Victor Hugo, Mangeront-ils ?, 1886
L'auteur (1802-1885) : un écrivain au cœur du siècle
Une vie familiale tourmentée
Fils d’un général d’Empire, c’est à ce père que Victor Hugo doit ses premiers voyages, en Italie, en Espagne où il passe une année, scolarisé à Madrid, pays dont son œuvre s’inspirera. Mais cette enfance heureuse est déjà marquée par la séparation de ses parents, et prend fin à la mort de sa mère, en 1821. Son mariage, un an après avec Adèle Foucher, une amie d’enfance, lui donne cinq enfants. Mais dès 1833, c’est une actrice, Juliette Drouet, qui devient sa compagne et l’accompagne jusqu’à sa mort en 1883, malgré plusieurs années d’une liaison tumultueuse avec Léonie Biard – et le scandale d’un constat d’adultère en 1845.
Charles-Émile Callande de Champmartin, Portrait de Juliette Drouet, vers 1827. Huile sur toile, 46 x 38. Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Léon Bonnat, Victor Hugo, 1879. Huile sur toile, 137 x 109,1. Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Sa vie est ponctuée de drames, depuis la mort de son premier fils, âgé de quelques mois. À la même époque, son frère cadet, Eugène, dépressif, connaît son premier internement à l’asile de Charenton, puis sombre peu à peu dans la folie jusqu’à sa mort en 1837.
C’est ensuite sa fille aînée bien-aimée, Léopoldine, toute jeune mariée, qui se noie dans la Seine avec son époux, en septembre 1843, perte qui plonge son père, alors en voyage en Espagne, dans un profond et durable désespoir. Mais cette mort frappe aussi sa seconde fille, Adèle, âgée de treize ans : elle souffre de dépression et son état mental, qui se détériore, l’amène à revenir, en 1858, de l’exil où elle a suivi son père pour être soignée. Amoureuse d’un lieutenant britannique, elle n’accepte pas d’être rejetée et part au Canada où il a été affecté en 1861 pour le rejoindre, et ne cesse alors de le harceler pour le contraindre au mariage, en vain, même si, en 1863, elle annonce le contraire à sa famille. La révélation de son mensonge la conduit, elle aussi, à sombrer dans la folie, jusqu’à sa mort, au Canada, en 1868. Enfin, en 1871, un nouveau décès frappe Hugo, celui de son fils aîné Charles. Il se consacre alors à l'éducation de ses deux petits-enfants, Georges et Jeanne, auquel est dédié le recueil poétique L’Art d’être grand-père (1877).
Auguste de Châtillon, Léopoldine au livre d’heures, 1835. Huile sur toile, 73 x 60. Maison de Victor Hugo, Hauteville House
L'engagement politique
L’autre caractéristique de la vie d’Hugo est son engagement politique aussi tumultueux que les étapes historiques qui marquent le XIXème siècle. Il est encore très jeune quand il fonde avec ses deux frères, et sans doute en réaction contre un père qui a servi l’Empire, une revue monarchiste, défendant le parti « ultra », Le Conservateur littéraire, dans laquelle il publie, de 1819 à 1821, des articles de critique littéraire et politique. Mais, après les Journées de Juillet 1830, il se range dans le camp, plus modéré, de Louis-Philippe.
Devenu pair de France en 1845, commence à plaider en faveur de la liberté, pour la Pologne comme pour les bannis, dont il réclame de retour, ou les enfants, écrasés par le travail. Cependant, élu député en 1848 lors de la deuxième République, il continue à siéger parmi les conservateurs pour défendre l’ordre.
Mais, alors qu’il a soutenu la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, son élection à l’Assemblée législative marque un tournant politique car il réprouve des choix politiques de plus en plus réactionnaires, notamment les lois qui limitent la liberté de la presse. Opposant au coup d’État du 2 décembre 1851, il choisit l’exil, d’abord en Belgique, d’où il est expulsé après la rédaction de Napoléon le Petit, un violent pamphlet contre l’empereur, puis à Jersey, de 1852 à 1855, enfin à Guernesey où il passe de longues années puisqu’il refuse de rentrer en France malgré l’amnistie accordée en 1859. Mais cet exil ne l’empêche pas d’effectuer chaque année un voyage, notamment au Luxembourg et dans la vallée du Rhin.
Pour visiter Hauteville House
En septembre 1870, quand la défaite de la France contre la Prusse conduit à la troisième République, il est accueilli en héros à son retour en France. Accueilli en héros, il reprend la lutte, mais ne reste député à l’Assemblée (alors à Bordeaux) qu’un mois. Puis, quand il se représente, à plusieurs reprises il est battu jusqu’à son élection comme sénateur en 1876, fonction interrompue par la dissolution de la Chambre.
S’il n’a plus ensuite de poids politique, Hugo reste une voix reconnue par ses divers engagements, inscrits dans ses discours comme dans ses œuvres littéraires, par toutes ses luttes, contre la misère, contre la peine de mort, en faveur de toutes les libertés, en France comme à travers l’Europe. En témoigne la foule venue suivre le cortège funèbre lors de ses funérailles nationales.
Le chef de file du romantisme
La déclaration de Victor Hugo, « Je veux être Chateaubriand ou rien », est restée célèbre, et il a pleinement réalisé cette ambition en s’illustrant dans tous les domaines de la littérature, poésie, théâtre roman, mais aussi, tout particulièrement lors de son exil, par son œuvre graphique, des dessins exceptionnels, ou photographique.
Il fait ses premiers pas dans la littérature à une époque où le rationalisme des siècles « classiques » a été remplacé, dès la fin du XVIIIème siècle par un courant sensible, qui se développe à l’aube du XIXème siècle et donne naissance au romantisme, dont Hugo va s’imposer comme le chef de file, dès Odes (1820), suivi d’Odes et Ballades, en 1826, deux recueils qui illustrent la conception de la poésie qu’il précise dans une préface ultérieure : elle « doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur montrer le chemin », et toucher « toutes les fibres du cœur humain », comme vibrent « les cordes d’une lyre ».
Il concrétise ce rôle en regroupant, dès 1823, de jeunes artistes, au sein de ce qu’il nomme « Le Cénacle », qui se réunissent chez lui ou chez Charles Nodier, parmi lesquels Théophile Gautier, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Charles-Augustin Sainte-Beuve, Prosper Mérimée, Honoré de Balzac, Gérard de Nerval. Jusqu’en 1830 ce groupe reste actif, en soutenant, notamment, l’avènement du drame romantique, défini dès la préface de Cromwell, en 1827, et marqué par la « bataille » d’Hernani (1830). Le romantisme de Hugo s’affirme alors au théâtre, avec Marion Delorme (1831), Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), et Ruy Blas (1838), jusqu’à l’échec des Burgraves, en 1843.
Pour en savoir plus sur l'œuvre
Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité, les romantiques en cortège, 1842. Lithographie, 55 x 72. Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Mais il multiplie aussi dès ses débuts les recueils poétiques, et les romans, deux genres littéraires dans lesquels il donnera toute sa mesure pendant son exil, avec d’un côté Les Châtiments (1853) et Les Contemplations (1856), de l’autre Les Misérables (1862), qui confirme, après Notre-Dame de Paris, en 1831, son succès auprès du public populaire.
Présentation de Mangeront-ils ?
Pour lire la pièce
De l'écriture à la mise en scène
Mangeront-ils ? paraît, dans Le Théâtre en liberté, recueil de sept pièces écrites pendant l’exil entre 1865 et 1869, complété par deux pièces dans les éditions modernes. Il en lit quelques scènes à sa famille le 25 février 1865 et l’achève le 27 avril. Les autres pièces du recueil sont écrites entre 1867 et 1869, et il annonce alors, sur la couverture de L’Homme qui rit, la parution d’un premier recueil, Le Théâtre en liberté, « drames et comédies » : « Chaque volume aura un titre spécial. La première série (un volume) sera intitulée la Puissance des faibles, et contiendra quatre comédies, deux en vers et deux en prose, qui, à elles quatre, forment six actes. » Mais, peut-être marqué par l’échec des Burgraves, et surtout hésitant face à la censure qui pèse sous le Second Empire et en raison de l’évolution du théâtre, cette parution ne se fait qu’en 1886, après la mort d'Hugo.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théâtre vit, en effet, d’importants changements, tant dans les genres littéraires que dans les conditions des représentations. Sous l’influence du mouvement réaliste, est privilégiée soit la comédie de mœurs et d’intrigue, traitée avec légèreté par exemple dans le vaudeville, soit la dénonciation sociale, plus âpre, comme dans Les Corbeaux d’Henri Becque en 1882. De plus, cette même époque voit naître le métier de metteur en scène, qui, après 1870, s’impose en lien avec le développement de techniques nouvelles, alors que Victor Hugo tient à assurer lui-même la mise en scène de ses pièces. Ajoutons-y sa contestation, déjà pour Ruy Blas, de la disposition de la salle, qui a tendance à écarter le public populaire, comme l’explique son épouse Adèle :
Il entendait qu’on laissât au public populaire ses places, c’est-à-dire le parterre et les galeries, que c’était pour lui le vrai public, vivant, impressionnable, sans préjugés littéraires, tel qu’il le fallait à l’art libre ; que ce n’était peut-être pas le public de l’Opéra, mais que c’était le public du drame ; que ce public-là n’avait pas l’habitude d’être parqué et isolé dans sa stalle, qu’il n’était jamais plus intelligent et plus content que lorsqu’il était entassé, mêlé, confondu, et que quant à lui, si on lui retirait son parterre, il retirerait sa pièce. Les banquettes ne furent pas stallées.» (Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 1863).
Si, à son retour d’exil, ses pièces sont à nouveau représentées, notamment à l’Odéon et à la Comédie-Française, Mangeront-ils ? n’est jouée pour la première fois qu’en 1907 à Bruxelles, au Théâtre royal du parc.
Mais, à sa parution, le recueil connut un réel succès, dont témoignent les comptes-rendus critiques, enthousiastes, tel cet extrait d’Émile Blémont dans Le Monde poétique :
Par nos jours de servitudes littéraires et dramatiques on ne saurait trop hautement souhaiter la bienvenue au Théâtre en liberté. Comme le génie, même en ses plus capricieuses inspirations, laisse loin derrière lui les petites habiletés et les grandes théories ! Le troupeau des imitateurs sera peut-être déconcerté. Les vaudevillistes syndiqués et les naturalistes unis manqueront peut-être d’enthousiasme. […] Mais pour peu que l’on aime la poésie et l’originalité, on oubliera délicieusement Scribe, Casimir Delavigne et leurs succédanés, en lisant la Grand’mère et l’Épée. Que ces pièces soient jouables ou non sur des planches subventionnées ou non, elles obtiendront en tout cas un succès éclatant et durable « à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit ». Elles seront la consolation et la joie de ces spectateurs délicats, beaucoup plus nombreux qu’on ne pense, pour lesquels la comédie est toujours plus ou moins gâtée par les comédiens.
Les titres
Le titre de la pièce
Le titre, par son originalité, répond aux conceptions mêmes de Victor Hugo sur le théâtre, notamment à sa rupture voulue avec les règles du classicisme.
Le choix du verbe marque, en effet, une rupture assumée avec la règle classique de la bienséance, dite "interne", propre à la tragédie, qui, pour ne choquer ni la morale ni la sensibilité du public, bannit non seulement des actes violents, meurtres, suicides, mais aussi toute allusion à la vie du corps, à la sexualité, à toutes ses fonctions, donc aux réalités alimentaires. La comédie, elle – et c’est ce genre que mentionne le sous-titre –, ne la respecte pas, mais réserve tout ce qui touche au corps aux valets ou à des personnages ridicules. Le problème est que le sujet « ils » reste mystérieux… jusqu’à la scène 2 de l’acte I : « Combien de temps peut vivre un couple d’amoureux / Sans boire ni manger, cœur plein et ventre creux ? » Or, ces amoureux sont de noble naissance, Lord Slada et Lady Janet, ce qui rendrait choquante, dans la conception classique, l'affirmation d'Aïrolo : « Le cœur a ses bonheurs, l’estomac ses misères, / Et c’est une bataille entre ces deux viscères. / Lequel l’emportera? L’estomac. »
Ainsi, ce titre, tant par ce pronom sans référent comme par le futur et sa forme interrogative, pose ce qui peut être l’enjeu de l’intrigue, tout en créant un horizon d’attente. Plaire au public en suscitant sa surprise est donc bien la volonté première de Victor Hugo.
Les titres des actes
La seconde surprise est le titre attribué aux deux actes, comme s’il s’agissait des chapitres d’un roman : « La sorcière », « Le talisman ». Hugo annonce ainsi un monde féérique, qui peut d’abord, par le terme « sorcière », paraître inquiétant ; mais cette image s’inverse dans l’acte II et le fantastique se change en merveilleux car un « talisman » est un objet magique qui accorde à celui qui le possède un pouvoir et une protection, une sorte de porte-bonheur donc. De ce fait, on pressent que la « sorcière » mettra son pouvoir du côté du bien, et, quand elle transmet, à la fin de l’acte I, ce « talisman », la plume de son chapeau, à Aïrolo, elle lui transmet ce même pouvoir bénéfique.
