort recourt à des allégories qui, toutes, illustrent sa puissance, d’abord par le symbolisme animal : « Salut ! la mort est aigle, et la vie est vautour ». S’opposent ainsi l’animal dont la puissance est empreinte de noblesse, l’ « aigle », au rapace qui se nourrit de charogne, le « vautour », pour signifier la cruauté de la vie terrestre, d’ailleurs directement opposée à la rime précédente, « amour ». Là où se vautour recherche sur le sol les cadavres à dévorer, l’aigle, lui, plane au plus haut du ciel.

L'allégorie de la mort

Elle devient ensuite une forme humaine, gigantesque, à la « main démesurée », puisqu’elle est présente partout dans l’univers, depuis les éléments les plus ineffables, immatériels, « Salut dans les parfums, salut dans les chansons », jusqu’aux plus matériels : « Salut dans les cités, les fleuves, les moissons ». Cette puissance est, certes, destructrice : « Dans tout ce que tu mords, dans tout ce que tu ronges, / Et dans tous ces vivants dont tu feras des songes ! » Mais, cette destruction apporte aussi une libération car elle permet à l’homme d’échapper à la pesanteur terrestre. 

L'allégorie de la mort

Un mystère insondable

 

Mais le principal aspect de la mort est que nul ne sait ce qu’elle représente réellement, d’où le début de l’invocation : « Salut, profondeur ! Salut, voile ! / Ce que tu caches plaît à mon sinistre amour. » C’est par cet inconnu qu’elle effraie l’humanité : « Pour ton deuil, pour ta cendre, et pour ton anathème, / Ô spectre, et pour l'éclipse énorme que tu fais. » Non seulement, elle ôte à l’homme la vie, mais elle peut, en effet, lui apporter la malédiction suprême, en l’excluant du paradis.

En revanche, ce mystère n’est pas redouté par Zineb, qui, par sa pratique de la sorcellerie, touche elle aussi à l’inconnu. C’est pourquoi, à ses yeux, elle est précieuse, et elle va jusqu’à souhaiter sa venue : « Viens, je t’aime », est prolongé par « Loin de toi j’étouffais ». Nulle peur donc : « Mort, je ne te crains pas », proclame-t-elle, repris par « Salut ! Sans peur, vers moi, dans le blême empyrée, / Je regarde approcher ta main démesurée. » C’est aussi ce qui explique l’impatience exprimée à la fin de la tirade, l’attente que la mort lui offre la révélation du mystère de l’au-delà : « Tu vas me chuchoter l'ineffable secret. / J'étais sûre qu'un jour quelqu'un me le dirait. »

CONCLUSION

 

Cette longue tirade confirme le rôle de Zineb dans la pièce : elle illustre la sagesse, par la puissance que lui  donne son pouvoir de sorcellerie, qui s’appuie sur une connaissance des secrets de la nature, d’où son souhait d’être ensevelie en son sein pour fusionner avec elle. C’est ce qui explique aussi son attente de la mort comme d’une suprême révélation des secrets de la création.

La mort de Zineb fait ainsi oublier l’action dramatique pour devenir un long poème destiné à chanter un moment d’amour et de liberté ultime, à illustrer le triomphe de la lumière sur les ténèbres, en faisant écho à la conception de Victor Hugo qui oppose le Bien au Mal : le premier est une révolte contre les injustices, une élévation, une quête de spiritualité à laquelle la mort apporte son apogée en dévoilant l’invisible ; le second est la matérialité, la richesse, la puissance autoritaire et cruelle.

Cet extrait révèle aussi la façon dont Hugo mêle les tonalités, le tragique de cette lente agonie est très nettement atténué par le lyrisme d’un discours, empreint d’un panthéisme poétisé. Hugo, bien qu’il ait déjà vécu, quand il compose la pièce, la perte douloureuse de sa fille, retrouve ici, pour célébrer la mort, à la fois le rythme et le ton des hymnes antiques, le dithyrambe, et celui des psaumes chrétiens.