La structure
Le schéma actanciel
«
À partir de la liste des personnages, l’intrigue se met en place.
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En son centre, le couple d’amoureux, lord Slada et lady Janet.
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Face à eux, un opposant puissant, le Roi de Man, le rival amoureux, accompagné de Mess Tityrus, flûtiste à son service qui lui sert aussi de conseiller, et de nombreux figurants, indices de son pouvoir, du plus haut de la hiérarchie, le connétable de l’île et le Capitaine archer, au plus bas : Premier Valet. Deuxième Valet. Courtisans, archers, musiciens, valets. On note aussi la présence de l’Église, représentée par un moine.
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Sont enfin cités Aïrolo et Zineb, sans précision sur leur nature, mais, comme nous sommes dans une comédie – donc avec un dénouement heureux – il s’agira forcément des adjuvants, qui aideront les amants comme le déclare Aïrolo : «Tout les menace. Ils n'ont que moi qui les défends. »
Ainsi s'affirme un contraste entre des personnages qui correspondraient davantage à une tragédie, face à deux personnages au noms étranges, tels ceux des contes. Zineb renvoie au monde orientale, par son prénom arabe, venu de « zaynab », petit arbre aux fleurs parfumées, porté aussi par deux épouses de Mahomet et par sa fille aînée, « Zeynab », ce qui rattache le personnage à la beauté de la nature, mais aussi lui donne une dimension spirituelle. L’appellation d’Aïrolo est peut-être formée sur « air », en écho à la liberté qu’il proclame, terme italianisé le tréma et le suffixe d’origine italienne -olo ; mais il fait penser aussi à Ariel, esprit délivré de la sorcière Sycorax dans La Tempête de Shakespeare
L'intrigue
Le premier acte
Il compte six scènes, et est encadré par la présence de Zineb, seule dans la scène d’exposition, où elle annonce sa mort proche, mais avec Aïrolo dans la scène 6, où, au moment de son agonie, de « l’instant suprême », elle lui donne sa plume, l’objet magique, assurant ainsi le lien avec l’acte suivant, « Le talisman ». Au cœur de l’acte, deux scènes introduisent le couple, d’abord dans un duo amoureux, puis avec Aïrolo. Ces scènes 3 et 4 sont elles-mêmes encadrées par ceux qui font figure d’opposants, le plus dangereux, le roi qui expose sa haine et son dessein cruel à Mess. Tityrus, puis ce dernier, seul, plus détaché de cette situation, dans un rôle de spectateur : « Je ne suis pas pour lui, je ne suis pas pour eux ; Je regarde. / Le sort, fil obscur, se dévide. »
Le second acte
Il ne comporte que quatre scènes, qui s’organisent autour du repas fastueux préparé pour le roi, alors que le couple, lui, réfugié dans leur asile religieux, est condamné à mourir de faim, comme l’a annoncé Tityrus : « Eux ils s'adoreront, pâles, l'estomac vide ; / Et lui se vengera des baisers en mangeant. […] / eux épris, lui gavé, s’enviant tour à tour. »
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Tout en présentant ce festin, la première scène introduit une péripétie nouvelle, l’arrestation d’un homme mené « à la potence », dont chacun comprend, grâce à la « plume » à son chapeau, que c'est Aïrolo…
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Le face à face entre le roi et Zineb, qui lui prédit son destin constitue l'élément de résolution : « Le premier homme, ô roi, que tu verras / Passer avec les mains derrière le dos, sire... […] Tu vivras autant que lui. […] — Quand cet homme mourra, tu mourras. »
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Terrifié par cette prédiction, le roi ne peut alors que rendre à Aïrolo sa liberté : la longue scène 3 montre comment Aïrolo le transforme en une marionnette à ses ordres, jusqu’à l’obliger à recevoir à sa table ses « invités », Lord Slada et Lady Janet.
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Le dénouement, autour de cet heureux repas, poursuit jusqu’au bout la vengeance, en conduisant le roi à abdiquer.
Documents complémentaires : Hugo et le drame
1er extrait : Le Théâtre en liberté, "Prologue"
Hugo s’amuse, dans ce prologue, daté du 26 juillet 1869, à Hauteville House, à reprendre la tradition du théâtre antique où un personnage, souvent un dieu, vient annoncer au public le contenu de la pièce. En tête d’un recueil, Hugo élargit cette annonce, en nous rappelant ce qui a fondé son théâtre, sa volonté de s’opposer à la différenciation des genres qui sépare tragédie et comédie, que rappelle ici le plus puissant des dieux, Jupiter : Vous, Tragédie, et toi, Comédie, approchez. / J’ai là le bien, le mal, les exploits, les péchés. / Demandez. Je prétends vous doter l’une et l’autre. / Parlez. Que voulez-vous toutes deux ? »
Pour lire le prologue
Les choix formulés dans les brèves demandes de chacune traduisent, dans divers domaines, l’opposition de ces deux genres. À la tragédie, tous les signes de noblesse, « Le cothurne étoilé » porté par les acteurs de la tragédie grecque, ou « Le laurier », symbole de gloire et d’héroïsme, face au paysan avec son « sabot » et le « jambon », qui le nourrit. De même, la noble souffrance de « l’aveugle » et du « muet » se dégrade chez « [l]e noble et le bègue », tout comme le prénom « Catherine » devient le diminutif populaire « Catau ». Même le langage révèle cette opposition : au « Non » lancé par la tragédie fait écho le « nenni » familier de la comédie. Enfin, alors que la tragédie recherche le sublime, en se haussant vers le ciel, comme l’illustrent « la cloche » ou « le pontife », la comédie, elle, reste sur terre, avec « le grelot » en cherchant d’abord à faire rire, par la présence du « pitre ».
La tragédie, la comédie : masques du théâtre dans l’antiquité romaine
De ce fait, s’affirme la fonction démythificatrice de la comédie : là où la tragédie chante « [l]es premiers temps des rois », la comédie en pose « le dernier chapitre ».
On, précisément, Mangeront-ils ? représente la négation de ce prologue par la façon dont ces deux genres se mêlent, à la fois par le contraste des personnages, la grandeur des uns face au peuple « rustre » que symbolise Aïrolo, par le mélange de l’idée de destin face aux manœuvres cocasses de ce « gredin » qui s’amuse à provoquer la colère royale, enfin par la façon dont le roi, qui affirme au début de la pièce sa puissance, devient de plus en plus ridicule jusqu’à être réduit à l’impuissance. Ainsi, au-delà de son sous-titre, « comédie », cette courte pièce retrouve les principales caractéristiques du drame romantique, déjà posées dans la préface de Cromwell, en 1827.
2ème extrait : préface de Cromwell, 1827
L'alliance des contraires
Le premier paragraphe de l’extrait insiste sur la vraisemblance qui doit autoriser, pour que le théâtre soit à l’image de « la vie », « la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque ». Or, c’est ce que nous retrouvons dans les contrastes présents dans Mangeront-ils ? entre, par exemple, la dignité et les nobles sentiments de lord Slada et le ridicule du roi de Man, bouffon que manipule Aïrolo ; celui-ci multiplie les cocasseries, mais est capable, aussi, de s’élever à des valeurs généreuses, de même qu’il passe de l’expression lyrique à la plus grossière trivialité.
C’est ce qui explique la contradiction au cœur même de l’intrigue, à travers ce festin royal face à la faim et à la soif imposées au couple : « Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. »
Pour lire la préface de Cromwell
La règle des trois unités
S’il admet la règle de « l’unité d’action », c’est toujours au nom de « la vraisemblance » qu’Hugo conteste les deux autres unités, de lieu et de temps. Il réclame ainsi un cadre qui donne sens à l’action, montrée sur scène et non pas rejetée dans la coulisse pour ne pas heurter la bienséance. Il rejette de même l’unité de temps, les 24 heures imposées à la durée de l’action, considérant qu’elle aussi forge « les barreaux d’une cage ».
Cependant dans Mangeront-ils ? ces deux unités sont respectées, puisque l’action commence alors que la crise est à son apogée : « Depuis trois jours je puis t’aimer en liberté », déclare lord Slada à lady Janet, donc depuis trois jours, ils sont restés sans manger ni boire. Après une seule péripétie, l’aide de Zineb et d’Aïrolo permet une résolution rapide de cette crise. De même, le lieu est unique, « dans l’île de Man », selon la didascalie initiale, ce qui permet de la résoudre. Cependant, les précisions apportées à sa description dans les didascalies le démultiplient, pour correspondre à la situation des différents personnages et aux différents moments de l’intrigue. Cela explique les longues didascalies consacrées à dépeindre les décors, qui jouent un rôle essentiel dans l’action.
Le style du drame
Le dernier paragraphe correspond totalement au titre du recueil, Le Théâtre en liberté, quand Hugo affirme son choix de se libérer des règles classiques, avec « un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ». Mangeront-ils ? illustre également sa volonté de jouer sur les contrastes. Contrairement à l'affirmation de la préface, « fuyant la tirade », il l’utilise ici pour l’expression lyrique, tel lord Slada déclarant son amour, ou Zineb chantant la nature, et il l’oppose à la stichomythie, empreinte de trivialité, par exemple entre Aïrolo et le roi. Même la versification affiche sa liberté, car Hugo s’emploie tout particulièrement à « briser » le rythme de l'alexandrin « pour déguiser sa monotonie ».
Le cadre spatio-temporel
Deux personnages jouent un rôle essentiel dans la pièce, Zineb et Aïrolo, et contribuent à l’inscrire dans un monde féérique, tant par l’action magique de l’une, avec les multiples effets d’annonce, que par les lieux dans lesquels ils s’inscrivent : « elle est démon du bois dont je suis farfadet », explique Aïrolo. Hugo retrouve aussi les caractéristiques spatiales du drame, notamment l’inspiration de Shakespeare : le choix de « l’île de Man », dans la mer d’Irlande, rappelle l’île du génie Ariel dans La Tempête, tandis que la présence de la forêt renvoie au domaine du lutin Puck (auquel s’identifie d’ailleurs Aïrolo dont les bois sont le domaine) dans Le Songe d’une nuit d’été.
La temporalité
Le rappel du passé
Comme l’intrigue de la pièce correspond au moment d’une crise, il est indispensable de rappeler le passé, rappel pris en charge par Mess Tityrus, dans sa fonction de confident du roi comme dans la tragédie classique.
Vous vouliez épouser, sire, votre cousine, / Lady Janet ; Lady Janet, secrètement, / Avait votre cousin, Lord Slada, pour amant. / Tous deux ont pris la fuite, et depuis cet esclandre / L'aurore a vu trois fois du fond des bois descendre La biche menant boire au lac ses jeunes faons ; / Autrement dit, voilà trois jours que ces enfants,/ Entendant derrière eux gronder votre tonnerre, / Sont venus se blottir chez ce saint qu'on vénère. (I, 1)
De plus, les deux adjuvants, Aïrolo et Zineb, rappellent souvent leur vie passée : c’est même sur les « cent ans » de Zineb que s’ouvre la scène d’exposition.
Les effets d'annonce
Inversement, l’intrigue est appuyée par un double effet d’annonce :
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D’une part, est présentée fréquemment la menace qui pèse sur le couple, par exemple par Mess Tityrus : « Non, crever ! Je maintiens le mot. / Veut-on de l'eau ? / Du pain ? Il faut se rendre. On est pris par famine. » (I, 2)
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D’autre part, est également annoncé le sort promis au roi, dès la scène d’exposition par le papier attaché à la patte du ramier : « De l'évêque à l'abbé. — S'il touche à ton église, « On touchera son trône. ». Elle est reprise quand ce papier est lu par le roi, qui le détruit, mais la menace est répétée au roi par Zineb, alors même qu’elle se meurt. C’est cette ultime annonce qui conforte le roi dans sa croyance en la puissance « surnaturelle » de Zineb : « J’aime ces êtres-là. Leur effrayant esprit / S’ouvre sur l'avenir ainsi qu'une fenêtre. » C’est aussi ce qui l’amène à croire à la prédiction qu’elle lui lance : « Le premier homme, ô roi, que tu verras / Passer avec les mains derrière le dos, sire...[…] Tu vivras autant que lui. […] Quand cet homme mourra, tu mourras ».
Cette croyance superstitieuse scelle ainsi l’intrigue. Elle assure, en effet, à la fois le salut d’Aïrolo, à laquelle Zineb a promis que la possession de la plume lui offrirait cent ans de vie, « Cette plume magique est prise au héron-flamme, / Et fait vivre celui qui la porte, cent ans » (I, 6), qui lui-même, oblige le roi à confirmer cette promesse : « Je souhaite / Que tu vives au moins jusqu'au siècle prochain. »
L’ultime annonce, prise en charge par Aïrolo, est celle qui conclut la pièce, une menace pour le roi, déchu, « Si vous vous sauvez, vous aurez de la chance. », puis une recommandation au nouveau couple royal : « Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim. »
Les lieux
Hugo s’est souvent impliqué dans la mise en scène de se pièces, jusqu’à intervenir quand il découvre qu’un décor ne lui plaît pas, comme le raconte son épouse Adèle à propos d’une porte dérobée jugée trop visible dans Lucrèce Borgia : « l’auteur se mit à repeindre lui-même sa décoration. La tenture de la salle était rouge à filets d’or ; il recouvrit de rouge les sculptures de la porte sur laquelle il continua les raies d’or, de sorte qu’elle se confondit avec le reste de la tenture. » (Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie)
Un décor composite symbolique
Nous observons ce souci dans la longue didascalie initiale qui présente une description très précise du décor de Mangeront-ils ?, destiné à plonger le public, dès le lever du rideau, dans un univers fantastique, effrayant, tel celui dans lequel se déroulerait un cauchemar. Trois plans se distinguent :
La forêt : Ce lieu, à l’écart des villes, fournit à Zineb et Aïrolo abri et nourriture, mais aussi toutes les plantes nécessaires à la sorcière. Cependant, il est aussi celui d’où peut surgir la menace, car le roi y circule accompagné de son connétable, et, surtout, de ses archers.
Jean-Loup Charmet, photographie du décor à la Comédie-Française, 1919. Tirage argentique, 18 x 24
Le cloître, ceinturé d’un parapet, avec ses constructions, la chapelle, la statue du saint, les tombes…, y concrétise la place de l’Église, lieu sacré, lieu d’asile que le roi ne peut pénétrer.
Dans le lointain, la mer, lieu ouvert sur l’infini qui symbolise la liberté en offrant une fuite possible, comme l’explique Lord Slada à Lady Janet : « Dieu nous aide. / Une barque est en bas. Sois tranquille. / Nous trouverons moyen d'échapper de cette île. / Il suffit de tromper les guetteurs un moment. / Quel beau lieu ! Cette mer, c'est un enchantement. »
Le rôle de ces trois plans est explicité, dans la deuxième scène, par la présentation détaillée faite au roi par Mess Tityrus, à la façon d’un guide :
MESS TITYRUS
[…] Voici l'endroit. De loin, sire, on le reconnaît.
On voit là, sur un tertre, au milieu du genêt,
Parmi les fleurs qu'avril dans les prés vient répandre,
Un gibet.
LE ROI
C'est à moi.
MESS TITYRUS
L'homme qu'on mène pendre
Passe là, sous ce mur, afin qu'un crucifix
Tendu par quelque abbé qui l'appelle mon fils
Lui puisse être au besoin offert du haut du cloître.
Montrant l'horizon.
Ici la mer qu'au loin on voit croître et décroître.
Montrant la brèche du mur par où s'enfoncent les premières marches de l'escalier dans les rochers.
Un escalier.
Il se penche.
En bas une barque, pouvant,
Si c'est le bon plaisir de monseigneur le vent,
En deux heures porter les gens en Angleterre.
La barque est au couvent. Murs noirs, lieu solitaire ;
La fougère pour lit, un logis fort succinct ;
Montrant la statue.
Et ce morceau de pierre est ce qu'on nomme un saint […]
MESS TITYRUS, montrant le cloître.
Sire, là sont cachés les tourtereaux rebelles.
Cette église est un lieu d'asile. Lois fort belles !
Un voleur qui de meurtre et de sang se repaît,
Qui s'évade, et qui veut franchir ce parapet,
Est mort, s'il saute mal, et sauvé, s'il enjambe;
Et l'on est innocent pourvu qu'on soit ingambe.
Lieux et personnages
Le parapet
Tous les mouvements des personnages sont guidés par ce décor, à commencer par le franchissement du parapet, par Zineb, dans la première scène, par Aïrolo dans la deuxième, accompagné d’une précision : « Ce mur garde et défend le fuyard éperdu. » Mais, quand le roi, à son tour le franchit, même s’il ne peut encore entrer à l’intérieur même des édifices religieux, il impose la menace puisqu’il entend bien empêcher la fuite par la brèche : « Je barre au moins l'escalier, ne pouvant / Supprimer le bateau, puisqu'il est au couvent. Le Roi va à la brèche et examine attentivement l'escalier. »
Mais ce parapet joue un autre rôle dans l’acte II, dès qu’Aïrolo apprend la prédiction qui terrifie le roi, mourir en même temps que le premier homme qui mourra devant lui. Il joue alors avec cette menace, grimpe d’abord à un arbre qui surplombe l’abîme et s’y balance, puis feint de manger une plante vénéneuse, enfin « monte sur le parapet et mesure de l’œil le précipice », en s’écriant : « Quel beau plongeon d'ici dans la mer ! » Or, cet acte de chantage ultime lui permet d’obtenir de participer au festin prévu pour le roi, et d’y inviter le couple banni.
Les lieux cachés
Les lieux dissimulés sont mis, eux, d’abord au service du couple de Lord Slada et Lady Janet, dans la scène 4 de l’acte I : « LORD SLADA. – Des pas ! Viens. Ils entrent dans l'espèce de porche-cellule à droite, Lord Slada soulève les branches, Lady Janet se baisse et passe, les branches retombent, ils disparaissent. » C’est en ce lieu que les retrouve Aïrolo, qui, lui aussi, prend soin de les dissimuler : « Il ramène les branches sur l'ogive du porche démantelé, de façon à cacher complètement l'intérieur où sont les deux endormis. Refermons les volets. »
De même, c’est là que vient se cacher Zineb, qu’Aïrolo a ramenée dans l’enceinte : « Elle aperçoit l'espèce de caveau bas du tombeau ruiné et vide à gauche. Elle s'y traîne. Aïrolo la soutient. Elle se couche dans le tas d'orties et de ciguës qui emplit l'enfoncement et qui le recouvre à demi. Sa voix faiblit de plus en plus. »
La forêt
En revanche, nous ne voyons pas ce qui se passe dans la forêt, mais ce sont des récits qui nous apprennent sa double fonction, contrastée :
C’est un lieu de vie, puisqu’Aïrolo y trouve tous les moyens de sa survie. Il y trouve les animaux qu’il chasse (« Braconnage, / C’est mon instinct »), et l’eau salutaire : « Moi, je bois au ruisseau dans le creux de ma main. » C'est le lieu, où malgré sa misère, il peut jouir de la liberté.
Mais c’est aussi un lieu où la mort menace. Déjà, elle est dans les plantes dont se sert la sorcière, par exemple la jusquiame, plante vénéneuse ; mais elle est aussi le lieu où pèse la menace humaine : « Comme on vous la traquait dans les routes tortues ! / Ils étaient tous armés de cent choses pointues, / L'archer, le paysan, le sergent, le truand ». Cette menace se confirme au début de l’acte II, à travers le récit des valets, explicité par une longue didascalie dans scène suivante :
Débouche un cortège de potence. Longue file d'archers, l'épée nue et le mousquet haut. Au milieu des archers, un homme, la corde au cou, les mains liées derrière le dos. C'est Aïrolo. Un moine est près de lui, qui porte un crucifix. On les voit tous à mi-corps pardessus le parapet. Le cortège défile dans le chemin creux qui longe extérieurement l'enceinte de l'asile. Ces archers sont les mêmes qui escortaient Le Roi à son entrée. (II, 2)
Document complémentaire : La didascalie initiale, acte I
Pour lire la didascalie
Composée principalement de courtes phrases elliptiques du verbe, cette longue didascalie pose une image d’ensemble, avant de décomposer le décor à la façon d’un plan géographique : « À droite », « En avant », « À gauche », « autour », « au-delà », « au fond ». Mais, Hugo, en accentuant le symbolisme de cette description, en annonce aussi son rôle dans l’intrigue.
Le minéral et le végétal
L’attention est immédiatement attirée sur le mélange entre le minéral et le végétal : « La ruine d’un cloître dans une forêt. », sur lequel insiste l’ensemble de la présentation :
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par une comparaison qui met aussi l’accent sur le gigantisme du lieu : « Une masure colossale aussi composée de troncs d'arbres que de pans de mur. »
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par sa reprise en chiasme : « Pierres et racines mêlées. »
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par l’alliance d’un terme abstrait et d’un terme concret : « Écroulement et broussaille. »
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par le regroupement des deux éléments, « Ensemble de bâtisse et de végétation », ensuite précisé par la mention des « portes rongées » et des « fenêtres égueulées » représentées comme « peu distinctes de la vaste et informe claire-voie des branches. »
Même quand Hugo entre dans les détails, nous retrouvons ce mélange. Ainsi, nous avons « un porche obstrué de branchages », complété par une précision : « la végétation le couvre » ; la construction de la phrase le reproduit, en montrant la façon dont la végétation encadre la pierre en la masquant : « un massif de hauts arbustes, en avant duquel le cintre surbaissé d'une tombe détruite offre un deuxième enfoncement de moindre hauteur, également couvert de ronces. »
Dans cette description, nous reconnaissons le goût romantique pour les ruines, les cimetières, ici inscrits dans une nature sauvage, dont le foisonnement écrase ici les constructions humaines.
La mort et la vie
Cette didascalie prend ainsi un sens symbolique, en opposant tout ce qui a été construit de la main de l’homme, ici rattaché au sacré, aux éléments végétaux, dont la puissance s’impose. Les constructions humaines sont, en effet, associées à l’idée de destruction, « ruine », « masure », « Écroulement », « crevassé », « portes rongées », « fenêtres égueulées », « un mur bas croulant », et, à deux reprises, nous notons la présence de « tombes », dont l’une est, elle aussi, « détruite ». Autant d’illustrations de la fragilité humaine, dont les constructions sont condamnées à disparaître, comme lui-même, dont la vie terrestre est éphémère. Seule la religion, très présente ici avec la « chapelle ouverte, surmontée d’une croix » et « une statue de saint », peut apporter une survie, la promesse d’une vie éternelle dans l’au-delà.
Par opposition, la nature, elle, symbolise une éternité et une force : elle « couvre » l’humain et l’efface ainsi, elle le surplombe par de « hauts arbustes ». La didascalie se termine d’ailleurs sur sa présence, élargie à un vaste espace : « au premier plan, la forêt. Au fond, la mer » est prolongé par « À la décroissance des cimes des arbres, et à l'élévation de l'horizon de mer, on sent qu'on est sur une hauteur. » Ce commentaire sur cette « hauteur » , comme fait par un narrateur, met en valeur le sens symbolique de ce lieu où va se jouer l’intrigue, confrontant la mort, la menace du roi contre le couple, et la vie, qui va finalement triompher, comme dans ce décor.
Un décor symbolique. Mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,
Le rôle du décor
Mais, en composant cette didascalie, Hugo imagine déjà le jeu des acteurs, qui vont se mouvoir dans ce décor, auquel il accorde ainsi un double rôle :
D’une part, il offre de multiples cachettes, des lieux secrets où ils peuvent se dissimuler comme grâce à « un porche obstrué de branchages faisant une sorte de cellule. » : « La végétation le couvre au point d'en cacher à peu près l'intérieur. » De même, « le cintre surbaissé d'une tombe détruite offre un deuxième enfoncement de moindre hauteur », autre cachette. Ces deux abris serviront, en effet, de refuge aux amants et Aïrolo y couchera Zibeb à sa mort.
D’autre part, il permet le va-et-vient entre l’enfermement, et la liberté, symbolisé par ce « mur bas, croulant, aisé à enjamber, plutôt parapet que muraille. » Il sépare doublement le cloître des deux autres espaces, celui de la forêt, d’où sortiront Zineb, Aïrolo, êtres libres, mais aussi le roi et ses troupes, dangereux, et « la mer » : « une brèche étroite dans le mur, ne pouvant donner passage qu'à une personne à la fois, s'ouvre sur un escalier de pierres brutes qui semble s'enfoncer dans un précipice et descendre vers la mer. » Mais si la mer est une promesse de liberté, tout est fait pour souligner les dangers pour y accéder : la « brèche étroite dans le mur, ne pouvant donner passage qu'à une personne à la fois » est facile à garder, et l’escalier « qui semble s’enfoncer dans un précipice » signale que ces ruines, en hauteur, donnent sur un abîme menaçant. La fuite s’annonce donc, elle aussi, dangereuse.
Images de l'amour
L'amour romantique
Une image tragique
C’est une tradition au théâtre, depuis l’antiquité, de présenter des amours interdites, par les lois divines dans la tragédie, comme par les lois humaines, dans la comédie ou le drame. Souvent, c’est l’écart social qui explique cet interdit, comme dans Ruy Blas, où le héros est amoureux de la reine d’Espagne, ou la rivalité entre deux familles rivales dans le modèle qu’offre aux romantiques Roméo et Juliette de Shakespeare.