Acte II, scène 3 : Le triomphe du faible 

Acte II-3

Pour lire l'extrait

L’acte I de Mangeront-ils ? nous a fait découvrir l’enjeu de l’intrigue : le roi, jaloux du couple formé par Lord Slada et Lady Janet, dont il est lui-même amoureux, les a contraints à trouver asile dans un monastère. Mais, en les empêchant de sortir, il les condamne à mourir de faim  et de soif. Un personnage joue le rôle d’adjuvant, Aïrolo, le voleur qui se propose de les nourrir, et qui sauve Zineb, la sorcière, pourchassée par les gardes royaux. L’acte se termine sur l’agonie de Zineb, qui, en remerciement, lègue à Aïrolo sa plume talisman qui  lui promet de vivre cent ans.

L’acte II s’ouvre sur un coup de théâtre : l’annonce de l’arrestation d’Aïrolo. Tandis que le gibet se dresse, Zineb, dans un ultime entretien avec le roi, lui lance une prédiction : il mourra en même temps que mourra le premier homme qu’il verra « passer avec les mains derrière le dos ». La longue scène 3 est donc essentielle, car, en mettant face à face le voleur prisonnier et le roi, elle illustre le conflit entre la force du pouvoir politique et la faiblesse du peuple opprimé. Mais, à travers l’évolution du dialogue ente ces deux personnages, le roi et Aïrolo, Hugo donne à ce conflit un sens nouveau.

La puissance royale. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

La puissance royale. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Le portrait du roi 

La violence du pouvoir royal

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Un passage de cet extrait est révélateur de la cruauté fondamentale du roi, habitué à exercer un pouvoir absolu. Il n’hésite pas, en effet, à  ordonner « Pendez cet homme-ci » quand son connétable, qui ne fait que le servir en considérant qu’Aïrolo mérite la mort, lui suggère : « […] Son altesse / Est trop bonne. Pendez ce drôle avec vitesse. / Il blasphème son prince, il insulte le roi ! » L’arbitraire de sa violence ressort de la fin de leur échange : au « Sire, pourquoi ? » du connétable, il se contente de répondre « Parce que ».

Sa puissance est rappelée au début de l’extrait, dans un aparté, qui fait ressortir le danger qu'il représente. Il est souligné par la didascalie, « avec exécration », qui entraîne l’interjection indignée, « Ah ! », et les exclamations qui ponctuent ses souhaits : « Ah ! je voudrais pouvoir le lier sur la table / Du supplice et le faire écorcher vif ! J'aurais / Du plaisir à le voir pendu dans ces forêts / Ou broyé sous les pieds des chevaux dans l'étable ! » Le choix des verbes met en valeur sa véritable nature, la cruauté, de même que le rythme avec les rejets qui associent le « supplice » d’Aïrolo, qu’il imagine, au « plaisir » d’y assister réellement.

La colère du roi. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Il ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de lancer à Aïrolo quelques insultes méprisantes : « ô rustre ! », « canaille ». Sa violence finit même par ressortir, amplifiée par deux didascalies, l’une indiquant sa gestuelle, « Le Roi exaspéré vient sur le devant du théâtre, crispant les poings. », l’autre son ton de voix face à la dérobade de l’interjection désinvolte d’Aïrolo, « Bah ! » : « LE ROI, furieux. Bah ! — Je te ferai pendre ! » Cette ultime exclamation remet au premier plan la menace qu’il représente pour ses sujets.