Mais, dans Mangeront-ils ?, la seule raison qui menace l’amour entre Lord Slada et Lady Janet est la rivalité du roi, que rappelle Mess Tityrus, en évoquant « les tourtereaux rebelles » : « Vous vouliez épouser, sire, votre cousine, / Lady Janet ; Lady Janet, secrètement, Avait votre cousin, Lord Slada, pour amant. » Son insistance, « Je comprends leur terreur ; vous êtes en courroux, / Vous êtes amoureux et roi […] », est amplifiée par la manifestation de colère du roi : « Je suis un tout-puissant frémissant d'impuissance ! / Ma cousine Janet, avec son innocence, / Et mon cousin Slada, grand garçon pâle et doux, / Allons, becquetez-vous ! c'est bien, adorez-vous ! / Deux insolents ! dont l'un est la femme que j'aime ! » En réponse à l’objection de Mess Tityrus, « Elle est épouse, enfin ! », le roi n’a donc qu’une solution, se débarrasser de son rival : « Je la ferai veuve. »
Affiche. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
Cette menace n’est pas vaine. Si le couple est intouchable dans le cloître, lieu d’asile, il est interdit aux moines de le nourrir, et tous deux n’ont aucun accès à l’eau. Ils sont donc condamnés, et Lady Janet semble pressentir cette mort, qu’elle accepte si tous deux partent ensemble : « Quelque chose est plus doux encor ; mourir ensemble. / Le tombeau vous reprend dans sa pâle vapeur. / Mourir séparément, c'est effrayant. J’ai peur. »
L'idéalisation de la femme
Mais l’amour romantique repose aussi sur l’héritage de l’amour courtois médiéval, l’idéalisation de la femme identifiée à la fois à une souveraine et à un ange. Ainsi, dans la longue scène 3 de l’acte I, duo des deux époux, Lors Slada s’écrie : « […] il est impossible enfin que tu contestes / Cet éblouissement de tes regards célestes / Qui te fait souveraine et terrible, et qui rend / Insensé le pauvre homme à tes côtés errant. » Il devient ainsi semblable au chevalier aux pieds de sa bien-aimée : « Sachez, madame, que vous êtes / Une beauté suprême, et que de moi vous faites / Plus qu'un dieu, votre esclave. » Celle-ci règne donc dans l’espace céleste : « Je monte quand je viens de l'empyrée à vous, / Et je ne suis jamais si haut qu'à vos genoux. » Elle finit par être divinisée, d’où le verbe choisi, « je t’adore ! », et elle a un double pouvoir :
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celui de transfigurer l’univers : « Je te verrai planer, je me sentirai vivre, / Pendant que tu feras derrière toi pleuvoir / Des étoiles dans l'ombre auguste du ciel noir ! » ;
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celui de transfigurer l’homme qui se voue à elle : « Mets sur mon front ta main. Je suis ton protégé. / Déesse, inonde-moi de ta lumière.[…] »
La tonalité lyrique
Cette image implique que l’amour ne peut s’exprimer que dans une tonalité lyrique, puisqu’il est vécu comme un idéal absolu, un don de Dieu aux hommes : « Un mot remplit l'abîme. Un mot suffit. Il faut / Pour que le soleil monte à l'horizon, ce mot. / Et ce mot, c'est Amour ! L'éternité le sème. / Dieu, quand il fit le monde, a dit au chaos : J'aime ! » Ainsi, tous deux partagent la même exaltation pour exprimer leur amour, à l’aide d’un lexique hyperbolique : « Qu’éprouves-tu ? » demande Lady Janet, et à la réponse de Lord Slada, « L’ivresse », elle fait écho avec « L’extase », terme qu’il reprend plus loin, dans un vers uni par sa rime, à l’élan de Lady Janet :
L'amour du couple. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
LADY JANET, l’entourant de ses bras. – Se tenir embrassés dans l'azur, quel beau songe !
LORD SLADA. – L'extase en clarté se prolonge
Au-dessus de nos fronts, là-haut, n'entends-tu pas
Sur nos têtes des voix, des haleines, des pas,
Et n'aperçois-tu pas une lueur sacrée ?
Cette forêt ébauche au loin la vague entrée
Du divin paradis plein d'âmes, et de feux
Qui sont des cœurs mêlés .a
Il poursuit, en multipliant les qualificatifs, les images et les exclamations : « C'est que, vois-tu, je sens une joie inouïe, / Ma vie est dans l'azur, flottante, épanouie, / Lumineuse, et mon cœur s'ouvre, et je te reçois, / Et je t'aspire, esprit, femme, qui que tu sois ! » L’union du couple se traduit ainsi par une fusion totale.
Le retour au réel
Cependant, face à cette exaltation sublime du couple, un personnage, Aïrolo, intervient pour les ramener aux réalités terrestres, en venant nous rappeler que nous sommes dans une comédie qui, comme souvent, chez Molière, se termine par un repas qui unit les personnages. Déjà, dans la scène qui suit ce duo lyrique, Aïrolo brise cet élan par le rejet brutal : « Oui, c'est le paradis de s'aimer de la sorte, / Mais toutefois un peu de nourriture importe ; / Vous êtes, j'en conviens, deux anges, mais aussi / Deux estomacs ; » À la fin de la pièce, il introduit même une sorte de dérision, comme si l’exaltation n’était, en fait, qu’un songe : « Déjeunons. — Commencez par vous donner un kiss / Correctement. Les deux, amants s'embrassent éperdument. / C'est fait. — Mangeons. / Il les fait asseoir. Les deux amants se mettent à manger avec avidité. Aïrolo leur découpe les viandes et leur verse à boire. » Le terme anglais, un « kiss », crée une rupture qui ôte à l’instant toute dimension sublime, effet encore renforcé par l’insistance sur l’alimentation, en opposition à la règle classique de la bienséance.
L'amour de la nature
Si l’amour unit si fortement les humains, c’est aussi parce qu’Hugo en fait aussi une loi de la nature, ici illustrée par deux personnages, Zineb et Aïrolo, qui les définit tous deux : « Elle est démon du bois dont je suis farfadet. » (I, 6)
Célébrée par Zineb
L’union avec la nature
Dès la scène d’exposition, Zineb apparaît en tant que protectrice de la nature. Les soins qu’elle apporte au pigeon blessé sont l’occasion de célébrer, à travers l’oiseau, la puissance de la nature : « Nature, que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ! » Sorcière, elle a, certes, la science des poisons, des plantes d’une nature maléfique.
Mais elle se définit elle-même comme faisant partie intégrante de la nature, unie à elle : « Nous autres ! les esprits et les bêtes des bois ». En évoquant les animaux, elle se qualifie comme leur semblable, « leur femme et leur sœur ». Ainsi, au moment de sa « mort douce et profonde au fond des bois clément », c’est sa fusion avec la nature qu’elle proclame : « Ces vieux arbres en fleur embaument leur aïeule ; / J’amalgame à mes os la terre qui les fit ; /L’ensevelissement des feuilles me suffit » (I, 6)
La mort de Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
La nature sacralisée
Mais c’est parce que, à ses yeux, la nature est le reflet d’un éternel combat, celui entre le bien et le mal, et, dans ce combat, elle est avant tout, une source de vie : elle la voit comme « la bonne nature », car elle offre à l’homme un refuge, « loin des peurs et des rébellions », « loin des rumeurs et des voix », et elle conclut, en évoquant sa mort au sein de la nature : « […] on se cache, et l’on rend à la nuit / Son âme, comme après la bataille, l’épée. »
C’est pourquoi, elle en arrive à la sacraliser : « Dieu, c'est le sphinx. Les bois, les monts, sont les pilastres, / Les porches et les tours du grand temple inconnu. » L’on pense ici à la conception propre aux symbolistes, à celle exprimée par Baudelaire dans « Correspondances », poème des Fleurs du Mal : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ». La nature symbolise donc la puissance du divin.
Célébrée par Aïrolo
La nature nourricière
Se qualifiant d’« habitué de la forêt voisine », et même en en faisant une dignité, celle de « [g]entilhomme des bois et chambellan des loups » (II, 3), la nature est pour lui une source de vie. Il en connaît, certes, les plantes dangereuses, une « flore endiablée », mais respecte ce qui lui offre sa survie : « Moi, je bois au ruisseau dans le creux de ma main », boisson et nourriture. Ainsi, il se compare aux oiseaux, léger et libre comme eux : « Mais, les oiseaux étant heureux, je suis leurs modes. / La divine rosée éparse est le cadeau / Que fait la fraîche aurore à ces gais buveurs d'eau. / J'en bois comme eux. Comme eux je m'en grise, et je chante. » Il voue donc un profond respect aux éléments de la nature, reconnaissant, par exemple, la puissance des vents, « Je subis les accès de colère du vent / Et la mauvaise humeur des saisons inégales / Avec la dignité modeste des cigales. », ou adressant au « bois » une sorte de prière, pour s’excuser par avance de devoir porter atteinte à un animal pour se nourrir : « Donc permets qu'un pigeon devienne crapaudine. Donne-nous quelque oiseau de bonne volonté ».
À l’écoute du monde
Il est donc naturel qu’Aïrolo, qui vit au plus profond de la forêt, se montre « [a]ttentif au chant des bois », et aille jusqu’à s’identifier aux animaux, mis en valeur au centre du chiasme : « J'erre comme un chevreuil, comme un pinson je perche. » Cela lui permet d’entrer en communication avec tous les éléments de la nature.
Parfois aux moineaux francs je parle en confidence.
Je leur conte comment j'aurais fait si j'avais
Fait le monde, et que l'homme eût été moins mauvais.
Je reçois leurs bravos, j'accepte leurs huées,
Et je discute avec ces bavards des nuées.
Je leur dis mon système ; ils jasent en tout lieu ;
Et quelque chose en va peut-être jusqu'à Dieu. (I, 4)
Il se met à l’écoute du chant du monde, qui nourrit son âme, dans des vers lyriques. L'importance des pronoms de la première personne montre qu’il se considère comme à la fois le bénéficiaire et le possesseur des richesses et des beautés de la nature, énumérées comme les biens légués à ses « héritiers » : « Cette dune, / Ces sapins, les roseaux, l'étang, le clair de lune, / La falaise où le flot mouille les goémons, / La source dans les puits, la neige sur les monts, Voilà tout ce que j'ai. »
Parfois aux moineaux francs je parle en confidence.
Je leur conte comment j'aurais fait si j'avais
Fait le monde, et que l'homme eût été moins mauvais.
Je reçois leurs bravos, j'accepte leurs huées,
Et je discute avec ces bavards des nuées.
Je leur dis mon système ; ils jasent en tout lieu ;
Et quelque chose en va peut-être jusqu'à Dieu. (I, 4)
En fait, Hugo retrouve une image chère aux poètes romantiques, depuis Chateaubriand ou Lamartine dans Méditations poétiques (1820), la façon dont la nature, le paysage, fait écho à l’état d’âme, dans une communion intime : « Je ris avec le flot, et parfois dans la brume / Je pleure avec l’écueil que bat la vaste écume. »
La nature divinisée
Chantant cette liberté qu’il connaît en vivant au sein de la nature, il en fait, comme dans la mythologie antique, une divinité. S’il rejette la religion, pouvoir organisé porteur d’« hypocrisie » – « je n’ai pas besoin / De vos religions, je lis Dieu sans lunettes. / J'aime les rossignols et les bergeronnettes. » – c’est donc à la nature qu’il rend un culte : « Enfant et gnome, étant presque un faune, j'échus / Comme concitoyen aux vieux arbres fourchus. […] Je suis l'âme sereine à qui Pan s'associe. » Elle illustre, à ses yeux, la force de l’amour, vécu en liberté : « Dans le ciel bleu, dans l'air doré, j'ai mes entrées. / Sous mes yeux tout s'épouse, et sans gêne on s'unit, / On s'accouple, le nid encourage le nid ». Lui-même partage cette quête d’amour, recherchant la « nymphe » dans les bois, et, « [é]pris de la bruyère et de la belle étoile, / De la vague emportant en liberté la voile, / Et de la neige où sont les larges pas des ours», il proclame alors au roi : « Et, sire, je n'aurai jamais d'autres amours. » Il est alors évident qu’Aïrolo ne peut qu’être l’allié des amants persécutés par le roi.
Statue de Pan, Ier s. av. J.-C. Marbre de Paros, copie d’un original du IV° s. trouvé à Sparte
Les relations de pouvoir
Dès le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Hugo s’est dressé contre lui, considérant l’empire comme une dictature, ce dont témoignent les restrictions imposées aux libertés dès le coup d’État : la « loi des suspects », en 1852, a permis de multiplier les arrestations, les déportations, les exils, la presse d’opposition est muselée. Le pouvoir des préfets est renforcé : ils nomment les maires, et contrôlent les magistrats et les fonctionnaires. Quand est promulguée la loi d’amnistie, en 1859, Hugo la refuse, et poursuit un combat que nous pouvons encore observer dans Mangeront-ils ?, à travers, notamment, le portrait de la tyrannie royale.
Un autre aspect de l’empire se traduit dans la pièce : sa relation avec l’Église catholique. À ses débuts, Napoléon III rétablit l’alliance entre le trône et l’autel, traditionnelle lors de l’Ancien Régime : l’Église soutient le « parti de l’Ordre ». Ainsi, en échange, le pouvoir politique protège le clergé, lui accorde des avantages matériels, des lois viennent soutenir le catholicisme, et l’empereur intervient en Italie pour soutenir le pouvoir du Pape à la fois contre les Autrichiens et contre les républicains italiens qui veulent l’affaiblir pour réunir l’Italie.
Le soutien impérial du parti de l'"Ordre" : caricature
Mais les tensions apparaissent rapidement, déjà parce que les lois votées ne sont pas appliquées administrativement, et, surtout, parce que la guerre ranime, en 1860, le débat qui oppose deux pouvoirs : le pouvoir « temporel », défendu par l’Empire, et le pouvoir « spirituel », dont le catholicisme, sous l’égide du pape Pie IX, affirme la suprématie. Ainsi, l’Empire s’approprie la nomination des évêques, défend l’enseignement secondaire laïque, et interdit aux congrégations religieuses de créer d’autres établissements. De plus, il laisse la presse d’opposition républicaine attaquer l’Église, supprime plusieurs journaux catholiques, dissout la Société de Saint-Vincent-de-Paul. En 1863, tout montre la montée de l’anticléricalisme au sein même du pouvoir politique. Or, c’est à cette époque qu’Hugo compose sa pièce, qui se fait l’écho de cette situation.
L'image de la tyrannie
Un roi cruel
Dès son entrée en scène, dans la scène 2, le roi révèle sa férocité : quand Mess Tityrus observe, au loin, un gibet, le roi s’écrie d'un ton triomphant : « C’est à moi. » Une façon d’affirmer son pouvoir de vie et de mort sur ses sujets : « Lâcher, reprendre, ouvrir, puis refermer la pince, / C'est ma manière. Ainsi je me sens maître et prince. / Pour jouer de la sorte avec l'espoir, l'effroi, / La mort, la vie, il faut, vois-tu bien, être roi. ». Mess Tityrus, dans son rôle de courtisan, lui reconnaît même un pouvoir encore supérieur à celui de Dieu : « « J'estime qu'un seigneur équestre et carnassier, / Flanqué de cent gaillards en chemise d'acier, / Est plus que Jésus-Christ suivi des douze apôtres. »
Le tyran. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
Quand j'aurai Slada, car il faut qu'on en finisse,
Par violence ou ruse, et de force ou de gré,
Quand je l'aurai repris, car je le reprendrai,
Je le fais condamner à mort par ma justice,
Mais avant de mourir, je veux qu'on s'aplatisse,
Je lui dirai : Slada, je te fais grâce. Alors,
— C'est doux de revenir vivant de chez les morts,
On n'a pas tous les jours pareille réussite, —
Toutes les lâchetés d'un fat qui ressuscite,
II les fera, baisant mes genoux, rassuré,
Joyeux et vil ; et moi, tout à coup, je crierai :
Imbécile! c'était pour rire. Qu'on le pende ! (I, 2)
La certitude de sa toute-puissance l’amène à jouer avec ses victimes, de façon cynique, comme ce qu’il prépare pour éliminer son rival, Lord Slada, dont il se réjouit, par avance, de l’avilir.
Dans la scène 3 de l’acte II, il agit de même avec Aïrolo, jouant avec lui en faisant cruellement alterner la menace et la clémence, comme le chat avec la souris.
On vous connaît. Vous êtes une altesse
Faite de cruauté, mais avec petitesse.
Il vous plaît de jouer avec un patient,
Par petite bouchée, en vous rassasiant
Lentement, de sa peur, puis de son espérance,
Et votre volupté s'extrait de la souffrance ;
On cesse, on recommence, et vos bourreaux contents
Font durer le supplice et le plaisir longtemps ; (II, 3)
Cela se traduit dans le discours du roi, où la rime embrassée met en évidence son goût pour les pires supplices : « Ah ! je voudrais pouvoir le lier sur la table / Du supplice et le faire écorcher vif ! J'aurais / Du plaisir à le voir pendu dans ces forêts / Ou broyé sous les pieds des chevaux dans l'étable ! »
Un pouvoir redoutable
Son pouvoir est soutenu d’abord par son armée, avec son chef, le Connétable et les archers, ainsi que par un « tas d’alguazils de mine épouvantable », sa police : « Vous faites peur », lui déclare Mess Tityrus. Mais dans le peuple aussi, beaucoup se mettent à son service, comme lors de l’arrestation de Zineb, racontée par Aïrolo, « Ils étaient tous armés de cent choses pointues, / L'archer, le paysan, le sergent, le truand ; / C'était comme un essaim de guêpes se ruant » », ce qu’elle confirme : « Des hommes, chiens hurlants, soudain m'ont découverte, / Et comme au sanglier, dans la clairière verte, / Ils m'ont donné la chasse, et, hideux, inhumains, / M'ont poursuivie avec des pierres plein les mains, / Comme l'orage accable une barque échouée. » La férocité du roi se transmet, en effet, à son peuple, apeuré et lâche, auquel il donne l’exemple. Ainsi, au début de l’acte II, après une didascalie qui dépeint l’arrestation d’Aïrolo, « Débouche un cortège de potence. Longue file d'archers, l'épée nue et le mousquet haut. Au milieu des archers, un homme, la corde au cou, les mains liées derrière le dos. », si l’un des valets s’émeut car il est sûr que le « pauvre hère » sera pendu, la répétition souligne à quel point le second se réjouit du spectacle : « Ils lui mettent la corde au cou. Applaudissant. Bon ! », « Ils attachent ses mains derrière son dos. Applaudissant. Bon ! »
Un contre-pouvoir, l'Église
Une puissance protectrice
Cependant, dès la scène d’exposition, un obstacle se dresse face à la tyrannie, l’Église, annoncé par le message attaché à la patte du pigeon : « De l'évêque à l'abbé. — S'il touche à ton église, / On touchera son trône. » Il est impossible au roi, en effet, de transgresser le droit d’asile en s’emparant du couple qui a trouvé refuge dans le cloître, d’où sa colère : « Les rois n’existent pas tant qu’on a des asiles ! », « Je suis un tout-puissant frémissant d'impuissance ! »
C’est aussi cette impuissance que souligne Tityrus, en opposant sa puissance terrestre à un pouvoir qui, lui, relève de la puissance céleste :
Régnez, mettez en croix sur la plus haute tour
Qui vous voudrez ; prenez, pour la guerre ou l'amour,
Les femmes aux maris et les maris aux femmes,
Ayez une galère à cent paires de rames
Et faites-y ramer vos sujets tour à tour,
On se courbera. Mais si vous touchez un jour
À l'église, à ses droits, à ce cloître inutile,
Ah bien, c'est pour le coup que, dans toute cette île,
On entendra sonner le tocsin jusqu'au ciel. (I, 2)
Face à cet obstacle, le roi est obligé de reconnaître avec amertume son échec : « À qui brave le roi Dieu vient prêter main-forte ! / Maître partout ailleurs, devant ce seuil j'avorte. / J'assiste à cet éden comme un Satan transi. »
La résistance à l'Église
Comment alors résister au pouvoir de l’Église ? Mess Tityrus rappelle au roi la solution adoptée par un des ses « aïeux », Wulfe, « un prince à ressources ». Il avait conclu un accord avec le clergé qui, tout en préservant le droit d’asile, interdit, en fait, tout recours aux fugitifs : « Si quelque moine apporte aux gens, dans ce refuge, / Un aliment quelconque, on le prend, on le juge ; / Un verre d'eau tendu par-dessus le fossé / Est puni. Cette auberge est un doux in-pace. / Aux arbres pas de fruits ; dans l'enclos pas de sources. » Pire encore, la corruption se confirme jusqu’à prévoir le meurtre : « […] cet homme d’État, / À prix d'argent, obtint des abbés qu'on plantât / Partout dans cette enceinte un tas d'herbes sinistres. / Les poisons que le diable inscrit sur ses registres ».
Mais le roi actuel n’a pas cette habileté. Bien au contraire, il brave l’Église en bravant Dieu lui-même, dont, pour affirmer sa supériorité, il nie l’existence : « Mess Tityrus, veux-tu mon avis sur ces traîtres / Qu'on nomme le clergé, sur ces tondus maudits, / Sur leur Alléluia, sur leur De Profundis ? / Le voici : leur autel, tréteau ; leur Dieu, sornette. / J'existe, moi. » Il proclame alors avec force son impiété :
De vos religions je m'évade, et j'échappe
Au missel, au plain-chant, aux chasubles, au pape ;
Je hais leur ciel, leur bible, et leur prétention
De nous débarbouiller par la confession.
Frappant la terre du pied en la regardant avec dédain.
Moi, croire qu'on vous juge en cette catacombe !
Et que la mort écrit sur le seuil de la tombe :
Essuyez en entrant vos pieds au paillasson !
Contes ! fables ! Je suis sérieux, mon garçon.
Je vis, c'est tout. Je n'ai nulle foi, pas la moindre,
À l'éternel bon Dieu que le mourant voit poindre,
Au Christ dont on nasille à mains jointes le nom,
À l'autre vie, à l'âme, aux fariboles, non.
La revanche des faibles
Le peuple accablé
Hugo reprend dans sa pièce le reproche qu'il a souvent adressé à Napoléon III, écraser le peuple, le réduire à la misère, parce qu’il faut fournir au tyran ses plaisirs, comme le souligne Mess Tityrus : « Roi, plaisirs, tournois, galas, combats, / Vous pouvez vous donner toutes vos fantaisies, / Le peuple paie. Ayez d'augustes frénésies ». De même, le Connétable, alors que se prépare le festin royal, considère que cette misère est ce qui fait la force de la tyrannie, car elle conforte son pouvoir : « J'approuve cette estrade, / II sied qu'un roi qui mange ait d'en bas pour témoins / Le reste des mortels qui mangent beaucoup moins ». Et, bien sûr, l’armée et de la police contribuent à asservir le peuple, ce que rappelle Aïrolo dans la scène de l’acte II : « Tout enfant, quand j'allais, picorant ma pâture, / J'étais, si les sergents me surprenaient, fouetté, / Battu, dans l'intérêt de la société ».
Costume d’Aïrolo : le peuple en guenille. Mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,
Le courtisan
Au sein du peuple, le courtisan occupe une position ambiguë : proche du tyran, il est contraint de se soumettre, mais a sa propre stratégie de résistance.
Un complice
Mess Tityrus est apprécié du roi qui lui demande conseil, et il se prête volontiers à ce rôle de conseiller, par exemple en l’alertant du danger : « Roi, le peuple est miel, le prêtre est fiel. / Soyez fort, mais prudent. Ne cherchez jamais noise, / Aigle, à l'aspic, et, prince, à l'église sournoise ; / Sinon, vous sentirez la piqûre. » Mais il sait aussi le flatter, par exemple lors du tir sur le pigeon : « Si vous l'eussiez visé de votre sarbacane, Sire, il tombait. / Les rois ont les talents innés. » Flatterie grossière, mais dont le roi, en l'acceptant avec plaisir, se montre dupe :
Le Roi ajuste le pigeon de sa sarbacane et souffle. La balle part. Le pigeon continue de voler.
LE ROI.
Manqué !
Mess Tityrus vise le pigeon et lâche son coup de sarbacane. Le pigeon tombe.
Touché. — Par toi.
MESS TITYRUS.
– Non, sire,
Par vous. C'est votre coup.
LE ROI.
J'admire qu'un ramier
Ne tombe qu'au deuxième, étant mort du premier.
MESS TITYRUS
Effet de la grandeur des rois.
Mess Tityrus, le courtisan. Mise en scène de Benno Besson, 2002. Théâtre de Lausanne
Un spectateur
Mais le courtisan ne se prive pas d’un jugement sévère sur celui devant lequel il se soumet, par exemple à propos de sa jalousie amoureuse : « Grincer des dents devant deux enfants amoureux, / Est-ce assez bête ! (I, 5) En fait, il éprouve des sentiments ambigus, d’abord une sorte de fascination devant la puissance du tyran, devant ses « vices », combattue par le couple amoureux qui, lui, a le courage de lui résister, ce dont lui-même n’est pas capable. C'est ce qui explique sa prise de distance, un effort pour se donner bonne conscience. Dans un premier temps, il se pose en spectateur du conflit :
Je ne suis pas pour lui, je ne suis pas pour eux ;
Je regarde. Le sort, fil obscur, se dévide.
Eux ils s'adoreront, pâles, l'estomac vide ;
Et lui se vengera des baisers en mangeant.
La volonté des rois soit faite ! En y songeant,
Je ris de ce réseau bizarre de caprices,
Crible à travers lequel ne passent que les vices.
Sans me risquer à rien vouloir ni souhaiter,
Je ne haïrais pas de voir se refléter,
Pour le plaisir des gens qui sont là, pour le nôtre,
Le supplice de l'un sur la face de l'autre,
Eux épris, lui gavé, s'enviant tour à tour,
Eux Tantales de faim, lui Tantale d'amour !
Ce ne serait point mal comme spectacle.