La colère du roi. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Un roi apeuré

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Cependant sa peur de la mort, due à la prédiction de Zineb, l'emporte, formulée nettement dans les apartés : « Entre Janet, si belle, / Et lui, je choisirais pourtant lui, plutôt qu'elle. / Si cet homme de qui je dépends, s'envolait, / C’est cela qui serait sans remède. » D’où son image, « Je suis dans sa tenaille », et son aveu de faiblesse accentué par le contre-rejet : « Une femme n'est rien. D'abord vivre. L'effroi, / C'est la tombe. Il me faut cet homme près de moi. »

Ce n’est donc que dans les apartés qu’il peut exprimer toute sa colère devant cet homme du peuple qui lui résiste en lui manquant de respect, « Il me tutoie ! », et en s’appropriant le pouvoir : « On dirait que c’est lui qui fait grâce. J’écume. » Le seul pouvoir qui lui reste est de multiplier, mais intérieurement, les insultes envers celui qui le défie, « Quelle affreuse crapule ! », « Est-il laid ! », « L’œil d’un gredin ! », notamment à travers des comparaisons animales : « Je suis l'ânier poussif de cet âne échappé ! », « Quelle oie ! », « Et dire qu’il faut plaire à ce vil caïman ! » En fait, il n’aucun autre choix que celui de se résigner : « Buvons l'horreur d'être clément / Jusqu'à la lie. »

Le roi accablé. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Le roi accablé. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Le portrait d'Aïrolo 

Prisonnier de la prédiction de Zineb qui l'empêche de faire périr Aïrolo auquel son propre sort est lié, le roi s’emploie à le combler des biens les plus désirables à ses yeux, un statut social qui assurerait sa richesse et leur proximité.

L'homme du peuple

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Mais, la réaction d’Aïrolo ne répond pas à l'attente du roi, un remerciement : « Moi, voyez-vous, je suis ingrat de ma nature. » Il insiste alors sur son état d’homme du peuple, victime des injustices du pouvoir : « Tout enfant, quand j'allais, picorant ma pâture, / J'étais, si les sergents me surprenaient, fouetté, / Battu, dans l'intérêt de la société ». Ces quelques vers illustrent à  la fois, par le verbe « picorais » la difficulté de vie du peuple qui ne trouve, comme un moineau, qu’une nourriture aléatoire et réduite, et par la redondance, à la rime et en tête des vers, « fouetté », « battu », la violence dont le peuple est la victime. D’où sa conclusion : « Eh bien, je n’étais pas reconnaissant. » 

La liberté affirmée

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Vu cette expérience, il est alors logique qu’Aïrolo rejette avec force la proposition royale, « Je t’attache à ma cour », en réagissant face à ce verbe par une réplique imagée, « Dans votre cour ? Je hais les colliers », qui  nous rappelle la fin de la fable de La Fontaine, « Le Loup et le Chien », et la fuite du loup quand il voit « le cou du chien pelé ». Cette allusion au loup est d’ailleurs explicite quand Aïrolo reprend en chiasme l’offre du roi, « Je te nomme / Chambellan. Je te fais seigneur et gentilhomme » par une pirouette : « Gentilhomme des bois et chambellan des loups / C’est là ma seigneurie ». Il rejette ainsi toute proximité avec le pouvoir, et même avec la vie sociale, en proclamant son  amour de la nature : « et je suis un jaloux / Épris de la bruyère et de la belle étoile, / De la vague emportant en liberté la voile, / Et de la neige où sont les larges pas des ours ». Les images mises en valeur soulignent la beauté de la nature, à travers ses éléments, la terre où pousse « la bruyère », avec ses saisons, quand « la neige »  lui offre sa pureté, le ciel où brille le feu de « la belle étoile », et la mer. Mais il met surtout en valeur sa volonté de rester aussi libre que les animaux sauvages. C’est ce désir de liberté qui explique aussi son rejet de la proposition du roi, « Soyons inséparables » par une réplique qui rappelle le « roi sans divertissement » qualifié d’« homme plein de misère » par Pascal : « La puissance et l'ennui sont deux maux incurables. » De même, à l’ultime promesse, « Tu seras riche », le comparatif apporte une riposte catégorique : « Être libre est meilleur. »

C’est donc la rébellion d’Aïrolo que met en valeur ce dialogue.