Sans illusion par son aveu du profit financier qu’il tire de sa position privilégiée, il essaie alors de rehausser sa propre image, en soulignant son habileté, en accentuant sa capacité de manipuler ce roi qui se croit tout puissant et qu’il méprise :
MESS TITYRUS, sur le devant du théâtre, à part.
Est-ce que je le hais, ce roi ? non. Donc je l'aime ?
Point. Lui veux-je du bien ? Mais non. Du mal ? Pas même.
Quand je le vois pencher d'un côté bête et noir,
Je l'y pousse. Pour nuire au maître ? non. Pour voir.
Je suis le chien sournois de ce lion inepte.
Je n'ai pas de désir séditieux ; j'accepte
Ce que le hasard fait contre lui; j'aide un peu.
J’aime à le voir gros, gras, bien portant ; c'est mon vœu
Qu'il soit riche; j'emplis derrière lui mon coffre ;
Seulement, chaque fois qu'une occasion s'offre,
Je travaille à le rendre un peu plus idiot.
Pourquoi? Pour me distraire. Ah ! quel chef-d'œuvre, un sot !
Je le contemple avec le regard d'un artiste.
Et, pour être très gai, je tâche qu'il soit triste.
Je lui fais des tours. J'aime à berner mon prochain.
Et puis, je prouve ainsi mon indépendance.
Un courtisan railleur. Mise en scène de Laurent Pelly, Théâtre National de Toulouse, 2013,
Un traître
Mais le courtisan est, en réalité, dangereux pour le tyran. Ainsi Mess Tityrus aide Aïrolo, lors de son arrestation, en lui dévoilant la prédiction de Zineb, la raison de la clémence du roi à son égard. Cette trahison représente une compensation de sa lâcheté, et il se venge de son asservissement en quelque sorte par procuration : « MESS TITYRUS, à part, se frottant les mains.– Que le roi, qui si longtemps goûta / Du despotisme, goûte aujourd'hui du despote. »
Le tyran vaincu
Cependant la pièce, sous-titrée « comédie », se termine sur la déchéance de ce roi tyran, qui voit sa puissance démythifiée.
Par un contre-pouvoir magique ?
La première qui résiste au roi est Zineb, quand elle se retrouve face à face avec lui : « Vous êtes un pouvoir qui rencontre un pouvoir », déclare Mess Tityrus au roi. Malgré ses menaces, « Roi, je ne crains pas », lui lance Zineb, et celui-ci avoue en aparté : « Et moi, je la redoute. » Mais le pouvoir de Zineb relève-t-il de la magie, ou bien, tout simplement, de la superstition du roi quand elle lui répète le message trouvé sur le pigeon, qu’il croit secret ? Il est alors prêt à croire à sa prédiction : « Le premier homme, ô roi, que tu verras / Passer avec les mains derrière le dos, sire... […] / Tu vivras autant que lui. ». Elle terrifie le roi, qui craint plus que tout la mort.
De plus, Zineb a compris, à la fin de la première scène de l’acte II, qu’Aïrolo, identifié par « la plume » qu’elle lui a donnée, a été arrêté et est mené à la potence. C’est là qu’intervient la magie, ce pouvoir donné par la plume de vivre jusqu’à cent ans. Elle est donc certaine qu’Aïrolo vaincra le tyran, comme elle le lui a annoncé : « Sa loi / C'est de te protéger toujours, quoi qu'il advienne. / Même pris, tu verras la gueule de l'hyène / Et la main du bourreau s'ouvrir pour te lâcher. / Tu te riras du roi, tu braveras l'archer. »
Par la liberté affirmée
Cependant, est-ce vraiment à la plume qu’Aïrolo doit sa victoire sur le tyran ? Ou bien à son habileté à se servir de la prédiction pour provoquer le roi en jouant sur sa peur, sentiment que lui-même ignore : « Il est fort vulnérable, en somme ; / II peut aussi finir par être échec et mat. / Le roi, c'est mon contraire. » ?
Lui, l’homme du peuple, « l’homme d’en bas », écrasé et asservi, il dispose, en effet, de l’immense pouvoir que lui offre sa misère même. Ne possédant rien, il ne craint aucune perte, ce qui lui offre une totale liberté : « — Ah ! je vaux bien les rois, / Car j'ai la liberté de rire au fond des bois. / Mon chez moi c'est l'espace, et Rien est ma patrie. / Voyez-vous, la naissance est une loterie ; / Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né. / À ce tirage obscur la forêt m'a gagné. » C’est ainsi qu’à la promesse du roi, « Tu seras riche », il réplique avec force : « Être libre est meilleur. » Il doit aussi sa liberté à l’asservissement car il vit dans une telle misère, et a si souvent risqué la mort qu’il n'en a aucune peur. Elle serait même une délivrance : « Moi qu'on pourchasse, moi qu'on maudit, moi qu'on bat, / Qui marche à l'abattoir tout en portant le bât, / Courbé sous tous les maux, triste rosse asservie, / Nu, saignant, je ne tiens pas du tout à la vie ! »
Il amène ainsi ce roi, « suppliant » alors qu’il se vantait d' être « plus que Dieu », à endurer ses railleries : « Aujourd'hui la vertu qu'il montre est belle, immense,/ Neuve, et n'a pas encor servi ; c'est la clémence. » Il l’oblige à se soumettre à ses ordres, devant le couple qu’il hait et devant le peuple qui se réjouit de sa chute : « Eh bien ! / Abdiquons. Sapristi ! faisons ça, citoyen. / Au peuple. Peuple ! ce roi parfait n'est point chiche et modique / Dans ses bontés. Il veut vous combler. Il abdique ! Acclamations du peuple. »
La démythification du tyran. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
Un drame romantique
Pour conclure cette étude d’ensemble de la pièce et compte tenu de l’époque de sa composition, où le romantisme s’efface peu à peu, remplacé par le réalisme, nous nous demanderons si Hugo, après l’échec des Burgraves en 1843, maintient tout de même, dans Mangeront-ils ?, malgré le sous-titre "Comédie", les caractéristiques du drame, tout en y manifestant son propre engagement politique et social.
Le cadre de l'intrigue
Le recul dans le passé
La pièce répond à plusieurs caractéristiques propres au romantisme, présentes dans la poésie comme au théâtre, dans le drame. On sait par exemple à quel point les romantiques, rejetant la médiocrité de leur époque, où triomphe le matérialisme, ont inscrit leurs œuvres, non plus dans l’antiquité comme les auteurs classiques, mais dans des temps reculés, notamment le Moyen Âge, encore mal connu mais surtout mythifié par les légendes : entre miracles et sorcellerie, entre la puissance des seigneurs et la servitude du peuple, entre une Église triomphante mais aussi au service des puissants… L’époque médiévale stimule ainsi l’imagination artistique, en offrant à la fois la grandeur des exploits et les horreurs de la tyrannie, et tout particulièrement la place accordée au merveilleux dans un monde où les forces du bien combattent celles du mal.
L’œuvre de Victor Hugo s’est souvent inspirée de ce Moyen Âge dépeint dans les romans de Walter Scott comme dans la poésie du gothique anglais. Il y puise bien des images de sa pièce, à commencer par ses deux protagonistes, Zineb, la sorcière, et Aïrolo, le voleur libre au fond des bois, se mettant, tel « Robin des bois », au service des opprimés, ici du couple pourchassé : « Tout les menace. Ils n'ont que moi qui les défends. » De plus, même si la représentation des amours interdites remontent à la lointaine antiquité, l’époque médiévale a aussi vu naître dans la littérature la « fin’amor », l’amour courtois qui unit avec force le chevalier et la dame, sa suzeraine pour laquelle il est prêt à mourir, reproduit par l’union entre Lors Slada et Lady Janet. Enfin, l’atmosphère même de sa pièce est le reflet de ce Moyen Âge où le seigneur tout-puissant grâce à son armée, écrase son peuple, et condamne arbitrairement et sans pitié tous ceux qui lui font obstacle, un voleur de grand chemin comme son Connétable. Comme il est habituel à cette époque, il se plaît à chasser comme à festoyer, et il a à ses côtés Mess Tityrus, dans sa fonction de « flûtiste lauréat », c’est-à-dire d’artiste pensionné pour célébrer la grandeur du roi, comme pouvaient le faire ls troubadours et les poètes médiévaux : « Moi, j'adoucis les cœurs en chantant vos vertus. »
Mais c'est un Moyen Âge de fantaisie, qui ne recule pas devant les anachronismes : par exemple, les archers sont armés d’épées et de mousquets, les « baillis » administrateurs « fouillent les taillis » , les traditionnels « tournois » coexistent avec les « galas » du Second Empire.
Victor Hugo, la vallée du Rhin. Dessin, photographie, 1911
Le dépaysement
Dans ce même désir de rupture avec leur société, les auteurs romantiques déplacent leurs intrigues dans d’autres lieux, non plus Rome et Athènes, mais ceux qui, à leurs yeux, permettent l’exaltation romantique : pour certains l’Italie ou l’Espagne ; pour d’autres, les pays nordiques, ceux des pièces de Shakespeare, avec leurs paysages sauvages, leurs vents et leurs brumes, qui leur offrent une atmosphère chargée de mystère, voire effrayante. C’est le cas de « l’île de Man » dans Mangeront-ils ?, avec son cadre gothique, lugubre, son monastère isolé, son décor de ruines, parsemées de « tombes », dans lequel peut s’inscrire tout ce qui relève du surnaturel, voire du fantastique.
S’y ajoute l’imaginaire de la nature, cette forêt profonde, au sein de laquelle l’homme ne peut que paraître minuscule, comme l’explique Aïrolo : « Je subis les accès de colère du vent / Et la mauvaise humeur des saisons inégales / Avec la dignité modeste des cigales. » Pour lui, bandit des grands chemins, la forêt fournit de quoi vivre, mais ce refuge, qui nourrit ses rêves, est aussi chargé de menaces car parcouru par les archers du roi, il y risque l’arrestation et le gibet.
Victor Hugo, la forêt. Dessin
Le sublime et le grotesque
La tonalité tragique
L'omniprésence de la mort
Dans ce cadre et dans cette époque médiévale où le pouvoir royal affirme sa toute-puissance brutale, le public s’attend à un drame sanglant, annoncé dès la scène d’exposition par le message porté par le pigeon blessé, menace d’un conflit. Le dialogue entre le roi et Mess Tityrus le confirme aussitôt, et surtout comment ne pas être ému par la terrible situation du couple amoureux, qui risque la mort. S’il sort de l’asile du cloître, Lord Slada sera tué pour permettre au roi d’épouser sa veuve, et si tous deux y restent, ils sont condamnés à mourir lentement de faim et de soif, comme le souligne Mess Tityrus : « Non, crever ! Je maintiens le mot. Veut-on de l'eau ? / Du pain ? Il faut se rendre. On est pris par famine. » Ainsi, la mort plane, sans cesse évoquée par les personnages, le couple mais aussi Zineb ou Aïrolo, dans des tirades lyriques. Ils y font preuve d’une conscience du peu qu’est l’homme dans l’univers, et l’envisagent avec dignité comme l’ultime destin, inéluctable.
La mort de Zineb. Mise en scène par La Compagnie des Passeurs, 2022
Nous retrouvons par là les deux sentiments que, selon le philosophe grec Aristote, doit provoquer la tragédie, la « terreur » face au sort promis au amants, mentionnée par Mess Tityrus, et la pitié, qu’éprouve notamment Aïrolo mais aussi formulée par Mess Tityrus : « Trois jours ! Je les plains. ». Deux sentiments que leurs discours amènent le public à partager, par exemple face à l’élan d’amour exprimé par Lady Janet, « Quelque chose est plus doux encor ; mourir ensemble. Le tombeau vous reprend dans sa pâle vapeur. », auquel répond Lord Slada : « Si tu veux t'envoler, je suis prêt à te suivre, / Je te verrai planer, je me sentirai vivre, / Pendant que tu feras derrière toi pleuvoir / Des étoiles dans l'ombre auguste du ciel noir ! »
Enfin, si, comme l'affirme aussi Aristote, la tragédie doit permettre la catharsis, c'est-à-dire la purification des passions, c'est ce que nous constatons lors du dénouement : le roi tyrannique cède le pouvoir à Lord Slada, dont tous les discours ont mis en avant la générosité et la puissance de l'amour. L'ordre moral et social, sous les acclamations du peuple, est donc rétabli.
L'expression du sublime
Même l'homme du peuple, le voleur Aïrolo est capable de se hausser vers le sublime, par exemple dans ce portrait : « J'ignore si j'arrive et ne sais si je pars. / Parfois dans le zéphyr je me sens presque épars. / Amants, soyez un feu ; je suis une fumée. / Ma silhouette glisse et fond dans la ramée. / Dans les chaleurs, quand juin met à sec le torrent, / Au plus épais du bois je me glisse, espérant / Surprendre le sommeil divin des nymphes lasses. (II, 3) Même s’il se sert de sa menace de se tuer pour provoquer le roi, il adopte à plusieurs reprises un ton bien plus lyrique pour célébrer la mort, le salut qu’elle apporte, « Eh bien, je sens un joug. Mais la porte est ouverte. / La mort calomniée, oui, c'est la liberté ! », et surtout, pour se faire écho de la dimension spirituelle : « Et j'ai la vague soif du ciel mystérieux », lance-t-il.
De même, Zineb, sentant la mort proche, élève avec exaltation son âme vers le ciel : « J'entre dans l'infini, mon fils, je sors du nombre. / Bientôt je saurai tout, et ne verrai plus rien / Que lui. J'entends bruire un monde aérien. »
Je vais donc m'envoler ! je vais donc être ailleurs !
Oh ! je vais savourer, de moi-même maîtresse,
La fauve volupté de mourir, et l'ivresse,
Fils, d'aller allumer mon âme à ce flambeau
Qu'un bras tend à travers le mur noir du tombeau ! (I, 6)
Les effets de rupture
Le grotesque
Cependant, Hugo reprend ici son souhait, formulé dès la préface de Cromwell (1827), de mêler au sublime le grotesque. Ainsi, il multiplie les ruptures qui brisent la tonalité tragique en nous ramenant au niveau du réel le plus trivial. Ce mélange est illustré déjà par le choix de deux personnages, Aïrolo, le voleur qui nous rappelle Don César de Bazan dans Ruy Blas, et Zineb, la sorcière, dont Aïrolo rappelle l’image traditionnelle, empruntée aux contes fantastiques : « Si ce qu'on dit est vrai, souvent tu chevauchas / Sur des balais, parmi les diables et les chats ».
Aïrolo et Zineb. Mise en scène par la Compagnie des barriques, 2016
Vous êtes, j'en conviens, deux anges, mais aussi
Deux estomacs ; daignez me concéder ceci.
Paradis, mais terrestre. Adam voudrait, en somme,
— Pardon! — sa côtelette ; Ève voudrait sa pomme.
Aimer est bon, manger est doux. Donc, tolérez,
Pendant que vous rêvez et que vous soupirez,
Que moi, l'habitué de la forêt voisine,
L'homme froid, je m'occupe ici de la cuisine. (I, 4)
Il est particulièrement flagrant quand Aïrolo coupe le dialogue lyrique des deux époux pour rappeler la nécessité de manger.
Il se lance alors dans un vibrant éloge de la nourriture. Sans cesse, il pirouette, en se déniant toute noblesse : « Quant à mes qualités, je suis très goinfre, et j'ai / Un comique grossier qui plaît aux basses classes. » Il se dépeint ainsi plaisamment : « Moi, j'aime mieux grimper dans les arbres. J'aurais / Droit au titre de clown familier des forêts ; / Dans tous les casse-cous j'exécute une danse. » S’il s’attendrit devant le couple endormi, il ne masque pas non plus le désir qu’éveille en lui Lady Janet.
Même quand il est face à Zineb agonisante, il sourit encore : « Ce bois est singulier, ma parole, on y va / Chercher une noisette, on rapporte une femme. » Au moment où, solennellement, elle annonce sa mort et s’apprête à lui offrir son talisman, il plaisante encore sur son vêtement misérable : « Loques. Le mot est dur pour mon linge, madame. / J'en conviens, mon costume a des trous, je le sens, / Qui laissent voir ma chair, mais aux endroits décents. » Un talisman, d’ailleurs, dont il se moque, son vocabulaire familier le qualifiant péjorativement : « son bric-à-brac », « un bibelot », « ce machin-là ».
La démythification
De plus, il y a loin de la dignité des nobles rois de la tragédie classique au roi de l’île, si ridicule, qui semble déjà annoncer Ubu roi mis en scène par Jarry en 1896. Ce roi si féroce est incapable de comprendre l’ironie de Mess Tityrus, s’exclamant par exemple « C’est d’un sage » quand son maître lui déclare « Je ne crois qu’aux sorciers. » Ses apartés soulignent d’ailleurs, pour le public, le mépris qu’éprouve le flûtiste, marqué par la diérèse sur l’adjectif : « Je travaille à le rendre un peu plus idiot. / Pourquoi ? Pour me distraire. Ah ! quel chef-d'œuvre, un sot ! »
Un roi ridicule. Mise en scène de Benno Besson, 2002. Théâtre de Lausanne
Ainsi, dans la scène 3 de l'acte II, le long face à face entre le roi et Aïrolo devient franchement comique, et l’aparté de Mess Tityrus, « Et rusé. », rapproche ce personnage des valets de Molière, se plaisant à retourner la menace de leur maître qu’ils dupent. Nous assistons ainsi à un jeu comparé à celui du « chat » et de la « souris ». Aïrolo, d’abord surpris, comprend, grâce à la révélation de la prédiction de Mess Tityrus, qu’il a le pouvoir de vaincre le roi. Comment ne pas rire alors de ce roi qui se croyait si puissant, devenu ridicule quand il manifeste, mais en aparté, sa colère d’être contraint de plier : « à part. Et dire qu'il faut plaire à ce vil caïman ! » Et, quand il se laisse aller à sa nature féroce, « Je te ferai pendre ! », il se heurte au jeu d’Aïrolo, qui feint de vouloir mourir, et se retrouve alors enfermé dans sa colère impuissante : « Haut. Rustaud, / Maraud, croquant ! À part. Mais non, pas d'injures. Le lâche ! / Il faut que je le charme et non que je le fâche. » La démythification connaît son apogée lors du dénouement quand Aïrolo retourne à nouveau contre lui son cri de colère devant le couple invité au festin, « C'est trop fort ! ce fat, cette impudique, / Dévorent devant moi ma soupe ! — Alors j'abdique ! / Autant dire cela. » Tout est donc bien qui finit bien, dénouement attendu dans une comédie.
Le mélange des tonalités
Hugo cherche donc sans cesse cette union de deux tonalités opposées, comme lorsqu’Aïrolo contemple Lady Janet endormie. D’un côté, il célèbre, en recourant à un lexique précieux, la beauté de la jeune femme, « Devant ces doux appas d’aurore illuminés » ; il anoblit son désir par la métaphore des « abeilles de [s]on cœur » dont il ressent l’« errante piqûre », puis en comparant sa résistance aux exploits des plus nobles personnages, le chevalier Bayard, le héros biblique, Joseph refusant les avances de la femme de Putiphar, enfin Scipion, « ce grand consul de Rome ». De l’autre, il dépeint de façon familière ses élans, « — Que n'ai-je / Le droit d'offrir un kiss à ce biceps de neige ! », qu’il interpelle plaisamment comme on le ferait pour calmer un chien énervé : « À la niche, appétits brutaux ! tout beau ! paix-là ! »
L'engagement de l'écrivain
Properzia de’Rossi, Joseph et la femme de Putiphar, 1525-26. Marbre sculpté, Basilique de San Petronio Museum, Bologna
Mais n’oublions pas une autre caractéristique des écrivains romantiques : même quand ils proclament leur mélancolie, leur désir de trouver refuge dans la nature, parallèlement, ils s’engagent dans les combats de leur siècle, comme Chateaubriand, Lamartine lors de la révolution de 1848, et, bien sûr, Hugo contre Napoléon III et qui, de façon constante, lutte contre la misère du peuple et son écrasement. Le titre initial du Théâtre en liberté était d’ailleurs La Puissance des faibles. La pièce traduit donc, sous le masque du recul temporel et de l'éloignement spatial, l’engagement de son auteur.
Les abus de la justice
Une justice arbitraire
De nombreuses œuvres et discours de Victor Hugo dénoncent le fonctionnement d’une justice, où, sous prétexte d’ordre, règne l’arbitraire. Rappelons qu’il écrit alors que le Second Empire, dès l’arrivée au pouvoir de Napoléon III, a mis en place un système judiciaire particulièrement répressif où, sur dénonciation, les opposants sont rapidement emprisonnés et envoyés d’abord dans les bagnes portuaires de Toulon, Brest, Rochefort et Lorient, puis dans ceux créés dans les colonies. Cette répression devient encore plus sévère après l’attentat manqué d’Orsini contre Napoléon III, en 1858, qui donne lieu à la loi de sûreté générale : elle permet de punir de prison, et autorise l’arrestation et la déportation sans jugement de tout opposant politique. Cet arbitraire est mis en évidence dans la pièce quand le roi s’en prend au Connétable qui, en voulant pendre Aïrolo, constitue une menace pour sa propre vie :
LE ROI, montrant le connétable. – Pendez cet homme-ci.
LE CONNÉTABLE. – Moi !
LE ROI. – Toi.
LE CONNÉTABLE. – Sire, pourquoi ?
LE ROI. – Parce que.
Les soldats empoignent le connétable. Le moine lui présente le crucifix.
La peine de mort
Hugo s’est aussi élevé avec force contre la peine de mort, encore en vigueur. Le recul dans l’époque médiévale, où la torture est une pratique normale, lui permet, dans Mangeront-ils ?, d’accentuer sa dénonciation. Ainsi, quand Zineb imagine sa mort sur le gibet, l’horreur qu’elle dépeint peut s’appliquer aussi bien au condamné attendant d’être guillotiné devant un public qui assiste à la mise à mort comme à un spectacle :
[…] — Oh ! te figures-tu,
Être saisie, avec d'affreux éclats de rire !
Chair vue à travers mes haillons qu'on déchire,
Et le bûcher, le prêtre, et le glas du beffroi,
Et tout ce pêle-mêle infâme autour de moi,
La foule m'insultant, les petits, les femelles,
Raillant ma nudité, ma maigreur, mes mamelles [...]. (I,6)
De même, la menace que le roi lance à Zineb, en ce temps médiéval qui, avec le soutien de l’Église, condamne la sorcellerie, ne fait qu’amplifier l’horreur de toute forme de peine de mort, même si la torture n’est plus de mise au XIX° siècle : « Et souviens-toi qu'il est une place publique / Où les êtres à qui le démon s'accoupla / Sont traînés, tout souillés de leur crime ».
Enfin, de même qu'en ce temps lointain, l’exécution continue au XIXème siècle à être accompagnée par un prêtre, comme le raconte Mess Tityrus : « L’homme qu'on mène pendre / Passe là, sous ce mur, afin qu'un crucifix / Tendu par quelque abbé qui l'appelle mon fils / Lui puisse être au besoin offert du haut du cloître. » Or, pour Hugo, l’Église trahit ainsi le commandement divin qu’elle-même transmet : « Tu ne tueras point ».
Victor Hugo, Ecce Lex, 1854. Dessin, encre et lavis, 50,8 x 34,9. Hauteville House
Une forme d'anticléricalisme
Hugo est profondément croyant, mais d’une foi qui n’est pas véritablement associée à l’institution religieuse, à l’Église, mais qui voit la présence de Dieu partout dans la création. Il pourrait dire, comme Aïrolo, « Pensif, je dédaigne de loin / Le juge, plus le prêtre ; et je n'ai pas besoin / De vos religions, je lis Dieu sans lunettes. » C’est ce qu’il exprime en 1881, dans son testament : « Dieu. L’âme. La responsabilité. Cette triple notion suffit à l’homme. Elle m’a suffi. C’est la religion vraie. J’ai vécu en elle. Je meurs en elle. Vérité, lumière, justice, conscience, c’est Dieu. » C’est aussi cette conception que nous retrouvons dans de nombreux poèmes, comme dans « Dieu », poème paru dans L’Océan d’en haut en 1891, à titre posthume.
Astres, mondes, soleils, étoiles, apparences, masques d’ombre ou de feu,
face des visions, globe, humanité, terre, création,
univers ou jamais on ne voit rien qui dorme,
point d’intersection du nombre et de la forme,
choc de l’éclair: puissance! et du rayon: beauté !,
rencontre de la vie avec l’éternité,
Ô fumées écoutez,
et vous écoutez, âmes qui seules resterez étant souffle et flamme,
esprits purs qui mourrez et naissez tour à tour,
Dieu n’a qu’un front Lumière
et n’a qu’un Nom Amour ! (« Dieu »)
Mess Tityrus rappelle le principal reproche que l’écrivain adresse au clergé, sa collusion avec le pouvoir politique, car il se laisse acheter pour se mettre au service de l’injustice : « Or, cet homme d'état, / À prix d'argent, obtint des abbés qu'on plantât / Partout dans cette enceinte un tas d'herbes sinistres. / Les poisons que le diable inscrit sur ses registres / Sont ici tous, s'offrant à la soif, à la faim. » La différence est cependant évidente quand le roi s’explique : « Mess Tityrus, veux-tu mon avis sur ces traîtres / Qu'on nomme le clergé, sur ces tondus maudits, / Sur leur Alléluia, sur leur De Profundis? / Le voici : leur autel, tréteau ; leur Dieu, sornette. » Le roi est blâmé, non pas tant pour son rejet du « clergé » que par son refus de Dieu lui-même, qu’il remplace par la superstition : « Par exemple, un corbeau le soir, mauvais présage. / Une vieille qui voit votre avenir, cela, / J'y crois. »
Lé défense du peuple
Contre la misère
Dans Mangeront-ils ? comme il a pu le faire dans ses discours politiques, Hugo met en évidence l’écrasement du peuple, réduit à la misère par le pouvoir tyrannique. Il pourrait proclamer, comme Aïrolo : « Je livre la bataille immense de la faim / Contre le superflu des autres ». Les préparatifs du festin royal, en effet, permettent de souligner les écarts qui, encore au XIX° siècle, séparent ceux qui ont tout en abondance et ceux qui n’ont rien. Or, si le constat de Mess Tityrus est chargé d’une ironie amère, « Avec deux affamés pour assaisonnement. / Sentir autrui souffrir, cela complète un rêve. / Il aura bien meilleur appétit si l'on crève / De faim auprès de lui », le Connétable, lui, juge cela tout à fait normal : « II sied qu'un roi qui mange ait d'en bas pour témoins / Le reste des mortels qui mangent beaucoup moins. »
D’où l’injonction d’Aïrolo au nouveau couple royal, qui, « homme d'en bas » et porte-parole de Victor Hugo, apporte à la pièce une forme de morale : « Vous, vous allez régner à votre tour. Enfin, / Soit. Mais souvenez-vous que vous avez eu faim. »
Contre l'asservissement
Régner, c'est l'art de faire, énigmes délicates,
Marcher les chiens debout et l'homme à quatre pattes ;
Vous y réussissez, vous atteignez le but ;
On est fort plat. L'impôt, la dîme, le tribut,
Croissent correctement, et, si quelques-uns grondent,
Nul n'ose résister. Vos potences abondent,
Vos glaives sont coupants, vos estocs sont pointus […].