L'inversion des pouvoirs 

Un dialogue décalée

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La surprise d'Aïrolo

Le dialogue repose sur un décalage entre ce que savent les personnages et ce que sait le public. Le roi  ignore, en effet, le pouvoir de la « plume » offerte par Zineb, tandis qu’Aïrolo, lui, ignore la prédiction que celle-ci a lancée au roi.

Cette clémence royale inhabituelle provoque donc l’étonnement du héros traduit d’abord dans les apartés : « Le roi véritable / Veut que je vive ! Est-il possible ? Il doit avoir / Ses motifs. Mais lesquels ? Il subit un pouvoir / Qui le rend fou. Lequel ? » est repris par la comparaison animale, « La chouette / Lâche le moineau ! c'est étrange. », puis encore  renforcé : « Serais-je un personnage extraordinaire ? hein ? / Que veut dire ceci ? »

Mais il exprime aussi sa surprise ouvertement. Ainsi, face à l’affirmation du roi, « Tu m'es fort agréable, ô rustre ! », il réplique, « Ah ça ! pourquoi ? », ou devant l’interpellation, « Mon cher… », il l’interrompt pour lui signifier sa méfiance : « Me faites-vous grâce de bonne foi ? / Vous êtes chat. J'en doute. »

La puissance royale démythifiée

Hugo met ainsi en évidence aux yeux du lecteur toute la dissimulation du roi suscitée par la peur, ce qui démythifie sa puissance. Ainsi, ses efforts d’amabilité le rendent totalement grotesque, car ils sont en totale contradiction avec les apartés coléreux, comme après la cruauté du premier, l’élan généreux du vers 5, « — Tiens, je te veux du bien. Vis ! », ou, au vers 33, l’insistance, « Vis et reste avec moi », encadré par deux aveux d’impuissance.

Son ridicule est accentué par un autre décalage. Il conserve, en effet, son langage impératif, celui d’un homme habitué à donner des ordres, aussitôt exécutés : « Vis », « Reste », « Je souhaite », « Sois heureux, je l'ordonne. », « Vis et reste avec moi », « Soyons amis ». Les refus d’Aïrolo sont donc autant de provocation, d’autant qu’ils marquent un total manque de respect : « Allez au diable » est répété, « Au diable ! ». L’intervention du connétable, qui, lui, très logiquement, s’en indigne, contribue à mettre en évidence cette faiblesse du roi, de même que la réaction de Mess Tityrus, « bas au capitaine archer. », qui contredit l’ordre de pendaison : « J'arrangerai cela. Son altesse est clémente. »

Un élément de résolution : la magie

La plume talisman léguée par Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

La plume talisman léguée par Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Un tournant intervient dans cet extrait quand le roi, en ordonnant « Vis longtemps. Vis cent ans ! », rappelle au héros le don de la plume-talisman. Quand Zineb la lui a donnée, il n’a guère pris au sérieux son pouvoir magique, mais son exclamation en aparté, « Cent ans ! », montre déjà que cette durée le frappe.

Son discours devient alors plus provocateur avec des rejets qui refusent d’accorder la moindre valeur à la puissance royale, comme quand, à l’offre du roi, « Je te donne / Toutes les femmes. », il riposte avec désinvolture : « Bah ! c'est donc à vous ? »Mais, devant l’étrange clémence du roi, insistante, « Vis, te dis-je / Il le faut ! », et la répétition, « Au moins cent ans », il revient à ce pouvoir magique : « Il le faut ? Hé ! je flaire un prodige. » Hugo remet ainsi au premier plan le merveilleux qui soutient sa comédie à travers le rôle de Zineb commenté dans l’aparté du héros : « Quelle idée ! Ah ça mais, / Les dieux se cachent-ils parfois dans les plumets ? » Le contraste des didascalies, « Montrant la plume de héron à son bonnet. » face à « Regardant à terre à ses pieds la corde qu'il avait au cou. », accompagnent son questionnement sur les raisons magiques de la clémence royale, plaisamment illustrée par la comparaison animale : « Cette plume en effet est-elle vertueuse / À ce point de te rompre, ô corde tortueuse ! / Et quand le roi se change en tigre à l'air plaintif, / Est-ce le talisman qui travaille ? »

Le roi vaincu

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La surprise d'Aïrolo

Après sa résistance initiale, Aïrolo mesure peu à peu son pouvoir en démythifiant celui du roi.