Pire encore, le pouvoir politique, pour se maintenir, a besoin d’écraser le peuple, image de soumission évoquée par Mess Tityrus, et pour cela, tous les moyens sont bons :
C’est aussi cette soumission que dénonce Aïrolo, en l’opposant à sa propre liberté : « Mes bons amis, il est deux hommes sur la terre : / Le roi, moi. Moi la tête, et lui le cimeterre. / Je pense, il frappe. Il règne, on le sert à genoux ».
Mais, le dénouement de cette comédie rappelle à quel point le pouvoir est fragile. « Un roi, comme ça casse aisément ! », s’exclame Aïrolo, tandis que le roi connaît une terrible défaite : « LE ROI.– Il faut voir ! Mais mon autorité ? AÏROLO.– Zeste ! LE ROI.– Mais ma vengeance ? AÏROLO.– Pstt ! Acclamations frénétiques du peuple et des soldats autour de Lord Slada et de Lady Janet. Le Roi s'affaisse éperdu. Aïrolo lui montre la forêt. Si vous vous sauvez, vous aurez de la chance. » Hugo retrouve ainsi un accent républicain pour rabaisser l’orgueil des puissants quand son héros affirme, comme le Figaro de Beaumarchais avant lui : « Voyez-vous, la naissance est une loterie ; / Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né. »
L'écriture en liberté
C’est dans la préface de Cromwell que Victor Hugo a développé sa conception de l’écriture. Il y souligne l’importance accordée à la liberté, en revendiquant sa volonté, non seulement de mêler les tonalités, mais de se libérer du carcan des règles de la versification classique. Dans Mangeront-ils ? dans quelle mesure ces caractéristiques sont-elles présentes ?
Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.
La tirade
Un premier constat s’impose : alors qu’il déclare « fuyant la tirade », les principaux personnages de la pièce en prononcent beaucoup, et de fort longues. Mais cela permet à Hugo de satisfaire une autre exigence formulée, « se cachant en quelque sorte derrière le personnage ». Les tirades sont, en effet, révélatrices de la personnalité de chaque personnage, et mises au service de la variété des tonalités, « lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ».
Par exemple, les tirades du roi, avec leur solennité épique, contribuent à mettre en valeur sa puissance orgueilleuse : « Moi, qui descends des dieux et des loups du pays, / Moi, qui de mes créneaux couvre toute la côte, / Moi, roi de Man, ayant justice basse et haute, / Moi, que la guerre emplit de son souffle fougueux » Mais l'ampleur épique relève, en fait, de la parodie, puisque toute cette noblesse s’écroule quand il se voit contraint d’admettre son échec face au couple amoureux : « Quoique près, ils sont loin. Et, furieux, que faire ? / Vingt archers sous la main qui ne servent à rien ! / Triste, à l'attache, au pied de ce mur, comme un chien, / Je me ronge les poings, et je perds la gageure ». La noble image du héros « furieux », adjectif amplifié par la diérèse, se trouve détruite par la comparaison péjorative, prolongée quelque vers plus loin par « vile araignée engluée dans sa toile ». Ses tirades relèvent donc de la parodie.
Pour la longue scène 3 de l'acte I, le duo entre les amants, c’est le lyrisme qui est choisi. Non seulement, cela accentue le contraste avec la grandiloquence ridicule du roi comme avec la familiarité d’Aïrolo, mais cela rappelle les plus beaux élans des poèmes où Hugo chante l’amour et exprime tout l’élan vers l’idéal propre aux romantiques.
Cette forêt ébauche au loin la vague entrée
Du divin paradis plein d'âmes, et de feux
Qui sont des cœurs mêlés aux profonds gouffres bleus !
Viens, aspirons l'oubli sous ces branches dormantes.
Ces nids sont des hymens, ces fleurs sont des amantes.
Notre âme communique avec tous les frissons
Des choses à travers lesquelles nous passons.
Les prodiges charmants du rêve nous caressent.
Enfin, les tirades de Zaneb comme celles d’Aïrolo, soutiennent la dimension pathétique de la pièce, qu’il s’agisse de l’évocation de la mort par Zineb, qui formule, en cet instant suprême, un ultime chant d’amour, ou de l’amour de la nature, source de toute beauté et de sa liberté dans le portrait qu'Aïrolo fait de son existence au fond de la forêt.
Ces tirades répondent donc parfaitement au souhait de Victor Hugo de renouveler l’expression au théâtre, en adoptant un ton « tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ».
Le dialogue
Ces longues tirades sont d’autant plus saisissantes qu’elles alternent avec des moments où le dialogue s’accélère, comme pour illustrer le désir de l’écrivain de « parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites ». Deux scènes mettent en valeur le conflit porté par la pièce par la rapidité de leurs échanges, qui rappellent la stichomythie propre à l’"agôn" dans le théâtre antique.
Dans le début du dialogue entre le roi et Zineb d’abord (II, 2), Hugo joue moins sur les reprises de mots, comme pour « riche » au début, ou « pitié » à la fin, que sur les répétitions, telle les reprises de « le roi », insistantes avec « C’est le roi », ou sur les oppositions, comme entre « Roi, je ne te crains pas » et l’aparté du roi, « Et moi, je la redoute. » Hugo prend soin aussi d’indiquer précisément dans les didascalies, la gestuelle, le mouvement, les mimiques de ses personnages, ce qui, pour le lecteur, brise encore davantage le rythme du dialogue.
Nous retrouvons ces mêmes ressources dans l’opposition entre le roi et Aïrolo (II, 3), la répétition de « cent ans » ou de « cour », et le rythme est encore davantage scandé grâce aux modalités expressives, exclamatives, interrogatives, injonctives. À cela s’ajoute ici l’alternance, plus fréquente, entre le dialogue à voix haute et les apartés d’Aïrolo, qui, en l’interrompant, mettent en évidence sa surprise, sa méfiance, et affirment sa liberté.
Pour lire les deux extraits de l'acte II
La versification
Enfin, Hugo met en œuvre, aussi bien dans les tirades que lors des échanges rapides, la versification qui lui a valu tant de reproches dans ses premiers drames car, s’il utilise l’alexandrin, il n’en suit pas les règles classiques : il veut le « briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie », il souhaite qu’il soit « plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille », mais reste « fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre. »
Il est donc important d’observer l’effet produit par le contraste entre l’alexandrin au rythme binaire, régulier, et les ruptures qui en font un trimètre, « je bois un coup, l’erreur s’en va, le faux se brise », ou un tétramètre : « Est mon aïeule. Oui-da! c'est prouvé. Moi, j'en ris. », « Au missel, au plain-chant, aux chasubles, au pape ».
LE ROI. – La déesse Frigga, femme de l'ours Fenris,
Est mon aïeule. Oui-da ! c'est prouvé. Moi, j'en ris.
De vos religions je m'évade, et j'échappe
Au missel, au plain-chant, aux chasubles, au pape ; (I, 2)
AÏROLO. – Donne-nous quelque oiseau de bonne volonté ;
Pas trop maigre. Et ce bois intelligent, flatté
D'être utile, indulgent, car lui-même il fut jeune,
Fera ce qu'il pourra pour que l'amour déjeune.
— Ah ! qu'un verre de vin serait le bienvenu !
À jeun, moi j'ai l'esprit rêveur et saugrenu ;
Je bois un coup, l'erreur s'en va, le faux se brise. (I, 4)
Hugo multiplie, en effet, les enjambements, qui donnent au vers la souplesse de la prose. Mais il joue aussi sur les deux possibilités de la métrique, la diérèse, qui amplifie un mot clé, comme dans « De vos religi/ons je m'évade, et j'échappe », et le [e] muet, qui lui permet aussi des effets rythmiques quand son élision devant une voyelle coïncide avec un signe de ponctuation, ce qui crée un effet de suspens évocateur : « De vos religions je m'évade, et j'échappe », pour imiter la fuite, ou « Donne-nous quelque oiseau de bonne volonté ; / Pas trop maigre. Et ce bois intelligent, flatté […] », où l’arrêt laisse imaginer la capture de l’oiseau, repas assuré.
Pour conclure
Depuis le XVIII° siècle, et malgré le succès des pièces de Voltaire, la tragédie est en déclin, remplacée, dès la fin du siècle, par le mélodrame où se mêlent le comique et l'émotion, voire le macabre, au cours de péripéties multipliées. Les personnages en sont très stéréotypés : une jeune et belle héroïne, un traître qui veut sa perte, et un héros séduisant, sauveur et justicier. Les décors et les costumes veulent reproduire la "couleur locale". Ce genre a certainement influencé le drame romantique, car il a déjà balayé la distinction du comique et du tragique, les unités de lieu et de temps, et la règle des bienséances.
La seconde influence est celle de Shakespeare, traduit en 1821, qui provoque un réel intérêt, illustré par l'ouvrage de Stendhal, Racine et Shakespeare (1823 et 1825). Le drame romantique se fonde alors, combinant les rejets mis en œuvre dans le mélodrame et le désir de maintenir une profonde vérité dans les caractères : « l'art doit être la représentation de la nature », « Il n'y a ni règles ni modèles ; le poète ne doit prendre conseil que de la nature, de la vérité et de l'inspiration », déclare, par exemple, Hugo. Mangeront-ils ? suit ce principe, notamment en confirmant l’alliance entre « le sublime et le grotesque », et la volonté de montrer sur scène - dans des décors appropriés, longuement dépeints dans les didascalies - ce qui, autrefois, était réservé à des récits, comme la mort de Zineb. L'influence de Shakespeare s’y manifeste doublement car Hugo exalte les passions violentes, amour, jalousie, ambition, haine animent les cœurs, en de longues tirades lyriques, mais aussi par l’atmosphère d’ensemble, que définit Laurent Pelly, metteur en scène, dans un entretien avec Jean-Louis Pélissou en février 2013 : « une espèce de féérie, un aspect magique, un mélange de grandiose et de grotesque qui lui donnent une couleur shakespearienne. » Ce même metteur en scène qualifie l’écriture particulière de cette pièce, « des alexandrins échevelés » qui poussent à l’extrême les contrastes entre des scènes empreintes de noblesse – réelle pour le couple amoureux, mais parodique pour le roi –, des scènes dramatiques, telle la longue agonie de Zineb, et des moments cocasses, qui touchent au burlesque.
Cette pièce s’inscrit donc dans la continuité de l’œuvre dramatique de Victor Hugo, et, pourtant, elle n’a pas été publiée de son vivant, et n’a été représentée que bien après, alors même que la chute du Second Empire, en 1870, lui aurait évité la censure. Peut-être a-t-elle paru trop originale par rapport à Hernani ou à Ruy Blas, intégrées dans le répertoire classique, comme le suggère Juliette Drouet dans une lettre du 25 février 1867 : « Cette triomphante pièce que tu appelles comédie et pour laquelle il faudra trouver une rubrique nouvelle pour la distinguer de tout ce qui a été fait jusqu’à présent pour la scène. » ? Peut-être aussi s’éloignait-elle trop du réaliste et du naturalisme qui s’affirmaient dans la seconde moitié du siècle ?
Mais aujourd’hui, la pièce n’est plus seulement, pour reprendre l’appellation de Musset , un « spectacle dans un fauteuil », car plusieurs metteurs en scène ont relevé le défi de sa représentation, parfois en effectuant des choix audacieux, comme l’a fait Laurent Pelly. Mais, par cette audace, ne suit-il pas la démarche de Victor Hugo ?
Pour voir la bande-annonce de la mise en scène de Laurent Pelly