  • Le premier indice est le moment où, avant de formuler son acceptation de l’offre du roi, alors qu’il commence sa phrase par une exigence, « À la condition que… », le roi, sans même attendre d’en savoir plus, répond : « J’accepte, canaille. »

  • Sa nouvelle confiance lui donne alors le courage d’aller plus loin dans la résistance, mais dans une démarche encore prudente, marquée par la succession des impératifs dans son aparté : « La clémence vraiment tourne à la platitude. / Tâtons l'obscur terrain où je marche. L'étude / En vaut la peine. Allons doucement, pas à pas, / Et sondons. » Un ultime constat en aparté confirme cette démythification : « Il est bête, et d’un fort calibre. »

Il peut alors multiplier les refus progressifs, jusqu’au tutoiement grossier : « Vois-tu, mon roi, je vais te dire... »

La clé de la victoire

Mais cet extrait conduit à une question : est-ce l’effet magique de la plume talisman de Zineb qui permet à Aïrolo d’échapper la pendaison ? En fait, tout en rappelant la prédiction de Zineb au roi et la crédulité de celui-ci, « Il croit qu'il doit mourir en même temps que toi. », l'élément de résolution est totalement humain : c’est la trahison de Mess Tityrus, le « renseignement » fourni au moment opportun à Aïrolo par celui qui avait toute la confiance du roi.

Le roi vaincu, à terre. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

Le roi vaincu, à terre. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022

CONCLUSION

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Cet extrait introduit le dénouement, en marquant la revanche de l’homme du peuple, qui symbolise la liberté : il peut ainsi réduire à  néant le pouvoir politique, ici totalement ridiculisé, avec ce roi grotesque qui annonce Ubu-Roi de Jarry. Il est, en effet, le seul à ignorer ce que les autres personnages – et le public  – savent, un des ressort de la situation comique puisque le puissant se retrouve isolé : « Ah ! quel chef d’œuvre, un sot ! » Hugo s’inscrit ainsi dans une tradition, si l’on se souvient de Rabelais, mais derrière son personnage se dessine l’attaque contre les abus de Napoléon III. Certes, Aïrolo ne devient pas roi, le pouvoir reste entre les mains de la noblesse, remis à Lord Slada, mais, s’il suit le conseil final d’Aïrolo, « Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim », il sera un roi juste et soucieux de ses sujets.

Mangeront-ils ? applique donc les objectifs qu’assigne Hugo au drame en mai 1835 dans sa Préface à Angelo, tyran de Padoue « Les tentatives de l’art doivent toujours correspondre aux besoins de la Société. Aujourd'hui, plus que jamais, le théâtre est un lieu d'enseignement. Le drame doit donner à la foule, une philosophie ; aux idées, une formule; à ceux qui pensent, une explication désintéressée; aux âmes altérées, un breuvage; aux plaies secrètes, un baume; à chacun, un conseil; à tous, une loi. »

La reprise de l’image animale du début du passage, mais inversée qui suit cette révélation, traduit son triomphe : « C'est moi le chat. C'est lui la souris maintenant. / J'ai sur ce roi farouche un pouvoir étonnant. »

La prudence n’est alors plus de mise, « Abusons-en. », et il accomplit sa victoire en enfermant le  roi dans sa propre contradiction entre « combler de biens » et « faire pendre » : « Je vous fais remarquer que votre majesté / Va d'un sujet à l'autre avec facilité. »

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